La vie en France au moyen âge d'après quelques moralistes du temps
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Title: La vie en France au moyen âge d'après quelques moralistes du temps
Author: Charles Victor Langlois
Release date: June 2, 2014 [eBook #45864]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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CH.-V. LANGLOIS
LA VIE EN FRANCE
AU MOYEN AGE
D’APRÈS QUELQUES MORALISTES DU TEMPS
————
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1908
Droits de traduction et de reproduction réservés.
INTRODUCTION
Le présent ouvrage fait pendant à celui que j’ai publié en 1904: La Société française au moyen âge d’après dix romans d’aventure.
J’ai été amené à le composer au cours de mes études sur la littérature latine du moyen âge. Il est impossible d’étudier les moralistes du moyen âge qui ont écrit en latin sans s’occuper de ceux qui ont écrit en langue vulgaire. Ayant donc lu ou relu, à cette occasion, les écrits, en langue vulgaire de France, du XIIe, du XIIIe et du XIVe siècle, qui ont trait à des questions de morale, il m’a semblé naturel d’y puiser les éléments d’un livre du même genre que celui que, en des circonstances analogues, j’avais tiré des romans d’aventure.
Plusieurs raisons m’ont décidé à prendre ce parti. D’abord, des raisons personnelles, accidentelles: parce que j’avais eu un vif plaisir à écrire le volume paru en 1904; parce que ce volume avait reçu l’accueil que j’aurais pu souhaiter, tant des hommes compétents que du public en général. Mais j’ai eu aussi des motifs plus sérieux.
Je suis de plus en plus frappé des inconvénients de la quasi séparation qui se perpétue entre la philologie et l’histoire. La plupart des philologues, romanistes de profession, ne sont pas assez au courant des documents dont se servent les érudits qui s’occupent de l’«histoire» du moyen âge; et, réciproquement, la plupart des «historiens» du moyen âge négligent trop les documents littéraires, qu’ils considèrent comme le domaine réservé des philologues. Les inconvénients de cet état de choses sont graves surtout pour les «historiens», dont la prétention dernière est de donner la connaissance et l’impression de ce qu’était autrefois la vie; car, en se privant des documents littéraires, ils se condamnent à ne pas voir quelques-uns des principaux aspects de la vie. Se figure-t-on ce que serait la description des sociétés actuelles, faite, dans quelques centaines d’années, par des gens qui les auraient étudiées exclusivement dans ce qui aurait subsisté alors de nos paperasses administratives, de notre Journal officiel et de nos Livres jaunes sans tenir compte de notre littérature? Or, c’est ainsi que l’on étudie et que l’on décrit encore trop souvent, de nos jours, les sociétés du passé. Quant aux romanistes, ils ont évidemment intérêt à utiliser les archives qui contiennent des renseignements précis, de nature à simplifier leurs hypothèses lorsqu’ils s’appliquent à déterminer la date des documents littéraires: pour préciser la date de quelques-uns des écrits dont il est question dans le présent ouvrage, il m’a suffi d’avoir lu beaucoup de pièces administratives du temps des derniers Capétiens directs; les noms de Jofroi de la Chapelle, de Jehan de Vassogne, de Gervais du Bus, de Chaillou, qui se rencontrent dans ces textes, n’avaient pas dit grand’chose à d’éminents spécialistes de l’histoire littéraire; c’étaient pour moi d’anciennes connaissances.
D’autre part, je suis de plus en plus persuadé que la meilleure méthode, pour communiquer au public les résultats vraiment assimilables de nos travaux, n’est pas d’écrire des livres d’histoire générale; c’est de présenter les documents eux-mêmes, purifiés des fautes matérielles qui s’y étaient glissées, allégés des superfluités qui les encombrent, en indiquant avec précision ce que l’on sait des circonstances où ils ont été rédigés et en les éclairant au besoin par des rapprochements appropriés. L’homme d’aujourd’hui, qui écrit sur le passé, ajoute nécessairement quelque chose aux documents qu’il emploie; mais quoi? ses réflexions personnelles, qu’il impose au lecteur. Or ces réflexions sont inutiles ou dangereuses; inutiles, si elles sont nettement distinguées des textes qui les ont suggérées; dangereuses, si, comme c’est ordinairement le cas, elles y sont incorporées de façon que l’on ne puisse pas reconnaître, sans un travail d’analyse et de vérification, le témoignage ancien de la réaction qu’il a produite sur l’esprit de l’«historien» moderne. Le vrai rôle de l’historien, c’est de mettre en contact, dans les meilleures conditions possibles, les gens de maintenant avec les documents originaux qui sont les traces laissées par les gens d’autrefois, sans y rien mêler de lui-même. Il n’est pas toujours possible de s’en tenir là; mais il faut s’en tenir là toutes les fois que c’est possible. On en viendra certainement, je crois, à concevoir les livres d’histoire pour le public éclairé comme des recueils de textes précédés de dissertations critiques, encadrés de commentaires sobres, assemblés avec discernement, groupés avec art.
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Les moralistes du moyen âge (du XIIe au XIVe siècle) dont les écrits ont été conservés sont extrêmement nombreux. Mais cette énorme littérature n’a pas bonne réputation; elle passe pour ennuyeuse: «Il y aurait, disait autrefois M. Victor Le Clerc, plus d’ennui que d’instruction dans une étude approfondie sur les œuvres de ce genre[1].»
Dès 1869, G. Paris a très bien protesté contre une condamnation si générale, en ces termes: «La poésie morale et didactique, qui a formé une des branches les plus importantes et les plus fécondes de l’ancienne littérature française, a jusqu’ici moins attiré l’attention que la poésie épique et même que la poésie lyrique. Elle offre en effet moins d’intérêt... Elle n’en est pas moins très digne d’étude, non seulement à cause des lumières qu’elle jette sur l’état social, moral et intellectuel de l’ancienne France, mais encore à cause du talent très réel... qu’ont montré plusieurs de ceux qui l’ont cultivée[2].»—Depuis 1869 on a beaucoup travaillé, tant en Allemagne qu’en France, pour exhumer, restaurer et mettre en lumière favorable ces monuments jadis si dédaignés. A quoi personne n’a contribué autant que les deux maîtres qui laisseront dans nos études de si profonds sillons conjugués, G. Paris lui-même et P. Meyer. Néanmoins, l’ancienne opinion persiste[3], et il reste beaucoup à faire[4].
Il reste beaucoup à faire: plusieurs ouvrages de premier ordre ou simplement intéressants, comme le Roman des romans[5], la Petite Philosophie[6], le Contenz du monde[7], l’Exemple de riche homme et du ladre[8], le Livre de Mandevie[9], sont encore inédits. C’est à peine si les premiers travaux d’approche pour l’étude des sources de la célèbre compilation intitulée la Somme le roi[10]—l’«Imitation» du XIIIe siècle,—dont quelques morceaux sont sans contredit les chefs-d’œuvres de la littérature édifiante du moyen âge, ont été exécutés. Pour ne parler que des écrits en langue d’oil, il n’existe encore que des éditions insuffisantes de ceux, pourtant bien connus, et qui méritent de l’être, d’Étienne de Fougères, de Guiot de Provins, d’Hugues de Berzé, de Robert de Blois, de l’auteur du Chastie Musart, de Gervais du Bus, etc. La plupart de ces monuments ont été datés par à peu près; au point que, sur les dix, choisis parmi les plus importants, qui sont étudiés ici, il s’en est trouvé jusqu’à cinq dont les dates ont dû être rectifiées. Enfin les plus étranges erreurs d’interprétation et d’appréciation ont été commises par les modernes qui ont pris une connaissance sommaire de cette littérature ou qui ont essayé de s’en servir pour illustrer l’histoire des mœurs[11].—Pour tous ces motifs, il est certain que les moralistes français du moyen âge ne se présentent pas encore à leur avantage, ni même sous leur véritable physionomie, devant le public d’aujourd’hui.
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Il faut avouer, du reste, que le préjugé traditionnel n’est pas sans quelque fondement. Tous les moralistes du moyen âge ne sont pas dignes d’attention: il en est de parfaitement insipides; il importe de les classer.
Les derniers historiens-nomenclateurs de la littérature moralisante du moyen âge[12] se sont évertués, comme de juste, à en répartir tous les monuments connus sous un certain nombre de rubriques, telles que: traités de morale ex professo, exhortations (sous forme de sermons, de débats, d’allégories), «chastoiemens» ou «enseignemens», revues plus ou moins descriptives ou satiriques des «états du monde», etc.[13]. Il sera toujours malaisé, soit dit en passant, de dessiner de pareils cadres d’un trait très ferme parce que beaucoup d’œuvres ont un caractère mixte, et participent simultanément de l’exhortation religieuse, de l’avertissement pédagogique et de la satire proprement dite, à divers degrés. En fait, les nomenclateurs ont été souvent fort embarrassés: G. Paris a été conduit à mentionner le Petit Plet, de l’anglo-normand Chardri, qui, dans la littérature du moyen âge, est ce qui ressemble le plus au Candide de Voltaire, parmi les exhortations religieuses; A. Piaget, qui fait une catégorie à part des «Bibles» (entre le Poème moral et le Besant de Dieu), et qui situe le Reclus de Molliens entre Fauvel et Rutebeuf, ne suit aucun ordre apparent. Une controverse s’est élevée récemment pour éclaircir la notion de l’Ensenhamen dans la littérature provençale du XIIe et du XIIIe siècles; il en ressort clairement que la définition de l’«ensenhamen» est arbitraire[14].
Le point de vue de l’histoire littéraire n’étant pas celui où j’ai l’intention de me placer, il suffit d’avoir signalé ces classifications méthodiques, qui seraient à reviser. Pour celui qui, comme c’est mon cas, ne s’intéresse aux moralistes du moyen âge qu’en historien, c’est-à-dire en tant que leurs œuvres peuvent servir à faire connaître les manières d’être, de penser et de sentir des hommes de leur temps, il n’est guère qu’une seule distinction importante: d’une part, ce qui est original, sincère, directement observé, ou ce qui traduit d’une manière typique des idées jadis courantes; d’autre part, ce qui est d’emprunt ou complètement banal.
Si l’on élimine d’office tous les écrits parénétiques, didactiques et moralisants du moyen âge qui n’ont aucune valeur historique parce qu’ils sont purement et simplement traduits, ou composés de centons d’ouvrages antérieurs, le déchet est déjà très notable. Or, on le doit. En effet, que faire, par exemple, des poèmes français[15] et provençaux[16] qui sont traduits ou imités du De quatuor virtutibus attribué à Martin, évêque de Braga au VIe siècle? L’opuscule même du pseudo-Martin, qui fut si longtemps populaire, se compose tout entier de phrases, juxtaposées ou ressoudées, qui furent extraites de Sénèque à une date indéterminée[17].—Cette première opération, préalable, fait sortir du cercle à considérer la plupart des œuvres en latin, qui jouiront jadis de la plus grande réputation, comme les Distiques du pseudo-Caton et le Moralium Dogma philosophorum, et les nombreuses traductions ou adaptations qui en furent faites à l’usage des laïques[18].
On peut jeter en second lieu par-dessus bord les moralistes qui, faisant de la littérature sur des sujets de morale, ont parlé, ou prêché, pour ne rien dire que de banal, de fade et d’impersonnel.—Les écoles de la France au nord de la Loire ont produit, particulièrement au XIIe siècle, une foule de clercs habiles à développer en style noble et fleuri les lieux communs classiques: ils ont eu du talent, autant, et du même ordre, que les rhétoriciens de l’Empire romain finissant et les humanistes des temps modernes. Mais que faire d’écrits si artificiels qu’ils n’ont la couleur d’aucun temps? Le Libellus de quatuor virtutibus honestæ vitæ d’Hildebert de Lavardin († 1133) est une pièce d’anthologie qui pourrait être d’un familier de Boëce[19]. Dans le Petri Abelardi Carmen ad Astralabam filium[20], un chef-d’œuvre en son genre, dont les distiques sont si bien frappés et dont les sentences sont restées proverbiales pendant des siècles parmi les écoliers, les compilateurs et les scoliastes, il n’y a presque rien qui n’eût pu couler de la plume d’un familier de Léon X.—D’autres, écrivant en langue vulgaire, ont ressassé plus ou moins grossièrement les articles élémentaires de l’enseignement chrétien: misère de la condition humaine, vanité du monde, mépris de la chair, nécessité de la pénitence, imminence du jugement dernier, etc. C’est le cas de presque tous les auteurs de «sermons» en vers, depuis Guichard de Beaujeu († 1137). Ces sermons, et les pièces analogues (comme Li Ver del Juïse et La diete du corps et de l’ame par Pierre), ont peut-être édifié jadis les gens qui les entendaient lire[21]; mais, aujourd’hui, il est inutile de les presser: si ce n’est au point de vue de l’histoire de la langue, ils ne contiennent pas un atome de substance historique.
Il est encore toute une série d’écrits qui ne sauraient être retenus et qui ont fort contribué au fâcheux renom de la littérature moralisante du moyen âge; ceux qui traitent des Vertus et des Vices par allégories. De tous les ornements littéraires, en général pitoyables, dont les écrivains du moyen âge se sont plu à parer leur pensée, ou à masquer le néant de leur pensée, l’allégorie est celui qui est, depuis longtemps, le plus complètement passé de mode; aucun qui répugne davantage à nos goûts de simplicité. Il est très difficile aujourd’hui de supporter la lecture des moralistes allégorisants du XIIe, du XIIIe et du XIVe siècles; aussi bien de l’Anticlaudianus d’un Alain de Lille, qui n’était pas sans mérite, que du De Contemptu mundi d’un Bernard de Morlas, qui était un sot, ou du De claustro animæ de cet inepte bavard, le chanoine Hugues de Fouilloi. Les émules de ces auteurs qui ont écrit en langue vulgaire de France ont recouvert de prétentions qui ne sont pas moindres un vide aussi profond. Raoul de Houdan, l’auteur du Roman des eles de prouesse et du Songe d’enfer est, chez nous, le plus brillant représentant de cette veine: dans le Roman des eles, il disserte à loisir sur les deux ailes de Prouesse, Largesse et Courtoisie, et sur les sept plumes de chacune de ces ailes, ce qui fait quatorze plumes; dans le Songe d’enfer, il entreprend, transformé en pèlerin, un voyage vers la «cité d’Enfer», en passant par les villes de Convoitise et de Foi-Mentie, et il se laisse mener, par Ivresse, à Château-Bordel. Au Songe d’Enfer de Raoul de Houdan, plusieurs rimeurs français, contemporains ou postérieurs, ont donné des pendants, sous le titre: Voie de Paradis, qui sont dans le même genre.—Ces thèmes bizarres ont eu par la suite, comme on sait, la plus extraordinaire fortune. Ils se sont magnifiquement épanouis à l’étranger. Dante s’en est inspiré dans la Divine Comédie. Le livre qui, après la Bible, a été, est peut-être encore le plus répandu dans le monde anglo-saxon, le Pilgrim’s Progress du prédicant John Bunyan, dérive du Pèlerinage de la Vie humaine de notre bon moine bas-normand Guillaume de Digulleville († après 1358), qui fut traduit en partie par Chaucer. Mais la flamme intérieure de Dante et de Bunyan, qui, vivante dans la Divine Comédie et le Pilgrim’s Progress, en a fait, pour plusieurs générations, des foyers rayonnants de beauté et de consolation spirituelle, a manqué aux précurseurs français.
Toutes ces éliminations opérées, il reste beaucoup d’écrits intéressants à divers titres, entre lesquels l’historien, curieux de connaître et de faire connaître la tournure d’esprit et les préoccupations habituelles des hommes d’autrefois, est obligé de choisir.
Comment choisir?—La liberté des choix se trouve naturellement limitée, en vue d’un ouvrage comme celui-ci, par des nécessités matérielles. Il est clair que les écrits en latin, quel qu’en soit le mérite, sont exclus d’avance, car les citer sans les traduire condamnerait les lecteurs que l’on désire atteindre à un effort dont ils ne sont pas tous capables, et les traduire risquerait d’en atténuer la saveur. D’un autre côté, les œuvres qui, comme le Livre du chevalier de La Tour Landry pour l’enseignement de ses filles se composent essentiellement d’une enfilade d’historiettes, sont disqualifiées aussi, car elles échappent à l’analyse: tout ce qui n’y est pas emprunté doit être lu in extenso; il n’y a qu’à y renvoyer[22].
Entre les vingt-cinq ou trente œuvres en langue d’oil, de dimensions diverses, qui s’offraient finalement[23], j’en ai choisi une dizaine en me laissant guider par des considérations simples.—Les auteurs de ces écrits n’avaient pas tous autant de talent les uns que les autres; quelques-uns, comme Jehan de Journi, le bon chevalier chypriote qui fit la Dime de penitance[24], en manquaient à un haut degré.—Parmi les autres, qui n’en manquaient pas, j’ai dû laisser de côté ceux dont l’œuvre n’a pas encore été l’objet d’investigations critiques, même imparfaites: il n’était pas possible d’entreprendre incidemment, par exemple, la classification des manuscrits et la recherche des sources de la Somme le roi ou du Livre de Mandevie, qui ont rebuté jusqu’à présent les philologues les plus zélés[25].—Rutebeuf et Jehan de Meun ont été laissés de côté pour une raison inverse, comme aisément accessibles et trop connus.—Le Petit Plet de Chardri, ce très hardi et très agréable plaidoyer pour l’Optimisme[26], je n’ai pas cru pouvoir, à mon vif regret, le faire figurer dans cette galerie de miroirs de «la Vie en France», parce que Chardri était un anglo-normand d’Angleterre, et très anglais.
Les dix personnages qui ont été finalement retenus[27] et que l’on va entendre ont tous une physionomie nette et distincte, avec un air de famille qui est précisément celui de leur temps. Ils sont de régions, de conditions et de tempéraments très variés: un breton (Étienne de Fougères), un normand (le clerc Guillaume), un champenois (Guiot de Provins), un bourguignon (le seigneur de Berzé), des picards (le Reclus, Mahieu), un homme du val de Loire (Robert de Blois), un franc d’Outremer (Philippe de Novare), un parisien d’adoption (Gervais du Bus), un wallon (Gilles li Muisis);—un évêque (Étienne de Fougères), deux moines (le Reclus, Gilles li Muisis), trois clercs (Guillaume, Mahieu, Gervais), deux seigneurs (Hugues de Berzé, Philippe de Novare), deux jongleurs (Guiot [qui fut aussi moine], Robert de Blois);—des hommes graves et fervents (Étienne de Fougères, Guillaume), et des farceurs (Guiot de Provins, Mahieu);—des hommes simples et spontanés (Philippe de Novare) et des faiseurs de tours de force littéraires (le Reclus, Gervais); enfin la désinvolture mondaine du seigneur de Berzé fait contraste avec la bonhomie bourgeoise de l’abbé Gilles.—Ils ont d’ailleurs obtenu, en leur siècle, des succès fort inégaux: les écrits d’Étienne de Fougères, de Mahieu, de Gilles li Muisis n’ont été conservés que par un seul manuscrit; les deux «romans» du Reclus sont au nombre des livres qui furent les plus populaires au moyen âge.
On va les entendre, ces dix hommes, dont les écrits représentent toute la gamme de la littérature moralisante de leur temps: homélies, «enseignemens», «états du monde» et fantaisies satiriques. Car, conformément au système d’exposition qui me paraît le meilleur, la parole leur sera laissée. Ils diront eux-mêmes, en leur langage[28], tout ce qu’ils ont dit d’instructif, dans l’ordre même où ils ont cru bon de le dire. Mais presque tous les écrits du moyen âge, même les meilleurs, sont des nébuleuses, où des passages intéressants quant au fond ou bien venus quant à la forme sont noyés dans un brouillard de mots et de développements insignifiants; c’est par là qu’ils dégoûtent bien des gens qui, sans cela, en apprécieraient le charme délicat. Or, le philologue est tenu, naturellement, de traiter avec le même respect toutes les parties de ces nébuleuses, noyaux solides et vapeurs qui, à l’analyse, se résolvent en néant. Mais l’historien a le droit de les condenser. Le travail auquel il a non seulement le droit, mais le devoir de se livrer consiste à séparer, dans les œuvres qu’il considère, la substance de ce qui n’est rien. Si j’avais réussi à faire convenablement ce travail pour les dix moralistes que j’ai choisis, la substance toute entière des discours qu’ils ont tenus serait dans ce volume-ci.
Est-il besoin d’ajouter que, dans les œuvres les plus vagues et les plus banales, qui sont presque tout en brouillards, il se rencontre pourtant çà et là, par hasard, des détails précis? Or, on éprouve instinctivement le désir de les recueillir, ces détails, pour les confronter avec les passages des œuvres plus substantielles qu’ils illustrent, confirment ou contredisent. L’analyse des écrits de premier ordre tend ainsi à s’entourer d’une glose formée de textes complémentaires, puisés dans les écrits secondaires. Mais il n’est que trop facile d’abuser des rapprochements de ce genre, qui sont toujours arbitraires. J’aurais pu les multiplier indéfiniment; c’est à dessein que j’en ai usé avec la plus grande sobriété[29].
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Les PP. Quétif et Échard estimaient, au XVIIe siècle, que la Somme le roi de frère Lorens (ou plutôt le Miroir du Monde anonyme qui en a fourni la meilleure part), «si on en accommodait un peu le style au langage de notre temps», pourrait encore servir de bréviaire aux cœurs en peine. En fait, le Doctrinal de Sapience de Gui de Roie (1345-1409), plus ou moins rajeuni, abrégé, arrangé, a été lu jusqu’au XVIIIe siècle. Mais, personne ne pense plus maintenant à chercher le remède de l’âme dans ces vieux livres, faits pour des hommes dont la sensibilité n’était pas affinée. On n’y rencontre guère que des choses simples et communes, vulgaires, trop souvent conventionnelles. Jamais un cri. Celui du rustre misérable, dans l’épisode fameux d’Aucassin et Nicolete, retentit au milieu du silence de la littérature contemporaine. Il y eut sans doute alors, comme depuis, des hommes qui souffrirent moralement d’une manière aiguë et intéressante; mais ils se sont tus.
Les moralistes du XIIe, du XIIIe et du XIVe siècles n’ont exprimé que des sentiments élémentaires; mais ceux d’entre eux qui avaient du talent les ont colorés, sans le vouloir, aux nuances du milieu où ils vivaient: c’est par là qu’ils gardent un titre à notre attention.—On est curieux de consulter des étrangers sur les usages de leur pays; comment ne le serait-on pas d’écouter des gens de chez nous, morts depuis six ou sept cents ans, sur les mœurs de leur temps?
Et voici le service qu’ils peuvent rendre. Qui les aura écoutés comme il faut cessera de se figurer nos ancêtres de l’absurde façon que l’ignorance et les partis pris audacieux des romantiques ont si profondément popularisée depuis près d’un siècle. Le moyen âge, âge de foi profonde, âge d’or de l’Église, âge de paix sociale et de vertus privées! De telles généralisations, qui flottent vaguement dans l’esprit de la plupart de nos contemporains, même les plus cultivés, sont trop sommaires. Cet âge connut en vérité des libertés et des misères très analogues aux nôtres. Les hommes de ce temps-là étaient des hommes comme nous. On se plaignait déjà, en ce temps-là, de l’extrême relâchement des mœurs, de l’impudence des arrivistes, de l’impiété grandissante, du mauvais vouloir des ouvriers et de l’insolence des domestiques.
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J’avais d’abord choisi comme titre, pour ce volume: Moralistes du moyen âge. Mais on m’a fait observer que cela donnerait peut-être à croire, au premier coup d’œil, que le livre est plus ennuyeux qu’il ne l’est en réalité. J’ai cédé: le titre actuel, quoiqu’un peu voyant pour mon goût, n’est pas inexact; et il a l’avantage d’être symétrique à celui du volume précédent.
J’ai tenu, en revanche à conserver la méthode de citations textuelles que j’avais employée en 1904. Elle oblige le lecteur au petit travail qui consiste à pénétrer lui-même, en s’aidant des explications fournies en note sur les mots et les tournures difficiles, dans l’intelligence des textes originaux. Mais la traduction pure et simple n’était pas possible, et les «rajeunissements» ont quelque chose d’odieux. Il n’y a pas de plaisir sans peine.
Je ne me dissimule pas qu’un livre comme celui-ci peut provoquer au premier abord des malentendus contradictoires: de la part des érudits qui n’aiment pas la «vulgarisation» (ils peuvent croire, a priori, que c’est un de ces livres de vulgarisation que l’expérience leur a appris à dédaigner); de la part du public intelligent et lettré que l’érudition effraie (il peut penser, en feuilletant un livre où il y a tant de «vieux français» et de références précises, que cela n’est pas pour lui). Je ne m’inquiète pas outre mesure, pourtant, de ces éventualités. Les gens du métier verront tout de suite ce qu’il peut y avoir de neuf dans quelques-unes des dissertations qui suivent, et il suffira qu’il y en ait un peu pour que s’effacent leurs très légitimes préventions. Le public intelligent et lettré verra bien, de son côté, que les arcanes de l’érudition qu’il craint, respecte et méprise à la fois, ne sont pas si mystérieux ni si redoutables lorsque les questions sur lesquelles s’exercent les érudits sont mises au point et discutées avec simplicité. D’une manière générale, il me semble que, si l’on sait s’y prendre, rien ne s’oppose à ce que les mêmes livres puissent le plus souvent s’adresser, à la fois, à ceux qui savent et au public.
Décembre 1907.
LA VIE EN FRANCE
AU MOYEN AGE
D’APRÈS QUELQUES MORALISTES DU TEMPS
LE LIVRE DES MANIÈRES
On lit dans la Chronique de Robert de Torigni-sur-Vire, abbé du Mont-Saint-Michel, sous l’année 1168: «Étienne de Fougères, chapelain du roi Henri [II d’Angleterre], fut fait évêque de Rennes»[30]. Et sous l’année 1178 [23 décembre]: «Mort d’Étienne, évêque de Rennes, homme distingué et lettré. Il advint à ce personnage une merveilleuse vision, qu’il raconta lui-même à un moine, notre familier. Il vit un jour une apparition, qui lui sifflota doucement ces vers:
Temere.
Nitere surgere
Propere
De pulvere.
Il avait écrit, en effet, beaucoup de choses gaies en vers rythmiques et en prose, pour s’attirer l’applaudissement des hommes. Sachant sa mort prochaine, le bon Dieu l’avertit ainsi de s’en abstenir désormais et de faire pénitence. Il écrivit [depuis] la vie de saint Firmat, évêque, et celle du bienheureux Vital, premier abbé de Savigni. Il m’adressa à moi-même une pièce «sur la Vieillesse» en cinquante vers, dont le dernier est orné d’une clausule (in quorum ultimo predictorum versuum unam clausulam[31] posuit). Il avait toujours été dévot à la Mère de miséricorde, et elle lui apparut à son lit de mort[32].»
Étienne de Fougères fit donc partie de cette très brillante cour de clercs lettrés dont s’entoura Henri II Plantagenet. Des chartes du roi Henri portent la mention: Data per manum magistri Stephani[33] ou per manum Stephani capellani[34]. Après son élévation à l’épiscopat, Étienne tint à honneur de garder, dans le protocole de ses propres chartes, le titre de «chapelain du roi d’Angleterre»: Stephanus, Dei gratia Redonensis ecclesie presbiter et regis Anglie capellanus....[35]
Il faut regretter vivement la perte de ces «choses gaies, en vers rythmiques et en prose» qu’Étienne de Fougères avait composées «pour s’attirer l’applaudissement des hommes». Nous n’en avons pas trace. On ne connaît de lui, jusqu’à présent, que des écrits postérieurs à sa conversion, ou, quelle qu’en soit la date, d’un caractère édifiant: les Vies de saint Guillaume Firmat et du bienheureux Vital, et une Relation de ce qu’il fit pour l’embellissement de sa cathédrale[36].
Ces écrits sont en latin. Ils n’ont pas d’importance. La réputation littéraire d’Étienne se fonde aujourd’hui toute entière sur un petit poème en langue vulgaire.
Le ms. 295 de la Bibliothèque d’Angers contient (fol. 141) un poème en quatrains monorimes, intitulé Le Livre des Manières. C’est une copie peu soignée, avec des fautes et des lacunes certaines, et, en outre, très difficile à déchiffrer. Il n’est pas surprenant que la première édition qui en a été donnée (autographiée, par F. Talbert, à Angers, 1877) soit imparfaite. Elle l’est, toutefois, à un degré qui n’est pas ordinaire, comme l’ont démontré notamment MM. A. Boucherie et W. Förster dans la Revue des langues romanes (1877 et 1878)[37], et G. Paris dans la Romania (VII, 343).
Ce petit poème a toujours été considéré, jusqu’à présent, comme d’Étienne de Fougères. En effet, ce personnage y est nommé à la fin (v. 1338), d’une manière qui peut laisser croire, puisqu’elle a, en fait, laissé croire, qu’il est l’auteur. L’auteur donne d’ailleurs à entendre, d’un bout à l’autre de son «livre», sans le dire expressément, qu’il exerçait des fonctions épiscopales: il parle (str. CCCXXXIV) de «cels qu’avon a enseignier, a confermer, a prinseignier»; sévère pour les évêques, il paraît hésiter d’abord à critiquer les archevêques (quoiqu’il ne se gêne pas pour leur adresser ensuite des remontrances énergiques, ainsi qu’aux cardinaux):
Qui mei et autres deit aprendre
Et enseigner que dei entendre...
Notons enfin que l’auteur était âgé, ou tout au moins d’âge mûr, quand il composa le Livre des Manières, car sa jeunesse était passée, et il attendait la mort:
Quar grant poür me represente
Quant me sovient que ma jovente
Ai tote mise en fole entente...
Ou n’a de fruit une poignie.
Moult est mes poi l’ore esloignie
Que ert abatue et trenchie.
L’opuscule est dédié incidemment à la comtesse de Hereford. Cette grande dame avait perdu, paraît-il, tous ses enfants et n’avait plus d’autre consolation ni d’autre souci que de Dieu et de ses ministres, quoiqu’elle eût encore son mari:
Le Livre des Manières, dont le ms. unique est si incorrect, a été étudié, après M. Talbert, par MM. J. Kehr (Ueber die Sprache des L. d. M. von Estienne de Fougères. Köln, 1884); J. Kremer (Estienne de Fougieres) Livre des Manières. Rimarium, Grammatik, Wörterbuch und neuer Textabdruck. Marburg, 1887. T. XXXIX des Ausgaben und Abhandlungen aus dem Gebiete der romanischen Philologie de Stengel[39]; enfin par K. Haard af Segerstad (Quelques commentaires sur la plus ancienne chanson d’états française... Upsal, 1906. Extr. de Uppsala Universitets Aarsskrift, 1907)[40].
Ces travaux ont un peu éclairci le texte du Livre. Mais si Étienne de Fougères peut lire dans l’autre monde le texte de son ouvrage, établi par J. Kremer, il doit être scandalisé des obscurités qui y subsistent. Quantité de passages sont encore inintelligibles: lacunes, mots corrompus qu’il a été impossible de restituer, interversions probables[41].
Je me demande même si l’évêque de Rennes reconnaîtrait l’œuvre de ses mains dans l’opuscule conservé par le manuscrit d’Angers. Car voici le passage où il est nommé:
De mestre Esteinvre de Fougieres
Qui nos a mostré les meneires
Dont plusors gent sunt costumeires...
Ces vers, si le texte en est correct, donnent évidemment à penser, vu le contexte, que leur auteur n’est pas maître Étienne lui-même. Maître Étienne aurait écrit:
De mestre Esteinvre de Fougieres
Qui vos a mostré les meneires...
Faut-il donc corriger noz et nos en voz et en vos? Peut-être; mais cette correction (que personne, du reste, n’a proposée jusqu’ici, semble-t-il) serait arbitraire; et comment s’appuyer sur un texte ainsi corrigé pour tirer des conclusions?
Si le texte du ms. d’Angers est correct, il conduit à supposer que le Livre des Manières est une traduction, due à un anonyme, d’un écrit en latin de maître Étienne. Or, cette hypothèse est confirmée, jusqu’à un certain point, par la présence, dans le Livre tel que nous l’avons, de traits ou de morceaux entiers qui paraissent être des additions à un texte primitif dont ils n’ont pas la couleur[42]; ces additions-là sont, très vraisemblablement, le fait d’un traducteur-adaptateur.
En tous cas, veut-on maintenir l’attribution à maître Étienne lui-même du poème en langue vulgaire, sans corriger arbitrairement les v. 1337 et 1339? il faut supposer que les dernières strophes du poème (v. 1337-1344), qui en forment l’explicit, ont été écrites par un autre que l’auteur de tout ce qui précède. Mais cette supposition serait gratuite. Encore ne rendrait-elle pas compte des intrusions qui se laissent soupçonner dans le corps même de l’ouvrage.
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M. Kremer qui, comme tout le monde, attribue le poème en langue vulgaire à maître Étienne lui-même, a entrepris d’en rechercher les sources (O. c., p. 143). La source de maître Étienne (qui ne cite pas expressément d’autres auteurs que l’Ecclésiaste et Ovide), c’est, dit-il, à n’en pas douter, un poème moral en latin. Et il a relevé entre le Livre des Manières et le Besant de Dieu (d’un certain Guillaume, dont il sera question plus loin) des similitudes qui lui ont paru assez marquées pour l’autoriser à avancer que le Livre et le Besant dériveraient d’une source commune: le poème latin, perdu, dont l’existence est postulée. Mais, vérification faite, les similitudes constatées sont de l’espèce la plus superficielle, comme le lecteur du présent ouvrage peut s’en convaincre aisément.—K. Haard af Segerstad a présenté, plus récemment, d’autres considérations: selon lui, Étienne de Fougères aurait utilisé des poèmes français sur Alexandre (Pierre de Saint-Cloud, la version de Lambert li Tort) et le Polycraticus de Jean de Salisbury; il aurait été, en outre, influencé par une ancienne branche du Renard. Ces derniers rapprochements ne sont pas tous convaincants, tant s’en faut; mais il en est quelques-uns de plausibles.
M. Haard af Segerstad a essayé aussi de déterminer avec précision la date à laquelle le Livre des Manières a été composé. Il me paraît avoir établi à peu près que cette date, fixée par G. Paris «vers 1170», est postérieure à 1174 (voir plus loin, p. 14, note 2). Je ne pense pas qu’il soit possible de préciser davantage. Les raisonnements par le moyen desquels le critique suédois s’efforce de situer l’opuscule «en février ou en mars 1176» (O. c., p. 91) sont de pure fantaisie.
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Il y a encore une chose que les érudits qui se sont occupés du Livre des Manières n’ont pas assez remarquée, sentie, ni fait sentir: c’est l’exceptionnelle qualité du style de maître Étienne ou de son adaptateur. La forme de versification choisie par l’un ou l’autre, le quatrain monorime en vers octosyllabiques avec ictus, est lourde et peu plaisante en principe. Mais l’énergie brutale de la pensée et de l’expression en font souvent oublier, dans le Livre, les inconvénients. Maître Étienne ou son adaptateur était un écrivain gauche sans doute, mais concis, rude et fort[43].—De plus, l’opuscule est instructif: peu de moralistes du moyen âge ont consigné, dans leurs invectives générales, autant de détails précis.
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Tout est vanité, dit Salomon dans un petit livre, l’Ecclésiaste, qui enseigne comment on doit vivre. «Veine est la joie de cest monde», répète Étienne de Fougères. Le sort des rois eux-mêmes n’est pas digne d’envie, car ils sont environnés de traîtres et d’ingrats:
Que deivent dire ne que teire,
Ques eschiver[44] ne quels atreire,[45]
Quar le plus de la gent est vaire[46].
Quant ont doné et plus premis
Ja n’aurunt plus maus enemis
Que cil qu’il ont es ennors[47] mis.
Qui manjuent o els[48] et beivent,
Lor anemis contre els receivent
Et les traïssent et deceivent...
Les puissants de la terre, rois, comtes et même empereurs ne reboivent, d’ailleurs, que ce qu’ils ont brassé, car ils se conduisent mal: ils dépouillent les pauvres gens pour faire des cadeaux aux «lecheors»[49] qui les entourent. S’ils guerroient, les Brabançons, mercenaires à leur service, en ont tout le profit[50]. La paix, ou une trêve, est-elle faite? ils n’honorent pas suffisamment Dieu ni l’Église. Nul ne tient «ferme justice». Les grands devraient être l’appui des bons et la terreur des méchants, et ils ne font que chasser le cerf. Beau spectacle que celui des rois, oints de l’huile sainte, protecteurs nés de tant de gens, qui passent leur temps à huer et à corner au derrière des bêtes! La chasse, sans doute, est une récréation permise; mais, pourtant, il ne faudrait pas tant «boscheier», c’est-à-dire courir les bois. Il faudrait que les rois fussent en tout temps à la disposition des justiciables et des prud’hommes que des menteurs calomnient pour se venger. Il faudrait qu’ils fussent pacifiques et pendissent haut et court ceux «qui porchacent guerre ou discorde».
Plus on a, plus on a des peines, dit Salomon; qui possède n’est pas libre. On se figure volontiers que l’auteur pensait au roi Henri II, son patron, dont la vie fut si terriblement agitée, coupée de prospérités et de désastres extraordinaires, quand il écrit de l’homme puissant qui gouverne «trop grant demaine»:
A quoi bon regretter de n’avoir pas de terres? A son heure, chacun de nous en aura toujours sa toise:
A son jor en aura sa teise.
Plus n’en aura povre ne riche...
La responsabilité des rois est lourde, dit encore l’Ecclésiaste, car le peuple prend modèle sur eux, tant chevaliers que bourgeois. Il ne leur est que trop facile de mettre leurs vices à la mode. Quand on reproche à un vilain d’avoir offensé Dieu, il répond impudemment: «Dex aïe! je ne faz que li reis ne face».—Le devoir des rois est de vivre, non pour soi, mais pour le commun, et d’«être à tous»; et surtout de protéger Sainte Église, les clercs, les moines, les nonnains de toute couleur, noires et grises.
Ce n’est pas, cependant, que les clercs ne se déshonorent souvent par ce qu’ils font, en contradiction avec ce qu’ils prêchent. Mais il faut les honorer tout de même, pour leur Seigneur, sinon pour eux.
Hélas! à quoi leur sert de savoir l’Écriture et la science du bien et du mal? Boire et manger à l’excès, commettre des adultères, ce n’est pas là ce qu’ils prêchent, mais ce qu’ils font. Ils nourrissent leurs «soignanz»[56], leurs «mestriz»[57], du «patrimoine au Crucefiz», et leurs petits enfants des «trentels»[58] qu’ils se font payer, mais qu’ils ne célèbrent pas. L’auteur a trop souvent entendu les pauvres gens se plaindre d’être grugés par eux. Habiles à vider les bourses, usuriers, menteurs, tricheurs, les voilà:
Les archidiacres et les doyens, pires que les païens, tolèrent, pour de l’argent, le concubinage des prêtres. Pourvu qu’elle paye, la «fole fame» devient à leur avis, meilleure que sainte Gemme. Le doyen ordonne au prêtre de la chasser, en déclarant que «ce ne peut mais estre enduré»; mais on lui offre de bons repas, on lui glisse cinq sous dans la main, et il s’apaise:
Qui tient Horhan et Organite[60];
Bon est l’ostel ou fame habite!»
L’évêque, qui souffre de tels abus et «prent loier» pour les ignorer, est encore plus coupable.—C’est aussi un crime de vendre les églises, au lieu de les donner aux plus dignes, car cela décourage les clercs séculiers d’apprendre. Pas d’espoir d’avoir une église, si tu ne oins la paume à qui la donne; la science ne te servira de rien. Le népotisme et la simonie sévissent simultanément:
Qui en lor lez encor estalent,[61]
Donent provendes, et trigalent[62]
Por les deniers qu’il en enmallent[63].
L’auteur ne parle pas ainsi «par ire»; mais qui veut «chastier» autrui doit dire la vérité. Il a, du reste, la plus haute idée de la dignité épiscopale: le bon évêque doit être toujours prêt au martyre, anxieux du salut des âmes qui lui sont confiées, indépendant. Que sa justice soit gratuite; qu’il choisisse bien ses clercs:
Qu’il prêche lui-même le peuple partout où il va, et qu’il agisse comme il conseille d’agir. Qu’il soit chaste de corps et de parole. Qu’il s’abstienne de ces «chufles» (plaisanteries) qui font rire la «fole gent.» Qu’il n’amasse que pour les pauvres. En cas de disette, «par mal tens ou par grant guerre», qu’il donne à ceux qui mendient leur pain:
Qu’il ne soit pas généreux à l’excès pour sa famille, encore qu’il n’y ait pas de mal à ce qu’il s’entoure des siens, s’ils sont «de bone afeire»; car on n’es jamais bien sûr de la fidélité des étrangers. Les siens du moins, ne lui failliront pas si l’on le veut assaillir ou maltraiter.
Qu’il respecte ses mains, sa dextre sacrée; qu’il ne batte, par conséquent, personne.
Quand il sera «en consistoire», avec la mitre et la crosse, et quand on l’appellera «mestre et sire», qu’il ne se glorifie pas en son cœur; car «veine gloire est transitoire». Qu’il pense au Jour du Jugement.
Il n’appartient pas à l’auteur de reprendre les archevêques[66], qui ont autorité sur les évêques. Il ne leur en conseille pas moins, aussitôt, de ne pas emprunter à «jable»[67] ni à «monte»[68] pour mieux peupler leurs écuries. Pauvreté n’est pas vice: saint Gatien, saint Martin et saint Julien étaient très pauvres. Il faut régler sa dépense sur ses revenus, afin de ne pas être obligé de vendre des terres ou d’extorquer de l’argent à qui n’en peut mais, au moment fixé pour le rachat des gages[69].
Le pape est au-dessus de tous, fontaine de doctrine, verge et bâton de discipline, vin et huile de médecine, lait de piété, notre chef, notre salut. Il a le sceptre et la pourpre. Toute l’Église supplie que Dieu le mette dans la bonne voie.
Au-dessous de lui, les cardinaux, qui jugent en dernier ressort[70]. Ils sont fort exposés à cette vilainie qui consiste à «loier prendre», et n’en s’en font pas faute; que Dieu les en préserve!
Mais c’est assez parler des clercs.—Les chevaliers, eux, tiennent l’épée, en théorie, pour «justicier» et pour défendre les opprimés. Mais, en pratique, ils s’en servent pour exploiter les malheureux. Quand les malheureux «baillent de faim», ils les pressurent encore, mangent et boivent ce qu’ils leur ont dérobé, les trompent de toutes manières et ne leur gardent pas la foi qu’ils leur doivent. La foi qu’ils leur doivent! car on a des devoirs envers ses inférieurs, et même plus impérieux encore qu’envers ses supérieurs:
Dieu, quelle honte! pour une peccadille, le seigneur frappe son homme du poing ou du tison; il le met aux fers; il le dépouille, gâte son bien; il le laisserait mourir sans un coup d’œil. Est-ce là «garder» ses hommes? Étrange manière de garder. Ce n’est pas ainsi qu’il faut agir:
Quar li vilein portent les somes[73]
Dont nos vivon quant que nos summes,
Et chevaliers et clers et domes.
La chevalerie a sûrement dégénéré de nos jours. Danser, «baler et demener bachelerie, bobancier, behourder, tournoyer», les chevaliers ne pensent qu’à cela. Et cependant le franc homme, «né de franche mere», qui a reçu l’«ordre» de la chevalerie, s’est engagé par là à être preux, hardi, honnête, loyal, dévoué à l’Église; à ne pas envier aux clercs les dîmes et les prémices qui leur ont été donnés pour vaquer au service de Dieu (rendez les dîmes inféodées!). On devrait bien enlever l’épée et «escoleter» les éperons des chevaliers indignes et les chasser de l’Ordre chevaleresque, en pleine église, devant l’autel, comme ils y ont été admis.
Il y a deux glaives: le spirituel et le temporel. Le premier a été remis aux clercs pour excommunier les méchants; le second aux chevaliers pour tailler le poing des «maubailliez» qui tourmentent les gens à tort. Qu’ils frappent d’accord, et tout va bien.
Si les clercs sont faits pour «prier» et les chevaliers pour «défendre», les paysans le sont, suivant l’ordre éternel des choses, pour «laborer».
Leur condition n’est pas gaie:
Sor le vilain est la bataille.
Quar chevalier et clerc sanz faille
Vivent de ce que il travaille.
«Au meilleur jour de la semaine», il peine: il sème, herse, fauche, «touse» la laine, fait palissades et «meiseires» (clôtures):
Et peis cent choses costumieres.
Nos en avon le meillor grain
Et le plus bel et le plus sein.
La droe[76] remeint au vilain.
Ne gastel de blanche farine
A son seignor tot le destine
Ou a sa dome en sa gesine.
Il ne tâte jamais d’un bon morceau. Il ne boit pas le vin de sa vigne. Trop heureux s’il a du pain noir, du lait, du beurre. D’autant plus de mérite a-t-il lorsqu’il rend à chacun ses devoirs. Malheureusement il perd le mérite de ses souffrances par les sentiments de révolte que sa condition lui inspire. Il ne prend rien en patience. Il querelle Dieu de son sort:
M’avez doné tau pestilence?»
Le comble, c’est qu’il essaie de tricher Dieu en trompant sur ce qu’il doit pour la dîme. Mauvais calcul, de secouer sa gerbe en l’aire avant de «faire sa dîme», calcul de Caïn!
Que vous seiez bon desmeor[78].
Sor autres estes pecheor
Si vers Dé estes tricheor.
Si vous aviez ferme créance en Celui qui est le dispensateur de tous biens, vous recouvreriez au centuple vos dépenses pour cet objet.
Le premier devoir des marchands est d’avoir bons poids, bonnes mesures, conformément aux ordonnances des comtes et des rois. Ils ont le droit de prélever un bénéfice sur les denrées qu’on apporte «devers Garmaise» (Worms) ou «devers Pise», de France ou d’Espagne; mais la tromperie n’est pas licite. Ne pas vendre de l’eau pour du vin, peau de lièvre pour du lapin, fourrure de fouine comme si c’était de la zibeline, bois commun pour «mazelin» (bois précieux à faire des coupes), «mustabet»[79] pour «dras de hoquet»[80]. Ne pas jurer pour écouler son stock ni vendre à prix surfaits avec payement différé; car cette dernière opération est usuraire, et l’usure est un triste métier[81]. Et ce métier n’est même pas toujours avantageux; on prête pour dix ce qui vaut quatre: on espère de grands profits; mais c’est compter sans la malice des gens. L’emprunteur séduit souvent, par-dessus le marché, la femme ou la fille du prêteur. Il en est, à la vérité, à qui c’est égal «si l’en joue o[82] sa borzeise»:
Si el se rit et el s’enveise»[83].
Ils pensent, du reste, que cette circonstance ne peut que contribuer à les faire rentrer dans leurs fonds. Mais le dommage s’en accroît. L’emprunteur, pour faire proroger sa dette, donne [en gage] ses vieilles affaires, ses vieux draps, un vieux manteau. On les accepte. «Li fous de creire s’abandone».—C’est, en vérité, trop de patience de voir ces choses sans se fâcher. Il faut agir, en pareil cas, sur la femme, en privé et congrûment:
Si jeûnes, privations, coups, dons et promesses sont inefficaces pour mettre la femme à la raison, l’auteur conseille au mari ou au père de ne plus s’en mêler et de confier l’affaire à l’Église.
Bourgeois doit aller à l’Église, fréquenter les offices, verser offrandes et aumônes, principalement s’il a quelque chose à se reprocher, pour l’amender. Qu’il se confesse en carême; qu’il paie chaque année, honnêtement, l’impôt sur le revenu auquel son curé a droit, suivant le montant de ses gains:
Acheter et vendre à la même aune. Ne pas «tirer» ni «étendre» le drap. Rendre le profit des usures, si l’on en a perçu.
L’auteur revient ici, semble-t-il, aux ventes à prix majoré et à payement différé, dont il a fait voir précédemment les inconvénients possibles pour les prêteurs. Cette opération est aussi, inversement, un moyen de duper les prud’hommes. On la masque souvent sous des prétextes philanthropiques. Charité! Cette «charité»-là mériterait d’être appelée, plutôt, «chanité», comme qui dirait: coup de chien. Mieux vaudrait, à coup sûr, stipuler franchement un intérêt:
Feïst covenant de la monte[90];
Quar covenant neient ne monte
Mais le prendre est pechié et honte.
Tel vous vendra, par exemple, pour dix livres «de ci qu’a la feste saint Mars» (saint Médard) ce qui vaudrait sept livres à peine[91]; «mé» (boisseau) d’ivraie pour mé d’avoine; draps de bourre pour draps de laine, truie pour porc, vache pour bœuf. «C’est vençon raisnable»[92], dit-il. Le diable le lui fait accroire. Mais il n’en jouira pas. Il s’en fera excommunier, et la malédiction du bien mal acquis pèsera sur sa descendance. Fils d’usurier, «noriz de male viande», cherchent plus tard à s’en procurer de pareille, comme les petits de la cigogne, repus, dès le nid, de charognes, qui s’en montrent friands plus tard[93].
Trop fol est qui s’expose à l’excommunication pour de l’argent. Car l’excommunié qui meurt en cet état, avant d’avoir été réconcilié par le prêtre (et il y a toujours danger de mort subite), ses biens, forfaits, reviennent au doyen. Il est tenu pour un païen et enterré comme un chien:
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* *
Maintenant, c’est au tour des femmes. On m’a «assez conté novelles», dit l’auteur, de dames et de demoiselles, de chambrières et de «meschines»[95].—Les comtesses et les reines en font, d’ailleurs, tout autant. Les amours des «riches fames» ont souvent allumé la guerre, comme nous l’enseignent notre loi et les livres des païens: Hélène, Dalila et tant d’autres. Portrait de la jolie femme du grand monde, coquette impitoyable:
O son saignor tance et estrive[96].
Vers lui se tient gorde et eschive[97],
Vers un pejor de lui braïve[98].
Si grant gent est par lei perie.
Moult par li plest sa lecherie;
Ne li chaut qui qu’en plort ne rie.
Ne saignor ne mari ne preise
Non pas tot le mont une freise...
. . . . . . . . . .1005
De son saignor se veut vengier,
Ce dit, qui la velt blastengier[100]...
Pour plaire à son complice, elle n’épargne pas les cosmétiques: fiel de mouton, graisse de chien, et la pâte épilatoire de chaux vive et d’orpiment. La «faisselle» (la boîte à fard) embellit les laides «froncies». Quelle folie de s’arranger ainsi!—Mais pire encore que la coquette est la femme qui est sorcière et qui fabrique des «emplâtres» pour faire mourir les prud’hommes. Envoûteuses, qui font des «voûts» de cire et d’argile et disent dessus des charmes. Empoisonneuses, qui «enveniment» leur seigneur «de males herbes» et qui font avorter leurs filles, au risque de les tuer.—Riche dame qui n’aime pas la quenouille, ne tisse, ne file ni ne dévide, s’exempte de tout autre soin que de se faire «belle et gente» et de se peindre blanche ou rose. Elle ne s’occupe que d’aimer. Pas son mari. Si celui-ci veut prendre des mesures pour l’empêcher de rencontrer son ami, elle déclare qu’elle est malade; elle baille, elle a des frissons:
Richeut[105] vient, là-dessus, qui lui recommande de se faire «porter a la veille» (c’est-à-dire à l’office de vigile). Elle se fait, en effet, «voer a la veille», non pour prier, mais pour s’amuser et retrouver celui qui la fait renoncer à Dieu. Si elle ne le rencontre pas, elle ne sait que devenir et se livre au premier venu. Il ne faut pas chercher ailleurs le motif de la décadence évidente de la noblesse:
«Tel est», fet el, «ma destinée».
Mes tal lineie[106] est issi née
Don la nobleice est afinée[107].
A l’avoitron eschiet l’ennor[108].
Por ce sont or li er menor
Que de la geste anciennor[109]...
Des gentiz et des bones meres,
Il ne font pas les pesanz heires,[110]
Ainz ont pitié d’autrui miseres.
De tels péchés n’ont rien d’étonnant, au surplus, puisque «nature les conseille». Mais les femmes qui se livrent, entre elles, au péché contre nature, on devrait les huer, leur jeter pierres, bâtons, torchons, comme aux chiens[111]...
Pourtant, il y a de bonnes femmes. Pour des folles comme Orhan et Organite, déjà nommées, on trouve des sages comme furent les saintes Tècle et Marguerite, et comme beaucoup d’autres, moins connues, qui vivent encore de nos jours. Or, «bone fame est moult haute chose». D’abord une femme a été l’instrument de la rédemption. Une bonne femme est l’ornement de son seigneur, qu’elle aime, sert et conseille; elle a en lui un protecteur et un confident:
Nule joie n’est tant garie[112]
Com de mari et de marie...
. . . . . . . . . .
Dahez ait[113] joie que l’en enble
Ou l’en toz jorz de poür trenble!
La dame mariée, qui aime son mari, prend du bon temps, ou bien elle a des enfants, dont les époux attendent «bon fruit», quand ils seront élevés. «Bon sunt li effant a aveir». Cependant, la chose présente aussi des inconvénients, auxquels l’auteur est très sensible. Il avait déjà dit, incidemment (v. 793), à propos des paysans, que c’est la nécessité de nourrir leurs enfants qui rend les gens de la campagne «faux» (et inexacts dans le payement des dîmes). Il ajoute ici, en général, que c’est pour leurs enfants, dont les caresses les affolent, que les gens volent, empruntent, oublient de payer, usent leur corps de travail, «gages prennent et baillent gages», jusqu’à la mort.
Noalz[116] se vest et plus jeüne.
Et qui nes a, le son comune[117]
Aus povres sovent sanz rancune.
La comtesse de Hereford le sait bien, qui a perdu tous ses enfants. Elle emploie son temps, depuis lors, à faire des chapelles, orner les autels, héberger et soigner les pauvres, honorer et servir les hautes personnes telles que évêques, abbés, prieurs, Hospitaliers, chanoines blancs. Elle leur présente des amicts et des aubes, des chasubles en drap de Trente, dont elle achète l’étoffe et qu’elle taille et coud de ses mains. Elle aime loyalement son seigneur, et tout le monde la vénère. Quel exemple pour les dames qui veulent bien faire!
Et celles qui veulent bien faire ont raison, car leur tendre chair sera bientôt vers, et puis cendre. Nous mourrons, vous mourrez. La plus charmante pourrira dans sa bière,
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* *
L’auteur conclut en disant qu’après avoir parlé des autres, il veut aussi parler de lui. Le souvenir de sa jeunesse l’épouvante. Il considère ses actions passées:
Il pense à la «voiz espoentable» qui prononcera, au Jour du Jugement: «Alez, maudiz...». Il voit la vermine immortelle qui dévore les damnés:
Lor pendent aus mameles nues...
Ha! com mal furent onc veües
Les amistiez des foles drues[123].
Il entame une litanie de tous les saints du paradis:
Sainte Marie, dolce mere,
Saint Michel, saint Pou et saint Pere,
Defendez nos d’ital misere!...
Saint Eustache et saint Nicaise,
Saint Ypolite, saint Gervaise,
Defendez nos d’ital meseise...
Sainte Marie Madeleine,
Toz les sainz Damedé demaine[124],
Defendez nos d’infernal peine!
Prions pour maître Etienne de Fougères, qui nous a montré les manières du monde, et aussi ce qu’il faut faire et éviter, louer et blâmer, pour rendre nos âmes à Dieu:
Que eschiver[125] et que atendre
Et que loer et que reprendre
Qu’a Dé peisson noz armes[126] rendre.
LA BIBLE GUIOT
Le poème qui nous est parvenu sous ce titre contient des renseignements assez précis sur celui qui l’a écrit et sur la date où il a été rédigé.
L’auteur avait fréquenté, pendant la première partie de sa vie, les cours des princes. Il se souvenait d’avoir assisté, notamment, à la cour magnifique que l’Empereur Frédéric Ier Barberousse tint à Mayence en 1184. Il nomme près de cent grands seigneurs qu’il avait «vus» et qui lui avaient «fait des dons» en sa qualité de jongleur. Faut-il croire qu’il les avait tous, en effet, connus personnellement? Ou bien quand il dit:
et
Qui ne m’ait veü ou donné;
Quand il déclare que la mort, en enlevant ces princes et ces barons, l’a privé de ses «amis» (v. 418), est-ce une manière de parler? Si ce n’est pas une manière de parler, on est obligé d’en conclure qu’il avait été en relations avec les plus grands seigneurs de la seconde moitié du XIIe siècle, en France, dans l’Empire et jusqu’en Orient: avec le roi de Syrie Amauri († 1173), avec le roi de France Louis VII († 1180), avec le roi d’Angleterre Henri II († 1189), avec le roi d’Aragon Alfonse II († 1196), avec Richard Cœur de Lion († 1199), et avec les principaux barons des diverses régions de France, même du Midi, mais particulièrement de Bourgogne et de Champagne. S’il faut prendre ce qu’il dit au pied de la lettre, il aurait été de sa personne non seulement à Mayence, mais à Arles (v. 70), à Montpellier (v. 425), à Jérusalem (v. 1794).
A la suite de circonstances inconnues, il quitta le siècle et passa quatre mois dans l’abbaye cistercienne de Clairvaux. Quatre mois, pas davantage. Il dit d’une manière ambiguë qu’on le «ramposnait» à l’occasion de ce séjour. Mais il affirme qu’il «s’en partit molt franchement» de Clairvaux (qui lui laissa cependant le plus mauvais souvenir) sans dire, du reste, pourquoi ni comment. Il entra par la suite chez les moines noirs, dont il portait «les draps», c’est-à-dire la robe, depuis plus de douze ans passés lorsqu’il écrivit son livre (v. 1090). Il résida certainement, comme moine, au monastère de Cluni (v. 1658 et suiv.).
C’était, d’ailleurs, un singulier moine. Bon vivant, fort ennemi des austérités, dégoûté et de langage très libre.—Les Chartreux lui font horreur, car ils vivent solitaires (lui, il aime «la compagnie»); et ils privent de viande leurs malades (ce qu’il qualifie d’homicide). Les reclus, qui se font emmurer, sont fous:
Que l’en doie emmurer reclus.
Qui s’enmure et met en destroit
Molt s’aime pou et pou se croit.
L’Ordre des chanoines réguliers de saint Augustin lui plaît, parce que ces chanoines sont bien vêtus, bien chaussés, bien nourris. Chez les moines noirs, dit-il, la vie est pire que la mort; mais, chez les Augustins, on peut vivre:
Des bons morsiaux et des bons vins
Ont li chanoine a grant plenté.
Molt sont gentilment atorné.
Ice pourroie [je] bien souffrir;
Que j’aim miex vivre que morir.
Les malades et les infirmes, hospitalisés par les Convers de Saint-Antoine, lui répugnent profondément; il se moque d’eux, d’un ton brutal, en homme qui se porte bien:
Molt est malement deceüz;
Ainz sont la ou li cors seinz est...
Enfin, il est lâche. Il avait peur, non seulement des austérités, mais des coups. Il n’avoue pas que, s’il était Templier, il s’enfuirait à la première alerte; il s’en vante avec une insistance un peu vile. Certes, il ne serait pas assez bête pour attendre les coups (v. 1719); «la bataille n’est pas saine» (v. 1729); «il se combatront sanz moi» (v. 1791); etc. Les grandes barbes des frères convers de l’Ordre de Grandmont lui inspirent aussi de la crainte (v. 1569).—L’auteur de la Bible Guiot apparaît ainsi non seulement comme un épicurien, mais comme une espèce de pitre, qui étale sa couardise pour en tirer des effets comiques[127].
Encore qu’il fût devenu moine noir, les cours princières ne laissaient pas de se préoccuper de lui:
Suiz je forment desesperez.
En maint leu et en mainte cort
M’en tient li siecles forment cort.
Molt me debotent par paroles.
Qui sont et vileines et foles...
Et lui, il s’occupait aussi d’elles. C’est évidemment à l’intention de son ancienne clientèle chevaleresque de «barons» et de «vavasseurs» qu’il a composé sa Bible, et même, on peut le croire, plutôt pour la faire rire qu’en vue de l’édifier.
L’ancien jongleur des cours seigneuriales se trahit, du reste, à bien des détails dans le poème de Guiot. D’abord, à la manière dont il s’exprime au sujet des femmes, avec une courtoisie et des précautions extraordinaires de la part d’un homme de son caractère. Ensuite, à sa haine de tous les mouvements populaires: Chaperons blancs du Forez (Durand Chapuis, en 1182), petits frères des pauvres, quêteurs, etc.
A quelle époque a-t-il composé son ouvrage?[128]—Après la disparition de tous les personnages qu’il énumère comme ses défunts protecteurs. Or, l’un d’eux, le comte Guillaume II de Chalon, est mort en 1203[129].—L’auteur de la Bible fait, par ailleurs, allusion à des événements de son temps dont la date n’est pas douteuse. Il écrivait sans nul doute après la quatrième croisade (1203-1204) qui ruina l’Empire grec puisqu’il en parle (v. 778), et même un peu plus tard, puisque le nom de Salonique, dont il ne fut guère question en Occident qu’après les premiers temps de l’Empire latin de Constantinople, était parvenu jusqu’à lui (v. 2688).—Autres traits. L’Ordre de Prémontré venait de traverser une crise; des scandales y avaient éclaté (v. 1581 et suiv.). Une «guerre» s’était récemment déclarée, dans l’Ordre de Grandmont, entre les convers et les clercs (v. 1468 et suiv.). Les Convers de Saint-Antoine sont blâmés de ce qu’ils ne «mettent pas une maille» en l’œuvre de l’église à bâtir en l’honneur de leur saint (v. 1962; cf. v. 2081).
L’allusion relative aux Grandmontains n’apprend pas grand’chose, car la grande querelle entre les convers et les clercs de cet Ordre remonte au commencement du règne de Philippe-Auguste (un accord entre les deux partis, ménagé par ce prince, est de 1187[130]); et elle a duré pendant toute la première moitié du XIIIe siècle[131]. La décadence de Prémontré date des premières années du XIIIe siècle et l’histoire de cet Ordre ne nous est pas assez connue pour qu’il soit aisé d’identifier les incidents que l’auteur de la Bible mentionne à mots couverts («Il batent molt bien lor abbez», etc.). Mais ce qui touche les Convers de Saint-Antoine [de Viennois] fournit au moins un point de repère, comme terminus ad quem. C’est en 1209, en effet, que le pape Innocent III permit pour la première fois à ces Convers de se bâtir une église particulière, distincte de celle du prieuré bénédictin de Saint-Antoine, dont ils dépendaient jusque-là[132], et c’est en 1218, dit-on[133], que le pape Honorius III, leur permettant de s’assujettir aux trois vœux monastiques, les transforma en Ordre religieux; en tout cas, la transformation était faite en 1230-1231[134]. Or, il est clair que la Bible a été écrite avant l’époque où les Convers, soumis à la règle de saint Augustin, sont devenus des espèces de chanoines réguliers (c’est-à-dire avant 1218, probablement). Elle l’a même été, semble-t-il, avant l’époque (1209) où les Convers ont été autorisés à se bâtir une chapelle particulière, car l’«uevre» en construction, dont Guiot dit qu’ils n’y «mettent pas une maille», est l’église du prieuré, et non pas ladite chapelle (cf. v. 2038: «il n’ont eglise ne chapele[135]»). Cette seconde conséquence ne s’impose pas, du reste, avec autant d’évidence que la première[136].
D’autre part, on peut tirer argument des v. 1316 et suiv. (plus loin, p. 55) pour conjecturer que la Bible est antérieure à la mort du cardinal Gui de Parai, c’est-à-dire au 30 juillet 1206. En ce cas, l’intérêt des considérations qui précèdent, relatives à Saint-Antoine de Viennois, serait réduit à rien.
Quoiqu’il en soit, la Bible est de la seconde moitié du règne de Philippe-Auguste.
Reste à savoir si c’est la seule œuvre de l’auteur qui ait été conservée.
Les anciens chansonniers attribuent à Guiot de Provins plusieurs chansons profanes, évidemment antérieures à la Bible[137]. Il est à noter que l’une d’elles est envoyée à «monseigneur le comte de Mâcon»:
A mon seignor le conte; je li mant...
Un certain Jofroi de Mâcon est, d’ailleurs, nommé dans la Bible parmi les protecteurs défunts du poète[138].
Il n’est pas hors de propos de rappeler ici, pour mémoire, que le trouvère allemand Wolfram von Eschenbach cite, comme l’auteur d’un roman de Parceval, un certain «Kyot» qui, dit-il, quoiqu’il fût provençal, composa cette œuvre en français. Si l’on considère que Wolfram désigne ailleurs la ville de Provins par les mots «Provîs», «Pruvîs», on est amené à se demander s’il n’a pas confondu Provins et Provence. «Kyot le schantiure, der Provenzâl», serait donc «le chanteur Guiot, de Provins»; lequel, nous l’avons vu, fit au moins un voyage en Allemagne. Cette explication, et d’autres, qui avaient déjà été proposées pour rendre compte des paroles de Wolfram, ont été exposées et discutées, dès 1861, par San Marte (A. Schulz), au fascicule 1er de ses Parcival Studien. On a maintes fois disserté, depuis, sur ce problème, sans aboutir à rien de certain; voir P. Hagen, Wolfram und Kiot, dans la Zeitschrift für deutsche Philologie, XXXVIII (1906), p. 198-199.
La Bible de Guiot a été publiée deux fois: au t. II (Paris, 1808) des Fabliaux et Contes de Barbazan-Méon, d’après deux manuscrits du fonds français de la Bibliothèque nationale; et par San Marte (loc. cit., d’après l’édition de Méon), avec une traduction en vers allemands et des notes. Analyses (insuffisantes) dans l’Histoire littéraire, XVIII, p. 806-816, et par J. Demogeot, dans la Revue du Lyonnais, 1842, pp. 237-252.
La liste complète des exemplaires manuscrits de l’ouvrage, qui ne sont pas nombreux[139], a été dressée depuis (P. Meyer, dans la Romania, XVI, 1887, p. 58). Deux d’entre eux offrent cette particularité que la Bible y est suivie d’un poème (inédit), qui commence par
Tant m’a ma volentez batu...
Dans l’un de ces manuscrits (Bibl. nat., fr. 25437, fol. 18 vº) la Bible est suivie immédiatement, et sans qu’aucun titre annonce un nouvel ouvrage, du poème en question. Le même opuscule se rencontre, isolé, dans deux autres manuscrits[140]; et on lit à la fin de l’un de ces derniers (ms. Noblet de la Clayette; Bibl. nat., Coll. Moreau, 1715): Explicit Bibliotheca Guiot de Provins.
Le poème Mout ai alé..., qui se présente donc comme une continuation de la Bible de Guiot, est-il l’œuvre de Guiot? «C’est ce que je ne me propose point d’examiner ici», disait M. P. Meyer, en 1890, dans les Notices et Extraits des Manuscrits. Depuis, l’opinion a été soutenue que la Bible Guiot (qui prend fin si brusquement) et sa «Suite» sont sorties de la même plume[141]. C’est bien possible. Mais la «Suite» est loin d’avoir le même intérêt que l’ouvrage principal. Elle n’a pas, du reste, le même caractère: c’est le développement des lieux communs ordinaires de la littérature religieuse du moyen âge au sujet des armes qui conviennent au chrétien pour lutter contre les ennemis du salut[142].
Une dernière remarque.
La Bible de Guiot de Provins est certainement apparentée à l’autre poème moral, contemporain, qui porte aussi le titre exceptionnel de Bible: la Bible au seigneur de Berzé, dont il sera question plus loin.
On a émis depuis longtemps, en passant, l’opinion que le seigneur de Berzé avait dû emprunter son titre à Guiot de Provins[143]. Que la Bible de Guiot ait été connue par le seigneur de Berzé, personne, d’ailleurs, n’hésitera à l’affirmer qui aura lu les deux opuscules l’un après l’autre: les ressemblances de détail sont trop visibles.
Il est même probable que la Bible au seigneur de Berzé est, en même temps qu’une imitation, une sorte de réplique à la Bible de Guiot.
Les deux poètes se connaissaient sans doute. Le champenois Guiot de Provins, qui dédia au moins une de ses chansons au comte de Mâcon, qui résida au monastère de Cluni, et qui s’intéressait fort à la Bourgogne (vv. 113, 1525), était particulièrement connu dans ce pays; Hugues de Berzé était un seigneur du Mâconnais.—Guiot de Provins écrit, pendant la seconde moitié du règne de Philippe-Auguste; le seigneur de Berzé aussi, un peu plus tard.
Mais il y a plus. La Bible au seigneur de Berzé se termine par un post-scriptum qui, jusqu’à présent, n’a pas, semble-t-il, suffisamment attiré l’attention. C’est un «envoi» de l’opuscule à un personnage que le seigneur de Berzé appelle «biaus frere, biaus amis»; et c’est une exhortation à ce personnage de ne pas regretter le siècle, qu’il a quitté:
A fere bien, sel maintenez,
Ne ja ne vous en repentez.
..... N’alez foloiant
Ne cest vil siecle remembrant
Qu’il est puis du tout empiriez
Desque vous en fustes esloingniez.
Ces paroles s’appliquent trop bien au moine noir mal repenti (cf. plus loin, p. 52), auteur de la Bible Guiot, pour que l’on ne soit pas tenté de penser qu’elles s’adressent à lui. Il n’y a qu’une difficulté[144]: c’est que, dans les manuscrits utilisés par les éditeurs de la Bible au seigneur de Berzé, le nom du personnage est indiqué, et c’est non pas Guiot, mais Jacques:
Jaques, por ce vous vueil proier... 821
Il n’existe pas encore d’édition critique de la Bible au seigneur de Berzé; mais je me suis assuré que la leçon «Jaques», ou «Jakes», n’est pas celle de tous les manuscrits. C’est celle des deux mss. qui ont servi pour l’édition de 1808 (Bibl. nat., fr. 837; Bibl. de Bruxelles, ms. 9411. 26). Dans le ms. fr. 378 de la Bibliothèque nationale, on lit (fol. 6 vº) «Seignor» au v. 809 et «Dames» au v. 821: mots évidemment substitués à un nom propre incompris. Le ms. L. v. 32 de la Bibliothèque de Turin, qui contenait à la fois la Bible Guiot et celle du seigneur de Berzé, a péri récemment par le feu[145]. Quant au ms. du Musée Britannique (Add. MSS., nº 15606, fol. 106), il se termine tout autrement que les mss. de Paris et de Bruxelles, et l’envoi final n’y est pas[146].
Il est fort possible, du reste, que le seigneur de Berzé ait eu un ami nommé Jakes qui se soit trouvé précisément dans le même cas que Guiot.
La «Bible», miroir à toutes gens, que l’auteur a entreprise de ce «siecle puant et orrible» est sincère, écrite en toute indépendance, «sanz felonie et sans ire». Que les prud’hommes s’y amendent! Personne ne sera nommé; ceux-là donc qui se reconnaîtraient s’accuseront eux-mêmes par là:
Qui le blasme sor lui metra...
Molt se descuevre folement
Qui commun blasme sor lui prent.
L’auteur fleurira cette bible des philosophes anciens, qui furent avant Jésus-Christ. Car ces sages vivaient «selonc reson». Philosophe, c’est un beau nom: il signifie, en langue grecque, «amans de bien et de droiture». Guiot en a entendu parler à Arles:
Lor vie en l’estoire sanz troffe
Dont furent né li Philosofe.
Il en cite une vingtaine: Platon, Sénèque, Aristote, Virgile, Socrate, Lucain, Diogène, Priscien, Aristippe, Cléobule, Ovide, «Estaces» (Stace), Pythagore, etc. Tous, incorruptibles censeurs des mœurs des mauvais princes. Mais, aujourd’hui, le siècle est retombé en enfance, anéanti.
Et d’abord, les princes. Ils ne sauraient être pires qu’ils sont. Or c’est là chose nouvelle. Guiot a connu un temps où il en était tout autrement:
Or plorent les bones mesons
Les bons princes, les bons barons
Qui les granz cors[147] i assembloient
Et qui les biaus dons i donoient.
Dieu, com furent prou et vaillant
Et riche et saige et quenoissant[148]!
Et cil sont si nice[149] et si fol
Et guileor[150] et lasche et mol
Que, se je bien grant sens avoie,
Entr’aus, ce cuit[151], tot le perdroie...
Entr’aus ai tot le sens perdu.
La cause de cette dégénérescence, ce sont les «fausses et mauvaises engenreüres», sans doute les adultères «obscurs» qui introduisent les produits de mauvais étalons dans les meilleures familles. Comment prudhomme pourrait-il, en effet, semer de mauvaise graine?
Des dames; sauves lor ennors
Çou di; mes des engenreors
Me pleing, ce ne puis je lessier,
Que trop furent malvès ovrier.
Le monde nos ont encombré
D’ort[152] siecle, de desesperé...
Les princes de nos jours sont félons, vilains, eschars (pingres), ne croient pas en Dieu...
Les chevaliers perdent leur temps avec eux; arbalétriers, mineurs, ingénieurs prendront désormais le dessus.—Les bons vavasseurs du temps jadis, sages conseillers qui savaient ce que «resons estoit», qui faisaient donner largement et assembler les cours, et que les princes honoraient, ils sont «morts». On leur fait tort, maintenant; on les écorche. La condition des chevaliers est devenue pire que celle des hommes taillables. Des barons et des châtelains il y en aurait assez de vaillants, sans doute, si les princes n’étaient pas si serrés, si tristes et si durs. Mais plus de fêtes, plus de joie. Les palais d’autrefois sont abandonnés; rois, ducs et comtes leur préfèrent de misérables baraques, et les bois:
Il n’aiment pas palès ne sales
Mes en maisons ordes et sales...
Se reponent, et en boschages...
Ainsi n’agissaient pas le roi Artur, ni Alexandre, ni Assuérus, ni l’empereur Frédéric qui tint naguère, à Mayence, une cour «sans pareille» dont l’auteur, qui y était, n’a pas perdu le souvenir.
Le monde finira par l’amoindrissement de toutes choses, dont les premiers symptômes s’accusent aujourd’hui. Un temps viendra certainement où les hommes seront si petits qu’ils pourront se battre en duel, à deux ou à quatre, dans un pot.—On voudrait être mort quand on pense aux princes qui étaient autrefois et qu’on les compare à ceux qui les ont remplacés. Guiot enfile ici les noms des héros qu’il a connus:
Et qui fu li rois Loëis
De France? dont je certeins sui
Que il ama Dex, et Dex lui...
Qui fu li riches rois Henris!
Et tant d’autres: le roi Richard, Jofroi de Bretagne, Henri de Champagne, le comte de Clermont, le comte Thibaut [de Blois et de Chartres], le comte Renaut de Mousson, le comte Philippe [d’Alsace], le comte Girard de Vienne [et Mâcon], le roi d’Aragon, le comte Raimond-Bérenger de Provence, le comte Raimond de Toulouse...
Li siecles de tel com jel vi.
Quel prince ot ou roi Amauri!
Molt vi gloriouse sa vie
La riche terre de Surie[155].
Quiex fu li jones cuens Henris
Se outre mer fust encor vis!
L’énumération continue. Le comte de Genève, le comte de Chalon, le duc de Lorraine, Étienne de Bourgogne, le marquis Conrad [de Montferrat], Robert de Sablé, Bernard de Saint-Valeri, Gaucher de Salins, Bernard d’Armagnac, Raoul de Fougères, Jofroi de Condé, Guillaume de Mandeville, Hues du Chastel, Raoul de Mauléon, Jofroi de Mâcon, le vieux comte de Turenne; Bérard (Barral) et Guillaume le Gros, les deux frères de Marseille; le châtelain de Saint-Omer, Maurice de Craon, Renaut de Nevers; ceux de Flavigni, de Beaujeu, d’Oisi, de Noyers, de Bourbon, de Broyes, de Traînel, de Clermont-en-Bassigni; Raoul de Couci, Guillaume de Mello, Raimond d’Anjou[156], Guillaume de Montpellier, Étienne du Mont-Saint-Jean, Aimes de Marigni, Pierre de Courtenai, Gobert d’Aspremont, le comte Rotrou du Perche, Baudouin de Hainaut, Hervé de Donzi, Jofroi de Pons, le comte [Hugues IV] de Saint-Pol, Gui de Thil-Châtel, Anseri de Montréal, Clerembaut de Chappes, Eudes le Champenois, Jofroi de Joinville, Miles de Châlons, le comte Henri de Bar, etc.—Tous ces vaillants hommes, l’auteur les a «vus»; il a, jadis, reçu d’eux des dons:
Qui ne m’ait veü ou donné...
Por ce sont en mon livre escrit.
Mais les successeurs de ces bons seigneurs n’ont, hélas! d’autre souci que d’amasser. Il en est même qui se font les protecteurs des juifs et des usuriers. Par là, ils pratiquent l’usure eux-mêmes:
Est sire et mestre de l’usure.
Or l’usure est un métier condamné dans l’Évangile, et aussi par l’expérience. N’est-il pas constant que les hoirs des usuriers déchoient régulièrement dès la seconde ou la troisième génération? Cela ne manque jamais d’arriver.
On va parler maintenant des «Romains», en commençant par le sommet de la hiérarchie: des archevêques, des légats, des évêques, des chanoines, des abbés, des moines noirs, des moines blancs, des moines de la Chartreuse et de Grandmont, de Prémontré, des chanoines réguliers qui s’habillent de noir, du Temple, de l’Hôpital, des Convers de Saint-Antoine, des nonnains et des converses, des «devins» ou théologiens, des «legistres» ou hommes de loi, des «fisiciens» ou médecins. Nul mensonge, droite vérité dans tous les cas. Écoutez bien. L’auteur n’aime pas à jeter ses rubis aux pourceaux. L’indifférence du public le décourage; l’attention du public double ses forces.
Et qui entent mon sen me doble.
*
* *
Notre père le pape devrait être comme l’étoile immobile, la tramontane, qui guide les mariniers. Vous avez ouï parler de l’art «qui ne peut mentir», inventé par les marins:
Ou li fers volentiers se joint,
Ont; si esgardent le droit point,
Puis c’ une aguile i ont touchié
Et en un festu l’ont couchié;
En l’eve[157] la metent sanz plus
Et li festuz la tient desus;
Puis se torne la pointe toute
Contre l’estoile...
Quant la mers est obscure et brune
C’on ne voit estoile ne lune,
Dont font a l’aguille alumer.
Puis n’ont il garde d’esgarer;
Contre l’estoile va la pointe.
Por ce sont li marinier cointe
De la droite voie tenir.
C’est un ars qui ne puet faillir[158].
Tel devrait être notre père qui est à Rome. Mais le père qui occit ses enfants commet un grand crime. Ah! Rome, tu nous occis tous les jours. Les cardinaux vont dans toute la chrétienté, embrasés de convoitise, pleins de simonie, comblés de mauvaise vie, sans foi et sans religion. Ils viennent, et vendent Dieu et sa mère, trahissent leur maître, dévorent tout. Certes les signes qui doivent annoncer la fin du monde se font trop attendre: «Trop voi desesperer la gent». L’orgueil et l’or qu’ils emportent outre-monts, qu’en font-ils? Ils n’en font certes ni chaussées, ni ponts, ni hôpitaux. Le pape, dit-on, en a sa part. Tant pis. Il devrait être tout yeux, comme la couronne en plumes de paon ocellées qu’on lui fait porter. Mais on lui a crevé les yeux. Les légats ont tout aveuglé; nul n’y voit goutte. C’est grand dommage que notre père ait de pareils conseillers. Au reste, ce n’est pas étonnant, puisqu’il s’entoure de Romains; c’est le terroir qui veut ça:
S’il sont fax[159] et malicieux.
La terre le doit et li lieux...
C’est à Rome que Romulus a tué son frère, Néron sa mère; que Jules César a été massacré, saint Paul et saint Pierre suppliciés, et saint Laurent rôti. Certes, Rome a fort «abaissé notre foi»; les rois et les princes «s’en devroient bien conseillier». Rome nous exploite et nous suce:
Dont sordent tuit li malvès vice.
C’est un viviers plains de vermine.
Contre l’Escripture divine
Et contre Deu sont tuit lor fet.
Pourquoi ne court-on pas sus à Rome plutôt qu’aux Grecs [de Constantinople]?
Sor aus ainz que sor les Grifons[161]?
Néanmoins il convient de prier tous pour le pape, notre père.
Quant à nos pasteurs directs, les archevêques et les évêques, «il font molt pou de ce qu’il doivent»; ils ne vivent pas «selon droiture»; ils «sormanjuent», ils «sorboivent»... Nombre de clercs s’évertuent avant d’être appelés aux honneurs qui «se repentent de bien fere» dès qu’ils ont atteint le but; «lors gabent et jurent et mentent» (v. 854). Alors l’orgueil et la simonie les envahissent. Ils vendent le Juge suprême. Mais Celui-ci les châtie souvent de leurs forfaits; seulement, il est peu de gens assez clairvoyants pour apercevoir les «jostises» que Dieu prend d’eux, même en ce monde:
De tantes granz en a données
Dont il nos deüst bien membrer[163].
Assez en sauroie nommer;
Mes je ne vueil nommer nului[164].
Je ne dis pas que tous les légats, tous les archevêques et tous les évêques soient comme il vient d’être dit, mais «molt petit i a de boens»; c’est de notoriété publique. Et les meilleurs sont sans influence: «Or ne vaut rien voiz de prodomme».
Le commun du clergé, clercs, prêtres, chanoines séculiers, «fait mescroire et desesperer le siecle» par sa conduite et ses exemples.
En maintes manieres baratent[165];
Acheter savent et revendre
Et le terme molt bien atendre
Et la bone vente dou blé.
Et s’ai bien oï et taasté
Qu’as Juïs prestent lor deniers.
Les prébendes des Églises «citeienes» (urbaines) devraient être conférées honnêtement, à des gentilshommes, car «haute Eglise requiert hautesce». Nul chanoine «citoien» ne devrait être vilain. Or des vilains sont introduits dans les chapitres, «dont une bone compeingnie est blasmée sovent a tort». Au reste, que les prud’hommes de bas lignage ne se croient pas visés par ces paroles:
Cil est partiz de gentillesce
Qui senz et proesce n’adresce.
Les clercs, qui récitent si souvent la parole de Dieu, devraient être nets, et sains, et purs entre tous. Pourquoi ne vivent-ils pas bien? Il en est de si enfoncés dans le péché qu’ils ont semé la désespérance «entre les genz qui pas ne croient». Et eux-mêmes, pense l’auteur, ils ne croient pas.—Tout cela, c’est la faute des Romains qui, de par le monde, ont jeté leur mauvaise graine.
Les moines noirs et les abbés[166].—Guiot a contre eux des griefs particuliers. Car il était lui-même moine noir, pour ses péchés. Et sa qualité de moine le mettait en difficulté avec tout le monde. Le siècle lui «en tenait forment court».
Seignor, quiex corpes i ai gié[167]?
En cest point m’ont mis nostre frere
Que j’en donroie, par saint Pere,
Doze freres por un ami;
C’onques plus dures gens ne vi.
S’il me voient mesaeisié[168]
Il n’auront ja de moi pitié.
Et s’il me voient avoir aise
Il me porchaceront mesaise.
Il en enrageait: pour un peu, on l’en aurait fait «desrendre» (jeter le froc aux orties). D’autre part, les autres «rendus», ses frères, ne le ménageaient pas.
Il entendait dire que «noz abaïes sont destruites par nos abbez». On lui rebattait les oreilles de ces continuels changements de prieurs dont «les mesons sont destruites». Sur ce dernier point, du moins, il avait une réponse toute prête:
Que por ce sovent les remuent
Qu’il ont poor[169] que il ne puent...
Il y avait plus de douze ans passés qu’il portait les «noirs draps» lorsqu’il écrivait son livre. En ces douze ans, s’il n’avait pas fait de bien, il n’avait pas non plus fait de tort à la communauté; c’est une justice qu’il se rend:
Se g’i fiz onques point de bien...
Les bons cloistriers (simples moines) n’étaient pas d’avis qu’il eût «mefait», comme d’autres l’en accusaient:
Por quoi qu’ensi lor est avis.
N’est pas avis ans bons cloistriers
Dont est honorez li mostiers...
Les bons abbés d’autrefois avaient épousé, en Sainte Église, trois pucelles: Charité, Vérité, Droiture. Les abbés de maintenant les ont remplacées par trois vieilles et dégoûtantes sorcières: Trahison, Hypocrisie, Simonie. «Ces trois vieilles nous destruiront.»
Qui ce savent et ice voient
Par folie chantent et proient...
N’osons mès parler ne rien dire.
Li uns boute, li autre tire;
Itel i a qui se conseille.
Ice est une grant merveille
Que nos connaissons nostre tort
Et savons que nos sommes mort,
Et que nous avons tout perdu.
Malement sommes deceü...
On l’entreprenait aussi au sujet de l’«Ordre blanche» (les Bénédictins de Citeaux), quoiqu’il n’en fît pas partie, parce qu’il avait été, pendant quatre mois, à Clairvaux.
Por ce que tant i sejornai.
Se j’eüsse esté en la route
Deux ans ou troiz, jel sai sanz doute,
Je n’en fusse tant ramponez...
Quatre mois fui ge a Clervaux
Ce ne fu mie trop granz max.
Je m’en parti molt franchement:
Travail i oi et paine grant.
I lessai trop et grant envie
Et grant durté et felonie,
Ypocrisie et murmuire...
Car n’a nule Ordre en tot le mont
Ou ait mainz de fraternité.
S’il ont avoir a grant plenté
Ja por ce miex ne lor en iert.
Les moines blancs sont riches et impitoyables, même entre eux.
Quant le voit gesir sor le fautre[171],
Pensif ou malade ou destroit[172].
Ils n’ont pas le temps de s’apitoyer, étant de vrais marchands en foire:
Sont il certes et bien errant.
On pourrait citer mille églises où ils ont installé leurs granges, établi des porcheries dans les cimetières et des écuries là où la messe était chantée. Les forêts sont sillonnées de leurs charrois. Ils font tailles et prises sur leurs hommes, au grand effroi des pauvres qu’ils expulsent en les renvoyant «a pain querre». Et ce sont ces gens-là qui disent que tout le monde sera damné, excepté eux!
Au reste, ce sont surtout les abbés, les céleriers et les grangiers des moines blancs qui profitent de toutes ces richesses; ils ont des infirmeries doubles; les bons vins clairs sont pour eux: les vins troubles, ils les envoyent au réfectoire des simples cloistriers qui «soutiennent tout le faix» de l’Ordre, ne s’entremettent de rien, n’en peuvent mais. L’auteur aimerait mieux être en Perse qu’en ces «cloîtres vilains sans pitié», où l’on se couche souvent, le soir, le cœur percé d’avoir choisi un si mauvais parti. Il n’en est pas ainsi, du moins, dans notre Ordre: