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La vie en France au moyen âge d'après quelques moralistes du temps

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Quant jugiere son cuer n’aploie[363] LII, 1
Au povre ki vers lui souploie
Por chou que en son sac[364] palist,
Et dou rougevestu fait joie,
Chou poise moi k’il ne roujoie
Tant ke li fus fors en salist.
Uns tius miracles mout valist[365].
. . . . . . . . . .
Juges, quant tu vois en la toie LIII, 1
Court[366] le povre ki se tristoie,
Di: «Jou voi la un Diu eslit»...
Chiaus cui li mondes ne festoie
Cuides tu ke Dius les oublit?[367]

Passons maintenant aux clercs, en commençant par les «prestres parrochiaus». Ici, quarante-sept strophes commençant chacune par le mot Prestre.

Prestre doit adés[368] pres ester LVI, 1
Et preus et pres de soi prester
A tous chiaus ki mestier en ont[369]...

Ces quarante-sept strophes ne contiennent guère que des exhortations vagues à donner le bon exemple, sur le thème:

Voici le portrait du bon prêtre:

Prestre, governe par raison LXIX, 1
Toi, te maisnie et te maison!
Et tes taisirs[371] et tes parlers
Soit temprés[372] et sans mesprison
—Tu dois estre dou caperon
Tous ordenés dusk’es sollers[373]
Et tes seïrs et tes esters[374]
Et tes venirs et tes alers
Ne souffist pas toi estre bon
A Diu, s’au monde bons n’apers[375].
Prestre, se lais hom est tes pers,[376]
N’as pas de bonté grant foison.

Les diverses parties du costume ecclésiastique sont ensuite passées en revue; chacune a une signification symbolique, que le clerc ne doit pas perdre de vue: l’amict, l’aube «o le manke estrainte, estroite as mains», la ceinture, le «fanon» (ou manipule), l’étole, la chasuble[377]. L’amict enseigne à garder sa bouche de médire et de mentir et de «glouter»; l’aube à garder ses mains pures (or, il y a plus d’une manière de se salir les mains):

Prestre, mius vaut te main perir LXXVIII, 1
Ke ordoiier d’ome ferir
[378],
De fol tast ne de caroler,[379]
De tremeler[380] ne de hellir[381]...
Cui on voit tel mestier amer
On nel doit prodome clamer,
Mais plus en fait prestre a blasmer...
Prestre, tu n’as droit en vener[382].
Prestre, te mains de kiens[383] mener
S’ordoie et del oisel tenir.

La ceinture met en garde contre la luxure; le «fanon» qui pend au bras est le souvenir historique du «tersour» (c’est-à-dire de la serviette) que les moissonneurs portaient jadis pour essuyer leur sueur:

Prestre, fai le droit dou fanon; LXXXIV, 5
Il doit te suour essuer.
Dont laboure dusk’ au suer![384]

Mais il y a sueur et sueur. Toute sueur n’est pas la sueur du sang que saint Thomas de Cantorbéry a versée pour la justice:

Prestre, jou ai mout veü ans; LXXXVI, 1
Ne vi dous prestres sanc suans.
Por coi remaint ke sanc ne suent?
Por coi? Covoitise puans
A fait tous les prestres truans;
En messonant deniers tressuent
[385]...

Le prêtre est le moissonneur des âmes. C’est grand péril pour le peuple des laïcs lorsqu’il se permet de choisir le champ de ses travaux, de l’essayer et de l’abandonner s’il ne lui rapporte pas assez. Le prêtre qui agit de la sorte rappelle le joueur de «briche»[386], qui essaye sa briche avant de s’en servir, en disant:

..... «Je l’ensai[387]; XC, 6
Se bele me saut, jel prendrai,
Et se che non, je le lairai[388]».

Prêtre, fous sont ces chevaliers qui haïssent tant la pauvreté qu’ils vont aux tournois «a la descouverte», c’est-à-dire sans équipements convenables, [pour essayer de gagner leur vie][389]. C’est le même genre de folie, pour un prêtre, de se perdre soi-même, crainte de perdre des rentes: «Mius est perdre rente ke soi».

L’auteur s’en prend, après cela, aux abbés et aux évêques, en suivant toujours sa méthode, qui consiste à «extraire le sens» (XCV, 11) des «noms» latins ou vulgaires.—Abbé, qui jadis as «rompu le festu au monde» (CIII, 2), et que les honneurs ont changé, Satan t’entraîne dans la «male maison», où l’on n’entend, pour toute musique, que des cris de «Wai, wai!» poussés sur le ton aigu. Qui jette le poisson hors du vivier, et le moine du cloître, le tue. Tu es sorti du cloître pour recevoir cette crosse recourbée par où Satan t’entraîne à sa suite. Pourquoi te nommes-tu «abbé» si tu n’es pas toujours «en abé» (aux aguets)? On te doit appeler «gabé». D’ailleurs, «abbé» signifie «père»:

Abbes qui laidist[390] et coureche C VII, 9
Autrui sanle cat ki esproe[391]
Et pour esgrater tent le poe[392].
Crueus pere est ki ses fius bleche.

Il appartient à l’abbé, comme à un bon père, de «rapeler les cuers fuitius[393]» de ses fils qui sont en même temps ses frères. Mais il ne doit pas, pour autant, consentir à tout ce qu’ils font, car il est préposé à l’ordre.

La crosse de l’évêque est, comme celle de l’abbé, droite en la hampe, courbe au sommet, pointue en bas pour être fichée en terre. Elle dit donc: «Atrai, adreche, argue» (attire, redresse, pousse).

Eveskes, abbé, vous argu C XV, 1
Dou baston courbe, droit, agu.
S’au baston ne vous conformés
Vous desservés estre batu.

L’évêque a aussi une espèce de heaume, sa mitre. Elle a deux cornes qui signifient l’un et l’autre Testament[394]. Il doit donc être bien lettré et savoir comment l’ancienne loi préfigure la nouvelle.

Prélats, aboyez à plein gosier contre le loup qui menace vos troupeaux. Mais «en tout mon tans», observe l’auteur, «peu trouvai kien qui aboiast a voie vraie». Chiens muets, vous êtes, en vérité, des loups:

Mal kien[395], lou estes devenu... CX X, 12
Lasses berbis, criés, belés
A Diu: Miserere nobis.

L’auteur commence à désespérer de découvrir l’asile de la Charité puisqu’elle n’est pas chez les pasteurs, moins pasteurs que marchands. Toutefois, il y a encore quelque chance de la rencontrer. Chez les moines. Le monde, c’est l’aire; les gens du monde, c’est la paille; le cloître, c’est le grenier; et les cloîtriers (les moines), c’est la graine. Voilà du moins ce que l’on se plaît à penser.

Moine, Dius vous a messonés. C XXXI, 6
Dou monde fors vous a glenés.
En son grenier vous a menés...
Bon grain, el grenier vous tenés;
Gardés ja mais ne revenés
Au monde remboer vos piés.

Large chaussure, large «corone», larges manches, tel est le costume du «cloistrier», d’après la Règle. Mais beaucoup de moines préfèrent des pointures étroites, dont on les blâme à juste titre. A juste titre, car «dont vient mauvais contenanche, se cuers folie ne pensoit»? Ces pieds, chaussés trop étroit, sont l’indice d’un cœur coupable. La «cointise» (l’élégance) des cloistriers de nos jours fait mal à l’auteur, «com de boivre vins enaigris». Petites semelles, courtes manches, courtes coteles témoignent assez de la confusion des pensers de ceux qui les portent. Et cette cuisine qui sent la graisse! Et ces lits aussi bien parés que celui de «Bele Aelis»! O vieux Benoit, antique Augustin! on lit vos règles latines; mais les enfreindre ne fait pas peur. De nos jours, les cloistriers écourtent leurs robes; ils ont l’air d’écuyers et de turpins[396]. On dirait qu’ils sont de l’Ordre du chien Courtin, à la queue coupée. Les anciens fondateurs, ces vieux «loukepois» (avale-pois) mangeaient des œufs les jours de fête; ceux d’aujourd’hui ne dédaignent ni poissons, ni oiseaux, ni porc, ni bœuf[397].

Li viel moine, li fill Folain C XLVII, 1
Et fill Durant, le dur vilain,
Se soloient es bos[398] logier,
Et haire et lange a gros pelain[399]
Vestir et de vermine plain...
Li nuef de lor dos enlangier[400]
N’ont cure, mais bien enlingier[401]
Se sevent come castelain...

Si Charité n’habite pas chez les gens constitués en dignité où l’on s’attend à la trouver, elle est peut-être chez les «petites gens». Il faut voir. Mais que le «peuple menu» ne se figure pas rencontrer, dans le poète, un flatteur. Les fous, à qui il a déclaré la guerre, prétendent qu’il les «laidoie». Sa manière est de dire la vérité à tout le monde. Il n’a jamais pu s’empêcher de dire la vérité:

Ouvriers de la terre qui peinez nuit et jour, inscrivez donc dans votre cœur les paroles du Reclus.

Si vous vous préoccupez autant de l’âme que de nourrir le corps, c’est bon; sinon, vous êtes coupables: vous préférez les biens transitoires aux biens durables. Charité ne conclut pas de pareils marchés. Elle est plus habile que tous les marchands, «cochons» (cossons, revendeurs) et «cochonnesses» du monde...

En quel genre Charité fait-elle des affaires? Eh bien, voici: il y a une grande cité, sur une haute montagne; un malheureux (Satan), s’y étant révolté contre son seigneur, entraîna avec lui une partie de la population; il fut chassé, alors le seigneur mit en vente son héritage. Pour repeupler l’endroit dévasté, il appela les pauvres à l’exclusion des riches. Charité se dépouilla de ce qu’elle avait pour être admise, en tant que pauvre, à l’acquérir...

Les riches s’étonneront peut-être d’entendre dire qu’ils sont ainsi frappés d’ostracisme. Mais c’est le Seigneur qui l’a voulu. Néanmoins, expliquons-nous. Pas d’intransigeance en cette matière[405]:

Tu, cui mi dit sanlent oscur[406], C LXVII, 1
Or entent quand cler les escur...
Se povretés te fait peür
Par coi on monte au mont seür,
Je ne di pas k’il ne te loise[407]
Bien, se tu vieus, avoir ricoise[408]...

Pour être riche, un homme n’est pas nécessairement «pire» s’il est compatissant, généreux, exempt d’avarice. Pas de fausse interprétation, s’il vous plaît, de ma pensée:

Clerc et lai ki orrés ches vers, C LXX, 1
Se il sont a vos mours divers,
Gardés ke aisil[409] ne versés
Avoec le bon vin ke je vers.
Ne me pigniés[410] pas a envers
Ne le droit poil ne reversés!

Le Reclus n’a pas inventé de nouvelles lois; ce qu’il conseille a été fait par les vierges saintes, les martyrs, étoiles de la terre, dont les images sont peintes et les reliques conservées dans les églises.—La plus brillante de ces étoiles est la Vierge Marie, qui a chassé du nid, plumé et pelé le geai (Satan), dont Adam et Ève avaient été victimes. A son école maints et maintes ont appris à tirer au geai, comme Marie-Madeleine...

Le souvenir de Marie-Madeleine est associé à celui de la Passion. C’est pourquoi le poète se laisse aller à enfiler l’histoire de Judas et des douze apôtres, qu’il énumère et compare successivement à des nuées, à des vents, à des tonnerres, à des médecins, à des bœufs, à des sénateurs, à des pierres à aiguiser, à des «buisines» (trompettes), etc.—Pensons au jour du Jugement, où chacun sera jugé par quelqu’un de son ordre: les chevaliers par les saints Maurice, Sébastien et Hippolyte; les moines par Benoit, Bernard et Antoine; les évêques par Martin, Nicolas et Remi.

A cascun li justes jugiere CXC VIII, 5
Fera son jugement entier
Par les homes de son mestier.

Ces développements entés les uns sur les autres forment une longue parenthèse au bout de laquelle on a un peu perdu de vue les enseignements que l’auteur a promis aux pauvres. Pour renouer l’ordre des idées, il suppose, brusquement, que les pauvres l’interpellent:

—«Maistre, ki tant nous espoëntes[411], CXC IX, 1
Je ne di pas que tu nous mentes
Ne jou de rien ne te desdi.
Mais je vuel savoir ke tu sentes
De chiaus qui vont les dures sentes:
Se chil cui Dius bat cascun di[412]
Seront rebatu; chou me di.
Che sont chil enferm, chil mendi.
Il sanle de ches gens dolentes
Ke Dius onkes n’i entendi.
Ki n’acata ne ne vendi
De quel markié paiera ventes?»[413]
—«Et ki ricoise a encarkié[414] CC, 1
Et si grans pars a emparkié
De terre, bien sera venus
S’il a dou chiel autel markié...
Dont est Dius cousins devenus
As gros, et si het les menus!»

L’auteur répond que Dieu ne hait personne, mais qu’il tondra deux fois la brebis qui ne lui a pas d’abord abandonné sa toison de bon gré. Imitez plutôt Lazare:

Povres, or pense sagement CC III, 1
Ke Dius par son fort jugement
Ne pregne a toi double tonture.
Ton premier viaurre[415] largement
Done a Diu!...
Ladres[416] soffri mainte pressure;
Ore est en assoagement[417].

Riches et pauvres, imitons Job, qui sut aussi bien user de la fortune que de la misère, et qui nous jugera tous. Patience et abstinence, suivant le cas: Povres souffrans, rikes donere.

Autre objection à prévoir:

—«Maistre, tu as dures paroles CC XV, 1
Contre nos cars
[418], ki tant sont moles.
Car tu nous vas trop pres dolant[419]».

Réponse: Asnes bien batus s’esvertue. Tu n’as pas assez battu ton âne, c’est-à-dire ta chair, toi qui parles ainsi. Sainte Agnès était de chair, comme toi. Éloge de sainte Agnès, patronne des petites filles.

O! quele joie de ces floretes CC XVIII, 11
Ke gelée ne puet froer[420]!

Mais nos fleurs à nous, hélas, gèlent, car nos courtils sont sans clôture, et balayés par la bise. Les vices pratiquent dans nos murs des brèches qui livrent passage à des courants d’air mortels pour les fleurs. Et notamment l’ivrognerie: ivresse, semblable à la mort! La solitude (Væ soli!) et le tête-à-tête de l’homme et de la femme (car les bois sans forestier ne sont pas sûrs) sont à peine moins dangereux.

Fame soule[421] est trop desgarnie. CCXXIV
Se hom i vient, ele est honie
Et li hom est ausi honis.
Il ont mout tost honte banie.
—Dis moi, hom ki sans compagnie
Sous a soule[422] fame venis,
Quieus[423] ele, quieus tu devenis.
Tu t’en vantas, quant revenis,
Ke le besoigne fu fornie...

Suivant l’opinion du siècle, il y a moins de honte pour l’homme que pour la femme à pécher. Tel n’est pas le sentiment de Reclus.

Ceux-là sont sages, par conséquent, qui s’abritent contre les trop grandes chaleurs, sous l’ombre du mariage.

En fin de compte, Charité n’est nulle part. Elle a dû se retirer, probablement, dans cette magnifique cité sur la montagne dont il a été question plus haut, où elle s’est assurée une place, et où chacun de nous doit tendre.

Le poète estime qu’il est temps de «finer sa rime»; non parce que la matière lui manque: s’il avait le «sens» et le «pooir» nécessaires, il parlerait indéfiniment sur ce thème.—Il termine par des exhortations. Courage! il est encore temps:

Quant clers dit au vespre sa prime CCXXXVI
N’est pas tous perdus ses labours.
Fous! encor pues avoir secours;
Mais haste toi...

Lecteur, qui liras ces vers, contiens-toi selon Charité; la loi de Dieu ne demande rien de plus.

Selonc Carité te contien, CCXL
Ainsi bien te consilleras.
Fous est ki en chest val
[426] voit rien
Dont il aint mius[427] avoir un «Tien»
Ke en cler mont dous[428]: «Tu l’aras».

MISERERE

Miserere mei, Deus! L’auteur s’est trop longtemps tu et abstenu de blâmer les maux qu’il a vus. Il va rompre le pain de sa parole à ceux qui en ont besoin. Il sait fort bien que, comme les malades préfèrent au pain les pommes sures, les fous n’aiment rien moins que l’on les «castoie». Lorsqu’ils voient qu’on s’apprête à les prêcher, ils filent, pour aller avec leurs pareils. Mieux vaut, pourtant, convertir un pécheur sur mille que de laisser aller les choses, sans agir. Se taire, c’est consentir.

Se cheste uevre a fin mettre puis VII, 1
Bien en porra naistre bons fruis.

D’où vient l’homme, où est-il, où va-t-il?—Il vient d’Adam, qui nous a tous perdus pour une pomme: chose étonnante, du reste, de la part d’un homme si fort et si subtil.

Por le pere sont serf li fil... XI, 4
Las! autrui pekiés nous assome. XIII, 4

L’homme vient du paradis. Il est dans une vallée de larmes. Où va-t-il? cela dépend; libre à lui d’opter entre le ciel et l’enfer.

Ou bien encore il vient...; ne disons pas d’où: jetons un voile. Il est un «sac plains de fiens», qui se vide et se remplit tout le temps. Et il sera «viande de vers». Tout cela n’est pas brillant.

Heureusement il est permis de recouvrer la condition dont Adam et Ève nous ont fait déchoir, en se mettant au service de Dieu. Service aimable, malgré les tribulations qu’il comporte, comme l’histoire des martyrs Laurent, Vincent, Étienne, André, etc., le fait bien voir. Ceux-là, soit dit en passant, n’ont pas prêché seulement par parole. «Dis sans fait» n’était pas leur cas. Or, dit sans fait, c’est moulin à une meule, soulier sans semelle, faulx sans tranchant; c’est la chanson de «burelure».

Quel merveille est s’on croit petit XXXI, 1
Le preekeour, quant il dit:
«Jeünés», et il est saous?

Cependant l’indignité du prédicateur ne devrait pas détourner de suivre ses conseils: «Creons au dit, et au fait non».

Il faut choisir entre le service de Dieu et celui du monde. Le monde ressemble au saule, cet arbre stérile, «ki verdoie en fuelle sans fruit»; au saule, emblème de deuil, dont on fait des chapeaux aux veuves:

Autre «sanlanche» (similitude). Ta fille est demandée en mariage par un homme qui a une grosse fortune mobilière et par un autre qui possède «grand hiretage». Lequel choisiras-tu?

Hiretages ne puet movoir, XXXIX, 8
Mais muebles est cose volage.

Or le monde «fors mueble n’a rien»; l’«hiretage» de Dieu est solide.

La Parabole évangélique du mauvais riche fournit un exemple des suites qu’entraîne le service du monde, lequel ressemble beaucoup au service du ventre. Exemple épouvantable pour les riches, réconfortant pour les pauvres:

Trop prent kier les biens temporaus LI, 4
Chil ki sans fin perist por aus.
Et li povres, cui on despit[431],
S’il set despire chest despit,
Rois est dou chiel, car Dieus le dit.

Il ne convient pas d’«aproprier a soi» les biens que Dieu a créés pour tout le peuple communément. Mauvais riche!

Cuides ke Dieus te doinst les fruis LIV, 2
De la tere por toi soul paistre?
Tu as en ton grenier tant muis,
Et li greniers ton proisme est vuis
[432]
Ki n’a ses enfants dont repaistre
Dont il a sis ou set en l’aistre[433].
Por chiaus fist Dieus tant de biens naistre
Ki fameillent devant ten huis.
Trop en gaste te panche flaistre[434].
Tu rendras raison au grant maistre
Ki la part as povres destruis.

Cela remet en mémoire à l’auteur une anecdote. Il y avait une fois un homme dur, qui n’avait pitié de personne. Il rêva un jour qu’il était près d’un verger plein de beaux fruits mûrs, dont la porte était verrouillée; il avait faim. Il appela tant que quelqu’un vint. Il demanda à entrer, pour manger des fruits. Impossible, dit le jardinier:

«Sans congié de segnor ne doit LIX, 1
Li serjans estendre sen doit
A cose k’il ait en baillie...»

Ces entes appartiennent à des gens prévoyants qui les ont plantées, chacun la sienne, pour le temps de disette probable, où ils seront seuls à avoir des fruits.—Là-dessus, le rêveur s’éveilla, et, appliquant sa «cogitation» à ce rêve, il comprit les inconvénients de l’avarice. Il se convertit pleinement:

Chil ki onkes mais n’ama prestre LXIV, 4
N’onkes mais confès ne vout estre,
Puis servit Dius mout volentius.

L’aumône, toutefois, n’est valable que faite avec des mains nettes et de l’argent bien acquis. On n’a pas le droit de dépouiller l’un pour vêtir l’autre. Et ceux-là seuls ont les mains nettes qui ne sont pas «hommes de sang», suivant la définition de l’Écriture, c’est-à-dire en état de péché mortel.

Ici, l’auteur ne sachant plus bien où il en est après tant de développements à tiroirs, expose, d’après le prophète Malachie (I, 6), comment Dieu veut être honoré.—Il aborde ensuite l’énumération des péchés les plus honteux.

L’orgueil, d’abord. Orgueil de science ou de force, ou de beauté, ou de naissance, ou de dignité, ou de fortune. Il n’y a pas là de quoi, au sentiment du Reclus, tant «mouvoir le grenon» (remuer les moustaches).

Garde cui tu as en desdain! LXXX, 4
Frans hom, ki m’apeles vilain.
Ja de cest mot ne me plaindroie
Se plus franc de moi te savoie.
Ki fu te mere, et ki le moie
[435]?
Andoi[436] furent filles Evain.
Or ne di mais ke vilain soie
Plus de toi, car jou te diroie
Tel mot ou trop a de levain.

Tous ces couplets contre l’orgueil sont traversés d’une forte inspiration démocratique, évidemment sincère.

Et vous, qui vous enorgueillissez de votre beauté... La beauté est un don de Dieu. Vous y aidez, pourtant, parfois. Il en est qui en achètent les ingrédients chez le «merchier» (le general storekeeper) et qui se peignent la mâchoire comme l’on peint une planche ou une statue de marbre:

Ausi com li potiers sen pot LXXXVIII, 4
Fist Dieus cascun tel com li plot.
Wai cheli, soit blanke, soit noire,
Ki por soie biauté aoire[438]
Se paint come image marmoire[439]!

Il en est qui vont dans l’enfer à cause de l’orgueil que leur chevelure leur inspire. Mieux vaudrait pour eux que la teigne leur rongeât le cuir et l’os jusqu’à la cervelle. L’usage s’est répandu, de nos jours, même chez les clercs, d’une certaine coupe de cheveux «en queue de malard» (canard sauvage). Clercs, vous abandonnez Dieu lorsque vous étalez ce «viaurre» (cette toison) que l’on vous rogna jadis en chantant Dominus pars [hereditatis mee].

Et les étoffes de couleur! La toilette; les «gironées» ou traînes des robes, qui balaient l’ordure. C’est grand dommage que ces dames, qui donnent tant de soins à leur queue, n’en aient pas une naturelle. Saint Martin, qui coupa son manteau, n’en usait pas de la sorte[440].

Après l’Orgueil, l’Envie, sa fille. De l’union incestueuse d’Orgueil avec Envie est née la Médisance, que sa mère mena de bonne heure à la cour, où elle a singulièrement prospéré. C’est elle qui, quand quelqu’un jouit d’une réputation intacte, dit tout bas:

..... «Quieus hom est chil vassaus[441]? C XVIII, 9
On vent bien estain por argent;
Il se fait bons devant le gent,
Mais ne sai quieus est ses consaus.»

Médisance s’est acclimatée même dans les cloîtres, sous l’habit de saint Benoit et sous celui de Prémontré.—Convoitise accompagne toujours l’horrible fille et ses horribles parents.

Passons maintenant (sans transition, str. CXXIX) aux cinq sens de l’homme, qui devraient être ses serviteurs et dont il fait, trop souvent, ses maîtres.

Par ses cinq sens l’homme «gouste, touche, flaire, ot et voit» (CXXXI, 2).

L’œil éveille les tentations, comme le prouve l’histoire de ce cordonnier romain qui, convoitant une jolie dame qu’il avait vue passer, se creva l’œil de son alène[442].

L’oreille accueille trop volontiers les mauvaises nouvelles, ce qui incite à les répandre.

Le nez, surnommé ici Espiehaste (Guette-rôti), jouit légitimement de l’odeur des lys, des roses et des épices, «por santé et por medechine»; mais c’est un abus de parfumer les robes à l’ambre. Ne pas se laisser mener par son nez, comme Merlin qui se fit prendre, attiré par l’odeur de la cuisine[443].

Le goût, surnommé Gastebien, fait beaucoup du mal aux gens, en particulier aux moines, qui mordent aux meilleurs morceaux et qui «boivent bien et souvent».

Des or mais au bon vin s’acordent C XLII, 11
Tuit li Ordre et tuit li couvent...
. . . . . . . . . .
Clers mangiere, trop me desplais... C XLIII, 4
Mieus sés sermoner d’un saumon
Ke des proverbes Salemon.
N’i a liu formages ne lais[444].
Jamais de lait, s’au besoing non,
N’engrenera en son grenon[445].

Il est essentiel de savoir se servir du goût. Combien faut-il manger? «Moins ke plus ou k’assés», car Cars bien norrie se revele.—Que faut-il manger? Ce qui se présente; «Nature soit ta consilliere».—Quand faut-il manger? «A la droite houre».—Pourquoi? Pour te permettre de servir Dieu; il est, par conséquent, contre la foi de jeûner à l’excès[446].—Il faut, enfin, manger du fruit de son travail, comme saint Paul l’a prescrit quand il a dit: «Ne goust qui ne laboure». Ne pas croire, d’ailleurs, que les clercs et les chevaliers ne travaillent pas. Ils travaillent comme les autres s’ils s’acquittent en vérité des devoirs de leur vocation:

Labours de clerc est Dieu priier C LVI, 6
Et justice de chevalier.
Pain lor truevent li laborier.
Chil paist, chil prie et chil deffent.
Au camp, a le vile, au moustier
S’entraïdent de lor mestier
Chil troi par bel ordenement.

Les marchands aussi travaillent; ils souffrent le chaud et le froid; manger leur est donc permis. Mais non pas aux jongleurs[447].

Mais au fol cui je voi joglant C LVII, 7
Et ki va de bourdes jenglant,
A chelui est li pains destrois[448].
Ordement vit en fabloiant.
Pors est: manjut faïne ou glant
[449].
De pain gouster n’est pas ses drois.

Mais, hélas, le monde est ainsi fait que ceux qui travaillent ont souvent bien de la peine à se procurer le pain quotidien, tandis que ceux qui ne font rien s’empuantissent de mangeaille.

Le cinquième sens est le toucher. «Toukiers li lere» (le voleur). C’est l’instrument de tous les méfaits.

L’homme a, Dieu merci, de quoi se défendre contre ces cinq serviteurs toujours prêts à la révolte. Car il en a quatre autres à cet effet: «Paours [de Dieu], Dolours, Joie, Esperanche». Peur est son portier; Douleur, son panetier; Joie, son boutillier; Espérance, son chambrier (str. CLXX). Éloge de ces quatre «sergents», qui sont continuellement en lutte contre les cinq autres.—Suit l’histoire de la vierge sainte Agathe et de ses compagnes, qui défièrent les tourmenteurs et dont le courage fait honte aux hommes «mous» et «entomis» (engourdis) d’aujourd’hui.

L’admiration du Reclus pour sainte Agathe et ses compagnes ne l’entraîne pas jusqu’à dire que tous doivent aller à Dieu par une voie si étroite. Dieu n’exige pas de tous la virginité et le martyre. Mais il est bon de ne pas perdre de vue l’idéal. Au reste, le mariage est «droite voie» en son genre:

Noches[450] sont ausi com le cage CXC VIII, 4
Ou on enclot l’oisel sauvage
K’il ne puist au bos rescaper.

Quant aux veuves, l’auteur leur adresse une question:

Veve, je te fais une enqueste: CC, 8
Quieus vie vaut mieus, chele ou cheste?
Essaié l’as: di verité!
Sont li marié sans moleste?
N’acatent il mout kier le feste
De lor caitive
[451] privauté?

Vous qui êtes adonnés à la luxure, vous avez perdu la glorieuse ceinture de la virginité. Il vous reste le mariage; c’est une façon de se receindre. Par malheur, il n’est guère employé à cette fin. Ceux qui devraient se ceindre le plus étroitement sont ceux qui dénouent le plus volontiers leur ceinture.

Le service du monde peut être comparé encore au sureau: les fleurs en sont blanches et le fruit noir.

Ce n’est pas ici le lieu de s’occuper de nos seigneurs que Dieu «a ordenés docteurs ou monde sur la gent petite», car l’auteur «en a assez parlé aillours[452]». Il n’est pas, du reste, de ceux à qui les folies de leurs maîtres font plaisir, en autorisant, pour ainsi dire, les leurs. Il donne, lui, de bons conseils aux hommes. Il a «confit» le présent «laituaire» (électuaire) pour son propre profit et celui des autres. Si les hommes n’en tiennent compte, Dieu ne l’en récompensera pas moins (CCXIV).

Nouvelle série d’exhortations.—Aux jeunes gens, qui comptent sur vingt ou trente ans de vie. Qu’ils n’y comptent pas:

On voit bien morir le veel[453] CC XVIII, 10
Devant le mere, et plus d’agnel
Ke de berbis sont piaus en vente[454].

Aux vieillards:

..... N’est pas bel CC XIX, 4
De jovene cuer sous vieille pel.
Moi sanle[455], quant vieillars revele[456],
Ke che soit asnes ki viele.

Il n’est pas prudent de remettre au lendemain la pénitence. C’est jouer avec la Mort. Or, elle sait trop bien crier «Hasart!» à l’improviste, en emportant les enjeux.

Exhortation à la pénitence. Liste d’illustres pécheurs qui ont été pardonnés: Ninive, contre qui Dieu avait déjà bandé son arc; Marie-Madeleine; saint Pierre après le reniement; Théophile... Ce dernier rentra en grâce par l’intercession toute-puissante de la Vierge Marie. Et cette toute-puissance de la Vierge, voici une histoire qui la montre bien... Il y avait à Citeaux un moine, qui conseillait à ses compagnons de ne pas chanter, les jours de fête, plus haut que d’habitude. «Vous le faites par vanité», disait-il. Un jour, le 15 août, tandis que les bons moines et les bons seigneurs s’appliquaient de leur mieux à bien lire et à bien chanter, il chantait bas, lui, suivant sa coutume, lorsque le ciel s’ouvrit et une vision resplendissante descendit devant l’autel. Il reconnut la mère de Dieu, accompagnée d’un ange et de saint Jean. L’ange portait une fiole de piment «mout delitable, cler et sain»; et saint Jean un hanap. La Vierge prend le hanap plein et l’offre à l’abbé en disant:

«Amis, bevés, car je vous ain; CC XLV, 10
Ne devés pas servir en vain.»

Tous les moines boivent de même, après l’abbé, excepté le visionnaire.—Le lendemain, à matines, celui-ci resta muet; et, comme l’abbé lui demandait pourquoi: «Je suis le seul, répondit-il, qui ne but pas hier au hanap». Et il raconta sa vision. Tout le couvent fut émerveillé et le héros de l’aventure apprit à «chanter haut» désormais[457].

Le poème de Miserere s’achève par une prière du pécheur repentant à la Vierge, dont l’auteur enseigne les termes:

Hom avulés[458], ne t’alentoie CC LVIII, 7
Por oster de ten uel le toie[459].
A le grant miresse[460] t’envoi...
Por te besoigne et por le moie[461].
Ensi diras...

Cette prière, qui ne s’étend pas sur moins de quinze douzains, est surtout une litanie. Telle est la dernière strophe, par laquelle on peut juger des autres:

«O mireours vrais d’onesté, CC LXXIII, 1
O dame de grant poësté,
Rent as caitis lor hiretage!
Car en essil ont trop esté.
Dame, trop somes tempesté
De chest mond amer et marage
[462].
Tresporte nous de chest orage,
De chest oscur val yvrenage
En cler mont, en chel bel esté.
Fai nous uel a uel, sans ombrage,
Fache a fache, non par image,
Ton fil veoir en majesté.
Amen.

ROBERT DE BLOIS

Le magnifique recueil des œuvres de Robert de Blois, exécuté dans l’Est de la France pendant le dernier tiers du XIIIe siècle pour quelque riche amateur et qui, après avoir appartenu à Guichart Dauphin, seigneur de Jaligny (tué en 1415 à Azincourt), porte aujourd’hui le nº 5201 des manuscrits de l’Arsenal, contient (p. 3) une sorte de dédicace, en ces termes:

A.ij. de mes moillors amis 171
Qui bien sont andui de tel pris
C’on doit mout bien por aus rimer
Vuil je cest livre presanter...
Lor nons ne vuil je pas celer...
Li uns Hues Tyreaus de Pois,
Uns chastelains prouz et cortois,
Li autres Guillames ses fiz
Qui est saiges, prouz et soutis,
Gentis, bien parlant, qui mout vaut,
C’on ne porroit, se Dex me saut,
Jusque a Londres trover moillor.

Suit un copieux éloge de ces deux personnages, qui sont connus par ailleurs. Hue Tyrel fut seigneur de Poix de 1230 à 1260; son fils Guillaume, qui lui succéda, mourut en 1302.—Robert de Blois fait du «bon Huon» le portrait le plus flatteur; il sait très bien servir, «honorer et conjoïr» les prud’hommes; il est courtois de cœur; il déteste les «boiseors» (traîtres) et les «mausparliers», les orgueilleux, les filous, les méchants; il aime, il craint Dieu; il hante volontiers l’église; il est impassible:

Ne set pour perte trop doloir 229
Ne por gaaing trop joie avoir.

Nul ne tire si bon parti de sa terre; il sait dépenser comme il faut:

Large, franc, bien fait de corps, grand, vigoureux, débonnaire dans les relations mondaines, avisé quand il doit juger. «Et que dirai je de ma dame?» Ses vertus sont dignes de sa haute naissance:

Li bons Jofrois de la Chapele 253
Par cui sens douce France bele
Est tonsée et mantenue
Et de grant richece acreüe,
L’engendra, c’est la veritez.
Dex li accroisse ses bontez!

Quant à Guillaume, c’est un modèle de chevalerie:

Car dedanz lui sont hebergié 192
Honors, cortoisie et largece,
Hardemanz, savoirs et prouesce.
Bien set ses amis consoillier
Ses henemis desavancier...
En plusors leus est esprovée
Sa valors et sa renonmée...
Il n’ai en Vimeu n’en Pontis[464]
N’en Aminois n’en Belvesis,[465]
Conte de si trés grant hautesce
Ne prince de si grant noblece.

Le «bon Jofroi de la Chapele», dont il est dit ici qu’il exerçait une si puissante action sur le gouvernement de la France, est le pannetier de France qui fut en effet un des conseillers les plus affidés du roi Louis IX; il paraît dès 1224[466]; il figure comme arbitre pour le roi Louis dans un accord avec Thibaut, roi de Navarre et comte de Champagne en 1243[467]; il est cité à plusieurs reprises, au cours des années suivantes, comme membre de la Cour judiciaire du roi[468]; dans un acte de «paix» conclu vers 1251 entre Hue Tyrel et les bourgeois de Poix (qui ne paraît pas avoir été remarqué jusqu’à présent), «mesire Huon, sire de Poiz», retient formellement «le consel monseigneur Gefroi de la Chapele, panetier de France»[469]; le 24 février 1253, il exerça la haute fonction de «celui qui rend les arrêts», c’est-à-dire de président au parlement[470].

De ces détails, il ressort que Robert de Blois écrivit la dédicace insérée dans le ms. de l’Arsenal avant la mort de Hue Tyrel et de Jofroi de la Chapelle; or Jofroi est mort avant 1260 et Hue cette année-là.

Il est à remarquer, du reste, que cette même pièce se trouve, sous d’autres formes, dans d’autres recueils des œuvres de Robert.

Elle figure, par exemple, dans le ms. fr. 2236 de la Bibliothèque nationale (XVe siècle), qui dérive d’un manuscrit plus ancien où les noms du seigneur de Poix et de sa famille avaient été remplacés par ceux d’un certain «Jehans de Bruges»; de «Tierri», le franc comte de Forbach; et des «dames du parage d’Aspremont»[471].—Elle figure aussi, mais fort abrégée, dans le m. fr. 24301 de la Bibliothèque nationale; là, le poète ne s’adresse plus qu’à «un de ses meilleurs amis» et il s’abstient de le nommer; il annonce qu’il le nommera plus loin:

En la fin del livre savrez
Par kel nom il est apelez[472].

Mais, comme le ms. fr. 24301 est incomplet à la fin, on n’en sait pas davantage.

Faut-il croire que Robert de Blois avait composé une dédicace passe-partout, où il se contentait de changer ou de supprimer, suivant les circonstances, les noms propres? Peut-être[473]. Il n’en reste pas moins que l’auteur de la dédicace aux Tyrel était un contemporain de saint Louis. C’est tout ce que l’on peut dire sur son compte.

 

La nomenclature de ses écrits est un des problèmes compliqués de l’histoire littéraire du XIIIe siècle, parce que les recueils que l’on en a diffèrent beaucoup entre eux, et parce que Robert avait l’habitude d’encastrer industrieusement, en les modifiant plus ou moins, ses petits dans ses grands poèmes. Il semble qu’il ait donné, lui-même, plusieurs éditions (deux au moins) de ses poèmes divers, ajoutant ici, retranchant là, bouleversant l’ordre adopté d’abord; mais la chronologie de ces remaniements n’est pas établie, et il est peut-être impossible de l’établir. D’autre part, Robert a farci son roman de Beaudous de plusieurs de ses pièces didactiques ou édifiantes qui avaient été faites pour être et qui ont été, effectivement, plusieurs fois publiées à part.

Les rédacteurs de l’Histoire littéraire n’ont pas résolu, ni même soupçonné—ils ne connaissaient pas l’édition représentée par le ms. de l’Arsenal, qui contient la dédicace aux Tyrel—la plupart des difficultés que soulève l’historique des œuvres de Robert.—Un essai de nomenclature des poèmes divers, avec un «tableau de concordance dont l’objet est d’indiquer à quelle place se trouvent dans les [autres] manuscrits chacune des pièces de Robert de Blois que contient le ms. de l’Arsenal» a été dressé par M. P. Meyer (Romania, 1887, pp. 25-43). M. P. Meyer a posé là les questions que le futur éditeur des poèmes devrait élucider, si c’est possible[474]. Depuis, il n’a rien été fait qui vaille dans cette direction. La soi-disant édition «diplomatique» de M. Jacob Ulrich (Robert von Blois sämmtliche Werke. Berlin, 1889-1895, 3 vol. in-8), outre qu’elle est incorrecte, n’est qu’un recueil de matériaux bruts.

 

Peu de poèmes sont aussi «curieux», au sentiment de M. P. Meyer, que ceux de Robert de Blois, «pour l’histoire des mœurs et de la courtoisie au XIIIe siècle»[475]. Et «il est parmi nos anciens auteurs un de ceux qui ont le mieux réussi à rédiger les règles du savoir-vivre et des bonnes manières». Plusieurs de ses petits poèmes, «l’Onor es dames, le Chastoiement des dames, l’Enseignement des princes forment un véritable code de la courtoisie telle qu’on l’entendait au moyen âge».

Le Chastoiement des dames, ou traité de civilité à l’usage des dames, qui était encore populaire à la fin du XVe siècle[476], est depuis longtemps connu des érudits, parce qu’il a été publié de bonne heure dans le recueil de Barbazan-Méon (Fabliaux et Contes, II, 184-219; d’après le ms. fr. 837). Il a été analysé, d’après l’édition de Méon, dans l’Histoire littéraire (XIX, 833). Nouvelle édition, par J. Ulrich, dans les Sämmtliche Werke, III, 57. Nouvelles analyses dans l’Histoire de la langue et de la littérature françaises publiée sous la direction de L. Petit de Julleville, II, p. 185[477], et par Alice A. Hentsch, De la littérature didactique du moyen âge s’adressant... aux femmes (Halle a. S., 1903), pp. 75-80.

De l’Enseignement des princes, on a plusieurs manuscrits: mss. 3516 et 5201 de l’Arsenal, mss. fr. 2236 et 24301 de la Bibliothèque nationale (ce dernier avec une entrée en matière un peu différente). Imprimé par J. Ulrich, l. c., III, p. 2-54, avec l’Onor es Dames, qui en forme, dans l’édition, le premier paragraphe. Analyse très sommaire par P. Paris dans l’Histoire littéraire, XXIII, p. 735 (où l’Enseignement est considéré comme un épisode du roman de Beaudous).

Les petits poèmes édifiants (notamment sur la Trinité et la Confession) qui se trouvent dispersés dans la collection des œuvres de Robert de Blois (Romania, XVI, p. 40, nº 16), et qui sont réunis pour la plupart au t. III (pp. 81-129) des Sämmtliche Werke d’Ulrich, sous le titre général de «Poésies religieuses» ont, pour nous, beaucoup moins de valeur, à cause de leur banalité. Les deux romans de Robert de Blois, Beaudous, Floris et Liriopé (ce dernier manifestement imité du Cligès de Chrétien de Troyes) sont prolixes et sans relief. C’est pourquoi nous ne présenterons au lecteur que les deux principales des pièces didactiques précitées, Chastoiement et Enseignement[478].

Nous les présentons sous le bénéfice des observations suivantes.

1º Il n’existe pas de texte critique du Chastoiement ni de l’Enseignement, purgé des formes dialectales (de l’Est) qu’offrent les meilleurs manuscrits, et ramené à la graphie probable de l’auteur[479]. On a donc dû se résigner à se servir des textes très imparfaits d’Ulrich, en collationnant les mss. chaque fois que le sens était intéressé.

2º Les écrits didactiques de Robert de Blois doivent être, à notre avis, interprétés avec précaution. Les anciens érudits ont pris au sérieux, et pour argent comptant, tous les conseil donnés aux dames de son temps par Robert dans le Chastoiement. D’où leur surprise en les lisant, qu’ils n’ont pas dissimulée: «Comment était-il nécessaire au XIIIe siècle, dit M. Amaury Duval, d’avertir les femmes de ne pas permettre une liberté du genre de celle qui est indiquée dans ces vers: Gardez que par nus hom sa main Ne laissiez mettre en votre sein?» A. Duval s’étonne encore de trouver dans le Chastoiement certains préceptes de propreté et de convenance élémentaires qu’il peut sembler fort inutile de donner à des dames que l’on ne doit pas supposer dépourvues d’éducation[480]. «N’essuyez pas, dit, par exemple, le poète, vos yeux à la nappe, ni votre nez; ne buvez pas trop.» De pareils conseils font sourire aujourd’hui. Mais la question se pose de savoir si ce sont là des indices de la grossièreté foncière de l’ancienne société courtoise, ou si l’auteur ne les a pas formulés, justement, pour provoquer le sourire, et si les hommes du XIIIe siècle n’en souriaient pas comme nous[481]. En ce cas, qui n’a rien d’improbable, supposé que certains préceptes de Robert de Blois doivent être entendus cum grano salis, une foule de conclusions tirées, pour l’histoire des mœurs, des œuvres de notre auteur (et de bien d’autres) tomberaient, tout d’un coup, à plat[482].


L’ENSEIGNEMENT DES PRINCES

Ce n’est pas sans raison que Robert de Blois, qui avait «laissé le rimer», l’a recommencé[483]. Ce siècle est corrompu. Il craint fort de perdre sa peine en dénonçant les abus. De plus sages que lui n’ont pas été écoutés. Il essaiera, pourtant.

Les anciens seigneurs avaient coutume de tenir cour richement; ils distribuaient pailes et cendaux[484], or et argent, vair et gris, destriers[485]. Les lieux où ils séjournaient en valaient mieux longtemps après. Ceux d’aujourd’hui sont autrement endoctrinés: au lieu de donner, ils prennent; les pauvres gens fuient sur leur passage; ils dépouillent les saints eux-mêmes et se font excommunier; mais cela leur est égal.

Qui porroit sans plainte soffrir 67
C’om voit aucune gent tollir[486]
As genz lor femmes et lor terre?
On en devroit vengance querre
As Sarrasins outre la mer
S’on nes pooit[487] plus prés trover[488].

Qui le croirait sans l’avoir vu? Les princes de nos jours font fermer les portes des salles où ils mangent [au lieu de les laisser ouvertes à tout venant, comme c’était jadis l’usage]. Robert de Blois ne s’en peut taire, quand il entend le cri des huissiers:

«Or fors[489]! Messires vuet maingier!»

Les prélats, de même, bestournent et déshonorent leur ordre. Ceux d’autrefois étaient des saints; ceux d’aujourd’hui «saintiront» quand les poissons haïront l’eau. Ils sont riches; ce sont des commerçants experts: personne ne s’entend mieux qu’eux à vendre, à acheter, à prêter...

C’est ainsi que parlent les fous. Robert en a le cœur dolent. Il a souvent défendu les grands seigneurs «par paroles» et il le fera encore. Car il ne faut pas médire d’eux:

Est cil fous qui nul mal en dist; 118
Car cil qui tot lo voir vuet dire
Son affaire sovent empire.

Puisse le présent ouvrage, grâce à sa modération, convenir à tous les prud’hommes![490]

I.—Premièrement je vous enseigne de ne pas être si vilain ni si «estout» (téméraire) que de dire du mal des dames, à tort ou à droit. Car, d’abord, c’est le sexe auquel vous devez votre mère:

Et puis, la plus grande joie de l’homme, c’est que les femmes lui fassent «beau semblant». Certes, il est des déloyaux qui n’ont pas souci des dames; mais ceux-là sont justement suspects de vices contre nature.

Por dames done l’on maint don 377
Et contrueve[492] mainte chançon.
Maint fol an sont devenu saige,
Home bas monté en paraige.
Hardis en devient maint coarz
Et larges qui sot estre eschars[493]...

Dieu, d’ailleurs, nous a fait voir qu’il aime plus la femme que l’homme. Car il l’a créée dans le paradis (et l’homme avant le paradis). Car il a voulu naître d’une femme. Car c’est à des femmes qu’il s’est montré en premier lieu après la résurrection.—Robert de Blois est persuadé que le présent petit poème, qu’il baptise l’Onor es dames, aura près d’elles du succès. Elles diront en l’entendant:

«Deus por sa pitié merci ait 463
De l’arme[494] celui qui t’a fait[495]».

II[496].—Aimez Sainte Église; c’est le moyen d’être invincible, comme le bon roi Charlemagne.

Quand Dieu institua Sainte Église, il lui donna deux bonnes gardes: les clercs et les chevaliers; les clercs pour enseigner la loi; les chevaliers pour la défendre.—Suit la description allégorique de l’armement du chevalier, un des lieux communs préférés de la littérature du moyen âge. L’épée est claire, à double tranchant et pointue: cela signifie que le chevalier doit être pur, tenant de l’une et l’autre loi, prêt à crever les ennemis de l’Église. La garde en croix, c’est «l’enseigne Jésus-Christ»; le nom qui est gravé dedans veut dire que le chevalier doit toujours avoir Jésus-Christ en mémoire. Le pommeau, gros et rond, signifie que le monde entier honore l’état chevaleresque, car «chevalier» est synonyme de «sire». Ainsi de suite pour l’écu, peint et doré; la lance; le heaume, lié de fortes courroies et peint à fleurs; le cimier; la coiffe; le haubert de mailles; la couleur rouge de la cotte armée; le hoqueton; les chausses; les éperons; la selle, etc. Les quatre pieds du cheval d’armes symbolisent «les quatre principales vertus»: justice, sagesse, force (surtout la force morale), modération.

Li chevaliers doit estre fors 711
Assez plus dedanz que defors...
Qu’il n’ait le cuer desesperé
Por maul
[497] ne por adversitez...
En ses plus granz prosperitez
Doit il estre plus atamprez.[498]
Que por beauté ne por proesce,
Por paraige ne por richesce,
Ne doit il autrui mesprisier.

III[499].—Gardez-vous de vilain «gas». Plus d’un a perdu la vie pour avoir médit. Quand on a pris l’habitude de blâmer, on blâme tout le monde, bons et méchants. Mais l’auteur ne veut pas plus longtemps salir sa bouche en parlant d’un si triste défaut, particulièrement déplaisant chez les grands seigneurs[500].

IV[501].—L’envie est une maladie qui fait souffrir sans relâche. Tous les envieux sont maigres et pâles; la prospérité d’autrui les torture. Un couteau fiché dans la chair, ils n’ont de pensée que pour leur douleur.

V.—L’orgueil est le premier en date des péchés, et celui que Dieu hait le plus. C’est par orgueil qu’ont désobéi Adam et Ève, et c’est en punition de cette faute que les femmes se couvrent la tête, jusqu’à nos jours:

Dous em prist vanjance si grief 905
Qu’encor porte covert le chief
Fome por la honte qu’ale ot...

Histoire de Jonas. Après sa délivrance hors de la baleine, un ange conduit le prophète à la cité de Ninive. Ils pénètrent dans la ville par le quartier où l’on tuait les bêtes et où s’amassaient les ordures. Jonas se bouche le nez et s’étonne que l’ange n’en fasse pas autant:

«Estoupez vos por la puor[502]! 1033
Onques mais ne senti piior[503]».
—«Ne sai», fait il, «que puors soit!»

Ils arrivent dans la grand’rue, richement parée, encourtinée de draps magnifiques, où l’on vendait les épices: poivre, cumin, cannelle, encens alexandrin, anis, grenades, figues, dattes, etc. Le prophète crut être passé de l’enfer en paradis. Mais ce fut au tour de l’ange à se boucher le nez des deux mains: il venait d’apercevoir un beau damoiseau de quinze ans, monté sur un superbe cheval, qui valait bien vingt marcs, avec des éperons dorés, «haligoté» (couvert d’ornements tailladés) jusqu’aux genoux, un chapel de roses sur la tête. L’ange s’écrie: «Etoupe-toi!» «Et por quoi?», demande Jonas. «Le grand orgueil que ce chétif a dans son cœur dégage plus de puanteur que je n’en saurais supporter», répond l’ange. Le prophète fut très étonné:

VI[505].—Sur toutes choses gardez-vous d’avoir confiance en un serf[506]. Maints prud’hommes en ont été confondus. C’est aller contre la nature que d’exalter ceux qu’elle a voulu abaisser.

Serf sont por ce que servir doivent. 1149

Ces gens-là ne savent pas aider les francs hommes; ne leur demandez jamais conseil. D’une buse, vous ne verrez jamais faire un bon faucon. Ils n’ont pas le sens de la fidélité:

A lor gré voudroient chascun jor 1159
Tel genz avoir noveaul seignor,
Qu’il ne sevent de cuer amer;
Por ce s’i doit on moins fier
Quant il mostrent plus bel samblant.

Vous connaissez le proverbe: Tuit li parent dame Amenjart adès se traient d’une part. Savez-vous ce que ça veut dire? Cela veut dire que les fous aiment la compagnie des fous et que les mauvais s’assemblent.

Li proudons ainme le proudome... 1177
Princes qui malvais home croit
Ne dites ja que proudons soit.

De plus bas s’élève le serf, d’autant plus orgueilleux est-il, et «desmesuré». Un tigre n’est pas plus cruel que lui pour les francs hommes qui lui sont subordonnés. Souvenez-vous du bon roi Darius et de son satrape Bessus. Et Alexandre? ce sont ses serfs qui lui firent «boire la mort»:

Hé! riches homs! con mar[507] i fus 1241
Quant par tes sers fus deceüs!

Mais si vous trouvez un prud’homme de bas parage, faites-lui du bien tout de même, honorez-le suivant son prix. Le «bas parage» ne doit faire aucun tort à l’homme sage:

Fiz de vilain prouz et cortois 1253
Vaut .XV. malvais fiz de rois[508].

VII[509].—Méfiez-vous des «losenjors», des flatteurs et des traîtres. C’est le pire venin du monde[510].—Il faut sarcler son entourage, comme le brave homme qui arrache de son jardin les chardons et les orties pour y planter des choux et des poireaux. Portrait du bon serviteur, dont la fidélité est inestimable, car elle peut valoir en un jour ce que l’entretien de ce prud’homme a coûté pendant vingt ans:

A besoing sevent endurer 1346
Les durs assauz, les fors estors.[511]
Les froidures et les chalors...
Si ne prisent ne cors n’avoir
Por lor seignor a l’estovoir[512].

VIII[513].—Dieu hait le riche avare, autant que le pauvre orgueilleux et le vieillard luxurieux. Il n’est de richesse que d’amis. Vous savez comment la ronce accroche la brebis: la laine y reste; ainsi l’avare prend, sans rendre. L’avoir dont on ne s’aide pas, c’est simplement du bien perdu. Il en a coûté cher au roi Porus d’avoir entassé tant de richesses. Souvenez-vous, d’autre part, du roi Artur, que les fils de rois et d’empereurs se faisaient gloire de servir, comme les clercs se font gloire, de nos jours, d’avoir étudié à l’Université de Paris:

Car si con c’est or de Paris 1503
Que clerc ne sont pas de haut pris
S’ainçois n’ont a Paris esté
Por aprendre et sejorné,
Et quant il i ont tant estu
Et tant apris k’il ont leü,
Donc sont il et la et aillors
Renommé avec les meillors.

C’est que le bon roi Artur savait bien «conjoïr» les «gentils» et les combler de ses dons. Rien n’est au-dessus de «donner»:

..... Doners est grace 1562
Sor savoir, sor force et bonté.

Le clerc le plus lettré et le mieux apparenté, s’il est avare, tombe au dernier rang dans l’estime publique. De même, le chevalier le plus robuste et le plus preux, s’il est «eschars». Au contraire il n’est pas de contrefait ou de bossu que tout le monde ne prisât, s’il était généreux. Et le «donner» fait pardonner bien des faiblesses. D’où vient l’autorité des princes et des seigneurs? Ils ne sont pas plus grands que nous, ni plus forts. Il y a des vilains dont la taille est supérieure à celle d’un châtelain. Mais les seigneurs ont de quoi donner et donnent; voilà le secret de leur puissance.—Largesse, reine des vertus! Elle dissipe tous les vices, comme le soleil les ténèbres. Les saints mêmes ne le seraient pas sans cet accomplissement:

Par doner puet on Deu conquerre, 1626
Et par doner sont sainti maint
[514],
Car se les saintes et li saint
Fussent aver, eschar[515] ne chiches,
Jamais ne fussent de Deu riches...

IX[516].—Sachez «souffrir». Un proverbe des vilains est: Ja n’iert mananz cil qui ne set estre soffranz. La patience est en effet une vertu capitale, une des trois que Dieu aime le plus (jeune homme chaste, riche généreux, pauvre «soufrant»). Exemple de César qui gagna une bataille, sans coup férir, en sachant attendre.


LE CHASTOIEMENT DES DAMES

L’auteur du Chastoiement des dames se propose d’enseigner aux dames comment elles doivent se conduire. Se bien conduire dans le monde est, pour une dame, chose difficile. Car parle-t-elle? on dit: «Aprise est de mauvaise escole; trop parle». Et si elle se tait, on lui reproche de ne pas savoir «araisnier les genz». Est-elle avenante et courtoise? on prétend que c’est «par amour»:

D’autre part, si elle ne fait pas bon visage, elle passe pour «trop fière». Il faut savoir parler et se taire avec mesure. Robert de Blois est convaincu que les dames qui l’en croiront ne seront jamais blâmées.

I. Si vous allez à l’église, ou ailleurs, marchez avec dignité, «toute droite»: ne trottez pas, ne courez pas; et ne musez pas non plus[519]. Saluez même les pauvres gens:

Tot droit devant vous esgardez. 81
Chascun que vous encontrerez
Saluez debonairemant;
Ce ne vos coste pas granment,
Et molt en est tenuz plus chiers
Cil qui salue volentiers.

II. Ne vous laissez mettre la main aux seins par personne, si ce n’est par votre mari, qui en a le droit. C’est pour qu’on ne se la laisse pas mettre que les «affiches», broches ou agrafes, ont été jadis inventées.

III. De même ne vous laissez pas baiser sur la bouche, si ce n’est par celui «à qui vous êtes toute». Loyauté, foi ni parage n’empêcheraient pas les conséquences.

IV. Beaucoup de dames se font blâmer à cause de la façon qu’elles ont de regarder les gens, à peu près comme l’épervier qui fond sur une alouette. Prenez-y garde: les regards sont «messagers d’amour»; les hommes sont prompts à s’y tromper:

Sovant regarder ne devez 145
Nul home, se voz ne l’amez
Par droite amor...

V. Si quelqu’un vous prie d’amour, ne vous en vantez pas. C’est vilainie de se vanter. Et d’ailleurs s’il vous prenait fantaisie, plus tard, d’aimer ce quelqu’un, le secret en serait plus difficile à garder. Taisez-vous donc, ne fût-ce que par prudence; on ne sait pas ce qui peut arriver.

VI. Pas de ces décolletages à la mode:

Aucune laisse desfermée 190
Sa poitrine, por ce c’on voie
Com faitement sa char blanchoie.
Une autre laisse tout de gré
Sa char aparoir au costé;
Une des jambes trop descuevre.
Proudons ne loe pas ceste euvre.

Non seulement les prud’hommes sont choqués de ces manières d’agir, mais les gens ne se gênent pas pour en exprimer leur avis: «C’est signe de putaige», disent-ils.

VII. N’acceptez pas de joyaux, si ce n’est à bon escient. Car les joyaux qu’on vous donne privément coûtent cher; c’est l’honneur qu’on achète avec. Il y a pourtant d’honnêtes cadeaux, dont il convient de remercier:

VIII. Surtout, ne «tancez» pas. La colère, le verbe haut suffisent à faire déchoir une dame à la condition de ribaude. Rien n’est plus contraire à la courtoisie. Si l’on vous dit des choses désagréables, ne ripostez pas sur le même ton; tout le monde vous en saura gré. L’homme qui vous injurie s’honnit lui-même, et non pas vous; si c’est une femme qui vous «tance», vous lui crevez le cœur au ventre en refusant de lui répondre[523].

IX. Ici, Robert de Blois croit devoir mettre les dames en garde contre l’habitude de jurer, de trop boire et de trop manger:

Cortoisie, beautez, savoir 311
Ne puet dame yvre en soi avoir...
Bien est honiz et honiz soit
Et homs et fome qui trop boit.

X. La dame qui, quand un grand seigneur la salue, se tient immobile et «estoupée», on dit qu’elle n’est pas bien élevée[524]. On se permet des réflexions plus désobligeantes encore:

Et dire puet on tot de plain 347
Qu’ale parle atot le froin[525].
Si samble qu’ale soit maulsainne[526]
Ou de ses denz ou de s’aloigne[527].

Il n’est licite de «s’estouper» beaucoup que lorsqu’on a quelque chose à cacher, si l’on est «jaune, grounaise, remusée». N’estoupez pas, ou peu, un beau visage.—Si vous chevauchez en public, soyez estoupée. «Destoupez»-vous en entrant dans l’église.

Et devant totes genz de pris 369
Se vos avez maul plaisant ris,
Sanz blasme votre main poez
Metre devant, quant vos riez[528].

XI. Dame qui a pâles couleurs

Ou qui n’a mie bone oudor 374

déjeunera dès le matin. Bon vin colore la face. Anis, fenouil et cumin corrigent l’autre inconvénient. Vous, du reste, dont l’haleine est mauvaise, mettez-vous en peine de la retenir, à l’église, quand vous prenez la «paix»[529]; et ne soufflez pas à la figure des gens, principalement «quant vos estes plus eschaufée».

XII. C’est surtout au moûtier (à l’église) qu’il importe de surveiller sa contenance; car on est là sous les yeux du public, qui «note le mal et le bien».

Bien siet beaus estres en mostier, 403
Cortoisement agenoillier
Et par beles devocions
Faire de cuer ses oroisons.
De molt rire, de molt parler
Se doit on en mostier garder...

XIII. Levez-vous au moment de l’Évangile. Signez-vous au commencement et à la fin. A l’offrande, tenez-vous bien. Dressez-vous aussi, les mains jointes, lors de l’élévation; priez ensuite, à genoux, pour tous les chrétiens jusqu’à ce qu’on dise Per omnia:

Chose qui n’est pas permise aux hommes, sans encourir de blâme.

XIV. La bénédiction donnée, laissez la foule s’écouler; inclinez-vous successivement devant chaque autel; et si vous avez compagnie de dames, attendez-les, et partez la dernière. Ainsi en usent les dames qui ont de bonnes manières.

XV. Si vous avez un bel instrument vocal, chantez hardiement:

Beaux chanters en leu e en tans 455
Est une chose molt plaisanz.

En compagnie de gens du monde, qui vous en prient, et dans votre particulier, pour votre plaisir, chantez; mais n’abusez pas, pour que les gens ne disent pas, comme il arrive: Beaux chanters ennuie sovant[531].

XVI. Recoupez souvent vos ongles, au ras de la chair, par souci de propreté. «Avenandise» vaut encore mieux que beauté[532].—Toutes les fois que vous passez devant la maison d’autrui, gardez de vous arrêter pour jeter un coup d’œil à l’intérieur.

Tel chose fait aucuns sovant 483
En son hostel priveemant
Qu’il ne voudroit pas c’on veïst.

Entrer sans frapper est indiscret; il semble que ce soit «agais».

XVII. Il importe de savoir manger. Ne pas trop rire, ne pas trop parler à table. Ne pas s’adjuger les meilleurs morceaux. Ne pas trop manger chez un hôte. Ne pas blâmer les mets qu’il offre. S’essuyer la bouche, ne pas s’essuyer le nez à la nappe:

XVIII. Mentir est un grand vice. Tout prud’homme aimerait mieux recevoir une blessure corporelle que de mentir: une blessure peut guérir; le tort que cause le mensonge à la réputation est sans remède.

XIX, XX, XXI[534]. Il y a des dames qui, quand on les prie d’amour, ont la gaucherie de se taire, faute de se savoir excuser. Tant de simplicité encourage les poursuivants et leur fait croire qu’ils chassent un gibier facile, trop facile. Il faut toujours refuser, même si l’on n’en a pas l’intention. Et voici comme on doit s’y prendre.

Supposé que celui qui vous adresse une déclaration vous dise:

..... «Dame, nuit et jour 610
Me fait votre beautez languir.
Quant je vos voi, s’ai si grant joie
Qu’il m’est avis que je Deu voie...
Vendre, doner et engaigier
Me poez, dame, plainnement.
Por fiance merci vos quier
Quant votre suis si ligemant.»

Et autres choses semblables[535]. Vous répondrez:

«Celui aim je que amer doi, 698
A cui j’ai promise ma foi,
M’amor, mon cors et mon servise
Par loianté de Sainte Yglise...
Et se vos jamais en parlez
Mon cuer si deperdu avrez
Que trop mal gré vous en sera...»

Ne dites pas cela en riant, mais comme si vous étiez bien fâchée. N’allez pas, toutefois, jusqu’à l’outrage. Et ne craignez rien; vous aurez beau lui défendre de revenir sur ce sujet, il n’aura garde d’obéir:

S’il vos aimme tant con il dist 750
Ne laira por nul escondit
[536]
Qu’il ne reviegne a sa proiere...
Et se vos baez a[537] s’amor,
Quant fait li avrez lon dangier[538]
Iert il toz liez de l’outroier[539].

LES QUATRE AGES DE L’HOMME

A la fin de l’opuscule Des. IIII. tenz d’aage d’ome, on lit (dans un seul ms., celui de Metz), une notice sur l’auteur, rédigée par lui-même, selon toute apparence. En voici la substance. Philippe de Novare, qui fit ce livre, en a composé deux autres: 1º un recueil de mémoires historiques et de poésies sur divers sujets[540]; 2º Le Traité de forme de plait, ou Livre des us et coutumes des «Assises d’Outremer et de Jherusalem et de Cypre».

Le Traité de forme de plait est connu et publié depuis longtemps. L’autre recueil a passé pour perdu tout entier depuis le XVIe siècle, mais on a retrouvé récemment la plus importante des parties dont il se composait: «l’Estoire et le dreit conte de la guerre qui fu entre l’empereor Federic et monseigneur Jehan d’Ibelin, seignor de Baruth»; voir Les Gestes des Chiprois, éd. G. Raynaud (Genève, 1887). Le texte, «qui pourrait encore être amélioré», de ces précieux mémoires, «mériterait d’être publié une fois de plus, séparé de la compilation dans laquelle il est inséré et purgé des interpolations qu’il a subies: il fournirait alors à l’historien, au philologue et au littérateur un des monuments à tous les égards les plus intéressants que nous ait laissés l’historiographie française du moyen âge». Tel était le sentiment de G. Paris, qui annonçait l’intention, peu de temps avant sa mort, de procurer cette édition[541].

La biographie de Philippe est maintenant assurée dans ses grandes lignes.—Il était originaire de Novare en Lombardie[542], et de famille noble. Pourquoi et comment il était venu de son pays en Orient, c’est ce qu’il racontait dans la partie de ses Mémoires que l’on n’a plus. On sait pourtant qu’il figurait au siège de Damiette, en 1218, dans la suite d’un baron de Chypre qui s’appelait Pierre Chappe; ce seigneur appréciait fort son talent de lire à haute voix des romans. C’est par là que le jeune «lombart» gagna aussi, devant Damiette, l’amitié de Raoul de Tabarie, «qui passait pour l’homme de son temps le plus versé dans le droit féodal et qui lui inculqua les premiers principes de cette science.» Ces souvenirs de jeunesse sont rapportés par Philippe dans le «Livre de forme de plait» (Assises de Jérusalem, I, 525).—A une date inconnue, il entra au service des Ibelin, une des plus grandes familles de l’Orient latin, dont il demeura, toute sa vie, le client et l’ami dévoué.

Il se maria en 1221 avec une femme du pays, dont il eut un fils, Balian, filleul de Balian d’Ibelin. Elle le laissa veuf de bonne heure.

De ces deux faits que, de son propre aveu, il avait composé des chansons «des granz folies dou siecle que l’on apele amors», et qu’il eut longtemps d’assez grosses dettes, les modernes ont conclu qu’il paraît avoir mené, en son âge mûr, «une vie peu austère». Mais, par ailleurs, on n’en sait rien.

Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’il établit de bonne heure sa réputation de jurisconsulte, très éminente par la suite. «Sire Phelipe de Nevaire, disait Hugues de Brienne en 1263-64, que l’on tent[543] au meillor pledeour deça la mer». A partir de 1229 il joua aussi un grand rôle comme combattant et diplomate dans la guerre de Chypre, qu’il a racontée, et à la cour des Ibelin, en Chypre et en Syrie. Son «compère» Balian d’Ibelin, le «vieux seigneur de Baruth», le modèle des chevaliers, mourut en 1246; mais il resta en relations intimes avec le frère de Balian, Jean.—Après la mention précitée qu’Hugues de Brienne a faite de lui en 1263-64, sa trace se perd.

On a conjecturé pourtant qu’il dut composer son dernier ouvrage: Des. IIII. tenz d’aage d’ome après 1265. Nous savons, en effet, par lui-même, qu’il avait «soixante-dix ans passés» quand il écrivit ce livre, résumé de son expérience mondaine. Or, puisqu’il était encore au siège de Damiette, en 1218, dans une position subalterne, et puisqu’il se maria en 1221, c’est, dit-on, qu’il était né probablement vers 1195. Il aurait donc eu soixante-dix ans juste en 1265.—Au lecteur d’apprécier jusqu’à quel point ce raisonnement est solide.

Philippe de Novare entreprit le Des. IIII. tenz d’aage d’ome pour «ansaignier as siens et as estranges» ce qu’il avait appris sur la vie, au cours de sa longue carrière, en regardant autour de lui, sans avoir, d’ailleurs, la prétention de faire concurrence à «cels qui plus sevent et valent, et especiaument as ministres et as sarmoneurs de Sainte Eglise». C’est un des rares ouvrages du moyen âge dont il n’y ait pas lieu de rechercher les sources: il est presque entièrement original, soit que l’auteur exprime ses opinions personnelles, soit qu’il se fasse l’écho des idées courantes dans la haute société, profondément francisée, toute française, de son pays et de son temps; d’où l’intérêt exceptionnel du livre[544]. Original, vivant, sincère: à combien d’œuvres du moyen âge est-on en droit d’appliquer ces épithètes?—Le seul écrivain du XIIIe siècle dont il soit légitime et indiqué de rapprocher Philippe de Novare, c’est Joinville[545]; tout autre éloge est superflu.

L’auteur—homme du monde, et non pas écrivain de profession—n’a pu tirer de son propre fonds un opuscule relativement si long sans révéler au lecteur attentif certains traits de son propre caractère. Il était à coup sûr prudent, très prudent, extraordinairement respectueux dans ses rapports avec l’Église, quoiqu’il risque en terminant, contre le «métier» ecclésiastique, une plaisanterie qui, d’ailleurs, avorte tout de suite sous sa plume (§ 213, 216). Familier des cours princières, il était très préoccupé des devoirs que les grands seigneurs ont envers leurs serviteurs; c’est une matière qu’il remâche à plusieurs reprises, à propos et hors de propos, et l’on peut soupçonner, çà et là, à l’entendre (notamment aux § 207, 208), l’amertume de ressentiments personnels: «Tel riche home chacent le cheval de l’estable et i mettent le buef et les asnes as hautes manjoures[546]...». Enfin, il avait une médiocre opinion de la vertu et du «sens» des femmes, et il semble qu’il ait vécu dans une société où les mœurs étaient assez libres.

«Telz i a qui dient que li viel sont rassoté et hors de memoire, et sont changié et remué de ce qu’il soloient savoir» (§ 36). Dans le Des. IIII. tenz d’aage d’ome, le style du bon vieillard est encore agréable, vif et savoureux par endroits: mais il est aussi, parfois, embarrassé, très pénible. Les idées sont enfilées à la débandade, surtout à partir du chapitre III (§ 95, «En moien aage...»). Il y a des redites fâcheuses, des oublis singuliers. Et que penser des trois post-scriptum accumulés à dessein pour «carrer» l’ouvrage, de façon, comme l’auteur ne craint pas de s’en vanter dans son explicit, à ce que les «quatre temps d’aage» y soient «devisez et affigurez de quatre en quatre par quatre foiz»? Lorsqu’il écrivit les dernières pages de son dernier livre, le spirituel mémorialiste de La guerre qui fu entre l’empereor Federic et monseigneur Jehan d’Ibelin, seignor de Baruth, avait sûrement beaucoup baissé.

Le traité moral de Philippe de Novare, dont on connaît cinq manuscrits (tous du XIIIe siècle), a été publié, médiocrement, par M. Marcel de Fréville, pour la Société des Anciens Textes français (Paris, 1888). Cf. P. Meyer, dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, L (1889), p. 669.


Celui qui fit ce livre avait soixante-dix ans passés quand il l’entreprit. En ce long espace de temps il a acquis de l’expérience, souvent à ses dépens. C’est ce qui l’autorise à enseigner les autres.

I

Dieu a fait de sa grâce aux petits enfants trois dons: l’enfant aime et reconnaît la personne qui le nourrit de son lait; il «fait samblant de joie et d’amor» à ceux qui jouent avec lui; enfin ceux qui élèvent les enfants les aiment et en ont naturellement pitié. Ce dernier point est très nécessaire, car, «se ce ne fust, il [les enfants] sont si ort[547] et si annieus[548] en petitesce, et si mal et si divers[549] quand il sont .I. po grandet, que a painnes en norriroit on nul.»

Les méchants enfants, «qui font les abominacions», ont perdu la grâce de Notre-Seigneur, à cause de leurs péchés et de ceux de leurs aïeux. Tous les enfants devraient prendre exemple sur Jésus-Christ, qui fut si humble et si obéissant envers sa glorieuse mère et le mari de celle-ci, Joseph. Et il ne faut pas dire que les enfants sont bons ou méchants suivant qu’il a plu à Dieu de les rendre tels; ils ne sont pas pareils aux «faons» des bêtes et aux «pijons» des oiseaux, qui sont sans raison: ils ont, eux, le «franc arbitre» du bien et du mal, au moins depuis l’âge de dix ans.

L’amour de ceux qui élèvent les enfants croît à mesure que ceux-ci grandissent. Mais qu’ils prennent garde. Il faut, non pas faire, sans examen, la volonté des enfants, mais les corriger quand ils sont petits. «N’avient pas sovent que anfant facent bien se ce n’est par doute ou par ansaignement» (§ 227). L’an doit ploier la verge tandis que ele est graille et tendre; car, plus tard, on la casserait. Et si l’enfant pleure, peu importe: mieux vaut qu’il pleure pour son bien que si le père pleurait, plus tard, pour son mal. Châtier par paroles, d’abord, puis, de verges; enfin, de prison. Surveiller particulièrement les tendances au vol, à la violence, au blasphème, qui mènent à mal finir. «Assez en i a qui jurent et mesdisent de Nostre Seigneur et de Nostre Dame et des sainz; ce ne lor doit on soffrir en nule guise, car mescreant en puent devenir et a male fin venir.» Paroles vilaines, vilains jeux, tout cela est fort dangereux, car on s’y habitue; or, dans la vie, Par douce parole passe l’an bien un mal pas, et par felon dit ont esté maint home honi et mort.

La première chose que l’on doit apprendre aux enfants, c’est la croyance en Dieu: Credo in Deum, Pater noster, Ave Maria; puis, les deux premiers commandements de la loi, qui sont les plus importants. C’est à savoir: Aimme ton Seignor ton Dieu de tout ton cuer et de toute ta pensée et de toute ta langue et de touz tes manbres et de toute t’ame; et Aimme ton proïme si comme toi meïsmes. A peu près toute la Loi découle de ces deux articles.

Ensuite, apprendre un métier; l’essentiel, dans la vie, est de bien faire son métier, quel qu’il soit. Les métiers dont il faut commencer l’apprentissage le plus tôt sont les deux plus honorables, «clergie et chevalerie»[550]. «A poines puet estre bon clers qui ne commance dès anfance, ne ja bien ne chevauchera qui ne l’aprent jones».

Il est d’ailleurs facile de prouver que les deux «métiers» susdits sont, non seulement les plus honorables, mais les plus profitables. Il est arrivé souvent que, par clergie, le fils d’un pauvre homme est devenu un grand prélat, voire pape, père et sire de toute la chrétienté. De bons chevaliers ont fait fortune par leur valeur; il en est qui sont devenus rois. On peut aussi être canonisé et avoir sa fête chaque année (ce qui n’est pas donné aux plus grands seigneurs), ou être de ceux dont «on fait memoire et biaus diz en rime et en chançons».

Les hauts hommes ont trop à faire pour enseigner eux-mêmes leurs enfants. Qu’ils les fassent élever largement, pour qu’ils ne s’accoutument pas à la parcimonie, dont la tache est indélébile. La largesse n’a jamais ruiné personne; l’avarice a ruiné bien des gens. Largesse dispense de mainte vertu, même de courage: «Largesce cuevre mout d’autres mauvaises tesches en riche home, car s’il avient que riches home ne soit hardiz de son cors, s’il ose largement doner et despendre, il aura tant d’autres hardiz que ja por ce ne perdra terre.»

Les maîtres, choisis avec soin, apprendront aux enfants des hauts hommes la courtoisie, le beau parler, la manière d’honorer et d’accueillir les gens[551]; ils leur feront apprendre les histoires et les livres des auteurs où il y a de beaux dits et de bons conseils qui pourront leur être fort utiles, s’ils les retiennent. Ils les laisseront aussi jouer, car nature le requiert, mais pas trop[552].

Voilà pour les mâles; voici maintenant pour les femelles.—On leur enseigne premièrement l’obéissance (car Notre-Seigneur a voulu que les femmes fussent toujours en commandement et sujétion); et à n’être ni hardies, ni abandonnées en paroles ni en actions, ni vilotières[553], ni convoiteuses, ni quémandeuses, ni dépensières. En effet, si une femme parle vilainement, on lui répondra sur le même ton, au grand dommage de sa réputation. Si une femme fait vilaine œuvre de son corps, de semblant ou de fait, si petit que soit le péché, c’est plus grande honte pour elle et pour les siens que s’il s’agissait d’un homme. Si une femme est vilotière, elle peut plus aisément parler aux gens; les gens lui parlent; et ces conversations entre personnes de sexe différent ne sont pas bonnes, car le feu et l’étoupe s’allument vite dès qu’on les met en contact... Une femme qui demande et convoite le bien d’autrui, on convoitera et demandera son corps. Enfin la largesse n’est pas une qualité qui convienne aux femmes: pucelle, elle n’a pas besoin de faire des cadeaux (et c’est pourquoi l’on dit de quelqu’un qui n’a rien: Il est plus povres que pucelle); mariée, si son mari est généreux et elle aussi, c’est la ruine de la maison; si son mari ne l’est pas autant qu’elle, elle fait honte à son seigneur. Une seule largesse est recommandable chez une femme: c’est lorsqu’il s’agit d’aumônes, avec la permission du mari, si le ménage a de quoi. Quand on voit une femme trop dépensière, on se demande toujours si elle n’est pas aussi libérale de son corps que de son avoir.

Toutes les femmes doivent savoir filer et coudre, car la pauvre en aura besoin et la riche appréciera mieux le travail des autres.

On ne doit pas apprendre aux filles à lire ni à écrire, si ce n’est pour être nonne; car maints maux sont advenus du fait que des femmes avaient appris ces choses[554]. Il y a des gens qui oseront leur écrire folies ou prières, en chansons ou en rime ou en conte, qu’ils n’auraient pas osé dire. Et le diable est si subtil qu’il inspirera aux plus sages le désir de répondre. Une correspondance s’ensuivra, et, comme dit le proverbe: Au serpent ne puet on doner venin, «car trop en i a».

Se méfier, pour les jeunes filles, des mauvaises femmes et des garçons. Les mauvaises femmes leur conseillent de mal agir et font les entremetteuses. La compagnie des garçons est fort à craindre; «car mainte foiz est avenu qu’il [les garçons et les garces] s’entr’aimment dès petitesce, et si tost comme il le pueent faire il s’assemblent, ainz que les autres genz cuident que nature lor requiere».

Leur enseigner, au plus tôt, «la bele contenance et simple»; c’est-à-dire à regarder droit devant elles, ni trop haut, ni trop bas, d’un air tranquille et mesuré, modestement, sans affectation, «sanz bouter sa teste avant ne traire arriers en fenestre ne aillors»[555].

Les jours de fête, qu’elles ne soient ni trop «acointables» (familières), ni «vilainement gourdes» (empruntées). Encore vaudrait-il mieux qu’elles fussent un peu dédaigneuses que trop faciles à l’égard de ceux et de celles qui les entourent pour les servir. Privez sires fait fole mainie. «Moult afiert a fame qu’ele parole po,[556] car en trop parler dit on sovent folie».

La «bele contenance», c’est-à-dire la bonne éducation, est très nécessaire aux femmes. Mainte pauvre pucelle a été appelée à être riche dame et hautement mariée à cause de sa bonne renommée; mainte haute dame a été déshonorée par sa «folle contenance» et en a manqué mariage. Bien plus, il arrive souvent qu’un sage maintien, sans vertu, soit plus avantageux que la vertu, sans bonnes manières: «Aucune foiz a mout valu bele contenance et sage deportement a cele qui a mesfet; et par le contraire ont esté avilenies et blasmées plusors, sans mesfere».

On dit communément que les femmes de mauvaises mœurs élèvent bien leurs filles, car elles connaissent les inconvénients «de fol samblant et de fol fet». Mais cela n’est pas vrai, car les filles de telles femmes savent fort bien répondre aux reproches qui leur sont adressés par elles: «Ja fetes vos ce et ce, et je le sai mout bien et oï dire». Ainsi, elles «estoupent la bouche» à leurs mères. Mais les bonnes mères osent tout dire.

Les femmes ont un grand avantage sur les hommes. On n’est tenu pour honnête homme qu’à plusieurs conditions, si l’on est à la fois courtois, large, hardi et sage. La femme, si elle est honnête de son corps, tous ses autres défauts sont couverts, et elle peut aller partout tête levée. C’est pourquoi les filles n’ont pas besoin de tant d’enseignements que les fils; ceux qui précèdent suffisent, si l’on s’y prend à temps.

II

La jeunesse est le plus périlleux des quatre âges de l’homme et de la femme. Car l’homme et la femme sont comme la bûche de bois vert qui, mise au feu, fume sans plus, jusqu’à ce qu’elle soit allumée. Nature fume en enfance et s’allume en jeunesse, et la flamme en saute parfois si haut que la puanteur du feu de luxure et de plusieurs autres grands péchés des jeunes gens monte jusqu’au trône de Notre-Seigneur Jésus-Christ. «Perilleusement vivent jones genz et plus perilleusement muerent», s’ils trépassent de ce siècle avant d’avoir atteint l’âge mûr.

Il arrive souvent que les jeunes gens ne voient, n’entendent et ne redoutent rien; ne voient pas ce qu’ils font, n’entendent pas ce qu’on en dit, n’en redoutent pas les conséquences. Il y en a qui sont si outrecuidants qu’ils croient tout pouvoir et savoir; il y en a d’intelligents qui savent assez de choses, mais ils se courroucent vite, et courroux de jeunesse est déréglé et brusque.

Il y en a qui méprisent les hommes d’âge moyen et les vieux, disant qu’ils sont rassotés, tombés en enfance. Il en est qui disent ce qu’ils pensent, hardiment, dans les conseils les plus solennels, avant leurs anciens et les sages. Tel, dans le livre de Lancelot, le neveu de Farien, nommé Lanbague, qui s’attira, pour ce fait, une semonce de son oncle. On peut bien dire que la conscience des jeunes gens est comme une grande vessie gonflée de volonté; qui la frappe comme il faut, la crève.

Il y a des jeunes gens qui ne renoncent jamais à faire ce qui leur plaît par crainte de ce qu’on en dira. Bien à tort. De vaillants hommes se sont laissé écharper pour ne pas prêter à la médisance.

Les jeunes gens font volontiers outrages et torts à leurs voisins. S’ils sont forts, ils battent, blessent, tuent. Ce sont là des péchés mortels et non sans péril pour les riches hommes, car «assez i a de povres hardis, et por ce qu’il ont moins a perdre, se vangent plus tost; et ausis mole est la pance dou riche home comme dou povre: bien i puet entrer li glaives...» Les offenseurs sont haïs de Dieu et du siècle; et, s’il leur arrive malheur, personne ne les plaint.

Les jeunes «hauts homes», grands seigneurs qui ont beaucoup de terres, de chevaliers et de peuple, ont des rapports difficiles avec leurs gens, et leurs gens avec eux. Ils aiment naturellement à s’entourer d’hommes de leur âge; leur propre jeunesse, les conseils de leur entourage et leur pouvoir les entraînent à des méfaits contre leur honneur, au péril de leur âme; plusieurs en ont été presque déshérités, ou tout à fait.

Les jeunes hommes de condition moyenne, chevaliers, bourgeois ou autres, sont exposés à se révolter contre leurs seigneurs. Or, c’est chose honteuse et vilaine d’être contre son seigneur; que l’on ait tort ou raison, on est souvent tenu pour traître, et cela finit mal.—Mal seignor ne doit on mie foïr, dit le proverbe, car il ne durra mie toz jors; tel n’est pas l’avis de l’auteur. Il n’est si bon pays au monde qu’il ne soit sage de fuir[557] s’il est gouverné par un jeune seigneur méchant et fort, acharné à honnir et à détruire son homme, car il lui pourrait faire tels maux qui ne sauraient être amendés[558]. Ainsi la conclusion paraît être que s’il n’est jamais justifiable de se révolter contre son seigneur, il l’est parfois de le fuir; «mais as bons païs puet on bien recovrer, se li seingneur s’atempre, ou s’amande, ou muert.»

Les jeunes gens sont querelleurs; or il est particulièrement dangereux de l’être avec son seigneur, et aussi avec son prélat et avec «sa fame espousée».

Quant au prélat, quelle que soit la querelle, ou à droit ou à tort, il faut toujours venir à sa merci si l’on ne veut pas mourir excommunié et déshonoré. Les clercs sont toujours juges en leur propre querelle, car si l’on appelle de l’un d’eux, c’est encore, nécessairement, devant l’un d’eux, et ils sont presque tous «feru en un coing»; ils se soutiennent tous: ils savent que ce qui est arrivé à l’un peut arriver à l’autre.

Qui se querelle avec sa femme a tort ou raison. S’il a tort, il offense Dieu; il excite «la foible complexion» de sa femme à mal faire [pour se venger]; il donne à penser aux gens que le mal est plus grand qu’il n’est et les enhardit par là à profiter de la désunion entre les époux pour faire la cour à l’épouse. S’il a raison, c’est pis encore, car par la faute de la femme, si elle est publiée, le mari est déshonoré, en tout cas, «a tort ou a droit».

C’est grand’honte et grand dommage que le mari et la femme soient mal ensemble longtemps. Quel que soit le coupable, le cas du mari est toujours mauvais, car l’homme craint plus la honte que la femme ne fait. A quoi bon combattre quand on est sûr d’avoir le dessous? Les sages disent qu’un mari ne peut parler de sa femme devant les étrangers que d’une seule manière sensée; dès qu’il voit qu’on la regarde, qu’il déclare: «Ce est ma fame», et se taise. De la sorte, si les autres sont courtois, ils le laisseront en paix.

Les jeunes gens louent dans leurs discours ceux qui séduisent les femmes et les filles des prud’hommes; ils les déclarent très vaillants, amoureux et aimés de leurs amies; et ils médisent des maris et des pères. Cependant les maris et les pères sont les derniers à être informés des intrigues et ceux qui en souffrent le plus. Si chacun, en ces affaires-là, haïssait et blâmait les vrais coupables, il y aurait moins de méfaits.

Certaines gens, jeunes et autres, savent très bien que leurs proches parentes font ouvertement folie de leur corps, le souffrent et s’en moquent; et elles en prennent cœur et hardiesse pour s’abandonner plus librement aux uns et aux autres. De grands malheurs en ont résulté; mieux aurait valu les châtier âprement, car le bon justicier, quand il pend un homme, en sauve cent.

Les vieillards qui aiment les jeunes gens les voient avec angoisse affronter tous les périls, de corps et d’âme. La jeunesse ne croit pas à la maladie, ni aux médecins, ni à la mort. Et pourtant «as fors viennent les fors maladies». Ausis tost muert le veel come la vache, et aucune foiz plus tost.—Ah! jeunesse, si bien nommée. «Mout est a droit nomez jovanz, car trop i a de joie et de vent; assez est plus jolis[559] et plains dou vent d’outrecuidance.i. povres jones, pour ce qu’il soit sains, que ne sont li plus riche de touz les autres tens d’aage.» Il ne faudrait pourtant pas «vivre comme beste naturelment» et oublier Dieu qui fait et défait la vie à son gré.

Des sots prétendent qu’il n’est pas bon d’être vertueux de trop bonne heure: De jone saint viel diable. Mais c’est faux, à moins qu’il ne s’agisse d’hypocrites, qui jettent le masque sur le tard. Encore est-il moins mal d’être hypocrite que publiquement «desesperez»[560]. L’hypocrite ne fait de mal qu’à lui-même; il donne le bon exemple; ses aumônes ne sont pas moins profitables que celles des vrais dévots; enfin il est possible, l’habitude étant une seconde nature, qu’il fasse à la longue de bon cœur ce qu’il fit d’abord par semblant. Le cynique, «desesperé en dit et en fait», est, au contraire, corrupteur; car si Notre-Seigneur ne le punit pas tout de suite, les fous pensent, en voyant sa prospérité: «Je puis mal faire et dire, et eschaperai ausis comme cil.»

«Ne puet estre que li jone ne mesfacent, car nature le requiert». Et les péchés de jeunesse sont plus excusables que d’autres. Mais il ne faut pas que les jeunes gens «se désespèrent», c’est-à-dire s’endurcissent: il faut garder Dieu devant ses yeux, efforcer son cœur de bien faire, et conserver l’espoir du mieux.

Mais c’est assez parlé des maux de la jeunesse; parlons maintenant des biens qu’elle comporte, et de l’art d’en jouir.

Jeune homme doit mener joyeuse vie, être courtois et large, accueillant pour les siens et les étrangers. «N’afiert mie a jone home qu’il soit mornes et pensis». Pour ce qui est de la largesse, elle sert à s’assurer les cœurs de ses serviteurs. Souvenez-vous du roi de Jérusalem qui força un de ses riches hommes à accepter un don: «Sire, disait le riche homme, vos me donez trop; donez as autres». «Prenez mon don», répondit le roi, «car a moi samble que de noviau don novele amor ou remembrance d’amor».

Le jeune homme doit user de la force de son corps, au profit de soi et des siens; «car grant honte et grant domage puet avoir qui passe son jovent sanz esploit». C’est pendant la jeunesse qu’il faut se travailler de conquérir les biens temporels pour le reste de la vie. Jeunesse, été de la vie. En été on coupe les blés, on les bat, on les vanne, on les engrange pour le reste de l’année. Alors il fait chaud; les jours sont longs; on n’a pas besoin de beaucoup d’habits et on peut travailler longtemps...

L’âme trouve son profit au travail, comme le corps. Quand les chevaliers et autres gens d’armes sont en campagne, ils craignent plus Notre-Seigneur que quand ils festoient dans leurs hôtels; et quand ils sont bien fatigués, ils ont moins le désir et le pouvoir de pécher. Ainsi en est-il des gens de métier et de tous ceux qui travaillent...

Comme le feu de la luxure est surtout allumé en jeunesse, il est sage de se marier tôt pour éviter fornications et adultères. C’est une belle chose que «loial mariage», encore que ce soit «morteus bataille, ou covient morir l’un des .II. ainz que departent dou champ». De la joie en vient, et de l’ennui aussi. Mais les biens passent les maux. Et d’abord on a des enfants, qui héritent des «surnoms» du père et continuent sa race. On en a de bons, et aussi des mauvais; «mais por les maux ne doit demorer que l’an ait fame espousée por avoir hoirs».

Les fils des riches bourgeois sont trop à leur aise et, par conséquent, exposés à commettre des actes de violente et outrageuse luxure aux dépens de leurs pauvres voisins, surtout dans les villes où il n’y a pas de chevaliers. Et souvent il est arrivé que les seigneurs des lieux les en «raimbent»[561]; plusieurs ont été honnis et justiciés de leur corps pour de pareils outrages. Qu’on les marie le plus tôt possible, plus tôt encore que les gens d’armes et les laboureurs qui travaillent. «Li fais des fames espousées lor acorse[562] mout les sens.»

Les jeunes clercs sont fort exposés aussi à pécher et à mal dépenser les biens temporels qu’ils ont reçus pour servir Notre-Seigneur. Mais n’insistons pas. «Cil qui fist ce livre ne vost deviser nule meniere de pechié de clerc, porce qu’il estoit hons lais et a lui n’apartenoit pas, mais aus prelaz... Et Dieus par sa misericorde lor doint sa grace et a çaus qui les ont a gouverner».

Les jeunes femmes sont encore en plus grand péril que les jeunes hommes, car elles n’ont pas le sens aussi solide. Aussi les doit-on bien garder: Chastiaus qui n’est assailliz ne sera ja pris par raison. Ne leur donner, d’ailleurs, aucun prétexte de mal faire: que ceux qui en ont la responsabilité, parents ou maris, les entretiennent donc suivant leur rang; qu’ils ne leur assignent pas ce qui leur est nécessaire par les soins de mauvais baillis qui les tourmentent; que leurs maris les aiment, mais pas trop, de peur qu’elles n’en conçoivent de l’orgueil.

Le grand point est qu’elles ne fassent pas folie de leur corps. Ce genre de péché n’est pas considéré comme grave pour les hommes; même, «il ont une grant vainne gloire quant l’on dit ou seit que il ont beles amies, ou jones, ou riches», et leur lignage n’y a point de honte. Pour les femmes et leur parenté, c’est le déshonneur proprement dit: «Grant honte doivent avoir quant on les monstre au doi; et quant eles viennent en assamblée a feste ou a noces ou aillors, et les gens rient et consoillent, adès doivent cuidier que ce soit por eles; et si est il sovant».

III

La sagesse est l’apanage de l’âge «moien» (ou mûr). Se connaître soi-même, amender les méfaits que l’on a commis en sa jeunesse, n’en plus commettre. C’est le temps de «mander avant son tresor en l’isle». Il y avait une fois un pays où l’on élisait chaque année un nouveau roi; à la fin de chaque exercice, l’ancien était rélégué dans une île sauvage; il y mourait de besoin; mais un de ces rois temporaires prit la précaution, avant d’être déposé, d’envoyer «son tresor en l’isle», et ensuite il y vécut à son aise[563]. Or, l’île sauvage, c’est la vie future. Il est prudent d’y envoyer d’avance un trésor de jeûnes, d’oraisons, d’aumônes, de repentir, etc. Autant d’économies dont on jouit pendant la vie pardurable.

C’est aussi le temps d’avoir des biens temporels, héritages et richesses, en tout bien tout honneur, et de faire fructifier ce qu’on a.

Le sage «doit estre courtois et humbles as povres et as riches, et doit soffrir les fous;... ne faire mie grant samblant de sage antre les fous, et por riens ne haster fol de parole ne de fait...»[564]—Il doit administrer avec ordre son hostel et sa terre; choisir, pour le suppléer, les meilleurs «sergents» qu’il peut avoir; et exercer une surveillance personnelle, car li oil dou seigneur vaut fumier a la terre.—Il doit faire profiter les jeunes gens en sa garde de son expérience acquise.

Similitude de l’arbre qui jamais ne sèche ni ne manque, toujours vert et fleuri, chargé de fruits: l’arbre du «très granz sens parfez». Il y a des gens qui ne connaissent pas cet arbre, d’autres qui vivent à son ombre en jouissant de son parfum, d’autres qui en cueillent les fruits, dont les meilleurs sont au sommet. Cet arbre, c’est Notre-Seigneur Jésus-Christ; ses branches, ce sont les saints, les saintes et les docteurs de Sainte Église. Ceux qui ne le connaissent pas, ce sont les infidèles et «li fauz crestien desesperé dou tout». Ceux qui vivent à son ombre sont «li simple crestien, qui vivent benignement en lor simple creance». Ceux qui mangent des fruits de cet arbre sont «cil qui aprannent volontiers et oient la Sainte Escripture». A cet arbre ne se peut comparer aucun autre, ni, à cette sagesse céleste, aucune sagesse de la terre. Le «sens naturel» est une des choses du monde les mieux partagées; mais il y en a bien des sortes: «li un ont grace d’une chose et li autre d’autre». Il serait trop long d’en décrire les variétés. L’auteur préfère rapporter ce qu’il avait «mandé jadis en rime a .I. home que l’on tenoit a soutil... et malicieus»[565]:

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