La vie en France au moyen âge d'après quelques moralistes du temps
Li plus soutil de mal sont sovant li plus fol...
Outre la justice de Dieu, qui punit et récompense à coup sûr, on peut dire d’ailleurs que, en ce bas monde même, les bonnes œuvres honorent et les mauvaises honnissent. «Et cil qui ne sevent les Escriptures ou qui n’ont grace de soutil quenoissance se poent doner garde as oevres terriennes, qui sont devant lor iaus chascun jor».
L’auteur, dont l’embarras à suivre sa pensée est ici très manifeste, a recours, pour s’en tirer, à une autre similitude.—Age «moien», âge de discrétion, âge mûr. Lorsqu’une plante a dépassé sa maturité, la cime commence à ploier, et à «revenir vers la terre ou la racine est». Le fruit, quand il demeure aux arbres «outre saison», tombe et pourrit. Avis à ceux qui disent qu’ils se corrigeront plus tard, quand ils seront vieux. «Assez i a de ces qui ne vuelent rendre a Dieu ne a bone nature ne as gens ce qu’il lor doivent;... et quant il sentent la mort, si demandent l’abit d’aucune religion, et font geter le mantel d’aucun frere sus aus, et dient qu’il sont randu[566]. Cil ne paient pas de leur gré au droit terme de la paie; mais Nostre Sires s’an paie a force...»
Voici maintenant les vertus recommandables entre toutes[567].—Débonnaireté, vertu particulièrement apparente et profitable chez les grands seigneurs; s’il s’agit de guerre ou de plaid, il fait bon de s’arranger, composer, faire paix.—Largesse. Mais «ne sont mie tuit cil large que li fol tiennent a larges; car gas n’est pas largesse».—Hardiesse. Mais Folie n’est pas vasselages, et «en hardement a grant mestier li sens». Quand l’on veut aller en fait d’armes, on doit regarder et savoir s’il y a grand honneur ou grand profit à y aller, et si l’on a des chances pour soi. Le cas se présente souvent au pays «devers les Turs», où l’on a affaire à fortes parties: danger d’être pris, tué, et, si l’on en réchappe, de déchaîner «le grant flot des Turs d’Egite et des autres lieus de paiennime».—Être pacifique, loyal, mesuré. La «mesure» est une vertu chez les puissants, une nécessité chez les pauvres. «Par mesure les povres genz pueent eschaper de domage et de honte, et par soffrir et par servir doit l’an granz biens avoir»[569].—Ne pas être «escalufré» (échauffé).—Être «bon»: être bon, c’est «panre example a çaux qui sont tenu et conneü a bons, et aus choses que li commun des gens tiennent a bones et qui sont devisées por bones».—Ne pas être «desespéré»:
«Plusors fous i a desesperez, qui en bourdant font .I. trop grant pechié, que li nice tiennent a petit et s’an rient quant il l’oient: ce sont cil qui blasment et reprannent les oevres celestiaus et terrienes que li Peres Createurs fist, et dient d’aucunes choses: «Ce n’ost mie bien fait, et tele chose fust bone,» et ainsic et ainsic. Entre les autres choses, dient: «Pourquoi fist «Dieus home por avoir poine et travail ou siecle et tribulacions «dès qu’il nest jusqu’a la mort? Et a la fin, se il le trueve en «aucun meffait, si va en anfer; portant ne le deüst ja Dieus «avoir fait.» Ce dient, et autres mescreanz i a qui dient que touz jors a esté et est et sera cestui siecle, ne autres ne fu onques, ne est, ne ne sera[570].»
L’auteur est laïc; c’est pourquoi il n’ose pas insister sur ce dernier point, car il craint de «faillir et estre repris». Toutefois il ne se peut tenir de polémiquer un peu, «por avertir la simple gent laie», contre ces esprits forts, qu’il dénonce. Il donne donc les raisons «por quoi Dieus fist home, et quieus est l’oneur et li profiz et l’avantage que home i a». Et il se flatte que ce qu’il dit à ce sujet «casse bien et efface la mescreandise et la desesperance de çaus qui dient qu’il n’est autre siecle que cestuy en quoy nous somes»[571].
Après avoir ainsi réfuté les impies, il s’en prend, sans transition, à ces «nices crestiens, qui nicement vont a la messe et nicement s’an partent». Ce sont ceux qui sortent de l’Église aussitôt que l’Évangile est dit. Conduite absurde, car il convient d’assister à l’élévation et de rester «tant que la pais soit donée» et que le prêtre ait communié. C’est alors seulement que les assistants ont part au sacrement[572]. «Et qui i demeure tant que l’on dit Ite missa est, adonc s’an vont par congié».
Il passe ensuite à l’emploi du temps de chaque jour. En s’éveillant, trois signes de croix au nom de la Trinité et une prière: «Biaus sire Dieus omnipotens, loez et graciez soiez vos, et benoiez de vos meïsmes et de toutes voz creatures celestiaus et terriennes», etc. Avant de se lever, penser à ce que l’on fera pendant le jour qui vient pour soi, pour autrui ou pour «un commun profit de païs», et se le répéter trois fois, afin de ne pas oublier. Puis, entendre la messe et faire oraisons, «teles come l’an seit», à titre de pénitence; faire l’aumône, fût-ce d’un denier; mettre de l’ordre dans sa toilette, «n’eüst il ores plus a faire que de roignier ses ongles»; se pourvoir de quelque «chevance» pour les besoins courants; s’appliquer enfin à ce que l’on s’est proposé de faire. S’y appliquer diligemment. Ne pas dire, comme certains: «Laissiez ce; autre foiz j’entendrai»; ou bien: «Je commanderai que cil face tel chose». Au milieu de la journée, le travail du jour doit être accompli, car, après que l’on a bu et mangé, il faut se reposer une heure; et ensuite il faut se distraire, «por avoir remede et repos en son cuer», sans péché. Il faut enfin «estre la vesprée ancontre la gent por veoir et oïr et aprendre». La nuit, on doit dormir, au moins jusqu’à minuit; cette dernière recommandation ne s’adresse pas, cependant, aux pauvres gens de métier qui sont obligés de faire autrement pour gagner leur vie, ni à ceux «qui par destresce de seigneur sont en commandement ou en servage», ni aux pénitents, ni aux moines soumis à des règles contraires.
Quant aux femmes d’âge mûr, celles qui ont été légères en leur jeunesse et qui ne s’amendent pas alors, on dit qu’elles rendent les canivets. Et voici pourquoi. Il y avait une fois une belle pécheresse; un homme qui la convoitait fit faire pour elle un beau petit couteau (canivet), dont le manche et la gaine étaient ornés d’or, de perles et de pierres précieuses; il le lui donna, et elle fit son gré. Elle désira par la suite s’en procurer d’autres pareils, et, à tous ceux qui la voulaient avoir, elle demanda désormais un petit couteau. De sorte que, bientôt, elle en eut une huche pleine. Mais l’âge vint; la dame ne s’amenda pas; seulement, les donneurs de petits couteaux s’adressèrent ailleurs. Un jour vint où ce fut elle qui envoya chercher un de ceux qui lui plaisaient, et lui fit présent, à son tour, d’un canivet, pour payer ses faveurs. Après celui-là, un autre. Elle finit par remettre tous ses canivets dans la circulation, pour persister dans son péché[573].
IV
Le vieillard doit remercier Dieu, qui lui a laissé tant de temps pour se repentir. C’est le moment de donner pour sauver son âme. Songez que, au jour de la mort, tout ce que vous n’aurez pas dépensé pour le salut de votre âme ne vous vaudra rien. Peut-être même que ceux qui en hériteront en feront mauvais usage. Votre jeune femme en fera jouir un jeune mari, ou d’«autres jones qui l’acointeront» si elle n’est pas honnête. Vos enfants, vos parents? Souvenez-vous des enfants et des parents de ceux que vous avez vu trépasser autrefois. Qu’ont-ils fait pour les âmes des défunts? peu ou rien. Donc, «mout est fous cil qui ne done par sa main de ses biens grant partie, por s’ame sauver»[574].
Les vieux doivent mépriser la vie; ils sont payés pour savoir que «assez i a de quoi»:
Qui plus i vit, plus se travaille
Et l’Ennemis[575] met tout en taille...
La vie des vieux n’est que travail et douleur. C’est pourquoi l’on dit qu’il ne faut jamais leur demander: «Vous dolez[576]?».
C’est une grande honte aux vieux de contrefaire les jeunes, et spécialement de se marier; «car, s’il prant fame jone, toz jors doit cuidier que li jone home l’emportent; et se il la prant vieille, .II. porretures en .I. lit ne sont mie afferables[577]». On dit aussi, avec raison, que Notre-Seigneur a surtout horreur de trois espèces de pécheurs: vieux luxurieux, pauvres orgueilleux, riche convoiteux. «Trop i a vilain péchié et outrageus de volonté sans besoing».
A la mort ne faut nus. Que chacun prenne exemple sur ceux qui vont quitter une ville ou un pays pour aller dans un autre. Avant le départ, ils paient leurs dettes. Crainte de rien oublier, ils font crier le ban «que tuit cil a cui il doivent riens, veignent avant, si seront paié». Il y a des malades qui agissent ainsi, même en des cas où le péril de mort n’est pas grand. A plus forte raison, est-ce indiqué pour les vieux qui sont certains de «partir» prochainement.
Les femmes qui vivent assez pour être vieilles doivent être très aumônières, «et plus volontiers as besogneus et as besogneuses que as truanz ne as truandes».—Les bonnes vieilles sont très utiles, en ce qu’elles gouvernent et gardent leurs maisons et leurs biens, élèvent les enfants, arrangent des mariages, etc[578]. Mais il en est de mauvaises qui se parent, emplâtrent leurs visages, teignent leurs cheveux, n’avouent pas qu’elles soient «remeses»[579]; et, si quelqu’un le leur dit, elles se fâchent. Celles-là, après avoir rendu tous les canivets, dépensent leur patrimoine, jusqu’à ce que cela même ne suffise plus et que tout le monde les refuse. «Et ainsi sont parhonies, car li pechié ne demorent mie par eles, mès pour defaute d’ome». Elles ne perdent pas, hélas, avec l’âge, le «pooir» de cohabiter, comme les hommes.
Tels sont les quatre temps d’âge. Chacun d’eux dure vingt ans, en deux périodes de dix ans. Soit, en tout, quatre-vingts ans. L’auteur a oublié quelques détails; il les ajoute, pour ainsi dire en post-scriptum.
D’un à dix ans, les enfants sont fort en péril de mort et de blessures, parce que les femmes risquent de les écraser en les couchant la nuit près d’elles, etc. De là le proverbe: On doit garder son enfant de feu et d’iaue tant que il ait passé .VII. anz.
Il n’est pas bon de marier les enfants mâles avant vingt ans, si ce n’est «por haste d’avoir hoirs» dans les familles princières; pour saisir l’occasion d’un beau mariage; ou crainte du péché, si le sujet est précoce. Mais les filles, on peut les marier sans scrupule dès qu’elles ont passé quatorze ans.
L’homme est vieux à soixante ans, et, comme on dit, «quites des servises». A cet âge, en effet, il a assez à se servir lui-même, ou à se faire servir. Si quelqu’un dure plus de quatre-vingts ans, «il doit desirer la mort».
Ce n’est pas tout. L’auteur a laissé de côté quatre «choses», parce que ces choses sont bonnes, profitables et convenables aux quatre âges indistinctement[580]. Il estime que le moment est venu de s’en occuper. C’est à savoir: Souffrance, Service, Valeur, Honneur. Chacune de ces vertus peut-être considérée sous deux aspects, activement et passivement: ceux qui souffrent et ceux que l’on souffre, ceux que l’on sert et ceux qui servent, ceux qui valent et ceux à qui l’on vaut, ceux qui honorent et ceux que l’on honore. Ces distinctions laborieusement établies, l’auteur les oublie, d’ailleurs, aussitôt; et il n’en est plus question. Il est visiblement fatigué; il écrit à bâtons rompus, avec de fâcheuses redites.
Li bon souffreor vainquent tout. Jésus-Christ a donné l’exemple. Folie de se désespérer pour les choses temporelles, qui sont transitoires. Les pauvres souffrent par nécessité, les riches se créent des raisons de souffrir. Nul n’est en si bon point qu’il n’ait besoin de patience.
Les hommes qui ont un seigneur, qu’ils le servent loyalement et longuement; Dieu les récompensera, si ce n’est le seigneur lui-même. Mais «cil qui reçoivent servise et jamais ne le guerredonent, il boivent la suor de leur serveors, qui lor est venins morteus as cors et as ames».
A bien servir covient eür avoir, dit le proverbe[581]. Ce n’est pas sûr. Au moins est-il certain que le bonheur apparent n’est pas toujours le vrai bonheur. On voit, en effet, se pousser, s’enrichir et se faire honorer près des riches hommes tels gens «qui sont droit asne et plus nice que bestes», tandis que des sages et des vaillants n’obtiennent rien qui soit digne d’eux. Le succès des uns tient soit à la «niceté», soit à l’aveuglement, soit à la répugnance pour la vertu des grands seigneurs qui les accueillent, soit à la malice du Diable qui échafaude, pour s’amuser, ces prospérités trompeuses. Ce sont les autres, les dépourvus, s’ils savent souffrir leur pauvreté en patience, qui ont reçu en partage le vrai bonheur «de par Dieu».
Au point de vue des services réciproques que les hommes se rendent, on peut distinguer dans l’humanité trois types généraux: 1º les «franches gens, amiables et debonaires»; 2º les gens de métier; 3º les vilains.
«Franches genz amiables sont tuit cil qui ont franc cuer... Et cil qui a franc cuer, de quelque part il soit venuz, il doit estre apelez frans et gentis; car se il est de mauvais leu et il est bons, de tant doit il estre plus honorez[582]».
Parmi les gens de métier, se placent au premier rang les prêtres et les clercs qui ont la cure des âmes, les avocats, les juges, etc.
Vilains sont ceux qui se conduisent vilainement et ne rendent service à personne que contraints par la force. «Tuit cil qui le font sont droit vilain, aussi bien comme s’il fussent serf ou gaeigneur... Gentillesce ne valour d’ancestre ne fet que nuire as mauveis hoirs honir».
Trois espèces de gens, donc trois espèces de loyers ou payements. On a les services des franches gens par des prières courtoises ou en échange de bienfaits. On a ceux des gens de métier en payant («par doner»). Et les vilains «au baston»[583].
Il y aurait trop à dire, selon Philippe, sur les loyers de la seconde espèce, qui conviennent aux gens de métier. «Cil de Sainte Eglise le veulent [le loier de don] a la vie et a la mort; après la mort ont aumosnes por chanter messes de requiem...» Les avocats et les juges ne font rien «sans loier de don»; «et sovant vuelent comparagier les dons, ce est que l’on doigne les petiz après les granz, et si ameroient miaus tous jours les granz que les petiz».
Ce qui précède, au sujet de Souffrance et de Service, est, comme on voit, très décousu. Ce qui suit, relativement à Valeur et à Honneur, est un verbiage à peu près inintelligible, à force d’être confus. Relevons seulement ce trait: «Cil qui pueent valoir et ne valent sont mauvais et honni en cest siecle...; et quant plus i durent, pis lor vaut. Et se la mort nes vuet occirre, il meïsmes devroient voloir la mort. Car quant plus tost faudroient dou siecle, plus tost seroit estainte et remese[584] la honteuse meniere d’aus».
Lorsqu’un riche homme reçoit un compte de denrées et d’issues, il en entend d’abord «tout le menu mot à mot»; puis il demande à l’entendre «en gros et en grant some»; ces rubriques générales («gros») et ces totaux lui permettent de se remémorer le détail qui lui a été précédemment exposé. Il en est tout de même du présent compte: d’abord, le compte lui-même, divisé en quatre parties (avec le post-scriptum disposé sur le même plan quadripartite); puis les gros ou rubriques générales: l’auteur désigne ainsi ses développements à bâtons rompus sur Souffrance, Service, Valeur et Honneur; enfin la somme (simple résumé de l’ouvrage principal), qui dispensera de relire le reste:
«Tuit cil qui l’avront oï ententivement une foiz [le compte des Quatre âges] porront savoir par ces .IIII. moz qui sont li gros, et par les somes, le moien de tout ce qui est escrit ou livre; et ce porra l’an faire plus legierement et sovent que oïr le tout; et tuit cil qui volontiers l’orront en amanderont, se Dieu plest».
LES LAMENTATIONS
par Mahieu.
Il existe à la Bibliothèque de l’Université d’Utrecht un ms., qui paraît remonter au commencement du XIVe siècle, d’un poème en latin dont l’auteur, dès le v. 9. donne le titre: Lamenta. Ce ms., découvert il y a quelque vingt ans par feu M. A.-G. van Hamel, professeur à l’Université de Groningue, a permis à cet érudit, qui l’a publié, de composer sur ce poème, jadis célèbre, qu’on croyait perdu, et sur son auteur, une notice presque irréprochable[585].
L’auteur des Lamenta, originaire de Boulogne-sur-Mer, s’appelait, en latin, Matheus, «Mahieu» dans le dialecte de son pays. Il avait des parents et des amis parmi les personnages qui, de son temps, étaient les plus considérables de l’Église de Thérouanne. Il fut lui-même clerc, au début de sa carrière, ayant étudié la logique et le droit pendant six ans, à Orléans, sous Jacques de Boulogne, qui devint évêque de Thérouanne, et sous Nicaise de Fauquembergue, plus tard chanoine de cette église. Il avait le titre de «maître» et il exerçait la profession d’avocat (causidicus). A vingt indices, dans son œuvre, se reconnaît, d’ailleurs, le juriste, nourri de droit civil et canonique, hostile à la «coutume».
Il connaissait Paris, où il avait probablement mené joyeuse vie, tout aux tavernes et aux filles, comme dit l’autre. Ses mœurs étaient alors faciles, très faciles, comme il l’avoue, sans honte, à plusieurs reprises[586].
Un concile œcuménique se tint, à Lyon, du 1er mai au 17 juillet 1274. Maître Mahieu y assista, il le déclare lui-même, vraisemblablement dans la suite de l’évêque de Thérouanne, prédécesseur de Jacques de Boulogne.
Le Concile eut à délibérer sur la réformation des mœurs du clergé, et particulièrement sur la condition des clercs (usque ad subdiaconatum) mariés. Un certain nombre de ceux-ci étaient, non seulement mariés, mais «bigames»; non point, comme on pourrait le croire, qu’ils eussent épousé deux femmes, mais parce qu’ils avaient épousé une femme qui n’était pas vierge, une veuve ou une fille publique. La jurisprudence épiscopale variait au sujet de ces «bigamies»; les uns les toléraient, d’autres les condamnaient. Le 14 juillet 1273, le Concile condamna formellement toutes ces unions suspectes: Bigamos omni privilegio clericali declaramus esse nudatos, consuetudine contraria non obstante. Cette constitution fut sanctionnée en novembre par le pape Grégoire X; elle a pris place dans les Décrétales.
Maître Mahieu savait donc à quoi s’en tenir sur ce qui l’attendait s’il se mariait, en dépit de la Sanctio Gregoriana, avec une veuve. C’est pourtant ce qu’il fit, pris dans les lacs d’une certaine Perrette, ou Perrenelle, dont il ne réussit à triompher qu’en consentant au sacrement.—Le voilà «bigame» et sous le coup de la dégradation canonique.
Cette mesure rigoureuse lui fut appliquée, comme à beaucoup d’autres. Sans doute par l’officialité de Thérouanne. Mais à quelle époque? on l’ignore. La date de son mariage n’est pas connue non plus. Nul moyen de savoir, par conséquent, s’il s’écoula un long temps entre l’infraction et le châtiment.—Le voilà dépouillé de tous ses droits de clergie (tonsure, habit, admission au chœur, aptitude à recevoir des prébendes, privilège de judicature, exercice de son métier d’avocat à l’officialité, etc.).
Durement frappé de ce côté, Mahieu ne trouvait point de consolation à son foyer. Car Perrette, avec le temps, était devenue laide, acariâtre, querelleuse. Incompatibilité d’humeur. Il était très malheureux en ménage.
C’est pour soulager sa douleur, et aussi pour mettre en garde ses jeunes ex-confrères contre une destinée pareille à la sienne qu’il conçut, au seuil de la vieillesse (v. 656), l’idée d’exhaler ses «lamentations» dans un poème anti-féministe.—Ce poème écrit, il ne le publia pas, par crainte de sa femme, mais il l’envoya à ses amis, dignitaires ou familiers de l’église de Thérouanne. Les «envois», ou épîtres, qu’il a rédigés pour chacun d’eux, et qui forment la meilleure partie du livre IV des Lamenta[587], permettent de fixer à peu près la date de la composition du poème[588].
L’évêque Jacques de Boulogne, un des destinataires de l’œuvre, nommé en 1287, est mort, dit M. van Hamel (p. CXXIV), en septembre 1301. Les Lamenta ont donc été terminés avant septembre 1301. D’autre part, en 1295, le frère de cet évêque, Robert le Moiste, était encore prévôt de l’église de Saint-Martin, à Ypres; à une date incertaine, il a échangé ces fonctions contre celles d’abbé de Sainte-Marie-au-Bois de Ruisseauville, et c’est en cette qualité qu’il est salué par Mahieu. M. van Hamel en conclut que le poème est postérieur à 1295. Il ajoute que les autres données chronologiques fournies par les «envois» concordent avec celles-là: on a la preuve que tous les destinataires des Lamenta, que Mahieu nomme, étaient vivants de 1295 à 1301[589].
Quelques-unes de ces considérations laissent fort à désirer; mais il en est une, n ouvelle, qui me dispensera de les critiquer à fond; elle se tire de la présence, au nombre des destinataires du poème, d’un personnage sur lequel M. van Hamel (de même que M. Vaillant, le précédent biographe de notre auteur) n’était pas suffisamment informé.
Ce personnage, Jehan de Vassogne, «archidiacre de Flandres en l’Église de Thérouanne», qui «n’a pu être identifié» ni par M. Vaillant[590], ni par M. van Hamel (p. CXXVI), est pourtant bien connu. Clerc du roi de France, jurisconsulte que l’on voit souvent de service aux parlements judiciaires de la Couronne, chargé de faveurs par le pape comme homme de confiance du roi,[591] il exerça les hautes fonctions de garde royal des sceaux, ou, comme on disait alors, par courtoisie, de chancelier, depuis 1290 jusqu’à son élection comme évêque de Tournai, laquelle doit être fixée aux derniers jours de 1291 ou aux premiers de 1292[592]. La dédicace de Mahieu à Jehan de Vassogne, où celui-ci n’est pas qualifié d’évêque, est donc antérieure au printemps de 1292; elle l’est même, sans doute, à la date incertaine de 1290 où Jehan de Vassogne succéda, comme garde des sceaux ou chancelier de France, à Pierre Chalon, doyen de Saint-Martin de Tours, puisque Mahieu a l’air d’ignorer qu’il s’adresse au chef suprême de la chancellerie royale. Et le poème tout entier est, par suite, dans le même cas. J’indique plus loin (p. 249, en note) un autre motif de croire que le poème a été rédigé en effet, au moins en partie, vers la fin de 1290.
Les sources du versificateur boulonnais ont été étudiées avec le plus grand soin par l’éditeur. Mahieu était certainement assez versé dans la littérature sacrée et profane. Il a connu et plus ou moins utilisé le fragment, classique au moyen âge, du De nuptiis de Théophraste, le De planctu naturæ d’Alain de Lille, des recueils d’Exempla, et, sinon le Roman de la Rose lui-même, les œuvres plaisantes et satiriques en langue vulgaire dont le Roman de Jehan de Meun est le plus notable spécimen[593]. Enfin, on trouve au livre III des Lamenta comme un écho des discussions théologiques de son temps. Homme d’Université, il avait été un des émules de ces savants personnages, ses anciens confrères, comme Jacques d’Étaples, dont il énumère complaisamment les connaissances variées.—Toutefois, et Dieu merci, «le premier fond de son poème a été fourni à Mahieu, on n’en saurait douter, par sa propre expérience». Ce poème, quoi qu’il soit embarrassé par la plus détestable rhétorique (vers léonins, etc.), n’est pas sans sincérité.
Il est, d’ailleurs, très brutal. Instructif par là même, et non pas tant, peut-être, comme tableau des mœurs cléricales que comme exemple des écrits que ses jongleurs ordinaires pouvaient offrir au haut clergé, sans crainte de l’offenser.
Quel fut le succès des Lamenta de Mahieu? On n’en sait rien. Il y en avait jadis un exemplaire à la Bibliothèque du Chapitre de Saint-Bertin; l’exemplaire d’Utrecht est en Hollande depuis le XVIIe siècle. Pas d’autres renseignements.
Le livre, destiné à l’étroit public de Thérouanne et de Boulogne-sur-Mer, aurait peut-être sombré dans l’obscurité, comme tant d’autres, si, vers 1370, une copie n’en était tombée entre les mains d’un nommé Jehan le Fèvre, natif de Ressons-sur-le-Matz (Oise), procureur au Parlement de Paris.
Ce Jehan le Fèvre avait beaucoup lu, tant en vers qu’en prose, et il avait le goût de composer des traductions en vers (il avait déjà traduit, entre autres, la Vetula de Richard de Fournival). De plus, il était marié depuis une vingtaine d’années, et regrettait de l’être. Il fut donc surpris et charmé de rencontrer un poème qu’il ignorait, que tout le monde ignorait autour de lui et qui concordait si bien avec ses préoccupations personnelles. Un si beau poème, dont l’auteur, en l’art de se lamenter, dépassait, à son avis, l’Apocalypse, Ezéchiel et Jérémie! Un poème dont l’auteur avait été comme lui, homme de loi![594]. Il en entreprit aussitôt la traduction sous ce titre: Livre des Lamentations, pour son plaisir, non pour de l’argent:
Vous m’en devés bon gré savoir
Car ce n’est pas pour vostre avoir.
C’est la traduction des Lamenta par le procureur Jehan le Fèvre qui a conféré la célébrité au bigame de Boulogne-sur-Mer. Christine de Pisan la lut en 1404, par hasard, car ce livre n’avait encore, dit-elle, «aucune reputacion». Mais, vers 1440, Martin le Franc, le prévôt du chapitre de Lausanne, la cite comme un ouvrage fameux, à côté du Roman de la Rose. Au milieu du XVe siècle, «Matheolus»[595] devint, dans l’esprit des lettrés, synonyme de misogyne et d’ennemi du mariage: on ne lisait plus l’original depuis longtemps; la traduction même n’avait peut-être plus beaucoup d’amateurs; mais le nom de l’auteur primitif, comme il arrive, surnageait. Beaucoup d’écrivains du XVe et du XVIe siècle l’ont cité sans l’avoir lu; on connaissait l’œuvre surtout par des abrégés, des morceaux choisis, des imitations.
Le travail de Jehan le Fèvre est parvenu jusqu’à nous dans dix manuscrits. Il a été publié dès 1864; mais l’édition qu’en a donnée M. van Hamel, en regard de l’original latin, est la première qui soit critique; on peut la considérer comme définitive.
Les rapports du texte primitif et de la traduction ont été parfaitement définis par l’éditeur.—La traduction est, en somme, fidèle (malgré des contre-sens, des suppressions, des amplifications[596]). Et elle est beaucoup plus claire que son modèle. Il faut avouer que les Lamentations de Mahieu ne sont plus, aujourd’hui, lisibles; et elles n’ont jamais dû l’être sans effort, quoique l’auteur eût un vrai talent. Sous l’habit français dont le médiocre Jehan le Fèvre les a revêtues, elles sont encore, au contraire, çà et là, fort agréables. Les conversations, surtout, insipides ou prétentieuses dans Mahieu, sont, dans la traduction, excellemment vivantes et naturelles.—C’est donc la traduction qui sera citée ci-dessous, toutes les fois qu’elle ne trahit pas l’original.
Au cours de son adaptation, Jehan le Fèvre a eu, plus d’une fois[597], le sentiment que Mahieu était allé trop loin et, une fois au moins, il a mis formellement à couvert sa responsabilité:
S’en cest ditié suy recordans
Aucuns mos qui soient mordans.
Car de moy ne procede mie...
Esbatu me suy au rimer;
Si ne m’en doit on opprimer.
Mais il ne s’en tint pas là. Très peu de temps après avoir publié le Livre des Lamentations, il composa (vers 1373), sous le titre galant de Livre de Leesce, une réfutation méthodique des invectives du Bigame. Ayant plaidé le contre d’après Mahieu, il plaida le pour en son nom.
Va, petit livre; expose à mes très nobles compagnons l’état déplorable où m’ont mis le mariage et la bigamie.
L’auteur est humilié, car il a été dépouillé de ses droits et de sa noblesse: de sa «clergie». Il était «maître»; il a perdu la face, l’habit; il a dû prendre «forme laie». Pourquoi? Parce qu’il a épousé une veuve, une veuve qui «froncist et grouce» à toute heure contre lui, et l’appelle: «Chétif!». Mauvaise bête, en vérité; et elles sont toutes comme cela.
Seigneurs, compagnons et amis, excusez les incorrections de l’écrivain. Il n’est pas maître de lui: Ira impedit animum.
Instruisez-vous, jeunes gens, tandis qu’il en est temps. Le décret du pape Grégoire, de mauvaise mémoire, a condamné irrévocablement les clercs bigames. Après avoir été en situation de maltraiter les laïques, quelle honte de retomber à leur niveau!
Fors ce qui leur estoit contraire;
Mes cornes encontre eulx levoye
Et par maintes fois les grevoye.
Las! or me va tout autrement.
Un serf peut devenir franc, en se rachetant, mais un clerc dégradé ne peut jamais ravoir «signe de clerc». Il est comme la chouette qui n’ose s’associer aux autres oiseaux. Il est «serf des serfs en toute manière» (v. 1077). Maudit soit le jour où Mahieu a rencontré Perrette!
C’est tout de même dur que, pour un clerc, le fait d’épouser une veuve, même non diffamée, entraîne la dégradation. Celui de s’amuser «follement» avec cent filles n’est pas puni et «couple illicite ne nuist point a devenir prestre». Certes, celui qui fit le décret en question n’avait pas assez réfléchi.
La bigamie, même proprement dite, n’a pas toujours été défendue: à preuve, les patriarches, «qui doublerent leurs mariages» et n’en furent pas moins heureux. Il semble bien que le premier bigame qui ait été châtié, dans la Bible, soit Lamech. Nous sommes frappés pour sa faute. Pourquoi donc ne s’avisa-t-il pas qu’une seule femme suffit à dix hommes?
Et pas de défense possible. Mahieu ne peut pas plaider, dans l’espèce, la violence ni la force; il a su et consenti; il est cause de sa ruine.
Comment un homme peut-il se lier «par veu de second mariage?» Les veufs qui se remarient devraient être écorchés, brûlés; leurs noces, du reste, sont, avec raison, mal vues:
Si Perrette mourait, son mari ne la remplacerait pas, pour sûr.
Voici comment l’auteur fut pris. Il fut séduit et «afolé» par doux regards et beau langage. Perrette était alors très jolie, avec sa chevelure blonde, son front ample, net et poli, ses yeux noirs, doux et riants, son nez bien fait, sa bouche vermeille et parfumée, ses dents blanches et bien assises, sa gorge pleine, ses bras «soupples pour accoler», sa poitrine parée comme il faut et la «compasseüre» des reins ni trop large ni trop étroite; etc., etc. Hélas! qu’est-elle devenue, cette déesse à l’angélique visage? «Courbée, boçue et tripeuse, défigurée et contre-faite, toute grise, toute chenue, rude, sourde...»:
Qui tant souloient estre belles,
Sont froncies, noires, souillies
Com bourses de bergier mouillies.
Yeux a rouges, lermeus et caves;
Joes sans chair, maigres et haves.
Au moral, triste, «pleine d’inimitié», querelleuse, batailleuse. C’était une douce laitue; c’est une ronce, une ortie.
Il n’est qu’une consolation: c’est que tous les gens mariés sont logés à la même enseigne.
Toute femme mariée est comme une horloge qui ne s’arrête jamais. A tort et à travers, elle «abomine contre les fais» de son mari, et celui-ci n’a qu’à se taire. Quand il y a famine à la maison, elle dit que c’est la faute de l’homme; l’abondance, elle s’en attribue le mérite, sous prétexte qu’elle «file et bue[608]». A l’en croire,
Les «perverses jangleresses» ne s’en tiennent pas là. Elles s’entendent merveilleusement à décevoir leurs maris et à faire en sorte que ceux-ci n’en croient pas l’évidence. C’est ce qui advint, par exemple, à ces trois hommes débonnaires, Gui, Guerri et Frameri, qui prirent leurs femmes en flagrant délit: on leur prouva qu’ils avaient rêvé[611].
Par paroles et par revel[612]
Que soit une peau de veël.[613]
Combien que soit chose impossible
Vuelent prouver qu’il soit loisible
A croire ce et plus grant chose.
N’est nuls qui contredire l’ose
Ne soustenir a l’encontre, ains
Estuet[614] que, par amour constrains
Ou par tençon, on leur ottroye
Et qu’en die que l’en le croye.
Tant d’exemples illustres à l’appui! Mieux vaut n’en pas citer, «car j’ay ailleurs assés a faire». Il en cite néanmoins: Salomon, Aristote...
Peryarmenias, Elenches,
Devisées en pluseurs branches,
Priores, Posteres, logique
Ne science mathematique?
Il n’en fut pas moins chevauché, le philosophe à barbe grise, par une femme qui «lui fist la loupe, par maniere de moquerie»[615]. Ce grand maître fut déçu par «figure d’amphibolie». D’où cette «confusion perpétuele» qui est advenue jusqu’à nos jours aux étudiants ès arts, les «artiens», ses disciples:
Confusion pareille à celle du présent livre, que l’auteur, en proie à sa femme, est hors d’état d’écrire correctement.
Une femme a mille manières de torturer son mari. Elle lui fait répéter dix fois la même chose, pour le taquiner; elle l’assourdit de paroles; elle le contredit; elle le gifle. S’il veut du vin, il a de la cervoise; s’il veut du pain blanc, du gruau «plein de levain».—Elle réclame avec énergie ses droits conjugaux,
parce que je n’ai pas conservé mon ancienne vigueur, elle m’arrache les cheveux[616]. Mon valet regarde de loin la bataille, et, n’osant me secourir, file m’attendre dehors. Alors survient la nourrice: le domestique est parti; tout l’ouvrage retombe sur elle!
Le garçon qui a fait le sault;
En la ville s’en va esbattre.
Tout par moy me laisse debattre.
Rien ne fait il. Soit par la gueule
Pendu, car il laisse a moi seule
De la maison toute la cure
Et de l’enfant la nourreture.
Et d’autre part, se m’aït Dieux!
Les nourrices es autres lieux
Ne sont pas ainsi onerées!...»
Une nourrice, déclare-t-elle avec autorité, doit dormir, se reposer, boire et manger à volonté afin d’avoir du lait, et recevoir des cadeaux. C’est ainsi qu’on en use partout, mais pas dans cette baraque:
Puis l’eure que m’i asservi
Autant de mon profit i fay je
Comme d’enhanner[617] le rivage...
Les autres sont plus eüreuses...»
Et elle ne s’en va pas, elle, «l’orde nourrice pareceuse», quand Perrette commence à «tencer»: au contraire, elle accourt à son aide. Si Perrette m’appelle: «Chievre puant!», elle dit que c’est bien ça.—Si je veux la faire lever matin, c’est toute une affaire:
Respont: «Et que voulés vous, sire?»
—«Lieve sus! vieng, si l’orras[618] dire».
—«Il est nuit; encor dormirai;
Quand sera jour, a vous irai».
—«Jours est, je le voi certement.
Or lieve sus apertement!»
—«An Dieux! si fais je tout en l’eure;
Je vois.»—«Lieve sus sans demeure».
—«Ha, je quier ma cote crotée.
Quel diable me l’a ostée?»
—«Or sus, haste toi!»—«Je suy preste».
Puis ça, puis la tourne sa teste.
Puis prend ses membres a grater
Ou les estent pour dilater.
«Je vois[619], je vois», ce dit souvent...
Tardive come un limeçon.
Perrette choisit, du reste, ces moments-là pour s’écrier que la chambrière a raison:
En pareil cas, il ne me reste qu’à me taire, crainte d’un revers de main.—Je voudrais être très loin, très loin, au delà des monts de Mongeu (les Alpes).—Hélas! pourquoi suis-je né?
*
* *
S’il y a des gens assez «papelars» pour ne pas savoir à quoi s’en tenir au sujet des femmes, de leurs mœurs et de leurs conditions, qu’ils profitent de ce qui suit.
La femme est essentiellement «rioteuse» (querelleuse); nul moyen d’en venir à bout. Répliquer? c’est s’exposer, pour un mot, à en ravoir un millier. Mieux vaut quitter la place, conformément au proverbe: Fumée, pluye et femme tançant chacent l’homme de sa maison[622]. Cela se voit dans l’Écriture et dans «les histoires du Peintre[623]». En voici un autre exemple: l’auteur a connu à Montreuil un jeune homme hardi, batailleur, qui avait toujours la main sur la garde de son épée; il se maria et, dès lors, n’osa plus «lever le sourcil»; quand sa femme le molestait trop, il s’en allait «en tapinage» pleurer près de ses compagnons, maudissant son sort. L’époux de Perrette en fait autant: il fuit devant son bavardage invincible.
Avant qu’un homme soit marié, il est gai, «joli» et gaillard; il chante, il saute et il chevauche; il se fait laver, «recroquiller», peigner, «graver» les cheveux; il porte «chauces semelées», se préoccupe de sa toilette et croit être roi de France. Mais voyez comme il est après: cheveux mêlés sur les épaules, oreilles basses, souliers et habits décousus, nez roupieux, barbe enfumée.—Époux se dit en français mari, et c’est très bien dit, car un mari, c’est un homme à la mer.
Le mariage est d’ailleurs malsain en soi: les noces «amenuysent les vertus d’omme», par le simple contact du lit conjugal, sans plus. Couchez, au contraire, tous les jours avec Bietrix, Mahaut et Guillemette, et vous n’en éprouverez aucun inconvénient[624]. Une femme légitime est une teigne, qui ronge la chair et les os.
Principiis obsta. Au marché, le client examine et soupèse ce qu’on a la prétention de lui vendre. Il faudrait donc essayer les femmes avant de s’en affubler, d’autant que, quand on en a pris une, c’est pour toujours.
A un an pour profession.
Cil doncques qui veult espouser
Et soy d’une femme embouser,
Pourquoi n’a il itel delay?
Les veuves sont une engeance particulièrement détestable. Une version de l’histoire si connue de la Matrone d’Éphèse trouve place à ce propos, comme de juste. Puis, suivent l’histoire de Bethsabée, celle de Dalila et d’autres.—Les veuves sont enragées pour trouver un second mari. Elles restaient jadis en deuil pendant un an et portaient des robes noires; elles se mettent maintenant en chasse dès le troisième jour, avec des robes de soie.
Les femmes hantent les églises; mais ce n’est pas pas amour pour les «fiertres»[625], les «saintuaires»[626] ou le crucifix: «Plus aiment les clers et les prestres». Les ribauds s’y montrent aussi, mais pour chercher «leur proie»:
Un cheval, il se mesferoit;
Mais assés plus est a deffendre
Que femme ne s’y doye vendre.
Elles font, de la maison de Dieu, une maison de rendez-vous, principalement à Paris[627]:
Souvent visitent les reliques
Qui sont en la Sainte Chapelle.
Chascune sa commere appelle
Ou autre de son voisinage...
Elles préfèrent les pèlerinages qui sont prétexte à promenades:
Quant la voye est un peu longuete,
A Saint Mor ou a Boulongnete
Et aucunes fois au Lendit...
La sont les places designées
Et les journées assignées...
Elles feignent nouveaulx miracles
En moustiers et en habitacles,
Combien que des pardons ne curent.
Mais nouveles voyes procurent
En obeïssant a Venus[628].
C’est encore à l’église que les femmes ont coutume de tenir leurs assises de potins et de commenter la chronique scandaleuse du pays: «d’espouser, de concubinage, et de Martin, et de Sebille»; elles s’y donnent des conseils sur la façon de faire «paistre» leurs maris; elles s’y perfectionnent dans l’art de «jangler» et de «tancer».—L’auteur désire que sa femme reste à la maison; car si elle allait à l’église, elle n’y forniquerait sans doute pas: elle est trop laide; mais elle lui ferait des scènes en rentrant; et Dieu sait si cela vaut mieux.
Les femmes sont curieuses des faits et gestes de leur mari et ne le croient jamais sur parole. Telle est, du moins, la Perrette de l’auteur. Le traducteur[629] a connu, lui, des femmes d’un autre type, qui emploient les séductions dont elles disposent pour arracher leurs secrets aux hommes. Comme elles sont caressantes, celles-là:
Tout quanque[630] j’ay; je t’abandonne
Et cuer et corps et tous mes membres.
Si te pri que tu t’en remembres[631].
Tu es mon mari et mon sire.
Or me di ce que je desire.
Dire le pues hardiement.
Certes, Dieu scet bien se je ment;
J’ameroye mieulx a grief peine
Mourir de male mort soudaine
Que je tes secrès revelasse...
Tu scés bien quele m’as trouvée,
Par pluseurs fois m’as esprouvée,
Mon doulx ami, mon homme sage;
Or me di, pourquoi ne le sçay je?
Quanque[1] tu scés doy je sçavoir...»
Cependant, l’homme résiste:
Et chetive, quant ma parole
Ne prises et que n’en tiens compte!
Lasse! bien doy avoir grant honte
Quant amours ainsi me desvoient.
Se mes voisines le sçavoient
A bon droit seroye fustée,
Se ceste euvre estoit racontée
De ce qu’entre nous deux feïsmes.
Je t’aime plus que moi meïsmes...
Et je te dy quanque[1] je sçay
Ne oncques rien je n’en lessay.
Les autres femmes mieulx se cuevrent,
Car leur secrès pas ne descuevrent;
Elles sont sages de ce faire.
Mais je suy fole et debonnaire
Quant vers vous ainsi me demaine
Et seule amour a ce me maine.»
Elle lui tourne le dos, et pleure:
Je n’en puis mais se je me dueil;
Quanque[632] cest homme veult, je vueil.
Dieux scet que son vueil mien seroit
Et il pour moy rien ne feroit.
Je sçay bien que ce qu’il me cele
A toutes autres le revele...
Je t’aim et tu ne m’aimes point;
Tu n’es pas mien, mais je suy toye[633],
Dont par amour t’amonnestoye
Que si grant plaisir me feïsses
Que ce que je requier deïsses...
Lasse! je suis ta chamberiere.
Je vouldroye estre bien arriere
Noyée dedens une fosse!
La chose seroit par trop grosse
Que je te pourroye celer,
Et rien ne me veulx reveler...»
Alors l’homme «s’esbaïst» et cède, pour son malheur:
Je vous pri, tournez vous deça.
Si courrouciés ne fu piesça
Com je suy de vostre clamour;
Je vous aim de loyal amour.
Il n’est chose qu’aye tant chiere».
Un homme marié ne peut guère servir Dieu comme il faut; c’est pour cela qu’en Occident le mariage est défendu aux prêtres.
La femme est désobéissante. Exemples d’Orphée et d’Eurydice, d’Assuérus et de Vasti, d’Ève et de la femme de Loth. En France, rares sont les hommes qui ont la «maistrie» de leurs femmes; ce sont les femmes qui «seignourissent». Hélas! malheur au royaume qui «euvre par conseil de femme»; tout y va de mal en pis.
La femme est envieuse. Louez-en une, pour voir, devant ses voisines; vous en apprendrez de belles. Il faut être bien grande dame pour se permettre impunément de s’asseoir au premier rang à l’église ou d’«aler devant a l’offrande». Dans la rue, n’en saluez pas une: saluez-les toutes, pour ne pas faire de jalouses. Toutes se plaignent à leur mari que leurs voisines sont bien vêtues, mais qu’elles n’ont rien à se mettre:
Qu’avés vous qui ainsi plourés?
Pourquoi ainsi vous acourés[634]?»
—«Certes, sire, j’ai bien raison;
Je demeur nue en la maison,
Et mes voisines sont ornées,
Bien et noblement ordonnées.
Se ce qu’a moy affiert eüsse,
O les greigneurs[635] estre deüsse;
Si me convient ainsi remaindre[636]...»
La femme est avide; on sait assez qu’elle va jusqu’à vendre, pour de l’argent, l’apparence de l’amour.
La femme est luxurieuse. Exemples de Pasiphaé, de Silla, de Mirra, de Biblis, de Phèdre, de Philis, de Didon. C’est pourquoi le pape permet aux veuves de se remarier sans délai.—Perrette, elle, est sage; l’excès de sa méchanceté en est peut-être la cause.
Les femmes s’obtiennent de diverses manières: au village, quand on les en prie; à la ville, pour des cadeaux; la grande dame se laisse prendre «mais que soit en lieux convenables[637]». Les nonnains, les religieuses se donnent des airs de spiritualité, mais elles sont presque toutes en proie aux appétits charnels, et c’est facile à comprendre par «la raison naturelle». Aussi les nonnains inventent-elles continuellement des histoires pour avoir congé de quitter le cloître un moment: leur sœur, leur frère, leur cousin est malade; autant de prétextes pour s’aller «esbatre par le païs». Méfiez-vous d’elles; car elles s’entendent mieux à plumer et à tondre ceux qui ont affaire à elles que les voleurs ou les Bretons:
Se vous ne leur donnés souvent;
C’est l’usage de leur couvent.
Dons veult avoir la messagiere,
La maistresse et la chamberiere
Et la matrone et la compaigne...[638]
Les Béguines couvrent aussi leur débauche du large manteau de l’hypocrisie; chacune a son cordelier ou son jacobin.
Mahieu s’engage ici dans une longue digression contre les Ordres Mendiants et leurs prétentions à entendre les confessions comme les prêtres séculiers. Concurrence injuste et très redoutable, car les gens préfèrent, naturellement, avouer leurs fautes à un nomade qu’ils ne connaissent pas, qui ne les connaît pas et qu’on ne reverra plus, qu’au pasteur de leur paroisse. Guillaume de Mâcon, ce grand homme, le vénérable évêque d’Amiens, a défendu excellemment, de nos jours, le droit des prélats sur ce point... Mahieu aime bien les Frères, pour autant; mais il ne sait pas flatter; qu’ils ne lui en tiennent point rigueur!
Le traducteur s’est refusé à paraphraser ce passage pour deux raisons: d’abord, parce que les Frères sont «des hommes comme nous»; ensuite parce que maître Jehan de Meun a déjà traité le sujet, au chapitre de «Faulx Semblant». Surtout, peut-être, parce que la querelle dont Guillaume de Mâcon avait été le protagoniste du côté des séculiers, très enflammée à la fin du XIIIe siècle, s’était apaisée de son temps[639].
Les vieilles sont les plus ardentes; et, comme les vieux chevaliers pansus qui enseignent aux enfants à se servir de leurs armes, elles s’appliquent à instruire les fillettes. Histoires de l’entremetteuse qui sut persuader à Galathée que, si Dieu a créé l’homme et la femme, c’est pour l’amour:
Se le clergié en fait deffense
C’est mal dit........
Il n’y en a nul, tant soit sage
Qui n’aint la coustume et l’usage
De gesir avecques mouiller[640]...
Leur commandement ne doit nuire:
Aux fais, non pas aux dis, pren garde...
On doit obeïr par droiture
Aux commandemens de nature.»
Ce sont ces vieilles-là qui procurent tant de faux pas et d’avortements; on devrait les brûler. Il arrive aussi qu’elles se substituent elles-mêmes aux jeunesses que le client leur demande à la faveur de la nuit. Ovide en fit l’expérience; Mahieu aussi, et plus d’une fois.
Les femmes sont superstitieuses; elles ne cessent de consulter le «sort» ou «le chant des oiseaux». Plusieurs habillent des crapauds, font des images de cire et les jettent au feu pour allumer l’amour des hommes, lient des chats et leur cautérisent les pieds au fer rouge, adorent Néron, Belgibus (Belzebuth) et Pilate et brûlent des cornes de chèvre en l’honneur des démons, volent des cadavres dans les cimetières et des hosties à l’église, des cheveux et de la corde de pendu aux gibets... L’auteur sait à quoi s’en tenir, personnellement, là-dessus: certaine vieille lui fit prendre, jadis, des poudres et le massa, au lit, tout nu, avec des peaux de chat et de taupe... Nombreuses sont les sorcières qui se vantent de deviner l’avenir, de guérir les maladies, de retrouver les objets perdus, de voir des choses mystérieuses sur l’ongle ou dans les miroirs. Elles «abetisent» ainsi les gens.
L’auteur s’arrête un instant pour récapituler ce qu’il a écrit jusqu’alors; puis il repart de plus belle.
Ne fais pas part de tes secrets aux femmes; tout le monde les saurait. Le prophète Michée l’a très bien dit. Historiettes à l’appui. On se demande parfois pourquoi le Christ, après sa résurrection, se montra d’abord à des femmes: c’est parce qu’il voulait que la nouvelle se répandît très vite.—Retour sur ce qui a été déjà dit de la propension des femmes au mensonge et à l’orgueil.
Satan a marié, comme on sait, ses filles[641]: Orgueil aux femmes, Simonie au clergé, Hypocrisie aux moines et aux béguines, Pillerie aux chevaliers, Fraude aux marchands, Usure aux bourgeois, Luxure à tout le monde.—Mais ne parlons que de l’Orgueil. Les artifices de toilette en sont, chez la femme, des symptômes très certains:
Pour mieulx paroir a estre belle.
En ses chambres, en pluseurs boistes,
Trouveroit on ointures moites
Et choses de pluseurs couleurs...
Et, s’elle est dame ou damoiselle,
Devers la queue semble oiselle...
Elle a en sa cheveleüre
Maint estrange cheveul enté...[642]
Elle a cornes comme une chievre.
C’est la barboire[643] des chetifs,
Paour fait aus enfans petis.
La femme est cruelle: exemples tirés de l’Écriture. Elle est gloutonne: fi de celles qui s’enivrent!—Perrette n’a pas ces défauts; elle serait même très bien si elle n’était point si laide et ne grognait pas tant.
Il y a des fous qui se marient pour perpétuer leur nom. Gloire du nom, vaine gloire! Et puis, on n’a pas toujours d’enfants; on peut perdre ceux qu’on a; on peut avoir des enfants qui vous déshonorent. Pas un instant de tranquillité pour celui qui a de la progéniture, à cause des accidents possibles. Tous les fils souhaitent, du reste, la mort de leurs parents: s’ils sont riches, pour en hériter; s’ils sont pauvres, pour en être débarrassés.
D’autres pensent qu’il est bon de se marier pour avoir une servante à la maison. Mieux vaut un domestique, qu’il est facile de renvoyer du jour au lendemain.
Se marier par amour? Folie. L’auteur en a fait l’épreuve. «Beauté de femme passe tost»:
Rident leurs frons et leurs visages.
Aussi bien, on est souvent séduit avant la noce par des atours qui font illusion:
Bien pourfilées de letices[644],
Cornes et fronteau bien poli...
Leurs sollers portent decollés
Agus devant a la poulaine,
Affaitiés de bourre et de laine[645]...
Les atours tombés, il faut souvent déchanter. De plus, le goût de la toilette, chez la femme, est la ruine du mari et l’indice de son cocuage probable:
Avoir un nouveau couvrechief,
Ceintures d’argent entaillées,
Bien dorées ou esmaillées,
A Noël ou a Pentecouste.
Ceste folie souvent couste
Plus que le mari ne gaaingne.
La femme ses joyaulx apporte
Pour soy monstrer devant sa porte...
[Or] joyaulx sont occasion
De faire fornicacion...
C’est l’habitude de roussir le poil des chats afin que les voleurs de chats ne s’en emparent pas pour leur peau. Il faudrait brûler de même «peliçons, queue, dras et cornes» des femmes; les hommes n’en voudraient pas tant.—Dans un passage que Jehan le Fèvre n’a pas traduit, Mahieu déclare qu’il a lui-même été pris très souvent aux agréments de cette espèce.
Épouser une femme «pour ses deniers»? Écoutez ce qu’elle dira:
Estoie digne et assés riche.
Or ay je joué a la briche
Quant a un chetif suy couplée.
J’ay quis mon dommage et ma perte:
On me doit bien appeler Berte.»
Épouser une fille pauvre, si vous êtes riche? C’est encore pis. Elle dira:
Cuides tu avoir segnourie?...
Fi! j’aim mieulx vivre et vestement
Querir pour moy honnestement
Et gangner ma vie a filer
Que tes richesces empiler
Et servir comme chamberiere.
Fi! fi! chetif, va t’en arriere!...
Nos biens deüssent communs estre
Et tu en veulx faire le maistre
Et mettre tout a ton usage.
Quant je te pris en mariage,
Se j’avoye peu de finance
Toutes voies ma personne franche
Valoit trop plus que ta richesce
Et, ainçois que je vous preïsse,
J’eüsse eü, se je voulsisse,
Autre, qui plus riches estoit,
Et qui d’amour m’admonnestoit...»
N’épouse pas une jeune femme, ni une vieille (elle serait jalouse et probablement pas sans raison), ni une laide (crainte des enfants qu’elle aurait). La jeune t’épuisera, si tu es d’âge mûr; elle te donnera des suppléants:
Pour veoir dancer et baler.
Ou son cousin, ou sa cousine,
Ou sa commere en sa gesine[647]
Faindra malade et languereuse...
Les ribauts jeunes et testus
Sont souvent nourris et vestus
Aux cousts et despens du bon homme[648]...
Deux jeunes époux ne tardent pas à se ruiner, et les querelles s’ensuivent. Deux vieux époux? «De marier ne sont pas dignes»; on leur fera charivari.—Vilain, tu prends une femme noble? Tu seras «moqué»; il te faudra lui laver les pieds, frotter et porter la queue de son surcot. Noble, tu te mésallies? ta lignée en sera diffamée, et toi aussi.—Tu prends une veuve qui a des enfants. Elle
Certes, je ne suy mie bonne,
Quant j’ay conjointe ma personne
Avec toy, pour moy asservir.
Tu n’es pas digne de servir
Le fils de mon premier mari».
Tu donnes une marâtre à tes enfants: elle criera qu’ils ont volé tout ce qui se perdra chez toi.—Vous avez tous deux des enfants d’un premier lit: querelles et luttes sans fin.—Vous êtes tous deux sans enfants et stériles: les collatéraux de ta femme vont s’abattre sur ta maison.
Tu es malade et ta femme se porte bien? Elle te dira en «huant»:
S’il vouloit, bien se leveroit...
Il n’est pas de gesir saison[649].
Que feront nos enfans petis?»
Tu te portes bien, ta femme est malade? Assieds-toi à son chevet pour éviter, si c’est possible, qu’elle maudisse ton mauvais cœur. Quand sa Perrette est malade, l’auteur, pour avoir la paix, lui fait dire oraisons et chanter messes, récite pour elle la patenôtre et les sept psaumes, et la «soutient en son giron». Et pourtant, au fond du cœur, il voudrait bien qu’elle fût morte.
Tu dors; ta femme te réveille. Ta femme dort; tu n’oses bouger, crainte de la réveiller.—Tu te tais, elle parlera
Je doy avoir mal agreable
Quant cil vassaulx[650] parler ne daigne;
Male goute en ses dens le preigne.
Dire ne veult chose que j’oye.
Il n’a en luy solas ne joye.
Je voy bien que tant ne me prise
Qu’il doint response ne reprise.
Certes, si scet il assez guile[651]
Et comme un jay parle en la vile.»
Tu parles; elle te coupera la parole, plus haut que la Babelée, la poissarde de Paris[652].—Tu es gai; elle y trouve à dire:
De nos besongnes procurer,
Qu’il laisse tout par moy curer,
Que de jangler[653] ne de chanter!»
Tu es triste; elle ira conter que tu es né «de male heure»:
Je ne vous doy pas beneïr
Qui tel mari m’avés donné.
De foudre soit il estonné!...
Trop suis avecques luy honnie
E trop m’en puis desconforter.
Deables l’en puissent porter...
Tu ne peux plus faire l’amour: Perrette est femme à t’arracher les cheveux. Tu veux le faire; elle s’excuse:
Ou encore:
Bref, femme n’est jamais satisfaite, et point de femme sans bataille.
Conclusion: n’aie pas une femme, mais cent; tel est le conseil des sages (Salomon, les saints pères, Ovide) et la voix même de la nature:
Arrêtons-nous un peu ici, pour souffler. La femme est un monstre. S’il en est de bonnes, c’est «d’especial grace», et, pour ainsi dire, «contre droit». Nouvelles plaintes au sujet du caractère de Perrette, que les gens nomment, en français, Perrenelle, mais qui mérite très bien son nom latin de Petra (pierre), car elle est dure comme un caillou.
*
* *
Un jour que Mahieu reposait sur son lit, un homme d’âge lui est apparu, tout resplendissant de beauté, qui lui dit: Pax huic domui; je te montrerai la voie du salut.—Qui donc es-tu, demanda Mahieu—«Je suy ton Dieu», répondit l’apparition.
Or Mahieu avait justement des représentations à faire à Dieu. Il les lui adressa donc en ces termes.
Toi qui sais tout, pourquoi as-tu créé la femme? La femme, c’est-à-dire la Mort. C’est là une conduite qu’il paraît difficile de justifier. Comment as-tu osé decréter que l’homme devait abandonner, pour sa femme, son père et sa mère; et que l’homme ne doit jamais quitter sa femme, sous aucun prétexte? Ce sont là, permets-moi de te le dire, des préoccupations de célibataire:
Tel chose establie n’eüsses.
Et il n’est pas juste d’imposer ainsi aux autres ce dont on n’a pas voulu pour soi-même.
Pourquoy establis tu les choses
Que tu meïsmes faire n’oses?
Qui achète un cheval a le droit de l’examiner avant, et, s’il se repent du marché, de le revendre après. Une femme, c’est chose plus importante qu’un cheval, n’est-ce pas? Et, en ce qui la concerne, on n’a pas les mêmes droits.
L’état de mariage est plus dur que la profession religieuse. Cependant, ceux qui entrent en religion ont un an avant de se décider définitivement; rien de pareil pour les conjoints.
Qui achète une vache malsaine a six mois pour la rendre au vendeur; pourquoi pas, s’il s’agit d’une femme?
Tu répondras sans doute, que, marié, j’ai le droit de renvoyer ma femme pour adultère. Mauvaise réponse: l’adultère est un grand crime, et qui les résume tous; mais il y a peut-être plus d’amertume encore, pour l’homme, dans la femme désagréable et méchante que dans celle qui fornique.—«Si l’homme est possédé, la femme l’est aussi; donc, la convention de mariage ne saurait être comparée aux contrats de vente, d’emprunt ou de louage, sujets à rescision. Elle est tellement plus stricte!»—Mais tous les contrats sont bilatéraux! Le silence vaudrait mieux que de si pitoyables défaites.
Les épouses spirituelles, prébendes, cures et églises, on les peut résigner, délaisser, changer: il suffit de s’adresser, pour cela, aux prélats. Lorsqu’il s’agit d’épouses charnelles, c’est défendu. Et pourtant, quel est le plus fort, du lien spirituel ou du charnel? Deux poids et deux mesures, c’est clair.
Il est fait vraiment trop d’avantages à la «secte» cléricale:
Cinq prouvendes[658] ou six aura
Ou ja ne fera residence;
Dont li vient ceste providence?
Les bourdeaulx suit et ens se boute,
Et mettra sa pensée toute
En desduit de chiens et d’oiseaux;
Ressembler veult aux damoiseaux.
Ainsi est t’Eglise servie;
Car par tout le cours de sa vie
Ne chantera pour toy deux notes.
Je ne sçay pourquoy tu ne notes
Qu’aux autres fais extorsion?
Car d’une seule porcion
Que tu donnes a un tel maistre
Pourroit on nourrir et repaistre
Cent povres...
L’auteur se laisse entraîner à faire ici, entre parenthèses, une très virulente critique du clergé, dont la «joie» contraste avec la «douleur» du peuple des «mariés»:
Le pié nous tiennent sur la teste.
Par eulx nous laisses lapider
Et estrangler et embrider...
Le clergé «boit la sueur du peuple». Que ferait-il, pourtant, si nous cessions de travailler?
Et si ne puet durer ne vivre
Qu’il ne soit tousjours tempestés
Et par le clergié molestés.
On prétend que le clergé méprisait autrefois les richesses et les jouissances mondaines, pour acquérir la vraie science. Les temps sont bien changés. La seule science estimée est maintenant celle de philopécune[659].—Tous les ordres de la société sont confondus, car les clercs s’atournent et «se deportent de tout travail» comme chevaliers, achètent et vendent comme laïcs.—Quant aux prélats, si le peuple se gouvernait à leur exemple... Ils gâtent et détruisent tout; les plus mitrés sont les pires.—Et voilà ceux que Dieu s’obstine à combler de ses dons, au détriment des misérables!
D’après l’Écriture, la femme a été faite pour le service de l’homme, et elle le domine. Dieu a dit ailleurs que nul ne peut être de ses disciples s’il n’abandonne sa femme et ses biens pour le suivre; et d’un autre côté c’est lui qui a institué le mariage! Contradictions de toutes parts.
Ou tu dors, ou tu es trop vieulx.
De par les décrets de Dieu, il y a trois bonnes choses dans le mariage: fides, la fidélité; genitura, les enfants; sacramentum, le sacrement.—Mais où est la fidélité? Il n’en est plus, surtout de la part des femmes. A preuve, ces deux mégères que Mahieu a vu brûler de ses propres yeux: l’une avait coupé la gorge de son mari en lui lavant la tête; l’autre, qui était de Dampierre, avait fait assassiner le sien, la nuit.—Les enfants. Mais, sans mariage il en naîtrait tout autant, et plus. Les animaux et les plantes se multiplient très bien sans cette formalité. Au reste, Dieu aurait pu créer chaque nouvel être sans accouplement, par un acte de sa volonté; pourquoi ne l’a-t-il pas voulu? L’institution du mariage va contre la nature et le droit. Contre la nature:
Pour une seule creature.
Nennil. Elle est a tous commune;
Elle fait chascun pour chascune.
Contre le droit, le droit des pères, à cause des fils ingrats. Le père qui amasse pour ses hoirs les rend paresseux; on ferait mieux d’agir comme Aimeri de Narbonne, qui ne voulut pas laisser son patrimoine à ses enfants, pour les obliger à se faire une place dans le monde. Et pourquoi Dieu permet-il, soit dit en passant, que l’«usage», invention du peuple ignorant, l’emporte sur le droit écrit? Par exemple, en matière de succession, le prétendu droit d’«aînesse», établi par la coutume, est un injustifiable abus[660]. Mais, quoiqu’il en soit, il est certain que l’espérance de la progéniture n’est pas la justification du mariage: quand saint Joseph épousa la Vierge, il n’en attendait pas d’enfants.—Quant au sacrement, l’auteur n’en veut pas médire. Mais, comment se fait-il que, d’après le passage précité de l’Écriture elle-même, il soit officiellement un obstacle au salut? Tout cela est stupéfiant.
Et, en somme, quand on y pense, il y a bien d’autres choses stupéfiantes dans l’œuvre divine. Mahieu profite de l’occasion pour s’en «desgorgier» à son aise. Les pécheurs sont frappés de châtiments éternels pour des fautes d’un moment; ce n’est pas juste: «la punicion excede». La rédemption du Christ ne nous a pas suffisamment rachetés si nous sommes encore exposés à de mortels périls. Mais nous devons croire qu’elle nous a suffisamment rachetés; nous sommes donc tous sauvés. Dieu est le bon pasteur: il ne peut pas ne pas désirer le salut de ses brebis.—Cette digression théologique finit par une pirouette. Sauver tous les hommes, très bien; mais les femmes, impossible:
Je ne cuide pas que de femme
Puisses avoir ne sauver l’ame.
Car tu scés par raison aperte
Qu’elle est cause de notre perte
Et de ta mort occasion.
Doncques a sa salvacion
Ne dois encliner nullement...
Le discours de Mahieu à Dieu se clôt par des protestations d’humilité. Peut-être s’est-il trompé; que sa douleur soit son excuse.
Dieu répond. Il répond en exposant fort au long le mystère de la Rédemption. Il déclare ensuite que, pour éprouver la patience des pécheurs, il a institué plusieurs purgatoires: le plus pénible est le mariage; quand on a passé par celui-là, on est dispensé des autres; le mariage, qui est un martyre, est, par lui-même, le plus sûr moyen d’obtenir la couronne céleste. Il va, d’ailleurs, reprendre les arguments de son critique un à un, simplement, «com l’en seult faire entre amis»...
Ce n’est pas la peine, dit Mahieu; car mes raisons sont «trop mal armées contre vous». Une petite explication seulement, s’il vous plaît: quelle est l’épreuve la plus méritoire, du cloître ou du mariage?—Il n’y a pas de doute, mon fils. Les «mariés» auront dans le ciel des sièges plus «precieux» que les moines, parce qu’ils auront plus souffert:
D’ailleurs le mariage est l’état le plus ancien et le plus saint; car je l’ai institué moi-même, à l’origine des choses et j’ai permis à ma mère de se marier:
Après cela, Dieu reprend le cours de son argumentation. Il ne faut pas dire tant de mal des prélats, en bloc, car il y en a de bons, et les mauvais, pour leurs démérites, seront châtiés plus sévèrement qu’«un bas homme du peuple uni».—Dissertation sur l’amour divin, lequel dépasse toute mesure. Il convient cependant que le juste soit plus aimé que le méchant. Et c’est une erreur de croire, par conséquent, que le sacrifice de la rédemption a sauvé, d’avance, tout le monde. Il y a le libre arbitre; nul ne sera sauvé sans avoir voulu l’être.
Mais il reste, dit Mahieu, que toute la descendance d’Adam est punie pour le péché de son ancêtre; or, «chascun doit soutenir sa charge»; le contraire n’est pas juste.—Crime de lèse-majesté; toute la famille doit payer. Toutefois les pécheurs ont le choix libre entre le salut et l’enfer.
Mais pourquoi des peines éternelles en punition des fautes d’un moment?—Ceux-là seuls subissent ces peines qui ne se sont pas repentis, et dont, par conséquent, la volonté de pécher dure toujours.
Là-dessus, Mahieu est convaincu: «Je me ren, pere pardurable». Mais il n’a pas achevé sa syndérèse que le Seigneur l’a transporté dans le paradis pour lui faire voir les sièges réservés aux martyrs du mariage. Dénombrement de la hiérarchie céleste: après la Vierge et les anges, les patriarches et les prophètes, les apôtres, les martyrs, les «mariés», les confesseurs (moines et prêtres). Et quoi de mieux?—Une légion de mariés et de bigames se lèvent, saluent Mahieu, lui souhaitent la bienvenue: «Vecy, vecy le vray martir; venés ça a nostre carole». Des danses commencent aussitôt, qui dans le texte latin, sont décrites avec une précision singulière (le traducteur abrège et banalise):
Vadunt et redeunt, surgunt residentque plicante
In talos cervice sua. Nimis ingeniose
Ducunt se simulantque minas pugneque joco se
Instar habent, sese fugiunt seseque secuntur,
Et verbis, plausu, digitis signisque locuntur.
Aptant se ludo digiti modicumque quiescit
Infurcata manus lateri que sistere nescit,
Dum jubet ipsa lira; subtiles et quasi fixos
Furantur motus humeri cernentibus ipsos.
D’autre part, d’autres danseurs esquissent d’autres figures (tresche ou farandole):
Un merveilleux concert d’instruments se fait entendre en même temps:
Pour resjouir les compaignies:
Psalterions et chiphonies,
Trompes, tympans, freteaus, estives,
Viëles, orgues portatives,
Harpes, musettes d’Alemaingne,
Leüths, fleütes de Behaingne,
Guiternes, rebebes et rotes...[665].
Mahieu reçoit un vêtement blanc, une couronne, un trône et s’asseoit triomphalement parmi les élus. Puis la vision s’évanouit.—L’auteur reprend conscience dans son lit, près de sa femme, qui le blâme d’avoir tant dormi. Espérons, quoi qu’en dise Caton (l’auteur des Distiques), que les songes ne trompent pas!
*
* *
L’auteur redoute que sa femme ait connaissance de ce qu’il vient d’écrire; il ne le publiera donc point. Du reste, il est temps d’en finir, cum sit scriptura brevis optima. Avant de jeter l’ancre, il adressera simplement son poème à ses «seigneurs», en leur décrivant, à chacun, une fois de plus, son naufrage.
Premier envoi à Jacques de Boulogne, évêque de Thérouanne, conseiller du roi (consul regis). Éloge de ce prélat et de sa famille, que Mahieu connaissait fort bien. Juriste renommé à Orléans, Jacques avait enseigné à Mahieu ce que celui-ci, sa «créature», savait en logique et en droit. Mahieu, plongé par sa bigamie dans un abîme de maux, n’en est pas moins enchanté des prospérités de son maître. Il est bien triste, pourtant: confession de sa faute; réflexions d’une grande banalité sur la vanité des choses du monde, les dangers de la richesse, la fatalité de la mort.
Épitre à Jehan [de Vassogne], archidiacre de Flandre. Ce personnage est jeune, très versé dans la connaissance des lois civiles et canoniques et des coutumes, et conseiller du roi. L’auteur n’a pas à lui raconter son cas en détail, lui qui ne sait même pas, peut-être, que le nommé Mahieu existe. Mais il réclame ses prières.
Éloge de l’archidiacre de Thérouanne, Jacques, un vieil ami, que Mahieu appelait jadis Jaket. Les honneurs ne l’ont pas gâté. Il ne tourne pas le dos, comme tant d’autres, à l’infortuné bigame, dont le sort pitoyable est ici décrit derechef.
[Eustache d’Aix], écolâtre de l’église de Thérouanne, ancien official, savant juriste, savant canoniste, juge sans reproche. Son mérite personnel (ore minor sed mente profundus) a fait oublier l’extrême simplicité de son origine. Réflexions sur ce lieu commun: Est vas merdosum rex sicut inops[666]. L’écolâtre est généreux, mais à bon escient; il n’est pas de ceux qui jettent leur lard aux chiens. Mahieu n’a pas, hélas, de part aux libéralités de ce compatriote; mais c’est par sa propre faute.
[Jehan de Corbie], doyen de l’église de Thérouanne, a été pauvre; maintenant il est riche, Dieu aidant; mais il est le maître, non l’esclave de ses richesses. Il est très économe, pourtant; et chaste, depuis qu’il est vieux.—Hélas, cher doyen, la vie de Mahieu, telle qu’elle est maintenant, en est-elle une? Toute la subtilité des «artiens» (étudiants ès arts) ne résoudrait pas ce problème. Priez pour lui, à cause de sa misère. Dieu n’a pas eu pitié de l’auteur, comme de ce Mahieu de Beaurémi, son confrère et votre familier, qui put se tirer d’affaire à temps en abandonnant son amie.
G[autier de Renenghe], archidiacre de Brabant dans l’église de Thérouanne, et son frère B[audouin] chanoine dans ladite église, nobles de race et de mœurs, généreux, les plus habiles gens du pays. Gautier sait tout: trivium, quadrivium, mécanique, logique, grammaire, rhétorique, musique, astronomie, architecture, etc.; le tout, plus encore par nature que par étude. Il est éloquent. Il sait toutes les langues. Il sait se taire au besoin... Il est connu à Cambrai, à Paris; il est conseiller du roi; néanmoins, il n’est pas fier.—Ah! il compatirait aux malheurs de Mahieu, s’il en était informé! Exposé de ces malheurs, d’autant plus mérités que l’infortuné bigame assistait de sa personne au Concile de Lyon où fut rendu le décret sur la bigamie.
Le prévôt d’Aire, [Guillaume de Licques], m’a connu jeune; il l’a oublié; comment espérer qu’il m’aide, maintenant que je suis cloué sur la croix du mariage?
[Ici s’intercale, assez singulièrement, un long morceau, plaqué, qui fait hors d’œuvre (v. 4447-4700), en forme de diatribe sur les divers «états du monde»[667].
D’abord, le haut clergé. Malédictions contre les évêques repus, «aux pances pleines», qui négligent le soin de leur troupeau pour le service des rois:
Et s’en vont, qui bien y regarde,
Avec les roys, pompeusement,
Pour vivre plus joyeusement.
Les besongnes royaulx procurent,
Les playes du peuple ne curent...
On aimait jadis à vivre sous la juridiction des moines; maintenant, nul ne s’en soucie, tant ils sont durs. Ils ne résident plus, d’ailleurs, dans les monastères: on les voit aux plaids, aux marchés, par les rues, à la cour du roi, à celle [archiépiscopale] de Reims, à celle de Rome. Ils intriguent là et ailleurs; leur grand souci, c’est de trouver jour à se débarrasser de leurs abbés. Et le fait est que le plus chétif moine, dès qu’il est abbé, devient intolérable.
Rien d’intéressant dans les invectives qui suivent contre les chevaliers et les juges.—Les avocats sont comme les filles publiques: ce qu’ils louent, eux, c’est leur langue; et, comme elles, ils s’habillent de manière à attirer les clients:
Et de nobles robes se parent
Affin que plus sages apparent...
C’est pour avoir plus grant loyer...
Et s’il n’estoyent bien vestus
On ne leur donroit deux festus
Pour leurs loys ne pour leur langage.
Fi des docteurs en médecine! Très différents des avocats en ceci qu’ils cherchent toujours à travailler seuls, chacun pour soi, tandis que les avocats, s’ils sont retenus deux dans une cause, ne demandent qu’à y être quatre. Les avocats dépensent beaucoup et se traitent largement entre eux; les médecins, tristes, solitaires et pensifs, «pleurent» la moindre dépense[669]. Aussi bien, comment croire à leur médecine? ils sont malades comme nous, ils ne vivent point plus que d’autres. Leur médecine est à genoux devant les excréments et les urines, dans les latrines, pour les clystères...
Les bourgeois acquièrent cens, rentes et châteaux par usure; mais biens acquis de cette sorte ne durent point, comme on sait, jusqu’à la troisième génération[670]. Tous, pourtant, ne fraudent pas. L’auteur connaît beaucoup de bourgeois vaillants, sages, bons et honorables, qu’il prie de bien vouloir l’excuser, s’il a été indiscret.
Les laboureurs, sympathiques parce qu’ils travaillent, payent mal leurs dîmes; ils sont médisants et jaloux. «Las aux vilains maugracieus», qui toujours envient la vigne et le blé de leurs voisins, et qui vivent, pour la plupart, «comme bestes».]
L’abbé du Bois (de Sainte-Marie-au-Bois de Ruisseauville) est le frère de l’évêque de Thérouanne; l’auteur l’avait vu en nourrice. Il est loué de son énergie à défendre les droits de son église contre la population belliqueuse et avide du Ternois. Deux cents vers en son honneur ou de lamentations à son adresse.
Maître Nicaise de Fauquembergue, ancien collègue de Jacques de Boulogne aux écoles d’Orléans et dont Jacques, promu à l’épiscopat, a fait son familier et un chanoine de son église; Gilles, abbé de Mont-Saint-Jean lès Thérouanne, que Mahieu a connu dès l’enfance; et enfin maître Jacques d’Étaples, écrivain incomparable, parent de l’auteur, critique sûr, reçoivent aussi chacun leur tirade, farcie de compliments hyperboliques et de jérémiades.
Après quoi, le bigame «jette l’ancre», comme il s’y est engagé. Encore un conseil: ne vous mariez point. Une dernière prière: que Dieu accueille l’auteur au paradis; et il pourra tout de même placer Perrette à ses côtés, pourvu qu’elle ait changé d’humeur.[671]
FAUVEL
Comme le Roman de la Rose, le Roman de Fauvel, ou plutôt de Fauvel et Fortune[672], se compose de deux parties indépendantes.
La première est l’œuvre d’un clerc qui s’est proposé, comme tant d’autres, de dire le mal qu’il pensait de l’état du monde en son temps.
La seconde est un essai philosophique sur l’allégorie de la Fortune.
Au premier abord, il n’y a guère de commun à ces deux écrits que le nom même de Fauvel, qui les domine.
Qu’est-ce que Fauvel?
Dès le XIIe siècle, on parlait couramment, en France, de l’«ânesse fauve», comme on parle, maintenant, de l’«âne rouge»: trompeur comme l’ânesse fauve, méchant comme un âne rouge. La première origine de ces locutions n’est pas connue.
Cependant, on n’a trouvé, jusqu’ici, Fauve (Fauvain, au cas régime), comme personnification de la tromperie, dans aucune œuvre antérieure au «Nouveau Renard», du rimeur lillois Jacquemard Gelée, qui écrivait en 1288. Gelée fait de l’ânesse (ou plutôt de la mule) Fauvain la monture de Dame Guile[673].
Un certain Raoul le Petit, qui était aussi du Nord, probablement d’Arras, rima, vers la fin du XIIIe siècle, des vers pour servir de légendes à un recueil de peintures, pour la plupart consacrées à Fauvain. On voit, dans ce recueil, des scènes qui illustrent directement l’expression: «chevaucher Fauvain», employée dès cette époque, et très souvent depuis, pour «tromper, faire des perfidies»; de grands personnages ecclésiastiques et laïques, un évêque, des seigneurs, sont à cheval sur Fauvain[674].
Raoul le Petit parle une fois de Fauvain au masculin. Anesse, mule ou jument, la bête symbolique de la tromperie passait aussi, en effet, pour un cheval. En ce cas on l’appelait, d’ordinaire, Fauvel. On distinguait même formellement le mâle de la femelle, comme l’atteste ce vers de Gilles li Muisis:
L’expression «chevaucher Fauvain» ou «Fauvel» n’était pas, au temps de Philippe le Bel, la seule où figurât cet animal; on disait encore: «etriller», «grater», «torcher», c’est-à-dire bouchonner Fauvel. Le sens de ces locutions est aussi: mal agir, tromper, plus spécialement tromper en flattant. L’«Estrillefauveau» des écrivains français du XIVe, du XVe et du XVIe siècles, c’est ce que nous appelons un arriviste[676].
Fauvain et Fauvel étaient des types favoris de l’imagerie populaire à la fin du XIIIe siècle. Non seulement on leur consacrait des albums analogues à l’œuvre précitée dont Raoul le Petit rédigea le texte, mais on les représentait sur les murailles en peinture. L’auteur de la première partie du Roman le déclare en commençant; et il laisse entendre que le sens de ces représentations symboliques était obscur pour beaucoup de ses contemporains comme pour nous.
La première partie du Roman de Fauvel est exactement datée. Ce petit livre, d’après l’explicit,
En l’an mil et trois cens et dis.
De l’auteur, qui ne s’est pas nommé, on ne sait, semble-t-il, rien si ce n’est, comme il résulte de son opuscule même, qu’il était clerc et très clérical. C’était un de ces clercs, plus nombreux sans doute qu’on ne pense, qui avaient désapprouvé Philippe le Bel dans sa lutte contre Boniface, qui blâmaient les complaisances de Clément V et la servilité des évêques français envers le roi.—C’était un clerc séculier: il n’aimait pas les moines en général ni les Mendiants en particulier.—Il parle quelque part des bons clercs qui n’ont pas reçu la récompense de leurs services comme quelqu’un qui serait précisément dans ce cas.
Est-il impossible de désigner ce clerc par son nom?—Pour répondre à cette question, il faut résoudre préalablement celle-ci: la seconde partie du Roman de Fauvel est-elle du même auteur que la première?
Il existe huit manuscrits complets de cette seconde partie. Dans quatre de ces manuscrits, elle est, comme la première, anonyme, quoique datée (du 16 décembre 1314)[677]. Mais les quatre autres (Bibl. nat., mss. fr. 2 195, 12 460, 24 436, et nº 947 de Tours) «confessent», en une énigme finale, «le nom et le surnom» de «celui qui a fait cest livre». Voici l’énigme:
Ge rues doi.V. boi.V. esse[678].
Comme doi et boi sont les anciens noms des lettres d et b, et comme esse est celui de la lettre s, M. Gaston Paris a déchiffré: Gerues (ou Gervais) du Bus[679].
Si l’on admet que ce déchiffrement est exact et que l’énigme est bien de l’auteur—et on ne saurait s’y refuser—reste à savoir si Gervais a composé les deux livres de Fauvel ou le second seulement.
Il est assez naturel de penser qu’il les a composés tous les deux, car l’auteur du second livre dit au début de son ouvrage:
Pour ce vueil je encore dire
Aucune chose qui s’atire
A ce que plus a plain apere
L’estat de Fauvel et l’affeire...
Et il dit en terminant:
De plus, le premier et le second Fauvel sont réunis dans tous les mss. qu’on en a, sauf deux, où la séparation est accidentelle[680]. Même dans le seul ms. que G. Paris (Hist. litt., XXXII, p. 118) considère comme contenant «la rédaction originale» de la première partie, les deux poèmes se suivent sans autre séparation que celle des paragraphes ordinaires[681].—Tous deux sont datés avec précision, circonstance qui n’est pas commune.—Ajoutons que, si vague et si abstrait que soit le second Fauvel, il semble bien qu’il émane, comme le premier, d’un mécontent, peu favorable au régime qui prévalut sous Philippe le Bel; il s’y trouve à la fin des allusions très claires aux conseillers de ce prince qui, en 1314, étaient sur le point d’expérimenter l’inconstance de la Fortune.
G. Paris s’est inscrit, pourtant, en faux contre une opinion si vraisemblable. Et telles sont ses raisons: «L’expression mon segont livre ne prouve rien; le poète a composé à Fauvel une suite; il l’appelle naturellement son second livre. Mais les idées, le style, la culture, nous paraissent autres dans le second livre que dans le premier. Le personnage de Fauvel y est conçu d’une manière différente; l’imitation du Roman de la Rose y est beaucoup plus marquée[682]... Gervais du Bus nous paraît avoir voulu profiter de la vogue qu’un premier auteur avait donné au type de Fauvel[683]...; et il a réussi, puisque, sauf dans deux mss., son œuvre a toujours été jointe à celle de son prédécesseur» (Hist. litt., XXXII, p. 136).
Tout se ramène donc à décider si «les idées, le style, la culture» diffèrent sérieusement dans l’un et l’autre Fauvel. C’était l’impression de M. Paris. Mais les idées, quoique différentes, ne sont nullement contradictoires; le style—très lourd, des plus médiocres[684],—est fort analogue et il serait même aisé de relever, dans les deux livres, de frappantes similitudes de mots. Quant à la culture, comment affirmer? L’auteur du second Fauvel avait «une culture philosophique»; celui du premier cite Aristote...
Quoi qu’il en soit, le premier Fauvel présente une particularité singulière. Il est écrit, comme le second, en vers plats de huit syllabes; mais un long passage y est rimé autrement (en strophes de six vers dont les rimes sont groupées comme aab ccb). Nul doute, du reste, que le passage en strophes soit de l’écrivain qui a composé ce qui précède et ce qui suit; car on y reconnaît ses expressions familières; et la pièce n’est pas, à proprement parler, rapportée, car elle est inséparable de l’ensemble. On peut faire plusieurs hypothèses pour rendre compte de cette particularité: le plus simple est que l’auteur a fondu ensemble des morceaux qu’il avait écrits d’abord, l’un en strophes, l’autre en vers plats.
On a plusieurs manuscrits du premier Fauvel ainsi disposé, qui représentent certainement la rédaction de l’auteur lui-même. Les copistes de quelques autres, surpris de voir le rythme changer brusquement, ont essayé d’uniformiser en réduisant les strophes en vers plats (rimant deux à deux). Mais ils se sont plus ou moins vite fatigués de cette tentative: le passage en strophes s’est trouvé trop long pour leur patience. Dans un seul ms. (Bibl. nat., fr. 2140), l’uniformisation a été menée jusqu’au bout.—Il est extraordinaire et inexplicable, soit dit en passant, que ce ms., le plus remanié de tous (d’ailleurs médiocre et incomplet)[685], ait été choisi par A. Pey pour servir à l’édition princeps du roman (Jahrbuch für romanische und englische Litteratur, t. VII, 1866), la seule qui existe jusqu’à présent[686].
Encore une remarque.—Tous les manuscrits du premier Fauvel, sauf un (Bibl. nat., fr. 2139), ont quatorze strophes sur les Templiers (ou l’équivalent en vers plats). Le ms. qui fait exception n’en a que quatre. Or, cette circonstance ne peut s’expliquer que de deux façons: ou bien il y a eu omission dans le ms. unique, ou bien il y a eu addition (interpolation?) dans la source commune de tous les autres.—G. Paris s’est rallié à la seconde alternative: le ms. fr. 2139 est donc, à ses yeux, le seul exemplaire connu de la rédaction originale; de plus, les dix strophes additionnelles ont, à ses yeux, le caractère d’une interpolation: «Il est probable qu’elles ne sont pas de l’auteur» (L. c., p. 125; cf. p. 128, où ce qui avait été présenté d’abord comme «probable» est affirmé comme certain).
Ces conclusions ne paraissent pas de nature à emporter l’adhésion.—D’abord, il n’est nullement assuré qu’il n’y ait pas simplement lacune dans le ms. fr. 2139[687]. A supposer que les dix strophes qui manquent dans le ms. fr. 2139 soient en effet une addition, il n’est nullement probable, et encore moins certain, que cette addition soit d’un autre que de l’auteur du contexte. G. Paris se fondait, pour le croire, sur cet argument que, l’auteur étant en général peu sympathique au pape Clément et au roi Philippe, on ne comprendrait guère qu’il ait fait l’éloge de leur conduite dans l’affaire des Templiers; c’est ce qui l’a conduit à écrire en fin de compte: «Notre roman, composé en 1310 par un clerc fort attaché aux privilèges de l’Église, peu ami du roi et du pape régnants, fut interpolé entre 1310 et 1314 par un auteur dévoué aux intérêts de Philippe le Bel». Mais il n’y a rien, dans l’addition, qui soit d’un homme «dévoué aux intérêts» du prince; l’addition, si c’en est une, est d’un homme borné, qui a cru, comme bien d’autres, aux accusations portées contre les Templiers, voilà tout; or, l’auteur du premier Fauvel, qui avait été très frappé de ces accusations, et qui en parle à plusieurs reprises (en se servant de termes qui se retrouvent dans l’addition prétendue) y croyait certainement.
G. Paris, qui a si bien déchiffré le nom de Gervais du Bus, ne savait rien sur le compte de ce personnage. C’est qu’il n’était pas spécialement versé dans l’histoire de la Chancellerie de France. Le nom de Gervais du Bus est, en effet, bien connu des érudits qui ont fréquenté les registres et les layettes du Trésor des Chartes, comme celui d’un clerc notaire de la Chancellerie au commencement du XIVe siècle. C’est ce notaire qui signait Gervasius sur le repli des actes.[688] Il était déjà en fonctions à la fin du règne de Philippe le Bel[689]; il y était encore après l’avènement des Valois[690].—Gervais du Bus était normand, comme son nom suffirait d’ailleurs a l’indiquer, puisqu’il fonda une chapellenie pour faire desservir la chapelle de Saint-Jean au Vieil-Andely (Eure)[691]. Il n’était pas noble, puisqu’il dut se faire autoriser à acquérir des rentes en fief, «sans ce qu’il puisse estre contraint a mettre les hors de sa main ou a faire en finances pour cause de noublece[692]». Il semble qu’il n’ait jamais obtenu, des cinq rois qu’il servit, que des grâces extrêmement modestes en récompense de ses longs services. Il était encore vivant en décembre 1338[693].
Il peut paraître surprenant que le roman, non pas certes antiroyaliste, mais ultraclérical, de Fauvel soit l’œuvre d’un notaire de la Cour du roi. Mais les faits sont là. Observons du reste que Gervais n’a pas signé le roman de 1310; il n’a signé (encore quatre mss. seulement sur huit offrent-ils cette signature, sous forme d’énigme), que celui de 1314, achevé à une époque où l’on pouvait croire à une réaction, qui se produisit en effet, contre le gouvernement des Nogaret et des Marigni.
J’ai cru quelque temps que ce que G. Paris avait le mieux débrouillé dans sa notice de l’Histoire littéraire sur Fauvel, c’était la formation de l’énigmatique compilation que contient le ms. fr. 146 de la Bibliothèque nationale; mais il est certain que, au contraire, c’est là la partie de son étude qui soutient le moins l’examen.
Le ms. fr. 146, qui est au nombre des manuscrits les plus somptueusement décorés de la première moitié du XIVe siècle[694], contient le texte des deux livres de Fauvel, avec des interpolations[695].—En ce qui concerne le premier livre, rien qu’une addition de vingt vers (à la fin), qui revient à dire: «Cet ouvrage fut composé sous le règne de Philippe le Bel, ce prince trop débonnaire, trop honnête, fils de cet autre Philippe [le Hardi] qui alla en Aragon et qui fut si zélé pour la croisade»[696].—Quant au second livre, il a été remanié et fort allongé par l’insertion de morceaux divers, empruntés ou imités d’autres ouvrages, connus ou inconnus.—De plus le texte des deux Fauvel y est entouré et comme glosé de chansons en français et en latin, avec la musique.
Quel est le compilateur de ces additions et de ces gloses? Cela est très clairement indiqué dans une note intercalée, au fol. 23 vº, après les vers 1651-1652 du second Fauvel. Mais cette note, si claire qu’elle soit, n’a pas été, jusqu’à présent, comprise; et des erreurs singulières y ont, au contraire, pris leur source.
La voici, telle qu’elle est imprimée dans l’Histoire littéraire (XXXII, p. 139):
Aus paroles qu’il a conceues
En ce livret qu’il a trouvé
Ha bien et clerement prouvé
Son vif engin, son mouvement;
Car il parle trop proprement.
Ou livret ne querez ja men-
Çonge. Diex le gart! Amen.
Les anciens bibliographes avaient conclu de ce passage, ainsi déchiffré, que «François de Rues», clerc du roi, était l’auteur de Fauvel; et cette opinion est celle que M. A. Piaget énonçait encore, par inadvertance, en 1896[697]. G. Paris (qui savait, pour l’avoir découvert, le nom véritable de l’auteur, Gervais du Bus), en a conclu, lui, que «François de Rues» était l’auteur des additions et le compilateur des gloses transcrites dans le ms. fr. 146 jusqu’au fol. 23 vº.
Or les anciens bibliographes et G. Paris ont également passé à côté de la vérité, en la frôlant.—«François de Rues» est un fantôme; car il faut lire[698]:
Et Derues est ici, sans aucun doute, pour Gerues. La note désignait l’auteur de Fauvel (comme c’est évident, et comme les anciens bibliographes l’ont très bien vu), mais elle le désignait sous son véritable nom: Gerues, tel qu’il est dans les manuscrits du roman qui contiennent l’énigme finale. Le copiste qui a exécuté le ms. fr. 146 a transcrit cette note sans la comprendre et altéré le premier vers par la substitution d’une lettre à une autre. Chose qui, de sa part, n’a rien d’étonnant; le ms. fr. 146 n’est pas aussi bon qu’il est beau[699].
La note originale portait donc:
Aus paroles qu’il a conceues...
Gerues (Gervais) y rimait, par conséquent, avec conceues. Cela, qui paraît au premier abord très extraordinaire, peut s’expliquer de diverses façons. Ou bien l’annotateur avait déchiffré l’énigme qui donne Gerues, sans identifier «Gerues» avec «Gervais»; cette hypothèse est très peu probable, car il connaissait la qualité de Gerues, laquelle n’est pas indiquée dans l’énigme; d’autres raisons de penser que l’annotateur fut en relations personnelles avec Gervais du Bus seront, du reste, indiquées tout à l’heure. Ou bien l’annotateur a écrit et prononcé Gerues pour respecter le demi-incognito de notre notaire. Il n’est pas hors de propos de constater enfin que, en Normandie, de nos jours, existent, à ma connaissance, des familles qui portent le nom de «Gérus» (ainsi prononcé); ce nom se présente, dans les anciens actes qui concernent ces familles, sous les formes «Gerues, Gervasii»; c’est là, semble-t-il, un de ces cas bizarres où, comme dans «Lefébure» (pour «Lefebvre»), la prononciation a été contaminée par la graphie.
En tous cas «François de Rues» disparaît et se confond avec Gervais dont il est l’ombre incongrue. Mais, alors, quel est le nom du compilateur des additions et des gloses, lequel, de toute évidence, est aussi le rédacteur de l’annotation précitée?
Nous le connaissons par la rubrique suivante, qui se lit au fol. 23 vº du ms. fr. 146, après les vers relatifs à Gervais:
Ci s’ensuient les addicions que mesire Chaillou de Pesstain a mises en ce livre, oultre les choses dessusdites qui sont en chant.
Le sens de cette rubrique, qui a donné lieu aux conjectures les plus compliquées, saute aux yeux de quiconque la lit sans prévention. Elle signifie: «Ce qui suit [les additions au second Fauvel, faites de morceaux empruntés à droite et à gauche], et les gloses musicales [«en chant»] qui précèdent, tout cela est le fait de messire Chaillou de Pesstain».
L’auteur des additions de tout genre à Fauvel qui se trouvent dans le ms. fr. 146, tant de celles qui précèdent que de celles qui suivent le fol. 23 vº de ce manuscrit, s’appelait donc Chaillou de Pesstain.
Ce Chaillou, sur le compte de qui tous les bibliographes se sont tus jusqu’à présent, était certainement un laïque, puisqu’il s’intitulait «mesire». Il appartenait sans doute à la famille des Chaillou, dont plusieurs membres ont exercé au XIVe siècle de hautes fonctions administratives au service du roi[700]. Il doit être très probablement identifié avec «mesire Raoul Chaillou», chevalier, qui fut bailli d’Auvergne (1313-1316), de Caux (1317-1319)[701] et de Touraine (1322)[702], puis membre de la Cour du roi[703], délégué à l’Échiquier de Normandie (1323)[704], enquêteur-réformateur en Languedoc (1324)[705], etc. Au printemps de 1336-1337, il était mort[706].—Il y a apparence que Raoul (si c’est bien lui) et Gervais, qui vécurent pendant plusieurs années côte à côte à la cour, se sont personnellement connus. Gervais, dont Raoul avait tant goûté les œuvres, survécut, du reste, à son patron, puisqu’il vivait encore, nous l’avons vu (p. 284), en 1338.
Il y a lieu de remarquer, pour finir, que, parmi les additions de Chaillou au second roman de Fauvel, se trouvent de longues tirades empruntées au roman de la Comtesse d’Anjou par Jehan Maillart, écrit en 1316[707]. Or, j’ai montré naguère que Jehan Maillart, l’auteur de la Comtesse d’Anjou, n’est autre que Jehan Maillart, un des clercs principaux de la Chancellerie de France au commencement du XIVe siècle[708]. Le ms. fr. 146, si curieux à tant d’égards, apparaît ainsi comme un monument caractéristique qui résume l’activité d’un cercle lettré, jusqu’à présent insoupçonné[709]. Il est établi désormais que, parmi les clercs de la Chancellerie royale, sous les derniers Capétiens directs, il y eut au moins deux hommes de lettres, Jehan Maillart et Gervais du Bus; et qu’un autre serviteur des fils de Philippe le Bel, un Chaillou, grand amateur de romans, de vers et de musique, fit à Gervais et à Jehan l’honneur de leur emprunter la meilleure part du grand recueil de morceaux choisis qu’il fabriqua de ses propres mains[710].
L’auteur a composé son poème pour expliquer à ses contemporains le sens de peintures qu’ils voyaient souvent sur les murailles.