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La vie en France au moyen âge d'après quelques moralistes du temps

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La covoitise soit aus blans! 1312
Toz lor lés[174] les boz et les plans.
Ne veez vos des blanz abbez
Qui porchacent les evesquez
Et s’en ont fet un chardonal?[175]
Ja ne verrez si desloial.
Touz les autres passe d’envie
Et d’orgueil et de symonie.

Le genre de vie qu’on mène à la Chartreuse, où chacun accommode sa nourriture dans sa propre maison, mange seul et couche à part, ne fait guère envie à Guiot, qui le connaît bien. Quand ils soufflent et attisent leur feu, les Chartreux n’ont pas trop bon air. Et la solitude n’a rien d’agréable:

Il ne faut pas se fier aux reclus qui se font emmurer. C’est folie. Qui s’emmure, s’aime peu. Les Chartreux, il est vrai, n’en sont pas là. Et leur réputation, en général, n’est pas mauvaise. Ils n’ont pas de céleriers qui fassent, chez eux, leur pelote. Mais ils ont un tort très grave: ils tuent ceux de leurs frères qui sont malades, faute de soins; et cela contrairement à la Règle de saint Benoit. Laisser mourir un homme devant soi, lorsqu’il serait possible de le sauver, c’est ce que l’auteur ne fera jamais. Or c’est ce qu’ils font, en imposant aux malades, comme aux bien portants, l’abstinence de la viande. Pourtant, au sentiment de ceux qui s’y connaissent, le lait, le beurre et les fromages incitent encore plus à la luxure que la chair des animaux. Tant de cruauté fait horreur:

De lor Ordre n’ai point envie. 1425
Tant sai ge bien, se g’i estoie,
Le premier jor congié penroie.
De religion[177] sanz pitié
Doit on molt tost penre congié,
S’il nou me voloient doner
Je sauroie bien esgarder
Par ou je feroie le saut.
Je n’aime Ordre ou pitiez faut
Com on en a plus grant besoing.

L’Ordre du Grandmont, Guiot est aussi fort au courant de ses mœurs. Les Grandmontains font ensemble leur cuisine, boivent et mangent en commun et n’observent pas le silence entre eux. Mais ils sont riches et orgueilleux, maîtres des seigneurs et des princes. La guerre qui les a récemment divisés a jeté beaucoup de jour sur leurs affaires qu’ils tenaient fort secrètes, et révélé leur hypocrisie. Ils ont assurément des mérites: ils entretiennent bien les églises. Mais leur charité est tout extérieure:

Ils s’arrangent pour que leurs maisons de France et de Bourgogne soient peuplées de frères gascons et espagnols; et ils envoient les français et les bourguignons ailleurs. Ils vivent ainsi en étrangers dans tous les pays, où ils n’ont pas de relations et dont ils ignorent la langue, ce qui contribue à leur «noble contenance». Ils sont connus, d’ailleurs, pour aimer «fors sausses et chaudes pevrées», et pour le soin qu’ils ont de leurs belles barbes:

Mais, dans cet Ordre, la charrue est mise devant les bœufs et tout va de travers, car les convers y commandent aux prêtres et aux prieurs:

Li prieurs au mestre demande: 1560
«Que dirons nos?»; et il commande.
Et s’il autrement le façoient
Li convers molt bien les bat[r]oient.
Maistre et seignor sont li convers.

Tout cela avec l’approbation de Rome qui a consenti pour de l’argent à cette suprématie absurde des convers sur les clercs.—Encore un Ordre où l’auteur ne se soucie pas d’entrer: il a peur de ces gens barbus!

Les chanoines blancs de Prémontré sont maintenant en décadence. Ils s’étaient élevés très haut, en France, et sont tombés en peu de temps. Ceux-ci ne vivent pas discrètement, comme les Grandmontains. Ils font au contraire, parler d’eux, «de lor faiz et de lor folies». Ils «batent molt bien lor abbez». A la fin, ils ont tout perdu:

Les chanoines «aux noires chapes d’isanbrun» avec des surplis blancs—c’est-à-dire les chanoines de Saint-Augustin—plaisent assez à Guiot, car ils sont bien habillés, bien chaussés et bien nourris; ils sont «du siècle»; ils vont partout comme ils veulent. Ils n’observent pas, à leurs repas, la règle du silence. Grandes différences avec Cluni! Ceux de Cluni n’ont qu’un mérite, c’est de tenir leurs promesses; mais Guiot aimerait mieux qu’ils ne les tinssent pas si bien. On ne lui avait que trop exactement annoncé les misères qu’il subirait parmi eux:

Trop tiennent bien leur convenanz 1666
Que il prometent la dedenz.
Il me promistrent, sans mentir,
Que qant je voldroie dormir
Que il me covenroit veillier,
Et quant je voldroie mengier
Qu’il me feroient geüner.
Plus me grieve trop de parler,
Qu’il me tolent
[181], que d’autre chose.
Il n’ont prou tens; nus n’i repose:
Toute nuit braient ou mostier;
Mes ce m’i a molt grant mestier
Qu’il m’i lest dormir en estant[182].
Par foi, travail i a molt grant.
Et quel repos ont il le jour
Fors seulement en refretour[183]?
La nos aportent hués pugnais[184]
Et faves a tout le gainbais[185].
Certes sovent en suiz iriés
Por ce que li vins est moilliez.
Me fet mal cuer après les hués
Que trop i a du boire aus bués
[186].

A l’«Ordre noire» Guiot préférerait encore le Temple, si honoré en Syrie et si redouté des «Turs», mais à condition de ne pas avoir à combattre, car «ne me sied pas la bataille». Suit cette singulière profession de foi d’un qui n’aime pas les coups:

S’en leur Ordre rendus ostoie 1718
Tant sai je bien que je fuiroie.
Ja n’i atendroie les coux...
Ja por pris ne por hardement
Ne serai, se Dex plest, ocis.
Miex vueil estre coarz et vis
Que mort li plus prisiez du mont.

Les Templiers sont populaires: «tuit voelent oïr lor servise»; ils tiennent leurs maisons nettes. Convoiteux et orgueilleux, c’est tout le mal qu’on peut dire d’eux; mais cela, tout le monde le dit[187].

Fiers et orgueilleux, les Hospitaliers le sont aussi: «Molt les vi en Jherusalem». Et ils ne pratiquent guère l’hospitalité, qui est la raison de leur Ordre, tant par deçà que par delà. C’est parce qu’ils sont trop riches.

Passons au bon truand Durand Chapuis, qui inventa les Chaperons blancs et donna les «seignaux au piz[189]». C’était un malin. Ses «seignauz», il ne les donnait pas; il les vendait. Il était passé maître à tromper les gens; il en trompa bien deux cent mille et fit une grosse fortune.

Les truands qui se font «Convers de Saint Antoine» ont trouvé d’autres fourberies. Maîtres fourbes, en vérité:

En la vile, loing dou mostier, 1946
Ont fait, por la gent engignier[190],
Un hospital plain de contraiz[191]...
Il n’i ont ne clerc ne provoire[192]...
Mes il donent de l’avoir tant
Au seignor en cui terre il sont...
Par tout porchacent, par tout quierent.
Il n’est ne vile ne chastiax
Ou l’en ne voie lor porciax
D’Escoce jusqu’a Antioche;
Et puis porte chascuns sa cloche
Pendue au col de son cheval.
Il a bien en lor hospital
Quinze tiex convers groz et gras.
N’i a celui n’ait cinq cens mars
Et tel i a qui en a mil...
Chascuns a sa fame ou s’amie.
Molt par demaisnent noble vie.
Touz en va par gueule et par ventre
Li avoirs qu’a Saint Antoine entre.

Moines «retraiz», nonnes «retraites», infirmes, blessés, mal bâtis et malades (des deux sexes, et les enfants de tous ces gens dont le pays est peuplé), ils les recueillent pour attirer les aumônes. Ils sont à l’affût pour s’en procurer.

Avec le produit des aumônes, ils prêtent ensuite à usure. Les évêques et le clergé sont parfaitement au courant de tout cela, mais ils ne disent rien parce qu’ils participent à la «truandise».—L’audace de ces Convers est extraordinaire. On les voit partout prêchant, promenant châsses et croix et sonnant leurs campanelles, pour que les naïfs se mettent de leurs confréries. Pas d’ouvroir où leur bourse ne soit pendue. Pas de four ou de moulin où ils n’aient leur sac. De même pour le vin et le poivre. Les femmes surtout se laissent prendre:

Les fames r’ont trovées simples, 2054
Toailles et aniax et guimples
[195],
Fermaux et ceintures ferrées,
Fromaiges et jambes salées
En traient emprès la monoie.

Marchands et cossons (revendeurs) consommés, ils marient très bien leurs filles et se moquent de saint Antoine. L’avis de Guiot est qu’ils feraient mieux de mettre tout cet argent «en l’uevre du mostier», c’est-à-dire pour contribuer à l’achèvement de l’église qui s’élève présentement en l’honneur de saint Antoine[196].

Les converses et les nonnes... Ce sujet est délicat, car

Li plus sage sont esgaré 2099
De fame jugier et reprendre...
Plus est legiere que n’est vens...
Je sauroie einçois dou soleil
Tout l’estre, dont molt me merveil,
Et le covine de la lune
Que j’en peüsse conoistre une...
Mais, puisque m’i sui embatuz,
Dire m’estuet ce que j’en sai.

Les coulons (pigeons) sont comme les nonnes; ils font leurs nids dans les églises. Les nonnes sont comme les coulons; elles ne tiennent par leurs maisons nettes. Leurs maisons, c’est-à-dire leurs cœurs[197]:

Je n’aim pas au mostier la plume 2194
De colomp, por l’orde costume,
Ne poil de fame rooingnie,
Se la costume n’est changie
Dont l’ame est en si grant dotance.

Aussi bien, n’insistons pas... Il y a, du reste, des femmes excellentes dont on ne saurait assez chanter les louanges.

 

Conformément à son plan, l’auteur fait comparaître ensuite à sa barre les professions libérales et savantes[198].

En premier lieu, les «devins» (au sens de l’anglais moderne divines, théologiens), adonnés à l’art suprême:

Cil ars fait langue desploier 2293
Et le senz et la foi doubler.

Les bons clers et les bons maîtres d’autrefois, qui enseignaient cet art, «lisoient por Dieu» et «tenoient escoles loiax». Leurs successeurs s’appliquent principalement, de nos jours, à se faire des rentes.

Autre comparaison: ces docteurs hypocrites, et aussi ces hypocrites abbés, dont il y a tant dans l’«Ordre noire» et dans la blanche, et ces évêques, et ces légats, qui parlent profondément du Décret et des Testaments, sont semblables aux gouttières qui déversent dans les rues les eaux du ciel; les eaux lavent et nettoient les rues et fertilisent les vergers; mais la gouttière n’en retient rien. Ou bien encore ils sont comme la chandelle qui se gâte dès qu’on l’allume; elle éclaire, mais se consume et pue en se consumant.

Les «legitres», maintenant. La science des lois et des décrets est une très belle science qui conviendrait même aux rois. Là sont les dits «dont on doit governer le peuple». Mais cette précieuse liqueur est versée de nos jours dans des vaisseaux si malpropres qu’ils la corrompent. Les étudiants en droit sont les moins sérieux de tous:

..... Ici se mirent 2423
Tuit cil qui foloient et musent
Es bones escoles et usent
Lor tans por tricherie apenre.

Ce «chapitre» dira nettement leur fait aux «fausses langues desliées»:

... Cil seignor vont a Boloingne[201] 2439
As lois, por les cours maintenir.
Plus les en voi jenglos[202] venir
Que n’est estorniax en jaiole[203].

Ils plaident ensuite le faux et le vrai pour plus ou moins d’argent. Quémandeurs impudents! Envieux les uns des autres! Il n’y en a pas d’honnête.

C’est uns tormenz, une tempeste 2477
D’aus oïr, qant il sont en leu
Ou il cuident faire lor preu[204].

Ils aiment beaucoup les rentes d’Église; mais ils ne se soucient pas du service qui en est la raison d’être et la contre-partie. Chose étonnante qu’ils tirent si mauvaise doctrine d’une si pure fontaine de sapience. C’est le contraire de l’opération dont Guiot a entendu parler, qui consiste à extraire des serpents un «triacle» (thériaque), ou remède, contre leurs propres morsures.

Restent les «fisiciens», ou médecins, les plus redoutables, sans contredit, de tous les praticiens. Ne tombez pas sous leurs pattes!

..... Il m’ont eü 2556
Entre lor mains: onques ne fu,
Ce cuit, nule plus orde vie.
Honiz est qui chiet en lor mains.

Pour eux, tout le monde est malade:

Qui les orroit, qant il orinent[205], 2564
Com il mentent, com il devinent;
Par mos qui ne sont mie net
En chascun homme trovent teche.
S’il a fievre ou la toux seche,
Lors dient il qu’il est tisiques[206]
Ou enfonduz ou ydropiques,
Melancolieus ou fieus[207],
Ou corpeus ou palazineus[208]...

C’est à bon droit que le nom dont on les désigne («fisiciens») commence par Fi! Combien d’ignares parmi eux? Mais ils se soutiennent tous, dans l’intérêt de la profession.

Uns bons truanz bien enparlez 2594
Ne mès qu’il soit un peu letrez,
Feroit fole gent herbe pestre...
Tuit sont fisicien et mestre...
Li miaures le poior consent
[209].
Por ce ont il or et argent.

Guiot ne leur pardonne pas d’interdire les meilleurs morceaux, ni leurs sales pilules qui coûtent si cher, surtout s’ils reviennent de Montpellier: leur gingembre, leur pliris, leur diadragum, leur rosat et leur violat, leur diarrhodon Julii, leur diamargariton, leur «syphoine» (ellébore), etc. Il préfère, lui, les chapons gras, les fortes sauces, les vins clairs.

Il en est pourtant qui donnent de bons conseils à l’occasion. Ils sont, ceux-là, comme des rosiers parmi les orties. Honorons-les, en cas de besoin; après quoi, qu’ils aillent «à Salonique», c’est-à-dire au diable.

Li bon loial ai je molt chier 2680 Certes, qant j’en ai grant mestier... Grant confort et grant bien me feit. Et qant m’enfermetez me leit[210] Et je ne sent ma maladie Lors voldroie c’une galie[211] L’emportast droit a Salenique Et lui et toute sa fisique. Lors vueil que il tiengne sa voie Si loing que jamais ne le voie.

LA BIBLE AU SEIGNEUR DE BERZÉ

Étienne Pasquier écrivait en 1530 dans ses Recherches de la France (I, p. 419, 689): «Nous eumes un Hugues de Bercy, religieux de Clugny, qui fit la Bible Guyot... et quelques autres. Lesquels quelques-uns des nôtres ont voulu comparer à Dante, poète italien, et moy je les opposerais volontiers à tous les poètes d’Italie.»

L’erreur d’Étienne Pasquier, qui confond ici les deux «Bibles» de Guiot de Provins et d’Hugues de Berzé fut relevée et rectifiée dès le XVIIIe siècle. Et c’est sous le nom du véritable auteur que la «Bible» d’Hugues figure dans les Fabliaux et Contes de Barbazan-Méon (t. II, Paris, 1808), d’après le ms. 837 (fol. 261) du fonds français de la Bibliothèque nationale[212].

La «Bible» d’Hugues a été, en outre, l’objet d’une notice d’Amaury Duval dans l’Histoire littéraire (XVIII, p. 816).—M. Duval ne savait pas grand chose de l’auteur. «C’était, dit-il, un homme du monde, qui vivait dans la haute-société de son siècle.» C’était aussi un croisé; nul doute, d’après ce qu’il nous apprend de lui-même, qu’il ait «fait partie de l’armée des Croisés français et vénitiens qui prirent Constantinople le 18 juillet 1203». C’était enfin «un esprit mélancolique et tendre qui déplorait, à la fin de sa carrière, les erreurs de sa jeunesse».—Le rédacteur de l’Histoire littéraire conjecturait que la Bible d’Hugues (du «châtelain» Hugues, comme dit un manuscrit), où il croyait «reconnaître plus de goût et de délicatesse que dans la plupart des productions du même temps», avait paru «dans les dix premières années du XIIIe siècle, peu de temps après une autre Bible, celle de Guiot de Provins». Hugues aurait emprunté à Guiot le titre inusité de son ouvrage. L’Histoire littéraire n’ignore pas, du reste, que Hugues (qu’elle appelle tantôt Hugues de Bersie, tantôt Hugues de Bersil)[213] avait composé d’autres ouvrages: des chansons, en français et «en mauvais provençal»[214].

En 1866, un M. A. de Vertus soumit à la «Société historique et archéologique de Château-Thierry» un Rapport sur les Erreurs modernes touchant l’origine de la versification française, démontrées par l’étude des trouvères de notre localité[215]. Parmi ces «trouvères» figure, sous le nom d’Hugues de Brécy, l’auteur de la «Bible». (Brécy est un village de l’Aisne, dont, en 1866, M. de Vertus était maire).

M. de Vertus s’exprime ainsi: «Hugues de Brécy, né vers 1160 [?], se croisa en 1192 [?]; il assista à tous les désastres de CP. de 1200 à 1205... Il fut le poète le plus sérieux de son époque. A part quelques chansons de jeunesse, tout est marqué dans ses productions au coin de l’homme qui pense.»—Si M. de Vertus a pu «restituer d’une manière certaine ce poète à la localité de Brécy», c’est, dit-il, parce que des Brécy sont mentionnés dans la Chronique de Morée (éd. Buchon, p. 31), en ces termes: «[Greek: O nte Berithie]» au nombre des Champenois qui demeurèrent avec Villehardouin dans l’ancien Peloponèse, après le départ de l’Empereur Baudouin pour l’Europe. «Le savant Buchon, écrit M. de Vertus, a traduit [Greek: Berithie] par Brassy; mais la recherche du pays des petits-fils de notre poète n’avait pas pour Buchon l’intérêt qu’elle a pour nous [!][216]

D’autre part, dès le commencement du XIXe siècle, la Biographie universelle de Michaud avait proposé de voir, en l’auteur de la «Bible», «un seigneur de Berzé-le-Châtel, au bailliage de Mâcon». M. P. Meyer, au t. VI de la Romania, désigna Berzy-le-Sec (Aisne) comme le pays d’où le moraliste aurait tiré son surnom. Il va sans dire qu’on l’a appelé aussi Hugues de Bèze (de Bèze près de Dijon).

On sait aujourd’hui à quoi s’en tenir au sujet de toutes ces hypothèses[217].

 

Jofroi de Villehardouin, racontant les origines de la quatrième croisade, rapporte (au § 45 de sa Chronique) que le marquis Boniface de Montferrat alla au chapitre de Citeaux qui se tint à la Sainte-Croix en septembre (14 septembre) 1201. Là, il trouva un très grand nombre d’abbés, de barons et d’autres gens de Bourgogne: «Après se croisa li evesques d’Ostun, Guigues li cuens de Forois, Hues de Bregi li peres et li fils...»

Le Cartualaire de Saint-Vincent de Mâcon (Collection de Documents Inédits, 1864) mentionne de son côté, à plusieurs reprises, des personnages nommés Hugues de Berzé (de Berriaco). Le plus ancien, contemporain de Louis VII, eut deux fils: Hugues II, né vers 1145, et Gautier, qui fut archidiacre puis doyen du chapitre de Mâcon. Hugues II eut un fils, nommé Hugues, comme lui-même. Cet Hugues II et son fils Hugues III, né vers 1170, s’identifient certainement avec «Hues de Bregi li peres et li fils», ces chevaliers de Bourgogne dont parle Villehardouin. Leurs domaines patrimoniaux étaient à Berzé-le-Châtel (Saône-et-Loire). Il existe encore aujourd’hui un magnifique château féodal en cet endroit[218].

On a enfin un certain nombre de chansons de la fin du XIIe ou des premières années du XIIIe siècle, dues à un chevalier bourguignon, que les rubriques des manuscrits désignent comme Hugues de Bregi. Ce poète—le seul poète, ou peu s’en faut[219], de la région bourguignonne qui soit connu à cette date—est assurément un des deux croisés de 1201, le père ou le fils.

Quelques-unes de ces chansons présentent, du reste, des particularités intéressantes. La première (Ensi que cil qui cuevre sa pesance) est «envoyée» à un certain Hugues de Saint-Denis, peut-être le «Hugues de Saint Denise» que Villehardouin mentionne (§ 50), avec son frère Gautier, parmi les croisés de l’Ile-de-France[220]. La quatrième, qui a été souvent attribuée au Châtelain de Couci, est célèbre: elle a été composée à l’occasion du départ de l’auteur pour la croisade—pour la quatrième croisade, comme il résulte de l’envoi—et, «parmi les nombreuses pièces de ce genre, aucune ne peint mieux», selon G. Paris, «les sentiments à la fois vrais et conventionnels qui se partageaient le cœur» des nouveaux croisés:

Mout a croisiés amoreus a contendre
D’aler a Dieu ou de remanoir ci...

Ainsi l’auteur de la chanson était encore amoureux, jeune par conséquent, lorsqu’il se croisa en 1201; c’était donc, selon toute vraisemblance, non le père, mais le fils.

Cela posé, l’auteur de la «Bible» est assurément le même que celui de la quatrième chanson. Il se vante, en effet, d’avoir beaucoup voyagé. Il a été à Constantinople:

Car je vi en Constentinoble 405
Qui tant est bele et riche et noble,
Vis dedenz un an et demi
Quatre empereors, puis les vi
Dedenz un terme toz morir
De vile mort...

Le seigneur ou «chastelain» d’un certain âge qui écrivit la «Bible» est donc Hugues III, seigneur de Berzé-le-Châtel, près Mâcon. En ce cas, la Bible ayant été composée pendant l’âge mûr, sinon sur les vieux jours d’un homme qui avait environ trente ans en 1201, doit être sensiblement postérieure à cette date.

Où fut-elle composée? Cela reste douteux. Il est probable que, comme beaucoup de croisés de 1201-1202, Hugues de Berzé le jeune passa de Constantinople en Orient: c’est ce que semblent indiquer ses récriminations contre les «franchises» des maisons de l’Hôpital et du Temple dans les pays d’outremer (ci-dessous, p. 81). Mais on ne sait rien de son itinéraire. Le dernier renseignement que la «Bible» fournisse sur son compte, c’est qu’il était encore en Romanie à l’époque de la bataille (15 avril 1205) où l’Empereur Baudouin fut vaincu et capturé[221].—Demeura-t-il, par la suite, en Orient? Revint-il en Mâconnais comme ses compatriotes et compagnons d’armes, Dalmase de Sercey et Pons de Bussières, qui, ayant enlevé dans le monastère de Marie Périblepte, près de Constantinople, l’insigne relique du chef de saint Clément, la rapportèrent à Cluni en 1206[222]? On l’ignore.

Il reste pourtant à tenir compte d’une dernière pièce d’Hugues de Berzé qui, ne nous étant parvenue que par deux copies dues l’une et l’autre à des copistes provençalisants d’Italie et provençalisée par eux, a fait compter jadis notre homme au nombre des troubadours, sous le nom d’Uc de Bersie.

Cette pièce se présente sous deux formes assez différentes dans un manuscrit du Vatican (texte publié dans l’Archiv de Herrig, XXXIV, 403) et dans un manuscrit de Modène (texte publié pour la première fois, en regard du précédent, dans la Romania, XVIII, 556).

Dans le manuscrit du Vatican, elle est précédée d’une note ainsi conçue: N’Ugo de Bersie mandet aquestas coblas a Folqet de Rotmans per un joglar q’avia nom Bernart d’Argentau per predicar lui que vengues com lui outra mar. Hugues de Berzé s’adresse ici, en effet, au troubadour Folquet de Romans, son «beau doux ami», pour le prier de lui «faire compagnie outre mer». Il parle de Folquet comme ayant mené avec lui joyeuse vie pendant longtemps; ils savent bien, l’un et l’autre, que «chascun jour vaut pis»; il est temps de s’amender et de bien faire:

Le poète s’adresse ensuite au marquis de Montferrat, le protecteur de Folquet, et lui adresse aussi des exhortations appropriées:

Bernarz, encor me feras un message
Au bon marquis cui aim sanz tricherie
Que je li pri qu’il aut en cest voiage,
Que Monferraz le doit d’anceiserie;
Que autre foiz fust perduz li païs,
Ne fust Conraz, qui tant en ot de pris,
Qu’il n’iert ja mais nul tens que l’on ne die
Que por lui fu recovreie Surie.

Et voici l’envoi:

Bernarz, di moi mon seignor au marquis
Que de part moi te dont ce que m’as quis,
Que j’ai la crois quim defent et chastie
Que ne mete mon avoir en folie.

Dans le manuscrit de Modène seul, cet envoi est précédé d’une strophe dont voici le texte:

Ne ja d’aver porter ne seit pensis
Que ses cosis l’emperere Freris
N’aura assez, qui ne li faudra mie,
Qu’il l’acuilli molt bel en Lombardie.

La pièce est facile à dater approximativement si l’on considère comme authentique la strophe du ms. de Modène. Le marquis Guillaume de Montferrat avait préparé en septembre 1220 un très bel accueil à l’empereur Frédéric II, son cousin, lorsque celui-ci traversa la Lombardie pour aller se faire couronner à Rome. Il s’embarqua en janvier 1224 pour reprendre Salonique de Romanie, que les croisés avaient perdue, grâce à un subside de neuf mille marcs que Frédéric lui fournit. Nous sommes donc entre septembre 1220 et janvier 1224.—Dans cette hypothèse, toute la pièce est fort claire. Hugues de Berzé commence à prendre de l’âge; or, la pièce (voir le premier couplet) n’a certainement pas été écrite par un jeune homme. L’auteur est dans l’état d’esprit pessimiste et orienté vers le repentir et la mort qui l’a déjà conduit depuis longtemps ou le conduira bientôt à composer sa Bible: «Bien savons que chascun jour vaut pis...»

Ainsi Hugues de Berzé, revenu dans ses foyers, se serait croisé de nouveau après septembre 1220. Et tel serait le dernier événement connu de sa carrière.

G. Paris a soutenu une autre opinion qui interdirait ces conclusions, si elle était fondée; mais elle n’est pas, en vérité, soutenable. J’indique en note ses arguments, et quelques-unes des réponses qu’on y peut faire[224].

Quoiqu’il en soit, Hugues de Berzé se montre, dans ses chansons et dans sa «Bible», écrivain facile, assez agréable, encore que sans expérience et parfois négligé. Ses souvenirs de Romanie et d’Orient et sa désinvolture d’homme du monde qui a beaucoup aimé le siècle, qui l’aime encore[225], le sauvent de la banalité.—La Bible n’est, au demeurant, qu’une esquisse rapide.

Il est très fâcheux qu’il n’existe point encore d’édition critique de cet opuscule.

Les motifs qui donnent à penser que la Bible du seigneur de Berzé a été peut-être envoyée, non pas à un nommé Jacques, mais à Guiot de Provins, ont été exposées plus haut (p. 38).

Cil qui plus voit, plus doit savoir. 1

L’auteur a beaucoup voyagé; il sait donc mieux que ceux qui n’ont jamais bougé de chez eux ce que vaut le siècle. Il sait que la vie ne vaut rien.

Se la joie durast toz jors 9
Et n’eüst ire ne corous
Et l’en ne peüst enviellir,
N’estre malade ne morir,
Au siecle eüst assez deduit.

Mais l’épée de la mort est suspendue sur notre nuque. Elle est, la mort, aux aguets comme celui qui vise par une archère, dissimulé derrière le mur. L’homme est comme un malheureux attaché à un pilier et tenu en joue par une arbalète qui ne manque jamais son coup. Vivre longtemps? A cause des inconvénients de la vieillesse, on en vient, d’ailleurs, à haïr la vie quand on vit trop longtemps. Et, tant qu’on vit, que de douleurs: maladie, pauvreté, préjudices subis, blâmes et offenses; et ceux qui ont le plus de biens, dévorés par l’envie d’en avoir davantage! Il n’en était pas ainsi au temps jadis.

En ce temps-là, les gens cherchaient à se faire plaisir; trahir, tromper, désarçonner ses compagnons, voilà maintenant, ce qui leur plaît. Et chacun se tient à l’écart. Ceux d’autrefois jouissaient ainsi de la vie et ne se privaient point nécessairement pour cela du paradis; ceux d’aujourd’hui sont tristes et n’échapperont point, sans doute, à l’enfer pour autant; car mésaise n’est pas vertu:

Qar iriez, mornes et penssis, 127
Puet l’en bien perdre Paradis,
Et plain de joie et envoisiez
[227],
Mes c’on[228] se gart d’autres pechiez
Le puet l’en bien conquerre aussi.

La faute d’Adam, commise «pour une pomme malostrue», a eu pour conséquence la rédemption par les souffrances de Dieu sur la croix. Après quoi, Dieu institua les trois «Ordres» dont se compose la société: «les prêtres», pour le servir; les chevaliers «pour justicier»; et les laboureurs. Il commanda ensuite la chasteté, la charité, la foi, la pénitence et la confession. Il mit saint Pierre «en pré Noiron» (à Rome) pour nous pardonner nos péchés...—Or, qu’est-il arrivé? De nos jours, l’institution du mariage, destinée à garantir la chasteté des laïques, est corrompue et faussée; les chevaliers, qui devaient protéger les «menues gens» contre les voleurs, ne pensent qu’à les piller; les paysans «boutent adès la bone avant» (déplacent clandestinement les bornes pour s’agrandir aux dépens de leurs voisins). Le clergé même n’est pas exempt de ce «désir de pécher» dont tout le siècle est «bestourné».

Quand les bons clercs d’autrefois virent ainsi «briser la loi de Rome», ils inventèrent des remèdes: l’un, l’Ordre des moines noirs; l’autre, celui de Citeaux; d’autres les Templiers, les Hospitaliers, les nonnains de diverses robes. Mais les Ordres eux-mêmes en sont venus à ne plus guère respecter les commandements de leurs Règles.

Voilà, par exemple, ceux du Temple et de l’Hôpital. S’ils étaient sans convoitise et sans envie, on ne pourrait dire d’eux que du bien, car ils exposent leurs corps au martyre pour défendre «le douz païs» où vécut et mourut Notre-Seigneur. Ils ont toutefois une franchise qu’en tout état de cause l’auteur tient pour diabolique: c’est à savoir que les meurtriers et les larrons trouvent dans leurs maisons un refuge. C’est au point que, en la terre d’outremer:

N’ose pas batre uns chevaliers 273
Ses serjanz no ses escuiers
Que ne die qu’il l’ocirra
Et qu’en l’Ospital s’enfuira
Ou au Temple, s’il puet ainçois.

De là, quantité de meurtres.—Les moines blancs aussi ont leurs mérites; ils sont charitables; mais quelle avidité pour s’agrandir!

Les nonnains, de leur côté, se prépareraient des couronnes si elles gardaient la chasteté qui leur fut commandée; mais

Eles ont mesons plusors 301
Ou l’en parole et fet d’amors
Plus c’on ne fet de Dieu servir.

Toutefois, il faut passer condamnation là-dessus, car il y en a qui font bien:

Toutevoie fet a souffrir: 304
Qar s’aucune mesprent de rien
Il i a d’autres qui font bien.

Ceux de la Chartreuse, contents de ce qu’ils ont, sont un des Ordres du monde où l’auteur trouve le moins de mal à noter, si on les juge, du moins, «aus oevres et aus semblanz». Les moines noirs, au contraire, sont les pires de tous; c’est le plus «failli» des Ordres. Il y a peut-être un moine noir qui se conduit proprement sur quarante, ou sur cent; et dans le grand monastère de Cluni, ils savent, à la vérité, garder les apparences. Mais ceux qui sont dispersés dans les prieurés, à la campagne, se conduisent comme Dieu sait:

Tout cela n’est pas, du reste, une raison pour «renier» les Ordres. On y peut bien sauver son âme si Dieu vous donne le courage d’y entrer. Mais il ne faut s’y réfugier qu’avec la ferme intention de bien faire.

L’auteur n’est ni clerc ni lettré; il ne s’en mêle pas moins de «sermoner» le siècle, parce qu’il le connaît à fond. Même, on doit l’en croire mieux que les prêtres et les ermites, qui n’ont pas son expérience:

Et si m’en devroit l’en miex croire 387
C’un hermite ne c’un provoire;
Car j’ai le siecle plus parfont
Cerchié et veü que il n’ont.
Et cil qui plus en cerche et voit
C’est cil qui mains amer le doit,
Car cil i trueve plus de mal
Qui plus va amont et aval.

S’il croyait que «la joie du monde» pût durer toujours, il la préférerait à tout, car il l’a «plus amée que nus», en son temps; mais il sait maintenant qu’elle se dissipe comme un souffle. Qui aurait vu ce qu’il a vu se fierait peu aux prospérités mondaines. N’a-t-il pas vu, à Constantinople, quatre Empereurs mourir «de vile mort» en un an et demi: l’un étranglé, l’autre précipité, le troisième déshérité et mené en captivité (ce qui est pire que la mort), le quatrième vaincu et tué en bataille rangée[230]? Et tant d’autres braves qui ne se doutaient guère qu’ils seraient bientôt tués par les Grecs et les Comains[231], leurs cadavres mangés des chiens, des corbeaux et des corneilles. D’autres encore sont morts, qui disaient que s’ils avaient été là (aux combats où les précédents avaient péri), ils n’auraient pas «perdu la journée»; ceux-là sont morts aussi, par la suite, et moins honorablement, sans se défendre; et ils l’avaient bien mérité, ces orgueilleux, pleins de convoitise et de bobant au point qu’ils croyaient faire toute leur volonté sans l’aide de Dieu[232].—Lors de notre expédition, tout alla bien d’abord, tant que nous fûmes «humbles vers Dieu».

Tout aloit a nostre plesir. 449
Et je vi sovent avenir
Que li uns des nos enchauçoit[233]
Cent des lor, qui pris en avoit.
Et, se il fuïst pour les cent,
Il en fust blasmés durement[234].

Mais, les ennemis vaincus, quand nous fûmes plongés dans les richesses, les émeraudes, les rubis, la pourpre, maîtres des terres, des jardins, des palais, aussi des dames «dont il i en a ot molt de belles», nous mîmes Dieu en oubli et Notre-Seigneur de même. Alors, Dieu nous punit:

Tant com nous eümes creance 469
Nous aida Diex sans doutance;
Et quant la creance failli
Et la bone cheance aussi,
Cil puet bien dire qui ce vi:
De si haut si bas, sans respit.

Seigneurs, vous qui aimez ce siècle et qui en désirez la joie, pensez, pensez à la mort. A Mathusalem, dont vous n’atteindrez pas les années. A Jonas, qui, par crainte de la mort, s’enfuit pour ne pas aller à Ninive, où Dieu l’appelait; après l’incident de la baleine, il eut conscience de sa folie: on n’évite pas son destin; rien ne défend contre l’horrible fin à laquelle tous les vivants sont promis.

Richece d’avoir ne de terre 627
Que chascun bée a conquerre
Ne vaut noiant
[235] contre la mort...
Et cil qui plus l’auront amé[236],
Maintenant qu’il l’ont enterré,
Si s’en part chascuns sanz demeure...
Puis commence entr’aus li estriz[237]
De sa terre et de son avoir
Dont chascuns veut sa part avoir.

Et savez-vous ce que les héritiers font de l’héritage, quand ils l’ont?

Sauces[238] vers[239] et chaudes pevrées[240] 663
Et robes plaines et forrées
En lieu de messes...

Il y a bien d’autres péchés que l’auteur n’a pas nommés: luxure, usure, desmesure, etc. Ce sera grande merveille si Dieu a miséricorde d’un seul sur mille des pécheurs que nous sommes. Prenons donc garde de nous préparer pour le Jugement, avant qu’il soit trop tard.

Le péché le plus inquiétant, pour celui qui a écrit ces vers, c’est l’Amour. Car c’est pécher non seulement que de le faire, mais de penser rétrospectivement, avec plaisir, aux amours passées et rompues.

D’un pechié c’on apele Amor 739
Me prent sovent molt grant paor,
Qar il est pechiez de penser
Et de l’uevre et du remembrer.
Qar puis c’on a du tout partie
S’amor de sa trés bele amie,
Si s’en delite on plus sovent
En remembrer son biau cors gent,
Quant l’en ja pensser n’i devroit.

On peut aimer une belle dame ou une laide. Le péché est plus laid et plus noir avec la laide; mais il est plus «delicieux» avec la belle, et plus «plaisant a remembrer» par conséquent. Il est donc plus facile de se repentir du premier que du second. Mais qui se repent du second a cent fois plus de mérite. Au reste, tous deux sont détestables:

Fols est qui l’un et l’autre fet: 766
Car tels en est joianz et liez
Qui puis en est toz tens iriez,
Et la joie c’on i compere
Devroit estre a chascun amere.

Hugues de Berzé, qui a tant «cerchié le siecle ça et la» et en proclame maintenant la vanité, sait parfaitement le cas que la plupart feront de ses sermons:

Tenront mes sermons a folor; 776
Qar il ont veü que j’avoie
Plus que nus d’aus solaz et joie,
Et que j’ai aussi grant mestier
Que nus d’aus de moi preeschier.

Il a fait certes «mainte oiseuse, mainte folie», dans sa vie; mais il ne laissera pas pour cela de s’essayer «a bien dire et a bien trouver»:

La Bible au seigneur de Berzé se termine, comme on le sait déjà (p. 38), par une apostrophe à un certain Jacques, que le rimeur appelle: «biaus frere, biaus amis» et qui s’était retiré du monde. Il l’exhorte à persévérer: Jacques a promis de s’amender; qu’il ne s’en repente point; rien n’est plus dangereux que de répudier ses bonnes résolutions.

Jaques, por ce vous vueil proier 821
Que servez Dieu de cuer entier
Et que vous n’alez foloiant
Ne cest vil siecle remembrant,
Qu’il est puis du tout empiriez
Desque vous en fustes esloingniez.
Car cil qui plus l’aima[242] dit bien
Et connoist qu’il ne vaut mais rien...

LE BESANT DE DIEU

par Guillaume.

Guillaume, l’auteur du Besant de Dieu, a passé longtemps pour un des auteurs les plus féconds du moyen âge. Son œuvre est, disait-on, très variée: il a cultivé notamment le roman, le poème allégorique, le poème moral, et fait des fabliaux. Mais cela tient à ce que, comme il se désigne dans le Besant par ces mots: «Guillaume, uns clers qui fu Normanz...», on lui a attribué d’office tous les écrits contemporains qui sont d’un clerc ou d’un normand nommé Guillaume. Or il a eu, semble-t-il, beaucoup d’homonymes.

«Guillaume li Normanz», qui rima le fabliau Du prestre et d’Alison[243], et ce «Guillaume», évidemment au courant des choses d’Angleterre, qui a mis son nom au fabliau De la male Honte[244], sont peut-être à distinguer l’un de l’autre. Mais le clerc Guillaume, probablement picard, qui a dédié à un chef de clan écossais le roman de Fergus et Galienne (un des bons romans de la Table ronde), n’avait rien de commun avec ce faiseur ou ces faiseurs de fabliaux, car sa langue diffère de la leur. Et celui-ci, à son tour, ne doit pas être confondu avec Guillaume, le clerc normand, dont l’œuvre certaine se compose du Besant de Dieu, d’un Bestiaire, et de quelques autres pièces à tendances moralisantes (Les Treis Moz, Les Joies Nostre Dame, La Vie de Tobie, etc.)[245].

La biographie de notre Guillaume n’est jalonnée que de deux dates. Il a composé son Bestiaire en 1211 (peut-être 1210)[246] et son Besant en décembre 1226 au plus tôt ou dans les premiers mois de 1227[3], comme il résulte d’allusions très claires contenues dans ces ouvrages.

Aussi bien ne connaît-on des circonstances de sa vie que ce qu’il nous en apprend lui-même.—Il était clerc, clerc marié, avec femme et enfants[247].—Il était versé dans la connaissance du latin: ses écrits sont pleins de citations et de paraphrases, tacites ou déclarées. Il cite, en particulier, dans le Besant, avec l’Écriture sainte, le De miseria humanae condicionis du pape Innocent III[248], et l’évêque de Paris, Maurice de Sully († 1196), dont il avait entendu, ou lu, les sermons bien connus[249].

Il vivait de ses «diz», qu’il composait, comme ses pareils, pour des amateurs, ses patrons. C’est ainsi qu’il fit le Bestiaire pour «sire Raol, son seignor»:

C’est ainsi qu’il écrivit le poème Les Treis Moz pour Alexandre de Stavenby, évêque de Lichfield et Coventry (1224-1238). Le thème de cet opuscule, où il est question du Besant, est emprunté, comme plusieurs passages du Besant lui-même, au De miseria humanae condicionis d’Innocent III: il y a trois choses, trois «moz», qui chassent l’homme de sa maison: fumée, «degot» (stillicidium), «male moillier» (mala uxor)...

Mustré m’a l’evesque Alisandre,
Qui, autant com la salemandre
Aime le feu e la chalor,
Aime curteisie e valor,
Que treis choses el siecle sont
Que a home molt grant mal font[251]...

C’est ainsi qu’il écrivit enfin sa «Vie de Tobie» à la requête d’un prieur de Notre-Dame de Kenilworth:

Guillaume était Normand: il le déclare à plusieurs reprises:

Li clers fu nez de Normandie 34
Qui auctor est de cest romanz.
Or oëz que dit li Normanz[253].

Et sa langue est le dialecte de la Normandie continentale.—Il est, du reste, plus que probable qu’il passa une grande partie de sa vie en Angleterre. Bien d’autres rimeurs normands, français ou picards l’avaient fait avant lui, qui n’ont pas non plus, pour autant, abandonné la manière de parler en usage dans leur pays.

Avant 1227, notre Guillaume avait «versefié en romanz» des «contes» et des «fablels», matière vaine et profane[254]. C’est sur ce témoignage que les anciens érudits s’appuyaient pour lui attribuer Fergus et les fabliaux dont n’importe quel Guillaume s’est dit l’auteur; ils concluaient même que l’auteur du Besant devait être au déclin de sa carrière quand il l’écrivit, puisqu’il n’avait pas toujours été si édifiant. On ne peut aujourd’hui que regretter la disparition de ces «contes» (le Bestiaire excepté) et de ces «fablels»[255].

 

A fréquenter la société anglaise, Guillaume, l’auteur du Bestiaire et du Besant, avait pris des allures plus indépendantes que la plupart des clercs du continent. Il se permettait d’exprimer très librement sa façon de penser sur les événements du jour. Dans le Bestiaire, il s’étonne hautement de l’interdit naguère jeté par le pape sur le royaume de Jean Sans Terre, et se permet de blâmer, à cette occasion, «l’une et l’autre cour»:

Ceste ovraigne fu fete noeve 10
El tens que Philipe tint France.
El tens de la grant mesestance
Qu’Engleterre fu entredite,
Si qu’il n’i avoit messe dite
Ne cors mis en terre sacrée...
Tote ceste chose trespasse
Guillame, qui forment s’en doelt,
Que n’ose dire ceo qu’il voelt
De la tricherie qui cort
E en l’une e en l’altre cort...[256]

L’Interdit avait fait déserter les églises par la noblesse anglaise; celle-ci trouvait, d’ailleurs, son profit, comme le constate Guillaume, à ces déplorables incidents:

Li plus de la chevalerie 2723
Plus qu’en une mahomerie
[257]
N’i[258] entrassent a cel termine...
Por l’aveir que il gaaignoient
De l’Eglise, que il gardoient,
Erent li plus halt a devise
Contre la pais de Sainte Eglise[259].

La page du Besant de Dieu où Guillaume s’élève, non sans éloquence, contre la Croisade albigeoise est depuis longtemps célèbre, et à bon droit. Voir plus loin, p. 108.

 

Le Besant de Dieu n’a été conservé que par un seul manuscrit, le ms. fr. 19525 de la Bibliothèque nationale de Paris, qui contient aussi les «Treis Moz», la «Vie de Tobie», avec d’autres opuscules de l’auteur, et qui paraît avoir été exécuté en Angleterre au commencement du XIVe siècle. Il a été assez correctement publié par E. Martin (Le Besant de Dieu von Guillaume le Clerc de Normandie. Halle, 1869, in-8). Cf., sur cette édition, G. Paris, dans la Revue critique, 1869, II, nº 143, et K. Bartsch, dans le Jahrbuch für romanische und englische Litteratur, 1870, p. 210.

M. A. Schmidt a très soigneusement étudié les procédés de style et les lieux-communs familiers à Guillaume (qui sont les mêmes dans toutes ses œuvres authentiques). Voir les Romanische Studien, IV (1879-80), p. 510-521; cf. H. Seeger, Ueber die Sprache des Guillaume le Clerc de Normandie (Halle, 1881).—On va voir que l’auteur du Besant est un écrivain assez adroit, quoiqu’il ignore absolument l’art d’ordonner ses pensées, et qui a de l’énergie. Mais il est assurément excessif de qualifier, comme on l’a fait, cette énergie d’«admirable» et le poème de «beau»[260].


Guillaume, un clerc de Normandie, qui a versifié en roman contes et «fablels» profanes, fole et vaine matière, était un samedi soir dans son lit. Il pensait à la vanité du «siècle», à sa condition précaire:

E pensa qu’il aveit enfanz 96
E sa moiller[261] a governer,
E ne lor aveit que doner
S’om ne li donout por ses diz.

Il pensait aussi à la parabole évangélique des Noces: était-il prêt pour les noces de l’Époux, s’il y était convié? Il pensait enfin à la parabole du Talent: qu’avait-il fait du «besant» (c’est-à-dire du talent) que Dieu lui avait confié? Il eut honte de lui-même et résolut d’écrire un poème pour exhorter au mépris du monde et à l’amour de Dieu.

Cela se passait peu de temps après la mort du roi Louis (VIII)[262], qui était allé hors de son pays pour chasser les Provençaux et conquérir le Toulousain. Il est mort, maintenant, ce puissant roi:

En poi d’hore devint charoine[263]; 179
E de la langue e de la loigne[264],
Del nés la ou il fu plus bel,
Firent li verms
[265] tut lur avel[266].

C’est merveille que l’homme ne se soucie pas davantage de savoir d’où il vient, où il va.

L’homme naît de la saleté, dans la douleur, plus faible que les «faons» des bêtes. Il grandit, et abuse aussitôt des dons de Dieu:

Donques s’orgoillist et estent. 281
A sa joliveté[267] entent
E si guerreie Damnedé[268]
De ceo que il li a doné.
Se il est fort, si velt combatre
Por son povre veisin abatre.
S’il est sages, si velt plaider
Por autrui terre guaaigner.
S’il est biaus, si velt faire amie...
La femme son prosme[269] ou sa fille.
Ne se preisera une bille
Se il tost n’en a vint ou trente
Ou chascun jor une de rente...

Et puis il meurt, en général impénitent. Voilà le cadavre hideux:

Les eulz[270] tornez, gole baée, 331
N’a donc ami qui moult nel hée[271]
E qui n’ait friçon e poour
D’estre od lui sul[272] a un jur.

Quant à l’âme, elle aura à répondre au jour de la résurrection. Car le corps ressuscitera; ne croyez pas que ce soit pour rire:

Ceo ne tenez mie a gabeis! 360

Il est étonnant que les hommes se laissent aller, comme ils font, à céder aux ennemis de leur salut: l’Ennemi proprement dit (le diable); celui que chacun a «soz sa chemise»; et la vaine gloire du monde[273].

Le corps, ce misérable corps, dit:

...«Sire, gardez mei 429
Que jeo ne aie faim ne sei![274]
Cuchiez me bien e en biau lit
E me faites tut mon delit!
Vestez mei suef et sovent!
Tant com vus estes en juvent
Me faites ceo que jeo desir!
Asez avrez uncor leisir
De faire vos oblacions,
Geünes e afflictions...»

Le monde insiste:

...«Faites, biau sire, 447
Tut ceo que vostre char desire!...
Querez avoir, querez richesce;
En aüner[275] pensez tut dis!
Querez vus[276] autre paradis
Que seeir en tel palefrei?...
E de mangier ces beals mangiers
E de bevre ces vins d’Angiers
Et d’aveir cele meschinete[277]
Qui uncore est pucele nette?
Demandez vus[278] autre solaz
Que de gisir[279] entre ses braz?...»

Il faudrait lutter contre les tentations. Et d’abord par la diète:

Qui l’amegrie [la chair] e la tient basse 495
Fole volenté li trespasse
Plus tost que quant ele est en gresse.
Cil la mestrie[280] qui l’abesse
E li acore son avel[281]
Com l’ostrioer[282] fait son oisel.

Autre recette: se jeter dans l’eau froide quand on ressent «fole chalor». Mais hélas, ce n’est pas ainsi que l’on agit d’ordinaire.

Si j’étais à la cour du roi, en beaux atours, admis à manger près de lui et à coucher «en sa chambre», s’il me disait tous ses secrets, et que j’abandonnasse ce bon maître pour aller servir un vilain, lequel me fît garder ses bœufs, charrier son fumier et me battît en récompense, serais-je fondé à me plaindre? C’est comme les femmes: il en est qui ont deux amoureux: l’un les honore, l’autre les honnit, et elles préfèrent le ribaud, qui les bat, au beau bachelier courtois[283]. De même, l’homme entre Dieu et le Diable. Que d’étranges aberrations!

Grant merveille a ici entur. 568

Le cas des clercs est le plus surprenant de tous. Car ils entendent «la glose et tout le texte de la lettre», et ils ne sont pas plus empressés que les autres aux Noces du Seigneur. L’auteur s’abstient toutefois de généraliser:

De tuz clers ne parroc jeo mie[284]. 584
Plusors demainent povre vie
Por bien faire e por bien aprendre...

Il ne doute pas qu’il y ait de bons reclus et de bons chanoines. Mais il voit aussi des clercs bien rentés qui emploient l’argent à tort et à travers.—Lorsque quelqu’un s’est haussé «par symonie ou par peché» jusqu’à avoir un évêché en garde, il ne songe plus qu’à thésauriser; il abuse du droit qu’il a de se faire héberger gratis:

A grant borse faire entendi 640
E manga en ses priories
E en ses povres abeies
E od cels qui ostels li durent[285]...
E donc mena sa roncinaille[286]
E trestote sa garçonaille
Qui as ostels firent dangier
[287].
Et quant vint apres le mangier
Si volt chescun d’els aveir don,
Neis[288] le plus petit garçon:
L’evesque coupe ou palefrei
E chascun clerc anel en dei[289].

Alors que, s’il voyageait à ses frais, il se serait contenté de deux «somiers» (bêtes de charge) et de quelques serviteurs[290].

Les subordonnés des évêques ne valent pas mieux qu’eux, d’habitude: juges concussionnaires; collectionneurs de bénéfices, qui font servir le patrimoine du Crucifix à l’entretien de leurs familles; prêtres avides, pour qui la cure des âmes n’est qu’une métairie à exploiter:

Arcediacres e diens[291] 674
E officiaus les maiens[292]
Qui as chapitres sont les sires,
Qui consentent les avoltires[293]
Les causes jugent e terminent
E as loiers[294] prendre s’enclinent,
Les fornicacions cunsentent,
Les povres chapeleins tormentent,
Justice vendent e dreiture[295].
. . . . . . . . . .
E les persones que feront[296]
Qui les riches iglises ont
Treis ou quatre en une province?
Que diront il devant le prince
Qui lor femmes avront peues[297]
Des granz rentes qu’il ont eues,
E marié filles e fiz
Del patrimoine au Crucefiz?
. . . . . . . . . .
E les prestres parroisserez
Qui au prendre sont tut dis prez,
Qui les confessions receivent
Des doloros que il deceivent,
E lor enjoingnent les anuels,
Et des messes et des trentels[298]
Pernent les deniers avant main,
E lor pramettent que demain
Le servise comenceront...
A ferme pernent les autels
Plus por les morz que pur les vis.

Les rois, ducs, comtes et autres grands seigneurs sont à peine moins aveugles. Leur grand défaut est d’aimer trop la guerre, sans avoir égard aux misères qu’elle entraîne pour les petits. Il n’est, du reste, de guerres légitimes que les défensives où l’on combat «pour son pays» (v. 815), et celles contre les Sarrasins.—Ce qui manque aux princes, c’est la pitié. La plupart sont des tyrans pour les peuples, qu’ils font écorcher vifs par leurs baillis.—Aussi bien, ils sont riches, et la convoitise est le vice naturel des riches:

Li riche volent aveir tot. 863

Inconvénients des richesses. Historiettes et paraboles évangéliques qui l’attestent: «Il est plus difficile à un chameau...»; le ladre qui attend à la porte les miettes du banquet; etc.

Mais les pauvres ont aussi leurs défauts[299], et particulièrement déplaisants:

Car il ne prenent mie a gré 1115
Lor sofreite e lor povreté,
E sont felons e envios
Et mesdisant e orguillos
Et plains d’envie et de luxure...
[Tosjors] li est avis por veir
Que se il puet del riche aveir,
Coment que seit, n’est pas pecché.

Entendez-les se lamenter:

.....«Sire Deus, 1147
Por quei nos feistes vu tels
Q’oncques biens temporals n’eümes?
A male hore conceu fumes!»

Et que dire de l’ouvrier, habile de ses mains, mais sans conscience, qui travaille moitié moins qu’il ne devrait pour le salaire convenu?

Revenons maintenant à la misère de la condition humaine, dont il a déjà été question. Car on ne saurait trop «recorder» d’exemples pour montrer combien ce bas monde est vil.

Nus nesson tuz povres e nuz 1307
Sanz escience e sanz vertu.
Plusors nessent si malostru,
Si hidos e si cuntrefaiz
E si boçuz e si contraiz,
Si horribles, si bestornez,
Que c’est grant honte qu’il sont nez...
Honte en ont peres e parenz
E en parolent plusors genz.

Il y a, cependant, des individus qui sont «beaux et bien alignés, grands et fournis». Se comportent-ils comme les arbres, qui produisent de bons fruits? Qu’est-ce qu’ils produisent? Des myrrhes, des aromates, des encens, des baumes, des gommes, des onguents: girofle, garingal, gingembre, zédoaire, cannelle, cumin, poivre? Pas du tout.

E que est ceo que vient del home?... 1356
Jeol vus dirrai en meie fei
[301].
Ne sont pas chastaignes ne noiz
Mes ceo sont lentes e pooiz[302].
Tel est le fruit qu’il selt porter[303].

Il n’y a pas là de quoi se vanter. Encore moins de ce que deviennent les meilleurs mets quand ils ont passé par le canal digestif. Guillaume s’appesantit ici sur l’ignominie des diverses sécrétions de la machine humaine pour aboutir à cette conclusion: tant de puanteur est-elle donc compatible avec tant d’orgueil?

Le temps passe, et c’est la vieillesse avec son cortège abominable d’infirmités:

Le chief crolle, les dez porrissent... 1422
Li put l’aleine e tut le cors...

En résumé, tout est vanité, et cela seul mérite qu’on y travaille de s’assurer la grâce de Dieu.

Ses invectives contre l’orgueil conduisent ensuite l’auteur à rappeler la parabole du Semeur. C’est Dieu qui a semé le froment et le Maufez (le diable) l’ivraie dans le vaste champ de ce monde. Quand Dieu sema l’humilité, l’autre sema l’orgueil et la félonie. Quand Dieu sema la chasteté, l’autre sema la «lecherie» (la débauche) et la luxure. Quand Dieu sema l’amour, l’autre sema l’ire, la rancœur, la haine, l’envie durable. Et ainsi de suite.

Les semences du diable ont crû et multiplié au point que le froment de Dieu est étouffé et «versé» sous cette moisson parasitaire.

Le mal aurait déjà conquis la terre entière, n’était «le Chastel as puceles» (Patience, Humilité), qui, depuis le commencement du monde, tient en échec la forteresse d’Orgueil.—Aumône est la portière du «Chastel as puceles»; Largesse y fait fonction de sénéchal; Honneur, Joie, Courtoisie et Sobriété servent aux tables. Paix et Foi, qui gardent le château, font corner et guetter aux créneaux. C’est Chasteté qui fait les lits...—Dans la cité d’Orgueil, au contraire, la portière est Félonie. Escharseté[304] est cuisinière. Gloutonnerie a la cave en charge. C’est Fausseté qui tient les plaids... Etc.—L’Orgueil est répandu partout. Mais il prétend notamment à la seigneurie de France. Guillaume ne manque pas de rappeler, à ce propos, le lieu commun célèbre que ce père de tous les vices a marié trois de ses filles en Angleterre: Envie, Luxure et Ivresse[305].

Après ce développement symbolique, nouveau départ:

Mais l’auteur est un peu essouflé. Il s’arrête, cette fois, à considérer les cérémonies du baptême: «les enseignes» que le prêtre «baille» à l’enfant «relevé des fonts».

Une vesteüre novelle 2099
E en sa main une chandele...
Son parein qui des fonz le prit
Li fist doncques l’autel beiser.

Il invoque ensuite le secours du Ciel en faveur de la nef de saint Pierre, c’est-à-dire de l’Église, insubmersible sans doute, mais présentement ballottée par la tempête. Seigneurs, obéissons au pape, qui nous conduit vers le salut:

Il nus deit a tuz comander 2265
Que nus aidon a amender
La nef e trestut son ateivre[307],
Que il ne nus estoece beivre[308]
De la mer qui est mult amere...
Obeir devon a saint Pere[309].

Malheureusement l’équipage de ladite nef n’est pas composé d’une manière irréprochable:

Jeo m’esmerveil, jeol vus afi, 2302
Mult durement que nostre mestre
Soefre en la nef tele gent estre...
..... ses collaterals,
Ses boteillers, ses senescals,
Ses diacres, ses chapelains
Qui tut adès ovrent les mains
Et les ungles a cels plumer
Qu’il deivent conduire par mer.

De la personne du pape personne ne doit médire, pas plus que du ciel lui-même. Mais les cardinaux qu’il envoie dans tous les royaumes de la terre comme pacificateurs s’acquittent mal de leur office. Que font-ils, en effet?

Les riches iglises conquerent 2361
E les riches evesquiez querent
A lor nevoz, a lor parenz...
Mult aiment la blanche moneie
E plus icele qui rogeie[310]...
E lessent, quant il s’en revont,
Ceo dit aucun, de lor semence...

Lorsque deux princes sont en discorde, Rome devrait enquérir pour connaître et redresser les torts. Elle ne doit pas, au sens de Guillaume, si un de ses enfants a erré et se déclare repentant, envoyer brusquement contre lui son fils aîné pour le confondre comme on l’a vu faire en ces derniers temps.

Quant Franceis vont sor Tolosans 2395
Qu’il tienent a popelicans
[311]
E la legacie romaine
Les i conduit e les i maine
N’est mie bien, ceo m’est avis.
Bons e mals sont en toz pais...

Voilà plus de quarante ans que le tombeau du Christ est retombé entre les mains des Infidèles, et les chrétiens se déchirent entre eux, au lieu d’aller le délivrer. Comment s’en justifieront-ils, quand Dieu tiendra son grand Conseil? Que leur dira Notre Seigneur?

Que dirra il a ces Franceis 2484
Qui si preisiez[312] chevalers sont,
Qui par devant croizer se font
Sovent contre ces Aubigeis[313]?
Il a plusors de ces Franceis
Qui autretant a blamer font[314]
Come font cil sor qui il vont.

Il est étrange que Rome s’occupe de pareilles besognes et ne prenne pas garde à sa honte. Et quelle honte? Une poignée de Chrétiens s’étaient naguère emparés d’une belle cité—Damiette—par où nous avions l’entrée «en Babiloine et en Egypte». Nous l’avons perdue, cette cité, par la faute du légat qui dirigeait notre ost. Quelle pitié de voir un clerc à la tête des chevaliers!

Mes alt[315] li clers a s’escripture 2556
E a ses psaumes verseiller[316],
E lest aler[317] le chevaler
A ses granz batailles champelz.
Et il seit devant ses autels!

Guillaume, s’il était pape, ne se consolerait pas d’un tel échec jusqu’à ce qu’il eût pacifié et réuni tous les chrétiens autour de lui pour les mener à l’assaut de Jérusalem. Et il profite de l’occasion pour lancer une véhémente exhortation à la croisade. Aller à la croisade, la vraie—celle de Terre Sainte—c’est la meilleure manière, pour les gens d’armes, de faire fructifier leur «besant».

Mais quelqu’un demandera peut-être: «Qu’est-ce que signifie ce besant?». C’est le talent de la Parabole. Malheur à qui n’a pas fait rapporter d’intérêts au capital que son maître lui a confié, même s’il ne l’a point dissipé.

—«Sire, veiz ici ton besant 2720
Trestut entier e bien gardé.»—
E li sires respont: «Par Dé,
Tu n’es bon sergant ne feeil[318]...
Hors de ma maison t’en irras...
Car lessé as, par felonie,
A multiplier mes chatels[319]

Chacun de nous a reçu un don de la bonté divine: prouesse, ou puissance, ou vertu, ou avoir, ou sens, ou éloquence; et qui néglige de s’en servir commet le crime de stériliser le besant de son seigneur.

L’auteur, qui a reçu «grâce de faconde», de «langue delivre et aperte», ne veut pas s’exposer, quant à lui, au sort du serviteur maladroit ou infidèle. Il ne se lassera point de parler pour prêcher le mépris du monde.

Considérez, je vous prie, la moisson spirituelle que vous vous êtes préparée jusqu’à présent. Elle est nulle, n’est-ce pas? Or, quelle souffrance de comparer sa misère à la prospérité d’autrui! Ce sentiment si pénible, Guillaume l’a éprouvé:

Jeo ne vus sai dire a nul fuer[320] 2865
L’ennui que j’ai eü au cuer
Aucune feiz, quant jeo veeie
Que mon voisin aveit grant meie[321]
E blé assez a la seson,
E jeo n’aveie a ma maison
Une glene ne un espi...

La misère est due le plus souvent à la paresse. Mais, cependant, pas toujours. Car le revenu du travail dépend de la qualité du fonds qu’on cultive et du genre de travail qu’on fait:

En malveise terre e en vaine 2887
Pert fol laboreor sa paine,
Car il n’en cuelt fors espineiz
E orties e joinceieiz[322]...
L’un est oisos, l’autre travaille,
Mes nient en lieu qui li vaille.
Ces dous chaitis
[323] de faim morront.

Sachez donc que la vigne qui récompense le mieux la peine qu’on prend autour d’elle, c’est la Vigne du Seigneur.

Parabole des ouvriers de la onzième heure. Mais sommes-nous à la onzième heure? Le monde est-il près de sa fin? Le bon évêque de Paris, Maurice [de Sully], avait «signifié» à Guillaume la réponse à cette question; et Guillaume la rapporte en ces termes:

Tant com li jorz a plus duré 3065
Al hore qu’il est avespré
Envers ceo qui est a venir...
Autresi aveit duré plus
Li mondes, quant Deus vint ceüs[324],
Envers ceo que puis en i a.

Il ne faut pas spéculer, d’ailleurs, sur l’indulgence céleste, figurée par la parabole. Ne dites pas: «Je me repentirai plus tard». Songez au danger de mort subite. Il est déjà tard. Soyons prêts.

Fols sumes qui tant atendon. 3174
Musé avon desc’[325] a midi
E de si qu’a none autresi[326]
E desq’a relevée basse.
E veon que tut le jor passe
E qu’il nus faut e qu’il nus fuit...

Parabole de l’Enfant prodigue. Le sens en est clair. Le père de la parabole, qui a deux fils, c’est Dieu omnipotent. Son fils aîné, qui l’a longtemps honoré et servi, ce sont les Juifs. Nous sommes le fils cadet, d’abord irrespectueux et prodigue. Jésus-Christ est le veau gras, sacrifié pour notre retour. Depuis notre retour, notre frère aîné se tient à l’écart...

Ore atent li chaitif dehors 3565
E nus avum les granz tresors,
Les besanz son pere en baillie...

On peut entendre encore qu’il y a parmi nous une foule d’enfants prodigues qui, depuis l’âge de quinze ans, ont quitté «le ventre de Sainte Eglise» pour choir «en la profonde mer des vices». La maison paternelle leur est ouverte, à ceux-là; le Père leur tend les bras:

Seignors, or nus en porpenson! 3691

Le poème de Guillaume finit par un acte de foi et par l’assurance que l’auteur n’a rien dit dont il ne soit persuadé:

Bone gent, ausi Deus m’aït! 3665
Jeo crei ceo que jeo vus ai dit...
Amen.

CARITÉ, MISERERE

Il n’existe pas moins de trente manuscrits qui renferment les deux poèmes moraux, ou «romans», intitulés Carité et Miserere (sans compter cinq autres copies du Miserere seul). C’est la preuve que ces ouvrages ont joui jadis d’une popularité exceptionnelle. Cette popularité est, du reste, attestée par d’autres témoignages. Deux poètes néerlandais du XIIIe siècle ont entrepris successivement la traduction du Miserere. Plusieurs rimeurs français du XIVe siècle, l’auteur de l’Exemple du riche homme et du ladre, chanoine de La Fère-sur-Oise, et Gilles li Muisis, abbé de Saint-Martin de Tournai, ont cité ces poèmes avec éloges. Le chanoine de La Fère les déclare incomparables:

L’abbé Gilles aurait voulu les lire tous les jours de sa vie:

Des viers dou Renclus que diroie?
Que moult volentiers, se pooie,
Les liroie trestous les jours.
En chou seroit biaus li sejours[328].

D’autres, comme Baudouin et Jehan de Condé, se sont certainement inspirés de Carité et de Miserere, sans les citer.—En 1360, la ville d’Amiens ne crut pas pouvoir mieux faire, comme cadeau, que d’offrir au roi Charles V un exemplaire des deux romans.

 

L’auteur était connu au moyen-âge sous le nom que lui donnent le chanoine de La Fère et l’abbé Gilles: le Renclus (ou Reclus). C’est le titre qu’il se donne à lui-même dans l’explicit du Roman de Carité:

Or vuelle li vrais rois des chius CCXLII
Estre merchiables et pius
Vers moi k’on apele Renclus
De Moiliens.....

C’était donc un de ces solitaires qui, comme, de nos jours, les moines bouddhistes de la secte Nying-Ma, au Thibet, «se laissaient enfermer dans une cellule maçonnée, garnie d’une seule fenêtre, pour y mener, en général jusqu’à leur mort, une vie de pénitence et de prière...». «Les vignettes de plusieurs manuscrits des deux romans, ajoute M. van Hamel, représentent [l’auteur sous la figure d’]un moine blanc assis dans une recluserie construite en briques rouges et entourée d’un jardinet.»

«Moilliens», où vivait le Reclus, est sans doute Molliens-Vidame, aujourd’hui chef-lieu de canton de l’arrondissement d’Amiens, dont le prieuré était jadis un des bénéfices de l’abbaye de Saint-Fuscien-au-Bois.

Un des manuscrits des deux romans, du XIIIe siècle, conservé naguère à la Bibliothèque de Turin, offrait un renseignement de plus. Au-dessous du dernier vers de Carité (qui ne comportait dans ce ms. que 241 strophes au lieu de 242), on lisait: «Cy fenist li romans de Carité, lequel fist dans Bertremiels, li renclus de Morliens, qui jadis fu moines de Saint-Fuscien el bos...» Cette note autorise à penser que le Reclus s’appelait Barthélemi[329] et qu’il avait été moine à Saint-Fuscien avant de se faire emmurer.

Ses propres ouvrages fournissent, sur le compte de l’auteur, quelques données complémentaires.—Il n’était plus jeune lorsqu’il composa Carité; il ne s’attendait même plus à vivre longtemps (LXXXVII, I; XLIII, II).—Il était lettré, en latin et en roman. Il connaissait la Bible, les Vitæ patrum. Il cite le quo semel est imbula recens d’Horace. Il cite des fables, des historiettes et des proverbes populaires, des thèmes de fabliaux.—Il n’était certainement pas exempt d’amour-propre littéraire. Il sait que ses invectives lui ont attiré et lui attirent l’animadversion des fous (Carité, CXLIX, CL); mais peu lui en chaut; il est fier de son indépendance. Il se connaît des «envieux» qui éplucheront son livre pour y trouver «aucun mot dont il puissent mesdire»; mais il s’estime au-dessus de la contradiction (Carité, CCXLI):

Li envious en mesdira;
Mais ja prodom mal n’en dira
Ne ja rien n’i contredira,
Car il n’i a ke contredire.
Alés, vers! Dius vous conduira
Et sages hom s’en deduira
Ki de bons dis se set deduire.

A quelle époque écrivait le Reclus? Après la canonisation de Thomas de Cantorbéry et de Bernard de Clairvaux, puisqu’il considère ces personnages comme des «saints», c’est-à-dire après 1173-1174. Il a entendu parler de l’hérésie des Albigeois (Carité, XXIII, 6-12); mais il ne fait aucune allusion aux croisades dirigées, soit contre ces hérétiques (1207-1208), soit contre les Infidèles. Le roi de France qui régnait de son temps avait un royaume sensiblement plus grand que celui de son aïeul (Carité, XXXVI, 4-6)[330].—Dans Miserere, qui est très probablement postérieur à Carité (puisqu’on y relève une allusion assez claire à ce poème), il est question de «la terre ki enkiet en baillie de roi enfant» (CCXII, 8-9); mais c’est, peut-être, une allusion sans portée à la malédiction de l’Ecclésiaste.—Un éminent érudit a conclu de ces données (on n’en a pas d’autres), que la composition du premier roman du Reclus pouvait être fixée «au commencement du règne de Philippe-Auguste, entre 1180 et 1190». Mais il paraît évident que c’est par erreur. La mention brève, mais très significative, des Albigeois (dont il n’était guère question dans le Nord de la France au commencement du règne de Philippe-Auguste), celle des agrandissements récents du royaume (si considérables sous Philippe-Auguste), et subsidiairement l’allusion aux rois-enfants, tout concourt à faire penser aux premières années de Louis IX[331]. Et rien, par ailleurs, ne s’oppose à l’adoption de cette hypothèse. La langue des deux romans est le picard qu’on parlait pendant le premier tiers du XIIIe siècle.

 

Le Reclus de Molliens a eu la chance de trouver, de nos jours, un éditeur excellemment préparé à sa tâche et très consciencieux en A.-G. van Hamel. Il n’y a guère de poème moral du moyen âge qui ait été aussi bien traité, à ce point de vue, que Carité et Miserere. L’édition, définitive, de M. van Hamel (Li romans de Carité et Miserere, du Renclus de Moiliens. Paris, 1885, 2 vol. in-8) a paru dans la «Bibliothèque de l’École des Hautes Études» (Fascicules LXI et LXII).

On ne peut que s’associer, en général, aux appréciations de l’éditeur sur le style et la valeur historique et littéraire des œuvres de Barthélemi.—Ce qui distingue surtout le Reclus parmi les moralistes du moyen âge, c’est, en premier lieu, sa strophe de douze vers octosyllabiques sur deux rimes (disposées suivant le schéma aab aab bba bba), qui est aussi celle des célèbres Vers de la mort d’Hélinant, moine de Froidmont, composés entre 1194 et 1197; il est vraisemblable qu’Hélinand et le Reclus ont été des premiers à s’en servir: elle a été, depuis, fort à la mode (vraisemblablement grâce à eux)[332]. C’est, en second lieu, son goût décidé pour les jeux de mots assonancés et les allitérations[333]. C’est enfin une certaine dextérité à «manier les images et à les mêler, sans trop nuire à la clarté»[334]. Le Reclus est un homme de lettres fort expert, qui le sait, s’y complaît et s’admire. De là, ce que «sa verve a parfois d’un peu factice». Mais il avait de la verve: il avait une incroyable provision de synonymes et une merveilleuse facilité à ressasser sa pensée; c’est, du reste, la raison de son succès. Mais il était passionné et vivant, ce qui est rare chez les faiseurs de tours littéraires.

M. van Hamel ajoute: «Ce qui diminue pour nous l’intérêt de ses ouvrages, c’est qu’il moralise plus qu’il ne critique, et que, dans ses diatribes contre les mœurs du temps, il reste trop dans les généralités; on voudrait retrouver dans ses poèmes la société de son époque; on n’y trouve, sauf dans un paragraphe sur la toilette des dames, que des travers qui sont de tous les temps et de tous les pays...» Il y a quelque exagération dans ce dernier trait. S’il est vrai que le Reclus est souvent plus intéressant par la manière dont il dit les choses que par les choses qu’il dit, nul n’est en droit d’affirmer que, sur «la société de son époque», il ne nous apprend rien.


CARITÉ

Il plaît à l’auteur de dire «bons dis» pour les «bons cuers» que l’exemple des bienfaisants excite à bien faire. Qui se ressemble s’assemble.—Tous les hommes ne sont pas pareils. «Li cuer sont de divers metal».

Mais les méchants sont plus nombreux que les bons; et les plus grands de ce monde sont les pires. Nous ne vivons plus maintenant comme vivaient nos anciens. Sainte Église elle-même est dégénérée: on y met «le fol en caiere»[336] et les plus sensés aux derniers rangs. Foi manque, Charité faiblit.

O Charité, où es-tu? L’auteur a, «par maintes jornées», cherché à découvrir son séjour. Il l’a cherchée chez «la gent laie» et chez «la gent lettrée»; il a pensé qu’elle s’était peut-être réfugiée chez les moines, «encartrée» chez les «renclus» qui ont choisi les plus dures voies du salut. Il a été la chercher à Rome; car on lui avait dit que le pape romain n’agissait, jadis, que d’après ses conseils. Mais, Charité, tu n’es plus là:

Mais tu n’i fus k’une saison; VIII, 5
Car on te mist a la foriere
Par conseil d’une pautoniere[337],
Ch’est Covoitise, la boursiere[338]...

Certes, le pape en personne est au-dessus de tout reproche[339]. Mais ceux qui sont autour de lui «font souvent blâmer sa personne». Nul pauvre ne se présente à sa porte sans s’attirer des coups. Les portiers de sa cour ne font bonne mine qu’à ceux dont ils espèrent «argent ou ventrée»:

Ne puet povres en court entrer X, 1
S’il ne se veut faire fautrer[340]
Mainte teste i a on fautrée...

Il est allé chez les cardinaux et les a trouvés mercenaires, eux aussi; c’est même à leur exemple que les petits fonctionnaires de la Curie ont pris l’habitude de se faire graisser la patte.

Graisser la patte! Cette expression remet en mémoire l’historiette de la bonne vieille naïve à qui l’on avait conseillé d’oindre la paume de son avocat et qui prit l’avis à la lettre. L’auteur raconte cette historiette qui a été souvent, au moyen âge, mieux racontée que par lui[343].

A Rome donc tout est sec: les gonds des portes, les langues des gens de justice. Tout demande à être graissé. Et il y fait chaud; la graisse fond vite; il faut la renouveler souvent.

Ho, fius d’ointiere[344], maus Romains! XX, 1

Le poète est allé ensuite en Toscane, en Pouille, en Hongrie, en Grèce, à Constantinople. Il a vu les Allemands, les Saxons, les Lombards et la grasse Bologne qui enseigne à esquiver les lois. A propos de Bologne, il déploie toutes les ressources de sa virtuosité à accumuler les jeux de mots en assonances:

..... La crasse Bouloigne[345], XXII, 5
Ki aprent a bouler[346] des lois,
Et ploie les plais en tans plois[347]
K’ele ploie les tors en drois.
Tant ret[348] pres les plais et reoigne
Par sa langue li Boulenois,
Tort vent por droit par son genglois[349].

Il a vu les médecins de Salerne. On lui a conté ensuite des Albigeois, qui ont renié Dieu et leur baptême. Il les laissa là et poussa sa pointe jusqu’à Fineposterne (cap Finistère). Charité n’est pas non plus en Angleterre, depuis la mort de saint Thomas [de Cantorbéry]. La loi des «estrelins» (sterlings) prévaut désormais dans ce pays et aussi en Irlande, en Écosse, en Danemark, en Frise, en Hollande, en Flandre, etc.

Ho! Carités, Normant, Breton, XXVI, 1
Poitevin, chil dusk’au perron
Saint Jake, en terre de Galisse,
Espaignol et chil d’Arragon
Ne sevent de toi nis[350] le non.

Il n’a trouvé Charité ni à Venise, ni en Terre-Sainte, ni en Bourgogne, ni en Champagne. En France, peut-être? car les Français sont «gent de mout grant pris», et leur beau nom vient de «frankise». A Paris?

De toute Franche est kiés[351] Paris; XXVII, 10
Se de Carité n’est floris
Ja mais ou querre ne le sai.

C’est en France qu’il faut s’arrêter pour examiner à fond l’état de la société.

Et d’abord, le roi. Suit l’énumération des devoirs des rois en laborieux jeux de mots assonancés:

Rois, chil est bons rois ki bien roie[352] XXXI, 1
Les drois et met a droite roie[353].
Rois, tu ies rois pour droit roiier.
Ki roiera se rois desroie?
Drois rois est ki son regne aroie[354]
Et les desrois[355] fait aroiier...

Dans ce tableau, rien qui ne soit très général et, par conséquent, banal. Il est observé, cependant, que le roi de France qui règne maintenant doit être d’autant plus soucieux de ses devoirs que son royaume est «plus larges et empenés» qu’au temps de son aïeul (XXXVI, 4). Sa dignité est la plus honorable du monde après celle du pape; que le titulaire n’en conçoive pas d’orgueil. Le vilain qui vit de lait aigre et de pain d’orge plein de paille est plus en sûreté que le roi, car il a moins de responsabilités: Plus seürs est vuis cars ke plains[356].

L’auteur ne peut pas s’occuper de toutes les conditions en détail. Après avoir parlé du roi, il s’adresse donc, en bloc, à tous les seigneurs, qui portent l’épée chevaleresque, pour leur adresser des conseils. Qu’ils ne perdent pas de vue le symbolisme de cette épée:

Il y a là des appels à la pitié dont l’accent paraît sincère:

Tu ki des lois tiens le droiture, XLVII, 1
Quant avient si gries[358] aventure
Ke damner t’estuet par besoigne
Un home por se forfaiture
Et destruire le Dieu faiture,[359]
Soiés discrés en tel essoigne[360]...
Ke pietés au cuer te poigne!
El caitif[361] conois te nature
Ke tu fais morir a vergoigne.
. . . . . . . . . .
Toi le convient amer et pendre: XLVIII, 5
Amer por chou qu’il est tes frere
Pendre por chou ke il est lere[362]....

Chevalier, défends les pauvres; «venge Boiliaue [le pauvre] de Boivin [le riche]»:

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