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Le capitaine Fracasse

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The Project Gutenberg eBook of Le capitaine Fracasse

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Title: Le capitaine Fracasse

Author: Théophile Gautier

Illustrator: Gustave Doré

Release date: November 20, 2019 [eBook #60746]
Most recently updated: August 23, 2025

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CAPITAINE FRACASSE ***

LE CAPITAINE

F R A C A S S E

Table des Chapitres.
Table et Classement des Gravures.

ŒUVRES DE THÉOPHILE GAUTIER

PUBLIÉES DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

à 3 fr. 50 le volume.

Poésies complètes (1830-1872)2 vol.
Émaux et Camées. Édition définitive, ornée d’une eau-forte par J. Jacquemart1 vol.
Mademoiselle de Maupin (Édition définitive)1 vol.
Le Capitaine Fracasse (Édition définitive)2 vol.
Le Roman de la Momie1 vol.
Spirite, nouvelle fantastique1 vol.
Voyage en Russie1 vol.
Voyage en Espagne (Tras los montes)1 vol.
Voyage en Italie (Italia)1 vol.
Romans et Contes1 vol.
Nouvelles1 vol.
Tableaux de Siège.—Paris (1870-1871)1 vol.
Théatre.—Mystères, Comédies et Ballets1 vol.
Les Jeunes France, Romans goguenards suivis de Contes Humoristiques1 vol.
Histoire du Romantisme1 vol.
Portraits contemporains1 vol.
L’Orient2 vol.
Fusains et Eaux-fortes1 vol.
Tableaux a la plume1 vol.
Les Vacances du lundi1 vol.
Constantinople (Nouvelle édition)1 vol.
Loin de Paris1 vol.
Les Grotesques (Nouvelle édition)1 vol.
Portraits et Souvenirs littéraires1 vol.
Le Guide de l’amateur au Musée du Louvre1 vol.
Souvenirs de Théatre, d’Art et de Critique1 vol.
Caprices et Zigzags1 vol.
Un Trio de Romans.—Les Roués innocents.—Militona.—Jean et Jeannette1 vol.
Partie Carrée1 vol.
La Nature chez elle.—La Ménagerie intime1 vol.
Entretiens, Souvenirs et Correspondances, recueillis par E. Bergerat1 vol.

PETITE BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

FORMAT PETIT IN-32 DE POCHE

à 4 fr. le volume.

Chaque volume orné de deux ou plusieurs eaux-fortes par les principaux artistes.

Reliure pleine, veau grenat, poli, tranches dorées8 »
— ½ cuir de Russie, coins, tête dorée7 »
— ½ veau, tranches dorées 6 50
Mademoiselle de Maupin, avec 4 dessins de Giraud, gravés par Champollion2 vol.
Fortunio, avec 2 dessins originaux de Th. Gautier1 vol.
Les Jeunes France, avec 2 dessins de Th. Gautier1 vol.
Mademoiselle Dafné, avec 2 eaux-fortes de Jeanniot1 vol.
Émaux et Camées, avec 2 dessins et un portrait de l’auteur gravés à l’eau-forte
    d’après les aquarelles de Mᵐᵉ la princesse Mathilde
1 vol.
Le Roman de la Momie, avec 2 dessins de Lecomte-du-Nouy, gravés à l’eau-forte par Jasinski 1 vol.

4113-13.—Corbeil. Imprimerie Crété.


THÉOPHILE GAUTIER

LE CAPITAINE

F R A C A S S E

ILLUSTRÉ DE 60 DESSINS

DE

G U S T A V E   D O R É

TIRÉS EN PLANCHES HORS TEXTE

NOUVELLE ÉDITION

PARIS
Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11

1913

[Image pas disponible.]

LE CHATEAU DE LA MISÈRE (Page 1.)

 

LE
CAPITAINE FRACASSE

I.

LE CHATEAU DE LA MISÈRE.

Sur le revers d’une de ces collines décharnées qui bossuent les Landes, entre Dax et Mont-de-Marsan, s’élevait, sous le règne de Louis XIII, une de ces gentilhommières si communes en Gascogne, et que les villageois décorent du nom de château.

Deux tours rondes, coiffées de toits en éteignoir, flanquaient les angles d’un bâtiment, sur la façade duquel deux rainures profondément entaillées trahissaient l’existence primitive d’un pont-levis réduit à l’état de sinécure par le nivelage du fossé, et donnaient au manoir un aspect assez féodal, avec leurs échauguettes en poivrière et leurs girouettes à queue d’aronde. Une nappe de lierre enveloppant à demi l’une des tours tranchait heureusement par son vert sombre sur le ton gris de la pierre déjà vieille à cette époque.

Le voyageur qui eût aperçu de loin le castel dessinant ses faîtages pointus sur le ciel, au-dessus des genêts et des bruyères, l’eût jugé une demeure convenable pour un hobereau de province; mais, en approchant, son avis se fût modifié. Le chemin qui menait de la route à l’habitation s’était réduit, par l’envahissement de la mousse et des végétations parasites, à un étroit sentier blanc semblable à un galon terni sur un manteau râpé. Deux ornières remplies d’eau de pluie et habitées par des grenouilles témoignaient qu’anciennement des voitures avaient passé par là; mais la sécurité de ces batraciens montrait une longue possession et la certitude de n’être pas dérangés.—Sur la bande frayée à travers les mauvaises herbes, et détrempée par une averse récente, on ne voyait aucune empreinte de pas humain, et les brindilles de broussailles, chargées de gouttelettes brillantes, ne paraissaient pas avoir été écartées depuis longtemps.

De larges plaques de lèpre jaune marbraient les tuiles brunies et désordonnées des toits, dont les chevrons pourris avaient cédé par place; la rouille empêchait de tourner les girouettes, qui indiquaient toutes un vent différent; les lucarnes étaient bouchées par des volets de bois déjeté et fendu. Des pierrailles remplissaient les barbacanes des tours; sur les douze fenêtres de la façade, il y en avait huit barrées par des planches; les deux autres montraient des vitres bouillonnées, tremblant, à la moindre pression de la bise, dans leur réseau de plomb. Entre ces fenêtres, le crépi, tombé par écailles comme les squammes d’une peau malade, mettait à nu des briques disjointes, des moellons effrités aux pernicieuses influences de la lune; la porte, encadrée d’un linteau de pierre, dont les rugosités régulières indiquaient une ancienne ornementation émoussée par le temps et l’incurie, était surmontée d’un blason fruste que le plus habile héraut d’armes eût été impuissant à déchiffrer et dont les lambrequins se contournaient fantasquement, non sans de nombreuses solutions de continuité. Les vantaux de la porte offraient encore, vers le haut, quelques restes de peinture sang de bœuf et semblaient rougir de leur état de délabrement; des clous à tête de diamant contenaient leurs ais fendillés et formaient des symétries interrompues ça et là. Un seul battant s’ouvrait et suffisait à la circulation des hôtes évidemment peu nombreux du castel, et contre le jambage de la porte s’appuyait une roue démantelée et tombant en javelle, dernier débris d’un carrosse défunt sous le règne précédent. Des nids d’hirondelles oblitéraient le faîte des cheminées et les angles des fenêtres, et, sans un mince filet de fumée qui sortait d’un tuyau de briques et se tortillait en vrille comme dans ces dessins de maisons que les écoliers griffonnent sur la marge de leurs livres de classe, on aurait pu croire le logis inhabité: maigre devait être la cuisine qui se préparait à ce foyer, car un soudard avec sa pipe eût produit des flocons plus épais. C’était le seul signe de vie que donnât la maison, comme ces mourants dont l’existence ne se révèle que par la vapeur de leur souffle.

En poussant le vantail mobile de la porte, qui ne cédait pas sans protester et tournait avec un évidente mauvaise humeur sur ses gonds oxydés et criards, on se trouvait sous une espèce de voûte ogivale plus ancienne que le reste du logis, et divisée par quatre boudins de granit bleuâtre se rencontrant a leur point d’intersection à une pierre en saillie ou se revoyaient, un peu moins dégradées, les armoiries sculptées à l’extérieur, trois cigognes d’or sur champ d’azur, ou quelque chose d’analogue, car l’ombre de la voûte ne permettait pas de les bien distinguer. Dans le mur étaient scellés des éteignoirs en tôle noircis par les torches, et des anneaux de fer où s’attachaient autrefois les chevaux des visiteurs, événement bien rare aujourd’hui, à en croire la poussière qui les souillait.

De ce porche, sous lequel s’ouvraient deux portes, l’une conduisant aux appartements du rez-de-chaussée, l’autre à une salle qui avait pu jadis servir de salle des gardes, on débouchait dans une cour triste, nue et froide, entourée de hautes murailles rayées de longs filaments noirs par les pluies d’hiver. Dans les angles de la cour, parmi les gravats tombés des corniches ébréchées, poussaient l’ortie, la folle avoine et la ciguë, et les pavés étaient encadrés d’herbe verte.

Au fond, une rampe côtoyée de garde-fous en pierre ornés de boules surmontées de pointes, menait à un jardin situé en contrebas de la cour. Les marches rompues et disjointes faisaient bascule sous le pied ou n’étaient retenues que par les filaments des mousses et des plantes pariétaires; sur l’appui de la terrasse avaient crû des joubarbes, des ravenelles et des artichauts sauvages.

Quant au jardin lui-même, il retournait doucement à l’état de hallier ou de forêt vierge. A l’exception d’un carré où se pommelaient quelques choux aux feuilles veinées et vert-de-grisées, et qu’étoilaient des soleils d’or au cœur noir, dont la présence témoignait d’une sorte de culture, la nature reprenait ses droits sur cet espace abandonné et en effaçait les traces du travail de l’homme qu’elle semble aimer à faire disparaître.

Les arbres non taillés projetaient en tous sens des branches gourmandes. Les buis, destinés à marquer le dessin des bordures et des allées, étaient devenus des arbustes, ne subissant plus le ciseau depuis longues années. Des graines apportées par le vent avaient germé au hasard et se développaient avec cette robustesse vivace, particulière aux mauvaises herbes, à la place qu’avaient occupée les jolies fleurs et les plantes rares. Les ronces, aux ergots épineux, se croisaient d’un bord à l’autre des sentiers et vous accrochaient au passage pour vous empêcher d’aller plus loin et vous dérober ce mystère de tristesse et de désolation. La solitude n’aime pas être surprise en déshabillé et sème autour d’elle toutes sortes d’obstacles.

Pourtant, si l’on eût persisté, sans redouter les égratignures des broussailles et les soufflets des branches, à suivre jusqu’au bout l’antique allée devenue plus obstruée et plus touffue qu’une sente dans les bois, on serait arrivé à une espèce de niche de rocaille figurant un antre rustique. Aux plantes semées jadis entre l’interstice des roches, telles qu’iris, glaïeuls, lierre noir, il s’en était ajouté d’autres, persicaires, scolopendres, lambruches sauvages qui pendaient comme des barbes, et voilaient à demi une statue de marbre représentant une divinité mythologique, Flore ou Pomone, laquelle avait dû être fort galante en son temps et faire honneur à l’ouvrier, mais qui était camarde comme la Mort, ayant le nez cassé. La pauvre déesse portait en sa corbeille, au lieu de fleurs, des champignons moisis et d’aspect vénéneux; elle-même semblait avoir été empoisonnée, car des taches de mousse brune tigraient son corps jadis si blanc. A ses pieds croupissaient, sous une couche verte de lentilles d’eau dans une conque de pierre, une flaque brune, résidu des pluies; car le mufle de lion, qu’on pouvait encore discerner au besoin, ne vomissait plus d’eau, n’en recevant pas des conduits bouchés ou détruits.

Ce cabinet grotesque, comme on disait alors, témoignait, tout ruiné qu’il était, d’une certaine aisance disparue et du goût pour les arts des anciens possesseurs du castel. Convenablement décrassée et restaurée, la statue eût laissé voir le style florentin de la Renaissance à la manière des sculpteurs italiens venus en France à la suite de maître Roux ou du Primatice, époque probable des splendeurs de la famille maintenant déchue.

La grotte s’appuyait à une muraille verdie et salpêtrée, où s’entre-croisaient encore des restes de treillages rompus, et destinés sans doute à masquer les parois du mur, lors de sa construction, sous un rideau de plantes grimpantes et feuillues. Cette muraille, à peine visible à travers les frondaisons désordonnées des arbres démesurément grandis, fermait le jardin de ce côté. Au delà s’étendait la lande avec son horizon triste et bas, pommelé de bruyères.

En revenant vers le castel, on apercevait la façade opposée plus ravagée et plus dégradée que celle qui vient d’être décrite, les derniers maîtres ayant tâché de garder au moins l’apparence, et concentré leurs faibles ressources sur ce côté.

Dans l’écurie, où vingt chevaux eussent pu tenir à l’aise, un maigre bidet, dont la croupe saillait en protubérances osseuses, tirait d’un râtelier vide quelques brins de paille du bout de ses dents jaunes et déchaussées, et de temps en temps tournait vers la porte un œil enchâssé dans une orbite au fond de laquelle les rats de Montfaucon n’eussent pas trouvé le plus léger atome de graisse. Au seuil du chenil, un chien unique, flottant dans sa peau trop large où ses muscles détendus se dessinaient en lignes flasques, sommeillait le museau posé sur l’oreiller peu rembourré de ses pattes; il paraissait tellement habitué à la solitude du lieu, qu’il avait renoncé à toute surveillance, et ne s’inquiétait point, comme les chiens, même assoupis, ont coutume de le faire, au moindre bruit qui se fait entendre.

Lorsqu’on voulait pénétrer dans l’habitation, on rencontrait un énorme escalier à rampe de bois taillée en balustre. Cet escalier n’avait que deux paliers, le logis ne renfermant pas plus de deux étages.—Il était en pierre jusqu’au premier, en briques et en bois à partir de là. Sur les murs, des grisailles dévorées par l’humidité semblaient avoir voulu simuler le relief d’une architecture richement ornée, avec les ressources du clair-obscur et de la perspective. On y devinait encore une suite d’Hercules terminés en gaîne supportant une corniche à modillons d’où partait, en s’arrondissant, un berceau de feuillages festonnés de pampres laissant apercevoir un ciel passé de couleur et géographie d’îles inconnues par l’infiltration des eaux de la pluie. Entre les Hercules, dans des niches peintes, se pavanaient des bustes d’empereurs romains et autres personnages illustres de l’histoire; mais tout cela si vague, si fané, si détruit, si disparu, que c’était plutôt le spectre d’une peinture qu’une peinture réelle, et qu’il en faudrait parler avec des ombres de mots, les vocables ordinaires étant trop substantiels pour cela. Les échos de cette cage vide semblaient tout étonnés de répéter le bruit d’un pas.

Une porte verte, dont la serge avait jauni et n’était plus retenue que par quelques clous dédorés, donnait passage dans une pièce qui avait pu servir de salle à manger aux temps fabuleux où l’on mangeait dans ce logis désert. Une grosse poutre divisait le plafond en deux compartiments rayés de soliveaux apparents dont l’interstice avait été revêtu autrefois d’une couche de couleur bleue effacée par la poussière et les toiles d’araignée que la tête de loup n’allait jamais troubler à cette hauteur. Au-dessus de la cheminée de forme antique, un massacre de cerf dix cors épanouissait son bois, et le long des murailles grimaçaient sur les toiles rembrunies des portraits enfumés représentant des capitaines cuirassés ayant leur casque à côté d’eux ou tenu par un page, et fixant sur vous des yeux profondément noirs seuls vivants dans leurs figures mortes des seigneurs en simarre de velours, la tête posée sur des rotondes roides d’empois comme des chefs de saint Jean-Baptiste sur des plats d’argent; des douairières en costume à la vieille mode, effrayantes de lividité et prenant par la décomposition des couleurs, des apparences de stryges, de lamies et d’empouses. Ces peintures, faites par des barbouilleurs de province, prenaient de la barbarie même du travail un aspect hétéroclite et formidable. Quelques-unes étaient sans cadre; d’autres avaient des bordures d’un or terni et rougi. Toutes portaient à leur angle le blason de la famille et l’âge du personnage représenté; mais, que le chiffre fût bas ou élevé, il n’existait pas une différence bien appréciable entre ces têtes aux lumières jaunes, aux ombres carbonisées, enfumées de vernis et saupoudrées de poussière; deux ou trois de ces toiles chancies et couvertes d’une fleur de moisissure présentaient des tons de cadavre en décomposition, et prouvaient, de la part du dernier descendant de ces hommes de race et d’épée, une indifférence complète à l’endroit des effigies de ses nobles aïeux. Le soir, cette galerie muette et immobile devait se transformer, aux reflets incertains des lampes, en une file de fantômes terrifiants et ridicules à la fois. Rien n’est plus triste que ces portraits oubliés dans ces chambres désertes; reproductions à demi effacées elles-mêmes de formes depuis longtemps dissoutes sous terre.

Tels qu’ils étaient, ces fantômes peints étaient des hôtes bien appropriés à la solitude désolée du logis. Des habitants réels eussent paru trop vivants pour cette maison morte.

Au milieu de la salle figurait une table en poirier noirci, aux pieds tournés en spirales comme des colonnes salomoniques, que les tarets avaient piquée de milliers de trous, sans être troublés dans leur travail silencieux. Une fine couche grise, sur laquelle le doigt eût pu tracer des caractères, en couvrait la surface, et montrait qu’on n’y mettait pas souvent le couvert.

Deux dressoirs ou crédences de même matière, ornés de quelques sculptures et probablement achetés en même temps que la table à des époques plus heureuses, se faisaient pendants d’un côté de la salle à l’autre; des faïences égueulées, des verreries disparates et deux ou trois rustiques figulines de Bernard Palissy représentant des anguilles, des poissons, des crabes et des coquillages émaillés sur un fond de verdure, garnissaient misérablement le vide des planches.

Cinq ou six chaises recouvertes de velours qui avait pu jadis être incarnadin, mais que les années et l’usage rendaient d’un roux pisseux, laissaient échapper leur bourre par les déchirures de l’étoffe et boitaient sur des pieds impairs comme des vers scazons ou des soudards écloppés s’en retournant chez eux après la bataille. A moins d’être un esprit, il n’eût point été prudent de s’y asseoir, et, sans doute, ces siéges ne servaient que lorsque le conciliabule des ancêtres sortis de leurs cadres venaient prendre place à la table inoccupée, et devant un souper imaginaire causaient entre eux de la décadence de la famille pendant les longues nuits d’hiver si favorables aux agapes de spectres.

De cette salle on pénétrait dans une autre un peu moins grande. Une de ces tapisseries de Flandre appelées «verdures» garnissait les murailles. Que ce mot tapisserie n’éveille en votre imagination aucune idée de luxe inopportun. Celle-ci était usée, élimée, passée de ton; les lés décousus faisaient cent hiatus et ne tenaient plus que par quelques fils et la force de l’habitude. Les arbres décolorés étaient jaunes d’un côté et bleus de l’autre. Le héron, debout sur une patte au milieu des roseaux, avait considérablement souffert des mites. La ferme flamande, avec son puits festonné de houblon, ne se discernait presque plus, et, de la figure blafarde du chasseur à la poursuite des halbrans, la bouche rouge et l’œil noir, apparemment d’un meilleur teint que les autres nuances, avaient seuls conservé le coloris primitif, comme un cadavre à la pâleur de cire dont on a vermillonné la bouche et ravivé les sourcils. L’air jouait entre le mur et le tissu détendu et lui imprimait des ondulations suspectes. Hamlet, prince de Danemark, s’il eût causé dans cette chambre, eût tiré son épée et piqué Polonius derrière la tapisserie en criant: Un rat! Mille petits bruits, imperceptibles chuchotements de la solitude, qui rendent le silence plus sensible, inquiétaient l’oreille et l’esprit du visiteur assez hardi pour pénétrer jusque-là. Les souris grignotaient faméliquement quelques bouts de laine à l’envers de la basse lisse. Les vers râpaient le bois des poutres avec un bruit de lime sourde, et l’horloge de la mort frappait l’heure sur les panneaux des boiseries.

Quelquefois un ais de meuble craquait inopinément, comme si la solitude ennuyée étirait ses jointures, et vous causait, malgré vous, un tressaillement nerveux. Un lit à colonnes en quenouille, fermé par des rideaux de brocatelle coupés à tous leurs plis et dont les ramages verts et blancs se confondaient dans une même teinte jaunâtre, occupait un coin de la pièce, et l’on n’eût osé en relever les pentes de peur d’y trouver dans l’ombre quelque larve accroupie ou quelque forme roide dessinant, sous la blancheur du drap, un nez pointu, des pommettes osseuses, des mains jointes et des pieds placés comme ceux des statues allongées sur des tombeaux; tant les choses faites pour l’homme et d’où l’homme est absent prennent vite un air surnaturel! On eût pu supposer aussi qu’une jeune princesse enchantée y reposait d’un sommeil séculaire comme la Belle au bois dormant, mais les plis avaient une rigidité trop sinistre et trop mystérieuse pour cela et s’opposaient à toute idée galante.

Une table en bois noir avec les incrustations de cuivre qui se détachaient, un miroir trouble et louche, dont le tain avait coulé, las de ne pas refléter de figure humaine, un fauteuil de tapisserie au petit point, ouvrage de patience et de loisir mené à fin par quelque aïeule, mais qui ne laissait plus discerner que quelques fils d’argent parmi les soies et les laines déteintes, complétaient l’ameublement de cette chambre, à la rigueur habitable pour un homme qui n’eût craint ni les esprits ni les revenants.

Ces deux pièces répondaient aux deux fenêtres non condamnées de la façade. Un jour blême et verdâtre y descendait à travers les vitres dépolies dont le dernier nettoyage remontait bien à cent ans et qui semblaient étamées en dehors. De grands rideaux, fripés dans leurs cassures et qui se seraient déchirés si on eût voulu les faire glisser sur leurs tringles dévorées de rouille, diminuaient encore cette lumière de crépuscule et ajoutaient à la mélancolie du lieu.

En ouvrant la porte qui se trouvait au fond de cette dernière chambre, on tombait en pleines ténèbres, on abordait le vide, l’obscur et l’inconnu. Peu à peu, cependant, l’œil s’habituait à cette ombre traversée de quelques jets livides filtrant à travers les jointures des planches qui bouchaient les fenêtres, et découvrait confusément une enfilade de chambres délabrées, au parquet disjoint, semé de vitres brisées, aux murailles nues ou à demi couvertes de quelques lambeaux de tapisserie effrangée, aux plafonds laissant paraître les lattes et passer l’eau du ciel, admirablement disposés pour les sanhédrins de rats et les états généraux de chauves-souris. En quelques endroits, il n’eût pas été sûr de s’avancer, car le plancher ondulait et pliait sous le pas, mais jamais personne ne s’aventurait dans cette Thébaïde d’ombre, de poussière et de toiles d’araignée. Dès le seuil, une odeur de relent, un parfum de moisissure et d’abandon, le froid humide et noir particulier aux lieux sombres, vous montait aux narines comme lorsqu’on lève la pierre d’un caveau et qu’on se penche sur son obscurité glaciale. En effet, c’était le cadavre du passé qui tombait lentement en poudre dans ces salles où le présent ne mettait pas le pied, c’étaient les années endormies qui se berçaient comme dans des hamacs aux toiles grises des encoignures.

Au-dessus, dans les greniers, gîtaient, pendant le jour, les hiboux, les chouettes et les choucas avec leurs oreilles de plume, leurs têtes de chat et leurs rondes prunelles phosphorescentes. Le toit effondré en vingt endroits laissait entrer et sortir librement ces aimables oiseaux, aussi à l’aise là que dans les ruines de Montlhéry ou du château Gaillard. Chaque soir, l’essaim poudreux s’envolait en piaulant et en poussant des clameurs qui eussent ému les superstitieux, pour aller chercher au loin une nourriture qu’il n’eût pas trouvée dans cette tour de la faim.

Les pièces du rez-de-chaussée ne contenaient rien qu’une demi-douzaine de bottes de paille, des râpes de maïs et quelques menus instruments de jardinage. Dans l’une d’elles se voyait une paillasse gonflée de feuilles sèches de blé de Turquie, avec une couverture de laine bise qui paraissait être le lit de l’unique valet du manoir.

Comme le lecteur doit être las de cette promenade à travers la solitude, la misère et l’abandon, menons-le à la seule pièce un peu vivante du château désert, à la cuisine, dont la cheminée envoyait au ciel ce léger nuage blanchâtre mentionné dans la description extérieure du castel.

Un maigre feu léchait de ses langues jaunes la plaque de la cheminée, et de temps en temps atteignait le fond d’un coquemar de fonte pendu à la crémaillère, et sa faible réverbération allait piquer dans l’ombre une paillette rougeâtre au bord des deux ou trois casseroles attachées au mur. Le jour qui tombait par le large tuyau montant jusqu’au toit, sans faire de coude, s’assoupissait sur les cendres en teintes bleuâtres et faisait paraître le feu plus pâle, en sorte que dans cet âtre froid la flamme même semblait gelée. Sans la précaution du couvercle il eût plu dans la marmite, et l’orage eût allongé le bouillon.

L’eau lentement échauffée avait fini par se mettre à gronder, et le coquemar râlait dans le silence comme une personne asthmatique: quelques feuilles de choux, débordant avec l’écume, indiquaient que la portion cultivée du jardin avait été prise à contribution pour ce brouet plus que spartiate.

Un vieux chat noir, maigre, pelé comme un manchon hors d’usage et dont le poil tombé laissait voir par place la peau bleuâtre, était assis sur son derrière aussi près du feu que cela était possible sans se griller les moustaches, et fixait sur la marmite ses prunelles vertes traversées d’une pupille en forme d’I avec un air de surveillance intéressée. Ses oreilles avaient été coupées au ras de la tête et sa queue au ras de l’échine, ce qui lui donnait la mine de ces chimères japonaises qu’on place dans les cabinets parmi les autres curiosités, ou bien encore de ces animaux fantastiques à qui les sorcières, allant au sabbat, confient le soin d’écumer le chaudron où bouillent leurs philtres.

Ce chat tout seul, dans cette cuisine, semblait faire la soupe pour lui-même, et c’était sans doute lui qui avait disposé sur la table de chêne une assiette à bouquets verts et rouges, un gobelet d’étain, fourbi sans doute avec ses griffes tant il était rayé, et un pot de grès sur les flancs duquel se dessinaient grossièrement, en traits bleus, les armoiries du porche, de la clef de voûte et des portraits.

Qui devait s’asseoir à ce modeste couvert apporté dans ce manoir sans habitants? peut-être l’esprit familier de la maison, le genius loci, le Kobold fidèle au logis adopté, et le chat noir à l’œil si profondément mystérieux attendait sa venue pour le servir la serviette sur la patte.

La marmite bouillait toujours, et le chat restait immobile à son poste, comme une sentinelle qu’on a oublié de relever. Enfin un pas se fit entendre, pas lourd et pesant, celui d’une personne âgée; une petite toux préalable résonna, le loquet de la porte grinça, et un bonhomme, moitié paysan, moitié domestique, fit son entrée dans la cuisine.

A l’apparition du nouveau venu, le chat noir, qui semblait lié de longue date avec lui, quitta les cendres de l’âtre et se vint frotter amicalement contre ses jambes, arquant le dos, ouvrant et refermant ses griffes, en faisant sortir de sa gorge ce murmure enroué qui est le plus haut signe de satisfaction chez la race féline.

«Bien, bien, Béelzébuth, dit le vieillard en se courbant pour passer à deux ou trois reprises sa main calleuse sur le dos pelé du chat, afin de n’être pas en reste de politesse avec un animal; je sais que tu m’aimes, et nous sommes assez seuls ici, mon pauvre maître et moi, pour n’être pas insensibles aux caresses d’une bête dénuée d’âme, mais qui pourtant semble vous comprendre.»

Ces mutuelles politesses achevées, le chat se mit à marcher devant l’homme en le guidant du côté de la cheminée, comme pour lui remettre la direction de la marmite qu’il regardait d’un air de convoitise famélique le plus attendrissant du monde, car Béelzébuth commençait à vieillir, il avait l’oreille moins fine, l’œil moins perçant, la patte moins leste qu’autrefois, et les ressources que lui offrait jadis la chasse aux oiseaux et aux souris diminuaient sensiblement; aussi ne quittait-il pas de la prunelle ce ragoût dont il espérait avoir sa part, et qui lui faisait se pourlécher les babines par anticipation.

Pierre, c’était le nom du vieux serviteur, prit une poignée de bourrées, la jeta sur le feu à demi mort; les brindilles craquèrent et se tordirent, et bientôt la flamme, poussant un flot de fumée, se dégagea vive et claire au milieu d’une joyeuse mousqueterie d’étincelles. On eût dit que les salamandres prenaient leurs ébats et dansaient des sarabandes dans les flammes. Un pauvre grillon pulmonique, tout réjoui de cette chaleur et de cette clarté, essaya même de battre la mesure avec sa timbale, mais il n’y put parvenir et ne produisit qu’un son enroué.

Pierre s’assit sous le manteau de la cheminée, festonnée d’un vieux lambrequin de serge verte découpé à dents de loup et tout jauni par la fumée, sur un escabeau de bois, ayant Béelzébuth à côté de lui.

Le reflet du feu éclairait sa figure, que les années, le soleil, le grand air et les intempéries des saisons avaient boucanée pour ainsi dire et rendue plus foncée que celle d’un Indien caraïbe; quelques mèches de cheveux blancs, s’échappant de son béret bleu et plaquées sur les tempes, faisaient encore ressortir les tons de brique de son teint basané; des sourcils noirs contrastaient avec sa chevelure de neige. Comme les gens de la race basque, il avait la figure allongée et le nez en bec d’oiseau de proie. De grandes rides perpendiculaires et semblables à des coups de sabre sillonnaient ses joues de haut en bas.

Une sorte de livrée aux galons déteints, et d’une couleur qu’un peintre de profession aurait eu de la peine à définir, recouvrait à demi sa veste de chamois miroitée et noircie par endroits au frottement de la cuirasse, ce qui produisait sur le fond jaune de la peau des teintes comme celles qui verdissent au ventre d’une perdrix faisandée; car Pierre avait été soldat, et quelques restes de son harnais militaire étaient utilisés dans sa toilette civile. Ses grègues demi-larges laissaient voir la trame et la chaîne d’une étoffe aussi claire qu’un canevas à broder, et il eût été impossible de savoir si elles avaient été en drap, en ratine ou en serge. Toute villosité avait disparu dès longtemps de ses culottes chauves; jamais menton d’eunuque ne fut plus glabre. Des reprises assez visibles, et faites par une main plus habituée à tenir l’épée que l’aiguille, fortifiaient les endroits faibles, et témoignaient du soin qu’apportait le possesseur de ce vêtement à en pousser la longévité jusqu’aux dernières limites. Pareilles à Nestor, ces grègues séculaires avaient vécu trois âges d’homme. De fortes probabilités portent à croire qu’elles avaient été rouges, mais ce point important n’est pas absolument prouvé.

Des semelles de corde rattachées par des lacets bleus à un bas de laine dont le pied était coupé servaient de chaussure à Pierre et rappelaient les alpargatas espagnoles. Ces grossiers cothurnes avaient sans doute été choisis comme plus économiques que le soulier à bouffette ou la botte à pont-levis; car une stricte, froide et propre pauvreté se trahissait dans les moindres détails de l’ajustement du bonhomme et jusque dans sa pose d’une résignation morne. Le dos appuyé au pan intérieur de la cheminée, il avait croisé au-dessus de son genou ses grosses mains rougies de tons violacés comme des feuilles de vigne à la fin de l’automne, et faisait un pendant immobile au chat. Béelzébuth, accroupi dans la cendre, en face de lui, d’un air famélique et piteux, suivait avec une attention profonde le bouillonnement asthmatique de la marmite.

«Le jeune maître tarde bien à venir aujourd’hui, murmura Pierre, en voyant à travers les vitres enfumées et jaunes de l’unique fenêtre qui éclairât la cuisine diminuer et s’éteindre la dernière barre lumineuse du couchant au bord d’un ciel rayé de nuages lourds et gros de pluie. Quel plaisir peut-il trouver à se promener seul ainsi dans les landes? Il est vrai que ce château est si triste, qu’on ne saurait s’ennuyer davantage ailleurs.»

Un aboi joyeusement enroué se fit entendre; le cheval frappa du pied dans son écurie et fit grincer sur le bord de sa mangeoire la chaîne qui l’attachait; le chat noir interrompit le bout de toilette qu’il faisait en passant sa patte humectée préalablement de salive sur ses bajoues et au-dessus de ses oreilles écourtées, et fit quelques pas vers la porte en animal affectueux et poli qui connaît ses devoirs et s’y conforme.

Le battant s’ouvrit; Pierre se leva, ôta respectueusement son béret, et le nouveau venu fit son apparition dans la salle, précédé du vieux chien dont nous avons déjà parlé, et qui essayait une gambade et retombait lourdement, appesanti par l’âge. Béelzébuth ne témoignait pas à Miraut l’antipathie que ses pareils professent d’ordinaire pour la gent canine. Il le regardait au contraire fort amicalement, en roulant ses prunelles vertes et en faisant le gros dos. On voyait qu’ils se connaissaient de longue main et se tenaient souvent compagnie dans la solitude du château.

Le baron de Sigognac, car c’était le jeune seigneur de ce castel démantelé qui venait d’entrer dans la cuisine, était un jeune homme de vingt-cinq ou vingt-six ans, quoique au premier abord on lui en eût attribué peut-être davantage, tant il paraissait grave et sérieux. Le sentiment de l’impuissance, qui suit la pauvreté, avait fait fuir la gaieté de ses traits et tomber cette fleur printanière qui veloute les jeunes visages. Des auréoles de bistre cerclaient déjà ses yeux meurtris, et ses joues creuses accusaient assez fortement la saillie des pommettes; ses moustaches, au lieu de se retrousser gaillardement en crocs, portaient la pointe basse et semblaient pleurer auprès de sa bouche triste; ses cheveux, négligemment peignés, pendaient par mèches noires au long de sa face pâle avec une absence de coquetterie rare dans un jeune homme qui eût pu passer pour beau, et montraient une renonciation absolue à toute idée de plaire. L’habitude d’un chagrin secret avait fait prendre des plis douloureux à une physionomie qu’un peu de bonheur eût rendue charmante, et la résolution naturelle à cet âge y paraissait plier devant une mauvaise fortune inutilement combattue.

Quoique agile et d’une constitution plutôt robuste que faible, le jeune baron se mouvait avec une lenteur apathique, comme quelqu’un qui a donné sa démission de la vie. Son geste était endormi et mort, sa contenance inerte, et l’on voyait qu’il lui était parfaitement égal d’être ici ou là, parti ou revenu.

Sa tête était coiffée d’un vieux feutre grisâtre, tout bossué et tout rompu, beaucoup trop large, qui lui descendait jusqu’aux sourcils, et le forçait, pour y voir, à relever le nez. Une plume, que ses barbes rares faisaient ressembler à une arête de poisson, s’adaptait au chapeau, avec l’intention visible d’y figurer un panache, et retombait flasquement par derrière comme honteuse d’elle-même. Un col d’une guipure antique, dont tous les jours n’étaient pas dus à l’habileté de l’ouvrier et auquel la vétusté ajoutait plus d’une découpure, se rabattait sur son justaucorps dont les plis flottants annonçaient qu’il avait été taillé pour un homme plus grand et plus gros que le fluet baron. Les manches de son pourpoint cachaient les mains comme les manches d’un froc, et il entrait jusqu’au ventre dans ses bottes à chaudron, ergotées d’un éperon de fer. Cette défroque hétéroclite était celle de feu son père, mort depuis quelques années, et dont il achevait d’user les habits, déjà mûrs pour le fripier à l’époque du décès de leur premier possesseur. Ainsi accoutré de ces vêtements, peut-être fort à la mode au commencement de l’autre règne, le jeune baron avait l’air à la fois ridicule et touchant; on l’eût pris pour son propre aïeul. Quoiqu’il professât pour la mémoire de son père une vénération toute filiale et que souvent les larmes lui vinssent aux yeux en endossant ces chères reliques, qui semblaient conserver dans leurs plis les gestes et les attitudes du vieux gentilhomme défunt, ce n’était pas précisément par goût que le jeune Sigognac s’affublait de la garde-robe paternelle. Il ne possédait pas d’autres vêtements et avait été tout heureux de déterrer au fond d’une malle cette portion de son héritage. Ses habits d’adolescent étaient devenus trop petits et trop étroits. Au moins il tenait à l’aise dans ceux de son père. Les paysans, habitués à les vénérer sur le dos du vieux baron, ne les trouvaient pas ridicules sur celui du fils, et ils les saluaient avec la même déférence; ils n’apercevaient pas plus les déchirures du pourpoint que les lézardes du château. Sigognac, tant pauvre qu’il fût, était toujours à leurs yeux le seigneur, et la décadence de cette famille ne les frappait pas comme elle eût fait les étrangers; et c’était cependant un spectacle assez grotesquement mélancolique que de voir passer le jeune baron dans ses vieux habits, sur son vieux cheval, accompagné de son vieux chien, comme ce chevalier de la Mort de la gravure d’Albert Durer.

Le Baron s’assit en silence devant la petite table, après avoir répondu d’un geste de main bienveillant au salut respectueux de Pierre.

Celui-ci détacha la marmite de la crémaillère, en versa le contenu sur son pain taillé d’avance dans une écuelle de terre commune qu’il posa devant le Baron; c’était ce potage vulgaire qu’on mange encore en Gascogne, sous le nom de garbure; puis il tira de l’armoire un bloc de miasson tremblant sur une serviette saupoudrée de farine de maïs et l’apporta sur la table avec la planchette qui la soutenait. Ce mets local avec la garbure graissée par un morceau de lard dérobé, sans doute, à l’appât d’une souricière, vu son exiguïté, formait le frugal repas du Baron, qui mangeait d’un air distrait entre Miraut et Béelzébuth, tous deux en extase et le museau en l’air de chaque côté de sa chaise, attendant qu’il tombât sur eux quelques miettes du festin. De temps à autre le Baron jetait à Miraut, qui ne laissait pas arriver le morceau à terre, une bouchée de pain à laquelle il avait fait toucher la tranche de lard pour lui donner au moins le parfum de la viande. La couenne échut au chat noir, dont la satisfaction se traduisit par des grondements sourds et une patte étendue en avant, toutes griffes dehors, comme prête à défendre sa proie.

Ce maigre régal terminé, le Baron parut tomber dans des réflexions douloureuses, ou tout au moins dans une distraction dont le sujet n’avait rien d’agréable. Miraut avait posé sa tête sur le genou de son maître et fixait sur lui des yeux voilés par l’âge d’une fleur bleuâtre, mais que semblait vouloir percer une étincelle d’intelligence presque humaine. On eût dit qu’il comprenait les pensées du Baron et cherchait à lui témoigner sa sympathie. Béelzébuth faisait ronfler son rouet aussi bruyamment que Berthe la filandière, et poussait de petits cris plaintifs pour attirer vers lui l’attention envolée du Baron. Pierre se tenait debout à quelque distance, immobile comme ces longues et roides statues de granit qu’on voit aux porches des cathédrales, respectant la rêverie de son maître et attendant qu’il lui donnât quelque ordre.

Pendant ce temps la nuit s’était faite, et de grandes ombres s’entassaient dans les recoins de la cuisine, comme des chauves-souris qui s’accrochent aux angles des murailles par les doigts de leurs ailes membraneuses. Un reste de feu, qu’avivait la rafale engouffrée dans la cheminée, colorait de reflets bizarres le groupe réuni autour de la table avec une sorte d’intimité triste qui faisait ressortir encore la mélancolique solitude du château. D’une famille jadis puissante et riche il ne restait qu’un rejeton isolé, errant comme une ombre dans ce manoir peuplé par ses aïeux; d’une livrée nombreuse il n’existait plus qu’un seul domestique, serviteur par dévouement, qui ne pouvait être remplacé; d’une meute de trente chiens courants il ne survivait qu’un chien unique, presque aveugle et tout gris de vieillesse, et un chat noir servait d’âme au logis désert.

Le Baron fit signe à Pierre qu’il voulait se retirer. Pierre, se

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Ce maigre régal terminé, le baron parut tomber dans des réflexions douloureuses... (Page 16.)

baissant au foyer, alluma un éclat de bois de pin enduit de résine, sorte de chandelle économique qu’emploient les pauvres paysans, et se mit à précéder le jeune seigneur; Miraut et Béelzébuth se joignirent au cortége: la lueur fumeuse de la torche faisait vaciller sur les murailles de l’escalier les fresques pâlies et donnait une apparence de vie aux portraits enfumés de la salle à manger dont les yeux noirs et fixes semblaient lancer un regard de pitié douloureuse sur leur descendant.

Arrivé à la chambre à coucher fantastique que nous avons décrite, le vieux serviteur alluma une petite lampe de cuivre à un bec dont la mèche se repliait dans l’huile comme un ténia dans l’esprit-de-vin à la montre d’un apothicaire, et se retira suivi de Miraut. Béelzébuth, qui jouissait de ses grandes entrées, s’installa sur un des fauteuils. Le Baron s’affaissa sur l’autre, accablé par la solitude, le désœuvrement et l’ennui.

Si la chambre avait l’air d’une chambre à revenants pendant le jour, c’était encore bien pis le soir à la clarté douteuse de la lampe. La tapisserie prenait des tons livides, et le chasseur, sur un fond de verdure sombre, devenait, ainsi éclairé, un être presque réel. Il ressemblait, avec son arquebuse en joue, à un assassin guettant sa victime, et ses lèvres rouges ressortaient plus étrangement encore sur son visage pâle. On eût dit une bouche de vampire empourprée de sang.

La lampe saisie par l’atmosphère humide grésillait et jetait des lueurs intermittentes, le vent poussait des soupirs d’orgue à travers les couloirs, et des bruits effrayants et singuliers se faisaient entendre dans les chambres désertes.

Le temps était devenu mauvais, et de larges gouttes de pluie, poussées par la rafale, tintaient sur les vitres secouées dans leurs mailles de plomb. Quelquefois le vitrage semblait près de ployer et de s’ouvrir, comme si l’on eût fait une pesée à l’extérieur. C’était le genou de la tempête qui s’appuyait sur le frêle obstacle. Parfois, pour ajouter une note de plus à l’harmonie, un des hiboux, nichés sous la toiture, exhalait un piaulement semblable au cri d’un enfant égorgé, ou, contrarié par la lumière, venait heurter à la fenêtre avec un grand bruit d’ailes.

Le châtelain de ce triste manoir, habitué à ces lugubres symphonies, n’y faisait aucune attention. Béelzébuth seul, avec l’inquiétude naturelle aux animaux de son espèce, agitait à chaque bruit les racines de ses oreilles coupées et regardait fixement dans les angles obscurs, comme s’il y eût aperçu, de ses prunelles nyctalopes, quelque chose d’invisible à l’œil humain. Ce chat visionnaire, au nom et à la mine diaboliques, eût alarmé un moins brave que le Baron; car il avait l’air de savoir bien des choses apprises dans ses courses nocturnes, à travers les galetas et les chambres inhabitées du castel; plus d’une fois il avait dû faire, au bout d’un corridor, des rencontres qui eussent blanchi les cheveux d’un homme.

Sigognac prit sur la table un petit volume dont la reliure ternie portait estampé l’écusson de sa famille, et se mit à en tourner les feuilles d’un doigt nonchalant. Si ses yeux parcouraient exactement les lignes, sa pensée était ailleurs ou ne prenait qu’un intérêt médiocre aux odelettes et aux sonnets amoureux de Ronsard, malgré leurs belles rimes et leurs doctes inventions renouvelées des Grecs. Bientôt il jeta le livre et se mit à déboutonner son pourpoint lentement comme un homme qui n’a pas envie de dormir et se couche, de guerre lasse, parce qu’il ne sait que faire et veut essayer de noyer l’ennui dans le sommeil. Les grains de poussière tombent si tristement dans le sablier par une nuit noire et pluvieuse au fond d’un château ruiné qu’entoure un océan de bruyères, sans un seul être vivant à dix lieues à la ronde!

Le jeune Baron, unique survivant de la famille Sigognac, avait, en effet, bien des motifs de mélancolie. Ses aïeux s’étaient ruinés de différentes manières, soit par le jeu, soit par la guerre ou par le vain désir de briller, en sorte que chaque génération avait légué à l’autre un patrimoine de plus en plus diminué.

Les fiefs, les métairies, les fermes et les terres qui relevaient du château s’étaient envolés pièce à pièce; et le dernier Sigognac, après des efforts inouïs pour relever la fortune de la famille, efforts sans résultats parce qu’il est trop tard pour boucher les voies d’eau d’un navire lorsqu’il sombre, n’avait laissé à son fils que ce castel lézardé et les quelques arpents de terre stérile qui l’entouraient; le reste avait dû être abandonné aux créanciers et aux juifs.

La pauvreté avait donc bercé le jeune enfant de ses mains maigres, et ses lèvres s’étaient suspendues à une mamelle tarie. Privé tout jeune de sa mère morte de tristesse dans ce château délabré, en songeant à la misère qui devait peser plus tard sur son fils et lui fermer toute carrière, il ne connaissait pas les douces caresses et les tendres soins dont la jeunesse est entourée, même dans les familles les moins heureuses. La sollicitude de son père, qu’il regrettait pourtant, ne s’était guère traduite que par quelques coups de pied au derrière, ou l’ordre de lui donner le fouet. En ce moment, il s’ennuyait si fort qu’il eût été heureux de recevoir une de ces admonestations paternelles dont le souvenir lui faisait venir les larmes aux yeux; car un coup de pied de père à fils, c’est encore une relation humaine, et, depuis quatre ans que le Baron dormait allongé sous sa dalle dans le caveau de famille des Sigognac, il vivait au milieu d’une solitude profonde. Sa jeune fierté répugnait à paraître parmi la noblesse de la province aux fêtes et aux chasses sans l’équipage convenable à sa qualité.

Qu’eût-on dit, en effet, de voir le baron de Sigognac accoutré comme un gueux de l’Hostière ou comme un cueilleur de pommes du Perche? Cette considération l’avait empêché d’aller offrir ses services comme domestique à quelque prince. Aussi beaucoup de gens croyaient-ils que les Sigognac étaient éteints, et l’oubli, qui pousse sur les morts encore plus vite que l’herbe, effaçait cette famille autrefois importante et riche, et bien peu de personnes savaient qu’il existât encore un rejeton de cette race amoindrie.

Depuis quelques instants, Béelzébuth paraissait inquiet, il levait la tête comme s’il subodorait quelque chose d’inquiétant; il se dressait contre la fenêtre et appuyait ses pattes aux carreaux, cherchant à percer le noir sombre de la nuit rayé de hachures pressées de pluie; son nez se fronçait et s’agitait. Un hurlement prolongé de Miraut s’élevant au milieu du silence vint bientôt confirmer la pantomime du chat; il se passait décidément quelque chose d’insolite aux environs du castel, d’ordinaire si tranquille. Miraut continuait d’aboyer avec toute l’énergie que lui permettait son enrouement chronique. Le Baron, pour être prêt à tout événement, reboutonna le pourpoint qu’il allait quitter et se dressa sur ses pieds.

«Qu’a donc Miraut, lui qui ronfle comme le chien des Sept-Dormants, sur la paille de sa niche, dès que le soleil est couché, pour faire un pareil vacarme? Est-ce qu’un loup rôderait autour des murailles?» dit le jeune homme en ceignant une épée à large coquille de fer qu’il détacha du mur et dont il boucla le ceinturon à son dernier trou, car la bande de cuir coupée pour la taille du vieux baron eût fait deux fois le tour de celle du fils.

Trois coups frappés assez violemment à la porte du castel retentirent à intervalles mesurés et firent gémir les échos des chambres vides.

Qui pouvait à cette heure venir troubler la solitude du manoir et le silence de la nuit? Quel voyageur malavisé heurtait à cette porte qui ne s’était pas ouverte depuis si longtemps pour un hôte, non par manque de courtoisie de la part du maître, mais par l’absence de visiteurs? Qui demandait à être reçu dans cette auberge de la famine, dans cette cour plénière du Carême, dans cet hôtel de misère et de lésine?

II.

LE CHARIOT DE THESPIS.

Sigognac descendit l’escalier, protégeant sa lampe avec sa main contre les courants d’air qui menaçaient de l’éteindre. Le reflet de la flamme pénétrait ses phalanges amincies et les teignait d’un rouge diaphane, en sorte que, quoique ce fût la nuit et qu’il marchât suivi d’un chat noir au lieu de précéder le soleil, il méritait l’épithète appliquée par le bon Homère aux doigts de l’Aurore.

Il abaissa la barre de la porte, entr’ouvrit le battant mobile, et se trouva en face d’un personnage au nez duquel il porta sa lampe. Éclairée par ce rayon, une assez grotesque figure se dessina sur le fond d’ombre: un crâne couleur de beurre rance luisait sous la lumière et la pluie. Des cheveux gris plaqués aux tempes, un nez cardinalisé de purée septembrale, tout fleuri de bubelettes, s’épanouissant en bulbe entre deux petits yeux vairons recouverts de sourcils très-épais et bizarrement noirs, des joues flasques, martelées de tons vineux et traversées de fibrilles rouges, une bouche lippue d’ivrogne et de satyre, un menton à verrue où s’implantaient quelques poils revêches et durs comme des crins de vergette, composaient un ensemble de physionomie digne d’être sculptée en mascaron sous la corniche du Pont-Neuf. Une certaine bonhomie spirituelle tempérait ce que ces traits pouvaient présenter de peu engageant au premier coup d’œil. Les angles plissés des yeux et les commissures des lèvres remontées vers les oreilles indiquaient d’ailleurs l’intention d’un sourire gracieux. Cette tête de fantoche, servie sur une fraise de blancheur équivoque, surmontait un corps pendu dans une souquenille noire qui saluait en arc de cercle avec une affectation de politesse exagérée.

Les saluts accomplis, le burlesque personnage, prévenant sur les lèvres du Baron la question qui allait en jaillir, prit la parole d’un ton légèrement emphatique et déclamatoire:

«Daignez m’excuser, noble châtelain, si je viens frapper moi-même à la poterne de votre forteresse sans me faire précéder d’un page ou d’un nain sonnant du cor, et cela à une heure avancée. Nécessité n’a pas de loi et force les gens du monde les plus polis à des barbarismes de conduite.

—Que voulez-vous? interrompit assez sèchement le Baron ennuyé par le verbiage du vieux drôle.

—L’hospitalité pour moi et mes camarades, des princes et des princesses, des Léandres et des Isabelles, des docteurs et des capitaines qui se promènent de bourgs en villes sur le chariot de Thespis, lequel chariot, traîné par des bœufs à la manière antique, est maintenant embourbé à quelques pas de votre château.

—Si je comprends bien ce que vous dites, vous êtes des comédiens de province en tournée et vous avez dévié du droit chemin?

—On ne saurait mieux élucider mes paroles, répondit l’acteur, et vous parlez de cire. Puis-je espérer que Votre Seigneurie m’accorde ma requête?

—Quoique ma demeure soit assez délabrée et que je n’aie pas grand’chose à vous offrir, vous y serez toujours un peu moins mal qu’en plein air par une pluie battante.»

Le Pédant, car tel paraissait être son emploi dans la troupe, s’inclina en signe d’assentiment.

Pendant ce colloque, Pierre, éveillé par les abois de Miraut, s’était levé et avait rejoint son maître sous le porche. Mis au fait de ce qui se passait, il alluma une lanterne, et tous trois se dirigèrent vers la charrette embourbée.

Le Léandre et le Matamore poussaient à la roue, et le Roi piquait les bœufs de son poignard tragique. Les femmes, enveloppées de leurs manteaux, se désespéraient, geignaient et poussaient de petits cris. Ce renfort inattendu, et surtout l’expérience de Pierre, eurent bientôt fait franchir le mauvais pas au lourd chariot, qui, dirigé sur un terrain plus ferme, atteignit le château, passa sous la voûte ogivale et fut rangé dans la cour.

Les bœufs dételés allèrent prendre place à l’écurie à côté du

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Ce renfort inattendu, et surtout l’expérience de Pierre, eurent bientôt fait franchir le mauvais pas au lourd chariot.... (Page 22.)

bidet blanc; les comédiennes sautèrent à bas de la charrette, faisant bouffer leurs jupes fripées, et montèrent, guidées par Sigognac, dans la salle à manger, la pièce la plus habitable de la maison. Pierre trouva au fond du bûcher un fagot et quelques brassées de broussailles qu’il jeta dans la cheminée et qui se mirent à flamber joyeusement. Quoiqu’on ne fût encore qu’au début de l’automne, un peu de feu était nécessaire pour sécher les vêtements humides de ces dames; d’ailleurs la nuit était fraîche et l’air sifflait par les boiseries disjointes de cette pièce inhabitée.

Les comédiens, bien qu’habitués par leur vie errante aux gîtes les plus divers, regardaient avec étonnement cet étrange logis que les hommes semblaient avoir abandonné depuis longtemps aux esprits et qui faisait naître involontairement des idées d’histoires tragiques; pourtant ils n’en témoignaient, en personnes bien élevées, ni terreur ni surprise.

«Je ne puis vous donner que le couvert, dit le jeune Baron, mon garde-manger ne renferme pas de quoi faire souper une souris. Je vis seul en ce manoir, ne recevant jamais personne, et vous voyez, sans que je vous le dise, que la fortune n’habite pas céans.

—Qu’à cela ne tienne, répliqua le Pédant; si, au théâtre, l’on nous sert des poulets de carton et des bouteilles de bois tourné, nous nous précautionnons, pour la vie ordinaire, de mets plus substantiels. Ces viandes creuses et ces boissons imaginaires iraient mal à nos estomacs, et, en qualité de munitionnaire de la troupe, je tiens toujours en réserve quelque jambon de Bayonne, quelque pâté de venaison, quelque longe de veau de Rivière, avec une douzaine de flacons de vin de Cahors et de Bordeaux.

—Bien parlé, Pédant, exclama le Léandre; va chercher les provisions, et, si ce seigneur le permet et daigne souper avec nous, dressons ici même la table du festin. Il y a dans ces buffets assez de vaisselle, et ces dames mettront le couvert.»

Au signe d’acquiescement que fit le Baron tout étourdi de l’aventure, l’Isabelle et la donna Sérafina, assises toutes deux près de la cheminée, se levèrent et rangèrent les plats sur la table préalablement essuyée par Pierre et recouverte d’une vieille nappe usée, mais blanche.

Le Pédant reparut bientôt portant un panier de chaque main, et plaça triomphalement au milieu de la table une forteresse de pâté aux murailles blondes et dorées, qui renfermait dans ses flancs une garnison de becfigues et de perdreaux. Il entoura ce fort gastronomique de six bouteilles, pour ouvrages avancés, qu’il fallait emporter avant de prendre la place. Une langue de bœuf fumée et une tranche de jambon complétèrent la symétrie.

Béelzébuth, qui s’était perché sur le haut d’un buffet et suivait curieusement de l’œil ces préparatifs extraordinaires, tâchait de s’approprier, au moins par l’odorat, toutes ces choses exquises étalées en abondance. Son nez couleur de truffe aspirait profondément les émanations parfumées; ses prunelles vertes jubilaient et scintillaient, une petite bave de convoitise argentait son menton. Il aurait bien voulu s’approcher de la table et prendre sa part de cette frairie à la Gargantua si en dehors des sobriétés érémitiques de la maison; mais la vue de tous ces nouveaux visages l’épouvantait et sa poltronnerie combattait sa gourmandise.

Ne trouvant pas la lueur de la lampe suffisamment rayonnante, le Matamore était allé chercher dans la charrette deux flambeaux de théâtre, en bois entouré de papier doré et munis chacun de plusieurs bougies, renfort qui produisit une illumination assez magnifique. Ces flambeaux, dont la forme rappelait celle du chandelier à sept branches de l’Écriture, se plaçaient ordinairement sur l’autel de l’hyménée, au dénoûment des pièces à machines, ou sur la table du festin, dans la Marianne de Mairet et l’Hérodiade de Tristan.

A leur clarté et à celle des bourrées flambantes, la chambre morte avait repris une espèce de vie. De faibles rougeurs coloraient les joues pâles des portraits, et si les douairières vertueuses, engoncées dans leurs collerettes et roides sous leur vertugadin, prenaient un air pincé à l’aspect des jeunes comédiennes folâtrant dans ce grave manoir, en revanche, les guerriers et les chevaliers de Malte semblaient leur sourire du fond de leur cadre et se trouver heureux d’assister à pareille fête, à l’exception de deux ou trois vieilles moustaches grises boudant obstinément sous leur vernis jaune, et gardant, malgré tout, les mines rébarbatives dont le peintre les avait dotées.

Un air plus tiède et plus vivace circulait dans cette vaste salle, où l’on ne respirait habituellement que l’humidité moisie du sépulcre. Le délabrement des meubles et des tentures était moins visible, et le spectre pâle de la misère semblait avoir abandonné le château pour quelques instants.

Sigognac, à qui cette surprise avait d’abord été désagréable, se laissait aller à une sensation de bien-être inconnue. L’Isabelle, donna Sérafina, et même la soubrette, lui troublaient doucement l’imagination et lui faisaient l’effet plutôt de divinités descendues sur la terre que de simples mortelles. C’étaient, en effet, de fort jolies femmes et qui eussent préoccupé de moins novices que notre jeune baron. Tout cela lui produisait l’effet d’un rêve, et il craignait à tout moment de se réveiller.

Le Baron donna la main à donna Sérafina, qu’il fit asseoir à sa droite. Isabelle prit place à gauche, la soubrette se mit en face, la duègne s’établit à côté du Pédant, Léandre et le Matamore s’assirent où ils voulurent. Le jeune maître du château put alors étudier tout à son aise les physionomies de ses hôtes vivement éclairées et ressortant avec un plein relief. Son examen porta d’abord sur les femmes, dont il ne serait pas hors de propos de tirer ici un léger crayon, tandis que le Pédant pratique une brèche aux remparts du pâté.

La Sérafina était une jeune femme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, à qui l’habitude de jouer les grandes coquettes avait donné l’air du monde et autant de manége qu’à une dame de cour. Sa figure, d’un ovale un peu allongé, son nez légèrement aquilin, ses yeux gris à fleur de tête, sa bouche rouge, dont la lèvre inférieure était coupée par une petite raie, comme celle d’Anne d’Autriche, et ressemblait à une cerise, lui composaient une physionomie avenante et noble à laquelle contribuaient encore deux cascades de cheveux châtains descendant par ondes au long de ses joues, où l’animation et la chaleur avaient fait paraître de jolies couleurs roses. Deux longues mèches, appelées moustaches et nouées chacune par trois rosettes de ruban noir, se détachaient capricieusement des crêpelures et en faisaient valoir la grâce vaporeuse comme des touches de vigueur que donne un peintre au tableau qu’il termine. Son chapeau de feutre à bord rond, orné de plumes dont la dernière se contournait en panache sur les épaules de la dame, et les autres se recroquevillaient en bouillons, coiffait cavalièrement la Sérafina; un col d’homme rabattu, garni d’un point d’Alençon et noué d’une bouffette noire, de même que les moustaches, s’étalait sur une robe de velours vert à manches crevées, relevées d’aiguillettes et de brandebourgs, et dont l’ouverture laissait bouillonner le linge; une écharpe de soie blanche, posée en bandoulière, achevait de donner à cette mise un air galant et décidé.

Ainsi attifée, Sérafina avait une mine de Penthésilée et de Marphise très-propre aux aventures et aux comédies de cape et d’épée. Sans doute tout cela n’était pas de la première fraîcheur, l’usage avait miroité par place le velours de la jupe, la toile de Frise était un peu fripée, les dentelles eussent paru rousses au grand jour; les broderies de l’écharpe, à les regarder de près, rougissaient et trahissaient le clinquant; plusieurs aiguillettes avaient perdu leurs ferrets, et la passementerie éraillée des brandebourgs se défilait par endroits; les plumes énervées battaient flasquement sur les bords du feutre, les cheveux étaient un peu défrisés, et quelques fétus de paille, ramassés dans la charrette, se mêlaient assez pauvrement à leur opulence.

Ces petites misères de détail n’empêchaient pas donna Sérafina d’avoir un port de reine sans royaume. Si son habit était fané, sa figure était fraîche, et, d’ailleurs, cette mise paraissait la plus éblouissante du monde au jeune baron de Sigognac, peu habitué à de pareilles magnificences, et qui n’avait jamais vu que des paysannes vêtues d’une jupe de bure et d’une cape de callemande. Il était, du reste, trop occupé des yeux de la belle pour faire attention aux éraillures de son costume.

L’Isabelle était plus jeune que la donna Sérafina, ainsi que l’exigeait son emploi d’ingénue; elle ne poussait pas non plus aussi loin la braverie du costume et se bornait à une élégante et bourgeoise simplicité, comme il convient à la fille de Cassandre. Elle avait le visage mignon, presque enfantin encore, de beaux cheveux d’un châtain soyeux, l’œil voilé par de longs cils, la bouche en cœur et petite, et un air de modestie virginale, plus naturel que feint. Un corsage de taffetas gris, agrémenté de velours noir et de jais, s’allongeait en pointe sur une jupe de même couleur; une fraise, légèrement empesée, se dressait derrière sa jolie nuque où se tordaient de petites boucles de cheveux follets, et un fil de perles fausses

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LE SCAPIN, LE MATAMORE ET LE TYRAN. (Page 30.)

entourait son col; quoiqu’au premier abord elle attirât moins l’œil que la Sérafina, elle le retenait plus longtemps. Si elle n’éblouissait pas, elle charmait, ce qui a bien son avantage.

La soubrette méritait en plein l’épithète de morena que les Espagnols donnent aux brunes. Sa peau se colorait de tons dorés et fauves comme celle d’une gitana. Ses cheveux drus et crespelés étaient d’un noir d’enfer, et ses prunelles d’un brun jaune pétillaient d’une malice diabolique. Sa bouche, grande et d’un rouge vif, laissait luire par éclairs blancs une denture qui eût fait honneur à un jeune loup. Du reste, elle était maigre et comme consumée d’ardeur et d’esprit, mais de cette maigreur jeune et bien portante qui ne fait point mal à voir. À coup sûr, elle devait être aussi experte à recevoir et à remettre un poulet à la ville qu’au théâtre; mais elle devait bien compter sur ses charmes, la dame qui se servait d’une pareille Dariolette! En passant par ses mains, plus d’une déclaration d’amour n’était pas arrivée à son adresse, et le galant oublieux s’était attardé dans l’antichambre. C’était une de ces femmes que leurs compagnes trouvent laides, mais qui sont irrésistibles pour les hommes et semblent pétries avec du sel, du piment et des cantharides, ce qui ne les empêche pas d’être froides comme des usuriers lorsqu’il s’agit de leurs intérêts. Un costume fantasque, bleu et jaune avec un bavolet de fausse dentelle, composait sa toilette.

Dame Léonarde, la mère noble de la troupe, était vêtue tout de noir comme une duègne espagnole. Des coiffes d’étamine encadraient sa figure grasse à plusieurs mentons, pâlie et comme usée par quarante ans de fard. Des tons d’ivoire jauni et de vieille cire blémissaient son embonpoint malsain, venu plutôt de l’âge que de la santé. Ses yeux, sur lesquels descendaient une paupière molle, avaient une expression d’astuce, et faisaient comme deux taches noires dans sa figure blafarde. Quelques poils commençaient à obombrer les commissures de ses lèvres, quoiqu’elle les arrachât soigneusement avec des pinces. Le caractère féminin avait presque disparu de cette figure, dans les rides de laquelle on eût retrouvé bien des histoires, si l’on eût pris la peine de les y chercher. Comédienne depuis son enfance, dame Léonarde en savait long sur une carrière dont elle avait successivement rempli tous les emplois jusqu’à celui de duègne, accepté si difficilement par la coquetterie, toujours mal convaincue des ravages du temps. Léonarde avait du talent, et toute vieille qu’elle était, savait se faire applaudir, même à côté des jeunes et jolies, toutes surprises de voir les bravos s’adresser à cette sorcière.

Voilà pour le personnel féminin. Les principaux emplois de la comédie s’y trouvaient représentés, et, s’il manquait un personnage, on raccolait en route quelque comédien errant ou quelque amateur de théâtre, heureux de se charger d’un petit rôle, et d’approcher ainsi des Angéliques et des Isabelles. Le personnel mâle se composait du Pédant déjà décrit, et sur lequel il n’est pas nécessaire de revenir, du Léandre, du Scapin, du Tyran tragique et du Tranche-montagne.

Le Léandre, obligé par état de rendre douces comme brebis les tigresses les plus hyrcaniennes, de duper les Truffaldins, d’écarter les Ergastes et de passer à travers les pièces toujours superbe et triomphant, était un garçon de trente ans que les soins excessifs qu’il prenait de sa personne faisaient paraître beaucoup plus jeune. Ce n’est pas une petite affaire que de représenter, pour les spectatrices, l’amant, cet être mystérieux et parfait, que chacun façonne à sa guise d’après l’Amadis ou l’Astrée. Aussi messer Léandre se graissait-il le museau de blanc de baleine, et s’enfarinait-il chaque soir de poudre de talc; ses sourcils, dont il arrachait avec des pinces les poils rebelles, semblaient une ligne tracée à l’encre de Chine, et finissaient en queue de rat. Des dents, brossées à outrance et frottées d’opiat, brillaient comme des perles d’Orient dans ses gencives rouges, qu’il découvrait à tout propos, méconnaissant le proverbe grec qui dit que rien n’est plus sot qu’un sot rire. Ses camarades prétendaient que, même à la ville, il mettait une pointe de rouge pour s’aviver l’œil. Des cheveux noirs, soigneusement calamistrés, se tordaient au long des joues en spirales brillantes un peu alanguies par la pluie, ce dont il prenait occasion pour leur redonner du tour avec le doigt, et montrer ainsi une main fort blanche, où scintillait un solitaire beaucoup trop gros pour être vrai. Son col rabattu laissait voir un cou rond et blanc rasé de si près que la barbe n’y paraissait pas. Un flot de linge assez propre bouillonnait entre sa veste et ses chausses tuyautées d’un monde de rubans, dont la conservation paraissait l’occuper beaucoup. En regardant la muraille, il avait l’air de mourir d’amour, et ne demandait point à boire sans pâmer. Il ponctuait ses phrases de soupirs et faisait, en parlant des choses les plus indifférentes, des clins d’yeux, des airs penchés et des mines à crever de rire; mais les femmes trouvaient cela charmant.

Le Scapin avait une tête de renard, futée, pointue, narquoise: ses sourcils remontaient sur son front en accent circonflexe, découvrant un œil émerillonné toujours en mouvement, et dont la prunelle jaune tremblotait comme une pièce d’or sur du vif-argent; des pattes d’oie de rides malignes se plissaient à chaque coin de ses paupières pleines de mensonges, de ruses et de fourberies; ses lèvres, minces et flexibles, remuaient perpétuellement, et montraient, à travers un sourire équivoque, des canines aiguës d’aspect assez féroce; et, quand il ôtait sa barrette rayée de blanc et de rouge, ses cheveux coupés en brosse accusaient les contours d’une tête bizarrement bossuée. Ces cheveux étaient fauves et feutrés comme du poil de loup, et complétaient le caractère de bête malfaisante répandu sur sa physionomie. On était tenté de regarder aux mains de ce drôle pour voir s’il ne s’y trouvait pas des calus causés par le maniement de la rame, car il avait bien l’air d’avoir passé quelques saisons à écrire ses mémoires sur l’Océan avec une plume de quinze pieds. Sa voix fausse, tantôt haute, tantôt basse, procédait par brusques changements de tons et glapissements bizarres, qui surprenaient et faisaient rire sans qu’on en eût envie; ses mouvements inattendus et comme déterminés par la détente subite d’un ressort caché, présentaient quelque chose d’illogique et d’inquiétant, et paraissaient servir plutôt à retenir l’interlocuteur qu’à exprimer une pensée ou un sentiment. C’était la pantomime du renard évoluant avec rapidité, et faisant cent tours de passe-passe sous l’arbre du haut duquel le dindon fasciné le regarde avant de se laisser choir.

Il portait une souquenille grise par-dessus son costume, dont on entrevoyait les zébrures, soit qu’il n’eût pas eu le temps de se déshabiller après sa dernière représentation, soit que sa garde-robe exiguë ne lui permît pas d’avoir habit de ville et habit de théâtre au grand complet.

Quand au Tyran, c’était un fort bon homme que la nature avait doué, sans doute par plaisanterie, de tous les signes extérieurs de la férocité. Jamais âme plus débonnaire ne revêtit une enveloppe plus rébarbative. De gros sourcils charbonnés, larges de deux doigts, noirs comme s’ils eussent été en peau de taupe, se rejoignant à la racine du nez, des cheveux crépus, une barbe épaisse montant jusqu’aux yeux, et qu’il ne taillait point pour n’avoir pas à s’en adapter une postiche lorsqu’il jouait les Hérodes et les Polyphontes, un teint basané comme un cuir de Cordoue, lui faisaient une physionomie truculente et formidable comme les peintres aiment à en donner aux bourreaux et à leurs aides dans les écorchements de saint Barthélemy ou les décollations de saint Jean-Baptiste. Une voix de taureau à faire trembler les vitres et remuer les verres sur la table, ne contribuait pas peu à entretenir la terreur qu’inspirait cet aspect de Croquemitaine rehaussé par un pourpoint de velours noir d’une mode surannée; aussi obtenait-il un succès d’épouvante en hurlant les vers de Garnier et de Scudéry. Il était, du reste, entripaillé comme il faut, et capable de bien remplir un trône.

Le Tranche-montagne, lui, était maigre, hâve, noir et sec comme un pendu d’été. Sa peau semblait un parchemin collé sur des os; un grand nez recourbé en bec d’oiseau de proie, et dont l’arête mince luisait comme de la corne, élevait sa cloison entre les deux côtés de sa figure aiguisée en navette, et encore allongée par une barbiche pointue. Ces deux profils collés l’un contre l’autre avaient beaucoup de peine à former une face, et les yeux pour s’y loger se retroussaient à la chinoise vers les tempes. Les sourcils à demi rasés se contournaient en virgule noire au-dessus d’une prunelle inquiète, et les moustaches, d’une longueur démesurée, poissées et maintenues à chaque bout par un cosmétique, remontaient en arc de cercle et poignardaient le ciel; les oreilles écartées de la tête figuraient assez bien les deux anses d’un pot, et donnaient de la prise aux croquignoles et aux nasardes. Tous ces traits extravagants, tenant plutôt de la caricature que du naturel, semblaient avoir été sculptés par une fantaisie folâtre dans un manche de rebec ou copiés d’après ces coquecigrues et chimères pantagruéliques qui tournent le soir aux lanternes des pâtissiers; ses grimaces de matamore étaient devenues, à la longue, sa physionomie habituelle, et, sorti de la coulisse, il marchait fendu comme un compas, la tête rejetée en arrière, le poing sur la hanche et la main à la coquille de l’épée. Un justaucorps jaune, bombé en cuirasse, agrémenté de vert et tailladé de crevées à l’espagnole disposées dans le sens des côtes, une golille empesée soutenue de fils de fer et de carton, large comme la table ronde et où les douze pairs eussent pu prendre leurs repas, des hauts-de-chausses bouillonnés et rattachés d’aiguillettes, des bottes de cuir blanc de Russie, où ses jambes de coq ballottaient comme des flûtes dans leur étui quand le ménétrier les remporte, une rapière démesurée qu’il ne quittait jamais, et dont la poignée de fer, fenestrée à jour, pesait bien cinquante livres, formaient l’accoutrement du drôle, accoutrement sur lequel il drapait, pour plus de braverie, une couverture dont son épée relevait le bord. Disons, pour ne rien omettre, que deux pennes de coq, bifurquées comme un cimier de cocuage, adornaient grotesquement son feutre gris allongé en chausse à filtrer.

L’artifice de l’écrivain a cette infériorité sur celui du peintre, qu’il ne peut montrer les objets que successivement. Un coup d’œil suffirait à saisir dans un tableau où l’artiste les aurait groupées autour de la table les diverses figures dont le dessin vient d’être donné; on les y verrait avec les ombres, les lumières, les attitudes contrastées, le coloris propre à chacun et une infinité de détails d’ajustement qui manquent à cette description, cependant déjà trop longue, bien qu’on ait tâché de la faire le plus brève possible; mais il fallait vous faire lier connaissance avec cette troupe comique tombée si inopinément dans la solitude du manoir de Sigognac.

Le commencement du repas fut silencieux; les grands appétits sont muets comme les grandes passions! mais, les premières furies apaisées, les langues se dénouèrent. Le jeune Baron, qui peut-être ne s’était pas rassasié depuis le jour où il avait été sevré, bien qu’il eût la meilleure envie du monde de paraître amoureux et romanesque devant la Sérafine et l’Isabelle, mangeait ou plutôt engloutissait avec une ardeur qui n’eût pas laissé soupçonner qu’il eût soupé déjà. Le Pédant, que cette fringale juvénile amusait, empilait sur l’assiette du sieur de Sigognac des ailes de perdrix et des tranches de jambon, aussitôt disparues que des flocons de neige sur une pelle rouge. Béelzébuth, emporté par la gourmandise, s’était déterminé, malgré ses terreurs, à quitter le poste inattaquable qu’il occupait sur la corniche du dressoir, et s’était fait ce raisonnement triomphal, qu’il serait difficile de lui tirer les oreilles, puisqu’il n’en possédait pas, et qu’on ne pourrait se livrer sur lui à cette plaisanterie vulgaire de lui affûter une casserole au derrière, puisque la queue absente interdisait ce genre de facétie plus digne de polissons que de gens de bonne compagnie, comme le paraissaient les hôtes réunis autour de cette table chargée de mets d’une succulence et d’un parfum inusités. Il s’était approché, profitant de l’ombre, ventre à terre, et tellement aplati, que les jointures de ses pattes formaient des coudes au-dessus de son corps, comme une panthère noire guettant une gazelle, sans que personne eût pris garde à lui. Parvenu jusqu’à la chaise du baron de Sigognac, il s’était redressé, et, pour attirer l’attention du maître, il lui jouait sur le genou un air de guitare avec ses dix griffes. Sigognac, indulgent pour l’humble ami qui avait souffert de si longues famines à son service, le faisait participer à sa bonne fortune en lui passant sous la table des os et des reliefs accueillis avec une reconnaissance frénétique. Miraut, qui avait trouvé moyen de s’introduire dans la salle du festin sur les pas de Pierre, eut aussi plus d’un bon lopin pour sa part.

La vie semblait revenue à cette habitation morte; il y avait de la lumière, de la chaleur et du bruit. Les comédiennes, ayant bu deux doigts de vin, pépiaient comme des perruches sur leurs bâtons et se complimentaient sur leurs succès réciproques. Le Pédant et le Tyran disputaient sur la préexcellence du poëme comique et du poëme tragique; l’un soutenant qu’il était plus difficile de faire rire les honnêtes gens que de les effrayer par des contes de nourrice qui n’avaient de mérite que l’antiquité; l’autre prétendant que la scurrilité et la bouffonnerie dont usaient les faiseurs de comédies ravalaient fort leur auteur. Le Léandre avait tiré un petit miroir de sa poche, et se regardait avec autant de complaisance que feu Narcissus le nez dans sa source. Contrairement à l’usage du Léandre, il n’était pas amoureux de l’Isabelle; ses visées allaient plus haut. Il espérait, par ses grâces et ses manières de gentilhomme, donner dans l’œil à quelque inflammable douairière, dont le carrosse à quatre chevaux viendrait le prendre à la sortie du théâtre et le conduire à quelque château où l’attendrait la sensible beauté, dans le négligé le plus galant, en face d’un régal des plus délicats. Cette vision s’était-elle réalisée quelquefois? Léandre l’affirmait... Scapin le niait, et c’était entre eux le sujet de contestations interminables. Le damné valet, malicieux comme un singe, prétendait que le pauvre homme avait beau jouer de la prunelle, lancer des regards assassins dans les loges, rire de façon à montrer ses trente-deux dents, tendre le jarret, cambrer sa taille, passer un petit peigne dans les crins de sa perruque et changer de linge à chaque représentation, dût-il se passer de déjeuner pour payer la lavandière, mais qu’il n’était pas parvenu encore à donner la plus légère envie de sa peau à la moindre baronne, même âgée de quarante-cinq ans, couperosée et constellée de signes moustachus.

Scapin, voyant Léandre occupé à cette contemplation, avait adroitement remis cette querelle sur le tapis, et le bellâtre furieux offrit d’aller chercher parmi ses bagages un coffre rempli de poulets flairant le musc et le benjoin, à lui adressés par une foule de personnes de qualité, comtesses, marquises et baronnes, toutes folles d’amour, en quoi le fat ne se vantait pas tout à fait, ce travers de donner dans les histrions et les baladins régnant assez par les morales relâchées du temps. Sérafine disait que si elle était une de ces dames, elle ferait donner les étrivières au Léandre, pour son impertinence et son indiscrétion; et Isabelle jurait par badinerie que s’il n’était pas plus modeste, elle ne l’épouserait pas à la fin de la pièce. Sigognac, quoique la male honte le tînt à la gorge, et qu’il n’en laissât sortir que des phrases embrouillées, admirait fort l’Isabelle, et ses yeux parlaient pour sa bouche. La jeune fille s’était aperçue de l’effet qu’elle produisait sur le jeune Baron, et lui répondait par quelques regards langoureux, au grand déplaisir du Tranche-montagne, secrètement amoureux de cette beauté, quoique sans espoir, vu son emploi grotesque. Un autre plus adroit et plus audacieux que Sigognac eût poussé sa pointe; mais notre pauvre Baron n’avait point appris les belles manières de la cour dans son castel délabré, et quoiqu’il ne manquât ni de lettres ni d’esprit, il paraissait en ce moment assez stupide.

Les dix flacons avaient été religieusement vidés, et le Pédant renversa le dernier, en faisant rubis sur l’ongle; ce geste fut compris par le Matamore, qui descendit à la charrette chercher d’autres bouteilles. Le Baron, quoiqu’il fût déjà un peu gris, ne put s’empêcher de porter à la santé des princesses un rouge-bord qui l’acheva.

Le Pédant et le Tyran buvaient en ivrognes émérites qui, s’ils ne sont jamais tout à fait de sang-froid, ne sont non plus jamais tout à fait ivres; le Tranche-montagne était sobre à la façon espagnole, et eût vécu comme ces hidalgos qui dînent de trois olives pochetées et soupent d’un air de mandoline. Cette frugalité avait une raison: il craignait, en mangeant et en buvant trop, de perdre la maigreur phénoménale qui était son meilleur moyen comique. S’il engraissait, son talent diminuait, et il ne subsistait qu’à la condition de mourir de faim, aussi était-il dans des transes perpétuelles, et regardait-il souvent à la boucle de son ceinturon pour s’assurer si, d’aventure, il n’avait pas grossi depuis la veille. Volontaire Tantale, abstème comédien, martyr de la maigreur, anatomie disséquée par elle-même, il ne touchait aux mets que du bout des dents, et s’il eût appliqué des jeûnes à un but pieux, il eût été en paradis comme Antoine et Macaire. La duègne s’ingurgitait solides et liquides d’une manière formidable; ses flasques bajoues et ses fanons tremblaient au branle d’une mâchoire encore bien garnie. Quant à la Sérafina et à l’Isabelle, n’ayant pas d’éventail sous la main, elles bâillaient à qui mieux mieux, derrière le rempart diaphane de leurs jolis doigts. Sigognac, quoiqu’un peu étourdi par les fumées du vin, s’en aperçut et leur dit:

«Mesdemoiselles, je vois, bien que la civilité vous fasse lutter contre le sommeil, que vous mourez d’envie de dormir. Je voudrais bien pouvoir vous donner à chacune une chambre tendue avec ruelle et cabinet, mais mon pauvre castel tombe en ruine comme ma race dont je suis le dernier... Je vous cède ma chambre, la seule à peu près où il ne pleuve pas; vous vous y arrangerez toutes deux avec madame; le lit est large, et une nuit est bientôt passée. Ces messieurs resteront ici, et s’accommoderont des fauteuils et des bancs... Surtout, n’allez pas avoir peur des ondulations de la tapisserie, ni des gémissements du vent dans la cheminée, ni des sarabandes des souris; je puis vous certifier que, quoique le lieu soit assez lugubre, il n’y revient point de fantômes.

—Je joue les Bradamante et ne suis pas poltronne. Je rassurerai la timide Isabelle, dit la Sérafina en riant; quant à notre duègne, elle est un peu sorcière, et si le diable vient, il trouvera à qui parler.»

Sigognac prit une lumière, et conduisit les dames dans la

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La nuit se passa sans autre incident qu’une frayeur d’Isabelle causée par Béelzébuth... (Page 35.)

chambre à coucher, qui leur parut, en effet, très-fantastique d’aspect, car la lampe tremblotante, agitée par le vent, faisait vaciller des ombres bizarres sur les poutres du plafond, et des formes monstrueuses semblaient s’accroupir dans les angles non éclairés.

«Cela ferait une excellente décoration pour un cinquième acte de tragédie,» dit la Sérafina, en promenant ses regards autour d’elle, tandis qu’Isabelle ne pouvait comprimer un frisson, moitié de froid, moitié de terreur, en se sentant enveloppée par cette atmosphère de ténèbres et d’humidité. Les trois femelles se glissèrent sans se déshabiller sous la couverture. Isabelle se mit entre la Sérafina et la duègne pour que si quelque patte pelue de fantôme ou d’incube sortait de dessous le lit, elle rencontrât d’abord une de ses camarades. Les deux braves s’endormirent bientôt, mais la craintive jeune fille resta longtemps les yeux ouverts et fixés sur la porte condamnée, comme si elle eût pressenti au delà des mondes de fantômes et de terreurs nocturnes. La porte ne s’ouvrit cependant pas, et aucun spectre n’en déboucha vêtu d’un suaire et secouant ses chaînes, quoique des bruits singuliers se fissent entendre parfois dans les appartements vides; mais le sommeil finit par jeter sa poudre d’or sous les paupières de la peureuse Isabelle, et son souffle égal se joignit bientôt à celui plus accentué de ses compagnes.

Le Pédant dormait à poings fermés, le nez sur la table, en face du Tyran qui ronflait comme un tuyau d’orgue et grommelait, en rêvant, quelques hémistiches d’alexandrins. Le Matamore, la tête appuyée sur le rebord d’un fauteuil et les pieds allongés sur les chenets, s’était roulé dans sa cape grise, et ressemblait à un hareng dans du papier. Pour ne pas déranger sa frisure, Léandre tenait la tête droite et dormait tout d’une pièce. Sigognac s’était campé dans un fauteuil resté vacant, mais les événements de la soirée l’avaient trop agité pour qu’il pût s’assoupir.

Deux jeunes femmes ne font pas ainsi irruption dans la vie d’un jeune homme sans la troubler, surtout lorsque ce jeune homme a vécu jusque-là triste, chaste, isolé, sevré de tous les plaisirs de son âge par cette dure marâtre qu’on appelle la misère.

On dira qu’il n’est pas vraisemblable qu’un garçon de vingt ans ait vécu sans amourette; mais Sigognac était fier, et, ne pouvant se présenter avec l’équipage assorti à son rang et à son nom, il restait chez lui. Ses parents, dont il eût pu réclamer les services sans honte, étaient morts. Il s’enfonçait tous les jours plus profondément dans la retraite et l’oubli. Il avait bien quelquefois, pendant ses promenades solitaires, rencontré Yolande de Foix, montée sur sa blanche haquenée, qui courait le cerf en compagnie de son père et de jeunes seigneurs. Cette étincelante vision passait bien souvent dans ses rêves; mais quel rapport pouvait jamais exister entre la belle et riche châtelaine et lui, pauvre hobereau ruiné et mal en point? Loin de chercher à être remarqué d’elle, il s’était, lors de ses rencontres, effacé le plus qu’il avait pu, ne voulant pas donner à rire par son feutre bossué et piteux, son plumet mangé des rats, ses habits passés et trop larges, son vieux bidet pacifique, plus propre à servir de monture à un curé de campagne qu’à un gentilhomme; car rien n’est plus triste, pour un cœur bien situé, que de paraître ridicule à ce qu’il aime, et il s’était fait, pour étouffer cette passion naissante, tous les froids raisonnements qu’inspire la pauvreté. Y avait-il réussi?..... C’est ce que nous ne pouvons dire. Il le croyait, du moins, et avait repoussé cette idée comme une chimère; il se trouvait assez malheureux, sans ajouter à ses douleurs les tourments d’un amour impossible.

La nuit se passa sans autre incident qu’une frayeur de l’Isabelle causée par Béelzébuth, qui s’était pelotonné sur sa poitrine, en manière de Smarra, et ne voulait point se retirer, trouvant le coussin fort doux.

Quant à Sigognac, il ne put fermer l’œil, soit qu’il n’eût point l’habitude de dormir hors de son lit, soit que le voisinage de jolies femmes lui fantasiât la cervelle. Nous croirions plutôt qu’un vague projet commençait à se dessiner dans son esprit et le tenait éveillé et perplexe. La venue de ces comédiens lui semblait un coup du sort et comme une ambassade de la Fortune pour l’inviter à sortir de cette masure féodale où ses jeunes années moisissaient dans l’ombre et s’étiolaient sans profit.

Le jour commençait à se lever, et déjà des lueurs bleuâtres filtrant par les vitres à mailles de plomb, faisaient paraître la lumière des lampes près de s’éteindre d’un jaune livide et malade. Les visages des dormeurs s’éclairaient bizarrement à ce double reflet et se découpaient en deux tranches, de couleurs différentes, comme

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Quant à Sigognac, il ne put fermer l’œil... (Page 36.)

les surcots du moyen âge. Le Léandre prenait des tons de cierge jauni et ressemblait à ces Saint-Jean de cire emperruqués de soie et dont le fard est tombé malgré la montre de verre. Le Tranche-montagne, les yeux fermés exactement, les pommettes saillantes, les muscles des mâchoires tendus, le nez effilé comme s’il eût été pincé par les maigres doigts de la mort, avait l’air de son propre cadavre. Des rougeurs violentes et des plaques apoplectiques marbraient la trogne du Pédant; les rubis de son nez s’étaient changés en améthystes, et sur ses lèvres épaisses s’épanouissait la fleur bleue du vin. Quelques gouttes de sueur, roulant à travers les ravines et les contrescarpes de son front, s’étaient arrêtées aux broussailles de ses sourcils grisonnants; les joues molles pendaient flasquement. L’hébétation d’un sommeil lourd rendait hideuse cette face qui, éveillée et vivifiée par l’esprit, paraissait joviale; incliné ainsi sur le bord de la table, le Pédant faisait l’effet d’un vieil égipan crevé de débauche au revers d’un fossé à la suite d’une bacchanale. Le Tyran se maintenait assez bien avec sa figure blafarde et sa barbe de crin noir; sa tête d’Hercule bonasse et de bourreau paterne ne pouvait guère changer. La soubrette supportait aussi passablement la visite indiscrète du jour; elle n’était point trop défaite. Ses yeux cerclés d’une meurtrissure un peu plus brune, ses joues martelées de quelques marbrures violâtres trahissaient seuls la fatigue d’une nuit mal dormie. Un lubrique rayon de soleil, se glissant à travers les bouteilles vides, les verres à demi pleins et les victuailles effondrées, allait caresser le menton et la bouche de la jeune fille comme un faune qui agace une nymphe endormie. Les chastes douairières de la tapisserie au teint bilieux tâchaient de rougir sous leur vernis à la vue de leur solitude violée par ce campement de bohèmes, et la salle du festin présentait un aspect à la fois sinistre et grotesque.

La soubrette s’éveilla la première sous ce baiser matinal; elle se dressa sur ses petits pieds, secoua ses jupes comme un oiseau ses plumes, passa la paume de ses mains sur ses cheveux pour leur redonner quelque lustre, et, voyant que le baron de Sigognac était assis sur son fauteuil, l’œil clair comme un basilic, elle se dirigea de son côté, et le salua d’une jolie révérence de comédie.

«Je regrette, dit Sigognac en rendant le salut à la soubrette, que l’état de délabrement de cette demeure, plus faite pour loger des fantômes que des êtres vivants, ne m’ait pas permis de vous recevoir d’une façon plus convenable; j’aurais voulu vous faire reposer entre des draps de toile de Hollande sous une courtine de damas des Indes, au lieu de vous laisser morfondre sur ce siége vermoulu.

—Ne regrettez rien, monsieur, répondit la soubrette; sans vous nous aurions passé la nuit dans un chariot embourbé, à grelotter sous une pluie battante, et le matin nous aurait trouvés fort mal en point. D’ailleurs, ce gîte que vous dédaignez est magnifique à côté des granges ouvertes à tous les vents, où nous sommes souvent forcés de dormir sur des bottes de paille, tyrans et victimes, princes et princesses, Léandres et soubrettes, dans notre vie errante de comédiens allant de bourgs en villes.»

Pendant que le Baron et la soubrette échangeaient ces civilités, le Pédant roula par terre avec un fracas d’ais brisés. Son siége, las de le porter, s’était rompu, et le gros homme, étendu à jambes rebindaines, se démenait comme une tortue retournée en poussant des gloussements inarticulés. Dans sa chute, il s’était rattrapé machinalement au bord de la nappe et avait déterminé une cascade de vaisselle dont les flots rebondissaient sur lui. Ce fracas éveilla en sursaut toute la compagnie. Le Tyran, après s’être étiré les bras et frotté les yeux, tendit une main secourable au vieux comique et le remit en pied.

«Un pareil accident n’arriverait pas au Matamore, dit l’Hérode avec une sorte de grognement caverneux qui lui servait de rire; il tomberait dans une toile d’araignée sans la rompre.

—C’est vrai, répliqua l’acteur ainsi interpellé en dépliant ses longs membres articulés comme des pattes de faucheux, tout le monde n’a pas l’avantage d’être un Polyphème, un Cacus, une montagne de chair et d’os comme toi, ni un sac à vin, un tonneau à deux pieds comme Blazius.»

Ce vacarme avait fait apparaître sur le seuil de la porte l’Isabelle, la Sérafina et la duègne. Ces deux jeunes femmes, quoiqu’un peu fatiguées et pâlies, étaient charmantes encore à la lumière du jour. Elles semblèrent à Sigognac les plus rayonnantes du monde, bien qu’un observateur méticuleux eût pu trouver à reprendre à leur élégance un peu fripée et défraîchie; mais que signifient quelques rubans fanés, quelques lés d’étoffe éraillés et miroités, quelques misères et quelques incongruités de toilette lorsque celles qui les portent sont jeunes et jolies? D’ailleurs, les yeux du Baron, accoutumés au spectacle des choses vieillies, poussiéreuses, passées de ton et délabrées, n’étaient pas capables de discerner de pareilles vétilles. La Sérafina et l’Isabelle lui paraissaient attifées superbement au milieu de ce château sinistre, où tout tombait de vétusté. Ces gracieuses figures lui donnaient la sensation d’un rêve.

Quant à la duègne, elle jouissait, grâce à son âge, du privilége d’une immuable laideur; rien ne pouvait altérer cette physionomie de buis sculpté, où luisaient des yeux de chouette. Le soleil ou les bougies lui étaient indifférents.

En ce moment, Pierre entra pour remettre la salle en ordre, jeter du bois dans la cheminée, où quelques tisons consumés blanchissaient sous une robe de peluche, et faire disparaître les restes du festin, si répugnants la faim satisfaite.

La flamme qui brilla dans l’âtre, léchant une plaque de fonte aux armes de Sigognac peu habituée à de pareilles caresses, réunit en un cercle toute la bande comique, qu’elle illuminait de ses lueurs vives. Un feu clair et flambant est toujours agréable après une nuit sinon blanche, du moins grise, et le malaise, qui se lisait sur toutes les figures en grimaces et en meurtrissures plus ou moins visibles, s’évanouit complétement, grâce à cette influence bienfaisante. Isabelle tendait vers la cheminée les paumes de ses petites mains, teintes de reflets roses, et, vermillonnée de ce léger fard, sa pâleur ne se voyait pas. Donna Sérafina, plus grande et plus robuste, se tenait debout derrière elle, comme une sœur aînée qui, moins fatiguée, laisse s’asseoir sa jeune sœur. Quant au Tranche-montagne, perché sur une de ses jambes héronnières, il rêvait à demi éveillé comme un oiseau aquatique au bord d’un marais, le bec dans son jabot, le pied replié sous le ventre. Blazius, le pédant, passant sa langue sur ses lèvres, soulevait les bouteilles les unes après les autres pour voir s’il y restait quelque perle de liqueur.

Le jeune Baron avait pris à part Pierre pour savoir s’il n’y aurait pas moyen d’avoir dans le village quelques douzaines d’œufs pour faire déjeuner les comédiens, ou quelques poulets à qui on tordrait le col, et le vieux domestique s’était éclipsé pour s’acquitter de la commission au plus vite, la troupe ayant manifesté l’intention de partir de bonne heure pour faire une forte étape et ne pas arriver trop tard à la couchée.

«Vous allez faire un mauvais déjeuner, j’en ai bien peur, dit Sigognac à ses hôtes, et il faudra vous contenter d’une chère pythagoricienne; mais encore vaut-il mieux mal déjeuner que de ne pas déjeuner du tout, et il n’y a pas, à six lieues à la ronde, le moindre cabaret ni le moindre bouchon. L’état de ce château vous dit que je ne suis pas riche, mais, comme ma pauvreté ne vient que des dépenses qu’ont faites mes ancêtres à la guerre pour la défense de nos rois, je n’ai point à en rougir.

—Non, certes, monsieur, répondit l’Hérode de sa voix de basse, et tel qui se targue de ses biens serait embarrassé d’en dire la source. Quand le traitant s’habille de toile d’or, la noblesse a des trous à son manteau, mais par ces trous on voit l’honneur.

—Ce qui m’étonne, ajouta Blazius, c’est qu’un gentilhomme accompli, comme paraît l’être monsieur, laisse ainsi se consumer sa jeunesse au fond d’une solitude où la Fortune ne peut venir le chercher, quelque envie qu’elle en ait; si elle passait devant ce château, dont l’architecture pouvait avoir fort bonne mine il y a deux cents ans, elle continuerait son chemin, le croyant inhabité. Il faudrait que monsieur le Baron allât à Paris, l’œil et le nombril du monde, le rendez-vous des beaux esprits et des vaillants, l’Eldorado et le Chanaan des Espagnols français et des Hébreux chrétiens, la terre bénite éclairée par les rayons du soleil de la cour. Là, il ne manquerait pas d’être distingué selon son mérite, et de se pousser, soit en s’attachant à quelque grand, soit en faisant quelque action d’éclat dont l’occasion se trouverait infailliblement.»

Ces paroles du bonhomme, malgré l’amphigouri et les phrases burlesques, réminiscences involontaires de ses rôles de pédant, n’étaient pas dénuées de sens. Sigognac en sentait la justesse, et il s’était dit souvent tout bas, pendant ses longues promenades à travers les landes, ce que Blazius lui disait tout haut.

Mais l’argent lui manquait pour entreprendre un si long voyage, et il ne savait comment s’en procurer. Quoique brave, il était fier, et avait plus peur d’un sourire que d’un coup d’épée. Sans être bien au courant des modes, il se sentait ridicule dans ses accoutrements délabrés et déjà vieux sous l’autre règne. Selon l’usage des gens rendus timides par la pénurie, il ne tenait aucun compte de ses avantages et ne voyait sa situation que par les mauvais côtés. Peut-être aurait-il pu se faire aider de quelques anciens amis de son père en les cultivant un peu, mais c’était là un effort au-dessus de sa nature, et il serait plutôt mort assis sur son coffre, mâchant un cure-dent comme un hidalgo espagnol, à côté de son blason, que de faire une demande quelconque d’avance ou de prêt. Il était de ceux-là qui, l’estomac vide devant un excellent repas où on les invite, feignent d’avoir dîné, de peur d’être soupçonnés de faim.

«J’y ai bien songé quelquefois, mais je n’ai point d’amis à Paris, et les descendants de ceux qui ont pu connaître ma famille lorsqu’elle était plus riche et remplissait des fonctions à la cour, ne se soucieront pas beaucoup d’un Sigognac hâve et maigre, arrivant avec bec et ongles du haut de sa tour ruinée pour prendre sa part de la proie commune. Et puis, je ne vois pas pourquoi je rougirais de le dire, je n’ai point d’équipage, et je ne saurais paraître sur un pied digne de mon nom; je ne sais même, en réunissant toutes mes ressources et celles de Pierre, si je pourrais arriver jusqu’à Paris.

—Mais vous n’êtes pas obligé, répliqua Blazius, d’entrer triomphalement dans la grande ville, comme un César romain monté sur un char traîné par un quadrige de chevaux blancs. Si notre humble char à bœufs ne révolte pas l’orgueil de Votre Seigneurie, venez avec nous à Paris, puisque notre troupe s’y rend. Tel brille présentement qui a fait son entrée pédestrement, avec son paquet au bout de sa rapière et tenant ses souliers à la main de peur de les user.»

Une faible rougeur monta aux pommettes de Sigognac, moitié de honte, moitié de plaisir. Si, d’une part, l’orgueil de race se révoltait en lui à l’idée d’être l’obligé d’un pauvre saltimbanque, de l’autre, sa naturelle bonté de cœur était touchée d’une offre faite franchement et qui répondait si bien à son secret désir. Il craignait, en outre, s’il refusait Blazius, de blesser l’amour-propre du comédien, et peut-être de manquer une occasion qui ne se représenterait jamais. Sans doute la pensée du descendant des Sigognac pêle-mêle dans le chariot de Thespis avec des histrions nomades, avait quelque chose de choquant en soi qui devait faire hennir les licornes et rugir les lions lampassés de gueules de l’armorial; mais, après tout, le jeune Baron avait suffisamment boudé contre son ventre derrière ses murailles féodales.

Il flottait, incertain entre le oui et le non, et pesait ces deux monosyllabes décisifs dans la balance de la réflexion, lorsque Isabelle, s’avançant d’un air gracieux et se plaçant devant le Baron et Blazius, dit cette phrase qui mit fin aux incertitudes du jeune homme:

«Notre poëte, ayant fait un héritage, nous a quittés, et monsieur le Baron pourrait le remplacer, car j’ai trouvé, sans le vouloir, en ouvrant un Ronsard qui était sur la table, près de son lit, un sonnet surchargé de ratures, qui doit être de sa composition; il ajusterait nos rôles, ferait les coupures et les additions nécessaires, et, au besoin, écrirait une pièce sur l’idée qu’on lui donnerait. J’ai précisément un canevas italien où se trouverait un joli rôle pour moi, si quelqu’un voulait donner du tour à la chose.»

En disant cela, l’Isabelle jetait au Baron un regard si doux, si pénétrant, que Sigognac n’y put résister. L’arrivée de Pierre, apportant une forte omelette au lard et un quartier assez respectable de jambon, interrompit ces propos. Toute la troupe prit place autour de la table et se mit à manger de bon appétit. Quant à Sigognac, il toucha, par pure contenance, les mets placés devant lui; sa sobriété habituelle n’était pas capable de repas si rapprochés, et, d’ailleurs, il avait l’esprit préoccupé de plusieurs façons.

Le repas terminé, pendant que le bouvier tournait les courroies du joug autour des cornes de ses bœufs, Isabelle et Sérafine eurent la fantaisie de descendre au jardin, qu’on apercevait de la cour.

«J’ai peur, dit Sigognac, en leur offrant la main pour franchir les marches descellées et moussues, que vous ne laissiez quelques morceaux de votre robe aux griffes des ronces, car si l’on dit qu’il n’y a pas de rose sans épines, il y a, en revanche, des épines sans rose.»

Le jeune Baron disait cela de ce ton d’ironie mélancolique qui lui était ordinaire lorsqu’il faisait allusion à sa pauvreté; mais, comme si le jardin déprécié se fût piqué d’honneur, deux petites roses sauvages, ouvrant à demi leurs cinq pétales autour de leurs pistils jaunes, brillèrent subitement sur une branche transversale qui barrait le chemin aux jeunes femmes. Sigognac les cueillit et les offrit galamment à l’Isabelle et à la Sérafine, en disant: «Je ne

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Je ne croyais pas mon parterre si fleuri que cela... (Page 43.)

croyais pas mon parterre si fleuri que cela; il n’y pousse que de mauvaises herbes, et l’on n’y peut faire que des bouquets d’ortie et de ciguë; c’est vous qui avez fait éclore ces deux fleurettes, comme un sourire sur la désolation, comme une poésie parmi les ruines.»

Isabelle mit précieusement l’églantine dans son corsage, en jetant au jeune homme un long regard de remercîment qui prouvait le prix qu’elle attachait à ce pauvre régal. Sérafine, mâchant la tige de la fleur, la tenait à sa bouche, comme pour en faire lutter le rose pâle avec l’incarnat de ses lèvres.

On alla ainsi jusqu’à la statue mythologique dont le fantôme se dessinait au bout de l’allée, Sigognac écartant les frondaisons qui auraient pu fouetter au passage la figure des visiteuses. La jeune ingénue regardait avec une sorte d’intérêt attendri ce jardin en friche si bien en harmonie avec ce château en ruine. Elle songeait aux tristes heures que Sigognac avait dû compter dans ce séjour de l’ennui, de la misère et de la solitude, le front appuyé contre la vitre, les yeux fixés sur le chemin désert, sans autre compagnie qu’un chien blanc et qu’un chat noir. Les traits plus durs de Sérafine n’exprimaient qu’un froid dédain masqué de politesse; elle trouvait décidément ce gentilhomme par trop délabré, quoiqu’elle eût un certain respect pour les gens titrés.

«C’est ici que finissent mes domaines, dit le Baron, arrivé devant la niche de rocaille où moisissait Pomone. Jadis, aussi loin que la vue peut s’étendre du haut de ces tourelles lézardées, le mont et la plaine, le champ et la bruyère appartenaient à mes ancêtres; mais il m’en reste juste assez pour attendre l’heure où le dernier des Sigognac ira rejoindre ses aïeux dans le caveau de famille, désormais leur seule possession.

—Savez-vous que vous êtes lugubre de bon matin! répondit Isabelle, touchée par cette réflexion qu’elle avait faite elle-même, et prenant un air enjoué pour dissiper le nuage de tristesse étendu sur le front de Sigognac; la Fortune est femme, et, quoiqu’on la dise aveugle, du haut de sa roue, elle distingue parfois dans la foule un cavalier de naissance et de mérite; il ne s’agit que de se trouver sur son passage. Allons, décidez-vous, venez avec nous, et peut-être, dans quelques années, les tours de Sigognac, coiffées d’ardoises neuves, restaurées et blanchies, feront une aussi fière figure qu’elles en font une piteuse, et puis, vraiment, cela me chagrinerait de vous laisser dans ce manoir à hiboux,» ajouta-t-elle à mi-voix, assez bas pour que Sérafine ne pût l’entendre.

La douce lueur qui brillait dans les yeux d’Isabelle triompha de la répugnance du Baron. L’attrait d’une aventure galante déguisait à ses propres yeux ce que ce voyage fait de la sorte pouvait avoir d’humiliant. Ce n’était pas déroger que de suivre une comédienne par amour et de s’atteler comme soupirant au chariot comique; les plus fins cavaliers ne s’en fussent pas fait scrupule. Le dieu porte-carquois oblige volontiers les dieux et les héros à mille actions et déguisements bizarres: Jupiter prit la forme d’un taureau pour séduire Europe; Hercule fila sa quenouille aux pieds d’Omphale; Aristote le prud’homme marchait à quatre pattes, portant sur son dos sa maîtresse, qui voulait aller à philosophe (plaisant genre d’équitation!), toutes choses contraires à la dignité divine et humaine. Seulement Sigognac était-il amoureux d’Isabelle? Il ne cherchait pas à approfondir la chose, mais il sentit qu’il éprouverait désormais une horrible tristesse à rester dans ce château, vivifié un moment par la présence d’un être jeune et gracieux.

Aussi eut-il bien vite pris son parti, il pria les comédiens de l’attendre un peu, et, tirant Pierre à part, il lui confia son projet. Le fidèle serviteur, quelque peine qu’il eût à se séparer de son maître, ne se dissimulait pas les inconvénients d’un plus long séjour à Sigognac. Il voyait avec peine s’éteindre cette jeunesse dans ce repos morne et cette tristesse indolente, et quoiqu’une troupe de baladins lui semblât un singulier cortége pour un seigneur de Sigognac, il préférait encore ce moyen de tenter la fortune à l’atonie profonde qui, depuis deux ou trois ans surtout, s’emparait du jeune Baron. Il eut bientôt rempli une valise du peu d’effets que possédait son maître, réuni dans une bourse de cuir les quelques pistoles disséminées dans les tiroirs du vieux bahut, auxquelles il eut soin d’ajouter, sans rien dire, son humble pécule, dévouement modeste dont peut-être le Baron ne s’aperçut pas, car Pierre, outre les divers emplois qu’il cumulait au château, avait encore celui de trésorier, une véritable sinécure.

Le cheval blanc fut sellé, car Sigognac ne voulait monter dans la charrette des comédiens qu’à deux ou trois lieux du château, pour dissimuler son départ; il avait, de la sorte, l’air d’accompagner ses hôtes; Pierre devait suivre à pied et ramener la bête à l’écurie.

Les bœufs étaient attelés et tâchaient, malgré le joug pesant sur leur front, de relever leurs mufles humides et noirs, d’où pendaient des filaments de bave argentée; l’espèce de tiare de sparterie rouge et jaune dont ils étaient coiffés et les caparaçons de toile blanche qui les enveloppaient en manière de chemise, pour les préserver de la piqûre des mouches, leur donnaient un air fort mithriaque et fort majestueux. Debout devant eux, le bouvier, grand garçon hâlé et sauvage comme un pâtre de la campagne romaine, s’appuyait sur la gaule de son aiguillon, dans une pose qui rappelait, bien à son insu sans doute, celle des héros grecs sur les bas-reliefs antiques. Isabelle et Sérafine s’étaient assises sur le devant du char pour jouir de la vue de la campagne; la Duègne, le Pédant et le Léandre occupaient le fond, plus curieux de continuer leur sommeil que d’admirer la perspective des landes. Tout le monde était prêt; le bouvier toucha ses bêtes, qui baissèrent la tête, s’arc-boutèrent sur leurs jambes torses et se précipitèrent en avant; le char s’ébranla, les ais gémirent, les roues mal graissées crièrent, et la voûte du porche résonna sous le piétinement lourd de l’attelage. On était parti.

Pendant ces préparatifs, Béelzébuth et Miraut, comprenant qu’il se passait quelque chose d’insolite, allaient et venaient d’un air effaré et soucieux, cherchant dans leurs obscures cervelles d’animaux à se rendre compte de la présence de tant de gens dans un lieu ordinairement si désert. Le chien courait vaguement de Pierre à son maître, les interrogeant de son œil bleuâtre et grommelant après les inconnus. Le chat, plus réfléchi, flairait d’un nez circonspect les roues, examinait d’un peu plus loin les bœufs, dont la masse lui imposait et qui, par un mouvement de corne imprévu, lui faisaient prudemment exécuter un saut en arrière; puis il allait s’asseoir sur son derrière, en face du vieux cheval blanc avec lequel il avait des intelligences, et semblait lui faire des questions; la bonne bête penchait sa tête vers le chat, qui levait la sienne, et brochant ses barres grises hérissées de longs poils, sans doute pour broyer quelque brin de fourrage engagé entre ses vieilles dents, semblait véritablement parler à son ami félin. Que lui disait-il? Démocrite, qui prétendait traduire le langage des animaux, eût pu seul le comprendre; toujours est-il que Béelzébuth, après cette conversation tacite, qu’il communiqua à Miraut par quelques clignements d’œil et deux ou trois petits cris plaintifs, parut être fixé sur le motif de ce remue-ménage. Quand le Baron fut en selle et eut rassemblé les courroies de la bride, Miraut prit la droite et Béelzébuth la gauche du cheval, et le sire de Sigognac sortit du château de ses pères entre son chien et son chat. Pour que le prudent matou se fût décidé à cette hardiesse si peu habituelle à sa race, il fallait qu’il eût deviné quelque résolution suprême.

Au moment de quitter cette triste demeure, Sigognac se sentit le cœur oppressé douloureusement. Il embrassa encore une fois du regard ces murailles noires de vétusté et vertes de mousse dont chaque pierre lui était connue; ces tours aux girouettes rouillées qu’il avait contemplées pendant tant d’heures d’ennui de cet œil fixe et distrait qui ne voit rien; les fenêtres de ces chambres dévastées qu’il avait parcourues comme le fantôme d’un château maudit, ayant presque peur du bruit de ses pas; ce jardin inculte où sautelait le crapaud sur la terre humide, où se glissait la couleuvre parmi les ronces; cette chapelle au toit effondré, aux arceaux croulants, qui obstruait de ses décombres les dalles verdies, sous lesquelles reposaient côte à côte son vieux père et sa mère, gracieuse image, confuse comme le souvenir d’un rêve, à peine entrevue aux premiers jours de l’enfance. Il pensa aussi aux portraits de la galerie qui lui avaient tenu compagnie dans sa solitude et souri pendant vingt ans de leur immobile sourire; au chasseur de halbrans de la tapisserie, à son lit à quenouilles, dont l’oreiller s’était si souvent mouillé de ses pleurs; toutes ces choses vieilles, misérables, maussades, rechignées, poussiéreuses, somnolentes, qui lui avaient inspiré tant de dégoût et d’ennui, lui paraissaient maintenant pleines d’un charme qu’il avait méconnu. Il se trouvait ingrat envers ce pauvre vieux castel démantelé qui pourtant l’avait abrité de son mieux et s’était, malgré sa caducité, obstiné à rester debout pour ne pas l’écraser de sa chute, comme un serviteur octogénaire qui se tient sur ses jambes tremblantes tant que le maître est là; mille amères douceurs, mille tristes plaisirs, mille joyeuses mélancolies lui revenaient en mémoire; l’habitude, cette lente et pâle compagne de la vie, assise sur le seuil accoutumé, tournait vers lui ses yeux noyés d’une tendresse morne en murmurant d’une voix irrésistiblement faible un refrain d’enfance, un refrain de nourrice, et il lui sembla, en franchissant le porche, qu’une main invisible le tirait par son manteau pour le faire retourner en arrière. Quand il déboucha de la porte, précédant le chariot, une bouffée de vent lui apporta une fraîche odeur de bruyères lavées par la pluie, doux et pénétrant arome de la terre natale; une cloche lointaine tintait, et les vibrations argentines arrivaient sur les ailes de la même brise avec le parfum des landes. C’en était trop, et Sigognac, pris d’une nostalgie profonde, quoiqu’il fût à peine à quelques pas de sa demeure, fit un mouvement pour tourner bride; le vieux bidet ployait déjà son col dans le sens indiqué avec plus de prestesse que son âge ne semblait le permettre; Miraut et Béelzébuth levèrent simultanément la tête, comme ayant conscience des sentiments de leur maître, et suspendant leur marche, arrêtèrent sur lui des prunelles interrogatrices. Mais cette demi-conversion eut un résultat tout différent de celui qu’on eût pu attendre, car il fit rencontrer le regard de Sigognac avec celui d’Isabelle, et la jeune fille chargea le sien d’une langueur si caressante et d’une muette prière si intelligible, que le Baron se sentit pâlir et rougir; il oublia complétement les murs lézardés de son manoir, et le parfum de la bruyère, et la vibration de la cloche, qui cependant continuait toujours ses appels mélancoliques, donna une brusque saccade de bride à son cheval, et le fit se porter en avant d’une vigoureuse pression de bottes. Le combat était fini; Isabelle avait vaincu.

Le chariot s’engagea dans la route dont on a parlé à la première de ces pages, faisant fuir des ornières pleines d’eau les rainettes effarées. Quand on eut rejoint la route et que les bœufs, sur un terrain plus sec, purent faire mouvoir lentement la lourde machine à laquelle ils étaient attelés, Sigognac passa de l’avant-garde à l’arrière-garde, ne voulant pas marquer une assiduité trop visible auprès d’Isabelle, et peut-être aussi pour s’abandonner plus librement aux pensées qui agitaient son âme.

Les tours en poivrière de Sigognac étaient déjà cachées à demi derrière les touffes d’arbres; le Baron se haussa sur sa selle pour les voir encore, et, en ramenant les yeux à terre, il aperçut Miraut et Béelzébuth, dont les physionomies dolentes exprimaient toute la douleur que peuvent montrer des masques d’animaux. Miraut, profitant du temps d’arrêt nécessité par la contemplation des tourelles du manoir, roidit ses vieux jarrets étendus et essaya de sauter jusqu’au visage de son maître, afin de le lécher une dernière fois. Sigognac, devinant l’intention de la pauvre bête, le saisit à hauteur de sa botte, par la peau trop large de son col, l’attira sur le pommeau de sa selle, et baisa le nez noir et rugueux comme une truffe de Miraut, sans essayer de se soustraire à la caresse humide dont l’animal reconnaissant lustra la moustache de l’homme. Pendant cette scène, Béelzébuth, plus agile et s’aidant de ses griffes acérées encore, avait escaladé de l’autre côté la botte et la cuisse de Sigognac, et présentait au niveau de l’arçon sa tête noire essorillée, faisant un ronron formidable et roulant ses grands yeux jaunes; il implorait aussi un signe d’adieu. Le jeune Baron passa deux ou trois fois sa main sur le crâne du chat, qui se haussait et se poussait pour mieux jouir du grattement amical. Nous espérons qu’on ne rira pas de notre héros, si nous disons que les humbles preuves d’affection de ces créatures privées d’âme, mais non de sentiment, lui firent éprouver une émotion bizarre, et que deux larmes montées du cœur avec un sanglot, tombèrent sur la tête de Miraut et de Béelzébuth et les baptisèrent amis de leur maître, dans le sens humain du terme.

Les deux animaux suivirent quelque temps de l’œil Sigognac qui avait mis sa monture au trot pour rejoindre la charrette, et, l’ayant perdu de vue à un détour de la route, reprirent fraternellement le chemin du manoir.

L’orage de la nuit n’avait pas laissé, sur le terrain sablonneux des landes, les traces qui dénotent les pluies abondantes dans des campagnes moins arides; le paysage, rafraîchi seulement, offrait une sorte de beauté agreste. Les bruyères, nettoyées de leur couche de poudre par l’eau du ciel, faisaient briller au bord des talus leurs petits bourgeons violets. Les ajoncs reverdis balançaient leurs fleurs d’or; les plantes aquatiques s’étalaient sur les mares renouvelées; les pins eux-mêmes secouaient moins funèbrement leur feuillage sombre et répandaient un parfum de résine; de petites fumées bleuâtres montaient gaiement du sein d’une touffe de châtaigniers trahissant l’habitation de quelque métayer, et sur les ondulations de la plaine déroulée à perte de vue, on apercevait, comme des taches, des moutons disséminés sous la garde d’un berger rêvant sur ses échasses. Au bord de l’horizon, pareils à des archipels de nuages blancs ombrés d’azur, apparaissent les sommets lointains des Pyrénées à demi estompés par les vapeurs légères d’une matinée d’automne.

Quelquefois la route se creusait entre deux escarpements dont les flancs éboulés ne montraient qu’un sable blanc comme de la poudre de grès, et qui portaient sur leur crête des tignasses de broussailles, des filaments enchevêtrés fouettant au passage la toile du chariot. En certains endroits le sol était si meuble qu’on avait été obligé de le raffermir par des troncs de sapin posés transversalement, occasion de cahots qui faisaient pousser des hauts cris aux comédiennes. D’autres fois il fallait franchir, sur des ponceaux tremblants, les flaques d’eau stagnante et les ruisseaux qui coupaient le chemin. A chaque endroit périlleux, Sigognac aidait à descendre de voiture Isabelle plus timide ou moins paresseuse que Sérafine et la duègne. Quant au Tyran et à Blazius, ils dormaient insouciamment ballottés entre les coffres, en gens qui en avaient bien vu d’autres. Le Matamore marchait à côté de la charrette pour entretenir, par l’exercice, sa maigreur phénoménale dont il avait le plus grand soin, et à le voir de loin levant ses longues jambes, on l’eût pris pour un faucheux marchant dans les blés. Il faisait de si énormes enjambées qu’il était souvent obligé de s’arrêter pour attendre le reste de la troupe; ayant pris dans ses rôles l’habitude de porter la hanche en avant et de marcher fendu comme un compas, il ne pouvait se défaire de cette allure ni à la ville, ni à la campagne, et ne faisait que des pas géométriques.

Les chars à bœufs ne vont pas vite, surtout dans les landes, où les roues ont parfois du sable jusqu’au moyeu, et dont les routes ne se distinguent de la terre vague que par des ornières d’un ou deux pieds de profondeur; et quoique ces braves bêtes, courbant leur col nerveux, se poussassent courageusement contre l’aiguillon du bouvier, le soleil était déjà assez haut monté sur l’horizon, qu’on n’avait fait que deux lieues, des lieues de pays, il est vrai, aussi longues qu’un jour sans pain, et pareilles aux lieues qu’au bout de quinze jours durent marquer les stations amoureuses des couples chargés par Pantagruel de poser des colonnes milliaires dans son beau royaume de Mirebalais. Les paysans qui traversaient la route, chargés d’une botte d’herbe ou d’un fagot de bourrée, devenaient moins nombreux, et la lande s’étalait dans sa nudité déserte aussi sauvage qu’un despoblado d’Espagne ou qu’une pampa d’Amérique. Sigognac jugea inutile de fatiguer plus longtemps son pauvre vieux roussin, il sauta à terre et jeta les guides au domestique, dont les traits basanés laissaient apercevoir à travers vingt couches de hâle la pâleur d’une émotion profonde. Le moment de la séparation du maître et du serviteur était arrivé, moment pénible, car Pierre avait vu naître Sigognac et remplissait plutôt auprès du Baron le rôle d’un humble ami que celui d’un valet.

«Que Dieu conduise Votre Seigneurie, dit Pierre en s’inclinant sur la main que lui tendait le Baron, et lui fasse relever la fortune des Sigognac; je regrette qu’elle ne m’ait pas permis de l’accompagner.

—Qu’aurais-je fait de toi, mon pauvre Pierre, dans cette vie inconnue où je vais entrer? Avec si peu de ressources, je ne puis véritablement charger le hasard du soin de deux existences. Au château, tu vivras toujours à peu près; nos anciens métayers ne laisseront pas mourir de faim le fidèle serviteur de leur maître. D’ailleurs, il ne faut pas mettre la clef sous la porte du manoir des Sigognac et l’abandonner aux orfraies et aux couleuvres comme une masure visitée par la mort et hantée des esprits; l’âme de cette antique demeure existe encore en moi, et, tant que je vivrai, il restera près de son portail un gardien pour empêcher les enfants de viser son blason avec les pierres de leur fronde.»

Le domestique fit un signe d’assentiment, car il avait, comme tous les anciens serviteurs attachés aux familles nobles, la religion du manoir seigneurial, et Sigognac, malgré ses lézardes, ses dégradations et ses misères, lui paraissait encore un des plus beaux châteaux du monde.

«Et puis, ajouta en souriant le Baron, qui aurait soin de Bayard, de Miraut et de Béelzébuth?

—C’est vrai, maître,» répondit Pierre; et il prit la bride de Bayard, dont Sigognac flattait le col avec des plamussades en manière de caresse et d’adieu.

En se séparant de son maître, le bon cheval hennit à plusieurs reprises, et longtemps encore Sigognac put entendre, affaibli par l’éloignement, l’appel affectueux de la bête reconnaissante.

Sigognac, resté seul, éprouva la sensation des gens qui s’embarquent et que leurs amis quittent sur la jetée du port; c’est peut-être le moment le plus amer du départ; le monde où vous viviez se retire, et vous vous hâtez de rejoindre vos compagnons de voyage, tant l’âme se sent dénuée et triste, et tant les yeux ont besoin de l’aspect d’un visage humain: aussi allongea-t-il le pas pour rejoindre le chariot qui roulait péniblement en faisant crier le sable où ses roues traçaient des sillons comme des socs de charrue dans la terre.

En voyant Sigognac marcher à côté de la charrette, Isabelle se plaignit d’être mal assise et voulut descendre pour se dégourdir un peu les jambes, disait-elle, mais en réalité dans la charitable intention de ne pas laisser le jeune seigneur en proie à la mélancolie et de le distraire par quelques joyeux propos.

Le voile de tristesse qui couvrait la figure de Sigognac se déchira comme un nuage traversé d’un rayon de soleil, lorsque la jeune fille vint réclamer l’appui de son bras afin de faire quelques pas sur la route unie en cet endroit.

Ils cheminaient ainsi l’un près de l’autre, Isabelle récitant à Sigognac quelques vers d’un de ses rôles dont elle n’était pas contente et qu’elle voulait lui faire retoucher, lorsqu’un soudain éclat de trompe retentit à droite de la route dans les halliers, les branches s’ouvrirent sous le poitrail des chevaux abattant les gaulis, et la jeune Yolande de Foix apparut au milieu du chemin dans toute sa splendeur de Diane chasseresse. L’animation de la course avait amené un incarnat plus riche à ses joues, ses narines roses palpitaient, et son sein battait plus précipitamment sous le velours et l’or de son corsage. Quelques accrocs à sa longue jupe, quelques égratignures aux flancs de son cheval prouvaient que l’intrépide amazone ne redoutait ni les fourrés ni les broussailles: quoique l’ardeur de la noble bête n’eût pas besoin d’être excitée, et que les nœuds de veines gonflées d’un sang généreux se tordissent sur son col blanc d’écume, elle lui chatouillait la croupe du bout d’une cravache dont le pommeau était formé d’une améthyste gravée à son blason, ce qui faisait exécuter à l’animal des sauts et des courbettes, à la grande admiration de trois ou quatre jeunes gentilshommes richement costumés et montés, qui applaudissaient à la grâce hardie de cette nouvelle Bradamante. Bientôt Yolande, rendant la main à son cheval, fit cesser ces semblants de défense et passa rapidement devant Sigognac, sur qui elle laissa tomber un regard tout chargé de dédain et d’aristocratique insolence.

«Voyez donc, dit-elle aux trois godelureaux qui galopaient après elle, le baron de Sigognac qui s’est fait chevalier d’une bohémienne!»

Et le groupe passa avec un éclat de rire dans un nuage de poussière. Sigognac eut un mouvement de colère et de honte, et porta vivement la main à la garde de son épée; mais il était à pied, et c’eût été folie de courir après des gens à cheval, et d’ailleurs il ne pouvait provoquer Yolande en duel. Une œillade langoureuse et soumise de la comédienne lui fit bientôt oublier le regard hautain de la châtelaine.

La journée s’écoula sans autre incident, et l’on arriva vers les quatre heures au lieu de la dînée et de la couchée.

La soirée fut triste à Sigognac; les portraits avaient l’air encore plus maussade et plus rébarbatif qu’à l’ordinaire, ce qu’on n’eût pas cru possible; l’escalier retentissait plus sonore et plus vide, les salles semblaient s’être agrandies et dénudées. Le vent piaulait étrangement dans les corridors, et les araignées descendaient du plafond au bout d’un fil, inquiètes et curieuses. Les lézardes des murailles bâillaient largement comme des mâchoires distendues par l’ennui; la vieille maison démantelée paraissait avoir compris l’absence du jeune maître et s’en affliger.

Sous le manteau de la cheminée, Pierre partageait son maigre repas entre Miraut et Béelzébuth, à la lueur fumeuse d’une chandelle de résine, et dans l’écurie on entendait Bayard tirer sa chaîne et tiquer contre sa mangeoire.

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