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Le capitaine Fracasse

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La soirée fut triste à Sigognac... (Page 52.)

III.

L’AUBERGE DU SOLEIL BLEU.

C’était un pauvre ramassis de cahutes, qu’en tout autre lieu moins sauvage on n’eût pas songé à baptiser du nom de hameau, que l’endroit où les bœufs fatigués s’arrêtèrent d’eux-mêmes, secouant d’un air de satisfaction les longs filaments de bave pendant de leurs mufles humides.

Le hameau se composait de cinq ou six cabanes éparses sous des arbres d’une assez belle venue, dont un peu de terre végétale, accrue par les fumiers et les détritus de toutes sortes, avait favorisé la croissance. Ces maisons faites de torchis, de pierrailles, de troncs à demi équarris, de bouts de planches, couvertes de grands toits de chaume brunis de mousse et tombant presque jusqu’à terre, avec leurs hangars où traînaient quelques instruments aratoires déjetés et souillés de boue, semblaient plus propres à loger des animaux immondes que des créatures façonnées à l’image de Dieu; aussi quelques cochons noirs les partageaient-ils avec leurs maîtres sans montrer le moindre dégoût, ce qui prouvait peu de délicatesse de la part de ces sangliers intimes.

Devant les portes se tenaient quelques marmots au gros ventre, au teint fiévreux, vêtus de chemises en guenilles, trop courtes par derrière ou par devant, ou même d’une simple brassière lacée d’une ficelle, nudité qui ne paraissait gêner leur innocence non plus que s’ils eussent habité le paradis terrestre. A travers les broussailles de leur chevelure vierge du peigne brillaient, comme des yeux d’oiseaux de nuit à travers les branchages, leurs prunelles phosphorescentes de curiosité. La crainte et le désir se disputaient dans leur contenance; ils auraient bien voulu s’enfuir et se cacher derrière quelque haie, mais le chariot et son chargement les retenait sur place par une sorte de fascination.

Un peu en arrière sur le seuil de sa chaumine, une femme maigre, au teint have, aux yeux bistrés, berçait entre ses bras un nourrisson famélique. L’enfant pétrissait de sa petite main déjà brune une gorge tarie un peu plus blanche que le reste de la poitrine et rappelant encore la jeune femme dans cet être dégradé par la misère. La femme regardait les comédiens avec la fixité morne de l’abrutissement, sans paraître bien se rendre compte de ce qu’elle voyait. Accroupie à côté de sa fille, la grand’mère, plus courbée et plus ridée qu’Hécube, l’épouse de Priam, roi de l’Ilion, rêvassait le menton sur les genoux et les mains entre-croisées sur les os des jambes, en la position de quelque antique idole égyptiaque. Des phalanges formant jeu d’osselets, des lacis de veines saillantes, des nerfs tendus comme des cordes de guitare, faisaient ressembler ses pauvres vieilles mains tannées à une préparation anatomique anciennement oubliée dans l’armoire par un chirurgien négligent. Les bras n’étaient plus que des bâtons sur lesquels flottait une peau parcheminée, plissée aux articulations de rides transversales pareilles à des coups de hachoir. De longs bouquets de poils hérissaient le menton; une mousse chenue obstruait les oreilles; les sourcils, comme des plantes pariétaires à l’entrée d’une grotte, pendaient devant la caverne des orbites où sommeillait l’œil à demi voilé par la flasque pellicule de la paupière. Quant à la bouche, les gencives l’avaient avalée, et sa place n’était reconnaissable que par une étoile de rides concentriques.

A la vue de cet épouvantail séculaire, le Pédant, qui marchait à pied, se récria:

«Oh! l’horrifique, désastreuse et damnable vieille! A côté d’elle les Parques sont des poupines; elle est si confite en vétusté, si obsolète et moisie, qu’aucune fontaine de Jouvence ne la pourrait rajeunir. C’est la propre mère de l’Éternité; et quand elle naquit, si jamais elle vint au monde, car sa nativité a dû précéder la création, le Temps avait déjà la barbe blanche. Pourquoi maître Alcofribas Nasier ne l’a-t-il pas vue avant de pourtraire sa sibylle de Panzoust ou sa vieille émouchetée par le lion avec une queue de renard? il eût su alors ce qu’une ruine humaine peut contenir de rides, lézardes, sillons, fossés, contrescarpes, et il en eût fait une magistrale description. Cette sorcière a été sans doute belle en son avril, car ce sont les plus jolies filles qui font les plus horribles vieilles. Avis à vous, mesdemoiselles, continua Blazius en s’adressant à l’Isabelle et à la Sérafina qui s’étaient rapprochées pour l’entendre; quand je songe qu’il suffirait d’une soixantaine d’hivers jetés sur vos printemps pour faire de vous d’aussi ordes, abominables et fantasmatiques vieilles que cette momie échappée de sa boîte, cela m’afflige en vérité et me fait aimer ma vilaine trogne, qui ne saurait être muée ainsi en larve tragique, mais dont, au contraire, les ans perfectionnent comiquement la laideur.»

Les jeunes femmes n’aiment pas qu’on leur présente, même dans le lointain le plus nuageux, la perspective d’être vieilles et laides, ce qui est la même chose. Aussi les deux comédiennes tournèrent-elles le dos au Pédant avec un petit haussement d’épaules dédaigneux, comme accoutumées à de pareilles sottises, et, se rangeant près du chariot dont on déchargeait les malles, parurent-elles fort occupées du soin qu’on ne brutalisât point leurs effets; il n’y avait pas de réponse à faire au Pédant. Blazius, en sacrifiant d’avance sa propre laideur, avait supprimé toute réplique. Il usait souvent de ce subterfuge pour faire des piqûres sans en recevoir.

La maison devant laquelle les bœufs s’étaient arrêtés avec cet instinct des animaux qui n’oublient jamais l’endroit où ils ont trouvé provende et litière, était une des plus considérables du village. Elle se tenait avec une certaine assurance sur le bord de la route d’où les autres chaumines se retiraient honteuses de leur délabrement, et masquant leur nudité de quelques poignées de feuillages comme de pauvres filles laides surprises au bain. Sûre d’être la plus belle maison de l’endroit, l’auberge semblait vouloir provoquer les regards, et son enseigne tendait les bras en travers au chemin, comme pour arrêter les passants «à pied et à cheval.»

Cette enseigne, projetée hors de la façade par une sorte de potence en serrurerie à laquelle au besoin on eût pu pendre un homme, consistait en une plaque de tôle rouillée grinçant à tous les vents sur sa tringle.

Un barbouilleur de passage y avait peint l’astre du jour, non avec sa face et sa perruque d’or, mais avec un disque et des rayons bleus à la manière de ces «ombres de soleil» dont l’art héraldique parsème quelquefois le champ de ses blasons. Quelle raison avait fait choisir «le soleil bleu» pour montre de cette hôtellerie? Il y a tant de soleils d’or sur les grandes routes qu’on ne les distingue plus les uns des autres, et un peu de singularité ne messied pas en fait d’enseigne. Ce motif n’était pas le véritable, quoiqu’il pût sembler plausible. Le peintre qui avait tracé cette image ne possédait plus sur sa palette que du bleu, et pour se ravitailler en couleur il eût fallu qu’il fît un voyage jusques à quelque ville d’importance. Aussi prêchait-il la précellence de l’azur au-dessus des autres teintes, et peignait-il en cette nuance céleste des lions bleus, des chevaux bleus et des coqs bleus sur les enseignes de diverses auberges, de quoi les Chinois l’eussent loué, qui estiment d’autant plus l’artiste qu’il s’éloigne de la nature.

L’auberge du Soleil bleu avait un toit de tuiles, les unes brunies, les autres d’un ton vermeil encore qui témoignaient de réparations récentes, et prouvaient qu’au moins il ne pleuvait pas dans les chambres.

La muraille tournée vers la route était plâtrée d’un crépi à la chaux qui en dissimulait les gerçures et les dégradations, et donnait à la maison un certain air de propreté. Les poutrelles du colombage, formant des X et des losanges, étaient accusées par une peinture à la mode basque. Pour les autres faces l’on avait négligé ce luxe, et les tons terreux du pisé apparaissaient tout crûment. Moins sauvage ou moins pauvre que les autres habitants du hameau, le maître du logis avait fait quelques concessions aux délicatesses de la vie civilisée. La fenêtre de la belle chambre avait des vitres, chose rare à cette époque et en ce pays; les autres baies contenaient un cadre tendu de canevas ou de papier huilé, ou se bouchaient d’un volet peint du même rouge sang-de-bœuf que les charpentes de la façade.

Un hangar attenant à la maison pouvait abriter suffisamment les coches et les bêtes.—D’abondantes chevelures de foin passaient entre les barreaux des crèches comme à travers les dents d’un peigne énorme, et de longues auges, creusées dans de vieux troncs de sapins plantés sur des piquets, contenaient l’eau la moins fétide qu’avaient pu fournir les mares voisines.

C’était donc avec raison que maître Chirriguirri prétendait qu’il n’existait pas à dix lieues à la ronde une hôtellerie si commode en bâtiments, si bien fournie en provisions et victuailles, si flambante de bon feu, si douillette en couchers, si assortie en draperies et vaisselles, que l’hôtellerie du Soleil bleu; et en cela il ne se trompait pas et ne trompait personne, car la plus proche auberge était éloignée de deux journées de marche au moins.

Le baron de Sigognac éprouvait malgré lui quelque honte à se trouver mêlé à cette troupe de comédiens ambulants, et il hésitait à franchir le seuil de l’auberge; car, pour lui faire honneur, Blazius, le Tyran, le Matamore et le Léandre lui laissaient l’avantage du pas, lorsque l’Isabelle, devinant l’honnête timidité du Baron, s’avança vers lui avec une petite mine résolue et boudeuse:

«Fi! monsieur le Baron, vous êtes à l’endroit des femmes d’une réserve plus glaciale que Joseph et qu’Hippolyte. Ne m’offrirez-vous point le bras pour entrer dans cette hôtellerie?»

Sigognac, s’inclinant, se hâta de présenter le poing à l’Isabelle, qui appuya sur la manche râpée du Baron le bout de ses doigts délicats, de manière à donner à cette légère pression la valeur d’un encouragement. Ainsi soutenu, le courage lui revint, et il pénétra dans l’auberge d’un air de gloire et de triomphe;—cela lui était égal que toute la terre le vît. En ce plaisant royaume de France, celui qui accompagne une jolie femme ne saurait être ridicule et ne fait que jaloux.

Chirriguirri vint au-devant de ses hôtes et mit son logis à la disposition des voyageurs avec une emphase qui sentait le voisinage de l’Espagne. Une veste de cuir à la façon des Marégates, cerclée aux hanches par un ceinturon à boucle de cuivre, faisait ressortir les formes vigoureuses de son buste; mais un bout de tablier retroussé par un coin, un large couteau plongé dans une gaîne de bois, tempéraient ce que sa mine pouvait avoir d’un peu farouche, et mêlaient à l’ancien contrabandista une portion de cuisinier rassurante, de même que son sourire bénin balançait l’effet inquiétant d’une profonde cicatrice qui, partant du milieu du front, s’allait perdre sous des cheveux coupés en brosse. Cette cicatrice que Chirriguirri, en se penchant pour saluer le béret à la main, présentait forcément aux regards, se distinguait de la peau par une couleur violacée et une dépression des chairs qui n’avaient pu combler tout à fait l’horrible hiatus.—Il fallait être un solide gaillard pour n’avoir point laissé fuir son âme par une semblable fêlure; aussi Chirriguirri était-il un gaillard solide, et son âme, sans doute, n’était point pressée d’aller voir ce que lui réservait l’autre monde. Des voyageurs méticuleux et timorés eussent trouvé peut-être le métier d’aubergiste bien pacifique pour un hôtelier de cette tournure; mais, comme nous l’avons dit, le Soleil bleu était la seule hôtellerie logeable dans ce désert.

La salle dans laquelle pénétrèrent Sigognac et les comédiens n’était pas aussi magnifique que Chirriguirri l’assurait: le plancher consistait en terre battue, et, au milieu de la chambre, une espèce d’estrade formée de grosses pierres composait le foyer. Une ouverture pratiquée au plafond, et barrée d’une tringle de fer d’où pendait une chaîne s’agrafant à la crémaillère, remplaçait la hotte et le tuyau de cheminée, de sorte que tout le haut de la pièce disparaissait à demi dans le brouillard de fumée dont les flocons prenaient lentement le chemin de l’ouverture, si par hasard le vent ne les rabattait pas. Cette fumée avait recouvert les poutres de la toiture d’un glacis de bitume pareil à ceux qu’on voit dans les vieux tableaux, et contrastant avec le crépi de chaux tout récent des murailles.

Autour du foyer, sur trois faces seulement, pour laisser au cuisinier la libre approche de la marmite, des bancs de bois s’équilibraient sur les rugosités du plancher calleux comme la peau d’une monstrueuse orange, à l’aide de tessons de pots ou de fragments de brique. Çà et là flânaient quelques escabeaux formés de trois pieux s’ajustant dans une planchette que l’un d’eux traversait, de manière à soutenir un morceau de bois transversal qui pouvait à la rigueur servir de dossier à des gens peu soucieux de leurs aises, mais qu’un sybarite eût assurément regardé comme un instrument de torture. Une espèce de huche, pratiquée dans une encoignure, complétait cet ameublement où la rudesse du travail n’avait d’égale que la grossièreté de la matière. Des éclats de bois de sapin, plantés dans des fiches de fer, jetaient sur tout cela une lumière rouge et fumeuse dont les tourbillons se réunissaient à une certaine hauteur aux nuages du foyer. Deux ou trois casseroles accrochées le long du mur comme des boucliers aux flancs d’une trirème, si cette comparaison n’est pas trop noble et trop héroïque pour un pareil sujet, s’illuminaient

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CHIQUITA (p. 59).

vaguement à cette lueur et lançaient à travers l’ombre des reflets sanguinolents. Sur une planche, une outre à demi dégonflée s’affaissait dans une attitude flasque et morte comme un torse décapité. Du plafond tombait sinistrement au bout d’un croc une longue flèche de lard, qui, parmi les flocons de fumée montant de l’âtre, prenait une alarmante apparence de pendu.

Certes le taudis, malgré les prétentions de l’hôte, était lugubre à voir, et un passant isolé aurait pu, sans être précisément poltron, se sentir l’imagination travaillée de fantaisies maussades et craindre de trouver dans l’ordinaire du lieu quelqu’un de ces pâtés de chair humaine faite aux dépens des voyageurs solitaires; mais la troupe des comédiens était trop nombreuse pour que de semblables terreurs pussent venir à ces braves histrions accoutumés d’ailleurs, par leur vie errante, aux plus étranges logis.

A l’angle d’un des bancs, lorsque les comédiens entrèrent, sommeillait une petite fille de huit à neuf ans, ou du moins qui ne paraissait avoir que cet âge, tant elle était maigre et chétive. Appuyée des épaules au dossier du banc, elle laissait choir sur sa poitrine sa tête, d’où pleuvaient de longues mèches de cheveux emmêlés qui empêchaient de distinguer ses traits. Les nerfs de son col mince comme celui d’un oiseau plumé se tendaient et semblaient avoir de la peine à empêcher la masse chevelue de rouler à terre. Ses bras abandonnés pendaient de chaque côté du corps, les mains ouvertes, et ses jambes, trop courtes pour atteindre le sol, restaient en l’air un pied croisé sur l’autre. Ces jambes, fines comme des fuseaux, étaient devenues d’un rouge brique par l’effet du froid, du soleil et des intempéries. De nombreuses égratignures, les unes cicatrisées, les autres fraîches, révélaient des courses habituelles à travers les buissons et les halliers. Les pieds, petits et délicats de forme, avaient des bottines de poussière grise, la seule chaussure sans doute qu’ils eussent jamais portée.

Quant au costume, il était des plus simples et se composait de deux pièces: une chemise de toile si grossière que les barques en ont de plus fine pour leur voilure, et une cotte de futaine jaune à la mode aragonaise, taillée jadis dans le morceau le moins usé d’une jupe maternelle. L’oiseau brodé de diverses couleurs qui orne d’ordinaire ces sortes de jupons faisait partie du lé levé pour la petite, sans doute parce que les fils de la laine avaient soutenu un peu l’étoffe délabrée. Cet oiseau ainsi posé produisait un effet singulier, car son bec se trouvait à la ceinture et ses pattes au bord de l’ourlet, tandis que son corps, fripé et dérangé par les plis, prenait des anatomies bizarres et ressemblait à ces volatiles chimériques des bestiaires ou des vieilles mosaïques byzantines.

L’Isabelle, la Sérafine et la soubrette prirent place sur ce banc, et leur poids réuni à celui bien léger de la petite fille suffisait à peine pour contre-balancer la masse de la Duègne, assise à l’autre bout. Les hommes se distribuèrent sur les autres banquettes, laissant par déférence un espace vide entre eux et le baron de Sigognac.

Quelques poignées de bourrée avaient ravivé la flamme, et le pétillement des branches sèches qui se tordaient dans le brasier réjouissait les voyageurs, un peu courbaturés de la fatigue du jour, et ressentant à leur insu l’influence de la mal’aria qui régnait dans ce canton entouré d’eaux croupies que le sol imperméable ne peut résorber.

Chirriguirri s’approcha d’eux courtoisement et avec toute la bonne grâce que lui permettait sa mine naturellement rébarbative.

«Que servirai-je à Vos Seigneuries? Ma maison est approvisionnée de tout ce qui peut convenir à des gentilshommes. Quel dommage que vous ne soyez pas arrivés hier, par exemple! J’avais préparé une hure de sanglier aux pistaches si délicieuse au fumet, si confite en épices, si délicate à la dégustation, qu’il n’en est malheureusement pas resté de quoi mastiquer une dent creuse!

—Cela est en effet bien douloureux, dit le Pédant en se pourléchant les babines de sensualité à ces délices imaginaires; la hure aux pistaches me plaît sur tous autres régals; bien volontiers je m’en serais donné une indigestion.

—Et qu’eussiez-vous dit de ce pâté de venaison dont les seigneurs que j’hébergeai ce matin ont dévoré jusqu’à la croûte après avoir mis à sac l’intérieur de la place, sans faire quartier ni merci?

—J’eusse dit qu’il était excellent, maître Chirriguirri, et j’aurais loué comme il convient le mérite non pareil du cuisinier; mais à quoi sert de nous allumer cruellement l’appétit par des mets fallacieux digérés à l’heure qu’il est, car vous n’y avez pas épargné le poivre, le piment, la muscade et autres éperons à boire. Au lieu de ces plats défunts dont la succulence ne peut être révoquée en doute, mais qui ne sauraient nous sustenter, récitez-nous les plats du jour, car l’aoriste est principalement fâcheux en cuisine, et la faim aime à table l’indicatif présent. Foin du passé! c’est le désespoir et le jeûne; le futur, au moins, permet à l’estomac des rêveries agréables. Par pitié, ne racontez plus ces gastronomies anciennes à de pauvres diables affamés et recrus comme des chiens de chasse.

—Vous avez raison, maître, le souvenir n’est guère substantiel, dit Chirriguirri avec un geste d’assentiment; mais je ne puis m’empêcher d’être aux regrets de m’être ainsi imprudemment dégarni de provisions. Hier mon garde-manger regorgeait, et j’ai commis, il n’y a pas plus de deux heures, l’imprudence d’envoyer au château mes six dernières terrines de foies de canard; des foies admirables, monstrueux! de vraies bouchées de roi!

—Oh! quelle noce de Cana et de Gamache l’on ferait de tous les mets que vous n’avez plus et qu’ont dévorés des hôtes plus heureux! Mais c’est trop nous faire languir; avouez-nous sans rhétorique ce que vous avez, après nous avoir si bien dit ce que vous n’aviez pas.

—C’est juste. J’ai de la garbure, du jambon et de la merluche, répondit l’hôtelier essayant une pudique rougeur, comme une honnête ménagère prise au dépourvu à qui son mari amène trois ou quatre amis à dîner.

—Alors, s’écria en chœur la troupe famélique, donnez-nous de la merluche, du jambon et de la garbure.

—Mais aussi, quelle garbure! poursuivit l’hôtelier reprenant son aplomb et faisant sonner sa voix comme la fanfare d’une trompette; des croûtons mitonnés dans la plus fine graisse d’oie, des choux frisés d’un goût ambroisien, tels que Milan n’en produit jamais de meilleurs, et cuits avec un lard plus blanc que la neige au sommet de la Maladetta; un potage à servir sur la table des dieux!

—L’eau m’en vient à la bouche. Mais servez vite, car je crève de male rage de faim, dit le Tyran avec un air d’ogre subodorant la chair fraîche.

—Zagarriga, dressez vite le couvert dans la belle chambre, cria Chirriguirri à un garçon peut-être imaginaire, car il ne donna pas signe de vie, malgré l’intonation pressante employée par le patron.

—Quant au jambon, j’espère que Vos Seigneuries en seront satisfaites; il peut lutter contre les plus exquis de la Manche et de Bayonne; il est confit dans le sel gemme, et sa chair, entrelardée de blanc et de rose, est la plus appétissante du monde.

—Nous le croyons comme précepte d’Évangile, dit le Pédant exaspéré; mais déployez vivement cette merveille jambonique, ou bien il va se passer ici des scènes de cannibalisme comme sur les galions et caravelles naufragés. Nous n’avons pas commis de crimes ainsi que le sieur Tantalus pour être torturés par l’apparence de mets fugitifs.

—Vous parlez comme de cire, reprit Chirriguirri du ton le plus tranquille. Holà! ho! toute la marmitonnerie, qu’on se démène, qu’on s’évertue, qu’on se précipite! Ces nobles voyageurs ont faim et ne sauraient attendre!»

La marmitonnerie ne bougea non plus que le Zagarriga susnommé, sous le prétexte plus spécieux que valable qu’elle n’existait pas et qu’elle n’avait jamais existé. Tout le domestique de l’auberge consistait en une grande fille hâve et déchevelée, nommée la Mionnette; mais cette valetaille idéale qu’interpellait sans cesse maître Chirriguirri donnait, selon lui, bon air à l’auberge, l’animait, la peuplait, et justifiait le prix élevé de l’écot. A force d’appeler par leurs noms ces serviteurs chimériques, l’aubergiste du Soleil bleu était parvenu à croire à leur existence, et il s’étonnait presque qu’ils ne réclamassent point leurs gages, discrétion dont il leur savait gré d’ailleurs.

Devinant au sourd chaplis de vaisselle qui se faisait dans la pièce voisine que le couvert n’était pas encore mis, l’hôtelier, pour gagner du temps, entreprit l’éloge de la merluche, thème assez stérile, et qui demandait certains efforts d’éloquence. Heureusement Chirriguirri était accoutumé à faire valoir les mets insipides par les épices de sa parole.

«Vos Grâces pensent sans doute que la merluche est un régal vulgaire, et en cela elles n’ont pas tort; mais il y a merluche et merluche. Celle-ci a été pêchée sur le banc même de Terre-Neuve par le plus hardi marin du golfe de Gascogne. C’est une merluche de choix, blanche, de haut goût, point coriace, excellente dans une friture d’huile d’Aix, préférable au saumon, au thon, au poisson-épée. Notre Saint-Père le pape, puisse-t-il nous accorder ses indulgences, n’en consomme pas d’autre en carême; il en use aussi les vendredis et les samedis, et tels autres jours maigres quand il est fatigué de sarcelles et de macreuses. Pierre Lestorbat, qui m’approvisionne, fournit aussi Sa Sainteté. De la merluche du Saint-Père, cela, Capdédious! n’est pas à mépriser, et Vos Seigneuries sont gens à n’en pas faire fi! autrement elles ne seraient pas bonnes catholiques.

—Aucun de nous ne tient pour la vache à Colas, répondit le Pédant, et nous serions flattés de nous ingurgiter cette merluche papale; mais, Corbacche! que ce mirifique poisson daigne sauter de la friture dans l’assiette, ou nous allons nous dissiper en fumée comme larves et lémures quand chante le coq et retourne le soleil.

—Il ne serait point décent de manger la friture avant le potage, ce serait mettre culinairement la charrue devant les bœufs, fit maître Chirriguirri d’un air de suprême dédain, et Vos Seigneuries sont trop bien élevées pour se permettre des incongruités semblables. Patience, la garbure a besoin encore d’un bouillon ou deux.

—Cornes du diable et nombril du pape! beugla le Tyran, je me contenterais d’un brouet lacédémonien s’il était servi sur l’heure!»

Le baron de Sigognac ne disait rien et ne témoignait aucune impatience; il avait mangé la veille! Dans les longues disettes de son château de la faim, il s’était de longue main rompu aux abstinences érémitiques, et cette fréquence de repas étonnait son sobre estomac. Isabelle, Sérafine ne se plaignaient pas, car la montre de voracité ne sied point aux jeunes dames, lesquelles sont censées se repaître de rosée et suc de fleurs comme avettes. Le Matamore, soigneux de sa maigreur, semblait enchanté, car il venait de resserrer son ceinturon d’un point, et l’ardillon de la boucle claquait librement dans le trou du cuir. Le Léandre bâillait et montrait les dents. La Duègne s’était assoupie, et sous son menton penché regorgeaient en boudins trois plis de chair flasque.

La petite fille, qui dormait à l’autre bout du banc, s’était réveillée et redressée. On pouvait voir son visage qu’elle avait dégagé de ses cheveux qui semblaient avoir déteint sur son front tant il était fauve. Sous le hâle de la figure perçait une pâleur de cire, une pâleur mate et profonde. Aucune couleur aux joues, dont les pommettes saillaient. Sur les lèvres bleuâtres, dont le sourire malade découvrait des dents d’une blancheur nacrée, la peau se fendillait en minces lamelles. Toute la vie paraissait réfugiée dans les yeux.

La maigreur de sa figure faisait paraître ses yeux énormes, et la large meurtrissure de bistre qui les entourait comme une auréole leur donnait un éclat fébrile et singulier.—Le blanc en paraissait presque bleu, tant les prunelles y tranchaient par leur brun sombre, et tant la double ligne de cils était épaisse et fournie. En ce moment ces yeux étranges exprimaient une admiration enfantine et une convoitise féroce, et ils se tenaient opiniâtrement fixés sur les bijoux de l’Isabelle et de la Sérafine, dont la petite sauvage, sans doute, ne connaissait pas le peu de valeur. La scintillation de quelque passementerie d’or faux, l’orient trompeur d’un collier en perles de Venise, l’éblouissaient et la tenaient comme dans une sorte d’extase. Évidemment elle n’avait, de sa vie, rien vu de si beau. Ses narines se dilataient, une faible rougeur lui montait aux joues, un rire sardonique voltigeait sur ses lèvres pâles, interrompu de temps à autre par un claquement de dents fiévreux, rapide et sec.

Heureusement personne de la compagnie ne regardait ce pauvre petit tas de haillons secoué d’un tremblement nerveux, car on eût été effrayé de l’expression farouche et sinistre imprimée sur les traits de ce masque livide.

Ne pouvant maîtriser sa curiosité, l’enfant étendit sa main brune, délicate et froide comme une main de singe, vers la robe d’Isabelle, dont ses doigts palpèrent l’étoffe avec un sentiment visible de plaisir et une titillation voluptueuse. Ce velours fripé, miroité à tous ses plis, lui semblait le plus neuf, le plus riche et le plus moelleux du monde.

Quoique le tact eût été bien léger, Isabelle se retourna et vit l’action de la petite, à qui elle sourit maternellement. Se sentant sous un regard, l’enfant avait repris subitement une niaise physionomie puérile n’indiquant qu’une stupeur idiote, avec une science instinctive de mimique qui eût fait honneur à une comédienne consommée dans la pratique de son art, et, d’une voix dolente, elle dit en son patois:

«C’est comme la chape de la Notre-Dame sur l’autel!»

Puis, baissant ses cils dont la frange noire lui descendait jusque sur les pommettes, elle appuya ses épaules au dossier de la banquette, joignit ses mains, croisa ses pouces et feignit de s’endormir comme accablée par la fatigue.

Mionnette, la grande fille hagarde, vint annoncer que le souper était prêt, et l’on passa dans la salle voisine.

Les comédiens firent de leur mieux honneur au menu de maître Chirriguirri, et, sans y trouver les exquisités promises, assouvirent leur faim, et surtout leur soif par de longues accolades à l’outre presque désenflée, comme une cornemuse d’où le vent serait sorti.

Ils allaient se lever de table, lorsque des abois de chiens et un bruit de pieds de chevaux se firent entendre près de l’auberge. Trois coups frappés à la porte avec une autorité impatiente signalèrent un voyageur qui n’avait pas l’habitude de faire le pied de grue. La Mionnette se précipita vers l’huis, tira le loquet, et un cavalier, lui jetant presque le battant à la figure, entra au milieu d’un tourbillon de chiens qui faillirent renverser la servante et se répandirent dans la salle sautant, gambadant, cherchant les reliefs sur les assiettes desservies, et en une minute accomplissant avec leurs langues la besogne de trois laveuses de vaisselle.

Quelques coups de fouet vigoureusement appliqués sur l’échine, sans distinction d’innocents ou de coupables, calmèrent comme par enchantement cette agitation; les chiens se réfugièrent sous les bancs, haletants, tirant la langue, posèrent leurs têtes sur leurs pattes ou s’arrondirent en boule, et le cavalier, faisant bruyamment résonner les mollettes de ses éperons, entra dans la chambre où mangeaient les comédiens avec l’assurance d’un homme qui est toujours chez lui quelque part qu’il se trouve. Chirriguirri le suivait, le béret à la main, d’un air obséquieux et presque craintif, lui qui cependant n’était pas timide.

Le cavalier, debout sur le seuil de la chambre, toucha légèrement le bord de son feutre et parcourut d’un œil tranquille le cercle des comédiens qui lui rendaient son salut.

Il pouvait avoir trente ou trente-cinq ans; des cheveux blonds frisés en spirale encadraient sa tête sanguine et joviale, dont les tons roses tournaient au rouge sous l’impression de l’air et des exercices violents. Ses yeux, d’un bleu dur, brillaient à fleur de tête; son nez, un peu retroussé du bout, se terminait par une facette nettement coupée. Deux petites moustaches rousses, cirées aux pointes et tournées en croc, se tortillaient sous ce nez comme des virgules, faisant symétrie à une royale en feuille d’artichaut. Entre les moustaches et la royale s’épanouissait une bouche dont la lèvre supérieure un peu mince corrigeait ce que l’inférieure, large, rouge et striée de lignes perpendiculaires, aurait pu avoir de trop sensuel. Le menton se rebroussait brusquement, et sa courbe faisait saillir le bouquet de poils de la barbiche. Le front qu’il découvrit en jetant son feutre sur un escabeau présentait des tons blancs et satinés, préservé qu’il était habituellement des ardeurs du soleil par l’ombre du chapeau, et indiquait que ce gentilhomme, avant qu’il eût quitté la cour pour la campagne, devait avoir le teint fort délicat. En somme, la physionomie était agréable, et la gaieté du franc compagnon y tempérait à propos la fierté du noble.

Le costume du nouveau venu montrait par son élégance que du fond de la province le marquis, c’était son titre, n’avait pas rompu ses relations avec les bons faiseurs et les bonnes faiseuses.

Un col de point coupé dégageait son col et se rabattait sur une veste de drap couleur citron agrémentée d’argent, très-courte et laissant déborder entre elle et le haut-de-chausses un flot de linge fin. Les manches de cette veste, ou plutôt de cette brassière, découvraient la chemise jusqu’au coude; le haut-de-chausses bleu, orné d’une sorte de tablier en canons de rubans paille, descendait un peu au-dessous du genou, où des bottes molles ergotées d’éperons d’argent le rejoignaient. Un manteau bleu galonné d’argent, posé sur le coin de l’épaule, et retenu par une ganse, complétait ce costume, un peu trop coquet peut-être pour la saison et le pays, mais que nous justifierons d’un mot: le marquis venait de suivre la chasse avec la belle Yolande, et il s’était adonisé de son mieux, voulant soutenir son ancienne réputation de braverie, car il avait été admiré au Cours-la-Reine parmi les raffinés et les gens du bel air.

«La soupe à mes chiens, un picotin d’avoine à mon cheval, un morceau de pain et de jambon pour moi, un rogaton quelconque à mon piqueur,» dit le marquis jovialement en prenant place au bout de la table, près de la Soubrette, qui, voyant un beau seigneur si bien nippé, lui avait décoché une œillade incendiaire et un sourire vainqueur.

Maître Chirriguirri plaça une assiette d’étain et un gobelet devant le marquis;—la Soubrette, avec la grâce d’une Hébé, lui versa une large rasade, qu’il avala d’un trait. Les premières minutes furent consacrées à réduire au silence les abois d’une faim de chasseur, la plus féroce des faims, égale en âpreté à celle que les Grégeois nomment boulimie; puis le marquis promena son regard autour de la table, et remarqua parmi les comédiens, assis près d’Isabelle, le baron de Sigognac, qu’il connaissait de vue, et qu’il avait croisé en passant avec la chasse devant le char à bœufs.

Isabelle souriait au Baron, qui lui parlait bas, de ce sourire languissant et vague, caresse de l’âme, témoignage de sympathie plutôt qu’expression de gaieté, auquel ne sauraient se méprendre ceux qui ont un peu l’habitude des femmes, et cette expérience ne manquait pas au marquis. La présence de Sigognac dans cette troupe de bohèmes ne le surprit plus; et le mépris que lui inspirait l’équipement délabré du pauvre Baron diminua de beaucoup. Cette entreprise de suivre sa belle sur le chariot de Thespis à travers le hasard des aventures comiques ou tragiques lui parut d’une imaginative galante et d’un esprit délibéré. Il fit un signe d’intelligence à Sigognac pour lui marquer qu’il l’avait reconnu et comprenait son dessein; mais en véritable homme de cour il respecta son incognito, et ne parut plus s’occuper que de la Soubrette, à qui il débitait des galanteries superlatives, moitié vraies, moitié moqueuses, qu’elle acceptait de même avec des éclats de rire propres à montrer jusqu’au gosier sa denture magnifique.

Le marquis, désireux de pousser une aventure qui se présentait si bien, jugea à propos de se dire tout à coup fort épris du théâtre et bon juge en matière de comédie.—Il se plaignit de manquer en province de ce plaisir propre à exercer l’intellect, affiner le langage, augmenter la politesse et perfectionner les mœurs, et, s’adressant au Tyran qui paraissait le chef de la troupe, il lui demanda s’il n’avait pas d’engagements qui l’empêchassent de donner quelques représentations des meilleures pièces de son répertoire au château de Bruyères, où il serait facile de dresser un théâtre dans la grand’salle ou dans l’orangerie.

Le Tyran, souriant d’un air bonasse dans sa large barbe de crin, répondit que rien n’était plus facile, et que sa troupe, une des plus excellentes qui courussent la province, était au service de Sa Seigneurie, depuis le roi jusqu’à la soubrette, ajouta-t-il avec une feinte bonhomie.

«Voilà qui tombe on ne peut mieux, répondit le marquis, et pour les conditions il n’y aura point de difficulté; vous fixerez vous-même la somme; on ne marchande point avec Thalie, laquelle est une muse fort considérée d’Apollon, et aussi bien vue à la cour qu’à la ville et en province, où l’on n’est pas si Topinambou qu’on affecte de le croire à Paris.»

Cela dit, le marquis, après un coup de genou significatif à la Soubrette qui ne s’en effaroucha point, quitta la table, enfonça son feutre jusqu’au sourcil, salua la compagnie de la main, et repartit au milieu des jappements de sa meute; il prenait les devants pour préparer au château la réception des comédiens.

Il se faisait déjà tard, et l’on devait repartir le matin de très-bonne heure, car le château de Bruyères était assez éloigné, et si un cheval barbe peut, par les chemins de traverse, franchir aisément une distance de trois ou quatre lieues, un chariot pesamment chargé et traîné sur une grande route sablonneuse, par des bœufs déjà fatigués, y met un espace de temps beaucoup plus considérable.

Les femmes se retirèrent dans une espèce de soupente, où l’on avait jeté des bottes de paille; les hommes restèrent dans la salle, s’accommodant du mieux qu’ils purent sur les bancs et les escabeaux.

IV.

BRIGANDS POUR LES OISEAUX.

Retournons maintenant à la petite fille que nous avons laissée endormie sur le banc d’un sommeil trop profond pour ne pas être simulé. Son attitude nous semble à bon droit suspecte, et la féroce convoitise, avec laquelle ses yeux sauvages se fixaient sur le collier de perles d’Isabelle demande à ce qu’on surveille ses démarches.

En effet, dès que la porte se fut refermée sur les comédiens, elle souleva lentement ses longues paupières brunes, promena son regard inquisiteur dans tous les coins de la chambre, et quand elle se fut bien assurée qu’il n’y avait plus personne, elle se laissa couler du rebord de la banquette sur ses pieds, se dressa, rejeta ses cheveux en arrière par un mouvement qui lui était familier, et se dirigea vers la porte, qu’elle ouvrit sans faire plus de bruit qu’une ombre. Elle la referma avec beaucoup de précaution, prenant garde que le loquet ne retombât trop brusquement, puis elle s’éloigna à pas lents jusqu’à l’angle d’une haie qu’elle tourna.

Sûre alors d’être hors de vue du logis, elle prit sa course, sautant les fossés d’eau croupie, enjambant les sapins abattus et bondissant sur les bruyères comme une biche ayant une meute après elle. Les longues mèches de sa chevelure lui flagellaient les joues comme des serpents noirs, et parfois, retombant du front, lui interceptaient la vue; alors, sans ralentir la rapidité de son allure, elle les repoussait avec la paume de la main derrière son oreille et faisait un geste d’impatience mutine; mais ses pieds agiles semblaient n’avoir pas besoin d’être guidés par la vue, tant ils connaissaient le chemin.

L’aspect du lieu, autant qu’on pouvait le démêler à la lueur livide d’une lune à moitié masquée et portant pour touret de nez un nuage de velours noir, était particulièrement désolé et lugubre. Quelques sapins, que l’entaille destinée à leur soutirer la résine rendait semblable à des spectres d’arbres assassinés, étalaient leurs plaies rougeâtres sur le bord d’un chemin sablonneux, dont la nuit ne parvenait pas à éteindre la blancheur. Au delà, de chaque côté de la route, s’étendaient les bruyères d’un violet sombre, où flottaient des bancs de vapeurs grisâtres auxquelles les rayons de l’astre nocturne donnaient un air de fantômes en procession, bien fait pour porter la terreur en des âmes superstitieuses ou peu habituées aux phénomènes de la nature dans ces solitudes.

L’enfant, accoutumée sans doute à ces fantasmagories du désert, n’y faisait aucune attention et continuait sa course. Elle arriva enfin à une espèce de monticule couronné de vingt ou trente sapins qui formaient là comme une sorte de bois. Avec une agilité singulière, et qui ne trahissait aucune fatigue, elle franchit l’escarpement assez roide et gagna le sommet du tertre. Debout sur l’élévation, elle promena quelque temps autour d’elle ses yeux pour qui l’ombre ne semblait pas avoir de voiles, et, n’apercevant que l’immensité solitaire, elle mit deux de ses doigts dans sa bouche et poussa, à trois reprises, un de ces sifflements que le voyageur, traversant les bois la nuit, n’entend jamais sans une angoisse secrète, bien qu’il les suppose produits par des chats-huants craintifs ou toute autre bestiole inoffensive.

Une pause séparait chacun des cris, que sans cela l’on eût pu confondre avec les ululations des orfraies, des bondrées et des chouettes, tant l’imitation était parfaite.

Bientôt un monceau de feuilles parut s’agiter, fit le gros dos, se secoua comme une bête endormie qu’on réveille, et une forme humaine se dressa lentement devant la petite.

«C’est toi, Chiquita, dit l’homme. Quelle nouvelle? Je ne t’attendais plus et faisais un somme.»

L’homme qu’avait réveillé l’appel de Chiquita était un gaillard de vingt-cinq ou trente ans, de taille moyenne, maigre, nerveux et paraissant propre à toutes les mauvaises besognes; il pouvait être braconnier, contrebandier, faux-saunier, voleur et coupe-jarret, honnêtes industries qu’il pratiquait les unes après les autres ou toutes à la fois, selon l’occurrence.

Un rayon de lune tombant sur lui d’entre les nuages, comme le jet de lumière d’une lanterne sourde, le détachait en clair du fond sombre des sapins, et eût permis, s’il se fût trouvé là quelque spectateur, d’examiner sa physionomie et son costume d’une truculence caractéristique. Sa face, basanée et cuivrée comme celle d’un sauvage caraïbe, faisait briller par le contraste ses yeux d’oiseau de proie et ses dents d’une extrême blancheur, dont les canines très-pointues ressemblaient à des crocs de jeune loup. Un mouchoir ceignait son front comme le bandeau d’une blessure, et comprimait les touffes d’une chevelure drue, bouclée et rebelle, hérissée en huppe au sommet de la tête; un gilet de velours bleu, décoloré par un long usage et agrémenté de boutons faits de piécettes soudées à une tige de métal, enveloppait son buste; des grègues de toile flottaient sur ses cuisses, et des alpargatas faisaient s’entre-croiser leurs bandelettes autour de ses jambes aussi fermes et sèches que des jambes de cerf. Ce costume était complété par une large ceinture de laine rouge montant des hanches aux aisselles, et entourant plusieurs fois le corps. Au milieu de l’estomac, une bosse indiquait le garde-manger et le trésor du malandrin; et, s’il se fût retourné, on eût pu voir dans son dos, dépassant les deux bords de la ceinture, une immense navaja de Valence, une de ces navajas allongées en poisson, dont la lame se fixe en tournant un cercle de cuivre, et porte sur son acier autant de stries rouges que le brave dont elle est l’arme a commis de meurtres. Nous ne savons combien la navaja d’Agostin comptait de cannelures écarlates, mais à la mine du drôle il était permis, sans manquer à la charité, de les supposer nombreuses.

Tel était le personnage avec qui Chiquita entretenait des relations mystérieuses.

«Eh bien! Chiquita, dit Agostin en passant avec un geste amical sa rude main sur la tête de l’enfant, qu’as-tu remarqué à l’auberge de maître Chirriguirri?

—Il est venu, répondit la petite, un chariot plein de voyageurs; on a porté cinq grands coffres sous le hangar, qui semblaient assez lourds, car il fallait deux hommes pour chacun.

—Hum! fit Agostin, quelquefois les voyageurs mettent des cailloux dans leurs bagages pour se créer de la considération auprès des hôteliers; cela s’est vu.

—Mais, répondit Chiquita, les trois jeunes dames qui sont avec eux ont des galons en passementeries d’or sur leurs habits. L’une d’elles, la plus jolie, a autour du coup un rang de gros grains blancs d’une couleur argentée, et qui brillent à la lumière; oh! c’est bien beau! bien magnifique!

—Des perles! bon cela, dit entre ses dents le bandit, pourvu qu’elles ne soient pas fausses! On travaille d’un si merveilleux goût à Murano, et les galants du jour ont des morales si relâchées!

—Mon bon Agostin, poursuivit Chiquita d’un ton de voix câlin, si tu coupes le cou à la belle dame, tu me donneras le collier.

—Cela t’irait bien, en effet, et congruerait merveilleusement à ta tignasse ébouriffée, à ta chemise en toile à torchon et à ta jupe jaune-serin.

—J’ai fait si souvent le guet pour toi, j’ai tant couru afin de t’avertir quand le brouillard s’élevait de terre, et que la rosée mouillait mes pauvres pieds nus. T’ai-je jamais fait attendre ta nourriture dans tes cachettes, même lorsque la fièvre me faisait claquer du bec comme une cigogne au bord d’un marécage et que je pouvais à peine me traîner à travers les halliers et les broussailles?

—Oui, répondit le brigand, tu es brave et fidèle; mais nous ne le tenons pas encore, ce collier. Combien as-tu compté d’hommes?

—Oh! beaucoup. Un gros et fort, avec une large barbe au milieu du visage; un vieux, deux maigres, un qui a l’air d’un renard et un autre qui semble un gentilhomme, bien qu’il ait des habits mal en point.

—Six hommes, fit Agostin devenu rêveur en supputant sur ses doigts. Hélas! ce nombre ne m’eût pas effrayé autrefois; mais je reste seul de ma bande. Ont-ils des armes, Chiquita?

—Le gentilhomme a son épée et le grand maigre sa rapière.

—Pas de pistolets, ni d’arquebuse?

—Je n’en ai pas vu, reprit Chiquita, à moins qu’ils ne les aient laissés dans le chariot, mais Chirriguirri ou la Mionnette m’aurait fait signe.

—Allons, risquons le coup, et dressons l’embuscade, dit Agostin en prenant sa résolution. Cinq coffres, des broderies d’or, un collier de perles. J’ai travaillé pour moins.»

Le brigand et la petite fille entrèrent dans le bois de sapins;

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Oui, répondit le brigand, tu es brave et fidèle... (Page 72.)

et, parvenus à l’endroit le plus secret, ils se mirent activement à déranger des pierres et des brassées de broussailles, jusqu’à ce qu’ils eussent mis à nu cinq ou six planches saupoudrées de terre. Agostin souleva les planches, les jeta de côté, et descendit jusqu’à mi-corps dans la noire ouverture qu’elles laissaient béante. Était-ce l’entrée d’un souterrain ou d’une caverne, retraite ordinaire du brigand? la cachette où il serrait les objets volés? l’ossuaire où il entassait les cadavres de ses victimes?

Cette dernière supposition eût paru la plus vraisemblable au spectateur, si la scène eût eu d’autres témoins que les choucas perchés dans la sapinière.

Agostin se courba, parut fouiller au fond de la fosse, se redressa tenant entre les bras une forme humaine d’une roideur cadavérique, qu’il jeta sans cérémonie sur le bord du trou. Chiquita ne parut éprouver aucune frayeur à cette exhumation étrange, et tira le corps par les pieds à quelque distance de la fosse, avec plus de force que sa frêle apparence ne permettait d’en supposer. Agostin, continuant son lugubre travail, sortit encore de cet Haceldama cinq cadavres que la petite fille rangea auprès du premier, souriant comme une jeune goule prête à faire ripaille dans un cimetière. Cette fosse ouverte, ce bandit arrachant à leur repos les restes de ses victimes, cette petite fille aidant à cette funèbre besogne, tout cela sous l’ombre noire des sapins, composait un tableau fait pour inspirer l’effroi aux plus braves.

Le bandit prit un des cadavres, le porta sur la crête de l’escarpement, le dressa, et le fit tenir debout en fichant en terre le pieu auquel le corps était lié. Ainsi maintenu, le cadavre singeait assez à travers l’ombre l’apparence d’un homme vivant.

«Hélas! à quoi en suis-je réduit par le malheur des temps, dit Agostin avec un han de saint Joseph. Au lieu d’une bande de vigoureux drôles, maniant le couteau et l’arquebuse comme des soldats d’élite, je n’ai plus que des mannequins couverts de guenilles, des épouvantails à voyageurs, simples comparses de mes exploits solitaires! Celui-ci, c’était Matasierpes, le vaillant Espagnol, mon ami de cœur, un garçon charmant, qui avec sa navaja traçait des croix sur la figure des gavaches aussi proprement qu’avec un pinceau trempé dans du rouge; bon gentilhomme d’ailleurs, hautain comme s’il était issu de la propre cuisse de Jupiter, présentant le coude aux dames pour descendre de coche et détroussant les bourgeois d’une façon grandiose et royale! Voilà sa cape, sa golille et son sombrero à plume incarnadine que j’ai pieusement dérobés au bourreau comme des reliques, et dont j’ai revêtu l’homme de paille qui remplace ce jeune héros digne d’un meilleur sort. Pauvre Matasierpes! cela le contrariait d’être pendu, non qu’il se souciât du trépas, mais comme noble, il prétendait avoir le droit d’être décapité. Par malheur, il ne portait pas sa généalogie dans sa poche, et il lui fallut expirer perpendiculairement.»

Retournant près de la fosse, Agostin prit un autre mannequin coiffé d’un béret bleu:

«Celui-là, c’est Isquibaïval, un fameux, un vaillant, plein de cœur à l’ouvrage, mais il avait quelquefois trop de zèle et se laissait aller à tout massacrer: il ne faut pas détruire la pratique, que diable! Du reste, peu âpre au butin, toujours content de sa part. Il dédaignait l’or et n’aimait que le sang; brave nature! Et quelle belle attitude il eut sous la barre du tortionnaire, lorsqu’il fut roué en pleine place d’Orthez! Régulus et saint Barthélemy ne firent pas meilleure contenance dans les tourments. C’était ton père, Chiquita, honore sa mémoire et dis une prière pour le repos de son âme.»

La petite fit un signe de croix, et ses lèvres s’agitèrent comme murmurant les paroles sacrées.

Le troisième épouvantail avait le pot en tête et rendait entre les bras d’Agostin un bruit de ferraille. Un plastron de fer luisait vaguement sur son buffle en lambeaux, et des targettes brimballaient sur ses cuisses. Le bandit fourbit l’armure de sa manche pour lui rendre son éclat.

«Un éclair de métal qui flamboie dans l’ombre inspire parfois une terreur salutaire. On croit avoir affaire à des gens d’armes en vacance. Un vieux routier, celui-là! travaillant sur le grand chemin comme sur le champ de bataille, avec sang-froid, méthode et discipline. Une pistolade en pleine figure me le ravit. Quelle irréparable perte! Mais je vengerai bien sa mort!»

Le quatrième fantôme, drapé d’un manteau en dents de scie, fut comme les autres honoré d’une oraison funèbre. Il avait rendu l’âme à la question, ne voulant pas convenir, par modestie, de ses hauts faits, et refusant avec une constance héroïque de livrer les noms de ses camarades à la justice trop curieuse.

Le cinquième, représentant Florizel de Bordeaux, n’obtint pas de myriologie d’Agostin, mais un simple regret mêlé d’espérance. Florizel, la main la plus légère de la province pour tirer sur les ponts la soie ou la laine, ne se balançait pas comme les autres, moins heureux, aux chaînes du gibet, lavé de la pluie et piqué des corbeaux. Il voyageait aux frais de l’État sur les galères du roi dans les mers océanes et méditerranées. Ce n’était qu’un filou parmi des brigands, un renard dans une bande de loups; mais il avait des dispositions, et, perfectionné à l’école de la chiourme, il pouvait devenir un sujet d’importance; on n’est pas parfait du premier coup. Agostin attendait impatiemment que cet aimable personnage s’échappât du bagne et lui revînt.

Gros et court, vêtu d’une souquenille cerclée par une large ceinture de cuir, coiffé d’un chapeau à larges bords, le sixième mannequin fut planté un peu en avant des autres comme un chef d’escouade.

«Tu mérites cette place d’honneur, fit Agostin en s’adressant à l’épouvantail, patriarche du grand chemin, Nestor de la tire, Ulysse de la pince et du croc, ô grand Lavidalotte, mon guide et mon maître, toi qui me reçus parmi les chevaliers de la belle Étoile, et qui, de mauvais écolier que j’étais, me fis bandit émérite. Tu m’appris à parler le narquois, à me déguiser de vingt manières diverses, comme feu Protéus quand il était pressé des gens; à ficher le couteau dans le nœud d’une planche à trente pas de distance; à moucher une chandelle d’un coup de pistolet; à passer comme la bise à travers les serrures; à me promener invisible par les logis, de même que si j’eusse eu une main de gloire en ma possession; à trouver les cachettes les plus absconses, et cela sans baguette de coudrier! Que de bonnes doctrines j’ai reçues de toi, grand homme! et comme tu me fis voir, par raisons éloquemment déduites, que le travail était fait pour les sots! Pourquoi faut-il que la fortune marâtre t’ait réduit à mourir de faim dans cette caverne, dont les issues étaient gardées et où les sergents n’osaient pénétrer; car nul ne se soucie, pour brave qu’il soit, d’affronter le lion en son antre même; mourant, il peut encore abattre cinq ou six compagnons, de sa griffe ou de sa dent! Allons, toi à qui, indigne, j’ai succédé, commande sagement cette petite troupe chimérique et fallote, ces mannequins spectres des braves que nous avons perdus, et qui, bien que défunts, rempliront encore, comme le Cid mort, leur office de vaillants. Vos ombres, glorieux bandits, suffiront à détrousser ces bélîtres.»

Sa besogne terminée, le bandit alla se planter sur la route pour juger de l’effet de la mascarade. Les brigands de paille avaient l’air suffisamment horrifique et féroce, et l’œil de la peur pouvait s’y tromper dans l’ombre de la nuit ou le crépuscule du matin, à cette heure louche où les vieux saules, avec leurs tronçons de branches, prennent au rebord des fossés la physionomie d’hommes vous montrant le poing ou brandissant des coutelas.

«Agostin, dit Chiquita, tu as oublié d’armer tes mannequins!

—C’est vrai, répondit le brigand. A quoi donc pensais-je? Les plus beaux génies ont leurs distractions; mais cela peut se réparer.»

Et il mit au bout de ces bras inertes de vieux fûts d’arquebuses, des épées rouillées, ou même de simples bâtons couchés en joue; avec cet arsenal, la troupe avait au bord des talus un aspect suffisamment formidable.

«Comme la traite est longue du village à la dînée, ils partiront sans doute à trois heures du matin; et quand ils passeront devant l’embuscade, l’aube commencera à poindre, instant favorable, car il ne faut à nos hommes ni trop de lumière, ni trop d’ombre. Le jour les trahirait, la nuit les cacherait. En attendant, faisons un somme. Le grincement des roues non graissées du chariot, ce bruit qui met en fuite les loups épouvantés, s’entend de loin et nous réveillera. Nous autres qui ne dormons jamais que d’un œil comme les chats, nous serons bien vite sur pied.»

Cela dit, Agostin s’étendit sur quelques jonchées de bruyères. Chiquita s’allongea près de lui pour profiter de la capa de muestra valencienne qu’il s’était jetée dessus comme couverture, et procurer un peu de chaleur à ses pauvres petits membres tremblants de fièvre. Bientôt la tiédeur l’envahit, ses dents cessèrent de claquer, et elle partit pour le pays des songes. Nous devons avouer que dans ses rêves enfantins ne voletaient pas de beaux chérubins roses cravatés d’ailes blanches, ne bêlaient pas des moutons savonnés et ornés de faveurs, ne s’élevaient pas des palais de caramel à colonnes d’angélique. Non, Chiquita voyait la tête coupée d’Isabelle qui tenait entre ses dents le collier de perles, et, sautant par bonds désordonnés et brusques, cherchait à le dérober aux mains tendues de l’enfant. Ce rêve agitait Chiquita, et Agostin, à demi réveillé aux soubresauts, murmurait parmi un ronflement:

«Si tu ne te tiens pas tranquille, je t’envoie, d’un coup de pied, au bas du talus, gigoter avec les grenouilles.»

Chiquita, qui savait Agostin homme de parole, se le tint pour dit et ne bougea plus. Le souffle de leurs respirations égales fut bientôt le seul bruit qui trahît la présence d’êtres vivants dans cette morne solitude.

Le brigand et sa petite complice buvaient à pleines gorgées à la coupe noire du sommeil, au milieu de la lande, quand à l’auberge du Soleil bleu le bouvier, frappant le sol de son aiguillon, vint avertir les comédiens qu’il était temps de se mettre en route.

On s’arrangea comme on put dans le chariot, sur les malles qui formaient des angles désordonnés, et le Tyran se compara au sieur Polyphème, couché sur une crête de montagne, ce qui ne l’empêcha pas de ronfler bientôt comme un chantre; les femmes s’étaient blotties au fond, sous la banne, où les toiles ployées des décors représentaient une espèce de matelas, comparativement moelleux. Malgré le grincement affreux des roues, qui sanglotaient, miaulaient, rauquaient, râlaient, tout le monde s’endormit d’un sommeil pénible, entremêlé de rêves incohérents et bizarres, où les bruits du chariot se transformaient en ululations de bêtes féroces ou en cris d’enfants égorgés.

Sigognac, l’esprit agité par la nouveauté de l’aventure et le tumulte de cette vie bohémienne, si différente du silence claustral de son château, marchait à côté du char. Il songeait aux grâces adorables d’Isabelle, dont la beauté et la modestie semblaient plutôt d’une demoiselle née que d’une comédienne errante, et il s’inquiétait de savoir comment il s’y prendrait pour s’en faire aimer, ne se doutant pas que la chose était déjà faite, et que la douce créature, touchée au plus tendre de l’âme, n’attendait pour lui donner son cœur autre chose, sinon qu’il le lui demandât. Le timide Baron arrangeait dans sa tête une foule d’incidents terribles ou romanesques, de dévouements comme on en voit dans les livres de chevalerie pour amener ce formidable aveu dont la pensée seule lui serrait la gorge; et cependant cet aveu qui lui coûtait tant, la flamme de ses yeux, le tremblement de sa voix, ses soupirs mal étouffés, l’empressement un peu gauche dont il entourait Isabelle, les réponses distraites qu’il faisait aux comédiens, l’avaient déjà prononcé de la façon la plus claire. La jeune femme, quoiqu’il ne lui eût pas dit un mot d’amour, ne s’y était pas trompée.

Le matin commençait à grisonner. Une étroite bande de lumière pâle s’allongeait au bord de la plaine, dessinant en noir d’une manière distincte, malgré l’éloignement, les bruyères frissonnantes et même la pointe des herbes. Quelques flaques d’eau, égratignées par le rayon, brillaient çà et là comme les morceaux d’une glace brisée. De légers bruits s’éveillaient, et des fumées montaient dans l’air tranquille, révélant à de grandes distances la reprise de l’activité humaine au milieu de ce désert. Sur la zone lumineuse, dont la teinte tournait au rose, une forme bizarre se profilait, qui de loin ressemblait à un compas tenu par un géomètre invisible et mesurant la lande. C’était un berger monté sur ses échasses, marchant à pas de faucheux à travers les marécages et les sables.

Ce spectacle n’était pas nouveau pour Sigognac, et il y faisait peu d’attention, mais, si fort qu’il fût enfoncé dans sa rêverie, il ne put s’empêcher d’être préoccupé par un petit point brillant qui scintillait sous l’ombre encore fort noire du bouquet de sapins où nous avons laissé Agostin et Chiquita. Ce ne pouvait être une luciole; la saison où l’amour illumine les vers luisants de son phosphore était passée depuis plusieurs mois. Était-ce l’œil d’un oiseau de nuit borgne? car il n’y avait qu’un point lumineux. Cette supposition ne satisfaisait pas Sigognac; on eût dit le pétillement d’une mèche d’arquebuse allumée.

Cependant le chariot marchait toujours, et, en se rapprochant de la sapinière, Sigognac crut démêler sur le bord de l’escarpement une rangée d’êtres bizarres plantés comme en embuscade et dont les premiers rayons du soleil levant ébauchaient vaguement les formes; mais, à leur parfaite immobilité, il les prit pour de vieilles souches et se prit à rire en lui-même de son inquiétude, et il n’éveilla pas les comédiens comme il en avait d’abord eu l’idée.

Le chariot fit encore quelques tours de roue. Le point brillant

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La bourse ou la vie! (Page 79.)

sur lequel Sigognac tenait toujours les yeux fixés se déplaça. Un long jet de feu sillonna un flot de fumée blanchâtre; une forte détonation se fit entendre, et une balle s’aplatit sous le joug des bœufs, qui se jetèrent brusquement de côté, entraînant le chariot qu’un tas de sable retint heureusement au bord du fossé.

A la détonation et à la secousse, toute la troupe s’éveilla en sursaut; les jeunes femmes se mirent à pousser des cris aigus. La vieille seule, faite aux aventures, garda le silence et prudemment glissa deux ou trois doublons serrés dans sa ceinture entre son bas et la semelle de son soulier.

Debout, à la tête du char d’où les comédiens s’efforçaient de sortir, Agostin, sa cape de Valence roulée sur son bras, sa navaja au poing, criait d’une voix tonnante:

«La bourse ou la vie! toute résistance est inutile; au moindre signe de rébellion ma troupe va vous arquebuser!»

Pendant que le bandit posait son ultimatum de grand chemin, le Baron, dont le généreux cœur ne pouvait admettre l’insolence d’un pareil maroufle, avait tranquillement dégainé et fondait sur lui l’épée haute. Agostin parait les bottes du Baron avec son manteau et épiait l’occasion de lui lancer sa navaja; appuyant le manche du couteau à la saignée, et, balançant le bras d’un mouvement sec, il envoya la lame au ventre de Sigognac, à qui bien en prit de n’être pas obèse. Une légère retraite de côté lui fit éviter la pointe meurtrière; la lame alla tomber à quelques pas plus loin. Agostin pâlit, car il était désarmé, et il savait que sa troupe d’épouvantail ne pouvait lui être d’aucun secours. Cependant, comptant sur un effet de terreur, il cria: «Feu! vous autres!» Les comédiens, craignant l’arquebusade, firent un moment de retraite et se réfugièrent derrière le chariot, où les femmes piaillaient comme des geais plumés vifs. Sigognac lui-même, malgré son courage, ne put s’empêcher de baisser un peu la tête.

Chiquita, qui avait suivi toute la scène, cachée par un buisson dont elle écartait les branches, voyant la périlleuse situation de son ami, rampa comme une couleuvre sur la poudre du chemin, ramassa le couteau sans qu’on prît garde à elle, et, se redressant d’un bond, remit la navaja au bandit. Rien n’était plus fier et plus sauvage que l’expression qui rayonnait sur la tête pâle de l’enfant; des éclairs jaillissaient de ses yeux sombres, ses narines palpitaient comme des ailes d’épervier, ses lèvres entr’ouvertes laissaient voir deux rangées de dents féroces comme celles qui luisent dans le rictus d’un animal acculé. Toute sa petite personne respirait indomptablement la haine et la révolte.

Agostin balança une seconde fois le couteau, et peut-être le baron de Sigognac eût-il été arrêté au début de ses aventures, si une main de fer n’avait saisi fort opportunément le poignet du bandit. Cette main, serrant comme un étau dont on tourne la vis, écrasait les muscles, froissait les os, faisait gonfler les veines et venir le sang dans les ongles. Agostin essaya de se débarrasser par des secousses désespérées; il n’osait se retourner, car le Baron l’eût lardé dans le dos, et il parait encore les coups de son bras gauche, et pourtant il sentait que sa main prise s’arracherait de son bras avec ses nerfs s’il persistait à la délivrer. La douleur devint si violente, que ses doigts engourdis s’entr’ouvrirent et lâchèrent l’arme.

C’était le Tyran qui, passant derrière Agostin, avait rendu ce bon office à Sigognac. Tout à coup il poussa un cri:

«Mordions! est-ce qu’une vipère me pique; j’ai senti deux crocs pointus m’entrer dans la jambe.»

En effet, Chiquita lui mordait le mollet comme un chien pour le faire retourner; le Tyran, sans lâcher prise, secoua la petite fille et l’envoya rouler à dix pas sur le chemin. Le Matamore, reployant ses longs membres articulés comme ceux d’une sauterelle, se baissa, ramassa le couteau, le ferma et le mit dans sa poche.

Pendant cette scène, le soleil émergeait petit à petit de l’horizon; une portion de son disque d’or rose se montrait au-dessus de la ligne des landes, et les mannequins, sous ce rayon véridique, perdaient de plus en plus leur apparence humaine.

«Ah çà! il paraît, dit le Pédant, que les arquebuses de ces messieurs ont fait long feu à cause de l’humidité de la nuit. En tout cas, ils ne sont guère braves, car ils laissent leur chef dans l’embarras et ne bougent non plus que des Termes mythologiques!

—Ils ont de bonnes raisons pour cela, répliqua le Matamore en escaladant le talus, ce sont des hommes de paille habillés de guenilles, armés de ferrailles, excellents pour éloigner les oiseaux des cerises et des raisins.»

En six coups de pied il fit rouler au milieu de la route les six grotesques fantoches qui s’épatèrent sur la poudre avec ces gestes irrésistiblement comiques de marionnettes dont on a abandonné les fils. Ainsi disloqués et aplatis, les mannequins parodiaient d’une façon aussi bouffonne que sinistre les cadavres étalés sur les champs de bataille.

«Vous pouvez descendre, mesdames, dit le Baron aux comédiennes, il n’y a plus rien à craindre; ce n’était qu’un péril en peinture.»

Désolé du mauvais succès d’une ruse qui habituellement lui réussissait, tant est grande la couardise des gens, et tant la peur grossit les objets, Agostin penchait la tête d’un air piteux. Près de lui se tenait Chiquita effarée, hagarde et furieuse comme un oiseau de nuit surpris par le jour. Le bandit craignait que les comédiens, qui étaient en nombre, ne lui fissent un mauvais parti ou ne le livrassent à la justice; mais la farce des mannequins les avait mis en belle humeur, et ils s’esclaffaient de rire comme un cent de mouches. Le rire n’est point cruel de sa nature; il distingue l’homme de la bête, et il est, suivant Homérus, l’apanage des dieux immortels et bienheureux qui rient olympiennement tout leur saoul pendant les loisirs de l’éternité.

Aussi le Tyran, qui était bonasse de sa nature, desserra-t-il les doigts, et tout en maintenant le bandit, lui dit-il de sa grosse voix tragique, dont il gardait parfois les intonations dans le langage familier:

«Drôle, tu as fait peur à ces dames, et pour cela tu mériterais d’être pendu haut et court; mais si, comme je le crois, elles te font grâce, car ce sont de bonnes âmes, je ne te conduirai pas au prévôt. Le métier d’argousin ne me ragoûte pas; je ne tiens pas à pourvoir la potence de gibier. D’ailleurs, ton stratagème est assez picaresque et comique. C’est un bon tour pour extorquer des pistoles aux bourgeois poltrons. Comme acteur expert aux ruses et subterfuges, je l’apprécie, et ton imaginative m’induit à l’indulgence. Tu n’es point platement et bestialement voleur, et ce serait dommage de t’interrompre en une si belle carrière.

—Hélas! répondit Agostin, je n’ai pas le choix d’une autre, et suis plus à plaindre que vous ne pensez; il ne reste plus que moi de ma troupe aussi bien composée naguère que la vôtre; le bourreau m’a pris mes premiers, seconds et troisièmes rôles; il faut que je joue tout seul ma pièce sur le théâtre du grand chemin, affectant des voix diverses, habillant des mannequins pour faire croire que je suis soutenu par une bande nombreuse. Ah! c’est un sort plein de mélancolie! Avec cela il ne passe personne sur ma route, elle est si mal famée, si coupée de fondrières, si dure aux piétons, chevaux et carrosses; elle ne vient de nulle part et ne mène à rien; mais je n’ai pas le moyen d’en acheter une meilleure. Chaque chemin un peu fréquenté a sa compagnie. Les fainéants qui travaillent s’imaginent que tout est rose dans la vie du voleur; il y a beaucoup de chardons. Je voudrais bien être honnête; mais comment me présenter aux portes des villes avec une mine si truculente et une toilette si sauvagement déguenillée! Les dogues me sauteraient aux jambes et les sergents au collet, si j’en avais un. Voilà mon coup manqué, un coup bien machiné, monté bien soigneusement, qui devait me faire vivre deux mois et me donner de quoi acheter une capeline à cette pauvre Chiquita. Je n’ai pas de bonheur, et suis né sous une étoile enragée. Hier, j’ai dîné en serrant ma ceinture d’un cran. Votre courage intempestif m’ôte le pain de la bouche, et puisque je n’ai pu vous voler, au moins faites-moi l’aumône.

—C’est juste, répondit le Tyran, nous t’empêchons d’exercer ton industrie, et nous te devons un dédommagement. Tiens, voilà deux pistoles pour boire à notre santé.»

Isabelle prit dans le chariot un grand morceau d’étoffe dont elle fit présent à Chiquita. «Oh! c’est le collier de grains blancs que je voudrais,» dit l’enfant avec un regard d’ardente convoitise. La comédienne le défit et le passa au cou de la petite voleuse éperdue et ravie. Chiquita roulait en silence les grains blancs sous ses doigts brunis, penchant la tête et tâchant d’apercevoir le collier sur sa petite poitrine maigre, puis elle releva brusquement sa tête, secoua ses cheveux en arrière, fixa ses yeux étincelants sur Isabelle, et dit avec un accent profond et singulier:

«Vous êtes bonne; je ne vous tuerai jamais!»

D’un bond, elle franchit le fossé, courut jusqu’à un petit tertre où elle s’assit, contemplant son trésor.

Pour Agostin, après avoir salué, il ramassa ses mannequins démantibulés, les reporta dans la sapinière, et les inhuma de nouveau pour une meilleure occasion. Le chariot que le bouvier avait rejoint, car à la détonation de l’arquebuse il s’était bravement enfui, laissant ses voyageurs se débrouiller comme ils l’entendraient, se remit pesamment en marche.

La Duègne retira les doublons de ses souliers et les réintégra mystérieusement au fond de sa pochette.

«Vous vous êtes conduit comme un héros de roman, dit Isabelle à Sigognac, et sous votre sauvegarde on voyage en sûreté; comme vous avez bravement poussé ce bandit que vous deviez croire soutenu par une bande bien armée!

—Ce péril était bien peu de chose, à peine une algarade, répondit modestement le Baron; pour vous protéger je fendrais des géants du crâne à la ceinture, je mettrais en déroute tout un ost de Sarrasins, je combattrais parmi des tourbillons de flamme et de fumée des orques, des endriagues et des dragons, je traverserais des forêts magiques, pleines d’enchantements, je descendrais aux enfers comme Énéas et sans rameau d’or. Aux rayons de vos beaux yeux tout me deviendrait facile, car votre présence ou votre pensée seulement m’infuse quelque chose de surhumain.»

Cette rhétorique était peut-être un peu exagérée, et, comme dirait Longin, asiatiquement hyperbolique, mais elle était sincère. Isabelle ne douta pas un instant que Sigognac n’accomplît en son honneur toutes ces fabuleuses prouesses, dignes d’Amadis des Gaules, d’Esplandion et de Florimart d’Hyrcanie. Elle avait raison; le sentiment le plus vrai dictait ces emphases au Baron, d’heure en heure plus épris. L’amour ne trouve jamais pour s’exprimer de termes assez forts. Sérafine, qui avait entendu les phrases de Sigognac, ne put s’empêcher de sourire, car toute jeune femme trouve volontiers ridicules les protestations d’amour qu’on adresse à une autre, et qui, en changeant de route, lui sembleraient les plus naturelles du monde. Elle eut un instant l’idée d’essayer le pouvoir de ses charmes et de disputer Sigognac à son amie; mais cette velléité dura peu. Sans être précisément intéressée, Sérafine se disait que la beauté était un diamant qui devait être enchâssé dans l’or. Elle possédait le diamant, mais l’or manquait, et le Baron était si désastreusement râpé, qu’il ne pouvait fournir ni la monture, ni même l’écrin. La grande coquette rengaîna donc l’œillade préparée, se disant que de telles amourettes étaient bonnes seulement pour des ingénues, et non pour des premiers rôles, et elle reprit sa mine détachée et sereine.

Le silence s’établit dans le chariot, et le sommeil commençait à jeter du sable sous les paupières des voyageurs, lorsque le bouvier dit:

«Voilà le château de Bruyères!»

V.

CHEZ MONSIEUR LE MARQUIS.

Aux rayons d’une belle matinée, le château de Bruyères se développait de la façon la plus avantageuse du monde. Les domaines du marquis, situés sur l’ourlet de la lande, se trouvaient en pleine terre végétale, et le sable infertile poussait ses dernières vagues blanches contre les murailles du parc. Un air de prospérité, formant un parfait contraste avec la misère des alentours, réjouissait agréablement la vue dès qu’on y mettait le pied; c’était comme une île Macarée au milieu d’un océan de désolation.

Un saut-de-loup, revêtu d’un beau parement de pierre, déterminait l’enceinte du château sans le masquer. Dans un fossé miroitait en carreaux verts une eau brillante et vive dont aucune herbe aquatique n’altérait la pureté, et qui témoignait d’un soigneux entretien. Pour la traverser se présentait un pont de briques et de pierre assez large pour que deux carrosses y pussent rouler de front, et garni de garde-fous à balustres. Ce pont aboutissait à une magnifique grille en fer battu, vrai monument en serrurerie que l’on aurait cru façonné du propre marteau de Vulcain. Les portes s’accrochaient à deux piliers de métal quadrangulaires, travaillés et fouillés à jour, simulant un ordre d’architecture et portant une architrave au-dessus de laquelle s’épanouissait un buisson de rinceaux contournés, d’où partaient des feuillages et des fleurs se recourbant avec des symétries antithétiques. Au centre de ce fouillis ornemental rayonnait le blason du marquis, qui portait d’or à la fasce bretessée et contre-bretessée de gueules, avec deux hommes sauvages pour support. De chaque côté de la grille se hérissaient sur des volutes en accolades pareilles a ces traits de plume que les calligraphes tracent sur le vélin, des artichauts de fer aux feuilles aiguës, destinés à empêcher les maraudeurs agiles de sauter du pont sur le terre-plein intérieur par les angles de la grille. Quelques fleurs et quelques ornements dorés, se mêlant d’une manière discrète à la sévérité du métal, ôtaient à cette serrurerie son aspect défensif pour ne lui laisser qu’une apparence de richesse élégante. C’était une entrée presque royale, et quand un valet à la livrée du marquis en eut ouvert les portes, les bœufs qui traînaient le chariot hésitèrent à la franchir, comme éblouis par ces magnificences et honteux de leur rusticité. Il fallut une piqûre d’aiguillon pour les décider. Ces braves bêtes trop modestes ne savaient pas que labourage est nourricier de noblesse.

En effet, par une grille semblable, il n’eût dû entrer que des carrosses à trains dorés, à caisses drapées de velours, à portières avec glaces de Venise ou mantelets en cuir de Cordoue; mais la comédie a ses priviléges, et le char de Thespis pénètre partout.

Une allée sablée de la largeur du pont conduisait au château, traversant un jardin ou parterre planté selon la dernière mode. Des bordures de buis rigoureusement taillées y dessinaient des cadres ou se déployaient, comme sur une pièce de damas, des ramages de verdure d’une symétrie parfaite. Les ciseaux du jardinier ne permettaient pas à une feuille de dépasser l’autre, et la nature, malgré ses rébellions, était obligée de s’y faire l’humble servante de l’art. Au milieu de chaque compartiment, se dressait dans une attitude mythologique et galante, une statue de déesse ou de nymphe en style flamand italianisé. Des sables de diverses couleurs servaient de fond à ces dessins végétaux qu’on n’eût pas plus régulièrement tracés sur le papier.

A la moitié du jardin une allée de même largeur se croisait avec la première, non pas à angles droits, mais en aboutissant à une sorte de rond-point dont le centre était occupé par une pièce d’eau, ornée d’une rocaille servant de piédestal à un Triton enfant qui soufflait une fusée de cristal liquide avec sa conque.

Sur les côtés du parterre régnaient des charmilles palissadées, tondues à vif et que l’automne commençait à dorer. Une industrie savante avait fait de ces arbres, qu’il eût été difficile de reconnaître pour tels, un portique à arcades qui laissaient par leurs baies apercevoir des perspectives et des fuites ménagées à souhait pour le plaisir des yeux sur les campagnes environnantes.

Le long de l’allée principale, des ifs taillés en pyramides, en boules, en pots à feu, alternés de distance en distance, découpaient leur feuillage sombre toujours vert et se tenaient rangés comme une haie de serviteurs sur le passage des hôtes.

Toutes ces magnificences émerveillaient au plus haut degré les pauvres comédiens, qui, rarement, avaient été admis en de pareils séjours. Sérafine, guignant ces splendeurs du coin de l’œil, se promettait bien de couper l’herbe sous le pied à la Soubrette et de ne pas permettre à l’amour du marquis de déroger; cet Alcandre lui semblait revenir de droit à la grande coquette. Depuis quand voit-on la suivante avoir la préséance sur la dame? La Soubrette, sûre de ses charmes, niés des femmes mais reconnus des hommes sans conteste, se regardait déjà presque comme chez elle, non sans raison; elle se disait que le marquis l’avait particulièrement distinguée, et que d’une œillade assassine adressée en plein cœur lui venait subitement ce goût de comédie. Isabelle, qu’aucune visée ambitieuse ne préoccupait, tournait la tête vers Sigognac assis derrière elle dans le chariot, où une sorte de pudeur l’avait fait se réfugier, et de son vague et charmant sourire elle cherchait à dissiper l’involontaire mélancolie du Baron. Elle sentait que le contraste du riche château de Bruyères et du misérable castel de Sigognac devait produire une impression douloureuse sur l’âme du pauvre gentilhomme, réduit par la mauvaise fortune à suivre les aventures d’une charretée de comédiens errants, et avec son doux instinct de femme, elle jouait tendrement autour de ce brave cœur blessé, digne en tout point d’une meilleure chance.

Le Tyran remuait dans sa tête, comme des billes dans un sac, le chiffre des pistoles qu’il demanderait pour gage de sa troupe, ajoutant un zéro à chaque tour de roue. Blazius le Pédant, passant sa langue de Silène sur ses lèvres altérées d’une soif inextinguible, songeait libidineusement aux muids, quartauts et poinçons de vin des meilleurs crus que devaient contenir les celliers du château. Le Léandre, raccommodant d’un petit peigne d’écaille l’économie un peu compromise de sa perruque, se demandait, avec un battement de cœur, si ce féerique manoir renfermait une châtelaine. Question d’importance! Mais la mine hautaine et bravache, quoique joviale du marquis, modérait un peu les audaces qu’il se permettait déjà en imagination.

Rebâti à neuf sous le règne précédent, le château de Bruyères se déployait en perspective au bout du jardin dont il occupait presque toute la largeur. Le style de son architecture rappelait celui des hôtels de la place Royale de Paris. Un grand corps de logis et deux ailes revenant en équerre, de façon à former une cour d’honneur, composaient une ordonnance fort bien entendue et majestueuse sans ennui. Les murs de briques rouges reliés aux angles de chaînes en pierre faisaient ressortir les cadres des fenêtres également taillés dans une belle pierre blanche. Des linteaux de même matière accusaient la division des étages au nombre de trois. Au claveau des fenêtres, une tête de femme sculptée, à joues rebondies, à coiffure attifée coquettement, souriait d’un air de bonne humeur et de bienvenue. Des balustres pansus soutenaient l’appui des balcons. Les vitres nettes, brillantes, laissaient, à travers la scintillation du soleil levant qu’elles réfléchissaient, transparaître vaguement d’amples rideaux de riches étoffes.

Pour rompre la ligne du corps de logis central, l’architecte, habile élève d’Androuet du Cerceau, avait projeté en saillie une sorte de pavillon plus orné que le reste de l’édifice et contenant la porte d’entrée où l’on accédait par un perron. Quatre colonnes couplées d’ordre rustique, aux assises alternativement rondes et carrées, ainsi qu’on en voit dans les peintures du sieur Pierre-Paul Rubens, si fréquemment employé par la reine Marie de Médicis, supportaient une corniche blasonnée, comme la grille, des armes du marquis et formant la plate-forme d’un grand balcon à balustrade de pierre, sur lequel s’ouvrait la maîtresse fenêtre du grand salon. Des bossages vermiculés à refends ornaient les jambages et l’arcade de la porte fermée de deux vantaux de chêne curieusement sculpté et verni dont les ferrures luisaient comme de l’acier ou de l’argent.

Les hauts toits d’ardoises délicatement imbriquées et papelonnées traçaient sur le ciel clair des lignes agréablement correctes, qu’interrompaient avec symétrie de grands corps de cheminées, sculptés sur chaque face de trophées et autres attributs. De gros bouquets de plomb d’un enjolivement touffu se dressaient à chaque

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C’était le parc qui s’étendait au loin, vaste, ombreux, seigneurial.... (Page 89.)

angle de ces toits d’un bleu violâtre, où par places luisait joyeusement le soleil. Des cheminées, quoiqu’il fût de bonne heure et que la saison n’exigeât pas encore rigoureusement du feu, s’échappaient de petites vrilles de fumée légère, témoignant d’une vie heureuse, abondante, active. Dans cette abbaye de Thélème les cuisines étaient déjà éveillées. Montés sur des chevaux robustes, des gardes-chasse apportaient du gibier pour le repas du jour; les tenanciers amenaient des provisions que recevaient des officiers de bouche. Des laquais traversaient la cour, allant porter ou exécuter des ordres.

Rien n’était plus gai à l’œil que l’aspect de ce château, dont les murs de briques et de pierres neuves semblaient avoir les couleurs dont la santé fleurit un visage bien portant. Il donnait l’idée d’une prospérité ascendante, en plein accroissement, mais non subite comme il plaît aux caprices de la Fortune, en équilibre sur sa roue d’or qui tourne, d’en distribuer à ses favoris d’un jour. Sous ce luxe neuf se sentait une richesse ancienne.

Un peu en arrière du château, de chaque côté des ailes, s’arrondissaient de grands arbres séculaires, dont les cimes se nuançaient de teintes safranées, mais dont le feuillage inférieur gardait encore de vigoureuses frondaisons. C’était le parc qui s’étendait au loin, vaste, ombreux, profond, seigneurial, attestant la prévoyance et la richesse des ancêtres. Car l’or peut faire pousser rapidement des édifices, mais il ne saurait accélérer la croissance des arbres, dont peu à peu les rameaux s’augmentent comme ceux de l’arbre généalogique des maisons qu’ils couvrent et protègent de leur ombre.

Certes le bon Sigognac n’avait jamais senti les dents venimeuses de l’envie mordre son honnête cœur et y infiltrer ce poison vert qui bientôt s’insinue dans les veines, et, charrié avec le sang jusqu’au bout des plus minces fibrilles, finit par corrompre les meilleurs caractères du monde. Cependant il ne put refouler tout à fait un soupir en songeant qu’autrefois les Sigognac avaient le pas sur les Bruyères, pour être de noblesse plus antique et déjà notoire au temps de la première croisade. Ce château frais, neuf, pimpant, blanc et vermeil comme les joues d’une jeune fille, adorné de toutes recherches et magnificences, faisait une satire involontairement cruelle du pauvre manoir délabré, effondré, tombant en ruine au milieu du silence et de l’oubli, nid à rats, perchoir de hiboux, hospice d’araignées, près de s’écrouler sur son maître désastreux qui l’avait quitté au dernier moment, pour ne pas être écrasé sous sa chute. Toutes les années d’ennui et de misère que Sigognac y avait passées défilèrent devant ses yeux, les cheveux souillés de cendre, couvertes de livrées grises, les bras ballants, dans une attitude de désespérance profonde et la bouche contractée par le rictus du bâillement. Sans le jalouser, il ne pouvait s’empêcher de trouver le marquis bien heureux.

En s’arrêtant devant le perron, le chariot tira Sigognac de cette rêverie qui n’avait rien de fort réjouissant. Il chassa du mieux qu’il put ces mélancolies intempestives, résorba, par un effort de courage viril, une larme qui germait furtivement au coin de son œil, et sauta à terre d’une façon délibérée pour tendre la main à l’Isabelle et aux comédiennes embarrassées de leurs jupes que le vent matinal faisait ballonner.

Le marquis de Bruyères, qui de loin avait vu venir le cortége comique, était debout sur le perron du château, en veste de velours tanné et chausses de même, bas de soie gris et souliers blancs à bout carré, le tout galamment passementé de rubans assortis. Il descendit quelques marches de l’escalier en fer à cheval, comme un hôte poli qui ne regarde pas de trop près à la condition de ses invités; d’ailleurs la présence du baron de Sigognac dans la troupe pouvait à la rigueur justifier cette condescendance. Il s’arrêta au troisième degré, ne jugeant pas digne d’aller plus loin, il fit de là, aux comédiens, un signe de main amical et protecteur.

En ce moment la Soubrette présenta à l’ouverture de la banne sa tête maligne et futée, qui se détachait du fond obscur étincelante de lumière, d’esprit et d’ardeur. Ses yeux et sa bouche lançaient des éclairs. Elle se penchait, à demi sortie du chariot, appuyée des mains à la traverse de bois, laissant voir un peu de sa gorge par le pli relâché de sa guimpe, et comme attendant que l’on vînt à son secours. Sigognac, occupé d’Isabelle, ne faisait pas attention au feint embarras de la rusée coquine, qui leva vers le marquis un regard lustré et suppliant.

Le châtelain de Bruyères entendit cet appel. Il franchit vivement les dernières marches de l’escalier et s’approcha du chariot pour accomplir ses devoirs de cavalier servant, le poing tendu, le pied

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... la Soubrette s’élança au bord du char.... (Page 91.)

avancé en danseur. D’un mouvement leste et coquet comme celui d’une jeune chatte, la Soubrette s’élança au bord du char, hésita un instant, feignit de perdre l’équilibre, entoura de son bras le col du marquis et descendit à terre avec une légèreté de plume, imprimant à peine sur le sable ratissé la marque de ses petits pieds d’oiseau.

«Excusez-moi, dit-elle au marquis, en simulant une confusion qu’elle était loin d’éprouver, j’ai cru que j’allais tomber et je me suis retenue à la branche de votre col; quand on se noie ou qu’on tombe, on se rattrape où l’on peut. Une chute, d’ailleurs, est chose grave et de mauvais augure pour une comédienne.

—Permettez-moi de considérer ce petit accident comme une faveur,» répondit le seigneur de Bruyères, tout ému d’avoir senti contre son sein la poitrine savamment palpitante de la jeune femme.

Sérafina, la tête à demi tournée sur l’épaule et la prunelle glissée dans le coin externe de l’œil, avait vu cette scène presque de dos, avec cette perspicacité jalouse des rivales à qui rien n’échappe, et qui vaut les cent yeux d’Argus. Elle ne put s’empêcher de se mordre la lèvre. Zerbine (c’était le nom de la Soubrette), par un coup familièrement hardi, s’était poussée dans l’intimité du marquis et se faisait, pour ainsi dire, faire les honneurs du château au détriment des grands rôles et des premiers emplois; énormité damnable et subversive de toute hiérarchie théâtrale! «Ardez un peu cette moricaude, il lui faut des marquis pour l’aider à descendre de charrette,» fit intérieurement la Sérafine dans un style peu digne du ton maniéré et précieux qu’elle affectait en parlant; mais le dépit, entre femmes, emploie volontiers les métaphores de la halle et de la grève, fussent-elles duchesses ou grandes coquettes.

«Jean, dit le marquis à un valet qui sur un geste du maître s’était approché, faites remiser ce chariot dans la cour des communs et déposer les décorations et accessoires qu’il contient bien à l’abri sous quelque hangar; dites qu’on porte les malles de ces messieurs et de ces dames aux chambres désignées par mon intendant et qu’on leur donne tout ce dont ils pourraient avoir besoin. J’entends qu’on les traite avec respect et courtoisie. Allez.»

Ces ordres donnés, le seigneur de Bruyères remonta gravement le perron, non sans avoir lancé, avant de disparaître sous la porte, un coup d’œil libertin à Zerbine qui lui souriait d’une façon beaucoup trop avenante au gré de donna Sérafina, outrée de l’impudence de la Soubrette.

Le char à bœufs accompagné du Tyran, du Pédant et du Scapin, se dirigea vers une arrière-cour, et avec l’aide des valets du château on eut bientôt extrait du coffre de la voiture une place publique, un palais et une forêt sous forme de trois longs rouleaux de vieille toile; on en sortit aussi des chandeliers de modèle antique pour les hymens, une coupe de bois doré, un poignard de fer-blanc rentrant dans le manche, des écheveaux de fil rouge destinés à simuler le sang des blessures, une fiole à poison, une urne à contenir des cendres et autres accessoires indispensables aux dénoûments tragiques.

Un chariot comique contient tout un monde. En effet, le théâtre n’est-il pas la vie en raccourci, le véritable microcosme que cherchent les philosophes en leurs rêvasseries hermétiques? Ne renferme-t-il pas dans son cercle l’ensemble des choses et les diverses fortunes humaines représentées au vif par fictions congruantes? Ces tas de vieilles hardes usées, poussiéreuses, tachées d’huile et de suif, passementées de faux or rougi, ces ordres de chevalerie en paillon et cailloux du Rhin, ces épées à l’antique au fourreau de cuivre, à la lame de fer émoussé, ces casques et diadèmes de forme grégeoise ou romaine ne sont-ils pas comme la friperie de l’humanité où se viennent revêtir de costumes pour revivre un moment, à la lueur des chandelles, les héros des temps qui ne sont plus? Un esprit ravalé et bourgeoisement prosaïque n’eût fait qu’un cas fort médiocre de ces pauvres richesses, de ces misérables trésors dont le poëte se contente pour habiller sa fantaisie et qui lui suffisent avec l’illusion des lumières jointe au prestige de la langue des dieux à enchanter les plus difficiles spectateurs.

Les valets du marquis de Bruyères, en laquais de bonne maison aussi insolents que des maîtres, touchaient du bout des doigts et avec un air de mépris ces guenilles dramatiques qu’ils aidaient à ranger sous le hangar, les plaçant d’après les ordres du Tyran, régisseur de la troupe; ils se trouvaient un peu dégradés de servir des histrions, mais le marquis avait parlé; il fallait obéir, car il n’était pas tendre à l’endroit des rébellions, et il se montrait d’une générosité asiatique en fait d’étrivières.

D’un air aussi respectueux que s’il eût eu affaire à des rois et princesses véritables, l’intendant vint, la barrette à la main, prendre les comédiens et les conduire à leurs logements respectifs. Dans l’aile gauche du château se trouvaient les appartements et chambres destinés aux visiteurs de Bruyères. Pour y parvenir, on montait de beaux escaliers aux marches de pierre blanche poncée avec paliers et repos bien ménagés; on suivait de longs corridors dallés en quadrillage blanc et noir, éclairés d’une fenêtre à chaque bout sur lesquels s’ouvraient les portes des chambres désignées d’après la couleur de leur tenture que répétaient les rideaux de la portière extérieure pour que chaque hôte pût aisément reconnaître son gîte. Il y avait la chambre jaune, la chambre rouge, la chambre verte, la chambre bleue, la chambre grise, la chambre tannée, la chambre de tapisserie, la chambre de cuir de Bohême, la chambre boisée, la chambre à fresques et telles autres appellations analogues qu’il vous plaira d’imaginer, car une énumération plus longue serait par trop fastidieuse et sentirait plutôt son tapissier que son écrivain.

Toutes ces chambres étaient meublées fort proprement et garnies non-seulement du nécessaire, mais encore de l’agréable. A la soubrette Zerbine échut la chambre de tapisserie, une des plus galantes pour les amours et mythologies voluptueuses dont la haute lice était historiée; Isabelle eut la chambre bleue, cette couleur seyant aux blondes; la rouge fut pour Sérafine, et la tannée reçut la Duègne, comme assortie à l’âge de la compagnonne par la sévérité renfrognée de la nuance. Sigognac fut installé dans la chambre tendue en cuir de Bohême non loin de la porte d’Isabelle, attention délicate du marquis; ce logis assez magnifique ne se donnait qu’aux hôtes d’importance, et le châtelain de Bruyères tenait à traiter particulièrement parmi ces baladins un homme de naissance, et à lui prouver qu’il en faisait estime, tout en respectant le mystère de son incognito. Le reste de la troupe, le Tyran, le Pédant, le Scapin, le Matamore et le Léandre, furent distribués dans les autres logis.

Sigognac mis en possession de son gîte où l’on avait déposé son mince bagage, tout en réfléchissant à la bizarrerie de sa situation, regardait d’un œil surpris, car jamais il ne s’était trouvé en pareille fête, l’appartement qu’il devait occuper pendant son séjour au château. Les murailles, comme le nom de la chambre l’indiquait, étaient tapissées de cuir de Bohême gaufré de fleurs chimériques et de ramages extravagants découpant sur un fond de vernis d’or leurs corolles, rinceaux et feuilles enluminées de couleurs à reflets métalliques luisant comme du paillon. Cela formait une tenture aussi riche que propre descendant de la corniche, jusqu’à un lambris de chêne noir très-bien divisé en panneaux, losanges et caissons.

Les rideaux des fenêtres étaient de brocatelle jaune et rouge rappelant le fond de la tenture et la couleur dominante des fleurs. Cette même brocatelle formait la garniture du lit, dont le chevet s’appuyait au mur et dont les pieds s’allongeaient dans la salle de manière à former ruelle de chaque côté. Les portières ainsi que les meubles étaient d’une étoffe semblable et de nuances assorties.

Des chaises à dossier carré, à pieds tournés en spirale, étoilées de clous d’or et frangées de crépine; des fauteuils ouvrant leurs bras bien rembourrés s’étalaient le long des boiseries dans l’attente de visiteurs et marquaient auprès de la cheminée la place des causeries intimes. Cette cheminée, en marbre sérancolin blanc et tacheté de rouge, était haute, ample et profonde. Un feu réjouissant par cette fraîche matinée y flambait fort à propos, éclairant de son reflet joyeux une plaque aux armes du marquis de Bruyères. Sur le chambranle, une petite horloge, figurant un pavillon dont le timbre simulait le dôme, indiquait l’heure sur son cadran d’argent niellé, évidé au milieu et laissant voir la complication intérieure des rouages.

Une table, à pieds tordus en colonnes salomoniques et recouverte d’un tapis de Turquie, occupait le centre de la chambre. Devant la fenêtre une toilette inclinait son miroir de Venise à biseaux sur une nappe de guipure garnie de tout le coquet arsenal de la galanterie.

En se considérant dans cette pure glace, curieusement encadrée d’écaille et d’étain, notre pauvre baron ne put s’empêcher de se trouver fort mal en point et dépenaillé d’une manière lamentable. L’élégance de la chambre, la nouveauté et la fraîcheur des objets dont il était entouré rendaient encore plus sensibles le ridicule et le délabrement de son costume déjà hors de mode avant le meurtre du feu roi. Une faible rougeur, quoiqu’il fût seul, passa sur les joues maigres du Baron. Jusqu’alors il n’avait trouvé sa misère que déplorable, maintenant elle lui semblait grotesque et pour la première fois il en eut honte. Sentiment peu philosophique, mais excusable chez un jeune homme.

Voulant s’ajuster un peu mieux, Sigognac défit le paquet où Pierre avait renfermé les minces hardes que possédait son maître. Il déplia les diverses pièces de vêtement qu’il contenait, et ne trouva rien à sa guise. Tantôt le pourpoint était trop long, tantôt le haut-de-chausses trop court. Les saillies des coudes et des genoux, offrant plus de prise aux frottements, se marquaient par des plaques râpées jusqu’à la corde. Entre les morceaux disjoints les coutures riaient aux éclats et montraient leurs dents de fil. Des reprises perdues, mais retrouvées depuis longtemps, bouchaient les trous avec des grillages compliqués comme ceux des judas de prison ou de portes espagnoles. Fanées par le soleil, l’air et la pluie, les couleurs de ces guenilles étaient devenues si indécises qu’un peintre eût eu de la peine à les désigner de leur nom propre. Le linge ne valait guère mieux. Des lavages nombreux l’avaient réduit à l’expression la plus ténue. C’étaient des ombres de chemises plutôt que des chemises réelles. On les eût dites taillées dans les toiles d’araignée du manoir. Pour comble de malheur, les rats, ne trouvant rien au garde-manger, en avaient rongé quelques-unes des moins mauvaises, y pratiquant avec leurs incisives autant de jours qu’à un collet de guipure, ornement intempestif dont se fût bien passé la garde-robe du pauvre Baron.

Cette inspection mélancolique absorbait si fort Sigognac qu’il n’entendit pas un coup discrètement frappé à la porte qui s’entre-bâilla, livrant passage d’abord à la tête enluminée, puis au corps obèse de messer Blazius, lequel pénétra dans la chambre avec force révérences exagérées et servilement comiques ou comiquement serviles, dénotant un respect moitié réel, moitié feint.

Quand le Pédant arriva près de Sigognac, celui-ci tenait par les deux manches et présentait à la lumière une chemise fenestrée comme la rose d’une cathédrale, et il secouait la tête d’un air piteusement découragé.

«Corbache! dit le Pédant, dont la voix fit tressaillir le Baron surpris, cette chemise a la mine vaillante et triomphale. On dirait qu’elle est montée à l’assaut de quelque place forte sur la propre poitrine du dieu Mars, tant elle est criblée, perforée, ajourée glorieusement par mousquetades, carreaux, dards, flèches et autres armes de jet. Il n’en faut pas rougir, Baron; ces trous sont des bouches par lesquelles se proclame l’honneur, et telle toile de Frise ou de Hollande toute neuve et godronnée à la dernière mode de la cour cache souvent l’infamie d’un bélître parvenu, concussionnaire et simoniaque; plusieurs héros considérables, dont l’histoire rapporte au long les gestes, n’étaient point trop bien fournis en linge, témoin Ulysse, personnage grave, prudent et subtil, lequel se présenta, vêtu seulement d’une poignée d’herbes marines, à la tant belle princesse Nausicaa, comme il appert en l’Odyssée du sieur Homérus.

—Par malheur, répondit Sigognac au Pédant, mon cher Blazius, je ne ressemble à ce brave Grec, roi d’Ithaque, que par le manque de chemises. Mes exploits antérieurs ne compensent point ma misère présente. L’occasion a fait défaut à ma vaillance, et je doute que je sois jamais chanté des poëtes, en vers hexamétriques. J’avoue que cela me fâche étrangement, bien que l’on ne doive pas avoir vergogne d’une pauvreté honorable, de paraître ainsi accoutré parmi cette compagnie. Le marquis de Bruyères m’a bien reconnu, quoiqu’il n’en ait fait montre, et il peut trahir mon secret.

—Cela est, en effet, on ne peut plus fâcheux, répliqua le Pédant, mais il y a remède à tout, fors à la mort, comme dit le proverbe. Nous autres, pauvres comédiens, ombres de la vie humaine et fantômes des personnages de toute condition, à défaut de l’être, nous avons au moins le paraître, qui lui ressemble comme le reflet ressemble à la chose. Quand il nous plaît, grâce à notre garde-robe où sont tous nos royaumes, patrimoines et seigneuries, nous prenons l’apparence de princes, hauts barons, gentilshommes de fière allure et de galante mine. Pour quelques heures nous égalons en bravoure d’ajustements ceux qui s’en piquent le plus: les blondins et petits-maîtres imitent nos élégances empruntées que de fausses ils font réelles, substituant le drap fin à la serge, l’or au clinquant, le diamant à la marcassite, car le théâtre est école de mœurs et académie de la mode. En ma qualité de costumier de la troupe, je sais faire d’un pleutre un Alexandre, d’un pauvre diable recru de fortune un riche seigneur, d’une coureuse une grande dame, et, si vous ne le trouvez point mauvais, j’userai de mon industrie à votre endroit. Puisque vous avez bien voulu suivre notre sort vagabond, usez du moins de nos ressources. Quittez cette livrée de mélancolie et de misère qui obombre vos avantages naturels et vous inspire une injuste défiance de vous-même. J’ai précisément en réserve dans un coffre un habit fort propre en velours noir avec des rubans feu, qui ne sent point son théâtre et que pourrait porter un homme de cour, car c’est aujourd’hui une fantaisie fréquente chez les auteurs et les poëtes de mettre à la scène des aventures du temps, sous noms supposés, qui exigent des habits d’honnêtes gens et non de baladins extravagamment déguisés à l’antique ou à la romanesque. J’ai la chemisette, les bas de soie, les souliers à bouffettes, le manteau, tous les accessoires du costume qui semble taillé exprès sur votre moule comme par prévision de l’aventure. Rien n’y manque, pas même l’épée.

—Oh! pour cela, il n’est besoin, dit Sigognac, avec un geste hautain où reparaissait toute la fierté du noble qu’aucune infortune ne peut abattre. J’ai celle de mon père.

—Conservez-la précieusement, répondit Blazius, une épée est une amie fidèle, gardienne de la vie et de l’honneur de son maître. Elle ne l’abandonne pas en désastres, périls et mauvaises rencontres, comme font les flatteurs, vile engeance parasite de la prospérité. Nos glaives de théâtre n’ont ni fil ni pointe, car ils ne doivent porter que de feintes blessures dont on se guérit subitement à la fin de la pièce, et cela sans onguent, charpie ou thériaque. Celle-là vous saura défendre au besoin comme elle l’a déjà fait quand le bandit aux mannequins fit cette équipée de grande route effroyable et risible. Mais souffrez que j’aille chercher les nippes au fond de la malle qui les cèle; il me tarde de voir la chrysalide se muer en papillon.»

Ces paroles débitées avec l’emphase grotesque qui lui était habituelle et qu’il transportait de ses rôles dans la vie ordinaire, le Pédant sortit de la chambre et revint bientôt portant entre les bras un paquet assez volumineux enveloppé d’une serviette et qu’il posa respectueusement sur la table.

«Si vous voulez accepter un vieux pédant de comédie pour valet de chambre, dit Blazius en se frottant les mains d’un air de contentement, je vais vous adoniser et calamistrer de la belle façon. Toutes les dames raffoleront de vous incontinent; car, soit dit sans faire injure à la cuisine de Sigognac, vous avez assez jeûné dans votre Tour de la Faim pour avoir la vraie physionomie d’un mourant d’amour. Les femmes ne croient qu’aux passions maigres; les ventripotents ne les persuadent point, eussent-ils en la bouche les chaînes dorées, symboles d’éloquence, qui suspendaient nobles, bourgeois, manants, aux lèvres d’Ogmios, l’Hercule gaulois. C’est pour cette raison et non pour une autre que j’ai médiocrement réussi auprès du beau sexe et me suis rejeté de bonne heure sur la dive bouteille, laquelle ne fait point tant la renchérie et accueille favorablement les gros hommes, comme muids de capacité plus vaste.»

C’est ainsi que l’honnête Blazius tâchait d’égayer, tout en l’habillant, le baron de Sigognac, car la volubilité de sa langue n’ôtait rien à l’activité de ses mains; même au risque d’être taxé de bavard ou de fâcheux, il préférait étourdir le jeune gentilhomme d’un flux de paroles à le laisser sous le poids de réflexions pénibles.

La toilette du Baron fut bientôt achevée, car le théâtre, exigeant des changements rapides de costume, donne beaucoup de dextérité aux comédiens en ces sortes de métamorphoses. Blazius, content de sa besogne, mena par le bout du petit doigt, comme on mène une jeune épousée à l’autel, le Baron de Sigognac devant la glace de Venise posée sur la table et lui dit: «Maintenant daignez jeter un coup d’œil sur Votre Seigneurie.»

Sigognac aperçut dans le miroir une image qu’il prit d’abord pour celle d’une autre personne, tant elle différait de la sienne. Involontairement il retourna la tête et regarda par-dessus son épaule pour voir s’il n’y avait pas par hasard quelqu’un derrière lui. L’image imita son mouvement. Plus de doute, c’était bien lui-même: non plus le Sigognac hâve, triste, lamentable, presque ridicule à force de misère, mais un Sigognac jeune, élégant, superbe, dont les vieux habits abandonnés sur le plancher ressemblaient à ces peaux grises et ternes que dépouillent les chenilles lorsqu’elles s’envolent vers le soleil, papillons aux ailes d’or, de cinabre et de lapis. L’être inconnu, prisonnier dans cette enveloppe de délabrement, s’était dégagé soudain et rayonnait sous la pure lumière tombant de la fenêtre comme une statue dont on vient d’enlever le voile en quelque inauguration publique. Sigognac se voyait tel qu’il s’était quelquefois apparu en rêve, acteur et spectateur d’une action imaginaire se passant dans son château rebâti et orné par les habiles architectes

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LE PÉDANT. (Page 99.)

du songe pour recevoir une infante adorée arrivant sur une haquenée blanche. Un sourire de gloire et de triomphe voltigea quelques secondes comme une lueur de pourpre sur ses lèvres pâles, et sa jeunesse enfouie si longtemps sous le malheur reparut à la surface de ses traits embellis.

Blazius, debout près de la toilette, contemplait son ouvrage, se reculant pour mieux jouir du coup d’œil, comme un peintre qui vient de donner la dernière touche à un tableau dont il est satisfait.

«Si, comme je l’espère, vous vous poussez à la cour et recouvrez vos biens, donnez-moi pour retraite le gouvernement de votre garde-robe, dit-il en singeant la courbette d’un solliciteur devant le Baron transformé.

—Je prends note de la requête, répondit Sigognac avec un sourire mélancolique; vous êtes, messer Blazius, le premier être humain qui m’ayez demandé quelque chose.

—On doit, après le dîner qui nous sera servi particulièrement, rendre visite à M. le marquis de Bruyères pour lui montrer la liste des pièces que nous pouvons jouer, et savoir de lui dans quelle partie du château nous dresserons le théâtre. Vous passerez pour le poëte de la troupe, car il ne manque pas par les provinces de beaux esprits qui se mettent parfois à la suite de Thalie, dans l’espoir de toucher le cœur de quelque comédienne; ce qui est fort galant et bien porté. L’Isabelle est un joli prétexte, d’autant qu’elle a de l’esprit, de la beauté et de la vertu. Les ingénues jouent souvent plus au naturel qu’un public frivole et vain ne le suppose.»

Cela dit, le Pédant se retira, quoiqu’il ne fût pas fort coquet, pour aller vaquer à sa propre toilette.

Le beau Léandre, pensant toujours à la châtelaine, s’adonisait de son mieux, dans l’espoir de cette aventure impossible qu’il poursuivait toujours, et qui, au dire de Scapin, ne lui avait jamais valu que des déceptions et des étrivières. Quant aux comédiennes, à qui M. de Bruyères avait galamment envoyé quelques pièces d’étoffe de soie pour y lever, s’il était besoin, les habits de leurs rôles, on pense qu’elles eurent recours à toutes les ressources dont l’art se sert pour parer la nature, et se mirent sur le grand pied de guerre autant que leur pauvre garde-robe d’actrices ambulantes le leur permettait. Ces soins pris, on se rendit à la salle où le dîner était servi.

Impatient de sa nature, le marquis vint avant la fin du repas trouver les comédiens à table; il ne souffrit pas qu’ils se levassent, et quand on leur eut donné à laver, il demanda au Tyran quelles pièces il savait.

«Toutes celles de feu Hardy, répondit le Tyran de sa voix caverneuse, la Pyrame de Théophile, la Silvie, la Chriséide et la Sylvanire, la Folie de Cardenio, l’Infidèle Confidente, la Philis de Scyre, le Lygdamon, le Trompeur puni, la Veuve, la Bague de l’oubli, et tout ce qu’ont produit de mieux les plus beaux esprits du temps.

—Depuis quelques années je vis retiré de la cour et ne suis pas au courant des nouveautés, dit le marquis d’un air modeste; il me serait difficile de porter un jugement sur tant de pièces excellentes, mais dont la plupart me sont inconnues; m’est avis que le plus expédient serait de m’en fier à votre choix, lequel, appuyé de théorie et de pratique, ne saurait manquer d’être sage.

—Nous avons souvent joué une pièce, répliqua le Tyran, qui peut-être ne souffrirait pas l’impression, mais qui, pour les jeux de théâtre, reparties comiques, nasardes et bouffonneries, a toujours eu ce privilége de faire rire les plus honnêtes gens.

—N’en cherchez point d’autres, dit le marquis de Bruyères, et comment s’appelle ce bienheureux chef-d’œuvre?

—Les Rodomontades du capitaine Matamore.

—Bon titre, sur ma foi! la Soubrette a-t-elle un beau rôle? fit le marquis en lançant un coup d’œil à Zerbine.

—Le plus coquet et le plus coquin du monde, et Zerbine le joue au mieux. C’est son triomphe. Elle y fut toujours claquée, et cela sans cabale ni applaudisseurs appostés.»

A ce compliment directorial, Zerbine crut qu’il était de son devoir de rougir quelque peu, mais il ne lui était pas facile d’amener un nuage de vermillon sur sa joue brune. La modestie, ce fard intérieur, lui manquait totalement. Parmi les pots de sa toilette, il n’y avait pas de ce rouge-là. Elle baissa les yeux, ce qui fit remarquer la longueur de ses cils noirs, et elle leva la main comme pour arrêter au passage des paroles trop flatteuses pour elle, et ce mouvement mit en lumière une main bien faite, quoiqu’un peu bise, avec un petit doigt coquettement détaché et des ongles roses qui luisaient comme des agates, car ils avaient été polis à la poudre de corail et à la peau de chamois.

Zerbine était charmante de la sorte. Ces feintes pudicités donnent beaucoup de ragoût à la dépravation véritable; elles plaisent aux libertins, bien qu’ils n’en soient pas dupes, par le piquant du contraste. Le marquis regardait la Soubrette d’un œil ardent et connaisseur, et n’accordait aux autres femmes que cette vague politesse de l’homme bien élevé qui a fait son choix.

«Il ne s’est pas seulement informé du rôle de la grande coquette, pensait la Sérafine outrée de dépit; cela n’est pas congru, et ce seigneur, si riche de bien, me semble terriblement dénué du côté de l’esprit, de la politesse et du bon goût. Décidément il a les inclinations basses. Son séjour en province l’a gâté, et l’habitude de courtiser les maritornes et les bergères lui ôte toute délicatesse.»

Ces réflexions ne donnaient pas l’air aimable à la Sérafine. Ses traits réguliers, mais un peu durs, qui avaient besoin pour plaire d’être adoucis par la mignardise étudiée des sourires et le manége des clins d’yeux, prenaient, ainsi contractés, une sécheresse maussade. Sans doute elle était plus belle que Zerbine, mais sa beauté avait quelque chose de hautain, d’agressif et de méchant. L’amour eût peut-être risqué l’assaut. Le caprice effrayé rebroussait de l’aile.

Aussi le marquis se retira-t-il sans essayer la moindre galanterie auprès de dona Sérafina, ni d’Isabelle, qu’il regardait d’ailleurs comme engagée avec le baron de Sigognac. Avant de franchir le seuil de la porte, il dit au Tyran: «J’ai donné des ordres pour qu’on débarrassât l’orangerie, qui est la salle la plus vaste du château, afin d’y établir le théâtre; on a dû y porter des planches, des tréteaux, des tapisseries, des banquettes, et tout ce qui est nécessaire pour arranger une représentation à l’improviste. Surveillez les ouvriers, peu experts en pareils travaux; disposez-en comme un Comite de galère de sa chiourme. Ils vous obéiront comme à moi-même.»

Le Tyran, Blazius et Scapin furent conduits à l’orangerie par un valet. C’étaient eux qui prenaient d’ordinaire ces soins d’arrangements matériels. La salle s’accommodait on ne peut mieux à une représentation théâtrale par sa forme oblongue, qui permettait de placer la scène à l’une de ses extrémités et de disposer par files dans l’espace vacant des fauteuils, chaises, tabourets et banquettes, selon le rang des spectateurs et l’honneur qu’on voulait leur faire. Les murailles en étaient peintes de treillages verts sur fond de ciel, simulant une architecture rustique avec piliers, arcades, niches, dômes, culs-de-four, le tout fort bien en perspective et guirlandé légèrement de feuillages et de fleurs pour rompre la monotonie des losanges et lignes droites. Le plafond demi-cintré représentait le vague de l’air zébré de quelques nuages blancs et virgulé d’oiseaux à couleurs vives; ce qui formait une décoration on ne peut mieux appropriée à la nouvelle destination du lieu.

Un plancher légèrement en pente fut posé sur des tréteaux à l’un des bouts de la salle. Des portants de bois destinés à soutenir les coulisses se dressèrent de chaque côté du théâtre. De grands rideaux de tapisseries, jouant sur des cordes tendues, devaient servir de toile, et en s’ouvrant se masser à droite et à gauche comme les plis d’un manteau d’arlequin. Une bande d’étoffe découpée à dents, comme la garniture d’un ciel de lit, composait la frise et achevait le cadre de la scène.

Pendant que le théâtre se bâtit, occupons-nous des habitants du château, sur lesquels il serait bon de donner quelques détails. Nous avons oublié de dire que le marquis de Bruyères était marié; il s’en souvenait si peu lui-même que cette omission doit nous être pardonnée. L’amour, comme on le pense bien, n’avait pas présidé à cette union. Un même nombre de quartiers de noblesse, des terres qui se convenaient admirablement l’avaient décidée. Après une très-courte lune de miel, se sentant peu de sympathie l’un pour l’autre, le marquis et la marquise, en gens comme il faut, ne s’étaient pas acharnés bourgeoisement à poursuivre un bonheur impossible. D’un accord tacite, ils y avaient renoncé et vivaient ensemble séparés à l’amiable, de la façon la plus courtoise du monde et avec toute la liberté que comportent les bienséances. N’allez pas croire d’après cela que la marquise de Bruyères fût une femme laide ou désagréable. Ce qui rebute le mari peut encore faire le régal de l’amant. L’amour porte un bandeau, mais l’hymen n’en a pas. D’ailleurs nous allons vous présenter à elle, afin que vous en puissiez juger par vous-même.

La marquise habitait un appartement séparé, où le marquis n’entrait pas sans se faire annoncer. Nous commettrons cette incongruité dont les auteurs de tous les temps ne se sont pas fait faute, et sans rien dire au petit laquais qui serait allé prévenir la camériste, nous pénétrerons dans la chambre à coucher, sûr de ne déranger personne. L’écrivain qui fait un roman porte naturellement au doigt l’anneau de Gygès, lequel rend invisible.

C’était une pièce vaste, haute de plafond et décorée somptueusement. Des tapisseries de Flandre, représentant les aventures d’Apollon, recouvraient les murailles de teintes chaudes, riches et moelleuses. Des rideaux de damas des Indes cramoisi tombaient à plis amples le long des fenêtres, et, traversés par un gai rayon de lumière, prenaient une transparence pourprée de rubis. La garniture du lit était de la même étoffe dont les lés accusés par des galons formaient des cassures régulières, miroitées de reflets. Un lambrequin pareil à celui des dais en entourait le ciel, orné aux quatre coins de gros panaches de plumes incarnadines. Le corps de la cheminée faisait une assez forte saillie dans la chambre, et il montait visible jusqu’au plafond enveloppé par la haute lice. Un grand miroir de Venise enrichi d’un cadre de cristal, dont les tailles et les carres scintillaient, illuminées de bluettes multicolores, se penchait de la moulure vers la chambre pour aller au-devant des figures. Sur les chenêts, formés comme par une suite de renflements étranglés et surmontés d’une énorme boule de métal poli, brûlaient en petillant trois bûches qui eussent pu servir de bûches de Noël. La chaleur qu’elles répandaient n’était pas superflue, à cette époque de l’année, dans une pièce de cette dimension.

Deux cabinets d’une curieuse architecture, avec colonnettes de lapis-lazuli, incrustations de pierres dures, et tiroirs à secrets, où le marquis ne se fût pas avisé de mettre le nez, eût-il su la manière de les ouvrir, se faisaient symétrie de chaque côté d’une toilette devant laquelle madame de Bruyères était assise sur un de ces fauteuils particuliers au règne de Louis XIII, dont le dossier présente, à la hauteur des épaules, une sorte de planchette rembourrée et garnie de crépines.

Derrière la marquise se trouvaient deux femmes de chambre qui l’accommodaient, l’une offrant une pelote d’épingles et l’autre une boîte de mouches.

La marquise, bien qu’elle n’avouât que vingt-huit ans, pouvait avoir dépassé le cap de la trentaine, que les femmes ont une si naïve répugnance à franchir, comme beaucoup plus dangereux que le cap des Tempêtes dont s’épouvantent les matelots et les pilotes. De combien? personne n’eût su le dire, pas même la marquise, tant elle avait ingénieusement introduit la confusion dans cette chronologie. Les plus experts historiens en l’art de vérifier les dates n’y eussent fait que blanchir.

Madame de Bruyères étant une brune dont l’embonpoint qui succède à la première jeunesse avait éclairci le teint; chez elle, les tons olivâtres de la maigreur, combattus jadis avec le blanc de perles et la poudre de talc, faisaient place à une blancheur mate, un peu maladive le jour, mais éclatante aux bougies. L’ovale de son visage s’était empâté par la plénitude des joues, sans toutefois perdre de sa noblesse. Le menton se rattachait au col au moyen d’une ligne grassouillette assez gracieuse encore. Trop busqué peut-être pour une beauté féminine, le nez ne manquait pas de fierté, et séparait deux yeux à fleur de tête, couleur tabac d’Espagne, auxquels des sourcils en arc assez éloignés des paupières donnaient un air d’étonnement.

Ses cheveux abondants et noirs venaient de recevoir les dernières façons des mains de la coiffeuse, dont la tâche avait dû être assez compliquée, à en juger par la quantité de papillotes de papier brouillard qui jonchaient le tapis autour de la toilette. Une ligne de minces boucles contournées en accroche-cœur encadraient le front et frisaient à la racine d’une masse de cheveux ramenés en arrière vers le chignon, tandis que deux énormes touffes aérées, soufflées et crespées à coups de peignes nerveux et rapides, bouffaient le long des joues qu’elles accompagnaient avec grâce. Une cocarde de rubans passementée de jayet étoffait la lourde boucle nouée sur la nuque. Les cheveux étaient une des beautés de la marquise, qui suffisait à toutes les coiffures sans avoir recours aux postiches et artifices de perruque, et pour cette cause se laissait volontiers approcher des dames et des cavaliers à l’heure où ses femmes l’ajustaient.

Cette nuque conduisait le regard par un contour plein et renflé à des épaules fort blanches et potelées, que laissait à découvert l’échancrure du corsage et où se trouaient dans l’embonpoint deux fossettes appétissantes. La gorge, sous la pression d’un corps de baleine, tendait à rapprocher ces demi-globes que les flatteurs poëtes, faiseurs de madrigaux et sonnets s’obstinent à nommer les frères ennemis, bien qu’ils se soient trop souvent réconciliés, moins farouches en cela que les frères de la Thébaïde.

Un cordonnet de soie noire, passant à travers un cœur de rubis et soutenant une petite croix de pierreries, entourait le col de la marquise, comme pour combattre les sensualités païennes éveillées par la vue de ces charmes étalés, et défendre au désir profane l’entrée de cette gorge mal fortifiée d’un frêle rempart de guipure.

Sur une jupe de satin blanc madame de Bruyères portait une robe de soie grenat foncé, relevée de rubans noirs et de pasquilles en jayet, avec des poignets ou parements renversés comme des gantelets de gens d’armes.

Jeanne, une des femmes de la marquise, lui présenta la boîte à mouches, dernier complément de toilette indispensable à cette époque pour quelqu’un qui se piquait d’élégance. Madame de Bruyères en posa une vers le coin de la bouche et chercha longtemps la place de l’autre, celle qu’on nomme assassine, parce que les plus fiers courages en reçoivent des atteintes qu’ils ne sauraient parer. Les femmes de chambre, semblant comprendre combien c’était chose grave, restaient immobiles et retenaient leur souffle pour ne pas troubler les coquettes réflexions de leur maîtresse. Enfin le doigt hésitant se fixa, et un point de taffetas, astre noir sur un ciel de blancheur, moucheta comme un signe naturel la naissance du sein gauche. C’était dire en galants hiéroglyphes qu’on ne pouvait arriver à la bouche qu’en passant par le cœur.

Satisfaite d’elle-même, après un dernier coup d’œil jeté au miroir de Venise penché sur la toilette, la marquise se leva et fit quelques pas dans la chambre; mais, se ravisant bientôt, car elle s’était aperçue qu’il lui manquait quelque chose, elle revint et prit dans un coffret une grosse montre, un œuf de Nuremberg, comme on disait alors, curieusement émaillée de diverses couleurs, constellée de brillants, et suspendue à une chaîne terminée par un crochet qu’elle agrafa dans sa ceinture, près d’un petit miroir à main encadré de vermeil.

«Madame est en beauté aujourd’hui, dit Jeanne d’une voix câline; elle est coiffée à son avantage, et sa robe lui sied on ne peut mieux.

—Tu trouves? répondit la marquise, traînant ses paroles avec une nonchalance distraite; il me semble au contraire que je suis laide à faire peur. J’ai les yeux cernés, et cette couleur me grossit. Si je me mettais en noir? Qu’en penses-tu, Jeanne? le noir fait paraître mince.

—Si madame le désire, je vais lui passer sa robe de taffetas queue-de-merle ou fleur-de-prune, ce sera l’affaire d’un instant, mais je crains que madame ne gâte une toilette bien réussie.

—Ce sera de ta faute, Jeanne, si je mets les Amours en fuite et si je ne fais pas ce soir ma récolte de cœurs. Le Marquis a-t-il invité beaucoup de monde à cette comédie?

—Plusieurs messagers sont partis dans diverses directions. La compagnie ne saurait manquer d’être nombreuse: on viendra de tous les châteaux des environs. Les occasions de divertissement sont si rares en ce pays!

—C’est vrai, dit la marquise en soupirant; on y vit dans une terrible frugalité de plaisirs. Et ces comédiens, les as-tu vus, Jeanne? En est-il parmi eux qui soient jeunes, de belle mine et de prestance galante?

—Je ne saurais trop dire à madame; ces gens-là ont plutôt des masques que des visages; la céruse, le fard, les perruques leur donnent de l’éclat aux chandelles et les font paraître tout autres qu’ils ne sont. Cependant il m’a semblé qu’il y en avait un point trop déchiré et qui prend des airs de cavalier; il a de belles dents et la jambe assez bien faite.

—Ce doit être l’amoureux, Jeanne, dit la marquise; on choisit pour cela le plus joli garçon de la troupe, car il serait malséant de débiter des cajoleries avec un nez en trompette et de se jeter sur des genoux cagneux pour faire une déclaration.

—Cela serait en effet fort vilain, dit en riant la suivante. Les maris sont comme ils peuvent, mais les amants doivent être sans défauts.

—Aussi j’aime ces galants de comédie, toujours fleuris de langage, experts à pousser les beaux sentiments, qui se pâment aux pieds d’une inhumaine, attestent le ciel, maudissent la fortune, tirent leur épée pour s’en percer la poitrine, jettent feux et flammes comme volcans d’amour, et disent de ces choses à ravir en extase les plus froides vertus; leurs discours me chatouillent agréablement le cœur, et il me semble parfois que c’est à moi qu’ils s’adressent. Souvent même les rigueurs de la dame m’impatientent, et je la gourmande à part moi de faire ainsi languir et sécher un si parfait amant.

—C’est que madame a l’âme bonne, répliqua Jeanne, et ne se plaît point à voir souffrir. Pour moi, je suis d’humeur plus féroce, et cela me divertirait de voir quelqu’un mourir d’amour tout de bon. Les belles phrases ne me persuadent point.

—Il te faut du positif, Jeanne, et tu as l’esprit un peu enfoncé dans la matière. Tu ne lis pas comme moi les romans et pièces de théâtre. Ne me disais-tu pas tout à l’heure que le galant de la troupe était joli garçon?

—Madame la marquise peut en juger elle-même, dit la suivante, debout près de la fenêtre: le voilà précisément qui traverse la cour, sans doute pour se rendre à l’orangerie, où l’on dresse le théâtre.»

La marquise s’approcha de la croisée et vit le Léandre marchant à petits pas, d’un air songeur, comme quelqu’un absorbé par une passion profonde. A tout hasard, il affectait cette attitude mélancolique dont les femmes se préoccupent, devinant quelque peine de cœur à consoler. Arrivé sous le balcon, il leva la tête avec un certain mouvement, qui donna à ses yeux un lumineux particulier, fixa sur la croisée un regard long, triste et chargé de désespérance de l’amour impossible, bien qu’exprimant aussi l’admiration la plus vive et la plus respectueuse. Apercevant la marquise, dont le front s’appuyait à la vitre, il ôta son chapeau de façon à balayer la terre avec la plume, et fit un de ces saluts profonds comme on en fait aux reines et aux déités, et qui marquent la distance de l’Empyrée au néant. Puis il se couvrit d’un geste plein de grâce, reprenant avec un air superbe son arrogance de cavalier, abjurée un moment aux pieds de la beauté. Ce fut net, précis et bien fait. Un véritable seigneur rompu au monde, usagé en la cour, n’eût pas mieux saisi la nuance.

Flattée de ce salut à la fois discret et prosterné, où l’on rendait si bien à son rang ce qu’on lui devait, la marquise de Bruyères ne put s’empêcher d’y répondre par une faible inclination de tête accompagnée d’un imperceptible sourire.

Ces signes favorables n’échappèrent point au Léandre, et sa fatuité naturelle ne manqua pas de s’en exagérer la portée. Il ne douta pas un seul instant que la marquise ne fût amoureuse de lui, et son imagination extravagante se mit à bâtir là-dessus tout un roman chimérique. Il allait enfin accomplir le rêve de toute sa vie, avoir une aventure galante avec une vraie grande dame, dans un château quasi princier, lui, pauvre comédien de province, plein de talent sans doute, mais qui n’avait point encore joué devant la cour. Rempli de ces billevesées, il ne se sentait pas d’aise; son cœur se gonflait, sa poitrine se dilatait, et, la répétition finie, il rentra chez lui pour écrire un billet du style le plus hyperbolique, qu’il comptait bien faire parvenir à la marquise.

Comme tous les rôles de la pièce étaient sus, dès que les invités du marquis furent arrivés, la représentation des Rodomontades du capitaine Matamore put avoir lieu.

L’orangerie, transformée en salle de théâtre, offrait le plus charmant coup d’œil. Des bouquets de bougies, fixées aux murailles par des bras ou des appliques, y répandaient une clarté douce, favorable aux parures des femmes, sans nuire à l’effet de la scène. En arrière des spectateurs, sur des planches formant gradins, on avait placé les orangers, dont les feuillages et les fruits, échauffés par la tiède atmosphère de la salle, dégageaient une odeur des plus suaves, se mêlant aux parfums du musc, du benjoin, de l’ambre et de l’iris.

Au premier rang, tout près du théâtre, sur des fauteuils massifs, rayonnaient Yolande de Foix, la duchesse de Montalban, la baronne d’Hagémeau, la marquise de Bruyères et autres personnes de qualité, dans des toilettes d’une richesse et d’une élégance décidées à ne pas se laisser vaincre. Ce n’étaient que velours, satins, toiles d’argent ou d’or, dentelles, guipures, cannetilles, ferrets de diamants, tours de perles, girandoles, nœuds de pierreries qui petillaient aux lumières et lançaient de folles bluettes; nous ne parlons pas des étincelles bien plus vives que jetaient les diamants des yeux. A la cour même, on n’eût pu voir réunion plus brillante.

Si Yolande de Foix n’eût pas été là, plusieurs déesses mortelles auraient fait hésiter un Pâris chargé d’accorder la pomme d’or, mais sa présence rendait toute lutte inutile. Elle ne ressemblait pourtant pas à l’indulgente Vénus, mais bien plutôt à la sauvage Diane. La jeune châtelaine était d’une beauté cruelle, d’une grâce implacable, d’une perfection désespérante. Son visage, allongé et fin, ne semblait pas modelé avec de la chair, mais découpé dans l’agate ou l’onyx, tant les traits en étaient purs, immatériels et nobles. Son col amenuisé, flexible comme celui d’un cygne, s’unissait, par une ligne virginale, à des épaules encore un peu maigres et à une poitrine juvénile d’une blancheur neigeuse, que ne soulevaient pas les battements du cœur. Sa bouche, ondulée comme l’arc de la chasseresse, décochait la moquerie même lorsqu’elle restait muette, et son œil bleu avait des éclairs froids à déconcerter l’aplomb des hardiesses. Cependant son attrait était irrésistible. Toute sa personne, insolemment étincelante, jetait au désir la provocation de l’impossible. Nul homme n’eût vu Yolande sans en devenir amoureux, mais être aimé d’elle était une chimère que bien peu se permettaient de caresser.

Comment était-elle habillée? Il faudrait plus de sang-froid que nous n’en possédons pour le dire. Ses vêtements flottaient autour de son corps comme une nuée lumineuse où l’on ne discernait qu’elle. Nous pensons cependant que des grappes de perles se mêlaient aux crespelures de ses cheveux blonds scintillants comme les rayons d’une auréole.

Sur des tabourets et des banquettes étaient assis, derrière les femmes, les seigneurs et les gentilshommes, pères, maris ou frères de ces beautés. Les uns se penchaient gracieusement sur le dos des fauteuils, murmurant quelque madrigal à une oreille indulgente, les autres s’éventaient avec le panache de leurs feutres, ou, debout, une main sur la hanche, campés de manière à faire voir leur belle prestance, promenaient sur l’assemblée un regard satisfait. Un bruissement de conversations voltigeait comme un léger brouillard au-dessus des têtes, et l’attente commençait à s’impatienter, lorsque trois coups solennellement frappés retentirent et firent aussitôt régner le silence.

Les rideaux se séparèrent lentement, et laissèrent voir une décoration représentant une place publique, lieu vague, commode aux intrigues et aux rencontres de la comédie primitive. C’était un carrefour, avec des maisons aux pignons pointus, aux étages en saillie, aux petites fenêtres maillées de plomb, aux cheminées d’où s’échappait naïvement un tire-bouchon de fumée allant rejoindre les nuages d’un ciel auquel un coup de balai n’avait pu rendre toute sa limpidité première. L’une de ces maisons, formant l’angle des deux rues qui tâchaient de s’enfoncer dans la toile par un effort désespéré de perspective, possédait une porte et une fenêtre praticables. Les deux coulisses qui rejoignaient à leur sommet une bande d’air çà et là géographié d’huile, jouissaient du même avantage, et, de plus, l’une d’elles avait un balcon où l’on pouvait monter au moyen d’une échelle invisible pour le spectateur, arrangement propice aux conversations, escalades et enlèvements à l’espagnole. Vous le voyez, le théâtre de notre petite troupe était assez bien machiné pour l’époque. Il est vrai que la peinture de la décoration eût semblé à des connaisseurs un peu enfantine et sauvage. Les tuiles des toits tiraient l’œil par la vivacité de leurs tons rouges, le feuillage des arbres plantés devant les maisons était du plus beau vert-de-gris, et les parties bleues du ciel étalaient un azur invraisemblable; mais l’ensemble faisait suffisamment naître l’idée d’une place publique chez des spectateurs de bonne volonté.

Un rang de vingt-quatre chandelles soigneusement mouchées jetait une forte clarté sur cette honnête décoration peu habituée à pareille fête. Cet aspect magnifique fit courir une rumeur de satisfaction parmi l’auditoire.

La pièce s’ouvrait par une querelle du bon bourgeois Pandolphe avec sa fille Isabelle, qui, sous prétexte qu’elle était amoureuse d’un jeune blondin, se refusait le plus opiniâtrement du monde à épouser le capitaine Matamoros, dont son père était entiché, résistance dans laquelle Zerbine, sa suivante, bien payée par Léandre, la soutenait du bec et des ongles. Aux injures que lui adressait Pandolphe, l’effrontée soubrette, prompte à la riposte, répondait par cent folies, et lui conseillait d’épouser lui-même Matamore s’il l’aimait tant. Quant à elle, jamais elle ne souffrirait que sa maîtresse devînt la femme de ce veillaque, de ce visage à nasardes, de cet épouvantail à mettre dans les vignes. Furieux, le bonhomme voulant entretenir Isabelle seule, poussait Zerbine pour la faire rentrer au logis; mais elle cédait de l’épaule aux bourrades du vieillard, tout en restant en place avec un mouvement de corsage si élastique, un tordion de hanche si fripon, un froufrou de jupes si coquet, qu’une ballerine de profession n’eût pu mieux faire, et à chaque tentative inutile de Pandolphe, elle riait, sans se soucier de paraître avoir la bouche grande, de ses trente-deux perles d’Orient, plus étincelantes encore aux lumières, à faire se dérider les mélancolies d’Héraclite. Une lueur diamantée luisait dans ses yeux, allumés par une couche de fard posée sous la paupière. Le carmin avivait ses lèvres, et ses jupes toutes neuves, faites avec les taffetas donnés par le marquis, se lustraient aux cassures de frissons subits, et semblaient secouer des étincelles.

Ce jeu fut applaudi de toute la salle, et le seigneur de Bruyères se disait tout bas qu’il avait eu le goût bon en jetant son dévolu sur cette perle des soubrettes.

Un nouveau personnage fit alors son entrée, regardant à droite et à gauche, comme s’il craignait d’être surpris. C’était Léandre, la bête noire des pères, des maris, des tuteurs, l’amour des femmes, des filles et des pupilles; l’amant, en un mot, celui qu’on rêve, qu’on attend et qu’on cherche, qui doit tenir les promesses de l’idéal, réaliser la chimère des poëmes, des comédies et des romans, être la jeunesse, la passion, le bonheur, ne partager aucune misère de l’humanité, n’avoir jamais ni faim, ni soif, ni chaud, ni froid, ni peur, ni fatigue, ni maladie; mais toujours être prêt la nuit, le jour, à pousser des soupirs, à roucouler des déclarations, à séduire les duègnes, à soudoyer les suivantes, à grimper aux échelles, à mettre flamberge au vent en cas de rivalité ou de surprise, et cela, rasé de frais, bien frisé, avec des recherches de linge et d’habit, l’œil en coulisse, la bouche en cœur comme un héros de cire! Métier terrible qui n’est pas trop récompensé par l’amour de toutes les femmes.

Apercevant Pandolphe là où il ne comptait rencontrer qu’Isabelle, Léandre s’arrêta dans une pose étudiée devant les miroirs, et qu’il savait propre à mettre en relief les avantages de sa personne: le corps portant sur la jambe gauche, la droite légèrement fléchie, une main sur la garde de son épée, l’autre caressant le menton de manière à faire briller le fameux solitaire, les yeux pleins de flammes et de langueurs, la bouche entr’ouverte par un faible sourire qui laissait voir l’émail des dents. Il était vraiment fort bien: son costume, rafraîchi par des rubans neufs, son linge éblouissant de blancheur, bouillonnant entre le pourpoint et les chausses, ses souliers étroits, hauts de talons, ornés d’une large cocarde, contribuaient à lui donner l’air d’un parfait cavalier. Aussi réussit-il complétement auprès des dames; la railleuse Yolande elle-même ne le trouva point trop ridicule. Profitant de ce jeu muet, Léandre lança par-dessus la rampe son regard séducteur et le reposa sur la marquise avec une expression passionnée et suppliante qui la fit rougir malgré elle; puis il le reporta sur Isabelle, éteint et distrait, comme pour bien marquer la différence de l’amour réel à l’amour simulé.

A la vue de Léandre, la colère de Pandolphe devint de l’exaspération. Il fit rentrer au logis sa fille et la soubrette, mais non pas si rapidement que Zerbine n’eût eu le temps de glisser dans sa poche un billet à l’adresse d’Isabelle, billet demandant un rendez-vous nocturne. Le jeune homme, resté avec le père, lui assura le plus poliment du monde que ses intentions étaient honnêtes et ne tendaient qu’à serrer le plus sacré des nœuds, qu’il était de bonne naissance, avait l’estime des grands et quelque crédit à la cour, et que rien, pas même la mort, ne pourrait le détourner d’Isabelle, qu’il aimait plus que la vie; paroles charmantes, que la fille écoutait avec délices, penchée de son balcon, et faisant au Léandre de jolis petits signes d’acquiescement. Malgré cette éloquence melliflue, Pandolphe, avec une infatuation obstinée et sénile, jurait ses grands dieux que le seigneur Matamore serait son gendre, ou que sa fille entrerait au couvent. De ce pas il allait chercher le tabellion pour conclure la chose.

Pandolphe éloigné, Léandre adjurait la belle, toujours à la fenêtre, car le vieillard avait fermé la porte à double tour, de consentir, pour éviter de telles extrémités, à ce qu’il l’enlevât et la menât à un ermite de sa connaissance, qui ne faisait pas de difficulté de marier les jeunes couples empêchés dans leurs amours par la volonté tyrannique des parents. A quoi la demoiselle répondait modestement, tout en avouant qu’elle n’était pas insensible à la flamme de Léandre, que l’on devait du respect à ceux de qui l’on tient le jour, et que cet ermite ne possédait peut-être pas toutes les qualités qu’il faut pour bien marier les gens; mais elle promettait de résister de son mieux et d’entrer en religion plutôt que de mettre sa main dans la patte du Matamore.

L’amoureux se retirait pour aller dresser ses batteries avec

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