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Le capitaine Fracasse

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Les loups ne se mangent pas entre eux, mon petit... (Page 173.)

emporté. Ah! si: voilà un sac qui bruit avec un son de métal.

—Donne-le vite, fit Agostin, et approche la lanterne, que j’examine la trouvaille. Par les cornes et la queue de Lucifer! nous jouons de malheur! j’avais espéré monnaie de bon aloi et ce ne sont que jetons de cuivre et de plomb doré. A tout le moins, tirons de notre rencontre ce profit de nous reposer un peu, abrités du vent de bise par le tendelet du chariot. Tes pauvres chers pieds tout saignants ne peuvent plus te porter, tant le chemin est rude et le voyage long. Couchée sous les toiles, tu dormiras une heure ou deux. Pendant ce temps je veillerai, et s’il survient quelque alerte, nous serons vitement prêts.»

Chiquita se blottit de son mieux au fond de la voiture, ramenant sur elle les vieux décors pour se procurer un peu de chaleur, et bientôt elle s’endormit. Agostin resta sur le devant, sa navaja ouverte près de lui et à portée de sa main, inspectant les alentours avec ce long regard du bandit auquel n’échappe aucun objet suspect. Le plus profond silence régnait dans la campagne solitaire. Sur la pente des coteaux lointains des touches de neige se détachaient et brillaient aux rayons blafards de l’aube, comme des fantômes blancs ou des marbres dans un cimetière. Mais tout cela gardait l’immobilité la plus rassurante. Agostin, malgré sa volonté et sa constitution de fer, sentait le sommeil lui venir. Plusieurs fois déjà ses paupières s’étaient abaissées, et il les avait relevées avec une résolution brusque; les objets commençaient à se brouiller entre ses cils, et il perdait la notion des choses, lorsqu’à travers une ébauche incohérente de rêve il lui sembla qu’un souffle humide et tiède lui donnait au visage. Il se réveilla; et ses yeux en s’ouvrant rencontrèrent deux prunelles phosphorescentes.

«Les loups ne se mangent pas entre eux, mon petit, murmura le bandit, tu n’as pas la mâchoire assez bien endentée pour me mordre.»

Et d’un mouvement plus prompt que la pensée, il étreignit la gorge de l’animal avec sa main gauche, et de la droite ramassant sa navaja, il la lui plongea dans le cœur jusqu’au manche.

Cependant Agostin, malgré sa victoire, ne jugea pas la place bonne, et il éveilla Chiquita qui ne témoigna nulle frayeur à la vue du loup mort, étendu sur la route.

«Il vaut mieux, dit le brigand, gagner au pied. Cette charogne attire les loups, lesquels sont principalement enragés de faim en temps de neige où ils ne trouvent rien à manger. J’en tuerai bien quelques-uns comme j’ai fait de celui-ci; mais ils peuvent venir par douzaines et, si je m’endormais, il me serait désagréable de me réveiller dans l’estomac d’une bête carnassière. Moi croqué, ils ne feraient qu’une bouchée de toi, mauviette, qui as les os tendres. Sus donc, détalons au plus vite. Cette carcasse les occupera. Tu peux marcher à présent, n’est-ce pas?

—Oui, répondit Chiquita qui n’était pas un enfant gâté élevé dans du coton, ce court sommeil m’a rendu mes forces. Pauvre Agostin, tu ne seras plus obligé de me porter comme un paquet embarrassant. D’ailleurs, quand mes pieds refuseront le service, ajouta-t-elle avec une énergie sauvage, coupe-moi le cou de ton grand couteau et jette-moi au fossé, je te dirai merci.»

Le bandit aux mannequins et la petite fille s’éloignèrent d’un pas rapide, et au bout de quelques minutes ils s’étaient perdus dans l’ombre. Rassurés par leur départ, les corbeaux descendirent des arbres voisins, s’abattirent sur la rosse crevée et commencèrent leur festin charogneux. Deux ou trois loups arrivèrent bientôt pour prendre leur part de cette franche lippée, sans s’étonner des battements d’aile, des croassements, et des coups de bec de leurs noirs commensaux. En peu d’heures, tant ils travaillaient de bon courage, quadrupèdes et volatiles, le cheval, nettoyé jusqu’aux os, apparut aux clartés du matin, à l’état de squelette préparé comme par des chirurgiens vétérinaires. Il n’en restait que la queue et les sabots.

Le Tyran vint, quand il fit grand jour, avec un garçon de ferme pour chercher le chariot. Il heurta du pied la carcasse du loup à demi rongée et vit entre les brancards, sous les harnais, que les crocs ni les becs n’avaient entamés, l’anatomie de la pauvre bête. Le sac de jetons répandait sa fausse monnaie sur la route, et la neige montrait soigneusement moulées des empreintes, les unes grandes, les autres petites, qui aboutissaient à la charrette, puis s’en éloignaient.

«Il paraît, dit le Tyran, que le chariot de Thespis a reçu cette nuit des visites de plus d’un genre. O bienheureux accident, qui nous as forcés d’interrompre notre odyssée comique, je ne saurais trop te bénir! Grâce à toi, nous avons évité les loups à deux pieds et à quatre pattes, non moins dangereux, sinon davantage. Quel régal eût été pour eux la chair tendre de ces poulettes, Isabelle et Sérafine, sans compter notre vieille peau coriace!»

Pendant que le Tyran syllogisait à part lui, le valet de Bellombre dégageait le chariot et y attelait le cheval qu’il avait amené, quoique l’animal renâclât de peur à l’aspect terrifiant pour lui du squelette et à l’odeur fauve du loup dont le sang tachait la neige.

La charrette fut remisée dans la cour de la ferme sous un hangar. Il n’en manquait rien, et même il s’y trouvait quelque chose de plus: un petit couteau, de ceux qu’on fabrique à Albaceite, tombé de la poche de Chiquita pendant son court sommeil, et qui portait sur sa lame aiguë cette menaçante devise en espagnol:

Cuando esta vivora pica,
No hay remedio en la botica.

Cette trouvaille mystérieuse intrigua beaucoup le Tyran et fit tomber en rêverie Isabelle, qui était un peu superstitieuse et tirait volontiers des présages, bons ou funestes, d’après ces petits incidents inaperçus des autres ou sans valeur à leurs yeux. La jeune femme hâblait le castillan comme toutes les personnes un peu instruites à cette époque, et le sens alarmant de l’inscription ne lui échappait point.

Scapin était parti pour le bourg revêtu de son beau costume zébré de rose et de blanc, sa grande fraise dûment tuyautée et godronnée, la toque sur les yeux, la cape au coin de l’épaule, l’air superbe et triomphant. Il marchait repoussant sa caisse du genou avec un mouvement automatique et rhythmé qui sentait fort son soldat; en effet, Scapin l’avait été devant qu’il se fût rendu comédien. Quand il eut gagné la place de l’Église, déjà escorté de quelques polissons qu’émerveillait son accoutrement bizarre, il assura sa toque, se piéta, et attaquant la peau d’âne de ses baguettes, il produisit un roulement si bref, si magistral, si impératif, qu’il eût éveillé les morts aussi bien que la trompette du jugement dernier. Jugez de l’effet qu’il fit sur les vivants. Toutes les fenêtres et les portes s’ouvrirent comme mues par un même ressort. Des têtes embéguinées s’y montrèrent plongeant des regards curieusement effarés sur la place. Un second roulement, petillant comme une mousquetade et grave comme un tonnerre, vida les maisons, où ne demeurèrent que les malades, les grabataires et femmes en gésine. Au bout de quelques minutes, tout le village réuni formait un large cercle autour de Scapin. Pour mieux fasciner son public, le rusé drôle exécuta sur sa caisse plusieurs batteries et contre-batteries d’une façon si vive, si juste et si dextre que les baguettes disparaissaient dans la rapidité, quoique les poignets ne semblassent point bouger. Dès qu’il vit les bouches ouvertes toutes grandes des bons villageois affecter cette forme d’O qui, d’après les maîtres peintres, en leurs cahiers de caractères, est la suprême expression de l’étonnement, il arrêta tout d’un coup son vacarme; puis, après un court silence, il commença d’une voix glapissante, dont il variait fantasquement les intonations, cette harangue emphatique et burlesque:

«Ce soir, occasion unique! grand spectacle! représentation extraordinaire! les illustres comédiens de la troupe déambulatoire, dirigée par le sieur Hérode, qui ont eu l’honneur de jouer devant des têtes couronnées et des princes du sang, se trouvant de passage dans ce pays, donneront pour cette fois seulement, car ils sont attendus à Paris, où la cour les désire, une pièce merveilleusement amusante et comique, intitulée les Rodomontades du capitaine Fracasse! avec costumes neufs, jeux de scène inédits et bastonnades réglées, les plus divertissantes du monde. A la fin du spectacle, mademoiselle Sérafine dansera la morisque, augmentée de passe-pieds, tordions et cabrioles au dernier goût du jour, en s’accompagnant du tambour de basque dont elle joue mieux qu’aucune gitana d’Espagne. Ce sera très-plaisant à voir. La représentation aura lieu dans la grange de maître Bellombre, disposée à cet effet et abondamment pourvue de banquettes et luminaires. Travaillant plutôt pour la gloire que pour le profit, nous accepterons non-seulement l’argent, mais encore les denrées et provisions de bouche en faveur de ceux qui n’auraient pas de monnaie. Qu’on se le dise!»

Ayant terminé son discours, Scapin tambourina si furieusement, par manière de péroraison, que les vitres de l’église en tremblèrent dans leur réseau de plomb et que plusieurs chiens s’enfuirent en hurlant, plus effrayés que s’ils eussent eu des poêlons d’airain attachés à la queue.

A la ferme, les comédiens, aidés par Bellombre et ses valets, avaient déjà travaillé. Dans le fond de la grange, des planches posées sur des tonneaux formaient le théâtre. Trois ou quatre bancs empruntés au cabaret remplissaient l’office de banquettes; mais, pour le prix, on ne pouvait exiger qu’elles fussent rembourrées et couvertes de velours. Les araignées filandières s’étaient chargées de décorer le plafond, et les larges rosaces de leurs toiles se suspendaient d’une poutre à l’autre. Quel tapissier, fût-il de la cour, eût pu produire une tenture plus fine, plus délicate et aériennement élaborée, même en satin de Chine? Ces toiles pendantes ressemblaient à ces bannières armoriées qu’on voit aux chapitres des chevaleries et ordres royaux. Spectacle fort noble pour qui eût pu jouir, en imaginative, de ce rapprochement.

Les bœufs et vaches, dont on avait proprement relevé la litière, s’étonnaient de ce remue-ménage insolite et souvent détournaient la tête de leur crèche, jetant de longs regards vers le théâtre où les comédiens s’agitaient, répétant la pièce, afin de montrer à Sigognac les entrées et les sorties.

«Mes premiers pas sur la scène, dit en riant le Baron, ont pour spectateurs des veaux et des bêtes à cornes; il y aurait de quoi humilier mon amour-propre, si j’en avais.

—Et ce ne sera pas, répondit Bellombre, la dernière fois que vous aurez un tel public; il y a toujours dans la salle des imbéciles et des maris.»

Pour un novice Sigognac ne jouait point trop mal, et l’on sentait qu’il se formerait vite. Il avait la voix bonne, la mémoire sûre, et l’imagination assez lettrée pour ajouter à son rôle ces répliques qui naissent de l’occasion et donnent de la vivacité au jeu. La pantomime le gênait davantage, étant fort entremêlée de coups de bâton, lesquels révoltaient son courage, encore qu’ils ne vinssent que de bourrelets de toile peinte remplis d’étoupes; ses camarades, sachant sa qualité, le ménageaient autant que possible, et cependant il se courrouçait malgré lui, faisant terribles grimaces, horrifiques froncements de sourcils et regards torves.

Puis, se rappelant tout à coup l’esprit de son rôle, il reprenait une physionomie lâche, effarée et subitement couarde.

Bellombre, qui le regardait avec l’attention perspicace d’un vieux comédien expert et passé maître, lui cria de sa place: «Gardez de corriger en vous ces mouvements qui viennent de nature; ils sont très-bons et produiront une variété nouvelle de Matamore. Quand vous n’éprouverez plus ces bouillons colérés et indignations furieuses, feignez-les par artifice: Fracasse, qui est le personnage que vous avez à créer, car qui marche derrière les autres n’est jamais que le second, voudrait bien être brave; il aime le courage, les vaillants lui plaisent, et il s’indigne lui-même d’être si poltron. Loin du danger, il ne rêve qu’exploits héroïques, entreprises surhumaines et gigantesques; mais, quand vient le péril, son imagination trop vive lui représente la douleur des blessures, le visage camard de la mort, et le cœur lui manque; il se rebiffe d’abord à l’idée de se laisser battre, et la rage lui enfielle l’estomac, mais le premier coup abat sa résolution. Cette méthode vaut mieux que ces titubations de jambes, écarquillements d’yeux et autres grimaces plus simiesques qu’humaines par lesquelles les mauvais comédiens sollicitent le rire du public et perdent l’art.»

Sigognac suivit les conseils de Bellombre et régla son jeu d’après cette idée, si bien que les acteurs l’applaudirent et lui prophétisèrent un succès.

La représentation devait avoir lieu à quatre heures du soir. Une heure avant, Sigognac revêtit le costume de Matamore que Léonarde avait élargi en défaisant les remplis nécessités par les amaigrissements successifs du défunt.

En s’introduisant dans cette défroque, le Baron se disait qu’il eût été sans doute plus glorieux de se barder de buffle et de fer comme ses ancêtres que de se travestir à l’histrionne pour représenter un faux brave, lui qui était un véritable vaillant capable de prouesses et de coups de main héroïques; mais la fortune adverse le réduisait en ces extrémités fâcheuses, et il n’avait pas d’autre moyen d’existence.

Déjà le populaire affluait et s’entassait dans la grange. Quelques lanternes suspendues aux poutrelles soutenant le toit jetaient une lumière rougeâtre sur toutes ces têtes brunes, blondes, grisonnantes, parmi lesquelles se détachaient quelques blanches coiffes de femme.

D’autres lanternes avaient été placées en guise de chandelles sur le bord du théâtre, car il fallait prendre garde de mettre le feu à la paille et au foin.

La pièce commença et fut attentivement écoutée. Derrière les acteurs, car le fond de la scène n’était pas éclairé, se projetaient de grandes ombres bizarres qui semblaient jouer la pièce en parodie, et contrefaire tous leurs mouvements avec des allures disloquées et fantasques; mais ce détail grotesque ne fut pas remarqué par ces spectateurs naïfs, tout occupés de l’affabulation de la comédie et du jeu des personnages, lesquels ils tenaient pour véritables.

Quelques vaches, que le tumulte empêchait de dormir, regardaient la scène avec ces grands yeux dont Homérus, le poëte grégeois, fait une épithète louangeuse à la beauté de Junon, et même, un veau, dans un moment plein d’intérêt, poussa un gémissement lamentable qui ne détruisit pas la robuste illusion de ces braves patauds, mais qui faillit faire éclater de rire les comédiens sur leurs planches.

Le capitaine Fracasse fut applaudi à plusieurs reprises, car il remplissait fort bien son rôle, n’éprouvant pas devant ce public vulgaire l’émotion qu’il eût ressentie ayant affaire à des spectateurs plus difficiles et plus lettrés. D’ailleurs il était sûr que, parmi ces manants, nul ne le connaissait. Les autres comédiens, aux bons endroits, furent vigoureusement claqués par ces mains calleuses qui ne se ménageaient point, et avec beaucoup d’intelligence, selon Bellombre.

Sérafine exécuta sa morisque avec une fierté voluptueuse, des poses cambrées et provocantes, entremêlées de sauts pleins de souplesse, de changements de pieds rapides et d’agréments de toutes sortes qui eussent fait pâmer d’aise même des personnes de qualité et des courtisans. Elle était charmante surtout lorsque, agitant au-dessus de sa tête son tambour de basque, elle en faisait bruire les plaquettes de cuivre, ou bien encore quand, frottant du pouce la peau brunie, elle en tirait un sourd ronflement avec autant de dextérité qu’une panderera de profession.

Cependant, le long des murailles, dans le manoir délabré de Sigognac, les vieux portraits d’ancêtres prenaient des airs plus rébarbatifs et refrognés que de coutume. Les guerriers poussaient des soupirs qui soulevaient leurs plastrons de fer, et ils hochaient mélancoliquement la tête; les douairières faisaient une moue dédaigneuse sur leurs fraises tuyautées, et se roidissaient dans leurs corps de baleine et leurs vertugadins. Une voix basse, lente, sans timbre, une voix d’ombre, s’échappait de leurs lèvres peintes, et murmurait: «Hélas! le dernier des Sigognac a dérogé!»

A la cuisine, assis tristement entre Béelzébuth et Miraut, qui attachaient sur lui de longs regards interrogateurs, Pierre songeait. Il se disait: «Où est maintenant mon pauvre maître?...» et une larme, essuyée par la langue du vieux chien, coulait sur la joue brune du vieux serviteur.

VIII.

LES CHOSES SE COMPLIQUENT.

Bellombre, le lendemain de la représentation, tira Blazius à part, et desserrant les cordons d’une longue bourse de cuir, en fit couler dans sa main comme d’une corne d’abondance cent belles pistoles qu’il rangea en pile à la grande admiration du Pédant, qui restait contemplatif devant ce trésor étalé, roulant des yeux pleins de lubricité métallique.

Avec un geste superbe, Bellombre enleva les pistoles d’un seul coup et les plaqua dans la paume de son vieil ami: «Tu penses bien, dit-il, que je ne déploie pas cette monnaie pour irriter et titiller tes convoitises à la mode de Tantale. Prends cet argent sans scrupule. Je te le donne ou te le prête si tes fiertés se hérissent à l’idée de recevoir un régal d’un ancien camarade. L’argent est le nerf de la guerre, de l’amour et du théâtre. D’ailleurs ces pièces étant faites pour rouler, vu qu’elles sont rondes, s’ennuient de rester couchées à plat dans l’ombre de cette escarcelle où, à la longue, elles se couvriraient de barbe, rouille et fongosités. Ici je ne dépense rien, vivant à la rustique et tétant à la mamelle de la terre, nourrice des humains. Donc cette somme ne me fera pas faute.»

Ne trouvant rien à répondre à cette rhétorique, Blazius empocha les pistoles et donna une cordiale accolade à Bellombre. L’œil vairon du Pédant brillait plus que de coutume entre ses paupières clignotantes. La lumière s’y baignait dans une larme, et les efforts que le vieil histrion faisait pour retenir cette perle de reconnaissance imprimaient à ses sourcils en broussailles les mouvements les plus comiques. Tantôt ils remontaient jusqu’au milieu du front parmi un reflux de rides plissées, tantôt ils s’abaissaient presque jusqu’à voiler le regard. Ces manœuvres n’empêchèrent cependant pas la larme de se détacher et de rouler le long d’un nez chauffé au rouge cerise par les libations de la veille, sur la paroi duquel elle s’évapora.

Décidément, le vent de mauvaise fortune qui soufflait sur la troupe avait changé. La recette de la représentation, jointe aux pistoles de Bellombre, formait un total assez rondelet, car aux victuailles se trouvaient mêlées une certaine quantité de monnaies, et le chariot de Thespis, si dénué naguère, était maintenant grassement avitaillé. Pour ne pas faire les choses à demi, le généreux Bellombre prêta aux comédiens deux robustes chevaux de labour harnachés fort proprement, avec colliers peinturlurés et clarinés de grelots qui tintinnabulaient le plus agréablement du monde au pas ferme et régulier de ces braves bêtes.

Nos comédiens réconfortés et gaillards firent donc à Poitiers une entrée non pas si magnifique que celle d’Alexandre en Babylone, mais assez majestueuse encore. Le garçon qui devait ramener les chevaux se tenait à leur tête et modérait leur allure, car ils hâtaient le pas, subodorant de loin le chaud parfum de l’écurie. A travers les rues tortueuses de la ville, sur le pavé raboteux les roues grondaient, les fers sonnaient avec un bruit gai qui attirait le monde aux fenêtres et devant la porte de l’auberge; pour se faire ouvrir, le conducteur exécuta une joyeuse mousquetade de coups de fouet, à laquelle les bêtes répondirent par de brusques frissons qui mirent en branle le carillon de leurs sonnettes.

Cela ne ressemblait pas à la façon piteuse, misérable et furtive dont les comédiens abordaient naguère les plus maussades bouchons. Aussi l’hôtelier des Armes de France comprit-il, à ce triomphant vacarme, que les nouveaux venus avaient de l’argent, et courut-il lui-même ouvrir à deux battants la porte charretière.

L’hôtel des Armes de France était la plus belle auberge de Poitiers et celle où s’arrêtaient volontiers les voyageurs bien nés et riches. La cour où pénétra le chariot avait fort bon air. Des bâtiments très-propres l’entouraient, ornés sur les quatre façades d’un balcon couvert ou corridor en applique et soutenu par des potences en fer, disposition commode permettant d’accéder aux chambres dont les fenêtres prenaient jour à l’extérieur et facilitant le service des laquais.

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MAITRE BILOT. (Page 183.)

Au fond de la cour une arcade s’ouvrait, donnant passage sur les communs, cuisines, écuries et hangars.

Un air de prospérité régnait sur tout cela. Récemment crépies, les murailles égayaient l’œil; le bois des rampes, les balustres des galeries n’avaient pas un grain de poussière. Les tuiles neuves, dont les cannelures conservaient encore quelques minces filets de neige, brillaient gaiement au soleil d’hiver avec leur teinte d’un rouge vif. Des cheminées montaient en spirale des fumées de bon augure. Au bas du perron, son bonnet à la main, se tenait l’aubergiste, gaillard de vaste corpulence, faisant l’éloge de sa cuisine par les trois plis de son menton, et celui de son cellier par la belle teinte pourpre de sa face, qui semblait frottée de mûres comme le masque de Silène, ce bon ivrogne, précepteur de Bacchus. Un sourire qui allait de l’une à l’autre oreille ballonnait ses joues grasses et rapetissait ses yeux narquois dont l’angle externe disparaissait dans une patte d’oie de rides facétieuses. Il était si frais, si gras, si vermeil, si ragoûtant, si bien à point, qu’il donnait envie de le mettre à la broche et de le manger arrosé de son propre jus!

Quand il vit le Tyran, qu’il connaissait de longue date et savait bonne paye, sa belle humeur redoubla, car les comédiens attirent du monde, et les jeunes gens de la ville se mettent en dépense de collations, festins, soupers et autres régals pour traiter les actrices et gagner les bonnes grâces de ces coquettes par friandises, vins fins, dragées, confitures et telles menues délicatesses.

«Quelle bonne chance vous amène, seigneur Hérode? dit l’hôtelier; il y a longtemps qu’on ne vous a vu aux Armes de France.

—C’est vrai, répondit le Tyran, mais il ne faut pas toujours faire ses singeries sur la même place. Les spectateurs finissent par connaître tous vos tours et les exécuteraient eux-mêmes. Un peu d’absence est nécessaire. L’oublié vaut le neuf. Y a-t-il en ce moment beaucoup de noblesse à Poitiers?

—Beaucoup, seigneur Hérode, les chasses sont finies et l’on ne sait que faire. On ne peut pas toujours manger et boire. Vous aurez du monde.

—Alors, dit le Tyran, faites apporter les clefs de sept ou huit chambres, ôter de la broche trois ou quatre chapons, retirer de derrière les fagots une douzaine de bouteilles de ce petit vin que vous savez, et répandez par la ville ce bruit: que l’illustre troupe du seigneur Hérode est débarquée aux Armes de France avec un nouveau répertoire, se proposant de donner plusieurs représentations.»

Pendant que le Tyran et l’aubergiste dialoguaient de la sorte, les comédiens étaient descendus de voiture. Des valets s’emparèrent de leurs bagages et les portèrent aux chambres désignées. Celle d’Isabelle se trouva un peu écartée des autres, les plus proches se trouvant occupées. Cet éloignement ne déplut point à cette pudique jeune personne qu’embarrassait parfois cette promiscuité bohémienne à quoi force la vie errante des comédiens.

Bientôt toute la ville, grâce à la faconde de maître Bilot, sut que des comédiens étaient arrivés, qui devaient jouer les pièces des plus beaux esprits du temps aussi bien qu’à Paris, sinon mieux. Les muguets et les raffinés s’informèrent de la beauté des actrices, en retroussant le bout de leur moustache avec un air de gloire et de fatuité parfaitement ridicule. Bilot leur faisait, en les accompagnant de grimaces significatives, des réponses discrètes et mystérieuses propres à tourner la cervelle et à enrager la curiosité de ces jeunes veaux.

Isabelle ayant fait ranger ses hardes sur les planches de l’armoire, qui formait, avec un lit à pentes, une table à pieds tors, deux fauteuils et un coffre à bois, le mobilier de sa chambre, vaqua à ces soins de toilette que nécessite pour une jeune femme délicate et soignée de sa personne une longue route accomplie en compagnie d’hommes. Elle déploya ses longs cheveux plus fins que soie, les démêla, les peigna, y versa quelques gouttes d’essence à la bergamote, et les rattacha avec des non-pareilles bleues, couleur bienséante à son teint de rose pâle. Puis elle changea de linge. Qui l’eût vue ainsi aurait cru apercevoir une nymphe de Diane s’apprêtant, ses vêtements déposés sur la rive, à mettre le pied dans l’eau, en quelque vallon bocager de la Grèce. Mais ce ne fut qu’un éclair. Sur sa blanche nudité s’abattit subitement un jaloux nuage de toile, car Isabelle était chaste et pudibonde même en la solitude. Ensuite elle revêtit une robe grise ornée d’agréments bleus, et se regardant au miroir elle sourit de ce sourire que s’accorde la femme la moins coquette qui se trouve à son avantage.

Sous l’influence d’une température plus douce, la neige avait fondu et il n’en restait de trace que dans les endroits exposés au nord. Un rayon de soleil brillait. Isabelle ne put résister à la tentation d’ouvrir la fenêtre et de mettre un peu son joli nez dehors pour examiner la vue qu’on découvrait de sa chambre, fantaisie d’autant plus innocente que la croisée donnait sur une ruelle déserte, formée d’un côté par l’auberge et de l’autre par un long mur de jardin que dépassaient les cimes dépouillées des arbres. Le regard plongeait dans le jardin et pouvait y suivre le dessin d’un parterre marqué par des ramages de buis; au fond s’élevait un hôtel dont les murailles noircies attestaient l’ancienneté.

Deux cavaliers s’y promenaient le long d’une charmille, jeunes tous deux et de bonne mine, mais non égaux de condition, à voir la déférence dont l’un faisait montre à l’endroit de l’autre, se tenant un peu en arrière et cédant le haut de l’allée toutes les fois qu’il fallait revenir sur ses pas. En ce couple amical le premier était Oreste et le second Pylade. Oreste, donnons-lui ce nom puisque nous ne connaissons pas encore le véritable, pouvait avoir de vingt à vingt-deux ans. Il avait le teint pâle, les yeux et les cheveux fort noirs. Son pourpoint de velours tanné faisait valoir sa taille souple et svelte: un manteau court de même couleur et de même étoffe que le pourpoint, bordé d’un triple galon d’or, lui pendait de l’épaule, retenu par une ganse dont les glands retombaient sur la poitrine; des bottes molles en cuir blanc de Russie chaussaient ses pieds, que plus d’une femme eût jalousés pour leur petitesse et leur cambrure que faisait ressortir encore le talon haut de la botte. A l’aisance hardie de ses mouvements, à l’altière sécurité de son maintien, on devinait un grand seigneur, sûr d’être bien reçu partout et devant qui la vie s’ouvrait sans obstacles. Pylade, roux de cheveux et de barbe, vêtu de noir de la tête aux pieds, n’avait pas à beaucoup près, quoique assez joli garçon de sa personne, la même certitude triomphante.

«Je te dis, mon cher, que Corisande m’assomme, fit Oreste en retournant au bout de l’allée et continuant une conversation commencée avant qu’Isabelle n’eût ouvert la fenêtre; je lui ai fait défendre ma porte et je vais lui renvoyer son portrait aussi maussade que sa personne, avec ses lettres plus ennuyeuses encore que sa conversation.

—Cependant Corisande vous aime, objecta timidement Pylade.

—Qu’est-ce que cela me fait si je ne l’aime point? répliqua Oreste avec une sorte d’emportement. Il s’agit bien de cela! Dois-je la charité d’amour à toutes les pécores et donzelles qui ont la fantaisie de s’énamourer de moi? Je suis trop bon. Je me laisse aller à ces yeux de carpe pâmée, à ces pleurnicheries, à ces soupirs, à ces jérémiades, et je finis par être embéguiné, tout en maugréant de ma débonnaireté et couardise. Désormais je serai d’une férocité hyrcanienne, froid comme Hippolyte et fuyard des femmes, ainsi que Joseph. Adroite la Putiphar qui mettra la griffe sur le bord de mon manteau! Je me déclare, d’ores et en avant, misogyne, c’est-à dire ennemi du cotillon, qu’il soit de camelot ou de taffetas. Foin des duchesses et des courtisanes, des bourgeoises et des bergères! qui dit femme dit tracasseries, mécomptes ou aventures maussades. Je les hais de la coiffe au patin, et je vais me confire en chasteté comme un moinillon en sa capuce. Cette Corisande maudite m’a dégoûté de son sexe à tout jamais. J’y renonce...»

Oreste en était là de son discours, lorsque, levant la tête comme pour prendre le ciel à témoin de sa résolution, il aperçut par hasard Isabelle à la fenêtre. Il poussa le coude à son compagnon et lui dit:

«Avise là-bas, à cette croisée, fraîche comme l’Aurore à son balcon d’Orient, cette adorable et délicieuse créature qui semble déité plutôt que femme, avec ses cheveux châtain-cendré, son clair visage et ses doux yeux. Qu’elle a bonne grâce, ainsi accoudée et un peu penchée en avant, ce qui fait voir à l’avantage, sous la gaze de la chemisette, les rondeurs de sa gorge ivoirine! Je gage qu’elle a le meilleur caractère et ne ressemble point aux autres femelles. Son esprit doit être modeste, aimable et poli, son entretien agréable et charmant!

—Malpeste! répondit Pylade en riant, quels bons yeux vous avez de découvrir tout cela d’ici! moi, je ne vois rien, sinon une femme à sa fenêtre, assez gentille pour dire vrai, mais qui n’a sans doute pas les incomparables perfections dont vous la dotez si libéralement.

—Oh! je l’aime déjà tout plein. J’en suis féru; il me la faut et je l’aurai, dussé-je pour y parvenir user des inventions les plus subtiles, vider mes coffres et pourfendre cent rivaux.

—Là, là, ne vous échauffez pas ainsi dans votre harnois, dit Pylade, vous pourriez en gagner une pleurésie. Mais qu’est devenue cette belle haine du sexe que vous affichiez tout à l’heure avec tant de jactance? Il a suffi du premier minois pour la mettre en déroute.

—Quand je parlais et invectivais de la sorte, je ne savais point que cet ange de beauté existât, et tout ce que j’ai dit n’est que blasphème damnable, hérésie pure et monstruosité, que je supplie Vénus, déesse des amours, de me vouloir bien pardonner.

—Elle vous pardonnera, n’en doutez pas, car elle est indulgente aux amoureux fols dont vous êtes digne de porter la bannière.

—Je vais ouvrir la campagne, fit Oreste, et déclarer courtoisement la guerre à ma belle ennemie.»

Cela disant, il s’arrêta, planta son regard droit sur Isabelle, ôta d’une façon aussi galante que respectueuse son feutre, dont la longue plume balaya la terre, et envoya du bout des doigts un baiser dans la direction de la fenêtre.

La jeune comédienne, qui vit l’action, prit un air froid et composé comme pour faire comprendre à cet insolent qu’il se trompait, referma la fenêtre et rabattit le rideau.

«Voilà l’Aurore cachée par un nuage, dit Pylade, cela n’est pas de bon augure pour le reste de la journée.

—Je regarde, au contraire, comme un signe favorable que la belle se soit retirée. Quand le soldat se dérobe derrière le créneau de la tour, cela veut dire que la flèche de l’assiégeant a porté. Elle en a dans l’aile, te dis-je, et ce baiser la forcera de penser à moi toute la nuit, ne fût-ce que pour m’injurier et me taxer d’effronterie, défaut qui ne déplaît pas aux femmes. Il y a maintenant quelque chose entre moi et cette inconnue. C’est un fil bien ténu, mais que j’enforcerai de manière à faire une corde pour monter au balcon de l’infante.

—Vous savez à merveille les théories et stratagèmes d’amour, dit Pylade respectueusement.

—Je m’en pique quelquefois, répondit Oreste, et maintenant rentrons, la belle effarouchée ne reparaîtra pas de sitôt. Ce soir, je mettrai mes grisons en campagne.»

Les deux amis remontèrent lentement les marches du vieil hôtel et disparurent. Revenons maintenant à nos acteurs.

Il y avait non loin de l’auberge un jeu de paume merveilleusement propre à établir une salle de spectacle. Les comédiens le louèrent, et un maître menuisier de la ville, sous la direction du Tyran, l’eut bientôt accommodé à sa nouvelle destination. Un peintre-vitrier, qui se mêlait de barbouiller des enseignes et de blasonner des armoiries sur les carrosses, rafraîchit les décorations fatiguées et déteintes, et même en peignit une avec assez de bonheur. La chambre où se déshabillaient et se rhabillaient les joueurs de paume, fut disposée en foyer pour les comédiens avec des paravents qui entouraient les toilettes des actrices et formaient des espèces de loges. Toutes les places marquées étaient retenues d’avance, et la recette promettait d’être bonne.

«Quel dommage, disait le Tyran à Blazius en énumérant les pièces qu’il serait bon de jouer, quel dommage que Zerbine nous manque! Une soubrette est à vrai dire le grain de sel, mica salis, et le piment des comédies. Sa gaieté étincelante illumine la scène: elle ravive les endroits languissants, et force le rire qui ne veut point se décider, en montrant ses trente-deux perles orlées de carmin vif. Par son caquetage, son impertinence et sa lascivité, elle fait valoir les afféteries pudiques, mollesses de langage et roucoulements de l’amoureuse. Les couleurs tranchées de sa cotte hardie amusent l’œil, et elle peut découvrir jusqu’aux jarretières, ou peu s’en faut, une jambe fine moulée dans un bas rouge à coins d’or, perspective agréable aux jeunes comme aux vieux, aux vieux surtout dont elle réveille la salacité endormie.

—Certes, répondit Blazius, la soubrette est un condiment précieux, une boîte aux épices qui saupoudre à propos la fadeur des comédies du temps. Mais il faut bien nous en passer. Ni Isabelle, ni Sérafine ne peuvent remplir ce rôle. D’ailleurs nous avons besoin d’une amoureuse et d’une grande coquette. Le diable soit de ce marquis de Bruyères qui nous a enlevé la perle, le phénix et le parangon des soubrettes en la personne de l’incomparable Zerbine!»

La conversation entre les deux comédiens en était là, quand une sonnerie argentine de grelots se fit entendre devant le porche de l’hôtel; bientôt des pas vifs et cadencés tintèrent sur le pavé de la cour, et les causeurs, s’accoudant à la balustrade de la galerie où ils se promenaient, aperçurent trois mules harnachées à l’espagnole, avec plumets sur la tête, broderies, houppes de laine, grappes de clochettes et couvertures rayées. Le tout fort propre et magnifique, ne sentant en rien la bête de louage.

Sur la première était monté un maraud de laquais, en livrée grise, portant le couteau de chasse à la ceinture et l’arquebuse en travers de l’arçon, l’air insolent comme un grand seigneur et qui autrement vêtu eût bien pu passer pour maître. Il tirait après lui par une longe entortillée autour de son bras la seconde mule chargée de deux énormes paquets équilibrés de chaque côté du bât et recouverts d’une cape de muestra valencienne.

La troisième mule, de meilleure mine et de plus fière allure encore que les deux autres, portait une jeune femme chaudement embossée dans un manteau garni de fourrures et coiffée d’un chapeau de feutre gris à plume rouge rabattu sur les yeux.

«Hé, dit Blazius au Tyran, ce cortége ne te rappelle-t-il point quelque chose? Il me semble que ce n’est pas la première fois que j’entends tinter ces grelots.

—Par saint Alipantin! répondit le Tyran, ce sont les propres mules qui vinrent enlever Zerbine au carrefour de la Croix. Quand on parle du loup...

—On en voit la plume, interrompit Blazius; ô jour trois et quatre fois heureux, notable à la craie blanche! c’est bien la señora Zerbine elle-même; elle saute à bas de sa monture avec ce mouvement coquin de hanches qui n’appartient qu’à elle et jette sa mante au bras du laquais. La voilà qui ôte son feutre et secoue ses cheveux comme un oiseau ses plumes. Allons au-devant d’elle et dégringolons les montées quatre à quatre.»

Blazius et le Tyran descendirent dans la cour et rencontrèrent Zerbine au bas du perron. La joyeuse fille sauta au col du Pédant et lui prenant la tête:

«Il faut, s’écria-t-elle en joignant l’action à la parole, que je t’accole et baise ton vieux masque à pleine bouche avec le même cœur que si tu étais un joli garçon, pour la joie que j’ai à te revoir. Ne sois pas jaloux, Hérode, et ne fronce pas tes gros sourcils noirs comme si tu allais ordonner le massacre des Innocents. Je vais t’embrasser aussi. J’ai commencé par Blazius parce que c’est le plus laid.»

Zerbine accomplit loyalement sa promesse, car c’était une fille de parole et qui avait de la probité à sa manière. Donnant une main à chacun des deux acteurs, elle monta dans la galerie où maître Bilot lui fit préparer une chambre. A peine entrée, elle se jeta sur un fauteuil, et se mit à respirer bruyamment comme une personne débarrassée d’un grand poids.

«Vous ne sauriez imaginer, dit-elle aux deux comédiens, après un moment de silence, le plaisir que j’éprouve à me retrouver avec vous; n’allez pas croire pour cela que je sois amoureuse de vos vieux museaux usés par la céruse et le rouge. Je n’aime personne, Dieu merci! Ma joie tient à ce que je rentre dans mon élément, et l’on est toujours mal hors de son élément. L’eau ne convient pas aux oiseaux non plus que l’air aux poissons. Les uns s’y noient et les autres y étouffent. Je suis comédienne de nature et le théâtre est mon atmosphère. Là, seulement, je respire à mon aise; l’odeur des chandelles fumeuses me vaut mieux que civette, benjoin, ambre gris, musc et peau d’Espagne. Le relent des coulisses flaire à mon nez comme baume. Le soleil m’ennuie et la vie réelle me semble plate. Il me faut des amours imaginaires à servir et pour déployer mon activité le monde d’aventures romanesques qui s’agitent dans les comédies. Depuis que les poëtes ne me prêtent plus leurs voix, je me fais l’effet d’être muette. Donc, je viens reprendre mon emploi. J’espère que vous n’avez engagé personne pour me remplacer. On ne me remplace pas d’ailleurs. Si cela était, j’aurais bientôt mis les griffes au visage de la gaupe et je lui casserais les quatre dents de devant sur le rebord des tréteaux. Quand on empiète sur mes priviléges, je suis méchante comme un diable.

—Tu n’auras pas besoin, dit le Tyran, de te livrer à aucun carnage. Nous n’avons pas de soubrette. C’était Léonarde qui jouait tes rôles envieillis et tournés à la duègne, métamorphose assez triste et maussade, à quoi nous obligeait la nécessité. Si par quelqu’un de ces onguents magiques dont parle Apulée tu t’étais muée tout à l’heure en oiseau et fusses venue, te posant au bord du toit, écouter la conversation que je tenais avec Blazius, il te serait arrivé cette chose rare pour les absents, d’entendre ton éloge sur le mode lyrique, pindarique et dithyrambique.

—A la bonne heure, répondit Zerbine, je vois que vous êtes toujours les bons compagnons d’autrefois et que votre petite Zerbinette vous manquait.»

Des garçons d’auberge entrèrent dans la chambre et y déposèrent des paquets, des boîtes, des valises, dont la comédienne fit la revue et qu’elle ouvrit, en présence de ses deux camarades, avec plusieurs petites clefs passées dans un anneau d’argent.

C’étaient de belles nippes, du fin linge, des guipures, des dentelles, des bijoux, des pièces de velours et de satin de la Chine: tout un trousseau aussi galant que riche. Il y avait, en outre, un sac de peau long, large, lourd, bourré de pécune jusqu’à la gueule, dont Zerbine dénoua les cordons et qu’elle fit ruisseler sur la table. On eût dit le Pactole monnayé. La Soubrette plongeait ses petites mains brunes dans le tas d’or, comme une vanneuse dans un tas de blé, en soulevait ce que pouvaient contenir ses paumes réunies en coupes, puis les ouvrait et laissait retomber les louis en pluie brillante, plus épaisse que celle dont fut séduite Danaé, fille d’Acrise, en sa tour d’airain. Les yeux de Zerbine scintillaient d’un éclat aussi vif que celui des pièces d’or, ses narines se dilataient et un rire nerveux découvrait ses dents blanches.

«Sérafine crèverait de male rage si elle me voyait tant d’argent, dit la Soubrette à Hérode et à Blazius; je vous le montre pour vous prouver que ce n’est pas la misère qui me ramène au bercail, mais le pur amour de l’art. Quant à vous, mes vieux, si vous êtes bas percés, plongez vos pattes là-dedans et prenez-en tant que vos cinq doigts en pourront tenir, et même mettez-y le pouce, à la mode d’Allemagne.»

Les comédiens la remercièrent de sa générosité, affirmant qu’ils n’avaient besoin de rien.

«Eh bien! dit Zerbine, ce sera pour une autre fois, je vous le garderai en ma cassette comme fidèle trésorière.

—Tu as donc abandonné ce pauvre marquis, dit Blazius d’un air de componction; car tu n’es pas de celles qu’on délaisse. Le rôle d’Ariane ne te va point, mais bien celui de Circé. C’était pourtant un magnifique seigneur, bien fait de sa personne, ayant l’air de la cour, spirituel et digne en tout point d’être aimé plus longtemps.

—Mon intention, répondit Zerbine, est bien de le garder comme une bague à mon doigt et le plus précieux joyau de mon écrin. Je ne l’abandonne nullement, et si je l’ai quitté, c’est afin qu’il me suivît.

Fugax sequax, sequax fugax, reprit le Pédant; ces quatre mots latins à consonnance cabalistique, qui semblent un coassement de batraciens emprunté à la comédie des Grenouilles du sieur Aristophane, poëte athénien, contiennent la moelle des théories amoureuses et peuvent servir de règle de conduite pour le sexe tant viril que féminin.

—Et que chante ton latin, vieux Pédant? fit Zerbine, tu as négligé de le translater en français, oubliant que tout le monde n’a pas été comme toi régent de collége et distributeur de férules.

—On le pourrait traduire, répondit Blazius, par deux carmes ou versiculets en cette teneur:

Fuyez, on vous suivra;
Suivez, on vous fuira.

—Voilà, dit Zerbine en riant, de la vraie poésie pour la flûte à l’oignon et les cornets en pâte sucrée qu’on enfonce dans les biscuits. Cela doit aller sur l’air de Robin et Robine.»

Et la folle créature se mit à chanter les vers du Pédant à pleine gorge, d’une voix si claire, si argentine et si perlée, que c’était plaisir de l’entendre. Elle accompagnait son chant de mines tellement expressives, tantôt riantes, tantôt fâchées, qu’on croyait voir la poursuite et la retraite de deux amants, l’un enflammé, l’autre dédaigneux.

Quand elle eut bien lâché la bride à sa folâtrerie, elle se rasséréna et devint sérieuse.

«Écoutez mon histoire. Le marquis m’avait fait conduire par ce valet et ce garçon de mules qui me vinrent prendre au carrefour de la Croix à un petit castel ou pavillon de chasse qu’il possède en un de ses bois, fort retiré et difficile à découvrir, à moins de savoir qu’il existe, car une noire rangée de sapins le masque. C’est là que ce bon seigneur va faire la débauche avec quelques amis francs compagnons. On y peut crier tope et masse sans que personne vous entende autre qu’un vieux domestique qui renouvelle les flacons. C’est là aussi qu’il abrite ses amours et fantaisies galantes. Il s’y trouve un appartement fort propre tapissé en verdures de Flandre, meublé d’un lit à l’antiquaille, mais large, moelleux, bien garni de coussins et rideaux; d’une toilette dressée où ne manque rien de ce qui est nécessaire à une femme, fût-elle duchesse, peignes, éponges, flacons d’essence, opiats, boîtes à mouches, pommades pour les lèvres, pâtes d’amande; de fauteuils, chaises et pliants rembourrés à souhait, et d’un tapis turc si épais qu’on peut tomber partout sans se faire mal. Ce retrait occupe mystérieusement le second étage du pavillon. Je dis mystérieusement, car du dehors il est impossible d’en soupçonner les magnificences. Le temps a noirci les murs qui sembleraient près de tomber en ruines sans un lierre qui les embrasse et les soutient. En passant devant le castel on le croirait inhabité; les volets et tentures des fenêtres empêchent, le soir, la lumière des cires et du feu de se répandre sur la campagne.

—Ce serait là, interrompit le Tyran, une belle décoration pour un cinquième acte de tragi-comédie. On pourrait s’égorger à loisir en une telle maison.

—L’habitude des rôles tragiques, dit Zerbine, te rembrunit l’imagination. C’est au contraire un logis fort joyeux, car le marquis n’est rien moins que féroce.

—Poursuis ton récit, Zerbine, dit Blazius avec un geste d’impatience.

—Quand j’arrivai près de ce manoir sauvage, continua Zerbine, je ne pus me défendre d’une certaine appréhension. Je n’avais pas à craindre pour ma vertu, mais j’eus un instant l’idée que le marquis voulait me claquemurer là dans une espèce d’oubliette, d’où il me tirerait de temps à autre au gré de son caprice. Je n’ai aucun goût pour les donjons à soupiraux grillés et ne souffrirais pas la captivité, même pour être sultane favorite de Sa Hautesse le Grand Seigneur; mais je me dis, je suis soubrette de mon métier, et j’ai, en ma vie, tant fait évader d’Isabelles, de Léonores et de Doralices, que je saurai bien trouver une ruse pour m’échapper moi-même, si, toutefois, on me veut retenir. Il serait beau qu’un jaloux fît Zerbine prisonnière! J’entrai donc bravement, et fus surprise de la plus agréable manière du monde, en voyant que ce logis refrogné qui faisait la grimace aux passants, souriait aux hôtes. Délabrement en dehors, luxe en dedans. Un bon feu flambait dans la cheminée. Des bougies roses reflétaient leurs clartés aux miroirs des appliques, et sur la table avec force cristaux, argenterie et flacons, un souper aussi abondant que délicat était servi. Au bord du lit, négligemment jetées, des pièces d’étoffes fripaient dans leurs plis des reflets de lumière. Des bijoux posés sur la toilette, bracelets, colliers, pendants d’oreilles, lançaient de folles bluettes et de brusques scintillements d’or. Je me sentais tout à fait rassurée. Une jeune paysanne, soulevant la portière, vint m’offrir ses services et me débarrassa de mon habit de voyage pour m’en faire prendre un plus convenable qui se trouvait tout préparé dans la garde-robe; bientôt arriva le marquis. Il me trouva charmante en mon déshabillé de taffetas flambé de blanc et de cerise, et il jura que vraiment il m’aimait à la folie. Nous soupâmes, et quoiqu’il en coûte à ma modestie, je dois avouer que je fus éblouissante. Je me sentais un esprit du diable; les saillies me jaillissaient, les rencontres me venaient, parmi d’étincelantes fusées de rire; c’était un entrain, une verve, une furie joyeuse qu’on n’imagine pas. Il y avait de quoi faire danser les morts et flamber les cendres du vieux roi Priam. Le marquis ébloui, fasciné, enivré, m’appelait tantôt ange et tantôt démon; il me proposait de tuer sa femme et de m’épouser. Le cher homme! il l’aurait fait comme il le disait, mais je ne voulus point, disant que ces tueries étaient choses fades, bourgeoises et communes. Je ne crois pas que Laïs, la belle Impéria, et madame Vannoza qui fut maîtresse d’un pape, aient jamais plus galamment égayé une médianoche. Ce fut ainsi pendant plusieurs jours. Peu à peu cependant le marquis devint rêveur, il semblait chercher quelque chose dont il ne se rendait pas compte et qui lui manquait. Il fit quelques courses à cheval, et même il invita deux ou trois amis comme pour se distraire. Le sachant vaniteux, je m’attifai à mon avantage et redoublai de gentillesses, grâces et minauderies devant ces hobereaux qui jamais ne s’étaient trouvés à pareille fête: au dessert, me faisant des castagnettes avec une assiette de porcelaine de Chine cassée, j’exécutai une sarabande si folle, si lascive, si enragée, qu’elle eût damné un saint. C’était des bras pâmés au-dessus de la tête, des jambes luisant comme un éclair dans le tourbillon des jupes, des hanches plus frétillantes que vif-argent, des reins cambrés à toucher le parquet des épaules, une gorge qui battait la campagne, le tout incendié de regards et de sourires à mettre le feu à une salle si jamais je pouvais danser un tel pas sur un théâtre. Le marquis rayonnait, en sa gloire, fier comme un roi d’avoir une pareille maîtresse; mais le lendemain il fut morne, languissant, désœuvré. J’essayai de mes philtres les plus forts, hélas! ils n’avaient plus de puissance sur lui. Cet état paraissait l’étonner lui-même. Parfois, il me regardait fort attentivement comme étudiant sous mes traits la ressemblance d’une autre personne. M’aurait-il prise, pensais-je, pour servir de corps à un souvenir et lui rappellerais-je un amour perdu? Non, me répondais-je, ces fantaisies mélancoliques ne sont pas dans sa nature. De telles rêvasseries conviennent aux bilieux hypocondriaques et non point à ces joyeux qui ont la joue vermeille et l’oreille rouge.

—N’était-ce point satiété? dit Blazius, car d’ambroisie même on se dégoûte, et les dieux viennent manger sur la terre le pain bis des humains.

—Apprenez, monsieur le sot, répondit Zerbine en donnant une petite tape sur les doigts du Pédant, qu’on n’est jamais las de moi, vous me l’avez dit tout à l’heure.

—Pardonne-moi, Zerbine, et dis-nous ce qui fantasiait l’humeur de M. le marquis; je grille de l’apprendre.

—Enfin, reprit la Soubrette, à force d’y rêver je compris ce qui chagrinait le marquis dans son bonheur, et je découvris quel était le pli de rose dont soupirait ce Sybarite sur sa couche de volupté. Il avait la femme, mais il regrettait la comédienne. Cet aspect brillant que donnent les lumières, le fard, les costumes, la diversité et l’action des rôles s’était évanoui comme s’éteint la splendeur factice de la scène quand le moucheur souffle les chandelles. En rentrant dans la coulisse j’avais perdu pour lui une partie de mes séductions. Il ne lui restait plus que Zerbine; ce qu’il aimait en moi c’était Lisette, c’était Marton, c’était Marinette, l’éclair du sourire et de l’œil, la réplique alerte, le minois effronté, l’ajustement fantasque, le désir et l’admiration du public. Il cherchait, à travers mon visage de ville, mon visage de théâtre, car nous autres actrices, quand nous ne sommes pas laides, nous possédons deux beautés, l’une composée et l’autre naturelle; un masque et une figure. Souvent c’est le masque qu’on préfère, encore que la figure soit jolie. Ce que souhaitait le marquis, c’était la soubrette qu’il avait vue dans les Rodomontades du capitaine Matamore, et que je ne lui représentais qu’à demi. Le caprice qui attache certains seigneurs à des comédiennes est beaucoup moins sensuel qu’on ne pense. C’est une passion d’esprit plutôt que de corps. Ils croient atteindre l’idéal en étreignant le réel, mais l’image qu’ils poursuivent leur échappe; une actrice est comme un tableau qu’il faut contempler à distance et sous le jour propice. Si vous approchez, le prestige se dissipe. Moi-même je commençais à m’ennuyer. J’avais bien souvent désiré d’être aimée d’un grand, d’avoir de riches toilettes, de vivre sans souci dans les richesses et les délicatesses du luxe, et souvent il m’était arrivé de maudire ce sort rigoureux qui me forçait d’errer de bourg en ville, sur une charrette, suant l’été, gelant l’hiver, pour faire mon métier de baladine. J’attendais une occasion d’en finir avec cette vie misérable, ne me doutant pas que c’était ma vie propre, ma raison d’être, mon talent, ma poésie, mon charme et mon lustre particulier. Sans ce rayon d’art qui me dore un peu, je ne serais qu’une drôlesse vulgaire comme tant d’autres. Thalie, déesse vierge, me sauvegarde de sa livrée, et les vers des poëtes, charbons de feu, touchant mes lèvres, les purifient de plus d’un baiser lascif et mignard. Mon séjour dans le pavillon du marquis m’éclaira. Je compris que ce brave gentilhomme n’était pas épris seulement de mes yeux, de mes dents, de ma peau, mais bien de cette petite étincelle qui brille en moi et me fait applaudir. Un beau matin je lui signifiai tout net que je voulais reprendre ma volée et que cela ne me convenait point d’être à perpétuité la maîtresse d’un seigneur: que la première venue pouvait bien le faire et qu’il m’octroyât gracieusement mon congé, lui affirmant d’ailleurs que je l’aimais bien et que j’étais parfaitement reconnaissante de ses bontés. Le marquis parut d’abord surpris mais non fâché, et après avoir réfléchi quelque peu, il dit: «Qu’allez-vous faire, mignonne?» Je lui répondis: «Rattraper en route la troupe d’Hérode ou la rejoindre à Paris si elle y est déjà. Je veux reprendre mon emploi de soubrette, il y a longtemps que je n’ai dupé de Géronte.» Cela fit rire le marquis. «Eh bien! dit-il, partez en avant avec l’équipage de mules que je mets à votre disposition. Je vous suivrai sous peu. J’ai quelques affaires négligées qui exigent ma présence à la cour, et il y a longtemps que je me rouille en province. Vous me permettrez bien de vous applaudir, et si je gratte à la porte de votre loge, vous m’ouvrirez, je pense.» Je pris un petit air pudibond mais qui n’avait rien de désespérant. «Ah! monsieur le marquis, que me demandez-vous là!» Bref, après les adieux les plus tendres, j’ai sauté sur ma mule et me voici aux Armes de France.

—Mais, dit Hérode, d’un ton de doute, si le marquis ne venait pas, tu serais furieusement attrapée.»

Cette idée parut si bouffonne à Zerbine qu’elle se renversa dans son fauteuil et se mit à rire à gorge déployée, en se tenant les côtes. «Le marquis ne pas venir! s’écria-t-elle lorsqu’elle eut repris son sang-froid, tu peux faire retenir son appartement d’avance. Toute ma crainte était qu’en son ardeur il ne m’eût dépassée. Ah çà! tu doutes de mes charmes, Tyran aussi imbécile que cruel. Décidément les tragédies t’abrutissent. Tu avais plus d’esprit autrefois.»

Léandre, Scapin, qui avaient appris par les valets l’arrivée de Zerbine, entrèrent dans la chambre et la complimentèrent. Bientôt parut dame Léonarde dont les yeux de chouette flamboyèrent à la vue de l’or et des bijoux étalés sur la table. Elle se montra auprès de Zerbine de l’obséquiosité la plus basse. Isabelle vint aussi et la Soubrette lui fit cadeau gracieusement d’une pièce de taffetas. Sérafine seule resta enfermée chez elle. Son amour-propre n’avait pu pardonner à sa rivale l’inexplicable préférence du marquis.

On dit à Zerbine que Matamore avait été gelé en route, mais qu’il était remplacé par le baron de Sigognac, lequel prenait pour nom de théâtre le titre, bien accommodé à l’emploi, de capitaine Fracasse.

«Ce me sera un grand honneur de jouer avec un gentilhomme dont les aïeux allèrent aux croisades, dit Zerbine, et je tâcherai que le respect n’étouffe point en moi la verve. Heureusement que je suis maintenant habituée aux personnes de qualité.»

Sur ce, Sigognac entra dans la chambre.

Zerbine plia le jarret de manière à faire bouffer amplement ses jupes, lui adressa une belle révérence de cour bien proportionnée et cérémonieuse.

«Ceci, dit-elle, est pour monsieur le baron de Sigognac, et voici pour le capitaine Fracasse mon camarade,» ajouta-t-elle en le baisant fort vivement sur les deux joues, ce qui faillit décontenancer Sigognac peu accoutumé encore à ces libertés de théâtre et que troublait d’ailleurs la présence d’Isabelle.

Le retour de Zerbine permettait de varier agréablement le répertoire, et toute la troupe, à l’exception de Sérafine, était on ne peut plus satisfaite de la revoir.

Maintenant que la voilà bien installée dans sa chambre, au milieu de ses joyeux camarades, informons-nous d’Oreste et de Pylade que nous avons laissés rentrant chez eux après leur promenade au jardin.

Oreste, c’est-à-dire le jeune duc de Vallombreuse, car tel était son titre, ne mangea que du bout des dents et plus d’une fois oublia sur la table le verre que le laquais venait de remplir, tant il avait l’imagination préoccupée de la belle femme aperçue à la fenêtre. Le chevalier de Vidalinc son confident essayait vainement de le distraire; Vallombreuse ne répondait que par monosyllabes aux plaisanteries amicales de son Pylade.

Dès que le dessert fut enlevé, le chevalier dit au duc:

«Les plus courtes folies sont les meilleures; pour que vous ne pensiez plus à cette beauté, il ne s’agit que de vous en assurer la possession. Elle sera bientôt à l’état de Corisande. Vous avez le naturel de ces chasseurs qui du gibier n’aiment que la poursuite et, la pièce tuée, ne la ramassent même point. Je vais aller faire faire une battue pour vous rabattre l’oiseau vers vos filets.

—Non pas, reprit Vallombreuse, j’irai moi-même; comme tu l’as dit, la poursuite seule m’amuse et je suivrais jusqu’au bout du monde la plus chétive bête de poil ou de plume, de remise en remise jusqu’à tomber mort de fatigue. Ne m’ôte pas ce plaisir. Oh! si j’avais le bonheur de trouver une cruelle, je crois que je l’adorerais, mais il n’en existe pas sur le globe terraqué.

—Si l’on ne savait vos triomphes, dit Vidalinc, on pourrait sur ce propos vous taxer de fatuité, mais vos cassettes pleines de billets doux, portraits, nœuds de rubans, fleurs séchées, mèches de cheveux noirs, blonds ou roux, et tels autres gages d’amour, montrent bien que vous êtes modeste en parlant ainsi. Peut-être allez-vous être servi à souhait, car la dame de la fenêtre me semble sage, pudique et froide à merveille.

—Nous verrons bien. Maître Bilot cause volontiers; il écoute aussi et sait l’histoire des personnes qui logent en son auberge. Allons boire chez lui un flacon de vin des Canaries. Je le ferai causer, et il nous renseignera sur cette infante en voyage.»

Quelques minutes après, les deux jeunes gens entraient aux Armes de France et demandaient maître Bilot. Le digne aubergiste, connaissant la qualité de ses hôtes, les conduisit lui-même en une chambre basse bien tendue où brillait dans une cheminée à large manteau un feu petillant et clair. Il prit des mains du sommelier la bouteille grise de poussière et tapissée de toile d’araignée, la décoiffa de son casque de cire avec des précautions infinies, extirpa du goulot, sans secousse, le bouchon tenace, et d’une main aussi ferme que si elle eût été coulée en bronze versa un fil de liqueur blond comme la topaze dans les verres de Venise à pied en spirale que lui tendaient le duc et le chevalier. En faisant ce métier d’échanson, Bilot affectait une religieuse gravité; on eût dit un prêtre de Bacchus officiant et célébrant les mystères de la dive bouteille; il ne lui manquait que d’être couronné de lierre ou de pampre. Ces cérémonies augmentaient la valeur du vin qu’il servait, lequel était réellement fort bon et plus digne d’une table royale que d’un cabaret.

Il allait se retirer quand Vallombreuse d’un clin d’œil mystérieux l’arrêta sur le seuil:

«Maître Bilot, lui dit-il, prenez un verre au dressoir et buvez à ma santé une rasade de ce vin.»

Le ton n’admettait pas de réplique, et d’ailleurs Bilot ne se faisait pas prier pour aider un hôte à consommer les trésors de son cellier. Il éleva son verre en saluant et en vida le contenu jusqu’à la dernière perle. «Bon vin,» dit-il avec un friand clappement de langue contre le palais, puis il resta debout la main appuyée au rebord de la table, les yeux fixés sur le duc, attendant ce qu’on voulait de lui.

«As-tu beaucoup de monde dans ton auberge? dit Vallombreuse, et de quelle sorte?...» Bilot allait répondre, mais le jeune duc prévint la phrase de l’hôtelier et continua. «A quoi bon finasser avec un vieux mécréant tel que toi? Quelle est la femme qui habite cette chambre dont la fenêtre donne sur la ruelle en face l’hôtel Vallombreuse, la troisième croisée en partant de l’angle du mur? Réponds vite, tu auras une pièce d’or par syllabe.

—A ce prix, dit Bilot avec un large rire, il faudrait être bien vertueux pour employer le style laconique tant estimé des anciens. Cependant, comme je suis tout dévoué à Votre Seigneurie, je n’userai que d’un seul mot: Isabelle!

—Isabelle! nom charmant et romanesque, dit Vallombreuse; mais n’use pas de cette sobriété lacédémonienne. Sois prolixe et raconte-moi par le menu tout ce que tu sais de cette infante.

—Je vais me conformer aux ordres de Sa Seigneurie, répondit maître Bilot en s’inclinant. Mon cellier, ma cuisine, ma langue, sont à sa disposition. Isabelle est une comédienne qui appartient à la troupe du seigneur Hérode présentement logé à l’hôtel des Armes de France.

—Une comédienne, dit le jeune duc avec un air de désappointement, je l’aurais plutôt prise à sa mine discrète et réservée pour une dame de qualité ou bourgeoise cossue que pour une baladine errante.

—On peut s’y tromper, continua Bilot, la demoiselle a des façons fort décentes. Elle joue le rôle d’ingénue au théâtre et le continue à la ville. Sa vertu, quoique fort exposée, car elle est jolie, n’a reçu aucune brèche et aurait le droit de se coiffer du chapeau virginal. Nul ne sait mieux éconduire un galant par une politesse exacte et froide qui ne laisse pas d’espoir.

—Ceci me plaît, fit Vallombreuse, je ne hais rien tant que ces facilités trop ouvertes et ces places qui battent la chamade, demandant à capituler devant même qu’on ait donné l’assaut.

—Il en faudra plus d’un pour emporter cette citadelle, dit Bilot, quoique vous soyez un hardi et brillant capitaine peu habitué à rencontrer de résistance, d’autant qu’elle est gardée par la sentinelle vigilante d’un amour pudique.

—Elle a donc un amant, cette sage Isabelle! s’écria le jeune duc d’un ton à la fois triomphant et dépité, car d’une part il ne croyait guère à la vertu des femmes, et de l’autre cela le contrariait d’apprendre qu’il avait un rival.

—J’ai dit amour et non pas amant, continua l’aubergiste avec une respectueuse insistance, ce n’est pas la même chose. Votre Seigneurie est trop experte en matière de galanterie pour ne point apprécier cette différence bien qu’elle ait l’air subtil. Une femme qui a un amant peut en avoir deux, comme dit la chanson, mais une femme qui a un amour est impossible ou du moins fort malaisée à vaincre. Elle possède ce que vous lui offrez.

—Tu raisonnes là-dessus, dit Vallombreuse, comme si tu eusses étudié les cours d’amour et les sonnets de Pétrarque. Je ne te croyais docte qu’en fait de sauces et de vins. Et quel est l’objet de cette platonique tendresse?

—Un comédien de la troupe, répondit Bilot, que j’imaginerais volontiers engagé par amourette, car il ne me semble pas avoir les allures d’un histrion vulgaire.

—Eh bien, dit le chevalier de Vidalinc à son ami, vous devez être content. Voilà des obstacles imprévus qui se présentent. Une comédienne vertueuse, cela ne se rencontre pas tous les jours, et c’est affaire à vous. Cela vous reposera des grandes dames et des courtisanes.

—Tu es sûr, continua le jeune duc poursuivant sa pensée, que cette chaste Isabelle n’accorde aucune privauté à ce fat que je déteste déjà de toute mon âme?

—On voit bien que vous ne la connaissez point, reprit maître Bilot; c’est une hermine qui aimerait mieux mourir qu’avoir une tache en son blanc pelage. Quand la comédie exige des embrassades, on la voit rougir à travers son fard et parfois s’essuyer la joue avec le dos de la main.

—Vivent les beautés altières, farouches et rebelles au montoir! s’écria le duc, je la cravacherai si bien qu’il faudra qu’elle prenne le pas, l’amble, le trot, le galop, et fasse toutes les courbettes à ma volonté.

—Vous n’en obtiendrez rien de cette manière, monsieur le duc, permettez-moi de vous le dire, fit maître Bilot en faisant un salut empreint de la plus profonde humilité, comme il convient à un inférieur qui contredit un supérieur séparé de lui par tant de degrés de l’échelle sociale.

—Si je lui envoyais dans un bel étui de chagrin des pendeloques à grosses perles, un collier d’or à plusieurs rangs avec fermoirs, en pierreries, un bracelet en forme de serpent ayant deux gros rubis balais pour yeux!

—Elle vous renverrait toutes ces richesses en répondant que vous la prenez sans doute pour une autre. Elle n’est point intéressée comme la plupart de ses compagnes, et ses yeux, chose rare pour une femme, ne s’allument pas aux feux de la joaillerie. Elle regarde les diamants les mieux enchâssés comme si c’étaient nèfles sur paille.

—Que voilà un étrange et fantasque échantillon du sexe féminin! dit le duc de Vallombreuse un peu étonné; sans doute, elle veut par ces semblants de sagesse se faire épouser de ce maraud, lequel doit être abondamment pourvu de biens. Le caprice prend quelquefois à ces créatures de faire souche d’honnêtes gens et de s’asseoir aux assemblées parmi les prudes femmes, l’œil baissé sur la modestie, avec un air de Sainte N’y touche.

—Eh bien, épousez-la, fit Vidalinc en riant, s’il n’y a pas d’autre moyen. Ce titre de duchesse humanise les plus revêches.

—Tout beau! tout beau! reprit Vallombreuse, n’allons pas si vite en besogne; il faut d’abord parlementer. Cherchons pour aborder la belle quelque stratagème qui ne l’effarouche pas trop.

—Cela est plus facile que de s’en faire aimer, dit maître Bilot; il y a ce soir au jeu de paume répétition de la pièce qu’on doit jouer demain; quelques amateurs de la ville seront admis, et vous n’avez qu’à vous nommer pour que la porte s’ouvre à deux battants devant vous. D’ailleurs j’en toucherai deux mots au seigneur Hérode, qui est fort de mes amis et n’a rien à me refuser; mais, selon ma petite science, vous auriez mieux fait d’adresser vos vœux à mademoiselle Sérafine, qui n’est pas moins jolie qu’Isabelle et dont la vanité se fût pâmée de plaisir à cette recherche.

—C’est d’Isabelle que je suis affolé, fit le duc d’un petit ton sec qu’il savait prendre admirablement et qui tranchait tout, d’Isabelle et non d’une autre, maître Bilot; et, plongeant la main dans sa poche, il répandit négligemment sur la table une assez longue traînée de pièces d’or: Payez-vous de votre bouteille et gardez le reste de la monnaie.»

L’hôtelier ramassa les louis avec componction et les fit glisser l’un après l’autre au fond de son escarcelle. Les deux gentilshommes se levèrent, enfoncèrent leur feutre jusqu’au sourcil, jetèrent leur manteau sur le coin de leur épaule et quittèrent la salle. Vallombreuse fit plusieurs tours dans la ruelle, levant le nez chaque fois qu’il passait devant la bienheureuse fenêtre, mais ce fut peine perdue. Isabelle, désormais sur ses gardes, ne se montra point. Le rideau était baissé, et l’on eût pu croire qu’il n’y avait personne en la chambre. Las de faire le pied-de-grue dans cette ruelle déserte fort rafraîchie du vent de bise, posture à laquelle il n’était pas accoutumé, le duc de Vallombreuse se lassa bientôt d’une attente vaine et reprit le chemin de sa demeure, maugréant contre l’impertinente pruderie de cette pecque assez assurée pour faire languir ainsi un duc jeune et bien fait. Il pensa même avec quelque complaisance, à cette bonne Corisande naguère si dédaignée, mais l’amour-propre bientôt lui dit à l’oreille qu’il n’aurait qu’à paraître pour triompher comme César. Quant au rival, s’il le gênait trop, il le supprimerait au moyen de quelques estafiers ou coupe-jarrets à gages; la dignité ne permettant pas de se commettre avec un pareil drôle.

Il est vrai, Vallombreuse n’avait pas aperçu Isabelle retirée au fond de son appartement, mais pendant sa faction dans la ruelle un œil jaloux l’épiait à travers la vitre d’une autre fenêtre, celui de Sigognac à qui les allures et menées du personnage déplaisaient fort. Dix fois le Baron fut tenté de descendre et d’attaquer le galant l’épée haute, mais il se contint. Il n’y avait rien d’assez formel dans l’action de se promener le long d’une muraille pour justifier une semblable agression, qu’on eût taxée de folle et ridicule. L’éclat en eût pu nuire à la renommée d’Isabelle, tout innocente de ces regards levés en haut toujours au même endroit. Il se promit toutefois de surveiller de près le galantin et en grava les traits dans sa mémoire pour le reconnaître quand besoin serait.

Hérode avait choisi pour la représentation du lendemain, annoncée et tambourinée par toute la ville, Lygdamon et Lydias, ou la Ressemblance, tragi-comédie d’un certain Georges de Scudéry, gentilhomme, qui, après avoir servi aux gardes françaises, quittait l’épée pour la plume et ne se servait pas moins bien de l’une que de l’autre, et les Rodomontades du capitaine Fracasse, où Sigognac devait débuter devant un véritable public, n’ayant encore joué que pour les veaux, les bêtes à cornes et les paysans, dans la grange de Bellombre. Tous les comédiens étaient fort affairés à apprendre leurs rôles; la pièce du sieur de Scudéry était nouvellement mise en lumière, ils ne la connaissaient point. Rêveurs et brochant des babines comme singes disant leurs patenôtres, ils se promenaient sur la galerie, tantôt marmottant, tantôt poussant de grands éclats de voix. Qui les eût vus les eût pris pour gens forcenés et hors de sens. Ils s’arrêtaient tout court, puis repartaient à grands pas, agitant les bras comme moulins démanchés. Léandre surtout, qui devait jouer Lygdamon, cherchait des poses, essayait des effets et se démenait comme un diable dans un bénitier. Il comptait sur ce rôle pour réaliser son rêve d’inspirer de l’amour à une grande dame et prendre sa revanche des coups de bâton reçus au château de Bruyères, coups de bâton qui lui étaient restés plus longtemps encore sur le cœur que sur le dos. Ce rôle d’amant langoureux et transi, poussant les beaux sentiments aux pieds d’une inhumaine, en vers d’un assez bon tour, prêtait à des clins d’yeux, à des soupirs, à des pâleurs et à toutes sortes d’afféteries attendrissantes, à quoi excellait principalement le sieur Léandre, un des meilleurs amoureux de la province, malgré ses prétentions et ses ridicules.

Sigognac, dont Blazius s’était institué le professeur, étudiait dans sa chambre avec le vieux comédien et se façonnait à cet art difficile du théâtre. Le type qu’il représentait par son caractère extravagamment outré s’éloignait du naturel, et cependant il fallait que sous l’exagération on sentit la vérité et qu’on démêlât l’homme à travers le fantoche. Blazius lui donnait des conseils en ce sens et lui enseignait à commencer par un ton simple et vrai pour arriver à des intonations bizarres, ou bien à rentrer dans la diction ordinaire après des cris de paon plumé vif, car il n’est personnage si affecté qui le soit toujours. D’ailleurs cette inégalité est le propre des lunatiques et dévoyés de cervelle; elle existe aussi dans leurs gestes détraqués qui ne concordent pas exactement au sens des paroles, désaccord dont l’artiste habile peut tirer des effets comiques. Blazius était d’avis que Sigognac prit le demi-masque, c’est-à-dire cachant le front et le nez, pour garder la tradition de la figure et mêler sur son visage le fantasque au réel, grand avantage en ces sortes de rôles moitié faux, moitié vrais, caricatures générales de l’humanité dont elle ne se fâche point comme d’un portrait. Entre les mains d’un comédien vulgaire un tel rôle peut n’être qu’une plate bouffonnade propre à divertir la canaille et à faire hausser les épaules aux honnêtes gens, mais un acteur de mérite peut y introduire des traits de nature et représentant mieux la vie que s’ils étaient concertés.

L’idée du demi-masque souriait assez à Sigognac. Le masque lui assurait l’incognito et lui donnait le courage d’affronter la foule. Ce mince carton lui faisait l’effet d’un heaume à visière baissée à travers laquelle il parlerait d’une voix de fantôme. Car le visage est la personne même, le corps n’a pas de nom, et la face cachée ne se peut connaître: cet arrangement conciliait le respect de ses aïeux et les nécessités de sa position. Il ne s’exposait plus devant les chandelles d’une façon matérielle et directe. Il n’était ainsi que l’âme inconnue vivifiant une grande marionnette, nervis alienis mobile lignum; seulement il habitait l’intérieur de cette marionnette au lieu d’en tirer extérieurement les fils. Sa dignité n’avait rien à souffrir de ce jeu.

Blazius, qui aimait fort Sigognac, modela lui-même le masque de façon à lui composer une physionomie de théâtre tout à fait différente de sa physionomie de ville. Un nez rehaussé, constellé de verrues et rouge du bout comme une guigne, des sourcils circonflexes et dont le poil se rebroussait en virgule, une moustache aux pointes effilées et se recourbant comme les cornes de la lune, rendaient méconnaissables les traits réguliers du jeune baron; cet appareil disposé comme un chanfrein ne couvrait que le front et la protubérance nasale, mais tout le reste du visage en était changé.

On se rendit à la répétition, qui devait être en costume pour qu’on pût bien se rendre compte de l’effet général. Pour ne pas traverser la ville en carême prenant, les comédiens avaient fait porter leurs habits au jeu de paume et les actrices s’accommodaient dans la salle que nous avons décrite. Les gens de condition, les galantins, les beaux esprits de l’endroit avaient fait rage pour pénétrer dans ce temple ou plutôt sacristie de Thalia où les prêtresses de la Muse se revêtaient de leurs ornements pour célébrer les mystères. Tous faisaient les empressés auprès des comédiennes. Les uns leur présentaient le miroir, les autres approchaient les bougies afin qu’elles se vissent mieux. Celui-ci donnait son opinion sur la place d’un nœud de ruban, celui-là tendait la boîte à poudre; un autre plus timide restait assis sur un coffre, branlant les jambes, sans dire mot et filant sa moustache par manière de contenance.

Chaque comédienne avait son cercle de courtisans dont les yeux goulus cherchaient fortune dans les trahisons et les hasards de la toilette. Tantôt le peignoir glissant à propos découvrait un dos lustré comme un marbre; tantôt c’était un demi-globe de neige ou d’ivoire qui s’impatientait des rigueurs du corset et qu’il fallait mieux coucher dans son nid de dentelles, ou bien encore un beau bras qui, se relevant pour ajuster quelque chose à la coiffure, se montrait nu jusqu’à l’épaule. Nous vous laisserons à penser que de madrigaux, de compliments et de fadeurs mythologiques arrachèrent à ces provinciaux la vue de pareils trésors; Zerbine riait comme une folle d’entendre ces sottises; Sérafine, plus vaniteuse que spirituelle, s’en délectait; Isabelle ne les écoutait point et sous les yeux de tous ces hommes s’arrangeait avec modestie, refusant d’un ton poli mais froid les offres de service de ces messieurs.

Vallombreuse, suivi de son ami Vidalinc, n’avait eu garde de manquer cette occasion de voir Isabelle. Il la trouva plus jolie encore de près que de loin, et sa passion s’en accrut d’autant. Ce jeune duc s’était adonisé pour la circonstance, et de fait il était admirablement beau. Il portait un magnifique costume de satin blanc, bouillonné et relevé d’agréments et de nœuds cerise attachés par des ferrets de diamants. Des flots de linge fin et de dentelles débordaient des manches du pourpoint; une riche écharpe en toile d’argent soutenait l’épée; un feutre blanc à plume incarnadine se balançait à la main emprisonnée dans un gant à la frangipane.

Ses cheveux noirs et longs, frisés en minces boucles, se contournaient le long de ses joues d’un ovale parfait et en faisaient valoir la chaude pâleur. Sous sa fine moustache ses lèvres brillaient rouges comme des grenades et ses yeux étincelaient entre deux épaisses franges de cils. Son col blanc et rond comme une colonne de marbre supportait fièrement sa tête et sortait dégagé d’un rabat en point de Venise du plus grand prix.

Cependant il y avait quelque chose de déplaisant dans toute cette perfection. Ces traits si fins, si purs, si nobles, étaient déparés par une expression antihumaine, si l’on peut employer ce terme. Évidemment les douleurs et les plaisirs des hommes ne touchaient que fort peu le porteur de ce visage impitoyablement beau. Il devait se croire et se croyait en effet d’une espèce particulière.

Vallombreuse s’était placé silencieusement près de la toilette d’Isabelle, son bras appuyé sur le cadre du miroir de manière à ce que les yeux de la comédienne, obligée de consulter la glace à chaque minute, dussent souvent le rencontrer. C’était une manœuvre savante et de bonne tactique qui eût réussi, sans doute, avec toute autre que notre ingénue. Il voulait, avant de parler, frapper un coup par sa beauté, sa mine altière et sa magnificence.

Isabelle, qui avait reconnu le jeune audacieux de la ruelle et que ce regard d’une ardeur impérieuse gênait, gardait la plus extrême réserve et ne détournait pas sa vue du miroir. Elle ne semblait pas s’être aperçue qu’il y avait devant elle planté un des plus beaux seigneurs de la France, mais c’était une singulière fille qu’Isabelle.

Ennuyé de cette pose, Vallombreuse prit son parti brusquement et dit à la comédienne:

«N’est-ce pas vous, mademoiselle, qui jouez Silvie dans la pièce de Lygdamon et Lydias de M. de Scudéry?

—Oui, monsieur, répondit Isabelle qui ne pouvait se soustraire à cette question habilement banale.

—Jamais rôle n’aura été mieux rempli, continua Vallombreuse. S’il est mauvais, vous le rendrez bon; s’il est bon, vous le ferez excellent. Heureux les poëtes qui confient leurs vers à ces belles lèvres!»

Ces vagues compliments ne sortaient pas des galanteries que les gens qui ont de la politesse adressent d’habitude aux comédiennes, et Isabelle dut les accepter, en remerciant le duc d’une faible inclination de tête.

Sigognac ayant, avec l’aide de Blazius, achevé de s’habiller en la logette du jeu de paume réservée aux comédiens, rentra dans la chambre des actrices pour attendre que la répétition commençât. Il était masqué et avait déjà bouclé le ceinturon de la grande rapière à lourde coquille, terminée par une toile d’araignée, héritage du pauvre Matamore. Sa cape écarlate déchiquetée en barbe d’écrevisse flottait bizarrement sur ses épaules et le bout de l’épée en relevait le bord. Pour se conformer à l’esprit de son rôle, il marchait la hanche en avant et fendu comme un compas, d’un air outrageant et provoquant comme il sied à un capitaine Fracasse.

«Vous êtes vraiment très-bien, lui dit Isabelle qu’il vint saluer, et jamais capitan espagnol n’eut mine plus superbement arrogante.»

Le duc de Vallombreuse toisa avec la plus dédaigneuse hauteur ce nouveau venu à qui la jeune comédienne parlait d’un ton si doux: Voilà apparemment le faquin dont on la prétend amoureuse, se dit-il à lui-même, tout enfiellé de dépit, car il ne concevait point qu’une femme pût hésiter un instant entre le jeune et splendide duc de Vallombreuse et ce ridicule histrion.

Au reste, il fit semblant de ne pas s’apercevoir que Sigognac fût là. Il ne comptait pas plus sa présence que celle d’un meuble. Pour lui ce n’était pas un homme, mais une chose, et il agissait devant le Baron avec la même liberté que s’il eût été seul, couvant Isabelle de ses regards enflammés qui s’arrêtaient sur une naissance de gorge laissée à découvert par l’échancrure de la chemisette.

Isabelle, confuse, se sentait rougir, malgré elle, sous ce regard insolemment fixe, chaud comme un jet de plomb fondu, et elle se hâtait de terminer sa toilette pour s’y dérober, d’autant plus qu’elle voyait la main de Sigognac, furieux, se crisper convulsivement sur le pommeau de sa rapière.

Elle se posa une mouche au coin de la lèvre et fit mine de se lever pour passer sur le théâtre, car le Tyran, avec sa voix de taureau, avait déjà crié plusieurs fois: Mesdemoiselles, êtes-vous prêtes?

«Permettez, mademoiselle, dit le duc; vous oubliez de mettre une assassine.»

Et Vallombreuse, plongeant un doigt dans la boîte à mouches posée sur la toilette, en retira une petite étoile de taffetas noir.

«Souffrez, continua-t-il, que je vous la pose; ici, tout près du sein; elle en relèvera la blancheur et paraîtra comme un grain de beauté naturel.»

L’action accompagna le discours si vite, qu’Isabelle, effarouchée de cette outrecuidance, eut à peine le temps de se renverser le dos sur sa chaise pour éviter l’insolent contact; mais le duc n’était pas de ceux qui s’intimidaient aisément, et son doigt moucheté allait effleurer la gorge de la jeune comédienne lorsqu’une main de fer s’abattit sur son bras et le maintint comme dans un étau.

Le duc de Vallombreuse, transporté de rage, retourna la tête et vit le capitaine Fracasse campé dans une pose qui ne sentait point son poltron de comédie.

«Monsieur le duc, dit Fracasse en tenant toujours le poignet de Vallombreuse, mademoiselle pose ses mouches elle-même. Elle n’a besoin des services de personne.»

Cela dit, il lâcha le bras du jeune seigneur, dont le premier mouvement fut de chercher la garde de son épée. En ce moment Vallombreuse, malgré sa beauté, avait une tête plus horrible et formidable que celle de Méduse. Une pâleur affreuse couvrait son visage, ses noirs sourcils s’abaissaient sur ses yeux injectés de sang. La pourpre de ses lèvres prenait une couleur violette et blanchissait d’écume; ses narines palpitaient comme aspirant le carnage. Il s’élança vers Sigognac, qui ne rompit pas d’une semelle, attendant l’assaut; mais, tout à coup, il s’arrêta. Une réflexion soudaine éteignit, comme une douche d’eau glacée, sa bouillante frénésie. Ses traits se remirent en place; les couleurs naturelles lui revinrent, il avait complétement repris possession de lui-même, et son visage exprimait le dédain le plus glacial, le mépris le plus suprême qu’une créature humaine puisse témoigner à une autre. Il venait de penser que son adversaire n’était pas né et qu’il avait failli se commettre avec un histrion. Tout son orgueil nobiliaire se révoltait à cette idée. L’insulte partie de si bas ne pouvait l’atteindre; se bat-on avec la boue qui vous éclabousse? Cependant il n’était pas dans sa nature de laisser une offense impunie d’où qu’elle vînt, et, se rapprochant de Sigognac, il lui dit: «Drôle, je te ferai rompre les os par mes laquais!

—Prenez garde, monseigneur, répondit Sigognac du ton le plus tranquille et de l’air le plus détaché du monde, prenez garde, j’ai les os durs et les bâtons s’y briseront comme verre. Je ne reçois de volée que dans les comédies.

—Quelque insolent que tu sois, maraud, je ne te ferai pas l’honneur de te battre moi-même. C’est une ambition qui passe tes mérites, dit Vallombreuse.

—C’est ce que nous verrons, monsieur le duc, répliqua Sigognac. Peut-être bien, ayant moins de fierté, vous battrai-je de mes propres mains.

—Je ne réponds pas à un masque, fit le duc en prenant le bras de Vidalinc qui s’était rapproché.

—Je vous montrerai mon visage, duc, en lieu et en temps opportun, reprit Sigognac, et je crois qu’il vous sera plus désagréable encore que mon faux nez. Mais brisons là. Aussi bien j’entends la sonnette qui tinte, et je courrais risque en tardant davantage de manquer mon entrée.»

Les comédiens admiraient son courage, mais, connaissant la qualité du Baron, ne s’en étonnaient pas comme les autres spectateurs de cette scène, interdits d’une telle audace. L’émotion d’Isabelle avait été si vive que le fard lui en était tombé, et que Zerbine, voyant la pâleur mortelle qui les couvrait, avait été obligée de lui mettre un pied de rouge sur les joues. A peine pouvait-elle se tenir sur ses jambes, et si la Soubrette ne lui eût soutenu le coude, elle aurait piqué du nez sur les planches en entrant en scène. Être l’occasion d’une querelle était profondément désagréable à la douce, bonne et modeste Isabelle, qui ne redoutait rien tant que le bruit et l’éclat qui se font autour d’une femme, la réputation y perdant toujours; d’ailleurs, quoique résolue à ne lui point céder, elle aimait tendrement Sigognac, et la pensée d’un guet-apens, ou tout au moins d’un duel, à quoi il était exposé, la troublait plus qu’on ne saurait dire.

Malgré cet incident, la répétition marcha son train, les émotions réelles de la vie ne pouvant distraire les comédiens de leurs passions fictives. Isabelle même joua très-bien, quoiqu’elle eût le cœur plein de souci. Quant à Fracasse, excité par la querelle, il se montra étincelant de verve. Zerbine se surpassa. Chacun de ses mots soulevait des rires et des battements de mains prolongés. Du coin de l’orchestre partait avant tous les autres un applaudissement qui ne cessait que le dernier et dont la persistance enthousiaste finit par attirer l’attention de Zerbine.

La Soubrette feignant un jeu de scène s’avança près des chandelles, allongea le col avec un mouvement d’oiseau curieux qui passe sa tête entre deux feuilles, plongea le regard dans la salle et découvrit le marquis de Bruyères tout rouge de satisfaction et dont les yeux petillants de désir flambaient comme des escarboucles. Il avait retrouvé la Lisette, la Marton, la Sméraldine de son rêve! Il était aux anges.

«Monsieur le marquis est arrivé, dit tout bas Zerbine à Blazius qui jouait Pandolfe, dans l’intervalle d’une demande à une réplique avec cette voix à bouche close que les acteurs savent prendre lorsqu’ils causent entre eux sur le théâtre et ne veulent point être entendus par le public; vois comme il jubile, comme il rayonne, comme il est passionné! Il ne se tient pas d’aise, et n’était la vergogne, il sauterait par-dessus la rampe pour me venir embrasser devant tout le monde! Ah! monsieur de Bruyères, les soubrettes vous plaisent. Eh bien! l’on vous en fricassera avec sel, piment et muscade.»

A partir de cet endroit de la pièce, Zerbine fit feu des quatre pieds et joua avec une verve enragée. Elle semblait lumineuse à force de gaieté, d’esprit et d’ardeur. Le marquis comprit qu’il ne pourrait plus se passer désormais de cette âcre sensation. Toutes les autres femmes dont il avait eu les bonnes grâces, et qu’il opposait en souvenir à Zerbine, lui parurent ternes, ennuyeuses et fades.

La pièce de M. de Scudéry qu’on répéta ensuite fit plaisir quoique moins amusante, et Léandre, chargé du rôle de Lygdamon, y fut charmant; mais puisque nous sommes sur le talent de nos comédiens, laissons-les à leurs affaires et suivons le duc de Vallombreuse et son ami Vidalinc.

Outré de fureur après cette scène où il n’avait pas eu l’avantage, le jeune duc était rentré à l’hôtel Vallombreuse avec son confident, méditant mille projets de vengeance; les plus doux ne tendaient à rien moins qu’à faire bâtonner l’insolent capitaine jusques à le laisser pour mort sur la place.

Vidalinc cherchait en vain à le calmer; le duc se tordait les mains de rage et courait par la chambre comme un forcené, donnant des coups de poing aux fauteuils qui tombaient comiquement les quatre fers en l’air, renversant les tables et faisant, pour passer sa fureur, toutes sortes de dégâts; puis il saisit un vase du Japon et le lança contre le parquet, où il se brisa en mille morceaux.

«Oh! s’écriait-il, je voudrais pouvoir casser ce drôle comme ce vase, et le piétiner, et en balayer les restes aux ordures! Un misérable qui ose s’interposer entre moi et l’objet de mon désir! S’il était seulement gentilhomme, je le combattrais à l’épée, à la dague, au pistolet, à pied, à cheval, jusqu’à ce que j’aie posé le pied sur sa poitrine et craché à la face de son cadavre!

—Peut-être l’est-il, fit Vidalinc, je le croirais assez à son assurance; maître Bilot a parlé d’un comédien qui s’était engagé par amour et qu’Isabelle regardait d’un œil favorable. Ce doit être celui-là, si j’en juge à sa jalousie et au trouble de l’infante.

—Y penses-tu? reprit Vallombreuse, une personne de condition se mêler à ces baladins, monter sur les tréteaux, se barbouiller de rouge, recevoir des nazardes et des coups de pied au derrière! Non, cela est par trop impossible.

—Jupiter s’est bien mué en bête et même en mari pour jouir de mortelles, répondit Vidalinc, dérogation plus forte à la majesté d’un dieu olympien que jouer la comédie à la dignité d’un noble.

—N’importe, dit le duc en appuyant le pouce sur un timbre, je vais d’abord punir l’histrion, sauf à châtier plus tard l’homme, s’il y en a un derrière ce masque ridicule.

—S’il y en a un! n’en doutez pas, reprit l’ami de Vallombreuse; ses yeux brillaient comme des lampes, sous le crin de ses sourcils postiches, et malgré son nez de carton barbouillé de cinabre, il avait l’air majestueux et terrible, chose difficile en cet accoutrement.

—Tant mieux, dit Vallombreuse, ma vengeance ainsi ne donnera pas de coups d’épée dans l’eau et rencontrera une poitrine devant ses coups.»

Un domestique entra, s’inclina profondément, et dans une immobilité parfaite attendit les ordres du maître.

«Fais lever, s’ils sont couchés, Basque, Azolan, Mérindol et Labriche, dis-leur de s’armer de bons gourdins et d’aller attendre à la sortie du jeu de paume, où sont les comédiens d’Hérode, un certain capitaine Fracasse. Qu’ils l’assaillent, le gourment et le laissent sur le carreau, sans le tuer pourtant; on pourrait croire que j’en ai peur! Je me charge des suites. En le bâtonnant qu’on lui crie: De la part du duc de Vallombreuse; afin qu’il n’en ignore.»

Cette commission, d’une nature assez farouche et truculente, ne parut pas surprendre beaucoup le laquais, qui se retira en assurant à monsieur le duc que ses ordres allaient être exécutés sur l’heure.

«Cela me contrarie, dit Vidalinc, lorsque le valet se fut retiré, que vous fassiez traiter de la sorte ce baladin, qui, après tout, a montré un cœur au-dessus de son état. Voulez-vous que sous un prétexte ou l’autre j’aille lui chercher querelle et que je le tue? Tous les sangs sont rouges quand on les verse, quoiqu’on dise que celui des nobles soit bleu. Je suis de bonne et ancienne souche, mais non d’un rang si grand que le vôtre, et ma délicatesse ne craint pas de se commettre. Dites un mot et j’y vais. Ce capitaine me semble plus digne de l’épée que du bâton.

—Je te remercie, répondit le duc, de cette offre qui me prouve la fidélité parfaite avec laquelle tu entres dans mes intérêts, mais je ne saurais pourtant l’accepter. Ce faquin a osé me toucher. Il convient qu’il expie ignominieusement ce crime. S’il est gentilhomme, il trouvera à qui parler. Je réponds toujours quand on m’interroge avec une épée.

—Comme il vous plaira, monsieur le duc, dit Vidalinc en allongeant ses pieds sur un tabouret, comme un homme qui n’a plus qu’à laisser aller les choses. A propos, savez-vous que cette Sérafine est charmante! Je lui ai dit quelques douceurs, et j’en ai déjà obtenu un rendez-vous. Maître Bilot avait raison.»

Le duc et son ami, retombant dans le silence, attendirent le retour des estafiers.

IX.

COUPS D’ÉPÉE, COUPS DE BATON

ET AUTRES AVENTURES.

La répétition était finie. Retirés dans leurs loges, les comédiens se déshabillaient et prenaient leurs habits de ville. Sigognac en fit autant, mais il garda, s’attendant à quelque assaut, son épée de Matamore. C’était une bonne vieille lame espagnole, longue comme un jour sans pain, avec une coquille de fer ouvragé qui enveloppait bien le poignet, et qui, maniée par un homme de cœur, pouvait parer des coups et en porter de solides, sinon de mortels, car elle était épointée et mousse selon l’usage des gens de théâtre, mais cela suffisait bien pour la valetaille que le duc avait chargée de sa vengeance.

Hérode, robuste compagnon aux larges épaules, avait emporté le bâton qui lui servait à frapper les levers de rideau, et avec cette espèce de massue, qu’il manœuvrait comme si c’eût été un fétu de paille, il se promettait de faire rage contre les marauds qui attaqueraient Sigognac, cela n’étant pas dans son caractère de laisser ses amis en péril.

«Capitaine, dit-il au Baron, lorsqu’ils se trouvèrent dans la rue, laissons filer les femelles, dont les piaillements nous assourdiraient, sous la conduite de Léandre et de Blazius: l’un n’est qu’un fat, poltron comme la lune; l’autre est par trop vieil, et la force trahirait son courage; Scapin restera avec nous, il passe le croc-en-jambe mieux que pas un, et en moins d’une minute il vous aura étendu sur le dos, plats comme porcs, un ou deux de ces maroufles, si tant est qu’ils nous assaillent; en tout cas, mon bâton est au service de votre rapière.

—Merci, brave Hérode, répondit Sigognac, l’offre n’est pas de refus, mais prenons bien nos dispositions, de peur d’être attaqués à l’improviste. Marchons les uns derrière les autres à un certain intervalle, juste au milieu de la rue; il faudra que ces coquins apostés, qui s’appliquent à la muraille dans l’ombre, s’en détachent pour arriver jusqu’à nous, et nous aurons le temps de les voir venir. Çà, dégaînons l’épée; vous, brandissez votre massue, et que Scapin fasse un plié de jarret pour se rendre la jambe souple.»

Sigognac prit la tête de la petite colonne, et s’avança prudemment dans la ruelle qui menait du jeu de paume à l’auberge des Armes de France. Elle était noire, tortueuse, inégale en pavés, merveilleusement propre aux embuscades. Des auvents s’y projetaient redoublant l’épaisseur de l’ombre, et prêtant leur abri aux guet-apens. Aucune lumière ne filtrait des maisons endormies, et il n’y avait pas de lune cette nuit-là.

Basque, Azolan, Labriche et Mérindol, les estafiers du jeune duc, attendaient déjà depuis plus d’une demi-heure le passage du capitaine Fracasse, qui ne pouvait rentrer à son auberge par un autre chemin. Azolan et Basque s’étaient tapis dans l’embrasure d’une porte, d’un côté de la rue; Mérindol et Labriche, effacés contre la muraille, avaient pris position juste en face, de manière à faire converger leurs bâtons sur Sigognac, comme les marteaux des cyclopes sur l’enclume. Le groupe des femmes conduit par Blazius et Léandre les avait avertis que Fracasse ne pouvait tarder, et ils se tenaient piétés, les doigts repliés sur le gourdin, prêts à s’acquitter de leur besogne, sans se douter qu’ils allaient avoir affaire à forte partie, car d’habitude les poëtes, histrions et bourgeois que les grands daignent faire bâtonner, prennent la chose en douceur et se contentent de courber le dos.

Sigognac, dont la vue était perçante, bien que la nuit fût fort noire, avait depuis quelques instants déjà découvert les quatre escogriffes à l’affût. Il s’arrêta, et fit mine de vouloir rebrousser chemin. Cette feinte détermina les coupe-jarrets, qui voyaient leur proie s’échapper, à quitter leur embuscade pour courir sus au capitaine. Azolan s’élança le premier, et tous crièrent: «Tue! tue! Au capitaine Fracasse de la part de monseigneur le duc!» Sigognac avait enveloppé à plusieurs tours son bras gauche de son manteau, qui formait, ainsi roulé, une sorte de manchon impénétrable; de ce manchon, il para le coup de gourdin que lui assénait Azolan, et lui porta de sa rapière une botte si violente en pleine poitrine, que le misérable tomba au beau milieu du ruisseau le bréchet effondré, les semelles en l’air et le chapeau dans la boue. Si la pointe n’eût été mornée, le fer lui eût traversé le corps et fût sorti entre les deux épaules. Basque, malgré le mauvais succès de son compagnon, s’avança bravement, mais un furieux coup de plat d’épée sur la tête lui fracassa le moule du bonnet, et lui montra trente-six chandelles en cette nuit plus opaque que poix. La massue d’Hérode fit voler en éclats le bâton de Mérindol, qui, se voyant désarmé, prit la fuite, non sans avoir le dos froissé et meurtri par le formidable bois, si prompt qu’il fût à tirer ses guêtres. L’exploit de Scapin fut tel: il saisit Labriche à bras-le-corps d’un mouvement si prompt et si vif, que celui-ci, à demi étouffé, ne put faire aucun usage de son gourdin; puis, l’appuyant sur son bras gauche et le poussant de son bras droit de manière à lui faire craquer les vertèbres, il l’enleva de terre par un croc-en-jambe sec, nerveux, irrésistible comme la détente d’un ressort d’arbalète, et l’envoya rouler sur le pavé dix pas plus loin. La nuque de Labriche porta contre une pierre, et le choc fut si rude, que l’exécuteur des vengeances de Vallombreuse resta évanoui sur le champ de bataille, avec toutes les apparences d’un cadavre.

Désormais la rue était libre, et la victoire demeurait aux comédiens. Azolan et Basque, rampant sur leurs poignets, tâchaient de gagner quelque auvent pour reprendre leurs esprits. Labriche gisait comme un ivrogne en travers du ruisseau. Mérindol, moins grièvement navré, avait pris la poudre d’escampette sans doute pour que quelqu’un survécût au désastre, et le pût raconter. Cependant, en approchant de l’hôtel Vallombreuse, il ralentit le pas, car il allait se trouver en face de la colère du jeune duc, non moins redoutable que le gourdin d’Hérode. A cette idée la sueur lui coulait du front, et il ne sentait plus la douleur de son épaule luxée, après laquelle pendait un bras inerte et flasque comme une manche vide.

A peine était-il rentré à l’hôtel que le duc, impatient de savoir le succès de l’algarade, le fit appeler. Mérindol parut avec une contenance

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Désormais la rue était libre et la victoire demeurait aux comédiens. (Page 216.)

embarrassée et gauche, car il souffrait beaucoup de son bras. Sous le hâle de son teint se glissaient des pâleurs verdâtres, et une fine sueur lui perlait sur le front. Immobile et silencieux, il se tenait au seuil de la chambre, attendant un mot d’encouragement ou une question de la part du duc qui se taisait.

«Eh bien, dit le chevalier de Vidalinc voyant que Vallombreuse regardait Mérindol d’un air farouche, quelles nouvelles apportez-vous? Mauvaises, sans doute, car vous n’avez pas la mine fort triomphante.

—Monsieur le duc, répondit Mérindol, ne peut douter de notre zèle à exécuter ses ordres; mais cette fois la fortune a mal servi notre valeur.

—Comment cela? fit le duc avec un mouvement de colère; à vous quatre, vous n’avez pas réussi à bâtonner cet histrion?

—Cet histrion, répondit Mérindol, passe en vigueur et en courage les Hercules fabuleux. Il s’est rué si furieusement contre nous que, d’assailli devenu assaillant, il a couché en moins de rien Azolan et Basque sur le carreau. Sous ses coups ils sont tombés comme capucins de cartes, et pourtant ce sont de rudes compagnons. Labriche a été mis bas par un autre baladin au moyen d’un tour subtil de gymnastique, et sa nuque maintenant sait combien est dur le pavé de Poitiers. Moi-même j’ai eu mon bâton cassé sous la massue du sieur Hérode, et l’épaule froissée de façon à ne pas me servir de mon bras d’ici à quinze jours.

—Vous n’êtes que des veaux, des gavaches et des ruffians sans adresse, sans dévouement et sans courage! s’écria le duc de Vallombreuse outré de fureur. Une vieille femme vous mettrait en fuite avec sa quenouille. J’ai eu bien tort de vous sauver de la potence et des galères! autant vaudrait avoir d’honnêtes gens à son service: ils ne seraient ni plus gauches ni plus lâches! Puisque les bâtons ne suffisaient pas, il fallait prendre les épées!

—Monseigneur, reprit Mérindol, avait commandé une bastonnade et non un assassinat. Nous n’aurions osé prendre sur nous d’outre-passer ses ordres.

—Voilà, dit en riant Vidalinc, un coquin formaliste, ponctuel et consciencieux. J’aime cette candeur dans le guet-apens; qu’en dites-vous? Cette petite aventure s’emmanche d’une façon assez romanesque et qui doit vous plaire, Vallombreuse, puisque les facilités vous rebutent et que les obstacles vous charment. Pour une comédienne, l’Isabelle me paraît de laborieuse approche; elle habite une tour sans pont-levis et gardée, comme dans les histoires de chevalerie, par des dragons soufflant feu et flamme. Mais voici notre armée en déroute qui revient.»

En effet, Azolan, Basque et Labriche, remis de son évanouissement, se montrèrent à la porte du salon tendant vers le duc des mains suppliantes. Ils étaient livides, hagards, souillés de boue et de sang, bien qu’ils n’eussent d’autres blessures que des contusions, mais la violence des coups avait déterminé des hémorragies nasales, et des plaques rougeâtres tigraient hideusement le cuir jaune de leurs buffles.

«Rentrez dans vos chenils, canailles! s’écria le duc qui n’était pas tendre, à la vue de cette troupe écloppée. Je ne sais à quoi tient que je ne vous fasse donner les étrivières pour votre imbécillité et couardise; mon chirurgien va vous visiter, et me dira si les horions dont vous vous prétendez navrés sont de conséquence, sinon je vous ferai écorcher vifs comme anguilles de Melun. Allez!»

L’escouade déconfite se le tint pour dit et disparut comme si elle eût été ingambe, tant le jeune duc inspirait de terreur à ces spadassins, gens de sac et de corde, qui n’étaient pourtant pas fort timides de nature.

Quand les pauvres diables se furent retirés, Vallombreuse se jeta sur une pile de carreaux, et garda un silence que Vidalinc respecta. Des pensées tempétueuses se succédaient dans sa cervelle comme les nuages noirs poussés par un vent furieux sur un ciel d’orage. Il voulait mettre le feu à l’auberge, enlever Isabelle, tuer le capitaine Fracasse, jeter à l’eau toute la troupe de comédiens. Pour la première fois de sa vie il rencontrait une résistance! il avait ordonné une chose qui ne s’était pas faite! Un baladin le bravait! Des gens à lui s’étaient enfuis rossés par un capitan de théâtre! Son orgueil se révoltait à cette idée, et il en éprouvait comme une sorte de stupeur. Cela était donc possible que quelqu’un lui tînt tête? Puis il songeait que, revêtu d’un costume magnifique, constellé de diamants, paré de toutes ses grâces, dans tout l’éclat de son rang et de sa beauté, il n’avait pu obtenir un regard favorable d’une fille de rien, d’une actrice ambulante, d’une poupée exposée chaque soir aux sifflets du premier croquant, lui que les princesses accueillaient le sourire aux lèvres, pour qui les duchesses se pâmaient d’amour, et qui n’avait jamais rencontré de cruelle. Il en grinçait des dents de rage, et sa main crispée froissait le splendide pourpoint de satin blanc qu’il n’avait pas quitté encore, comme s’il eût voulu le punir de l’avoir si mal secondé en ses projets de séduction.

Enfin il se leva brusquement, fit un signe d’adieu à son ami Vidalinc, et se retira, sans toucher au souper qu’on venait de lui servir, dans sa chambre à coucher où le Sommeil ne vint pas fermer les rideaux de damas de son lit.

Vidalinc, à qui l’idée de Sérafine tenait joyeusement compagnie, ne s’aperçut pas qu’il soupait seul et mangea de fort bon appétit. Bercé de fantaisies voluptueuses où figurait toujours la jeune comédienne, il dormit tout d’un somme jusqu’au lendemain.

Quand Sigognac, Hérode et Scapin rentrèrent à l’auberge, ils trouvèrent les autres comédiens fort alarmés. Les cris: Tue! tue! et le bruit de la rixe étaient parvenus, à travers le silence de la nuit, aux oreilles d’Isabelle et de ses camarades. La jeune fille avait manqué défaillir, et sans Blazius qui lui soutenait le coude, elle se fût affaissée sur les genoux. Pâle comme une cire et toute tremblante, elle attendait sur le seuil de sa porte pour savoir des nouvelles. A la vue de Sigognac sans blessure, elle poussa un faible cri, leva les bras au ciel et les laissa retomber autour du col du jeune homme, se cachant la figure contre son épaule avec un adorable mouvement de pudeur; mais, dominant promptement son émotion, elle se dégagea bientôt de cette étreinte, recula de quelques pas et reprit sa réserve habituelle.

«Vous n’êtes pas blessé, au moins? dit-elle avec sa voix la plus douce. Que de chagrins j’aurais, si, à cause de moi, il vous était arrivé le moindre mal! Aussi, quelle imprudence! aller braver ce duc si beau et si méchant, qui a le regard et l’orgueil de Lucifer, pour une pauvre fille comme moi! Vous n’êtes pas raisonnable, Sigognac; puisque vous êtes maintenant comédien comme nous, il faut savoir souffrir certaines insolences.

—Je ne laisserai jamais, répondit Sigognac, personne insulter en ma présence à l’adorable Isabelle, encore que j’aie sur la figure le masque d’un capitan.

—Bien parlé, capitaine, dit Hérode, bien parlé et mieux agi! Tudieu! quelles rudes estocades! Bien en a pris à ces drôles que l’épée de défunt Matamore n’eût pas le fil, car vous les eussiez fendus du crâne au talon, comme les chevaliers errants faisaient des Sarrasins et des enchanteurs.

—Votre bâton travaillait aussi bien que ma rapière, répliqua Sigognac, rendant à Hérode la monnaie de son compliment, et votre conscience doit être tranquille, car ce n’étaient point des innocents que vous massacriez cette fois.

—Oh! non, répondit le Tyran riant d’un pied en carré dans sa large barbe noire, la fine fleur des bagnes, de vrais gibiers de potence!

—Ces besognes, il faut en convenir, ne peuvent être faites par les plus gens de bien, dit Sigognac; mais n’oublions pas de célébrer comme il convient la vaillance héroïque du glorieux Scapin, lequel a combattu et vaincu sans armes autres que celles suppéditées par la nature.»

Scapin, qui était bouffon, fit le gros dos, comme gonflé de la louange, mit la main sur son cœur, baissa les yeux, et exécuta une révérence comique confite en modestie.

«Je vous aurais bien accompagné, fit Blazius; mais le chef me branle pour mon vieil âge, et je ne suis plus bon que le verre au poing, en des conflits de bouteilles et batailles de pots.»

Ces propos achevés, les comédiens, comme il se faisait tard, se retirèrent chacun en sa chacunière, à l’exception de Sigognac qui fit encore quelques tours en la galerie, comme méditant un projet: le comédien était vengé, mais le gentilhomme ne l’était pas. Allait-il jeter le masque qui assurait son incognito, dire son vrai nom, faire un éclat, attirer peut-être sur ses camarades la colère du jeune duc? La prudence vulgaire disait non, mais l’honneur disait oui. Le Baron ne pouvait résister à cette voix impérieuse, et il se dirigea vers la chambre de Zerbine.

Il gratta doucement à la porte, qui s’entre-bâilla et s’ouvrit toute grande lorsqu’il eut dit son nom. Une vive lumière brillait dans la chambre; de riches flambeaux chargés de bougies roses étaient placés sur une table recouverte d’une nappe damassée à plis symétriques, où fumait un délicat souper servi en vaisselle plate. Deux perdrix cuirassées d’une barde de lard doré se prélassaient au milieu d’un cercle de rouelles d’oranges; des blanc-manger et une tourte aux quenelles de poisson, chef-d’œuvre de maître Bilot, les accompagnaient. Dans un flacon de cristal moucheté de fleurettes d’or étincelait un vin couleur de rubis, auquel, dans un flacon pareil, faisait pendant un vin couleur de topaze. Il y avait deux couverts, et lorsque Sigognac entra, Zerbine faisait raison d’un rouge-bord au marquis de Bruyères, dont le regard flambait d’une double ivresse, car jamais la maligne soubrette n’avait été plus séduisante, et d’autre part le marquis professait cette doctrine que sans Cérès et sans Bacchus, Vénus se morfond.

Zerbine fit à Sigognac un gracieux signe de tête où se mélangeaient habilement la familiarité de l’actrice pour le camarade et le respect de la femme pour le gentilhomme.

«C’est bien charmant à vous, fit le marquis de Bruyères, de venir nous surprendre dans notre nid d’amoureux. J’espère que sans crainte de troubler le tête-à-tête, vous allez souper avec nous. Jacques, mettez un couvert pour monsieur.

—J’accepte votre gracieuse invitation, dit Sigognac, non que j’aie grand’faim, mais je ne veux pas vous troubler dans votre repas, et rien n’est désagréable pour l’appétit comme un témoin qui ne mange pas.»

Le Baron prit place sur le fauteuil que lui avança Jacques en face du marquis et à côté de Zerbine. M. de Bruyères lui découpa une aile de perdrix et lui remplit son verre sans lui faire aucune question, en homme de qualité qu’il était, car il se doutait bien qu’une circonstance grave amenait le Baron, d’ordinaire fort réservé et sauvage.

«Ce vin vous plaît-il ou préférez-vous le blanc? dit le marquis; moi je bois des deux, pour ne pas faire de jaloux.

—Je suis fort sobre de nature et d’habitude, dit Sigognac, et je tempère Bacchus par les nymphes, comme disaient les anciens. Le vin rouge me suffit; mais ce n’est pas pour banqueter que j’ai commis l’indiscrétion de pénétrer dans la retraite de vos amours à cette heure incongrue. Marquis, je viens vous requérir d’un service qu’un gentilhomme ne refuse point à un autre. Mademoiselle Zerbine a dû sans doute vous conter qu’au foyer des actrices, M. le duc de Vallombreuse avait voulu porter la main à la gorge d’Isabelle, sous prétexte d’y poser une mouche, action indigne, lascive et brutale, que ne justifiait aucune coquetterie ou avance de la part de cette jeune personne, aussi sage que modeste, pour qui je fais profession d’une estime parfaite.

—Elle la mérite, fit Zerbine, et quoique femme et sa camarade, je ne saurais en dire du mal quand même je le voudrais.

—J’ai arrêté, continua Sigognac, le bras du duc dont la colère a débordé en menaces et invectives auxquelles j’ai répondu avec un sang-froid moqueur, abrité par mon masque de Matamore. Il m’a menacé de me faire bâtonner par ses laquais; et en effet, tout à l’heure, comme je rentrais à l’hôtel des Armes de France en suivant une ruelle obscure, quatre coquins se sont précipités sur moi. Avec quelques coups de plats d’épée, j’ai fait justice de deux de ces drôles; Hérode et Scapin ont accommodé les deux autres de la bonne façon. Bien que le duc s’imaginât n’avoir affaire qu’à un pauvre comédien, comme il se trouve un gentilhomme dans la peau de ce comédien, un tel outrage ne saurait demeurer impuni. Vous me connaissez, marquis; quoique jusqu’à présent vous ayez respecté mon incognito, vous savez quels furent mes ancêtres, et vous pouvez certifier que le sang des Sigognac est noble depuis mille ans, pur de toute mésalliance, et que tous ceux qui ont porté ce nom n’ont jamais souffert une tache à leurs armoiries.

—Baron de Sigognac, dit le marquis de Bruyères en donnant pour la première fois à son hôte son véritable nom, j’attesterai sur mon honneur devant qui vous le souhaiterez l’antiquité et la noblesse de votre race. Palamède de Sigognac fit merveille à la première croisade, où il menait cent lances sur un dromon équipé à ses frais. C’était à une époque où bien des nobles qui font aujourd’hui les superbes n’étaient pas même écuyers. Il était fort ami de Hugues de Bruyères, mon aïeul, et tous deux couchaient sous la même tente comme frères d’armes.»

A ces glorieux souvenirs, Sigognac relevait la tête; il sentait palpiter en lui l’âme des aïeux, et Zerbine, qui le contemplait, fut surprise de la beauté singulière, et pour ainsi dire intérieure, qui illuminait comme une flamme la physionomie habituellement triste du Baron. «Ces nobles, se dit la Soubrette, ont l’air d’être sortis de la propre cuisse de Jupiter; au moindre mot, leur orgueil se dresse sur les ergots, et ils ne peuvent, comme les vilains, digérer l’insulte. C’est égal, si le Baron me regardait avec ces yeux-là, je ferais bien, en sa faveur, une infidélité au marquis. Ce petit Sigognac flambe d’héroïsme.»

«Donc, puisque telle est votre opinion sur ma famille, dit le Baron au marquis, vous défierez en mon nom M. le duc de Vallombreuse et lui porterez le cartel?

—Je le ferai, répondit le marquis d’un ton grave et mesuré qui contrastait avec son enjouement ordinaire, et de plus je mets comme second mon épée à votre service. Demain je me présenterai à l’hôtel Vallombreuse. Le jeune duc, s’il a le défaut d’être insolent, n’a pas celui d’être lâche, et il ne se retranchera pas derrière sa dignité dès qu’il saura votre véritable condition. Mais en voilà assez sur ce sujet. N’ennuyons pas plus longtemps Zerbine de nos querelles d’homme. Je vois ses lèvres purpurines se contracter malgré la politesse, et il faut que ce soit le rire et non le bâillement qui nous montre les perles dont sa bouche est l’écrin. Allons, Zerbine, reprenez votre gaieté et versez à boire au Baron.»

La Soubrette obéit avec autant de grâce que de dextérité. Hébé versant le nectar ne s’y fût pas mieux prise. Elle faisait bien tout ce qu’elle faisait.

Il ne fut plus question de rien pendant le reste du souper. La conversation roula sur le jeu de Zerbine, que le marquis accablait de compliments auxquels Sigognac pouvait joindre les siens sans nulle complaisance ou galanterie, car la Soubrette avait montré un esprit, une verve et un talent incomparables. On parla aussi des vers de M. de Scudéry, un des plus beaux esprits du temps, que le marquis trouvait parfaits, mais légèrement soporifiques, préférant à Lygdamon et Lydias les Rodomontades du capitaine Fracasse. C’était un homme de goût que ce marquis!

Dès qu’il put le faire, Sigognac prit congé et se retira en sa chambre dont il poussa le verrou. Puis il sortit d’un étui de serge qui l’entourait de peur de la rouille, une épée ancienne, celle de son père, qu’il avait emportée avec lui comme une amie fidèle. Il la tira lentement du fourreau et en baisa respectueusement la poignée. C’était une belle arme, riche sans ornementation superflue, une arme de combat et non de parade. Sur la lame d’acier bleuâtre, relevée de quelques minces filets d’or, se voyait imprimée la marque d’un des plus célèbres armuriers de Tolède. Sigognac prit un chiffon de laine et le passa à plusieurs reprises sur ce fer pour lui rendre tout son brillant. Il tâta du doigt le fil et la pointe, et l’appuyant contre la porte, il courba la lame presque jusqu’à son poignet afin d’en éprouver la souplesse. Le noble fer subit vaillamment ces essais et fit voir qu’il ne trahirait pas son homme sur le pré. Animé par l’éclat poli de l’acier, sentant la garde bien à la main, Sigognac se mit à tirer au mur, et vit qu’il n’avait rien oublié des leçons que Pierre, ancien prévôt de salle, lui donnait pendant ses longs loisirs au château de la Misère.

Ces exercices auxquels il s’était livré avec son vieux domestique, faute de pouvoir suivre les académies comme il eût été convenable pour un jeune gentilhomme, avaient développé sa force, corroboré ses muscles, augmenté sa souplesse naturelle. N’ayant rien autre chose à faire, il s’était pris d’une sorte de passion à l’endroit de l’escrime et avait profondément étudié cette noble science; bien qu’il ne se crût encore qu’un écolier, il était depuis longtemps passé maître, et il lui arrivait souvent, dans les assauts qu’ils faisaient ensemble, de moucheter d’un point bleuâtre le plastron de buffle dont Pierre se couvrait la poitrine. Il est vrai qu’en sa modestie il se disait que le bon Pierre faisait exprès de se laisser toucher, pour ne pas le décourager toujours avec des parades invincibles. Il se trompait en cela: le vieux prévôt n’avait caché à son élève chéri aucun des secrets de son art. Pendant des années entières il l’avait tenu aux principes, quoique Sigognac parfois témoignât de l’ennui de ces exercices si longuement répétés, en sorte que le jeune Baron possédait une solidité égale à celle de son maître, mais la jeunesse lui donnait plus de souplesse et de rapidité; sa vue aussi était meilleure, en sorte que Pierre, quoique sachant une riposte à toute botte, ne parvenait pas aussi régulièrement qu’autrefois à écarter le fer du Baron. Ces défaites, qui eussent aigri un maître d’armes ordinaire, car ces gladiateurs de profession ne se laissent pas volontiers vaincre, même par leurs plus chers, réjouissaient et remplissaient

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LE BARON DE SIGOGNAC ET LE MARQUIS DE BRUYÈRES.

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d’orgueil le cœur du brave domestique, mais il cachait sa joie, de peur que le Baron ne se négligeât, croyant avoir atteint le but et emporté la palme.

Ainsi en ce siècle de raffinés, de fendeurs de naseaux, de gens campés sur la hanche, de duellistes et de bretteurs fréquentant les salles des maîtres espagnols et napolitains pour apprendre des bottes secrètes et des coups de Jarnac, notre jeune Baron, qui n’était jamais sorti de sa tourelle que pour chasser, à la queue de Miraut, un maigre lièvre sur la bruyère, se trouvait être, sans en avoir la conscience, une des plus fines lames de l’époque, et capable de se mesurer avec les épées les plus célèbres. Peut-être n’avait-il pas l’élégance insolente, la pose délibérée, la forfanterie provocatrice de tel ou tel gentilhomme renommé pour ses prouesses sur le pré, mais bien habile eût été le fer capable de pénétrer dans le petit cercle où sa garde l’enfermait.

Content de lui et de son épée qu’il posa près de son chevet, Sigognac ne tarda pas à s’endormir dans une sécurité parfaite, comme s’il n’avait pas chargé le marquis de Bruyères de provoquer le puissant duc de Vallombreuse.

Isabelle ne put fermer l’œil: elle comprenait que Sigognac n’en resterait pas là, et elle redoutait pour son ami les suites de la querelle, mais il ne lui vint pas à l’idée de s’interposer entre les combattants. Les affaires d’honneur étaient en ce temps choses sacrées, que les femmes ne se fussent point avisées d’interrompre ou de gêner par leurs pleurnicheries.

Sur les neuf heures, le marquis, déjà tout habillé, alla trouver Sigognac dans sa chambre, pour régler avec lui les conditions du combat, et le Baron voulut qu’il prît, en cas d’incrédulité ou de refus de la part du duc, les vieilles chartes, les antiques parchemins auxquels pendaient de larges sceaux de cire sur queue de soie, les diplômes cassés à tous les plis et paraphés de signatures royales dont l’encre avait jauni, l’arbre généalogique aux rameaux touffus chargés de cartels, toutes les pièces enfin qui attestaient la noblesse des Sigognac. Ces illustres paperasses, dont l’écriture gothiquement indéchiffrable eût demandé des lunettes et la science d’un bénédictin, étaient enveloppées pieusement d’un morceau de taffetas cramoisi dont la couleur passée avait pris une teinte pisseuse. On eût dit un morceau de la bannière qui conduisait jadis les cent lances du baron Palamède de Sigognac contre l’ost des Sarrasins.

«Je ne crois pas, dit le marquis, qu’il soit besoin, en cette occurrence, de faire vos preuves comme devant un héraut d’armes; il suffira de ma parole dont personne n’a jamais douté. Cependant comme il se peut que le duc de Vallombreuse, par extravagant dédain et folle outrecuidance, feigne de ne voir en vous que le capitaine Fracasse, comédien aux gages du sieur Hérode, je vais toujours prendre ces pièces que mon valet portera au cas qu’il les faille produire.

—Vous ferez ce que vous jugerez à propos, répondit Sigognac; je m’en fie à votre sagesse et je remets mon honneur entre vos mains.

—Il n’y périclitera pas, répondit M. de Bruyères, soyez-en sûr, et nous aurons raison de ce duc outrageux dont les façons altières me choquent plus qu’assez. Le tortil du baron, les feuilles d’ache et les perles du marquis valent bien les pointes de la couronne ducale, quand la race est ancienne et la filiation pure de tout mélange. Mais c’est assez parler, il faut agir. Les paroles sont femelles, les actions mâles, et la lessive de l’honneur ne se coule qu’avec du sang, comme disent les Espagnols.»

Là-dessus le marquis appela son valet, lui remit la liasse de papiers, et sortit de l’auberge pour aller à l’hôtel de Vallombreuse s’acquitter de sa mission.

Il ne faisait pas encore jour chez le duc, qui, agité et coléré par les événements de la veille, ne s’était assoupi que fort tard. Aussi quand le marquis de Bruyères dit au valet de chambre de Vallombreuse de l’annoncer à son maître, les yeux du maraud s’écarquillèrent-ils à cette demande énorme. Réveiller le duc! entrer chez lui avant qu’il n’eût sonné! Autant eût valu pénétrer dans la cage d’un lion de Barca ou d’un tigre de l’Inde. Le duc, même quand il s’était couché de bonne humeur, n’avait pas le réveil gracieux.

«Monsieur ferait mieux d’attendre, dit le laquais tremblant à l’idée d’une telle audace, ou de revenir plus tard. Monseigneur n’a pas encore appelé, et je n’ose prendre sur moi...

—Annonce le marquis de Bruyères, cria le protecteur de Zerbine d’une voix où la colère commençait à vibrer, ou j’enfonce la porte et je m’introduis moi-même; il faut que je parle à ton maître sur-le-champ pour des choses qui sont d’importance et intéressent l’honneur.

—Ah! monsieur vient pour un duel? dit le valet de chambre subitement radouci. Que ne le disiez-vous tout de suite? Je vais aller porter votre nom à monseigneur; il s’est couché hier de si féroce humeur qu’il sera enchanté d’être réveillé par une querelle et d’avoir un prétexte de se battre.»

Et le laquais, d’un air résolu, pénétra dans l’appartement après avoir prié le marquis de vouloir bien patienter quelques minutes.

Au bruit que fit la porte en s’ouvrant et en se refermant, Vallombreuse, qui ne dormait que d’un œil, s’éveilla tout à fait, et d’un saut si brusque, que le bois du lit en craqua, se mit sur son séant, cherchant quelque objet à jeter à la tête du valet de chambre.

«Que le diable embroche de sa corne le triple oison qui interrompt mon sommeil! cria-t-il d’une voix irritée. Ne t’avais-je point ordonné de ne point entrer qu’on ne t’appelât? Je te ferai donner cent coups d’étrivières par mon majordome pour m’avoir désobéi. Comment vais-je me rendormir maintenant? J’ai eu peur un instant que ce ne fût la trop tendre Corisande!

—Monseigneur, répondit le laquais avec un respect prosterné, peut me faire périr sous le bâton si cela lui convient, mais si j’ai osé transgresser la consigne, ce n’est pas sans de bonnes raisons. Monsieur le marquis de Bruyères est là qui voudrait parler à monsieur le duc pour affaire d’honneur, à ce que j’ai compris. Monsieur le duc ne se cèle point en ces occasions, et reçoit toujours ces sortes de visites.

—Le marquis de Bruyères! fit le duc, est-ce que j’ai eu quelque querelle avec lui? je ne m’en souviens point; et d’ailleurs il y a fort longtemps que je ne lui ai parlé. Peut-être s’imagine-t-il que je veux lui souffler Zerbine, car les amoureux se figurent toujours qu’on en veut à leur objet. Allons, Picard, donne-moi ma robe de chambre et rabats les rideaux du lit, qu’on ne voie point le désordre de la couchette. Il ne faut point faire attendre ce brave marquis.»

Picard présenta au duc une magnifique simarre à la vénitienne qu’il alla prendre dans une garde-robe, et dont le fond d’or se ramageait de grandes fleurs noires veloutées; Vallombreuse en serra les cordons sur ses hanches, de manière à faire voir sa taille fine, s’assit dans un fauteuil, prit un air d’insouciance et dit au laquais: «Maintenant fais entrer.

—Monsieur le marquis de Bruyères, fit Picard en ouvrant la porte à deux battants.

—Bonjour, marquis, dit le jeune duc de Vallombreuse en se soulevant à demi de son fauteuil, et soyez le bienvenu, quel que soit le sujet qui vous amène. Picard, avance un siége à monsieur. Excusez-moi si je vous reçois dans cette chambre en désordre et sous ce déshabillé matinal; n’y voyez pas un manque de civilité, mais une marque d’empressement.

—Pardonnez, répliqua le marquis, l’insistance sauvage que j’ai mise à troubler votre sommeil, occupé peut-être de quelque rêve délicieux, mais je suis chargé près de vous d’une mission qui ne souffre pas de retard entre gentilshommes.

—Vous me piquez la curiosité au vif, répondit Vallombreuse; je ne devine point quelle peut être cette affaire urgente.

—Sans doute, monsieur le duc, dit le marquis de Bruyères, vous avez oublié certaines circonstances de la soirée d’hier. De si minces détails ne sont point faits pour se graver en votre souvenir. Aussi vais-je aider votre mémoire, si vous le permettez. Au foyer des comédiennes, vous avez daigné honorer d’une attention particulière une jeune personne qui joue les ingénues: Isabelle, je crois. Et par une badinerie que, pour ma part, je ne trouve pas blâmable, vous lui voulûtes poser une assassine sur le sein. Ce procédé, que je ne qualifie pas, choqua fort un comédien, le capitaine Fracasse, qui eut la hardiesse de vous arrêter la main.

—Marquis, vous êtes le plus fidèle et le plus consciencieux des historiographes, interrompit Vallombreuse. Tout cela est vrai de point en point, et, pour finir l’anecdote, je promis à ce drôle, insolent comme un noble, une volée de bois vert, châtiment approprié à un maroufle de sa sorte.

—Il n’y a pas grand mal à faire bâtonner un histrion ou un grimaud de lettres dont on n’est pas content, dit le marquis d’un air de parfaite insouciance; ces espèces ne valent pas les cannes qu’on leur rompt sur le dos; mais ici le cas est différent. Sous le capitaine Fracasse, qui, du reste, a rossé vos estafiers de la belle manière, il y a le baron de Sigognac, un gentilhomme de vieille roche et de la meilleure noblesse qui soit en Gascogne. Personne n’a rien à dire sur son compte.

—Que diable allait-il faire parmi cette troupe de baladins? répondit le jeune duc de Vallombreuse en jouant avec les cordons de sa robe de chambre; pouvais-je soupçonner un Sigognac sous cet accoutrement grotesque et derrière ce faux nez barbouillé de carmin?

—Quant à votre première question, dit le marquis, j’y répondrai par un mot. Entre nous, je crois le Baron fort épris de l’Isabelle; ne la pouvant retenir en son château, il s’est engagé dans la troupe pour suivre ses amours. Ce n’est pas vous qui trouverez ce pourchas galant de mauvais goût, puisque la dame de ses pensées excite votre fantaisie.

—Non; j’admets tout ceci. Mais vous conviendrez que je ne pouvais deviner ce roman, et que l’action du capitaine Fracasse fut impertinente.

—Impertinente venant d’un comédien, reprit M. de Bruyères, naturelle venant d’un gentilhomme jaloux de sa maîtresse. Aussi le capitaine Fracasse jette-t-il son masque et vient-il, comme baron de Sigognac, vous proposer le cartel par mon entremise et vous demander raison de l’insulte que vous lui avez faite.

—Mais qui me dit, fit Vallombreuse, que ce prétendu Sigognac, qui joue les Matamores dans une compagnie de bouffons, ne soit pas un intrigant de bas étage usurpant un nom honorable pour avoir l’honneur de faire toucher sa batte d’histrion par mon épée?

—Duc, répliqua le marquis de Bruyères d’un ton plein de dignité, je ne servirais pas de témoin et de second à quelqu’un qui ne serait point né. Je connais personnellement le baron de Sigognac, dont le castel n’est qu’à quelques lieues de mes terres. Je me porte son garant. D’ailleurs, si vous doutez encore de sa qualité, j’ai là toutes les pièces qu’il faut pour rassurer vos scrupules. Voulez-vous me permettre d’appeler mon laquais qui attend dans l’antichambre et vous remettra les parchemins?

—Il n’en est nul besoin, répondit Vallombreuse; votre parole me suffit, j’accepte le duel; M. le chevalier de Vidalinc, mon ami, sera mon second. Veuillez vous entendre avec lui. Toutes armes et toutes conditions me sont bonnes. Aussi bien ne serais-je pas fâché de voir si le baron de Sigognac sait aussi bien parer les coups d’épée que le capitaine Fracasse les coups de bâton. La charmante Isabelle couronnera le vainqueur du tournoi, comme aux beaux temps de la chevalerie. Mais souffrez que je me retire. M. de Vidalinc, qui occupe un appartement dans l’hôtel, va descendre, et vous vous entendrez avec lui du lieu, de l’arme et de l’heure. Sur ce, beso a vuestra merced la mano, caballero

En disant ces mots, le duc de Vallombreuse salua avec une courtoisie étudiée le marquis de Bruyères, souleva une lourde portière de tapisserie et disparut.

Quelques instants après, le chevalier de Vidalinc vint rejoindre le marquis; les conditions furent bientôt réglées. On choisit l’épée, arme naturelle des gentilshommes, et la rencontre fut fixée au lendemain, Sigognac ne voulant pas, s’il était blessé ou tué, faire manquer la représentation annoncée par toute la ville. Le rendez-vous fut pris à un certain endroit hors des murs, dans un pré fort apprécié des duellistes de Poitiers pour sa solitude, fermeté de terrain et commodité naturelle.

Le marquis de Bruyères retourna à l’auberge des Armes de France et rendit compte de sa mission à Sigognac, qui le remercia chaleureusement d’avoir si bien arrangé les choses, car il avait sur le cœur les regards insolents et libertins du jeune duc à l’endroit d’Isabelle.

La représentation devait commencer à trois heures, et depuis le matin, le crieur de la ville se promenait par les rues battant la caisse et annonçant le spectacle, dès qu’il s’était formé autour de lui un cercle de curieux. Le drôle avait les poumons de Stentor, et sa voix, habituée à promulguer les édits, donnait aux titres des pièces et aux noms des acteurs une redondance emphatique la plus majestueuse du monde. Les vitres en tremblaient aux fenêtres et les verres vibraient à l’unisson sur les tables dans l’intérieur des logis. Il possédait, en outre, une manière automatique de remuer le menton en prononçant ses phrases qui le faisait ressembler à un casse-noisette de Nuremberg et mettait en joie tous les polissons. Les yeux n’étaient pas moins sollicités que les oreilles, et ceux qui n’avaient pas entendu l’annonce pouvaient voir aux carrefours les plus fréquentés, sur les murailles du jeu de paume et contre la porte des Armes de France de grandes affiches placardées où, en majuscules rouges et noires savamment alternées, figuraient Lygdamon et Lydias et les Rodomontades du capitaine Fracasse, tracés au pinceau par Scapin, le calligraphe de la troupe. Ces affiches étaient disposées en style lapidaire, à la façon romaine, et les délicats n’eussent rien trouvé à y reprendre.

Un valet de l’auberge, qu’on avait affublé en portier de comédie, avec une souquenille mi-partie vert et jaune, un large baudrier supportant une épée en verrouil, un feutre à grands bords enfoncé jusqu’aux yeux et surmonté d’une plume longue à balayer les toiles d’araignée au plafond, contenait la foule à la porte qu’il barrait d’une sorte de pertuisane, ne laissant passer quiconque qu’il n’eût craché au bassinet dans un plateau d’argent posé sur une table, c’est-à-dire payé le prix de sa place ou à tout le moins montré un billet d’entrée en la forme convenue. Vainement quelques petits clercs, écoliers, pages ou laquais essayèrent de pénétrer en fraude et de se glisser sous la redoutable pertuisane, le vigilant cerbère les renvoyait d’une bourrade au milieu de la rue, où d’aucuns tombèrent dans le ruisseau à jambes rebindaines, grand sujet d’hilarité pour les autres, qui s’esclaffaient de rire et se tenaient les côtés à les voir se relever tout punais et contaminés de fange.

Les dames arrivaient en chaises à porteurs dont les brancards étaient tenus par de vigoureux manants courant sous cette charge légère. Quelques hommes venus à cheval ou à mule jetaient les brides de leurs montures à des laquais apostés pour cet office. Deux ou trois carrosses à dorures rougies et à peintures fanées, tirés de la remise en cette occasion solennelle, s’approchèrent de la porte au pas de lourds chevaux, et il en sortit, comme de l’arche de Noé, toutes sortes de bêtes provinciales d’aspect hétéroclite et caparaçonnées d’habits à la mode sous le défunt roi. Cependant ces carrosses, tout délabrés qu’ils fussent, ne laissaient pas que de faire impression sur la foule accourue pour voir entrer le monde à la comédie, et rangés les uns à côté des autres sur la place, ils produisaient un effet assez respectable.

Bientôt la salle fut pleine à n’y pouvoir introduire un cure-dent. De chaque côté de la scène on avait disposé des fauteuils pour les personnes de marque; chose, certes, nuisible à l’illusion théâtrale et au jeu des acteurs, mais dont l’habitude empêchait de sentir le ridicule. Le jeune duc de Vallombreuse, en velours noir tout passementé de jais, tout inondé de dentelles, y figurait près de son ami le chevalier de Vidalinc, vêtu d’un charmant costume en satin couleur de scabieuse relevé d’agréments d’or. Quant au marquis de Bruyères, pour être plus libre d’applaudir Zerbine sans trop se compromettre, il avait pris un siége à l’orchestre derrière les violons.

Des espèces de loges en planches de sapin, recouvertes de serge ou de vieilles verdures de Flandre, avaient été pratiquées sur les côtés de la salle, dont le milieu formait le parterre, où se tenaient debout les petits bourgeois, courtauds de boutique, clercs de procureur, apprentis, écoliers, laquais et autres canailles.

Dans les loges s’établissaient, en faisant bouffer leurs jupes et en passant le doigt par l’échancrure de leur corsage pour mieux faire valoir les trésors de leur blanche poitrine, les femmes aussi superbement parées que le permettait leur garde-robe de province, un peu arriérée sur les modes de la cour. Mais croyez bien que chez plusieurs la richesse remplaçait avantageusement l’élégance, du moins aux yeux peu connaisseurs du public poitevin. Il y avait là de bons gros diamants de famille qui, pour être sertis dans de vieilles montures encrassées, n’en avaient pas moins leur prix; d’antiques dentelles, un peu jaunes, il est vrai, mais de grande valeur; de longues chaînes d’or à vingt-quatre carats, fort lourdes et précieuses, quoique de travail ancien; des brocarts et des soieries léguées par les aïeules, comme on n’en tisse plus à Venise ni à Lyon. Il y avait même de charmants visages frais, roses, reposés, qu’on eût fort prisés à Saint-Germain et à Paris, malgré leur physionomie un peu trop innocente et naïve.

Quelques-unes de ces dames, ne voulant pas sans doute être connues, avaient gardé leur touret de nez, ce qui n’empêchait pas les plaisantins du parterre de les nommer et de raconter leurs aventures plus ou moins scandaleuses. Pourtant, toute seule dans une loge avec une femme qui paraissait sa suivante, une dame masquée plus soigneusement que les autres et se tenant un peu en arrière pour que la lumière ne tombât point sur elle, déjouait la sagacité des curieux. Un voile de dentelles noires, noué sous le menton, lui couvrait la tête et ne permettait pas qu’on discernât la nuance de sa chevelure. Le reste de son vêtement, de riche étoffe, mais de couleur foncée, se confondait avec l’ombre où elle s’enfonçait, à l’encontre des autres femmes, qui cherchaient les feux des bougies pour se mettre en évidence. Parfois même elle élevait à la hauteur de ses yeux, comme pour les garantir des clartés trop vives, un éventail en plumes noires au centre duquel était enchâssée une petite glace qu’elle ne consultait point.

Les violons, en jouant une ritournelle, ramenèrent l’attention générale vers le théâtre, et personne ne prit plus garde à cette beauté mystérieuse qu’on eût pu prendre pour la dama tapada de Calderon.

On commença par Lygdamon et Lydias. La décoration, représentant un paysage bocager tout verdoyant d’arbres, tapissé de mousse, arrosé de claires fontaines, et se terminant au loin par une fuite de montagnes azurées, disposa favorablement le public par son agréable aspect. Léandre, qui jouait Lygdamon, était vêtu d’un habit zinzolin rehaussé de quelques broderies vertes à la mode pastorale. Ses cheveux calamistrés se tordaient en boucles sur sa nuque, où un ruban les rattachait de la façon la plus galante. Une collerette légèrement godronnée dégageait son col aussi blanc que celui d’une femme. Sa barbe, rasée au plus près, colorait sa joue et son menton d’une imperceptible teinte bleuâtre et les veloutait comme d’une fleur de pêche, comparaison que rendait plus exacte encore la fraîcheur vermeille du fard étendu discrètement sur les pommettes. Ses dents, avivées par le carmin des lèvres et brossées à outrance, étincelaient comme des perles qu’on tire du son. Un trait d’encre de Chine avait régularisé les pointes de ses sourcils, et une autre ligne d’une ténuité extrême, lui bordant les paupières, prêtait au blanc de ses yeux un éclat extraordinaire.

Un murmure de satisfaction parcourut l’assemblée: les femmes se penchèrent l’une vers l’autre en chuchotant, et une jeune personne, récemment sortie du couvent, ne put s’empêcher de dire avec une naïveté qui lui valut une semonce de sa mère: «Il est charmant!»

Cette petite fille, en sa candeur, exprimait l’idée secrète des femmes plus usagées, et peut-être de sa propre mère. Elle devint toute rouge à la remontrance, ne sonna plus mot, et tint les yeux fixés sur la pointe de son busc, non cependant sans les relever d’une façon furtive quand on ne la surveillait point.

Mais certes, la plus émue parmi toutes, c’était la dame masquée. La palpitation précipitée de sa gorge, qui soulevait ses dentelles, le léger tremblement de l’éventail dans sa main, la pose penchée qu’elle avait prise sur le rebord de sa loge pour ne rien perdre du spectacle eussent trahi l’intérêt qu’elle portait au Léandre, si quelqu’un eût pris le loisir de l’observer. Heureusement, tous les yeux étaient tournés vers la scène, ce qui lui donna le temps de se remettre.

Lygdamon, comme chacun sait, car il n’est personne qui ignore les productions de l’illustre Georges de Scudéry, ouvre la scène par un monologue fort touchant et pathétique, où l’amant rebuté de Sylvie agite cette question importante de savoir comment il mettra fin à une existence que les rigueurs de sa belle lui rendent insupportable. Choisira-t-il, pour terminer ses tristes jours, le licol ou l’épée? Se précipitera-t-il du haut d’une roche? Fera-t-il un plongeon dans la rivière, afin de noyer sa flamme sous l’onde? Il hésite au bord du suicide et ne sait à quoi se résoudre. Ce vague espoir, qui n’abandonne les amoureux qu’à la dernière extrémité, le retient à la vie. Peut-être l’inhumaine s’adoucira-t-elle et se laissera-t-elle fléchir par une adoration si obstinée? Il faut l’avouer, Léandre débita cette tirade en comédien consommé, avec des alternatives de langueur et de désespoir les plus attendrissantes du monde. Il faisait trembler sa voix comme quelqu’un que la douleur étouffe, et qui, en parlant, contient à grand’peine ses sanglots et ses larmes. Quand il poussait un soupir, il semblait le tirer du fond de son âme, et il se plaignait des cruautés de son amante d’un ton si doux, si tendre, si soumis, si pénétré, que toutes les femmes dans la salle se dépitaient contre cette méchante et barbare Sylvie, prétendant qu’à sa place elles n’auraient point été si sauvagement farouches que de réduire au désespoir, et peut-être au trépas, un berger d’un tel mérite.

A la fin de cette tirade, pendant qu’on l’applaudissait à rompre les banquettes, Léandre promena son regard sur les femmes de la salle, s’arrêtant à celles qui lui paraissaient titrées; car, malgré de nombreuses déceptions, il n’abandonnait pas son rêve d’être aimé d’une grande dame pour sa beauté et son talent de comédien. Il vit plus d’un bel œil brillanté d’une larme, plus d’une gorge blanche qui palpitait d’émotion. Sa vanité en fut satisfaite, mais ne s’en étonna point. Le succès ne surprend jamais un acteur; mais sa curiosité fut vivement excitée par la dama tapada qui se tenait rencognée dans sa loge. Ce mystère sentait l’aventure. Léandre devina tout de suite sous ce masque une passion que les bienséances forçaient de se contraindre, et il détacha vers l’inconnue une brûlante œillade, pour lui marquer qu’elle avait été comprise.

Le trait décoché porta, et la dame fit à Léandre un signe de tête imperceptible, comme pour le remercier de sa pénétration. Le rapport était établi, et désormais, quand l’action de la pièce le permettait, des regards s’échangeaient entre la loge et le théâtre. Léandre excellait en ces sortes de manéges, et il savait diriger sa voix et lancer une tirade amoureuse de façon qu’une personne de la salle pouvait croire qu’il la disait pour elle seule.

A l’entrée de Sylvie, représentée par Sérafine, le chevalier de Vidalinc ne se fit pas faute d’applaudir, et le duc de Vallombreuse, voulant favoriser les amours de son ami, ne dédaigna pas de rapprocher trois ou quatre fois les paumes de ses mains blanches, dont les doigts étaient chargés de bagues aux pierres étincelantes. Sérafina salua d’une demi-révérence le chevalier et le duc, et se prépara à commencer avec Lygdamon ce joli dialogue que les connaisseurs jugent un des endroits les mieux touchés de la pièce.

Comme l’exige le rôle de Sylvie, elle fit quelques pas sur le théâtre d’un air préoccupé et songeur, pour motiver la demande de Lygdamon:

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