Le capitaine Fracasse
sous les meilleurs maîtres. Il ne tenait donc pas son épée comme un balai, suivant la dédaigneuse expression de Lampourde à l’adresse des ferrailleurs maladroits qui, selon lui, déshonoraient le métier. Sachant combien son adversaire était redoutable, le jeune duc se renfermait dans la défensive, parait les coups et n’en portait point. Il espérait lasser Sigognac déjà fatigué par l’attaque du château et son duel avec Malartic, car il avait entendu le bruit des épées à travers la porte. Cependant, tout en déjouant le fer du Baron, de sa main gauche il cherchait sur sa poitrine un petit sifflet d’argent suspendu par une chaînette. Quand il l’eut trouvé, il le porta à ses lèvres et en tira un son aigu et prolongé. Ce mouvement pensa lui coûter cher; l’épée du Baron faillit lui clouer la main sur la bouche; mais la pointe, relevée par une riposte un peu tardive, ne fit que lui égratigner le pouce. Vallombreuse reprit sa garde. Ses yeux lançaient des regards fauves pareils à ceux des jettatores et des basilics, qui ont la vertu de tuer; un sourire d’une méchanceté diabolique crispait les coins de sa bouche, il rayonnait de férocité satisfaite, et sans se découvrir il avançait sur Sigognac, lui poussant des bottes toujours parées.
Malartic, Lampourde et Scapin regardaient avec admiration cette lutte d’un intérêt si vif d’où dépendait le sort de la bataille, les chefs des deux partis opposés étant en présence et combattant corps à corps. Même Scapin avait apporté les flambeaux de l’autre chambre pour que les rivaux y vissent plus clair. Attention touchante!
«Le petit duc ne va pas mal, dit Lampourde appréciateur impartial du mérite, je ne l’aurais pas cru capable d’une telle défense; mais s’il se fend, il est perdu. Le capitaine Fracasse a le bras plus long que lui. Ah! diable, cette parade de demi-cercle est trop large. Qu’est-ce que je vous disais? voilà l’épée de l’adversaire qui passe par l’ouverture. Vallombreuse est touché; non, il a fait une retraite fort à propos.»
Au même instant un bruit tumultueux de pas qui approchaient se fit entendre. Un panneau de la boiserie s’ouvrit avec fracas, et cinq ou six laquais armés se précipitèrent impétueusement dans la salle.
«Emportez cette femme, leur cria Vallombreuse, et chargez-moi ces drôles. Je fais mon affaire du Capitaine;» et il courut sur lui l’épée haute.
L’irruption de ces marauds surprit Sigognac. Il serra un peu moins sa garde; car il suivait des yeux Isabelle tout à fait évanouie que deux laquais, protégés par le duc, entraînaient vers l’escalier, et l’épée de Vallombreuse lui effleura le poignet. Rappelé au sentiment de la situation par cette éraflure, il porta au duc une botte à fond qui l’atteignit au-dessus de la clavicule et le fit chanceler.
Cependant Lampourde et Scapin recevaient les laquais de la belle manière; Lampourde les lardait de sa longue rapière comme des rats, et Scapin leur martelait la tête avec la crosse d’un pistolet qu’il avait ramassé. Voyant leur maître blessé qui s’adossait au mur et s’appuyait sur la garde de son épée, la figure couverte d’une pâleur blafarde, ces misérables canailles, lâches d’âme et de courage, abandonnèrent la partie et gagnèrent au pied. Il est vrai que Vallombreuse n’était point aimé de ses domestiques, qu’il traitait en tyran plutôt qu’en maître, et brutalisait avec une férocité fantasque.
«A moi, coquins! à moi, soupira-t-il d’une voix faible. Laisserez-vous ainsi votre duc sans aide et sans secours?»
Pendant que ces incidents se passaient, comme nous l’avons dit, Hérode montait, d’un pas aussi leste que sa corpulence le permettait, le grand escalier, éclairé, depuis l’arrivée de Vallombreuse au château, d’une grande lanterne fort ouvragée et suspendue à un câble de soie. Il arriva au palier du premier étage, au moment même où Isabelle échevelée, pâle, sans mouvement, était emportée comme une morte par les laquais. Il crut que pour sa résistance vertueuse le jeune duc l’avait tuée ou fait tuer, et, sa furie s’exaspérant à cette idée, il tomba à grands coups d’épée sur les marauds, qui, surpris de cette agression subite dont ils ne pouvaient se défendre, ayant les mains empêchées, lâchèrent leur proie et détalèrent comme s’ils eussent eu le diable à leurs trousses. Hérode, se penchant, releva Isabelle, lui appuya la tête sur son genou, lui posa la main sur le cœur et s’assura qu’il battait encore. Il vit qu’elle ne paraissait avoir aucune blessure et commençait à soupirer faiblement, comme une personne à qui revient peu à peu le sentiment de l’existence.
En cette posture, il fut bientôt rejoint par Sigognac, qui s’était débarrassé de Vallombreuse, en lui allongeant ce furieux coup de pointe fort admiré de Lampourde. Le Baron s’agenouilla près de son amie, lui prit les mains et d’une voix qu’Isabelle entendait vaguement comme du fond d’un rêve, il lui dit: «Revenez à vous, chère âme, et n’ayez plus de crainte. Vous êtes entre les bras de vos amis, et personne, maintenant, ne vous saurait nuire.»
Quoiqu’elle n’eût point encore ouvert les yeux, un languissant sourire se dessina sur les lèvres décolorées d’Isabelle, et ses doigts pâles, moites des froides sueurs de la pâmoison, serrèrent imperceptiblement la main de Sigognac. Lampourde considérait d’un air attendri ce groupe touchant, car les galanteries l’intéressaient, et il prétendait se connaître mieux que pas un aux choses du cœur.
Tout à coup, une impérieuse sonnerie de cor éclata dans le silence qui avait succédé au tumulte de la bataille. Au bout de quelques minutes elle se répéta avec une fureur stridente et prolongée. C’était un appel de maître auquel il fallait obéir. Des froissements de chaînes se firent entendre. Un bruit sourd indiqua l’abaissement du pont-levis; un tourbillonnement de roues tonna sous la voûte, et aux fenêtres de l’escalier flamboyèrent subitement les lueurs rouges de torches disséminées dans la cour. La porte du vestibule retomba bruyamment sur elle-même, et des pas hâtifs retentirent dans la cage sonore de l’escalier.
Bientôt parurent quatre laquais à grande livrée, portant des cires allumées avec cet air impassible et cet empressement muet qu’ont les valets de noble maison. Derrière eux, montait un homme de haute mine, vêtu de la tête aux pieds d’un velours noir passementé de jayet. Un ordre, de ceux que se réservent les rois et les princes, ou qu’ils n’accordent qu’aux plus illustres personnages, brillait à sa poitrine sur le fond sombre de l’étoffe. Arrivés au palier, les laquais se rangèrent contre le mur, comme des statues portant au poing des torches, sans qu’aucune palpitation de paupière, sans qu’un tressaillement de muscles indiquât, en aucune façon, qu’ils aperçussent le spectacle assez singulier pourtant qu’ils avaient sous les yeux. Le maître n’ayant point encore parlé, ils ne devaient pas avoir d’opinion.
Le seigneur vêtu de noir s’arrêta sur le palier. Bien que l’âge eût mis des rides à son front et à ses joues, jauni son teint et blanchi son poil, on pouvait encore reconnaître en lui l’original du portrait qui avait attiré les regards d’Isabelle en sa détresse, et qu’elle avait imploré comme une figure amie. C’était le prince père de Vallombreuse. Le fils portait le nom d’un duché, en attendant que l’ordre naturel des successions le rendît à son tour chef de famille.
A l’aspect d’Isabelle, que soutenaient Hérode et Sigognac, et à qui sa pâleur exsangue donnait l’air d’une morte, le prince leva les bras au ciel en poussant un soupir. «Je suis arrivé trop tard, dit-il, quelque diligence que j’aie faite,» et il se baissa vers la jeune comédienne dont il prit la main inerte.
A cette main blanche comme si elle eût été sculptée dans l’albâtre, brillait au doigt annulaire une bague, dont une améthyste assez grosse formait le chaton. Le vieux seigneur parut étrangement troublé à la vue de cette bague. Il la tira du doigt d’Isabelle avec un tremblement convulsif, fit signe à un des laquais porteurs de torche de s’approcher, et à la lueur plus vive de la cire déchiffra le blason gravé sur la pierre, mettant l’anneau tout près de la clarté et l’éloignant ensuite pour en mieux saisir les détails avec sa vue de vieillard.
Sigognac, Hérode et Lampourde suivaient anxieusement les gestes égarés du prince, et ses changements de physionomie à la vue de ce bijou qu’il paraissait bien connaître, et qu’il tournait et retournait entre ses mains, comme ne pouvant se décider à admettre une idée pénible.
«Où est Vallombreuse, s’écria-t-il enfin d’une voix tonnante, où est ce monstre indigne de ma race?»
Il avait reconnu, à n’en pouvoir douter, dans cette bague, l’anneau orné d’un blason de fantaisie avec lequel il scellait jadis les billets qu’il écrivait à Cornélia mère d’Isabelle. Comment cet anneau se trouvait-il au doigt de cette jeune actrice enlevée par Vallombreuse et de qui le tenait-elle? «Serait-elle la fille de Cornélia, se disait le prince, et la mienne? Cette profession de comédienne qu’elle exerce, son âge, sa figure où se retrouvent quelques traits adoucis de sa mère, tout concorde à me le faire croire. Alors, c’est sa sœur que poursuivait ce damné libertin; cet amour est un inceste; oh! je suis cruellement puni d’une faute ancienne.»
Isabelle ouvrit enfin les yeux, et son premier regard rencontra le prince tenant la bague qu’il lui avait ôtée du doigt. Il lui sembla avoir déjà vu cette figure, mais jeune encore, sans cheveux blancs ni barbe grise. On eût dit la copie vieillie du portrait placé au-dessus de la cheminée. Un sentiment de vénération profonde envahit à son aspect le cœur d’Isabelle. Elle vit aussi près d’elle le brave Sigognac et le bon Hérode, tous deux sains et saufs, et aux transes de la lutte succéda la sécurité de la délivrance. Elle n’avait plus rien à craindre ni pour ses amis, ni pour elle. Se soulevant à demi, elle inclina la tête devant le prince, qui la contemplait avec une attention passionnée, et paraissait chercher dans les traits de la jeune fille une ressemblance à un type autrefois chéri.
«De qui, mademoiselle, tenez-vous cet anneau qui me rappelle certains souvenirs; l’avez-vous depuis longtemps en votre possession? dit le vieux seigneur d’une voix émue.
—Je le possède depuis mon enfance, et c’est l’unique héritage que j’aie recueilli de ma mère, répondit Isabelle.
—Et qui était votre mère, que faisait-elle? dit le prince avec un redoublement d’intérêt.
—Elle s’appelait Cornélia, repartit modestement Isabelle, et c’était une pauvre comédienne de province qui jouait les reines et les princesses tragiques dans la troupe dont je fais partie encore.
—Cornélia! Plus de doute, fit le prince troublé, oui, c’est bien elle; mais, dominant son émotion, il reprit un air majestueux et calme, et dit à Isabelle: Permettez-moi de garder cet anneau. Je vous le remettrai quand il faudra.
—Il est bien entre les mains de Votre Seigneurie, répondit la jeune comédienne, en qui, à travers les brumeux souvenirs de l’enfance, s’ébauchait le souvenir d’une figure que, toute petite, elle avait vue se pencher vers son berceau.
—Messieurs, dit le prince, fixant son regard ferme et clair sur Sigognac et ses compagnons, en toute autre circonstance je pourrais trouver étrange votre présence armée dans mon château; mais je sais le motif qui vous a fait envahir cette demeure jusqu’à présent sacrée. La violence appelle la violence, et la justifie. Je fermerai les yeux sur ce qui vient d’arriver. Mais où est le duc de Vallombreuse, ce fils dégénéré qui déshonore ma vieillesse?»
Comme s’il eût répondu à l’appel de son père, Vallombreuse, au même instant, parut sur le seuil de la salle, soutenu par Malartic; il était affreusement pâle, et sa main crispée serrait un mouchoir contre sa poitrine. Il marchait cependant, mais comme marchent les spectres, sans soulever les pieds. Une volonté terrible, dont l’effort donnait à ses traits l’immobilité d’un masque en marbre, le tenait seule debout. Il avait entendu la voix de son père, que, tout dépravé qu’il fût, il redoutait encore, et il espérait lui cacher sa blessure. Il mordait ses lèvres pour ne pas crier, et ravalait l’écume sanglante qui lui montait aux coins de la bouche; il ôta même son chapeau, malgré la douleur atroce que lui causait le mouvement de lever le bras, et resta ainsi découvert et silencieux.
«Monsieur, dit le prince, vos équipées dépassent les bornes, et vos déportements sont tels, que je serai forcé d’implorer du roi, pour vous, la faveur d’un cachot ou d’un exil perpétuels. Le rapt, la séquestration, le viol ne sont plus de la galanterie, et si je peux passer quelque chose aux égarements d’une jeunesse licencieuse, je n’excuserai jamais le crime froidement médité. Savez-vous, monstre, continua-t-il en s’approchant de Vallombreuse et lui parlant à l’oreille de façon à n’être entendu de personne, savez-vous quelle est cette jeune fille, cette Isabelle que vous avez enlevée en dépit de sa vertueuse résistance?—votre sœur!
—Puisse-t-elle remplacer le fils que vous allez perdre! répondit Vallombreuse, pris d’une défaillance qui fit apparaître sur son visage livide les sueurs de l’agonie; mais je ne suis pas coupable comme vous le pensez. Isabelle est pure, je l’atteste sur le Dieu devant qui je vais paraître. La mort n’a pas l’habitude de mentir, et l’on peut croire à la parole d’un gentilhomme expirant.»
Cette phrase fut prononcée d’une voix assez haute pour être entendue de tous. Isabelle tourna ses beaux yeux humides de larmes vers Sigognac, et vit sur la figure de ce parfait amant qu’il n’avait pas attendu, pour croire à la vertu de celle qu’il aimait, l’attestation in extremis de Vallombreuse.
«Mais qu’avez-vous donc? dit le prince en étendant la main vers le jeune duc qui chancelait malgré le soutien de Malartic.
—Rien, mon père, répondit Vallombreuse d’une voix à peine articulée,... rien... Je meurs; et il tomba tout d’une pièce sur les dalles du palier sans que Malartic pût le retenir.
—Il n’est pas tombé sur le nez, dit sentencieusement Jacquemin Lampourde, ce n’est qu’une pâmoison; il en peut réchapper encore. Nous connaissons ces choses-là, nous autres hommes d’épée, mieux que les hommes de lancette et les apothicaires.
—Un médecin! un médecin! s’écria le prince, oubliant son ressentiment à ce spectacle; peut-être y a-t-il encore quelque espoir. Une fortune à qui sauvera mon fils, le dernier rejeton d’une noble race! Mais allez donc! que faites-vous là? courez, précipitez-vous!»
Deux des laquais impassibles qui avaient éclairé cette scène de leurs torches sans même faire un clignement d’œil, se détachèrent de la muraille et se hâtèrent pour exécuter les ordres de leur maître.
D’autres domestiques, avec toutes les précautions imaginables, soulevèrent le corps de Vallombreuse, et, sur l’ordre de son père, le transportèrent à son appartement, où ils le déposèrent sur son lit.
Le vieux seigneur suivit d’un regard où la douleur éteignait déjà la colère, ce cortége lamentable. Il voyait sa race finie avec ce fils aimé et détesté à la fois, mais dont il oubliait en ce moment les vices pour ne se souvenir que de ses qualités brillantes. Une mélancolie profonde l’envahissait, et il resta quelques minutes plongé dans un silence que tout le monde respecta.
Isabelle, tout à fait remise de son évanouissement, se tenait debout, les yeux baissés, près de Sigognac et d’Hérode, rajustant d’une main pudique le désordre de ses habits. Lampourde et Scapin, un peu en arrière, s’effaçaient comme des figures de second plan, et dans le cadre de la porte on entrevoyait les têtes curieuses des bretteurs qui avaient pris part à la lutte et n’étaient pas sans inquiétude sur leur sort, craignant qu’on ne les envoyât aux galères ou au gibet pour avoir aidé Vallombreuse en ses méchantes entreprises.
Enfin le prince rompit ce silence embarrassant et dit: «Quittez ce château à l’instant, vous tous qui avez mis vos épées au service des mauvaises passions de mon fils. Je suis trop gentilhomme pour faire l’office des archers et du bourreau; fuyez, disparaissez, rentrez dans vos repaires. La justice saura bien vous y retrouver.»
Le compliment n’était pas fort gracieux; mais il eût été hors de propos de montrer une susceptibilité trop farouche. Les bretteurs, que Lampourde avait déliés dès le commencement de cette scène, s’éloignèrent sans demander leur reste, avec Malartic leur chef.
Quand ils se furent retirés, le père de Vallombreuse prit Isabelle par la main, et la détachant du groupe où elle se trouvait, la fit ranger près de lui et lui dit: «Restez là, mademoiselle; votre place est désormais à mes côtés. C’est bien le moins que vous me rendiez une fille puisque vous m’ôtez un fils.» Et il essuya une larme qui, malgré lui, débordait de sa paupière. Puis se retournant vers Sigognac avec un geste d’une incomparable noblesse: «Monsieur, vous pouvez vous en aller avec vos compagnons. Isabelle n’a rien à redouter près de son père, et ce château sera dès à présent sa demeure. Maintenant que sa naissance est connue, il ne convient pas que ma fille retourne à Paris. Je la paye assez cher pour la garder. Je vous remercie, quoiqu’il m’en coûte l’espoir d’une race perpétuée, d’avoir épargné à mon fils une action honteuse, que dis-je, un crime abominable! Sur mon blason je préfère une tache de sang à une tache de boue. Puisque Vallombreuse était infâme, vous avez bien fait de le tuer; vous avez agi en vrai gentilhomme, et l’on m’assure que vous l’êtes, en protégeant la faiblesse, l’innocence et la vertu. C’était votre droit. L’honneur de ma fille sauvé rachète la mort de son frère. Voilà ce que la raison me dit; mais mon cœur paternel en murmure et d’injustes idées de vengeance pourraient me prendre dont je ne serais pas maître. Disparaissez, je ne ferai aucune poursuite, et je tâcherai d’oublier qu’une nécessité rigoureuse a dirigé votre fer sur le sein de mon fils!
—Monseigneur, répondit Sigognac sur le ton du plus profond respect, je fais à la douleur d’un père une part si grande, que j’eusse, sans sonner mot, accepté les injures les plus sanglantes et les plus amères, bien qu’en ce désastreux conflit ma loyauté ne me fasse aucun reproche. Je ne voudrais rien dire, pour me justifier à vos yeux, qui accusât cet infortuné duc de Vallombreuse; mais croyez que je ne l’ai point cherché, qu’il s’est jeté de lui-même sur ma route et que j’ai tout fait, en plus d’une rencontre, pour l’épargner. Ici même, c’est sa fureur aveugle qui l’a précipité sur mon épée. Je laisse en vos mains Isabelle, qui m’est plus chère que la vie, et me retire à jamais désolé de cette triste victoire pour moi véritable défaite, puisqu’elle détruit mon bonheur. Ah! que mieux eût valu que je fusse tué et victime au lieu de meurtrier!»
Là-dessus, Sigognac fit au prince un salut, et lançant à Isabelle un long regard chargé d’amour et de regret, descendit les marches de l’escalier, suivi de Scapin et de Lampourde, non sans retourner plus d’une fois la tête, ce qui lui permit de voir la jeune fille appuyée contre la rampe de peur de défaillir, et portant son mouchoir à ses yeux pleins de larmes. Était-ce la mort de son frère ou le départ de Sigognac qu’elle pleurait? Nous pensons que c’était le départ de Sigognac, l’aversion que lui inspirait Vallombreuse n’ayant point encore eu le temps de se changer chez elle en tendresse à cette révélation de parenté subite. Du moins le Baron, quelque modeste qu’il fût, en jugea ainsi, et, chose étrange que le cœur humain, s’éloigna consolé par les larmes de celle qu’il aimait.
Sigognac et sa troupe sortirent par le pont-levis, et tout en longeant le fossé pour aller reprendre leurs chevaux dans le petit bois où ils les avaient laissés, ils entendirent une voix plaintive s’élever du fossé à l’endroit même que comblait l’arbre renversé. C’était le portier de la comédie, qui n’avait pu se dégager de l’enchevêtrement des branches, et criait piteusement à l’aide, n’ayant que la tête hors de l’eau, et risquant d’avaler ce fade liquide qu’il haïssait plus que médecine noire, toutes les fois qu’il ouvrait le bec pour appeler au secours. Scapin, qui était fort agile et délié de son corps, se risqua sur l’arbre et eut bientôt repêché le portier tout ruisselant d’eau et d’herbes aquatiques.
Les chevaux n’avaient point bougé de leur couvert, et bientôt enfourchés par leurs cavaliers, ils reprirent allégrement la route de Paris.
«Que vous semble, monsieur le Baron, de tous ces événements? disait Hérode à Sigognac, qui cheminait botte à botte avec lui. Cela s’arrange comme une fin de tragi-comédie. Qui se fût attendu au milieu de l’algarade, à l’entrée seigneuriale de ce père précédé de flambeaux, et venant mettre le holà aux fredaines un peu trop fortes de monsieur son fils? Et cette reconnaissance d’Isabelle au moyen d’une bague à cachet blasonné? Ne l’a-t-on pas déjà vue au théâtre? Après tout, puisque le théâtre est l’image de la vie, la vie lui doit ressembler comme un original à son portrait. J’avais toujours entendu dire dans la troupe qu’Isabelle était de noble naissance. Blazius et Léonarde se souvenaient même d’avoir vu le prince qui n’était encore que duc, lorsqu’il faisait sa cour à Cornélia. Léonarde plus d’une fois avait engagé la jeune fille à rechercher son père; mais celle-ci, douce et modeste de nature, n’en avait rien fait, ne voulant pas s’imposer à une famille qui l’eût rejetée peut-être, et s’était contentée de son modeste sort.
—Oui, je savais cela, répondit Sigognac; sans attacher autrement d’importance à cette illustre origine, Isabelle m’avait conté l’histoire de sa mère et parlé de la bague. On voyait bien d’ailleurs à la délicatesse de sentiment que professait cette aimable fille, qu’il y avait du sang illustre dans ses veines. Je l’aurais deviné quand même elle ne me l’eût pas dit. Sa beauté chaste, fine et pure, révélait sa race. Aussi mon amour pour elle a-t-il toujours été mêlé de timidité et de respect, quoique volontiers la galanterie s’émancipe avec les comédiennes. Mais quelle fatalité que ce damné Vallombreuse se trouve précisément son frère! Il y a maintenant un cadavre entre nous deux; un ruisseau de sang nous sépare, et pourtant je ne pouvais sauver son honneur que par cette mort. Malheureux que je suis! j’ai moi-même créé l’obstacle où doit se briser mon amour, et tué mon espérance avec l’épée qui défendait mon bien. Pour garder ce que j’aime, je me l’ôte à jamais. De quel front irai-je me présenter les mains rouges de sang, à Isabelle en deuil? Hélas, ce sang, je l’ai versé pour sa propre défense, mais c’était le sang fraternel! Quand bien même elle me pardonnerait et me verrait sans horreur, le prince qui maintenant a sur elle des droits de père, repoussera, en le maudissant, le meurtrier de son fils. Oh! je suis né sous une étoile enragée.
—Tout cela sans doute est fort lamentable, répondit Hérode, mais les affaires du Cid et de Chimène étaient encore bien autrement embrouillées comme on le voit en la pièce de M. Pierre de Corneille, et cependant, après bien des combats entre l’amour et le devoir, elles finirent par s’arranger à l’amiable, non sans quelques antithèses et agudezzas un peu forcées dans le goût espagnol, mais d’un bon effet au théâtre. Vallombreuse n’est que d’un côté frère d’Isabelle. Ils n’ont point puisé le jour au même sein, et ne se sont connus comme parents que pendant quelques minutes, ce qui diminue fort le ressentiment. Et d’ailleurs notre jeune amie haïssait comme peste ce forcené gentilhomme, qui la poursuivait de ses galanteries violentes et scandaleuses. Le prince lui-même n’était guère content de son fils, lequel était féroce comme Néron, dissolu comme Héliogabale, pervers comme Satan, et qui eût été déjà vingt fois pendu, n’était sa qualité de duc. Ne vous désespérez donc point ainsi. Les choses prendront peut-être une meilleure tournure que vous ne pensez.
—Dieu le veuille, mon bon Hérode, répondit Sigognac, mais naturellement je n’ai point de bonheur. Le guignon et les méchantes fées bossues présidèrent à ma nativité. Il eût été vraiment plus heureux pour moi d’être tué, puisque, par l’arrivée de son père, la vertu d’Isabelle était sauve sans la mort de Vallombreuse, et puis, il faut tout vous dire, je ne sais quelle horreur secrète a pénétré avec un froid de glace jusqu’à la moelle de mes os, lorsque j’ai vu ce beau jeune homme si plein de vie, de feu et de passion, tomber tout d’une pièce, roide, froid et pâle, devant mes pieds. Hérode, c’est une chose grave que la mort d’un homme, et quoique je n’aie point de remords n’ayant pas commis de crime, je vois là Vallombreuse étendu, les cheveux épars sur le marbre de l’escalier et une tache rouge à la poitrine.
—Chimères que tout cela, dit Hérode, vous l’avez tué dans les règles. Votre conscience peut être tranquille. Un temps de galop dissipera ces scrupules qui viennent d’un mouvement fiévreux et du frisson de la nuit. Ce à quoi il faut aviser promptement, c’est à quitter Paris et à gagner quelque retraite où l’on vous oublie. La mort de Vallombreuse fera du bruit à la cour et à la ville, quelque soin qu’on prenne de la celer. Et, encore qu’il ne soit guère aimé, on pourrait vous chercher noise. Or çà, sans plus discourir, donnons de l’éperon à nos montures et dévorons ce ruban de queue qui s’étend devant nous, ennuyeux et grisâtre, entre deux rangées de manches à balais, sous la lueur froide de la lune.»
Les chevaux, sollicités du talon, prirent une allure plus vive; mais pendant qu’ils cheminent, retournons au château, aussi calme maintenant qu’il était bruyant tout à l’heure, et entrons dans la chambre où les domestiques ont déposé Vallombreuse. Un chandelier à plusieurs branches, posé sur un guéridon, l’éclairait d’une lumière dont les rayons tombaient sur le lit du jeune duc, immobile comme un cadavre, et qui semblait encore plus pâle sur le fond cramoisi des rideaux et aux reflets rouges de la soie. Une boiserie d’ébène, incrustée de filets en cuivre, montait à hauteur d’homme et servait de soubassement à une tapisserie de haute lice représentant l’histoire de Médée et de Jason, toute remplie de meurtres et de magies sinistres. Ici, l’on voyait Médée couper en morceaux Pélias, sous prétexte de le rajeunir comme Éson. Là, femme jalouse et mère dénaturée, elle égorgeait ses enfants. Sur un autre panneau, elle s’enfuyait, ivre de vengeance, dans son char traîné par des dragons vomissant le feu. Certes, la tenture était belle et de prix, et de main d’ouvrier; mais ces mythologies féroces avaient je ne sais quoi de lugubre et de cruel qui trahissait un naturel farouche chez celui qui les avait choisies. Dans le fond du lit, les rideaux relevés laissaient voir Jason combattant les monstrueux taureaux d’airain, défenseurs de la toison d’or, et on eût dit que Vallombreuse, gisant inanimé au-dessous-d’eux, fût une de leurs victimes.
Des habits de la plus somptueuse élégance, essayés et dédaignés ensuite, étaient jetés çà et là sur les chaises, et dans un grand cornet du Japon, chamarré de dessins bleus et rouges, posé sur une table en ébène comme tous les meubles de la chambre, trempait un magnifique bouquet formé des fleurs les plus rares et destiné à remplacer celui qu’avait refusé Isabelle, mais qui n’était pas arrivé à destination à cause de l’attaque inopinée du château. Ces fleurs épanouies et superbes, témoignage encore frais d’une préoccupation galante, faisaient un contraste étrange avec ce corps étendu sans mouvement, et un moraliste aurait trouvé là de quoi philosopher tout le saoul.
Le prince, assis dans un fauteuil auprès du lit, regardait d’un œil morne ce visage aussi blanc que l’oreiller de dentelles qui ballonnait autour de lui. Cette pâleur même en rendait encore les traits plus délicats et plus purs. Tout ce que la vie peut imprimer de vulgaire à une figure humaine y disparaissait dans une sérénité de marbre, et jamais Vallombreuse n’avait été plus beau. Aucun souffle ne semblait sortir de ses lèvres entr’ouvertes, dont les grenades avaient fait place aux violettes de la mort. En contemplant cette forme charmante qui bientôt allait se dissoudre, le prince oubliait que l’âme d’un démon venait d’en sortir, et il songeait tristement à ce grand nom que les siècles passés s’étaient respectueusement légué et qui n’arriverait pas aux siècles futurs. C’était plus que la mort de son fils qu’il déplorait, c’était la mort de sa maison: une douleur inconnue aux bourgeois et aux manants. Il tenait la main glacée de Vallombreuse entre les siennes, et y sentant un peu de chaleur, il ne réfléchissait pas qu’elle venait de lui et se laissait aller à un espoir chimérique.
Isabelle était debout au pied du lit, les mains jointes et priant Dieu avec toute la ferveur de son âme pour ce frère dont elle causait innocemment la mort, et qui payait de sa vie le crime d’avoir trop aimé, crime que les femmes pardonnent volontiers, surtout lorsqu’elles en sont l’objet.
«Et ce médecin qui ne vient pas! fit le prince avec impatience, il y a peut-être encore quelque remède.»
Comme il disait ces mots, la porte s’ouvrit et le chirurgien parut, accompagné d’un élève qui lui portait sa trousse d’instruments. Après un léger salut, sans dire une parole, il alla droit à la couche où gisait le jeune duc, lui tâta le pouls, lui mit la main sur le cœur et fit un signe découragé. Cependant, pour donner à son arrêt une certitude scientifique, il tira de sa poche un petit miroir d’acier poli et l’approcha des lèvres de Vallombreuse, puis il examina attentivement le miroir; un léger nuage s’était formé à la surface du métal et le ternissait. Le médecin étonné réitéra son expérience. Un nouveau brouillard couvrit l’acier. Isabelle et le prince suivaient anxieusement les gestes du chirurgien, dont le visage s’était un peu déridé.
«La vie n’est pas complétement éteinte, dit-il enfin en se tournant vers le prince et en essuyant son miroir; le blessé respire encore, et tant que la mort n’a pas mis son doigt sur un malade, il y a de l’espérance. Mais, pourtant, ne vous livrez pas à une joie prématurée qui rendrait ensuite votre douleur plus amère: j’ai dit que M. le duc de Vallombreuse n’avait point exhalé le dernier soupir; voilà tout. De là à le ramener en santé, il y a loin. Maintenant je vais examiner sa blessure, laquelle peut-être n’est point mortelle puisqu’elle ne l’a point tué sur-le-champ.
—Ne restez pas là, Isabelle, fit le père de Vallombreuse, de tels spectacles sont trop tragiques et navrants pour une jeune fille. On vous informera de la sentence que portera le docteur quand il aura terminé son examen.»
La jeune fille se retira, conduite par un laquais qui la mena à un autre appartement, celui qu’elle occupait étant encore tout en désordre et saccagé par la lutte qui s’y était passée.
Aidé de son élève, le chirurgien défit le pourpoint de Vallombreuse, déchira la chemise et découvrit une poitrine aussi blanche que l’ivoire où se dessinait une plaie étroite et triangulaire, emperlée de quelques gouttelettes de sang. La plaie avait peu saigné. L’épanchement s’était fait en dedans; le suppôt d’Esculape débrida les lèvres de la blessure et la sonda. Un léger tressaillement contracta la face du patient dont les yeux restaient toujours fermés, et qui ne bougeait non plus qu’une statue sur un tombeau, dans une chapelle de famille.
«Bon cela, fit le chirurgien en observant cette contraction douloureuse; il souffre, donc il vit. Cette sensibilité est de favorable augure.
—N’est-ce pas qu’il vivra? fit le prince; si vous le sauvez, je vous ferai riche, je réaliserai tous vos souhaits; ce que vous demanderez, vous l’obtiendrez.
—Oh! n’allons pas si vite, dit le médecin, je ne réponds de rien encore; l’épée a traversé le haut du poumon droit. Le cas est grave, très-grave. Cependant comme le sujet est jeune, sain, vigoureux, bâti, sans cette maudite blessure, pour vivre cent ans, il se peut qu’il en réchappe, à moins de complications imprévues: il y a pour de tels cas des exemples de guérison. La nature chez les jeunes gens a tant de ressources! La séve de la vie encore ascendante répare si vite les pertes et rajuste si bien les dégâts! Avec des ventouses et des scarifications, je vais tâcher de dégager la poitrine du sang qui s’est répandu à l’intérieur et finirait par étouffer M. le duc, s’il n’était heureusement tombé entre les mains d’un homme de science, cas rare en ces villages et châteaux loin de Paris. Allons, bélître, continua-t-il en s’adressant à son élève, au lieu de me regarder comme un cadran d’horloge avec tes grands yeux ronds, roule les bandes et ploie les compresses, que je pose le premier appareil.»
L’opération terminée, le chirurgien dit au prince: «Ordonnez, s’il vous plaît, monseigneur, qu’on nous tende un lit de camp dans un coin de cette chambre et qu’on nous serve une légère collation, car moi et mon élève, nous veillerons tour à tour M. le duc de Vallombreuse. Il importe que je sois là, épiant chaque symptôme, le combattant s’il est défavorable, l’aidant s’il est heureux. Ayez confiance en moi, monseigneur, et croyez que tout ce que la science humaine peut risquer pour sauver une vie, sera fait avec audace et prudence. Rentrez dans vos appartements, je vous réponds de la vie de M. votre fils... jusqu’à demain.»
Un peu calmé par cette assurance, le père de Vallombreuse se retira chez lui, où toutes les heures un laquais lui venait apporter des bulletins de l’état du jeune duc.
Isabelle trouva dans le nouveau logis qu’on lui avait assigné cette même femme de chambre, morne et farouche, qui l’attendait pour la défaire; seulement l’expression de sa physionomie était totalement changée. Ses yeux brillaient d’un éclat singulier, et le rayonnement de la haine satisfaite illuminait sa figure pâle. La vengeance arrivée enfin d’un outrage inconnu et dévoré silencieusement dans la rage froide de l’impuissance, faisait du spectre muet une femme vivante. Elle arrangeait les beaux cheveux d’Isabelle avec une allégresse mal dissimulée, lui passait complaisamment les bras dans les manches de sa robe de nuit, s’agenouillait pour la déchausser, et paraissait aussi caressante qu’elle s’était montrée revêche. Ses lèvres, si bien scellées naguère, pétillaient d’interrogations. Mais Isabelle, préoccupée des tumultueux événements de la soirée, n’y prit pas garde autrement, et ne remarqua pas non plus la contraction de sourcils et l’air irrité de cette fille lorsqu’un domestique vint dire que tout espoir n’était pas perdu pour M. le duc. A cette nouvelle, la joie disparut de son masque sombre, éclairé un instant, et elle reprit son attitude morne jusqu’au moment où sa maîtresse la congédia d’un geste bienveillant.
Couchée dans un lit moelleux, bien fait pour servir d’autel à Morphée, et que pourtant le sommeil ne se hâtait pas de visiter, Isabelle cherchait à se rendre compte des sentiments que lui inspirait ce revirement subit de destinée. Hier encore elle n’était qu’une pauvre comédienne, sans autre nom que le nom de guerre par lequel la désignait l’affiche aux coins des carrefours. Aujourd’hui, un grand la reconnaissait pour sa fille; elle se greffait, humble fleur, sur un des rameaux de ce puissant arbre généalogique dont les racines plongeaient si avant dans le passé, et qui portait à chaque branche un illustre, un héros! Ce prince si vénérable, et qui n’avait de supérieur que des têtes couronnées, était son père. Ce terrible duc de Vallombreuse, si beau malgré sa perversité, se changeait d’amant en frère, et s’il survivait, sa passion, sans doute, s’éteindrait en une amitié pure et calme. Ce château, naguère sa prison, était devenu sa demeure; elle y était chez elle, et les domestiques lui obéissaient avec un respect qui n’avait plus rien de contraint ni de simulé. Tous les rêves qu’eût pu faire l’ambition la plus désordonnée, le sort s’était chargé de les accomplir pour elle et sans sa participation. De ce qui semblait devoir être sa perte, sa fortune avait surgi radieuse, invraisemblable, au-dessus de toute attente.
Si comblée de bonheurs, Isabelle s’étonnait de ne pas éprouver une plus grande joie; son âme avait besoin de s’accoutumer à cet ordre d’idées si nouveau. Peut-être même, sans bien s’en rendre compte, regrettait-elle sa vie de théâtre; mais ce qui dominait tout, c’était l’idée de Sigognac. Ce changement dans sa position l’éloignait-il ou la rapprochait-il de cet amant si parfait, si dévoué, si courageux? Pauvre, elle l’avait refusé pour époux de peur d’entraver sa fortune; riche, c’était pour elle un devoir bien cher de lui offrir sa main. La fille reconnue d’un prince pouvait bien devenir la baronne de Sigognac. Mais le Baron était le meurtrier de Vallombreuse. Leurs mains ne sauraient se rejoindre par-dessus une tombe. Si le jeune duc ne succombait pas, peut-être garderait-il de sa blessure et de sa défaite surtout, car il avait l’orgueil plus sensible que la chair, un trop durable ressentiment. Le prince, de son côté, était capable, quelque bon et généreux qu’il fût, de ne pas voir de bon œil celui qui avait failli le priver d’un fils; il pouvait aussi désirer pour Isabelle une autre alliance; mais, intérieurement, la jeune fille se promit d’être fidèle à ses amours de comédienne et d’entrer plutôt en religion, que d’accepter un duc, un marquis, un comte, le prétendant fût-il beau comme le jour et doué comme un prince des contes de fées.
Satisfaite de cette résolution, elle allait s’endormir, lorsqu’un bruit léger lui fit rouvrir les yeux, et elle aperçut Chiquita, debout au pied de son lit, qui la regardait en silence et d’un air méditatif.
«Que veux-tu, ma chère enfant? lui dit Isabelle de sa voix la plus douce, tu n’es donc pas partie avec les autres? si tu désires rester près de moi, je te garderai, car tu m’as rendu bien des services.
—Je t’aime beaucoup, répondit Chiquita; mais je ne puis rester avec toi tant qu’Agostin vivra. Les lames d’Albacète disent: «Soy de un dueño,» ce qui signifie: «Je n’ai qu’un maître,» une belle parole digne de l’acier fidèle. Pourtant j’ai un désir. Si tu trouves que j’aie payé le collier de perles, embrasse-moi. Je n’ai jamais été embrassée. Cela doit être si bon!
—Oh! de tout mon cœur! fit Isabelle en prenant la tête de l’enfant et en baisant ses joues brunes, qui se couvrirent de rougeur tant son émotion était forte.
—Maintenant, adieu!» dit Chiquita, qui avait repris son calme habituel.
Elle allait se retirer comme elle était venue, lorsqu’elle avisa sur la table le couteau dont elle avait enseigné le maniement à la jeune comédienne pour se défendre contre les entreprises de Vallombreuse, et elle dit à Isabelle:
«Rends-moi mon couteau, tu n’en as plus besoin.»
XVIII.
EN FAMILLE.
Le chirurgien avait répondu jusqu’au lendemain de la vie de Vallombreuse. Sa promesse s’était réalisée. Le jour, en pénétrant dans la chambre en désordre, où traînaient sur les tables des linges ensanglantés, avait trouvé le jeune malade respirant encore. Ses paupières même s’entr’ouvraient, laissant errer un regard atone et vitreux chargé des vagues épouvantes de l’anéantissement. A travers le brouillard des pâmoisons, le masque décharné de la mort lui était apparu, et par instant, ses yeux, s’arrêtant sur un point fixe, semblaient discerner un objet effrayant invisible pour d’autres. Pour échapper à cette hallucination, il abaissait ses longs cils dont les franges noires faisaient ressortir la pâleur de ses joues envahies par des tons de cire, et il les tenait obstinément fermés; puis la vision s’évanouissait. Son visage reprenait alors une expression moins alarmée, et sa vue de nouveau se mettait à flotter autour de lui. Lentement son âme revenait des limbes, et son cœur, à petit bruit, sous l’oreille appliquée du médecin, recommençait à battre: faibles pulsations, témoignages sourds de la vie, que la science seule pouvait entendre. Les lèvres entr’ouvertes découvraient la blancheur des dents et simulaient un languissant sourire, plus triste que les contractions de la souffrance; car c’était celui que dessine sur les bouches humaines l’approche du repos éternel: cependant quelques légères nuances vermeilles se mêlaient aux teintes violettes et montraient que le sang reprenait peu à peu son cours.
Debout au chevet du blessé, maître Laurent le chirurgien observait ces symptômes, si malaisément appréciables, avec une attention profonde et perspicace. C’était un homme instruit que maître Laurent, et à qui, pour être connu comme il méritait de l’être, il n’avait manqué jusque-là que des occasions illustres. Son talent ne s’était exercé encore que in animâ vili, et il avait guéri obscurément des manants, de petits bourgeois, des soldats, des greffiers, des procureurs et autres bas officiers de justice, dont la vie ou la mort ne signifiait rien. Il attachait donc à la cure du jeune duc une importance énorme. Son amour-propre et son ambition étaient en jeu également dans ce duel qu’il soutenait contre la Mort. Pour se garder entière la gloire du triomphe, il avait dit au prince, qui voulait faire venir de Paris les plus célèbres médecins, que lui seul suffirait à cette besogne, et que rien n’était plus grave qu’un changement de méthode dans le traitement d’une telle blessure.
«Non, il ne mourra point, se disait-il, tout en examinant le jeune duc; il n’a pas la face hippocratique, ses membres gardent de la souplesse, et il a bien supporté cette angoisse du matin qui redouble les maladies et détermine les crises funestes. D’ailleurs, il faut qu’il vive, son salut est ma fortune; je l’arracherai des pattes osseuses de la camarde, ce beau jeune homme héritier d’une noble race! Les sculpteurs attendront encore longtemps pour tailler son marbre. C’est lui qui me tirera de ce village où je végète. Tâchons d’abord, au risque de déterminer la fièvre, de lui rendre un peu de force par quelque cordial énergique.»
Ouvrant lui-même sa boîte de médicaments, car son famulus, qui avait veillé une partie de la nuit, dormait sur le lit de camp improvisé, il en tira plusieurs petits flacons contenant des essences teintes diversement, les unes rouges comme le rubis, les autres vertes comme l’émeraude, celles-ci d’un jaune d’or, celles-là d’une transparence diamantée. Des étiquettes latines abréviées et semblables, pour l’ignorant, à des formules cabalistiques, étaient collées sur le cristal des flacons. Maître Laurent, bien qu’il fût sûr de lui-même, lut à plusieurs reprises le titre des fioles qu’il avait mises à part, en mira le contenu à la lumière, profitant d’un rayon du soleil levant qui filtrait à travers les rideaux, pesa les quantités qu’il empruntait à chaque bouteille dans une éprouvette d’argent dont il connaissait le poids, et composa du tout une potion d’après une recette dont il faisait mystère.
Le mélange préparé, il réveilla son famulus et lui ordonna de hausser un peu la tête de Vallombreuse, puis il desserra, au moyen d’une mince spatule, les dents du blessé, et parvint à introduire entre leur double rangée de perles le mince goulot du flacon. Quelques gouttes du liquide pénétrèrent dans le palais du jeune duc, et leur saveur âcre et puissante fit se contracter légèrement ses traits immobiles. Une gorgée descendit dans la poitrine, bientôt suivie d’une autre, et la dose entière, au grand contentement du médecin, fut absorbée sans trop de peine. A mesure que Vallombreuse buvait, une imperceptible rougeur montait à ses pommettes; une lueur chaude brillantait ses yeux, et sa main inerte, allongée sur le drap, cherchait à se déplacer. Il poussa un soupir et promena autour de lui, comme quelqu’un qui se réveille d’un rêve, un regard où revenait l’intelligence.
«Je jouais gros jeu, fit maître Laurent en lui-même, ce médicament est un philtre. Il peut tuer ou ressusciter. Il a ressuscité. Esculape, Hygie et Hippocrate soient bénis!»
En ce moment, une main écarta avec précaution la tapisserie de la portière, et sous le pli relevé apparut la tête vénérable du prince, fatiguée et plus vieillie par l’angoisse de cette nuit terrible, que par dix années. «Eh bien! maître Laurent?» murmura-t-il d’une voix anxieuse. Le chirurgien posa son doigt sur sa bouche, et de l’autre main lui montra Vallombreuse, un peu soulevé sur l’oreiller, et n’ayant plus l’aspect cadavérique; car la potion le brûlait et le ranimait par sa flamme.
Maître Laurent, de ce pas léger habituel aux personnes qui soignent les malades, vint trouver le prince sur le seuil de la porte et, le tirant un peu à part, il lui dit: «Vous voyez, monseigneur, que l’état de monsieur votre fils, loin d’avoir empiré, s’améliore sensiblement. Sans doute, il n’est point sauvé encore; mais, à moins d’une complication imprévue que je fais tous mes efforts pour prévenir, je pense qu’il s’en tirera et pourra continuer ses destinées glorieuses comme s’il n’eût point été blessé.»
Un vif sentiment de joie paternelle illumina la figure du prince; et comme il s’avançait vers la chambre pour embrasser son fils, maître Laurent lui posa respectueusement la main sur la manche et l’arrêta: «Permettez-moi, prince, de m’opposer à l’accomplissement de ce désir si naturel; les docteurs sont fâcheux souvent, et la médecine a des rigueurs à nulle autre pareilles. De grâce, n’entrez pas chez le duc. Votre présence chérie et redoutée pourrait, en l’affaiblissement où il se trouve, provoquer une crise dangereuse. Toute émotion lui serait fatale, et capable de briser le fil bien frêle dont je l’ai rattaché à la vie. Dans quelques jours, sa plaie étant en voie de cicatrisation, et ses forces revenues peu a peu, vous aurez tout à votre aise et sans péril cette douceur de le voir.»
Le prince, rassuré, et se rendant aux justes raisons du chirurgien, se retira dans son appartement, où il s’occupa de lectures pieuses jusqu’au coup de midi, heure à laquelle le majordome le vint avertir «que le dîner de monseigneur était servi sur table.»
«Qu’on prévienne la comtesse Isabelle de Lineuil, ma fille,—tel est le titre qu’elle portera désormais,—de vouloir bien descendre dîner,» dit le prince au majordome qui s’empressa d’obéir à cet ordre.
Isabelle traversa cette antichambre aux armures, cause de ses terreurs nocturnes, et ne la trouva du tout si lugubre aux vives clartés du jour. Une lumière pure tombait des hautes fenêtres que n’aveuglaient plus les volets fermés. L’air avait été renouvelé. Des fagots de genévrier et de bois odorant, brûlés à grande flamme dans les cheminées, avaient chassé l’odeur de relent et de moisissure. Par la présence du maître, la vie était revenue à ce logis mort.
La salle à manger ne se ressemblait plus, et cette table, qui la veille paraissait dressée pour un festin de spectres, recouverte d’une riche nappe où la cassure des plis dessinait des carrés symétriques, prenait tout à fait bon air avec sa vieille vaisselle plate chargée de ciselures et blasonnée d’armoiries, ses flacons en cristal de Bohême mouchetés d’or, ses verres de Venise aux pieds en spirale, ses drageoirs à épices et ses mets d’où montaient des fumées odorantes.
D’énormes bûches jetées sur des chenets formés de grosses boules de métal poli superposées, envoyaient le long d’une plaque au blason du prince de larges tourbillons de flamme mêlés de joyeuses crépitations d’étincelles, et répandaient une douce chaleur dans la vaste pièce. Les orfèvreries des dressoirs, les vernis d’or et d’argent de la tenture en cuir de Cordoue prenaient à ce foyer, malgré la clarté du jour, des reflets et des paillettes rouges.
Quand Isabelle entra, le prince était déjà en sa chaise dont le haut dossier figurait une sorte de dais. Derrière lui se tenaient deux laquais en grande livrée. La jeune fille adressa à son père une révérence modeste qui ne sentait pas son théâtre, et que toute grande dame eût approuvée. Un domestique lui avança un siége, et, sans trop d’embarras, elle prit place en face du prince à l’endroit qu’il lui désignait de la main.
Les potages servis, l’écuyer tranchant découpa sur une crédence les viandes que lui portait de la table un officier de bouche, et que les valets y reportaient disséquées.
Un laquais versait à boire à Isabelle, qui n’usait de vin que fort trempé, en personne réservée et sobre qu’elle était. Tout émue des événements de la journée et de la nuit précédentes, tout éblouie et troublée par le brusque changement de sa fortune, inquiète de son frère si grièvement navré, perplexe sur le sort de son bien-aimé Sigognac, elle ne touchait non plus aux mets placés devant elle que du bout des dents.
«Vous ne mangez ni ne buvez, comtesse, lui dit le prince; acceptez donc cette aile de perdrix.»
A ce titre de comtesse prononcé d’une voix amicale et pourtant sérieuse, Isabelle tourna vers le prince ses beaux yeux bleus étonnés avec un regard timidement interrogatif.
«Oui, comtesse de Lineuil; c’est le titre d’une terre que je vous donne, car ce nom d’Isabelle, tout charmant qu’il soit, ne saurait convenir à ma fille, sans être quelque peu accompagné.»
Isabelle, cédant à un impétueux mouvement de cœur, se leva, passa de l’autre côté de la table, et s’agenouillant près du prince, lui prit la main et la baisa en reconnaissance de cette délicatesse.
«Relevez-vous, ma fille, reprit le prince d’un air attendri, et reprenez votre place. Ce que je fais est juste. La destinée seule m’empêcha de le faire plus tôt, et cette terrible rencontre qui nous a tous réunis a quelque chose où je vois le doigt du ciel. Votre vertu a empêché qu’un grand crime fût commis, et je vous aime pour cette honnêteté, dût-elle me coûter la vie de mon fils. Mais Dieu le sauvera, pour qu’il se repente d’avoir outragé la plus pure innocence. Maître Laurent m’a donné bon espoir, et du seuil d’où je le contemplais en son lit, Vallombreuse ne m’a point paru avoir sur le front ce cachet de la mort que nous autres gens de guerre savons bien reconnaître.»
On donna à laver dans une magnifique aiguière de vermeil, et le prince, jetant sa serviette, se dirigea vers le salon, où, sur un signe, Isabelle le suivit. Le vieux seigneur s’assit près de la cheminée, monument sculptural qui s’élevait jusqu’au plafond, et sa fille prit place à côté de lui sur un pliant. Comme les laquais s’étaient retirés, le prince prit tendrement la main d’Isabelle entre les siennes, et contempla quelque temps en silence cette fille si étrangement retrouvée. Ses yeux exprimaient une joie mêlée de tristesse. Car, malgré les assurances du médecin, la vie de Vallombreuse pendait encore à un fil. Heureux d’une part, il était malheureux de l’autre; mais le charmant visage d’Isabelle dissipa bientôt cette impression pénible, et le prince tint ce discours à la nouvelle comtesse:
«Sans doute, ma chère fille, en cet événement qui nous réunit d’une façon bizarre, romanesque et surnaturelle, la pensée doit vous être venue que, pendant tout ce temps écoulé depuis votre enfance jusqu’à ce jour, je ne vous ai point cherchée, et que le hasard seul a remis l’enfant perdu au père oublieux. Ce serait mal connaître mes sentiments, et vous avez l’âme si bonne, que cette idée a dû être bientôt abandonnée par vous. Votre mère Cornélia, vous ne l’ignorez pas, était d’humeur arrogante et fière; elle prenait tout avec une violence extraordinaire, et, lorsque de hautes convenances, je dirais presque des raisons d’État, me forcèrent à me séparer d’elle, bien malgré moi, pour un mariage ordonné par un de ces désirs suprêmes qui sont des ordres auxquels nul ne résiste, outrée de dépit et de colère, elle refusa obstinément tout ce qui pouvait adoucir sa situation et assurer la vôtre à l’avenir. Terre, châteaux, contrats de rente, argent, bijoux, elle me renvoya tout avec un outrageux dédain. Ce désintéressement que j’admirais ne me trouva pas moins entêté, et je laissai chez une personne de confiance les sommes et les titres renvoyés pour qu’elle les pût reprendre... au cas où son caprice changerait. Mais elle persista dans ses refus et, changeant de nom, passa à une autre troupe avec laquelle elle se mit à courir en province, évitant Paris et les endroits où je me trouvais. Je perdis bientôt sa trace, d’autant plus que le roi mon maître me chargea d’ambassades et missions délicates qui me tinrent longtemps à l’étranger. Quand je revins, par des affidés aussi sûrs qu’intelligents, lesquels avaient questionné et fait jaser des comédiens de divers théâtres, j’appris que Cornélia était morte depuis quelques mois déjà. Quant à l’enfant, on n’en avait point entendu parler, et l’on ne savait pas ce qu’il était devenu. Le voyage perpétuel de ces compagnies comiques, les noms de guerre qu’adoptent les acteurs qui les composent, et dont ils changent souvent par nécessité ou caprice, rendent fort difficiles ces recherches à qui ne peut les faire lui-même. Le frêle indice qui guiderait l’intéressé ne suffit pas à l’agent qu’anime seulement un motif cupide. On me signala bien quelques petites filles parmi ces troupes; mais le détail de leur naissance ne se rapportait point à la vôtre. Même quelquefois des suppositions furent hasardées par des mères peu soucieuses de conserver leur fruit, et je dus me tenir en garde contre ces ruses. On n’avait point touché aux sommes déposées. Évidemment la rancunière Cornélia avait voulu me dérober sa fille et se venger ainsi. Je dus croire à votre mort, et cependant un instinct secret me disait que vous existiez. Je me rappelais combien vous étiez gentille et mignonne en votre berceau, et comme de vos petits doigts roses vous tiriez ma moustache, noire alors, quand je me penchais pour vous baiser. La naissance de mon fils avait ravivé ce souvenir au lieu de l’éteindre. Je pensais, en le voyant grandir au sein du luxe, couvert de rubans et de dentelles comme un enfant royal, ayant pour hochets des joyaux qui eussent été la fortune d’honnêtes familles, que peut-être, en ce moment, vêtue à peine de quelque oripeau fané de théâtre, vous souffriez du froid et de la faim sur une charrette ou dans une grange ouverte à tous les vents. Si elle vit, me disais-je, quelque directeur de troupe la malmène et la bat. Suspendue à un fil d’archal, elle fait, à demi morte de peur, les amours et les petits génies dans les vols des pièces à machines. Ses larmes mal contenues coulent sillonnant le fard grossier dont on a barbouillé ses joues pâles, ou bien, tremblante d’émotion, elle balbutie à la fumée des chandelles un petit bout de rôle enfantin qui lui a valu déjà bien des soufflets. Et je me repentais de n’avoir pas, dès le jour de sa naissance, enlevé l’enfant à la mère; mais alors je croyais ces amours éternelles. Plus tard, ce furent d’autres tourments. En cette vie errante et dissolue, belle comme elle promettait de l’être, que d’attaques sa pudicité n’a-t-elle point à souffrir de la part de ces libertins qui volent aux comédiennes comme papillons aux lumières, et le rouge me montait à la figure à l’idée que mon sang qui coule dans vos veines subissait ces outrages. Bien des fois, affectant plus de goût que je n’en avais pour la comédie, je me rendais aux théâtres, cherchant à découvrir parmi les ingénues quelque jeune personne de l’âge que vous eussiez dû avoir et de la beauté que je vous supposais. Mais je ne vis que mines attelées et fardées, et qu’effronterie de courtisane sous des grimaces d’innocente. Aucune de ces péronnelles ne pouvait être vous.
«J’avais donc tristement renoncé à l’espoir de retrouver cette fille dont la présence eût égayé ma vieillesse; la princesse ma femme, morte après trois ans d’union, ne m’avait donné d’autre enfant que Vallombreuse, qui, par son caractère effréné, me causait bien des peines. Il y a quelques jours, étant à Saint-Germain auprès du roi, pour devoirs de ma charge, j’entendis des courtisans parler avec faveur de la troupe d’Hérode, et ce qu’ils en dirent me fit naître l’envie d’assister à une représentation de ces comédiens, les meilleurs qui fussent venus depuis longtemps de province à Paris. On louait surtout une certaine Isabelle pour son jeu correct, décent, naturel et tout plein d’une grâce naïve. Ce rôle d’ingénue qu’elle rendait si bien au théâtre, elle le soutenait, assurait-on, à la ville, et les plus méchantes langues se taisaient devant sa vertu. Agité d’un secret pressentiment, je me rendis à la salle où récitaient ces acteurs, et je vous vis jouer à l’applaudissement général. Votre air de jeune personne honnête, vos façons timides et modestes, le son de votre voix si frais et si argentin, tout cela me troublait l’âme d’étrange sorte. Il est impossible même à l’œil d’un père de reconnaître dans la belle fille de vingt ans l’enfant qu’il n’a pas vue depuis le berceau, et surtout à la lueur des chandelles, à travers l’éblouissement du théâtre; mais il me semblait que si un caprice de la fortune poussait sur les planches une fille de qualité, elle aurait cette mine réservée et discrète tenant à distance les autres comédiens, cette distinction qui fait dire à tout le monde: «Comment se trouve-t-elle là?» Dans la même pièce figurait un pédant dont la trogne avinée ne m’était point inconnue. Les années n’avaient en rien altéré sa laideur grotesque, et je me souvins que déjà il faisait les Pantalons et les vieillards ridicules dans la compagnie où jouait Cornélia. Je ne sais pourquoi mon imagination établissait un rapport entre vous et ce pédant jadis camarade de votre mère. La raison avait beau alléguer que cet acteur pouvait bien avoir pris de l’emploi en cette troupe, sans que pour cela vous y fussiez; il me semblait qu’il tenait entre ses mains le bout du fil mystérieux à l’aide duquel je me guiderais dans ce dédale d’événements obscurs. Aussi formai-je la résolution de l’interroger, et l’aurais-je fait si, quand j’envoyai à l’auberge de la rue Dauphine, on ne m’eût dit que les comédiens d’Hérode étaient partis pour donner une représentation dans un château aux environs de Paris. Je me serais tenu tranquille jusqu’au retour des acteurs, si un brave serviteur ne me fût venu prévenir, craignant quelque rencontre fâcheuse, que le duc de Vallombreuse, amoureux à la folie d’une comédienne nommée Isabelle qui lui résistait avec la plus ferme vertu, avait fait le projet de l’enlever pendant cette expédition supposée, au moyen d’une escouade de spadassins à gages, action par trop énorme et violente, capable de mal tourner, la jeune fille étant accompagnée d’amis qui n’allaient pas sans armes. Le soupçon que j’avais de votre naissance me jeta, à cet avertissement, dans une perturbation d’âme étrange à concevoir. Je frémis à l’idée de cet amour criminel qui se changeait en amour monstrueux, si mes pressentiments ne me trompaient point, puisque vous étiez, au cas qu’ils fussent vrais, la propre sœur de Vallombreuse. J’appris que les ravisseurs devaient vous transporter en ce château, et je m’y rendis en toute diligence. Vous étiez déjà délivrée sans que votre honneur eût souffert, et la bague d’améthyste a confirmé ce que me disait à votre vue la voix du sang.
—Croyez, monseigneur et père, répondit Isabelle, que je ne vous ai jamais accusé. Habituée d’enfance à cette vie ambulante de comédienne, j’avais facilement accepté mon sort, n’en connaissant et n’en rêvant pas d’autre. Le peu que je savais du monde me faisait comprendre que j’aurais mauvaise grâce à vouloir entrer dans une famille illustre, que des raisons puissantes forçaient sans doute à me laisser dans l’obscurité et l’oubli. Le souvenir confus de ma naissance m’inspirait parfois de l’orgueil, et je me disais, en voyant l’air dédaigneux que prennent les grandes dames à l’endroit des comédiennes: «Moi aussi je suis de noble race!» Mais ces légères fumées se dissipaient bientôt, et je ne gardais que l’invincible respect de moi-même. Pour rien au monde je n’aurais souillé le pur sang qui coulait dans mes veines. Les licences des coulisses, et les poursuites dont sont l’objet les actrices, même lorsqu’elles manquent de beauté, ne m’inspiraient que du dégoût. J’ai vécu au théâtre presque comme en un couvent, car on peut être sage partout, quand on le veut. Le Pédant était pour moi comme un père, et certes Hérode eût brisé les os à quiconque eût osé me toucher du doigt, ou seulement me dire une parole libre. Quoique comédiens, ce sont de très-braves gens, et je vous les recommande s’ils se trouvent jamais en quelque nécessité. Je leur dois en grande partie de pouvoir présenter sans rougir mon front à vos lèvres, et me dire hautement votre fille. Mon seul regret est avoir été la cause bien innocente du malheur arrivé à M. le duc votre fils, et j’aurais souhaité entrer dans votre famille sous de meilleurs auspices.
—Vous n’avez rien à vous reprocher, ma chère fille, vous ne pouviez deviner ces mystères qui ont éclaté tout à coup par un concours de circonstances qu’on trouverait romanesques si on les rencontrait en un livre, et ma joie de vous revoir aussi digne de moi que si vous n’eussiez pas vécu à travers les hasards d’une vie errante, et d’une profession peu rigoureuse d’ordinaire, efface bien la douleur où m’a jeté la fâcheuse blessure de mon fils. Qu’il survive ou succombe, je ne saurais vous en vouloir. En tout cas, votre vertu l’a sauvé d’un crime. Ainsi, ne parlons plus de cela. Mais, parmi vos libérateurs, quel était ce jeune homme qui semblait diriger l’attaque, et qui a blessé Vallombreuse? Un comédien, sans doute, quoiqu’il m’ait paru de bien grand air et de hardi courage.
—Oui, mon père, répondit Isabelle dont les joues se couvrirent d’une faible et pudique rougeur, un comédien. Mais s’il m’est permis de trahir un secret, qui n’en est plus un déjà pour monsieur le duc, je vous dirai que ce prétendu capitaine Fracasse (tel est son emploi dans la troupe) cache sous son masque un noble visage, et sous son nom de théâtre un nom de race illustre.
—En effet, répondit le prince, je crois avoir entendu parler de cela. Il eût été étonnant qu’un comédien se risquât à cet acte téméraire de contrecarrer un duc de Vallombreuse, et d’entrer en lutte avec lui. Il faut un sang généreux pour de telles audaces. Un gentilhomme seul peut vaincre un gentilhomme, de même qu’un diamant n’est rayé que par un autre diamant.»
L’orgueil nobiliaire du prince éprouvait quelque consolation à penser que son fils n’avait point été navré par quelqu’un de bas lieu. Les choses reprenaient ainsi une situation régulière. Ce combat devenait une sorte de duel entre gens de condition égale, et le motif en était avouable; l’élégance n’avait rien à souffrir de cette rencontre.
«Et comment se nomme ce valeureux champion, reprit le prince, ce preux chevalier défenseur de l’innocence?
—Le baron de Sigognac, répondit Isabelle d’une voix légèrement tremblante, je livre son nom sans crainte à votre générosité. Vous êtes trop juste pour poursuivre en lui le malheur d’une victoire qu’il déplore.
—Sigognac, dit le prince, je pensais cette race éteinte. N’est-ce pas une famille de Gascogne?
—Oui, mon père, son castel se trouve aux environs de Dax.
—C’est bien cela. Les Sigognac ont des armes parlantes; ils portent d’azur à trois cigognes d’or, deux et une. Leur noblesse est fort ancienne. Palamède de Sigognac figurait glorieusement à la première croisade. Un Raimbaud de Sigognac, le père de celui-ci, sans doute, était fort ami et compagnon de Henri IV en sa jeunesse, mais il ne le suivit point à la cour; car ses affaires, dit-on, étaient fort dérangées, et l’on ne gagnait guère que des coups sur les talons du Béarnais.
—Si dérangées, que notre troupe, forcée par une nuit pluvieuse à chercher un asile, trouva le fils dans une tourelle à hiboux tout en ruines, où se consumait sa jeunesse, et que nous l’arrachâmes à ce château de la misère, craignant qu’il n’y mourût de faim par fierté et mélancolie; je n’ai jamais vu infortune plus vaillamment supportée.
—Pauvreté n’est pas forfaiture, dit le prince, et toute noble maison qui n’a point failli à l’honneur peut se relever. Pourquoi, en son désastre, le baron de Sigognac ne s’est-il pas adressé à quelqu’un des anciens compagnons d’armes de son père, ou même au roi, le protecteur-né de tous les gentilshommes?
—Le malheur rend timide, quelque brave qu’on soit, répondit Isabelle, et l’amour-propre retient le courage. En venant avec nous, le Baron comptait rencontrer à Paris une occasion favorable qui ne s’est point présentée; pour n’être point à notre charge, il a voulu remplacer un de nos camarades mort en route, et comme cet emploi se joue sous le masque, il n’y pensait pas compromettre sa dignité.
—Sous ce déguisement comique, sans être sorcier, je devine bien un petit brin d’amourette, dit le prince en souriant avec une maligne bonté; mais ce ne sont point là mes affaires; je connais assez votre vertu, et je ne m’alarme point de quelques soupirs discrets poussés à votre intention. Il n’y a pas assez longtemps d’ailleurs que je suis votre père, pour me permettre de vous sermonner.»
Pendant qu’il s’exprimait ainsi, Isabelle fixait sur le prince ses grands yeux bleus, où brillaient la plus pure innocence et la plus parfaite loyauté. La nuance rose dont le nom de Sigognac avait coloré son beau visage s’était dissipée; sa physionomie n’offrait aucun signe de honte ou d’embarras. Dans son cœur le regard d’un père, le regard de Dieu même, n’eût rien trouvé de répréhensible.
L’entretien en était là quand l’élève de maître Laurent se fit annoncer; il apportait un bulletin favorable de la santé de Vallombreuse. L’état du blessé était aussi satisfaisant que possible; après la potion, une crise heureuse avait eu lieu, et le médecin répondait désormais de la vie du jeune duc. Sa guérison n’était plus qu’une affaire de temps.
A quelques jours de là, Vallombreuse, soutenu par deux ou trois oreillers, paré d’une chemise à collet en point de Venise, les cheveux séparés et remis en ordre, recevait dans son lit la visite de son fidèle ami le chevalier de Vidalinc, qu’on ne lui avait pas encore permis de voir. Le prince était assis dans la ruelle, regardant avec une profonde joie paternelle le visage pâle et amaigri de son fils, mais qui n’offrait plus aucun symptôme alarmant. La couleur était revenue aux lèvres, et l’étincelle de la vie brillait dans les yeux. Isabelle était debout près du chevet. Le jeune duc lui tenait la main entre ses doigts fluets, et d’un blanc bleuâtre comme ceux des malades abrités du grand air et du soleil depuis quelque temps. Comme il lui était défendu de parler encore autrement que par monosyllabes, il témoignait ainsi sa sympathie à celle qui était la cause involontaire de sa blessure, et lui faisait comprendre combien il lui pardonnait de grand cœur. Le frère avait chez lui remplacé l’amant, et la maladie, en calmant sa fougue, n’avait pas peu contribué à cette transition difficile. Isabelle était bien réellement pour lui la Comtesse de Lineuil, et non plus la comédienne de la troupe d’Hérode. Il fit un signe de tête amical à Vidalinc, et dégagea un moment sa main de celle de sa sœur pour la lui tendre. C’était tout ce que le médecin autorisait pour cette fois.
Au bout de deux ou trois semaines, Vallombreuse, fortifié par de légers aliments, put passer quelques heures sur une chaise longue et supporter l’air d’une fenêtre ouverte, par où entraient les souffles balsamiques du printemps. Isabelle souvent lui tenait compagnie et lui faisait la lecture, fonction à laquelle son ancien métier de comédienne la rendait merveilleusement propre, par l’habitude de soutenir la voix et de varier à propos les intonations.
Un jour qu’ayant achevé un chapitre, elle allait en recommencer un autre dont elle avait déjà lu l’argument, le duc de Vallombreuse lui fit signe de poser le livre, et lui dit:
«Chère sœur, ces aventures sont les plus divertissantes du monde, et l’auteur peut se compter parmi les plus gens d’esprit de la cour et de la ville; il n’est bruit que de son livre dans les ruelles, mais j’avoue que je préfère à cette lecture votre conversation charmante. Je n’aurais pas cru tant gagner en perdant tout espoir. Le frère est auprès de vous en meilleure posture que l’amant; autant vous étiez rigoureuse à l’un, autant vous êtes douce à l’autre. Je trouve à ce sentiment paisible des charmes dont je ne me doutais point. Vous me révélez tout un côté inconnu de la femme. Emporté par des passions ardentes, poursuivant le plaisir que me promettait la beauté, m’exaltant et m’irritant aux obstacles, j’étais comme ce féroce chasseur de la légende que rien n’arrête; je ne voyais qu’une proie dans l’objet aimé. L’idée d’une résistance me semblait impossible. Le mot de vertu me faisait hausser les épaules, et je puis dire sans fatuité à la seule qui ne m’ait point cédé, que j’avais bien des raisons de n’y pas croire. Ma mère était morte quand je ne comptais encore que trois ans; vous n’étiez pas retrouvée, et j’ignorais tout ce qu’il y a de pur, de tendre, de délicat dans l’âme féminine. Je vous vis; une irrésistible sympathie, où la voix secrète du sang était sans doute pour quelque chose, m’entraîna vers vous, et pour la première fois un sentiment d’estime se mêla dans mon cœur à l’amour. Votre caractère, tout en me désespérant, me plaisait. J’approuvais cette fermeté modeste et polie avec laquelle vous repoussiez mes hommages. Plus vous me rejetiez, plus je vous trouvais digne de moi. La colère et l’admiration se succédaient en moi, et quelquefois y régnaient ensemble. Même en mes plus violentes fureurs, je vous ai toujours respectée. Je pressentais l’ange à travers la femme, et je subissais l’ascendant d’une pureté céleste. Maintenant je suis heureux, car j’ai de vous précisément ce que je désirais de vous sans le savoir, cette affection dégagée de tout alliage terrestre, inaltérable, éternelle; je possède enfin une âme.
—Oui, cher frère, répondit Isabelle, vous la possédez, et ce m’est un bien grand bonheur que de pouvoir vous le dire. Vous avez en moi une sœur dévouée qui vous aimera double pour le temps perdu, surtout si, comme vous l’avez promis, vous modérez ces fougues dont s’alarme notre père, et ne laissez paraître que ce qu’il y a d’excellent en vous.
—Voyez la jolie prêcheuse, dit Vallombreuse en souriant; il est vrai que je suis un bien grand monstre, mais je m’amenderai sinon par amour de la vertu, du moins pour ne pas voir ma grande sœur prendre son air sévère à quelque nouvelle escapade. Pourtant je crains d’être toujours la folie, comme vous serez toujours la raison.
—Si vous me complimentez ainsi, fit Isabelle avec un petit air de menace, je vais reprendre mon livre, et il vous faudra ouïr tout au long l’histoire qu’allait raconter, dans la cabine de sa galère, le corsaire barbaresque à l’incomparable princesse Aménaïde, sa captive, assise sur des carreaux de brocart d’or.
—Je n’ai pas mérité une si dure punition. Dussé-je paraître bavard, j’ai envie de parler. Ce damné médecin m’a posé si longtemps sur les lèvres le cachet du silence et fait ressembler à une statue d’Harpocrate!
—Mais ne craignez-vous pas de vous fatiguer? Votre blessure est cicatrisée à peine. Maître Laurent m’a tant recommandé de vous faire la lecture, afin qu’en écoutant vous ménagiez votre poitrine.
—Maître Laurent ne sait ce qu’il dit, et veut prolonger son importance. Mes poumons aspirent et rendent l’air avec la même facilité qu’auparavant. Je me sens tout à fait bien, et j’ai des envies de monter à cheval pour faire une promenade dans la forêt.
—Il vaut mieux encore faire la conversation; le danger, certes, sera moindre.
—D’ici à peu je serai remis sur pied, ma sœur, et je vous présenterai dans le monde où votre rang vous appelle, et où votre beauté si parfaite ne manquera pas d’amener à vos pieds nombre d’adorateurs, parmi lesquels la comtesse de Lineuil pourra se choisir un époux.
—Je n’ai aucune envie de me marier, et croyez que ce ne sont point là propos de jeune fille qui serait bien fâchée d’être prise au mot. J’ai assez donné ma main à la fin des pièces où je jouais, pour n’être pas si pressée de le faire dans la vie réelle. Je ne rêve pas d’existence plus douce que de rester près du prince et de vous.
—Un père et un frère ne suffisent pas toujours, même à la personne la plus détachée du monde. Ces tendresses-là ne remplissent pas tout le cœur.
—Elles rempliront tout le mien, cependant, et si elles me manquaient un jour, j’entrerais en religion.
—Ce serait vraiment pousser l’austérité trop loin. Est-ce que le chevalier de Vidalinc ne vous paraît pas avoir tout ce qu’il faut pour faire un mari parfait?
—Sans doute. La femme qu’il épousera pourra se dire heureuse; mais, quelque charmant que soit votre ami, mon cher Vallombreuse, je ne serai jamais cette femme.
—Le chevalier de Vidalinc est un peu rousseau, et peut-être êtes-vous comme notre roi Louis XIII qui n’aime pas cette couleur, fort prisée des peintres cependant. Mais ne parlons plus de Vidalinc. Que vous semble du marquis de l’Estang, qui vint l’autre jour savoir de mes nouvelles et ne vous quitta pas des yeux tant que dura sa visite? Il était si émerveillé de votre grâce, si ébloui de votre beauté nonpareille, qu’il s’empêtrait en ses compliments et ne faisait que balbutier. Cette timidité à part, qui doit trouver excuse à vos yeux puisque vous en étiez cause, c’est un cavalier accompli. Il est beau, jeune, d’une grande naissance et d’une grande fortune. Il vous conviendrait fort.
—Depuis que j’ai l’honneur d’appartenir à votre illustre famille, répondit Isabelle un peu impatientée de ce badinage, trop d’humilité ne me siérait pas. Je ne dirai donc point que je me regarde comme indigne d’une pareille union; mais le marquis de l’Estang demanderait ma main à mon père, que je refuserais. Je vous l’ai déjà dit, mon frère, je ne veux point me marier, et vous le savez bien, vous qui me tourmentez de la sorte.
—Oh! quelle humeur virginale et farouche vous avez, ma sœur! Diane n’est pas plus sauvage en ses forêts et vallées de l’Hémus. Encore s’il faut en croire les mauvaises langues mythologiques, le seigneur Endymion trouva-t-il grâce à ses yeux. Vous vous fâchez parce que je vous propose, en causant, quelques partis sortables; si ceux-là vous déplaisent, nous vous en découvrirons d’autres.
—Je ne me fâche pas, mon frère; mais décidément vous parlez trop pour un malade, et je vous ferai gronder par maître Laurent. Vous n’aurez pas, à votre souper, votre aile de poulet.
—S’il en est ainsi, je me tais, fit Vallombreuse avec un air de soumission, mais croyez que vous ne serez mariée que de ma main.»
Pour se venger de la moquerie opiniâtre de son frère, Isabelle commença l’histoire du corsaire barbaresque d’une voix haute et vibrante qui couvrait celle de Vallombreuse.
«Mon père, le duc de Fossombrone, se promenait avec ma mère, l’une des plus belles femmes, sinon la plus belle du duché de Gênes, sur le rivage de la Méditerranée où descendait l’escalier d’une superbe villa qu’il habitait l’été, quand les pirates d’Alger, cachés derrière des roches, s’élancèrent sur lui, triomphèrent par le nombre de sa résistance désespérée, le laissèrent pour mort sur la place et emportèrent la duchesse, alors enceinte de moi, malgré ses cris, jusqu’à leur barque, qui s’éloigna rapidement en faisant force de rames, et rejoignit la galère capitaine abritée dans une crique. Présentée au dey, ma mère lui plut et devint sa favorite...»
Vallombreuse, pour déjouer la malice d’Isabelle, ferma les yeux et sur ce passage plein d’intérêt feignit de s’endormir.
Le sommeil que Vallombreuse avait d’abord feint devînt bientôt véritable, et la jeune fille, voyant son frère endormi, se retira sur la pointe du pied.
Cette conversation, où le duc semblait avoir voulu mettre une intention malicieuse, troublait Isabelle quoi qu’elle en eût. Vallombreuse, conservant une rancune secrète à l’endroit de Sigognac, bien qu’il n’en eût pas encore prononcé le nom depuis l’attaque du château, cherchait-il à élever par un mariage un obstacle insurmontable entre le Baron et sa sœur? ou désirait-il simplement savoir si la comédienne transformée en comtesse n’avait pas changé de sentiment comme de fortune? Isabelle ne pouvait répondre à ces deux points d’interrogation que se posait alternativement sa rêverie. Puisqu’elle était la sœur de Vallombreuse, la rivalité de Sigognac et du jeune duc tombait d’elle-même; mais, d’un autre côté, il était difficile de supposer qu’un caractère si altier, si orgueilleux et si vindicatif, eût oublié la honte d’une première défaite, et surtout celle d’une seconde. Quoique les positions fussent changées, Vallombreuse, en son cœur, devait toujours haïr Sigognac. Eût-il assez de grandeur d’âme pour lui pardonner, la générosité n’exigeait pas qu’il l’aimât et l’admît dans sa famille. Il fallait renoncer à l’espoir d’une réconciliation. Le prince, d’ailleurs, ne verrait jamais avec plaisir celui qui avait mis en péril les jours de son fils. Ces réflexions jetaient Isabelle en une mélancolie qu’elle essayait vainement de secouer. Tant qu’elle s’était considérée dans son état de comédienne comme un obstacle à la fortune de Sigognac, elle avait repoussé toute idée d’union avec lui; mais maintenant qu’un coup inopiné du sort la comblait de tous les biens qu’on souhaite, elle eût aimé à récompenser par le don de sa main celui qui la lui avait demandée quand elle était méprisée et pauvre. Elle trouvait une sorte de bassesse à ne point faire partager sa prospérité au compagnon de sa misère. Mais tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de lui garder une inaltérable fidélité, car elle n’osait parler en sa faveur ni au prince ni à Vallombreuse.
Bientôt le jeune duc fut assez bien pour pouvoir dîner à table avec son père et sa sœur; il déployait à ces repas une déférence respectueuse envers le prince, une tendresse ingénieuse et délicate à l’endroit d’Isabelle, et montrait qu’il avait, malgré sa frivolité apparente, l’esprit orné plus qu’on n’eût pu le supposer chez un jeune homme adonné aux femmes, aux duels et à toutes sortes de dissipations. Isabelle se mêlait modestement à ces conversations, et le peu qu’elle disait était si juste, si fin et si à propos, que le prince en était émerveillé, d’autant plus que la jeune fille, avec un tact parfait, évitait préciosité et pédanterie.
Vallombreuse tout à fait rétabli proposa à sa sœur une promenade à cheval dans le parc, et les deux jeunes gens suivirent au pas une longue allée, dont les arbres centenaires se rejoignaient en voûte et formaient un couvert impénétrable aux rayons du soleil; le duc avait repris toute sa beauté, Isabelle était charmante, et jamais couple plus gracieux ne chevaucha côte à côte. Seulement la physionomie du jeune homme exprimait la gaieté et celle de la jeune fille la mélancolie. Parfois les saillies de Vallombreuse lui arrachaient un vague et faible sourire, puis elle retombait dans sa languissante rêverie; mais son frère ne paraissait pas s’apercevoir de cette tristesse, et il redoublait de verve. «Oh! la bonne chose que de vivre, disait-il; on ne se doute pas du plaisir qu’il y a dans cet acte si simple: respirer! Jamais les arbres ne m’ont semblé si verts, le ciel si bleu, les fleurs si parfumées! C’est comme si j’étais né d’hier et que je visse la création pour la première fois. Quand je songe que je pourrais être allongé sous un marbre et que je me promène avec ma chère sœur, je ne me sens pas d’aise! ma blessure ne me fait plus souffrir du tout, et je crois que nous pouvons risquer un petit temps de galop pour retourner au château où le prince s’ennuie à nous attendre.»
Malgré les observations d’Isabelle toujours craintive, Vallombreuse chercha les flancs de sa monture, et les deux chevaux partirent d’un train assez vif. Au bas du perron, en enlevant sa sœur de dessus la selle, le jeune duc lui dit: «Maintenant me voilà un grand garçon, et j’obtiendrai la permission de sortir seul.
—Eh quoi! vous voulez donc nous quitter à peine guéri, méchant que vous êtes?
—Oui, j’ai besoin de faire un voyage de quelques jours, répondit négligemment Vallombreuse.»
En effet, le lendemain il partit après avoir pris congé du prince, qui ne s’opposa point à son départ, et dit à Isabelle d’un ton énigmatique et bizarre: «Au revoir, petite sœur, vous serez contente de moi!»
XIX.
ORTIES ET TOILES D’ARAIGNÉE.
Le conseil d’Hérode était sage, et Sigognac se résolut à le suivre; aucun attrait d’ailleurs, Isabelle devenue de comédienne grande dame, ne le rattachait plus à la troupe. Il fallait disparaître quelque temps, se plonger dans l’oubli, jusqu’à ce que le ressentiment causé par la mort probable de Vallombreuse se fût apaisé. Aussi après avoir fait, non sans émotion, ses adieux à ces braves acteurs qui s’étaient montrés si bons camarades pour lui, Sigognac s’éloigna de Paris, monté sur un vigoureux bidet, les poches assez convenablement garnies de pistoles, produit de sa part sur les recettes. A petites journées, il se dirigeait vers sa gentilhommière délabrée; car, après l’orage, l’oiseau retourne toujours à son nid, ne fût-il que de bûchettes et de vieille paille. C’était le seul gîte où il pût se réfugier, et dans ses désespérances, il éprouvait une sorte de plaisir à retourner au pauvre manoir de ses pères, qu’il eût peut-être mieux fait de ne pas quitter. En effet, sa fortune ne s’était guère améliorée, et cette dernière aventure ne pouvait que lui nuire. «Allons, se disait-il tout en cheminant, j’étais prédestiné à mourir de faim et d’ennui entre ces murailles lézardées, sous ce toit qui laisse passer la pluie comme un crible. Nul n’évite son sort et j’accomplirai le mien: je serai le dernier des Sigognac.»
Il est inutile de décrire tout au long ce voyage qui dura une vingtaine de jours et ne fut égayé d’aucune rencontre curieuse. Il suffira de dire qu’un beau soir Sigognac aperçut de loin les deux tourelles de son château, illuminées par le couchant et se détachant en clair du fond violet de l’horizon. Un caprice de la lumière
les faisait paraître plus rapprochées qu’elles ne l’étaient réellement, et dans un des rares carreaux de la façade, le soleil encadrait une scintillation rouge du plus vif éclat. On eût dit une monstrueuse escarboucle.
Cette vue causa au Baron un attendrissement bizarre; certes, il avait bien souffert dans ce castel en ruines, et cependant il éprouvait à le retrouver l’émotion que procure au retour un ancien ami dont l’absence a fait oublier les défauts. Sa vie s’était écoulée là pauvre, obscure, solitaire, mais non sans quelques secrètes douceurs; car la jeunesse ne peut être tout à fait malheureuse. La plus découragée a encore ses rêves et ses espérances. L’habitude d’une peine finit par avoir son charme, et l’on regrette certaines tristesses plus que certaines joies.
Sigognac donna de l’éperon à son cheval pour lui faire hâter l’allure et arriver avant la nuit. Le soleil ayant baissé et ne laissant plus voir au-dessus de la ligne brune tracée par la lande sur le ciel qu’un mince segment de son disque échancré, la lueur rouge de la vitre s’était éteinte, et le manoir ne formait plus qu’une tache grise se confondant presque avec l’ombre; mais Sigognac connaissait bien la route, et bientôt il s’engagea dans le chemin fréquenté jadis, désert maintenant, qui conduisait au château. Les branches gourmandes de la haie lui fouettaient les bottes, et devant les pas de son cheval, les reinettes peureuses sautelaient à travers l’herbe humide de rosée; un faible et lointain aboi de chien, quêtant tout seul comme pour se désennuyer, se faisait entendre dans le silence profond de la campagne. Sigognac arrêta sa monture pour mieux écouter. Il avait cru reconnaître la voix enrouée de Miraut. Bientôt l’aboi se rapprocha et se changea en un jappement réitéré et joyeux, entrecoupé par une course haletante; Miraut avait éventé son maître, et il accourait de toute la vitesse de ses vieilles pattes. Le baron siffla d’une certaine façon, et au bout de quelques minutes, le bon et brave chien déboucha impétueusement par une brèche de la haie, hurlant, sanglotant, poussant des cris presque humains. Quoique essoufflé et pantelant, il sautait au nez du cheval, tâchait d’escalader la selle pour parvenir jusqu’à son maître, et donnait les plus extravagants témoignages de joie canine que jamais animal de son espèce ait manifestés. Argus lui-même reconnaissant Ulysse chez Eumée n’était pas si content que Miraut. Sigognac se baissa et lui flatta la tête de la main pour calmer cette furie sympathique.
Satisfait de cet accueil, et voulant porter la bonne nouvelle aux habitants du château, c’est-à-dire à Pierre, à Bayard et à Béelzébuth, Miraut partit comme un trait et se mit à aboyer de telle sorte devant le vieux serviteur assis dans la cuisine, que celui-ci comprit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire.
«Est-ce que le jeune maître reviendrait?» se dit Pierre en se levant et en marchant à la suite de Miraut, qui le tirait par le pan de son sayon. Comme la nuit s’était faite, Pierre avait allumé au foyer où cuisait son frugal souper un éclat de bois résineux, dont, à l’entrée du chemin, la fumée rougeâtre illumina tout à coup Sigognac et son cheval.
«C’est vous, monsieur le Baron, s’écria joyeusement le brave Pierre à la vue de son maître; Miraut me l’avait déjà dit en son honnête langage de chien; car nous sommes si seuls ici que, bêtes et gens ne parlant qu’entre eux, finissent par se comprendre. Cependant n’ayant point été averti de votre retour, je craignais de me tromper. Attendu ou non, soyez le bienvenu dans votre domaine; on tâchera de vous fêter le mieux possible.
—Oui, c’est bien moi, mon bon Pierre, Miraut ne t’a pas menti; moi, sinon plus riche, du moins sain et sauf; allons, marche devant avec la torche et rentrons au logis.»
Pierre, non sans effort, ouvrit les battants de la vieille porte, et le baron de Sigognac passa sous le portail éclairé d’une manière fantastique par les reflets de la torche. A cette lueur les trois cigognes sculptées sur le blason à la voûte parurent s’animer et palpiter des ailes comme si elles eussent voulu saluer le retour du dernier rejeton de la famille qu’elles avaient symbolisée pendant tant de siècles. Un hennissement prolongé semblable à un clairon se fit entendre. C’était Bayard qui du fond de son écurie sentait son maître et tirait de ses vieux poumons asthmatiques cette fanfare éclatante!
«Bien, bien, je t’entends, mon pauvre Bayard, dit Sigognac en descendant de cheval et en jetant les rênes à Pierre; je vais t’aller dire bonjour.» Et il se dirigeait du côté de l’écurie lorsqu’il faillit choir: une masse noirâtre s’enchevêtrait dans ses jambes miaulant, ronronnant, faisant le gros dos. C’était Béelzébuth qui exprimait sa joie avec tous les moyens que la nature a donnés à la race féline; Sigognac le prit entre ses bras et l’éleva à la hauteur de son visage. Le matou était au comble du bonheur; ses yeux ronds s’illuminaient de lueurs phosphoriques; des frémissements nerveux lui faisaient ouvrir et fermer ses pattes aux ongles rétractiles. Il s’étranglait à force de filer vite son rouet et poussait avec une passion éperdue son nez, noir et grenu comme une truffe, contre la moustache de Sigognac. Après l’avoir bien caressé, car il ne dédaignait pas ces témoignages d’affection d’humbles amis, le Baron remit délicatement Béelzébuth à terre, et ce fut le tour de Bayard qu’il flatta, à plusieurs reprises, en lui frappant du plat de la main le col et la croupe. Le bon animal mettait sa tête sur l’épaule de son maître, grattait le sol de son pied et de l’arrière-train essayait une courbette fringante. Il accueillit poliment le bidet qu’on installa près de lui, se sentant sûr de l’affection de Sigognac et peut-être satisfait d’entrer en relation avec un animal de son espèce, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps.
«Maintenant que j’ai répondu aux civilités de mes bêtes, dit Sigognac à Pierre, il ne serait peut-être pas mal à propos d’aller voir à la cuisine ce que contient ton garde-manger; j’ai mal déjeuné ce matin, mais je n’ai pas dîné du tout, car je voulais arriver au but de mon voyage devant qu’il fît nuit. A Paris, j’ai un peu perdu mes habitudes de sobriété, et je ne serai pas fâché de souper, ne fût-ce que d’un rogaton.
—Maître, il y a un reste de miasson, un peu de lard et du fromage de chèvre. Ce sont des mets sauvages et rustiques que vous ne trouverez peut-être plus mangeables depuis que vous avez tâté de la grande cuisine. S’ils ne flattent pas le palais, ils empêchent du moins de mourir de faim.
—C’est tout ce qu’un homme peut demander à la nourriture, répondit Sigognac, et je ne suis point ingrat, comme tu sembles le penser, envers les aliments simples qui ont soutenu ma jeunesse et m’ont fait sain, alerte et vigoureux; sers ton miasson, ton lard et ton fromage avec la fierté d’un maître d’hôtel qui apporterait sur un plat d’or un paon faisant la roue.»
Rassuré sur sa cuisine, Pierre couvrit en hâte la table où d’habitude Sigognac prenait son maigre repas, d’une nappe bise mais propre; il plaça d’un côté le gobelet, de l’autre le pot de grès plein d’une piquette acide pour faire symétrie au bloc de miasson et se tint debout derrière son maître comme un majordome servant un prince. Selon l’antique cérémonial, Miraut, assis à sa droite sur son derrière, et Béelzébuth, accroupi à gauche, regardaient avec extase le baron de Sigognac et suivaient les voyages que sa main faisait du plat à sa bouche et de sa bouche au plat dans l’attente de quelque morceau qu’il leur jetait impartialement.
Ce tableau bizarre était éclairé par l’éclat de bois résineux que Pierre avait planté sur une fiche en fer, à l’intérieur de la cheminée, pour que la fumée ne se répandît pas dans la chambre. Il répétait si exactement la scène décrite au commencement de cette histoire, que le Baron, frappé de cette ressemblance, s’imaginait avoir fait un rêve et n’être jamais sorti de son château.
Le temps qui, à Paris, avait coulé si vite et si chargé d’événements, semblait s’être arrêté au château de Sigognac. Les heures endormies ne s’étaient pas donné la peine de retourner leur sablier plein de poussière. Tout était à la même place. Les araignées sommeillaient toujours aux encoignures dans leur hamac grisâtre, attendant la venue de quelque mouche improbable. Quelques-unes même s’étaient découragées et n’avaient point raccommodé leurs toiles, n’ayant plus assez de substance pour tirer du fil de leur ventre; sur la cendre blanche de l’âtre un charbon qui paraissait ne pas avoir brûlé depuis le départ du Baron dégageait une petite fumée grêle comme celle d’une pipe près de s’éteindre; seulement les orties et les ciguës avaient grandi dans la cour, l’herbe qui encadrait les pavés était plus haute, une branche d’arbre, n’arrivant jadis qu’à la fenêtre de la cuisine, y poussait maintenant un jet feuillu par la maille d’un carreau cassé. C’était tout ce qu’il y avait de nouveau.
Malgré lui, Sigognac se sentait repris par ce milieu. Ses anciennes pensées lui revenaient en foule; et il se perdait en des rêveries silencieuses que respectait Pierre et que n’osaient troubler Miraut et Béelzébuth par des caresses intempestives. Tout ce qui s’était passé ne lui faisait plus l’effet que d’aventures qu’il aurait lues dans un livre et dont le souvenir lui serait vaguement resté. Le capitaine Fracasse, déjà effacé à demi, ne lui apparaissait plus dans le lointain que comme un pâle spectre émané et détaché à tout jamais de lui-même. Son combat avec Vallombreuse ne se dessinait en sa mémoire que sous forme d’une gesticulation bizarre à laquelle sa volonté était demeurée étrangère. Aucune des actions accomplies pendant cette période ne lui semblait tenir à lui, et son retour au château avait rompu les fils qui les rattachaient à sa vie. Seul son amour pour Isabelle ne s’était pas envolé, et il le retrouvait toujours vivace en son cœur, mais plutôt encore comme une aspiration de l’âme que comme une passion réelle, puisque celle qui en était l’objet ne pouvait plus lui appartenir. Il comprenait que la roue de son char un moment lancé sur une autre route était retombée dans son ornière fatale, et il s’y résignait avec un accablement tranquille. Seulement il se blâmait d’avoir eu quelques minutes d’espérance et d’illusion. Pourquoi diable aussi les malheureux veulent-ils être heureux? Quelle sottise!
Cependant il parvint à secouer cette torpeur, et comme il voyait dans les yeux de Pierre pointer de timides interrogations, il narra brièvement à ce digne serviteur les faits principaux qui pouvaient l’intéresser dans cette histoire; au récit des deux duels de son élève avec Vallombreuse, le bonhomme, fier d’avoir formé un tel disciple, rayonnait d’aise et simulait contre la muraille, au moyen d’un bâton, les coups que lui décrivait Sigognac.
«Hélas! mon brave Pierre, dit le Baron en soupirant, tu m’as trop bien montré tous ces secrets d’escrime que personne ne possède comme toi. Cette victoire m’a perdu et renvoyé pour longtemps, sinon pour toujours, en ce pauvre et triste manoir. J’ai cette chance particulière que le triomphe m’abat et ruine mes affaires au lieu de les accommoder. Il eût mieux valu que je fusse blessé ou même tué en cette rencontre fâcheuse.
—Les Sigognac, fit sentencieusement le vieux serviteur, ne sauraient être battus. Quoi qu’il arrive, maître, je suis content que vous ayez tué ce Vallombreuse. La chose a dû être faite dans les règles, j’en suis sûr, et c’est tout ce qu’il faut. Que peut objecter un homme qui meurt d’un beau coup d’épée, étant en garde?
—Rien, certainement, répondit Sigognac, que la philosophie prévôtale du vieux maître d’armes faisait sourire; mais je me sens un peu fatigué. Allume la lampe et conduis-moi à ma chambre.»
Pierre obéit. Le Baron, précédé de son domestique et suivi de son chien et de son chat, monta lentement le vieil escalier aux fresques éteintes et passées de ton. Les Hercules à gaînes de plus en plus pâles faisaient des efforts pour soutenir la feinte corniche dont le poids semblait les écraser. Ils gonflaient désespérément leurs muscles appauvris, et cependant n’avaient pu empêcher que quelques plaques de crépi ne se détachassent du mur. Les empereurs romains ne valaient guère mieux, et quoiqu’ils affectassent en leurs niches des mines de rodomonts et de triomphateurs, ils avaient perdu qui leur couronne, qui leur sceptre, qui leur pourpre. Le treillage peint de la voûte s’était défoncé en maint endroit, et les pluies d’hiver, filtrant par les lézardes, avaient géographié des Amériques nouvelles à côté des vieux continents et des îles déjà tracées.
Ce délabrement auquel Sigognac, avant d’être sorti de sa gentilhommière, n’était pas autrement sensible, le frappa et le jeta, tandis qu’il montait, en des mélancolies profondes. Il y voyait l’inévitable et fatale décadence de sa race et se disait: «Si cette voûte avait quelque sentiment de pitié pour la famille qu’elle a jusqu’ici abritée, elle devrait bien s’écrouler et m’écraser sur place!» Arrivé à la porte des appartements, il prit la lampe des mains de Pierre, qu’il remercia et renvoya, ne voulant pas lui laisser voir son émotion.
Sigognac traversa lentement la première salle où avait eu lieu, il y a quelques mois, le souper des comédiens. Le souvenir de ce joyeux tableau la rendait plus lugubre encore. Troublé un instant, le silence semblait s’y être réinstallé à tout jamais plus morne, plus profond, plus formidable. Dans ce tombeau, un grignotement de rat usant ses incisives prenait des résonnances étranges. Éclairés par le faible jour de la lampe, les portraits, accoudés sur leurs cadres d’or fané comme à des balcons, devenaient inquiétants. On eût dit qu’ils voulaient s’arracher de leur fond d’ombre et venir saluer leur malheureux rejeton. Une vie spectrale animait ces antiques effigies: leurs lèvres peintes remuaient, murmurant des paroles que l’âme entendait, à défaut de l’oreille; leurs yeux se levaient tristement au plafond et, sur leurs joues vernies, la sueur de l’humidité se condensait en grosses gouttes que la lumière faisait briller comme des larmes. Les esprits des aïeux erraient, certes, autour de ces images qui représentaient la forme terrestre qu’ils avaient animée autrefois, et Sigognac sentait leur présence invisible dans l’horreur secrète de cette demi-obscurité. Toutes ces figures à cuirasses ou à vertugadins avaient l’air lamentable et désolé. Seul, le dernier portrait, celui de la mère de Sigognac, semblait sourire. La lumière tombait précisément dessus, et, soit que la peinture plus récente et d’une meilleure main fît illusion, soit qu’en effet l’âme vînt un instant vivifier cette apparence, le portrait avait un air de tendresse confiante et gaie dont Sigognac s’étonna et qu’il prit pour un favorable présage, car l’expression de cette tête lui avait toujours paru mélancolique.
Enfin Sigognac entra dans sa chambre et posa la lampe sur la petite table où gisait encore le volume de Ronsard, qu’il lisait lorsque les comédiens vinrent frapper nuitamment à la porte du manoir. Le papier, couturé de ratures, brouillon d’un sonnet inachevé, était toujours à la même place. Le lit, qu’on n’avait pas refait, gardait moulée l’empreinte des dernières personnes qui s’y étaient reposées. Isabelle avait dormi là. Sa jolie tête s’était appuyée à cet oreiller, confident de bien des rêves!
A cette pensée, Sigognac se sentit le cœur voluptueusement torturé par une agréable douleur, si l’on peut joindre ensemble ces mots ennemis de nature. Son imagination se représentait avec vivacité les appas de cette adorable fille; sa raison, d’une voix importune et chagrine, lui disait qu’Isabelle était à jamais perdue pour lui, et pourtant il lui semblait voir par l’effet d’une fantasmagorie amoureuse ce pur et charmant visage entre les plis des rideaux entr’ouverts comme celui d’une chaste épouse qui attend le retour de l’époux.
Pour en finir avec ces visions qui lui amollissaient le courage, il se déshabilla et se coucha, baisant la place autrefois occupée par Isabelle; mais, malgré la fatigue, le sommeil fut long à venir, et ses yeux errèrent plus d’une heure autour de la chambre délabrée, tantôt suivant quelque bizarre reflet de lune sur les vitres dépolies, tantôt regardant avec une fixité inconsciente le chasseur de halbrans dans la forêt d’arbres bleus et jaunes, sujet de la vieille tapisserie.
Si le maître veillait, l’animal dormait. Béelzébuth, roulé en boule aux pieds de Sigognac, ronflait comme le chat de Mahomet sur la manche du prophète. La profonde quiétude de la bête finit par gagner l’homme, et le jeune Baron partit pour le pays des rêves.
Quand vint l’aurore, Sigognac fut plus frappé qu’il ne l’avait été la veille de l’état de dévastation où se trouvait son manoir. Le jour n’a pas de compassion pour les ruines et les vieilleries; il en montre cruellement les pauvretés, les rides, les taches, les décolorations, les poussières, les moisissures; la nuit, plus miséricordieuse, adoucit tout de ses ombres amies, et du pan de son voile essuie les larmes des choses. Les chambres, si vastes jadis, lui paraissaient petites, et il s’étonnait de les avoir gardées tellement grandes en son souvenir; mais bientôt il reprit la mesure de son manoir et rentra dans sa vie ancienne comme dans un vieil habit qu’on a quelque temps quitté pour en mettre un neuf; il se sentait à l’aise dans ce vêtement usé dont ses habitudes avaient formé les plis. Sa journée s’arrangeait ainsi. Il allait faire une courte prière dans la chapelle en ruine où reposaient ses aïeux, arrachait quelque ronce d’une tombe brisée, dépêchait son frugal repas, tirait des armes avec Pierre, montait Bayard ou le bidet qu’il avait conservé et, après une longue excursion, revenait au logis, silencieux et morne comme autrefois, puis il soupait entre Béelzébuth et Miraut et se couchait en feuilletant, pour s’endormir, un des volumes dépareillés et déjà cent fois lus de sa bibliothèque dévastée par les rats faméliques. Comme on voit, il ne survivait rien du brillant capitaine Fracasse, du hardi rival de Vallombreuse; Sigognac était bien redevenu le châtelain du château de la Misère.
Un jour, il descendit au jardin où il avait conduit les deux jeunes comédiennes. Le jardin était plus inculte, plus désordonné et plus touffu en mauvaises herbes que jamais; cependant, l’églantier, qui avait fourni une rose pour Isabelle et un bouton pour Sérafine, afin qu’il ne fût pas dit que deux dames sortissent d’un parterre sans être quelque peu fleuries, semblait cette fois, comme l’autre, s’être piqué d’honneur. Sur la même branche s’épanouissaient deux charmantes petites roses, aux frêles pétales, ouvertes le matin et gardant encore dans leur cœur deux ou trois perles de rosée.
Cette vue attendrit singulièrement Sigognac par le souvenir qu’elle éveillait en lui. Il se rappela cette phrase d’Isabelle: «Dans cette promenade au jardin où vous écartiez les ronces devant moi, vous m’avez cueilli une petite rose sauvage, seul cadeau que vous pussiez me faire; j’y ai laissé tomber une larme avant de la mettre dans mon sein, et silencieusement je vous ai donné mon âme en échange.»
Il prit la rose, en aspira passionnément l’odeur et mit ses lèvres sur les feuilles, croyant que ce fussent les lèvres de son amie, non moins douces, vermeilles et parfumées. Depuis qu’il était séparé d’Isabelle, il ne faisait qu’y penser, et il comprenait combien elle était indispensable à sa vie. Pendant les premiers jours, l’étourdissement de toutes ces aventures accumulées, la stupeur de ces revirements de fortune, la distraction forcée du voyage l’avaient empêché de se rendre compte du véritable état de son âme. Mais, rentré dans la solitude, le calme et le silence, il retrouvait Isabelle au bout de toutes ses rêveries. Elle remplissait sa tête et son cœur. L’image même d’Yolande s’était effacée comme une vapeur légère. Il ne se demandait même pas s’il l’avait jamais aimée, cette beauté orgueilleuse: il n’y songeait plus. «Et pourtant Isabelle m’aime,» se disait-il, après avoir récapitulé pour la centième fois tous les obstacles qui s’opposaient à son bonheur.
Deux ou trois mois se passèrent ainsi, et Sigognac était en sa chambre cherchant la pointe finale d’un sonnet à la louange de son aimée, lorsque Pierre vint annoncer à son maître qu’un gentilhomme était là qui demandait à lui parler.
«Un gentilhomme qui veut me parler? fit Sigognac, tu rêves ou il se trompe! Personne au monde n’a rien à me dire; cependant, pour la rareté du fait, introduis ce mortel singulier. Quel est son nom, du moins?
—Il n’a pas voulu le décliner, prétendant que ce nom ne vous apprendrait rien,» répondit Pierre en ouvrant la porte à deux battants.
Sur le seuil apparut un beau jeune homme, vêtu d’un élégant costume de cheval en drap couleur noisette, agrémenté de vert, chaussé de bottes en feutre gris aux éperons d’argent, et tenant en main un chapeau à larges bords orné d’une longue plume verte, ce qui permettait de voir en pleine lumière sa tête fière, délicate et charmante dont plus d’une femme eût jalousé les traits corrects dignes d’une statue antique.
Ce cavalier accompli ne parut pas faire sur Sigognac une impression agréable, car il pâlit légèrement, et d’un bond courut à son épée suspendue au chevet du lit, la tira du fourreau et se mit en garde.
«Pardieu! monsieur le duc, je croyais vous avoir bien tué! Est-ce vous ou votre ombre qui m’apparaissez ainsi?
—C’est moi-même, Hannibal de Vallombreuse, répondit le jeune duc, moi-même en chair et en os, aussi peu décédé que possible; mais rengaînez au plus tôt cette rapière. Nous nous sommes déjà battus deux fois. C’est assez. Le proverbe dit que les choses répétées plaisent, mais qu’à la troisième redite elles deviennent fastidieuses. Je ne viens pas en ennemi. Si j’ai quelques petites peccadilles à me reprocher à votre endroit, vous avez bien pris votre revanche. Partant nous sommes quittes. Pour vous prouver mes bonnes intentions, voilà un brevet signé du roi qui vous donne un régiment. Mon père et moi avons fait souvenir Sa Majesté de l’attachement des Sigognac aux rois ses aïeux. J’ai voulu vous apporter en personne cette nouvelle favorable; et maintenant, car je suis votre hôte, faites tordre le col à n’importe quoi, mettez à la broche qui vous voudrez; mais, pour Dieu, donnez-moi à manger. Les auberges de cette route sont désastreuses, et mes fourgons, ensablés à quelque distance d’ici, contiennent mes provisions de bouche.
—J’ai bien peur, monsieur le duc, que mon dîner ne vous paraisse une vengeance, répondit Sigognac avec une courtoisie enjouée; mais n’attribuez pas à la rancune la pauvre chère que vous ferez. Vos procédés francs et cordiaux me touchent au plus tendre de l’âme, et vous n’aurez pas désormais d’ami plus dévoué que moi. Bien que vous n’ayez guère besoin de mes services, ils vous sont tout acquis. Holà! Pierre, trouve des poulets, des œufs, de la viande, et tâche à régaler de ton mieux ce seigneur qui meurt de faim et n’en a pas l’habitude comme nous.»
Pierre mit en poche quelques-unes des pistoles envoyées par son maître et qu’il n’avait pas touchées encore, enfourcha le bidet et courut bride abattue au village le plus proche, en quête de provisions. Il trouva quelques poulets, un jambon, une fiasque de vin vieux, et chez le curé de l’endroit, qu’il détermina non sans peine à le lui céder, un pâté de foies de canard, friandise digne de figurer sur la table d’un évêque ou d’un prince.
Au bout d’une heure il fut de retour, confia le soin de tourner la broche à une grande fille hâve et déguenillée qu’il avait rencontrée sur la route et envoyée au château, et mit le couvert dans la salle aux portraits, en choisissant parmi les faïences des dressoirs celles qui n’avaient qu’une écornure ou qu’une étoile, car il ne fallait point
penser à l’argenterie, la dernière pièce ayant été depuis longtemps fondue. Cela fait, il vint annoncer à son maître «que ces messieurs étaient servis.»
Vallombreuse et Sigognac s’assirent en face l’un de l’autre sur les moins boiteuses des six chaises, et le jeune duc, que cette situation nouvelle pour lui égayait, attaqua les mets réunis à grand’peine par Pierre, avec une amusante férocité d’appétit. Ses belles dents blanches, après avoir dévoré un poulet tout entier, lequel, il est vrai, semblait mort d’étisie, s’enfonçaient joyeusement dans la tranche rose d’un jambon de Bayonne, et faisaient, comme on dit, sauter les miettes au plafond. Il proclama les foies de canard une nourriture délicate, exquise, ambroisienne, et trouva que ce petit fromage de chèvre, jaspé et persillé de vert, était un excellent éperon à boire. Il loua aussi le vin, lequel était vieux et de bon cru, et dont la belle couleur rougissait comme pourpre dans les anciens verres de Venise. Une fois même, tant il était de bonne humeur, il faillit éclater de rire, à l’air effaré de Pierre, surpris d’avoir entendu son maître appeler «M. le duc de Vallombreuse» ce vivant réputé pour mort. Tout en tenant tête du mieux qu’il pouvait au jeune duc, Sigognac s’étonnait de voir chez lui, familièrement accoudé à sa table, cet élégant et fier seigneur, jadis son rival d’amour, qu’il avait tenu deux fois au bout de son épée, et qui avait essayé à plusieurs reprises de le faire dépêcher par des spadassins.
Le duc de Vallombreuse comprit la pensée du Baron sans que celui-ci l’exprimât, et quand le vieux serviteur se fut retiré, posant sur la table un flacon de vin généreux et deux verres plus petits que les autres, pour humer la précieuse liqueur, il fila entre ses doigts le bout de sa fine moustache, et dit au Baron avec une amicale franchise:
«Je vois bien, mon cher Sigognac, malgré toute votre politesse, que ma démarche vous semble un peu étrange et subite. Vous vous dites: «Comment se fait-il que ce Vallombreuse, si hautain, si arrogant, si impérieux, soit devenu, de tigre qu’il était, un agneau qu’une bergerette conduirait au bout d’un ruban?» Pendant les six semaines que je suis resté cloué au lit, j’ai fait quelques réflexions comme le plus brave en peut se permettre en face de l’éternité; car la mort n’est rien pour nous autres, gentilshommes, qui prodiguons notre vie avec une élégance que les bourgeois n’imiteront jamais. J’ai senti la frivolité de bien des choses, et me suis promis, si j’en revenais, de me conduire autrement. L’amour que m’inspirait Isabelle changé en pure et sainte amitié, je n’avais plus de raisons de vous haïr. Vous n’étiez plus mon rival. Un frère ne saurait être jaloux de sa sœur; je vous sus gré de la tendresse respectueuse que vous n’aviez cessé de lui témoigner quand elle se trouvait encore dans une condition qui autorise les licences. Vous avez le premier deviné cette âme charmante sous son déguisement de comédienne. Pauvre, vous avez offert à la femme méprisée la plus grande richesse que puisse posséder un noble, le nom de ses aïeux. Elle vous appartient donc, maintenant qu’elle est illustre et riche. L’amant d’Isabelle doit être le mari de la comtesse de Lineuil.
—Mais, répondit Sigognac, elle m’a toujours obstinément refusé lorsqu’elle pouvait croire à mon absolu désintéressement.
—Délicatesse suprême, susceptibilité angélique, pur esprit de sacrifice, elle craignait d’entraver votre sort et de nuire à votre fortune; mais cette reconnaissance a renversé la situation.
—Oui, c’est moi qui maintenant serais un obstacle à sa haute position. Ai-je le droit d’être moins dévoué qu’elle?
—Aimez-vous toujours ma sœur? dit le duc de Vallombreuse d’un ton grave; j’ai, comme frère, le droit de vous adresser cette question.
—De toute mon âme, de tout mon cœur, de tout mon sang, répondit Sigognac; autant et plus que jamais homme ait aimé une femme sur cette terre, où rien n’est parfait, sinon Isabelle.
—En ce cas, monsieur le capitaine de mousquetaires, bientôt gouverneur de province, faites seller votre cheval et venez avec moi à Vallombreuse pour que je vous présente dans les formes au prince mon père et à la comtesse de Lineuil ma sœur. Isabelle a refusé pour époux le chevalier de Vidalinc, le marquis de l’Estang, deux fort beaux jeunes gens, ma foi; mais je crois que, sans se faire trop prier, elle acceptera le baron de Sigognac.»
Le lendemain, le duc et le baron cheminaient botte à botte sur la route de Paris.
XX.
DÉCLARATION D’AMOUR DE CHIQUITA.
Une foule compacte garnissait la place de Grève, malgré l’heure assez matinale encore que marquait le cadran de l’Hôtel de ville. Les grands toits de Dominique Bocador se profilaient en gris violâtre sur un ciel d’un blanc laiteux. Leur ombre froide s’allongeait jusqu’au milieu de la place et enveloppait une charpente sinistre, dépassant d’un ou deux pieds le niveau des fronts, et barbouillée d’un rouge sanguinolent. Aux fenêtres des maisons quelques têtes paraissaient, qui rentraient aussitôt, voyant que le spectacle n’était pas commencé. Une vieille femme montra même sa face ridée à une lucarne de la tourelle située à l’angle de la place d’où la tradition veut que madame Marguerite ait contemplé le supplice de la Môle et de Coconnas: changement désastreux d’une belle reine en laide sorcière! A la croix de pierre plantée au bord de la déclivité qui descend au fleuve, un enfant, se hissant à grand’peine, s’était suspendu, et il s’y tenait les bras passés au-dessus de la traverse, les genoux et les jambes enserrant la tige, dans une pose aussi pénible que celle du mauvais larron, mais qu’il n’eût pas quittée pour une fouace ou un chausson aux pommes. De là, il découvrait le détail intéressant de l’échafaud, la roue pour tourner le patient, les cordelettes pour l’attacher, la barre pour lui briser les os; toutes choses dignes d’être examinées.
Cependant si, parmi les spectateurs, quelqu’un se fût avisé d’étudier d’un œil plus attentif cet enfant ainsi perché, il eût démêlé dans l’expression de son visage un autre sentiment que celui d’une curiosité vulgaire. Ce n’était point le féroce appât d’un supplice qui avait amené là ce jeune être au teint bistré, aux grands yeux cernés de brun, aux dents brillantes, aux longs cheveux noirs, dont les mains gantées de hâle se crispaient sur les croisillons de pierre. La délicatesse de ses traits semblait même indiquer un autre sexe que celui qu’accusaient ses vêtements, mais personne ne regardait de ce côté, et toutes les têtes se tournaient instinctivement vers l’échafaud ou vers le quai par lequel devait déboucher le condamné.
Parmi les groupes apparaissaient quelques figures de connaissance; un nez rouge au milieu d’une face pâle désignait Malartic, et il passait assez du profil busqué de Jacquemin Lampourde par-dessus le pli d’un manteau jeté sur l’épaule à l’espagnole pour qu’on ne pût douter de son identité. Bien qu’il portât son chapeau enfoncé jusqu’au sourcil, afin de cacher l’absence de son oreille coupée par la balle de Piedgris, il était aisé de retrouver Bringuenarilles dans ce grand maraud assis sur une borne et fumant une longue pipe de Hollande pour passer le temps. Piedgris lui-même causait avec Tordgueule, et sur les marches de l’Hôtel de ville se promenaient d’une façon péripatétique, causant de choses et d’autres, plusieurs habitués du Radis couronné. La place de Grève où, tôt ou tard, ils doivent fatalement aboutir, exerce sur les meurtriers, les spadassins et les filous une fascination singulière. Cet endroit sinistre, au lieu de les repousser, les attire. Ils tournent autour traçant d’abord des cercles larges, ensuite plus étroits, jusqu’à ce qu’ils y tombent; ils aiment à regarder le gibet où ils seront branchés; ils en contemplent avidement la configuration horrible, et ils apprennent dans les grimaces des patients à se familiariser avec la mort; effet bien contraire à l’idée de la justice, qui est d’effrayer les scélérats par l’aspect des tourments.
Ce qui explique en outre l’affluence de telles ribaudailles aux jours d’exécution, c’est que le protagoniste de la tragédie est toujours un parent, une connaissance, souvent un complice. On va voir pendre son cousin, rouer son ami de cœur, bouillir ce galant homme dont on passait la fausse monnaie. Manquer à cette fête serait une impolitesse. Pour un condamné, il est agréable d’avoir autour de son échafaud un public de figures connues. Cela soutient et ranime l’énergie. On ne veut pas être lâche devant des appréciateurs du vrai mérite, et l’orgueil vient au secours de la souffrance. Tel, ainsi entouré, meurt en Romain, qui ferait la femmelette s’il était dépêché incognito au fond d’une cave.
Sept heures sonnèrent. L’exécution devait avoir lieu à huit heures seulement. Aussi Jacquemin Lampourde, en entendant tinter l’horloge, dit-il à Malartic: «Tu vois bien que nous aurions eu le temps de boire encore une bouteille; mais tu es toujours impatient et nerveux. Si nous retournions au Radis couronné? je m’ennuie de faire le pied de grue et de croquer le marmot. Voir rouer un pauvre diable, cela vaut-il une si longue attente? ce supplice est fade, bourgeois et commun. Si c’était quelque bel écartèlement à quatre chevaux montés chacun par un archer de la prévôté, quelque tenaillement avec pinces de fer rouge, quelque application de poix bouillante et de plomb fondu, quelque chose d’ingénieusement tortionnaire et de férocement douloureux, faisant honneur à l’imagination du juge ou à l’habileté du bourreau; oh! alors, je ne dis pas. Par amour de l’art, je resterais; mais, pour si peu, fi donc!
—Je te trouve injuste à l’endroit de la roue, répondit sentencieusement Malartic en frottant son nez plus cramoisi que jamais; la roue a du bon.
—On ne peut pas disputer des goûts. Chacun est entraîné par sa volupté particulière, comme dit un auteur latin fort célèbre dont j’ai oublié le nom, ma mémoire ne retenant volontiers que ceux des grands capitaines. La roue te plaît; je ne te contrarierai pas là-dessus, et je te tiendrai compagnie jusqu’à la fin. Conviens, cependant, qu’une décollation faite avec une lame damasquinée, ayant dans le dos une rainure remplie de vif-argent pour lui donner du poids, exige du coup d’œil, de la vigueur, de la dextérité, et présente un spectacle aussi noble qu’attrayant.
—Oui, sans doute, mais cela passe trop vite, ce n’est qu’un éclair; et puis la décapitation est réservée aux gentilshommes. Le billot est un de leurs priviléges. Parmi les supplices roturiers, la roue me paraît l’emporter sur la vulgaire pendaison, bonne tout au plus pour les malfaiteurs subalternes. Agostin est plus qu’un simple voleur. Il mérite mieux que la corde, et la justice a eu pour lui les égards qui lui sont dus.
—Tu as toujours eu un faible pour Agostin, sans doute à cause de Chiquita, dont la bizarrerie agaçait ton œil libertin; je ne partage pas ton admiration à l’endroit de ce bandit, plus fait pour travailler sur les grands chemins et dans les gorges de montagnes, comme un salteador, que pour opérer avec la délicatesse convenable au sein d’une ville civilisée. Il ignore les raffinements de l’art. Sa manière est bourrue, hagarde et provinciale. Au moindre obstacle il joue des couteaux et tue vaguement et sauvagement. Trancher le nœud gordien n’est pas le dénouer, quoi qu’en dise Alexandre. En outre, il n’emploie pas l’épée; ce qui manque de noblesse.
—La spécialité d’Agostin est la navaja, l’outil de son pays; il n’a point comme nous ébranlé, pendant des années, le carreau des salles d’armes. Mais son genre a de l’imprévu, de la hardiesse, de l’originalité. Son coup lancé réunit l’agrément de la balistique à la sûreté discrète de l’arme blanche. Le sujet est atteint, à vingt pas, sans bruit. Je regrette fort que sa carrière soit interrompue sitôt. Il allait bien; c’était un courage de lion.
—Moi, répondit Jacquemin Lampourde, je suis pour la méthode académique. Sans les formes, tout se perd. Toutes les fois que j’attaque, je touche mon homme sur l’épaule et lui laisse le temps de se mettre en garde; il se défend s’il veut. C’est un duel, et ce n’est plus un meurtre. Je suis un spadassin, non un assassin. Il est vrai que ma profonde science de l’escrime m’assure des chances, et que mon épée est presque infaillible; mais, savoir bien le jeu, ce n’est pas tricher. Je ramasse la bourse, la montre, les bijoux et le manteau du mort; d’autres le feraient à ma place. Puisque j’ai eu la peine, il convient que j’aie le profit. Quoi que tu prétendes, ce travail au couteau me répugne; cela est bon à la campagne, et avec des gens de bas lieu.
—Oh! toi, Jacquemin Lampourde, tu es ferré sur les principes; on ne t’en ferait pas démordre; cependant, un peu de fantaisie ne messied pas en art.
—J’admettrais une fantaisie savante, compliquée et délicate; mais cette brutalité emportée et farouche me déplaît. D’ailleurs, Agostin se laisse griser par le sang, et, dans son ivresse rouge, il frappe au hasard. C’est une faiblesse: quand on boit à la coupe vertigineuse du meurtre, il faut avoir la tête forte. Ainsi dans cette maison, où il s’est introduit dernièrement pour y voler des sommes, il a tué le mari qui s’était éveillé et la femme qui dormait; meurtre superflu, par trop cruel et peu galant. Il ne faut tuer les femmes que quand elles crient, encore vaut-il mieux les bâillonner; car, si l’on est pris, ces carnages attendrissent les juges et le populaire, et l’on a l’air d’un monstre.
—Tu parles comme saint Jean Bouche d’or, répondit Malartic, d’une façon si magistrale et si péremptoire, que je ne trouve rien à objecter; mais que deviendra cette pauvre Chiquita?»
Jacquemin Lampourde et Malartic philosophaient de la sorte quand un carrosse venant du quai déboucha sur la place et produisit sur la foule des ondulations et des remous. Les chevaux piaffaient sans pouvoir avancer, et parfois leurs sabots retombaient sur des bottes, ce qui amenait entre les malandrins et les laquais des dialogues hargneux et mêlés d’injures.
Les piétons ainsi foulés eussent volontiers assailli le carrosse si les armes ducales blasonnées sur le panneau de la portière ne leur eussent inspiré une sorte de terreur, bien que ce fussent gens à ne pas respecter grand’chose. Bientôt les groupes devinrent si drus, que l’équipage fut forcé de s’arrêter au milieu de la place, où de loin le cocher, immobile sur son siége, semblait assis sur des têtes. Pour s’ouvrir un chemin et passer outre, il eût fallu écraser trop de canaille, et cette canaille, qui, à la Grève, était chez elle, ne se serait peut-être pas laissé faire.
«Ces drôles attendent quelque exécution et ne laisseront le champ libre que lorsque le patient sera expédié, dit un beau jeune homme magnifiquement vêtu à un ami de très-belle mine aussi, mais en costume plus modeste, placé à côté de lui dans le fond du carrosse. Au diable l’imbécile qui va se faire rouer précisément à l’heure où nous traversons la place de Grève! Ne pouvait-il pas remettre la chose à demain?
—Croyez, répondit l’ami, qu’il ne demanderait pas mieux, et que l’incident est encore plus fâcheux pour lui que pour nous.
—Ce que nous avons de mieux à faire, mon cher Sigognac, c’est de nous résigner à tourner la tête de l’autre côté si le spectacle nous dégoûte, chose difficile pourtant, lorsqu’il se passe près de soi quelque chose de terrible; témoin saint Augustin, qui ouvrit les yeux dans le cirque, quoiqu’il se fût bien promis de les tenir fermés, à un grand cri que poussa le populaire.
—En tout cas, nous n’avons pas longtemps à attendre, répondit Sigognac, voyez là-bas, Vallombreuse; la foule se sépare devant la charrette du condamné.»
En effet, une charrette, traînée par une rosse que réclamait Montfaucon, s’avançait, entourée de quelques archers à cheval, avec un bruit de vieilles ferrailles, et traversait les groupes de curieux, se dirigeant vers l’échafaud. Sur une planche jetée en travers des ridelles était assis Agostin, auprès d’un capucin à barbe blanche qui lui présentait aux lèvres un crucifix de cuivre jaune poli par les baisers d’agonisants en bonne santé. Le bandit avait les cheveux entourés d’un mouchoir dont les bouts noués lui pendaient derrière la nuque. Une chemise de grosse toile et des grègues de vieille serge composaient tout son costume. Il était en toilette d’échafaud; toilette succincte. Le bourreau s’était déjà emparé de la défroque du condamné, comme c’était son droit, et ne lui avait laissé que ces haillons, bien suffisants pour mourir. Un système de cordelettes, dont le bout était tenu par l’exécuteur des hautes œuvres, placé à l’arrière de la charrette, afin que le patient ne le vît pas, maintenait Agostin, tout en lui laissant une liberté apparente. Un valet de bourreau, assis de coté sur un des brancards de la charrette, tenait les guides et fouettait à tour de bras la maigre rosse.
«Eh mais, dit Sigognac dans le carrosse, c’est le bandit qui m’a autrefois arrêté sur la grand’route en tête d’une troupe de mannequins; je vous ai conté cette histoire pendant notre voyage à l’endroit où elle s’était passée.
—Je m’en souviens, fit Vallombreuse, et j’en ai ri de bon cœur; mais, depuis, il paraît que le drôle s’est livré à des exploits plus sérieux. L’ambition l’a perdu; il fait d’ailleurs assez bonne contenance.»
Agostin, un peu pâli sous son teint naturellement hâlé, promenait sur la foule un regard préoccupé et qui semblait chercher quelqu’un. En passant auprès de la croix de pierre, il aperçut le jeune enfant perché dont il a été question au commencement de ce chapitre et qui n’avait pas quitté sa place.
A cette vue un éclair de joie brilla dans ses yeux, un faible sourire entr’ouvrit ses lèvres; il fit de la tête un signe imperceptible, adieu et testament à la fois, et dit à mi-voix, «Chiquita!»
«Mon fils, quel mot venez-vous de prononcer? fit le capucin en agitant son crucifix; cela sonne comme un nom de femme: quelque Égyptienne sans doute ou quelque fille folle de son corps. Pensez plutôt a votre salut; vous avez le pied sur le seuil de l’éternité.
—Oui, mon père, et quoique j’aie les cheveux noirs, vous êtes plus jeune que moi avec votre barbe blanche. Chaque tour de roue vers cette charpente me vieillit de dix ans.
—Pour un brigand de province, que cela devrait intimider de mourir devant des Parisiens, dit Jacquemin Lampourde, qui s’était rapproché de l’échafaud en jouant des coudes à travers les badauds et les commères, cet Agostin se comporte assez bien; il n’est point trop défait et n’a pas par anticipation, comme d’aucuns, la mine cadavéreuse des suppliciés. Sa tête ne ballotte pas; il la tient haute et droite; signe de courage, il a regardé fixement la machine. Si mon expérience ne me trompe, il fera une fin correcte et décente, sans geindre, sans se débattre, sans demander à faire des aveux pour gagner du temps.
—Oh! pour cela, il n’y a pas de danger, dit Malartic; à la torture, il s’est laissé enfoncer huit coins plutôt que de desserrer les dents et de trahir un camarade.»
La charrette, pendant ces courts dialogues, était arrivée aux pieds de l’échafaud, dont Agostin monta lentement les degrés, précédé du valet, soutenu du capucin et suivi du bourreau. En moins d’une minute il fut étalé et lié solidement sur la roue par les aides de l’exécuteur. Le bourreau, ayant jeté son manteau rouge brodé à l’épaule d’une échelle en galon blanc, avait tourné sa manche en bourrelet autour de son bras, pour être plus libre et dégagé, et se baissait pour prendre la barre fatale.
C’était l’instant suprême. Une curiosité anxieuse opprimait les poitrines des spectateurs. Lampourde et Malartic étaient devenus sérieux; Bringuenarilles lui-même n’aspirait plus la fumée de sa pipe, qu’il avait ôtée de ses lèvres. Tordgueule, sentant qu’une aventure semblable lui pendait à l’oreille, prenait un air mélancolique et rêveur. Tout à coup un certain frémissement eut lieu parmi la foule. L’enfant hissé sur la croix s’était laissé couler à terre, et se faufilant comme une couleuvre à travers les groupes, avait atteint l’échafaud, dont en deux bonds elle escaladait les marches, présentant au bourreau étonné, qui levait déjà sa masse, une figure pâle, étincelante, sublime, illuminée d’une telle résolution, qu’il s’arrêta malgré lui et retint le coup prêt à descendre.
«Ote-toi de là, môme, s’écria le bourreau, ou ma barre va te briser la tête.»
Mais Chiquita ne l’écoutait point. Il lui était bien égal d’être tuée. Se penchant sur Agostin, elle le baisa au front et lui dit: «Je t’aime;» puis, d’un mouvement plus prompt que l’éclair, elle lui plongea dans le cœur la navaja qu’elle avait reprise à Isabelle. Le coup était porté d’une main si ferme que la mort fut presque instantanée; à peine Agostin eut-il le temps de dire: «Merci.»
No hay remedio en la botica,
murmura l’enfant avec un éclat de rire sauvage et fou, en se précipitant à bas de l’échafaud, où l’exécuteur, stupéfait de l’aventure, abaissait sa barre inutile, incertain s’il devait briser les os d’un cadavre.
«Bien, Chiquita, très-bien!» ne put s’empêcher de crier Malartic, qui l’avait reconnue sous ses habits de garçon.
Lampourde, Bringuenarilles, Piedgris, Tordgueule et les amis du Radis couronné, émerveillés de cette action, s’arrangèrent en haie compacte, de façon à empêcher les soldats de courir après Chiquita. Les disputes et les poussées, mêlées de horions, que fit naître cet embarras factice, donnèrent le temps à la petite de gagner le carrosse de Vallombreuse, arrêté au coin de la place. Elle grimpa sur le marchepied, et, s’accrochant des mains à la portière, elle reconnut Sigognac et lui dit d’une voix haletante: «J’ai sauvé Isabelle, sauve-moi.»
Vallombreuse, que cette scène bizarre avait fort intéressé, cria au cocher: «A fond de train et passe, s’il le faut, sur le ventre de cette canaille.» Mais le cocher n’eut besoin d’écraser personne. La foule s’ouvrait avec empressement devant le carrosse et se refermait aussitôt pour arrêter la molle poursuite des soudards. En