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Le capitaine Fracasse

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A ce coup je vous prends dedans la rêverie.

Elle avait fort bonne grâce en cette attitude nonchalante, la tête un peu penchée, un bras pendant et l’autre ramené sur sa ceinture. Sa cotte était d’un vert d’eau glacé d’argent et retroussée par des nœuds de velours noir. Elle avait en les cheveux piquées quelques fleurettes des champs, comme si sa main distraite les eût cueillies et placées là sans y penser. Cette coiffure, au reste, lui seyait à merveille et mieux que diamants, bien que ce ne fût pas son avis, mais l’indigence de son écrin l’avait forcée d’être de bon goût et de ne point orner une bergère comme une princesse. Elle dit d’une manière charmante toutes ces phrases poétiques et fleuries sur les roses, sur les zéphyrs, sur la hauteur des bois, sur le chant des oiseaux, par lesquelles Sylvie empêche malicieusement Lygdamon de lui parler de sa flamme, quoique cet amant trouve dans chaque image qu’emploie la belle un symbole d’amour et une transition pour revenir à l’idée qui l’obsède.

A travers cette scène, Léandre, pendant que Sylvie parlait, eut l’art de diriger quelques soupirs du côté de la loge mystérieuse, et il en fit de même jusqu’à la fin de la pièce, qui s’acheva au bruit des applaudissements. Il est inutile d’en dire plus long sur un ouvrage qui est maintenant entre toutes les mains. Le succès de Léandre fut complet, et chacun s’étonna qu’un comédien de ce mérite n’eût point encore paru devant la cour. Sérafine avait aussi ses partisans, et sa vanité blessée se consola par la conquête du chevalier de Vidalinc, qui, s’il ne valait pas comme fortune le marquis de Bruyères, était jeune, à la mode, et en passe de parvenir.

Après Lygdamon et Lydias on joua les Rodomontades du capitaine Fracasse, qui eurent leur effet accoutumé et soulevèrent d’immenses éclats de rire. Sigognac, bien stylé par Blazius et servi par une intelligence naturelle, fut de la plus réjouissante extravagance dans le rôle du capitan. Zerbine semblait frottée de lumière, tant elle étincelait, et le marquis, hors de sens, l’applaudissait comme un furieux. Le vacarme qu’il faisait attira même l’attention de la dame masquée. Elle haussa légèrement les épaules, et sous le velours de son touret de nez, un sourire ironique releva le coin de ses lèvres. Quant à l’Isabelle, la présence du duc de Vallombreuse, assis à droite de la scène, lui causait un certain malaise qui eût été visible pour le public si elle eût été une comédienne moins exercée. Elle redoutait de sa part quelque incartade insolente, quelque marque de désapprobation outrageuse. Mais sa crainte ne fut pas réalisée. Le duc ne chercha pas à la déconcerter par un regard trop fixe ou trop libre; même il l’applaudit avec décence et réserve quand elle le méritait. Seulement, lorsque les situations de la pièce amenaient pour le capitaine Fracasse nasardes, chiquenaudes et coups de bâton, une singulière expression de dédain contenu se peignait sur les traits du jeune duc. Sa lèvre se rebroussait orgueilleusement, comme s’il eût dit tout bas: Fi donc! Mais il ne témoigna rien des sentiments qui pouvaient l’agiter intérieurement, et il conserva tout le temps du spectacle sa pose indolente et superbe. Quoique violent de sa nature, le duc de Vallombreuse, sa fureur passée, était trop gentilhomme pour se rien permettre contre les lois de la courtoisie à l’endroit d’un adversaire avec lequel il devait se battre le lendemain: jusque-là les hostilités étaient suspendues, et c’était comme une trêve de Dieu.

La dame masquée s’était retirée un peu avant la fin de la seconde pièce, pour éviter de se trouver parmi la foule, et pouvoir regagner sans être vue la chaise à porteurs qui l’attendait à quelques pas du jeu de paume. Sa disparition intrigua beaucoup Léandre, qui de l’angle d’une coulisse surveillait la salle et suivait les mouvements de la femme mystérieuse.

Jetant à la hâte un manteau sur son costume de berger du Lignon, Léandre se précipita vers la porte des acteurs pour suivre l’inconnue. Le fil léger qui les liait l’un à l’autre allait se rompre s’il ne faisait diligence. La dame, sortie de l’ombre un instant, y rentrait pour toujours, et l’intrigue, à peine formée, avortait. Bien qu’il se fût hâté jusqu’à perdre le souffle, Léandre, lorsqu’il arriva dehors, n’aperçut autour de lui que les maisons noires et les ruelles profondes où tremblotaient quelques lanternes portées par des valets escortant leurs maîtres, et dont le reflet miroitait dans les flaques de pluie. La chaise, enlevée par de vigoureux porteurs, avait déjà tourné l’angle d’une rue qui la dérobait aux regards du passionné Léandre.

«Je suis stupide, se dit-il à lui-même avec cette franchise dont on use quelquefois envers soi-même dans les moments désespérés. J’aurais dû sortir après la première pièce, revêtir un costume de ville et attendre mon inconnue à la porte du théâtre, qu’elle restât ou non pour voir les Rodomontades du capitaine Fracasse. Ah! animal, ah! faquin! une grande dame, car c’en était une à coup sûr, te fait les yeux doux et se pâme sous son masque à te voir jouer, et tu n’as pas l’esprit de courir après elle? Tu mérites d’avoir toute ta vie pour maîtresses des caillettes, des gaupes, des Gothon, des Maritornes aux mains rendues calleuses par le balai.»

Léandre en était là de sa harangue intérieure, quand une espèce de petit page, vêtu d’une livrée brune et sans galons, coiffé d’un chapeau rabattu sur les yeux, se dressa subitement devant lui comme une apparition, et lui dit d’une voix au timbre enfantin qu’il cherchait à grossir pour la déguiser:

«Est-ce vous qui êtes monsieur Léandre, celui qui, tout à l’heure, faisait le berger Lygdamon dans la pièce de M. de Scudéry?

—C’est moi-même, répondit Léandre. Que voulez-vous de moi et que puis-je faire pour vous servir?

—Oh! merci, dit le page, je ne désire rien de vous; je suis seulement chargé de vous répéter une phrase, si toutefois vous êtes disposé à l’entendre, une phrase de la part d’une dame masquée.

—De la part d’une dame masquée? s’écria Léandre, oh! dites-la tout de suite! je meurs d’impatience!

—La voici mot pour mot, dit le page: «Si Lygdamon est aussi courageux qu’il est galant, il n’a qu’à se trouver près de l’église à minuit: un carrosse l’attendra; qu’il y monte et se laisse conduire.»

Avant que Léandre étonné eût eu le temps de répondre, le page s’était éclipsé, le laissant fort perplexe sur ce qu’il devait faire. Si le cœur lui bondissait de joie à l’idée d’une bonne fortune, les épaules lui frissonnaient au souvenir de la bastonnade reçue dans certain parc, au pied de la statue de l’Amour discret. Était-ce encore un piége tendu à sa vanité par quelque bourru jaloux de ses charmes? Allait-il trouver au rendez-vous quelque mari forcené, l’épée à la main, prêt à le meurtrir et à lui couper la gorge? Ces réflexions glaçaient prodigieusement son enthousiasme, car, nous l’avons dit, Léandre ne craignait rien, sinon les coups et la mort, comme Panurge. Cependant, s’il ne profitait pas de l’occasion qui se présentait si favorable et si romanesque, elle ne reviendrait peut-être jamais, et avec elle s’évanouirait le rêve de sa vie, ce rêve qui lui avait tant coûté en pommades, cosmétiques, linge et braveries. Puis la belle inconnue, s’il ne venait pas, le soupçonnerait de lâcheté, chose par trop horrible à penser, et qui donnerait du cœur au ventre des plus couards. Cette idée insupportable détermina Léandre. «Mais, se dit-il, si cette belle pour qui je vais m’exposer à me faire rompre les os et jeter en quelque oubliette, allait être une douairière plâtrée de fard et de céruse, avec des cheveux et des dents postiches? Il ne manque pas de ces chaudes vieilles, de ces goules d’amour qui, différentes des goules de cimetière, aiment à se

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La voici mot pour mot, dit le page!... (Page 238.)

repaître de chair fraîche. Ho! non; elle est jeune et pleine d’appas, j’en suis sûr. Ce que j’apercevais de son col et de sa gorge était blanc, rond, appétissant, et promettait merveille pour le reste! Oui, j’irai, certes! je monterai dans le carrosse. Un carrosse! rien n’est plus noble et de meilleur air!»

Cette résolution prise, Léandre retourna aux Armes de France, ne toucha que du bout des dents au souper des comédiens, et se retira dans sa chambre où il s’adonisa de son mieux, n’épargnant ni le linge fin à broderies fenestrées, ni la poudre d’iris, ni le musc. Il prit aussi une dague et une épée, bien qu’il ne fût guère capable de s’en servir à l’occasion, mais un amant armé impose toujours plus de respect aux fâcheux jaloux. Puis il rabattit son chapeau sur ses yeux, s’embossa à l’espagnole dans un manteau de couleur sombre, et sortit de l’hôtel à pas de loup, ayant eu ce bonheur de ne point être aperçu du malicieux Scapin, qui ronflait à poings tendus dans sa logette à l’autre bout de la galerie.

Les rues étaient désertes depuis longtemps, car Poitiers se couchait de bonne heure. Léandre ne rencontra âme qui vive, sauf quelques chats efflanqués qui rôdaient mélancoliquement et au bruit de ses pas disparaissaient comme des ombres sous une porte mal jointe ou par un soupirail de cellier. Notre galant débouchait sur la place de l’église comme le dernier coup de minuit sonnait, faisant à son tintement lugubre envoler les hiboux de la vieille tour. La vibration sinistre de la cloche au milieu du silence de la nuit causait en l’âme peu rassurée de Léandre une horreur religieuse et secrète. Il lui semblait entendre son propre glas. Un instant il fut sur le point de rebrousser chemin et d’aller prudemment s’allonger seul entre ses deux draps au lieu de courir les aventures nocturnes; mais il vit le carrosse attendant à la place désignée, et le petit page, messager de la dame masquée, qui, debout sur le marchepied, tenait la portière ouverte. Il n’y avait plus moyen de reculer, car peu de gens ont le courage d’être lâches devant témoins. Léandre avait été aperçu par l’enfant et le cocher; il s’avança donc d’un air délibéré que démentait intérieurement un fort battement de cœur, et il monta dans la voiture avec l’intrépidité apparente d’un Galaor.

A peine Léandre fut-il assis, que le cocher toucha ses chevaux qui prirent un trot soutenu. Une obscurité profonde régnait dans le carrosse; outre qu’il faisait nuit, des mantelets de cuir étaient rabattus le long des glaces, et ne permettaient pas de rien distinguer au dehors. Le page était resté debout sur le marchepied, et l’on ne pouvait engager de conversation avec lui ni en tirer le moindre éclaircissement. Il paraissait, du reste, fort laconique et peu disposé à dire ce qu’il savait, s’il savait quelque chose. Notre comédien tâtait les coussins, qui étaient de velours piqué de bouffettes; il sentait sous ses pieds un tapis épais, et il aspirait un faible parfum d’ambre dégagé par l’étoffe de la garniture intérieure, témoignage d’élégance et de recherche. C’était bien chez une personne de qualité que ce carrosse le voiturait si mystérieusement! Il essaya de s’orienter, mais il connaissait peu Poitiers; cependant il lui sembla, au bout de quelque temps, que le bruit des roues n’était plus répercuté par des murailles et que l’équipage ne coupait plus de ruisseaux. On roulait hors la ville, dans la campagne, vers quelque retraite propice aux amours et aux assassinats, pensa Léandre avec un léger frisson et en portant la main à sa dague, comme si quelque mari sanguinaire ou quelque frère féroce fût assis devant lui dans l’ombre.

Enfin la voiture s’arrêta. Le petit page ouvrit la portière; Léandre descendit, et se trouva en face d’une haute muraille noirâtre qui lui parut être la clôture de quelque parc ou jardin. Bientôt il y distingua une porte que son bois fendillé, bruni et couvert de mousse faisait d’abord confondre avec les pierres du mur. Le page pressa fortement un des clous rouillés qui fixaient les planches, et la porte s’entr’ouvrit.

«Donnez-moi la main, dit le page à Léandre, que je vous guide; il fait trop sombre pour que vous me puissiez suivre à travers ces labyrinthes d’arbres.»

Léandre obéit, et tous deux marchèrent pendant quelques minutes dans un bois encore assez touffu, quoique fort dépouillé par l’hiver, et dont les feuilles sèches craquaient sous leurs pieds. Au bois succéda un parterre dessiné par des buis, et orné d’ifs taillés en pyramide qui prenaient, dans l’obscurité, de vagues apparences de spectres ou d’hommes en sentinelle, chose plus effrayante encore pour le peureux comédien. Le parterre traversé, Léandre et son guide montèrent la rampe d’une terrasse sur laquelle s’élevait un pavillon d’ordre rustique coiffé d’un dôme et orné de pots à feu à ses angles. Ces détails furent observés par notre galant à cette lueur obscure que répand toujours le ciel de la nuit dans un endroit découvert. Ce pavillon eût paru inhabité, si une faible rougeur tamisée par un épais rideau de damas n’eût empourpré l’une des fenêtres découpant son embrasure sur le fond sombre de la masse.

C’était sans doute derrière ce rideau qu’attendait la dame masquée, émue, elle aussi, car, en ces équipées amoureuses, les femmes risquent leur bonne réputation, et parfois leur vie, tout de même que les galants, pour peu que leurs maris apprennent la chose et se trouvent d’humeur brutale. Mais en ce moment Léandre n’avait plus peur; l’orgueil satisfait lui cachait le danger. Le carrosse, le page, le jardin, le pavillon, tout cela sentait la grande dame, et l’intrigue se nouait d’une façon qui n’avait rien de bourgeois. Il était aux anges, et ses pieds ne touchaient pas la terre. Il aurait voulu que ce méchant raillard de Scapin le vît en cette gloire et ce triomphe.

Le page poussa une grande porte vitrée et se retira, laissant Léandre seul dans le pavillon qui était meublé avec beaucoup de goût et de magnificence. La voûte formée par le dôme représentait un ciel bleu turquin léger, où flottaient de petits nuages roses et voletaient des Amours en diverses attitudes pleines de grâce. Une tapisserie historiée de scènes empruntées à l’Astrée, roman de M. Honoré d’Urfé, revêtait moelleusement les parois des murailles. Des cabinets incrustés en pierres dures de Florence, des fauteuils de velours rouge à crépines, une table couverte d’un tapis de Turquie, des vases de la Chine pleins de fleurs, malgré la saison, montraient assez que la maîtresse du lieu était riche et de haut lignage. Des bras de nègre en marbre noir, jaillissant d’une manche dorée, formaient candélabres, et jetaient la clarté de leurs bougies sur ces magnificences. Ébloui de ces splendeurs, Léandre ne remarqua pas d’abord qu’il n’y avait personne dans ce salon; il se débarrassa de son manteau, qu’il posa avec son feutre sur un pliant, redonna, devant une glace de Venise, un meilleur tour à une de ses boucles, dont l’économie était compromise, prit la pose la plus gracieuse de son répertoire, et se dit en promenant ses yeux autour de lui:

«Eh mais! où donc est la divinité de ces lieux? je vois bien le temple, mais non l’idole. Quand va-t-elle sortir de son nuage et se révéler, vraie déesse par sa démarche, selon l’expression de Virgile?»

Léandre en était là de sa phraséologie galante intérieure, quand le pli d’une portière en damas des Indes incarnadin se dérangea, ouvrant passage à la dame masquée admiratrice de Lygdamon. Elle avait encore son loup de velours noir, ce qui inquiéta notre comédien.

«Serait-elle laide? pensa-t-il, cet amour du masque m’alarme.» Sa crainte dura peu, car la dame, s’avançant au milieu du salon où se tenait respectueusement Léandre, défit son touret de nez et le jeta sur la table, découvrant aux lueurs des bougies une figure assez régulière et agréable où brillaient deux beaux yeux couleur de tabac d’Espagne, enflammés de passion et où souriait une bouche bien meublée, rouge comme une cerise et coupée d’une petite raie à la lèvre inférieure. Autour de ce visage frisaient d’opulentes grappes de cheveux bruns qui s’allongeaient jusque sur des épaules blanches et grasses et se hasardaient même à baiser le contour de certains demi-globes dont le frémissement des dentelles qui les voilaient trahissait les palpitations.

«Madame la marquise de Bruyères! s’écria Léandre surpris au dernier point et quelque peu inquiet, le souvenir de la bastonnade lui revenant, est-ce possible? suis-je le jouet d’un rêve? oserai-je croire à ce bonheur inespéré?

—Vous ne vous trompez pas, mon ami, dit la marquise, je suis bien madame de Bruyères et j’espère que votre cœur me reconnaît comme le font vos yeux.

—Oh! votre image est là gravée en traits de flamme, répondit Léandre avec un ton pénétré, je n’ai qu’à regarder en moi pour l’y voir parée de toutes les grâces et de toutes les perfections.

—Je vous remercie, dit la marquise, d’avoir gardé ce bon souvenir de moi. Cela prouve une âme bien faite et généreuse. Vous avez dû me croire cruelle, ingrate et fausse. Hélas! mon faible cœur n’est que trop tendre, et j’étais loin d’être insensible à la passion que vous me marquiez. Votre lettre, remise à une suivante infidèle, est tombée aux mains du marquis. Il y fit la réponse que vous reçûtes et qui vous abusa. Plus tard M. de Bruyères, riant de ce qu’il appelait un bon tour, me fit lire cette missive où éclatait l’amour le plus vif et le plus pur, comme une pièce d’un parfait ridicule. Mais il ne produisit pas l’effet qu’il attendait. Le sentiment que j’avais pour vous ne fit que s’accroître, et je résolus de vous récompenser des peines que vous aviez endurées pour moi. Sachant mon mari occupé à sa nouvelle conquête, je suis venue à Poitiers; cachée sous ce masque, je vous entendis exprimer si bien l’amour fictif que je voulus voir si vous seriez aussi éloquent en parlant pour vous-même.

—Madame, dit Léandre en s’agenouillant sur un carreau aux pieds de la marquise, qui s’était laissée tomber entre les bras d’un fauteuil, comme épuisée par l’effort que l’aveu qu’elle venait de faire avait coûté à sa pudeur, madame, ou plutôt reine et déité, que peuvent être des paroles fardées, des flammes contrefaites, des concetti imaginés à froid par des poëtes qui se rongent les ongles, de vains soupirs poussés aux genoux d’une comédienne barbouillée de rouge et dont les yeux distraits errent parmi le public, à côté de mots jaillis de l’âme, de feux qui brûlent les moelles, des hyperboles d’une passion à laquelle tout l’univers ne saurait fournir d’assez brillantes images pour parer son idole, et des élans d’un cœur qui voudrait s’élancer de la poitrine où il est contenu pour servir de coussin aux pieds de l’objet adoré? Vous daignez trouver, céleste marquise, que j’exprime avec chaleur l’amour dans les pièces de théâtre, c’est que je n’ai jamais regardé une actrice, et que mon idée va toujours au delà, vers un idéal parfait, quelque dame belle, noble, spirituelle comme vous, et c’est elle seule que j’aime sous les noms de Silvie, de Doralice et d’Isabelle, qui lui servent de fantômes.»

En disant cela, Léandre, trop bon acteur pour oublier que la pantomime doit accompagner le débit, se penchait sur une main que la marquise lui abandonnait et la couvrait de baisers ardents. La marquise laissait errer ses doigts blancs, longs et chargés de bagues dans la chevelure soyeuse et parfumée du comédien, et regardait sans les voir, à demi renversée dans son fauteuil, les petits Amours ailés au plafond bleu turquin.

Tout à coup la marquise repoussa Léandre et se leva en chancelant.

«Oh! finissez, dit-elle d’une voix brève et haletante, finissez, Léandre, vos baisers me brûlent et me rendent folle!»

Et, s’appuyant de la main à la muraille, elle gagna la porte par où elle était entrée et souleva la portière, dont le pli retomba sur elle et sur Léandre qui s’était approché pour la soutenir.

Une aurore d’hiver soufflait dans ses doigts rouges, quand Léandre, bien enveloppé de sa cape et dormant à demi dans le coin du carrosse, fut ramené à la porte de Poitiers. Ayant soulevé le coin du mantelet pour reconnaître sa route, il aperçut de loin le marquis de Bruyères qui marchait à côté de Sigognac et se dirigeait vers l’endroit fixé pour le duel. Léandre rabattit le rideau de cuir pour n’être pas vu par le marquis que le carrosse effleura presque. Un sourire de vengeance satisfaite erra sur ses lèvres. Les coups de bâton étaient payés!

L’endroit choisi était abrité du vent par une longue muraille qui avait aussi l’avantage de cacher les combattants aux voyageurs passant sur la route. Le terrain était ferme, bien battu, sans pierres, ni mottes, ni touffes d’herbe qui pussent embarrasser les pieds, et offrait toutes les facilités pour se couper correctement la gorge entre gens d’honneur.

Le duc de Vallombreuse et le chevalier Vidalinc, suivis d’un barbier-chirurgien, ne tardèrent pas à arriver. Les quatre gentilshommes se saluèrent avec une courtoisie hautaine et une politesse froide, comme il sied à des gens bien élevés qui vont se battre à mort. Une complète insouciance se lisait sur la figure du jeune duc, parfaitement brave, et d’ailleurs sûr de son adresse. Sigognac ne faisait pas moins bonne contenance, quoique ce fût son premier duel. Le marquis de Bruyères fut très-satisfait de ce sang-froid et en augura bien.

Vallombreuse jeta son manteau et son feutre, et défit son pourpoint, manœuvres qui furent imitées de point en point par Sigognac. Le marquis et le chevalier mesurèrent les épées des combattants. Elles étaient de longueur égale.

Chacun se mit sur son terrain, prit son épée et tomba en garde.

«Allez, messieurs, et faites en gens de cœur, dit le marquis.

—La recommandation est inutile, fit le chevalier de Vidalinc; ils vont se battre comme des lions. Ce sera un duel superbe.»

Vallombreuse, qui, au fond, ne pouvait s’empêcher de mépriser un peu Sigognac et s’imaginait de ne rencontrer qu’un faible adversaire, fut surpris, lorsqu’il eut négligemment tâté le fer du Baron,

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LE DUEL. (Page 244.)

de trouver une lame souple et ferme qui déjouait la sienne avec une admirable aisance. Il devint plus attentif, puis essaya quelques feintes aussitôt devinées. Au moindre jour qu’il laissait, la pointe de Sigognac s’avançait, nécessitant une prompte parade. Il risqua une attaque; son épée, écartée par une riposte savante, le laissa découvert et, s’il ne se fût brusquement penché en arrière, il eût été atteint en pleine poitrine. Pour le duc, la face du combat changeait. Il avait cru pouvoir le diriger à son gré, et après quelques passes, blesser Sigognac où il voudrait au moyen d’une botte qui jusque-là lui avait toujours réussi. Non-seulement il n’était plus maître d’attaquer à son gré, mais il avait besoin de toute son habileté pour se défendre. Quoi qu’il fît pour rester de sang-froid, la colère le gagnait; il se sentait devenir nerveux et fébrile, tandis que Sigognac, impassible, semblait, par sa garde irréprochable, prendre plaisir à l’irriter.

«Ne ferons-nous rien pendant que nos amis s’escriment? dit le chevalier de Vidalinc au marquis de Bruyères; il fait bien froid ce matin, battons-nous un peu, ne fût-ce que pour nous réchauffer.

—Bien volontiers, dit le marquis, cela nous dégourdira.»

Vidalinc était supérieur au marquis de Bruyères en science d’escrime, et au bout de quelques bottes, il lui fit sauter l’épée de la main par un lié sec et rapide. Comme aucune rancune n’existait entre eux, ils s’arrêtèrent de commun accord, et leur attention se reporta sur Sigognac et Vallombreuse.

Le duc, pressé par le jeu serré du Baron, avait déjà rompu de plusieurs semelles. Il se fatiguait, et sa respiration devenait haletante. De temps en temps des fers froissés rapidement jaillissait une étincelle bleuâtre, mais la riposte faiblissait devant l’attaque et cédait. Sigognac qui, après avoir lassé son adversaire, portait des bottes et se fendait, faisait toujours reculer le duc.

Le chevalier de Vidalinc était fort pâle et commençait à craindre pour son ami. Il était évident, aux yeux des connaisseurs en escrime, que tout l’avantage appartenait à Sigognac.

«Pourquoi diable, murmura Vidalinc, Vallombreuse n’essaye-t-il pas la botte que lui a enseignée Girolamo de Naples et que ce Gascon ne doit pas connaître?»

Comme s’il lisait dans la pensée de son ami, le jeune duc tâcha d’exécuter la fameuse botte, mais au moment où il allait la détacher par un coup fouetté, Sigognac le prévint et lui porta un coup droit si bien à fond qu’il traversa l’avant-bras de part en part. La douleur de cette blessure fit ouvrir les doigts au duc, dont l’épée roula sur terre.

Sigognac, avec une courtoisie parfaite, s’arrêta aussitôt, quoiqu’il pût doubler le coup sans manquer aux conventions du duel, qui ne devait pas s’arrêter au premier sang. Il appuya la pointe de sa lame en terre, mit la main gauche sur la hanche et parut attendre les volontés de son adversaire. Mais Vallombreuse, à qui, sur un geste d’acquiescement de Sigognac, Vidalinc remit l’épée en main, ne put la tenir et fit signe qu’il en avait assez.

Sur quoi Sigognac et le marquis de Bruyères saluèrent le plus poliment du monde le duc de Vallombreuse et le chevalier de Vidalinc, et reprirent le chemin de la ville.

X.

UNE TÊTE DANS UNE LUCARNE.

Le duc de Vallombreuse fut assis avec précaution dans une chaise à porteurs, le bras bandé par le chirurgien et soutenu d’une écharpe. Sa blessure, quoiqu’elle le mît hors d’état de manier l’épée de quelques semaines, n’était point dangereuse; sans léser artère ni nerf, la lame avait traversé seulement les chairs. Assurément sa plaie le faisait souffrir, mais son orgueil saignait bien davantage. Aussi, aux contractions légères que la douleur imprimait parfois aux sourcils noirs du jeune duc, se mêlait une expression de rage froide, et sa main valide égratignait de ses doigts crispés le velours de la chaise. Souvent, pendant le trajet, il pencha sa tête pâle pour gourmander les porteurs, qui cependant marchaient de leur pas le plus égal, cherchant les endroits unis pour éviter le moindre cahot, ce qui n’empêchait pas le blessé de les appeler «butors,» et de leur promettre les étrivières, car ils le secouaient, disait-il, comme salade en panier.

Rentré chez lui, il ne voulut point se mettre au lit, et se coucha adossé à des carreaux sur une chaise longue, les pieds recouverts d’une courte-pointe de soie piquée qu’apporta Picard, le valet de chambre fort surpris et perplexe de voir revenir son maître navré, cas qui n’était point ordinaire, vu l’habileté à l’escrime du jeune duc.

Assis sur un pliant près de son ami, le chevalier de Vidalinc lui présentait de quart d’heure en quart d’heure une cuillerée d’un cordial prescrit par le chirurgien. Vallombreuse gardait le silence, mais il était visible qu’une sourde colère bouillonnait en lui, malgré le calme qu’il affectait. Enfin son courroux déborda en ces paroles violentes:

«Conçois-tu, Vidalinc, que cette maigre cigogne déplumée, envolée de la tour en ruine de son castel pour n’y pas mourir de faim, m’ait ainsi perforé de son long bec? moi qui me suis mesuré avec les plus fines lames du temps et qui suis toujours revenu du pré sans une égratignure, y laissant au contraire quelque galant pâmé et tournant de l’œil entre les bras de ses témoins?

—Les plus heureux et les plus adroits ont comme cela leurs jours de guignon, répondit sentencieusement Vidalinc. Le visage de dame Fortune n’est pas toujours le même; tantôt elle sourit et tantôt fait la moue. Jusqu’à présent, vous n’avez point eu à vous plaindre d’elle, qui vous a mignoté en son giron comme son enfant le plus cher.

—N’est-il pas honteux, continua Vallombreuse en s’animant, que ce fantoche ridicule, que ce hobereau grotesque, qui reçoit des volées et gourmades sur les tréteaux dans d’ignobles farces, ait eu raison du duc de Vallombreuse jusqu’alors invaincu? Il faut que ce soit quelque gladiateur de profession caché dans la peau d’un saltimbanque.

—Vous savez sa qualité véritable dont le marquis de Bruyères se porte garant, fit Vidalinc; toutefois, sa force nonpareille à l’épée m’étonne, elle passe les habiletés connues. Girolamo ni Paraguante, les célèbres maîtres d’armes, n’ont un jeu plus serré. Je l’ai bien observé en cette rencontre, et nos plus fameux duellistes n’y feraient que blanchir. Il a fallu toute votre adresse et les leçons du Napolitain pour n’être point féru grièvement. Votre défaite est encore une victoire. Marcilly et Duportal, qui pourtant se piquent d’escrime, et comptent parmi les bonnes lames de la ville, seraient à n’en douter pas, restés sur le terrain avec un semblable adversaire.

—Il me tarde que ma blessure soit fermée, reprit le duc après un moment de silence, pour le provoquer de nouveau et prendre ma revanche.

—Ce serait une entreprise hasardeuse et que je ne vous conseillerais point, dit le chevalier; il pourrait vous rester au bras quelque faiblesse qui diminuerait vos chances de victoire. Ce Sigognac est un antagoniste redoutable auquel il ne faut pas se frotter imprudemment. Il connaît maintenant votre jeu, et l’assurance que donne un premier avantage doublera ses forces. L’honneur est satisfait de la sorte, la rencontre a été sérieuse. Restez-en là.»

Vallombreuse intérieurement sentait la justesse de ces raisons. Il avait lui-même assez étudié l’escrime, où il croyait exceller, pour comprendre que son épée, quelque habile qu’elle fût, n’atteindrait point la poitrine de Sigognac défendue par cette garde impénétrable contre laquelle s’étaient brisés tous ses efforts. Il s’avouait, bien qu’il s’en indignât, cette étonnante supériorité. Il était même contraint de dire tout bas que le Baron, ne voulant pas le tuer, lui avait fait précisément une blessure qui le mettait hors de combat. Cette magnanimité, dont un caractère moins orgueilleux eût été touché, irritait sa superbe et envenimait ses ressentiments. Être vaincu! une semblable idée le forcenait. Il acquiesça en apparence aux conseils de son ami, mais à l’air sombre et farouche de son visage on eût pu deviner que quelque noir projet de vengeance s’ébauchait déjà dans sa cervelle, projet qui voulait être couvé par la rancune pour être mené à bien.

«Je ferai maintenant belle figure devant Isabelle, dit-il en s’efforçant de rire, mais il riait jaune, avec ce bras transpercé par son galant. Cupidon invalide ne réussit guère près des Grâces.

—Oubliez cette ingrate, fit Vidalinc. Après tout, elle ne pouvait prévoir qu’un duc aurait le caprice de s’enamourer d’elle. Reprenez cette bonne Corisande qui vous aime de toute son âme et pleure des heures entières à votre porte comme un chien renvoyé.

—Ne prononce pas ce nom, Vidalinc, s’écria le duc, si tu veux que nous restions amis. Ces lâches tendresses, qu’aucun outrage ne rebute, me dégoûtent et m’excèdent. Il me faut des froideurs hautaines, des fiertés rebelles, des vertus imprenables! Comme elle me semble adorable et charmante, cette dédaigneuse Isabelle! Comme je lui sais gré de mépriser mon amour qui sans doute serait déjà passé s’il eût été accueilli! Certes, elle ne doit point avoir une âme basse et commune, pour refuser, en sa condition, des avances d’un seigneur qui la distingue et qui n’est pas mal fait de sa personne, s’il faut en croire les dames de la ville. Il entre dans ma passion une sorte d’estime que je n’ai pas l’habitude d’accorder aux femmes; mais comment écarter ce damné gentillâtre, ce Sigognac, de malheur que le diable confonde?

—La chose ne sera pas aisée, dit Vidalinc, à présent qu’il est sur ses gardes. Mais quand même on parviendrait à le supprimer, il resterait toujours l’amour d’Isabelle à son endroit, et vous savez mieux que personne, pour en avoir maintes fois souffert, combien les femmes ont le sentiment têtu.

—Oh! si je pouvais tuer le Baron, continua Vallombreuse que les arguments du chevalier ne convainquaient point, j’aurais bientôt réduit la donzelle malgré ses airs de prude et de vertueuse. Rien ne s’oublie plus vite qu’un galant défunt.»

Ce n’était point l’avis du chevalier de Vidalinc, mais il ne jugea pas à propos d’entamer sur ce sujet une controverse qui eût pu aigrir l’humeur irritable de Vallombreuse.

«Guérissez-vous d’abord et nous aviserons ensuite; ces discours vous fatiguent. Tâchez de prendre quelque repos et de ne point vous tracasser ainsi; le chirurgien me tancerait et me taxerait de mauvais garde-malade si je ne vous recommandais la tranquillité tant d’esprit que de corps.»

Le blessé, se rendant à cette observation, se tut, ferma les yeux et ne tarda pas à s’endormir.

Sigognac et le marquis de Bruyères étaient tranquillement revenus à l’hôtel des Armes de France, où, en gentilshommes discrets, ils ne sonnèrent mot du duel; mais les murailles qu’on dit avoir des oreilles ont aussi des yeux: elles voient pour le moins aussi bien qu’elles entendent. Dans ce lieu solitaire en apparence, plus d’un regard inquisiteur épiait les diverses fortunes du combat. L’oisiveté de la province fait naître beaucoup de ces mouches invisibles ou peu remarquées qui voltigent aux endroits où il doit se passer quelque chose, et qui, bourdonnant des ailes, vont ensuite en répandre la notice partout. A son déjeuner, tout Poitiers savait déjà que le duc de Vallombreuse avait été blessé en une rencontre par un adversaire inconnu. Sigognac, vivant fort retiré à l’hôtel, n’avait montré au public que son masque et non sa figure. Ce mystère irritait fort la curiosité, et les imaginations travaillaient avec activité pour découvrir le nom du vainqueur. Il est inutile de rapporter les suppositions bizarres qui se firent. Chacun construisit laborieusement la sienne, s’étayant des inductions les plus frivoles et les plus ridicules, mais personne n’eut l’idée incongrue que le véritable triomphateur fût le capitaine Fracasse, dont on avait tant ri la veille. Un duel entre un seigneur de cette qualité et un baladin eût semblé chose par trop énorme et trop monstrueuse pour que le soupçon en pût naître. Plusieurs gens du beau monde envoyèrent à l’hôtel Vallombreuse pour savoir des nouvelles du duc, comptant tirer quelque indice de l’indiscrétion ordinaire des valets; mais les valets restèrent taciturnes comme des muets du sérail par la bonne raison qu’ils n’avaient rien à dire.

Vallombreuse, pour sa richesse, sa hauteur, sa beauté et ses succès près des femmes, excitait bien des haines jalouses qui n’osaient se produire ouvertement, mais dont sa défaite flattait la malignité obscure. C’était le premier échec qu’il subissait, et tous ceux que son arrogance avait froissés se réjouissaient de ce coup porté au plus tendre de son amour-propre. Ils ne tarissaient pas, quoiqu’ils ne l’eussent point vu, sur la bravoure, adresse et grande mine de l’adversaire. Les dames, qui avaient toutes plus ou moins à se plaindre des procédés du jeune duc à leur endroit, car il était de ces sacrificateurs dont le méchant caprice souille l’autel où ils ont brûlé l’encens, se sentaient pleines d’enthousiasme pour celui qui vengeait leurs affronts secrets. Elles l’eussent volontiers couronné de lauriers et de myrtes: nous exceptons du nombre la tendre Corisande, qui pensa devenir folle à cette nouvelle, pleura publiquement, et, au risque des plus dures rebuffades, parvint à forcer la consigne et à voir non pas le duc, trop bien gardé pour cela, mais le chevalier de Vidalinc, plus doux et pitoyable, lequel eut grand’peine à rassurer cette amante plus sensible qu’il ne fallait aux malheurs d’un ingrat.

Cependant, comme rien en ce globe terraqué et sublunaire ne peut rester caché, l’on sut de maître Bilot, qui le tenait de Jacques, le valet du marquis, présent à l’entretien de Sigognac et de son maître au souper de Zerbine, que le héros inconnu, vainqueur du jeune duc de Vallombreuse, était à n’en point douter le capitaine Fracasse, ou pour mieux dire un baron engagé par amour dans la troupe ambulante d’Hérode. Quant au nom, Jacques l’avait oublié. C’était un nom qui finissait en gnac, désinence commune au pays de Gascogne, mais il était sûr de la qualité.

Cette histoire vraie, quoique romanesque, eut beaucoup de succès dans Poitiers. On s’intéressa à ce gentilhomme si brave et si bonne lame, et, quand au théâtre parut le capitaine Fracasse, des applaudissements prolongés témoignèrent, même avant qu’il eût ouvert la bouche, de la faveur qu’on lui portait. Des dames, parmi les plus grandes et les plus huppées, ne craignirent pas d’agiter leurs mouchoirs. Il y eut aussi pour Isabelle des claquements de mains plus sonores qu’à l’ordinaire qui faillirent embarrasser cette jeune personne et lui firent monter aux joues, sous le fard, le naturel incarnat de la pudeur. Sans interrompre son rôle, elle répondit à ces marques de faveur par une révérence modeste et une gracieuse inclinaison de tête.

Hérode se frottait les mains de joie, et sa large face blême s’épanouissait comme une pleine lune, car la recette était superbe et la caisse risquait de crever par suite d’une pléthore monétaire, tout le monde ayant voulu voir ce fameux capitaine Fracasse, acteur et gentilhomme, que n’effrayaient ni bâtons ni épées, et qui ne craignait pas, valeureux champion de la beauté, de se mesurer avec un duc, terreur des plus braves. Blazius, lui, n’augurait rien de bon de ce triomphe; il redoutait, non sans raison, l’humeur vindicative de Vallombreuse qui trouverait bien moyen de prendre sa revanche et de jouer quelque mauvais tour à la troupe. Les pots de terre devaient, disait-il, éviter, encore qu’ils n’eussent pas été rompus au premier choc, de se heurter aux pots de fer, le métal étant plus dur que l’argile. Sur quoi Hérode, confiant en l’appui de Sigognac et du marquis, l’appelait poltron, trembleur et claquedents.

Si le Baron n’eût été épris sincèrement d’Isabelle, il eût pu lui faire aisément une infidélité et même deux, car plus d’une beauté lui souriait d’un air fort tendre, malgré son costume extravagant, son nez de carton enluminé de cinabre, et son rôle ridicule qui ne prêtait point aux illusions romanesques. Le succès de Léandre en fut même compromis. En vain il faisait belle jambe, se rengorgeait comme un pigeon pattu, tournait du doigt les boucles de sa perruque, montrait son solitaire et découvrait ses dents jusqu’aux gencives; il ne produisait plus d’effet, et il eût pensé enrager de dépit, si la Dama tapada n’eût été à son poste, le couvant du regard, répondant aux clins d’yeux qu’il lui adressait par de petits coups d’éventail sur le bord de la loge et autres signes d’intelligence amoureuse. Sa récente bonne fortune versait du baume sur cette petite plaie d’amour-propre, et les plaisirs que la nuit lui promettait le consolaient de ne pas être l’astre de la soirée.

Les comédiens revinrent à l’auberge, et Sigognac reconduisit Isabelle jusqu’à sa chambre, où la jeune actrice, contre son habitude, le laissa entrer. Une femme de chambre alluma une chandelle, remit du bois au feu, et se retira discrètement. Quand la portière fut retombée, Isabelle prit la main de Sigognac qu’elle serra avec plus de force qu’on n’aurait pu en supposer à ces doigts frêles et délicats, et d’un ton de voix que l’émotion altérait, elle lui dit:

«Jurez de ne plus vous battre pour moi. Jurez-le, si vous m’aimez comme vous le dites.

—C’est un serment que je ne puis faire, dit le Baron; si quelque audacieux ose vous manquer de respect, je le châtierai, certes, comme je le dois, fût-il duc, fût-il prince.

—Songez, reprit Isabelle, que je ne suis qu’une pauvre comédienne, exposée aux affronts du premier venu. L’opinion du monde, trop justifiée, hélas! par les mœurs du théâtre, est que toute actrice se double d’une courtisane. Quand une femme a mis le pied sur les planches, elle appartient au public; les regards avides détaillent ses charmes, scrutent ses beautés, et l’imagination s’en empare comme d’une maîtresse. Chacun, parce qu’il la connaît, croit en être connu, et, s’il est admis dans les coulisses, étonne sa pudeur par la brusquerie d’aveux qu’elle n’a point provoqués. Est-elle sage? on prend sa vertu pour simagrée pure ou calcul intéressé. Ce sont choses qu’il faut souffrir puisqu’on ne peut les changer. Désormais fiez-vous à moi pour repousser par un maintien réservé, une parole brève, un air froid, les impertinences des seigneurs, des robins et des fats de toutes sortes qui se penchent sur ma toilette ou grattent du peigne, entre les actes, à la porte de ma loge. Un coup de busc sec sur les doigts qui s’émancipent vaut bien un coup de votre rapière.

—Permettez-moi de croire, charmante Isabelle, dit Sigognac, que l’épée du galant homme peut appuyer à propos le busc de l’honnête femme, et ne me retirez pas cet emploi d’être votre champion et chevalier.»

Isabelle tenait toujours la main de Sigognac, et fixait sur lui ses yeux bleus pleins de caresses et de supplications muettes pour arracher le serment désiré; mais le Baron ne l’entendait pas de cette oreille-là, il était intraitable comme un hidalgo sur le point d’honneur, et il eût bravé mille morts plutôt que de souffrir qu’on manquât de respect à sa maîtresse; il voulait qu’Isabelle, sur les planches, fût estimée comme une duchesse en un salon.

«Voyons, promettez-moi, fit la jeune comédienne, de ne plus vous exposer ainsi pour de frivoles motifs. Oh! dans quelle inquiétude et quelle angoisse j’ai attendu votre retour! je savais que vous alliez vous battre contre ce duc, dont chacun ne parle qu’avec terreur. Zerbine m’avait tout conté. Méchant que vous êtes, me torturer le cœur de la sorte! Ces hommes, ils ne songent guère aux pauvres femmes quand leur orgueil est en jeu; ils vont sans entendre les sanglots, sans voir les larmes, sourds, aveugles, féroces. Savez-vous que si vous aviez été tué, je serais morte?»

Les pleurs qui brillaient dans les yeux d’Isabelle à l’idée seule du danger que Sigognac avait couru, et le tremblement nerveux de sa voix montraient que la douce créature disait vrai.

Touché plus qu’on ne saurait dire de cette passion sincère, le baron de Sigognac, enveloppant la taille d’Isabelle de sa main restée libre, l’attira sur sa poitrine sans qu’elle fît résistance, et ses lèvres effleurèrent le front penché de la jeune femme, dont il sentait contre son cœur la respiration haletante.

Ils restèrent ainsi quelques minutes silencieux, dans une extase qu’un amant moins respectueux que Sigognac eût sans doute mise à profit, mais il lui répugnait d’abuser de ce chaste abandon produit par la douleur.

«Consolez-vous, chère Isabelle, dit-il d’une voix tendrement enjouée, je ne suis pas mort, et j’ai même blessé mon adversaire quoiqu’il passe pour assez bon duelliste.

—Je sais que vous êtes un brave cœur et une main ferme, reprit Isabelle, aussi je vous aime et ne crains pas de vous le dire, sûre que vous respecterez ma franchise et n’en tirerez point avantage. Quand je vous ai vu si triste et si abandonné en ce château lugubre où se fanait votre jeunesse, je me suis senti une tendre et mélancolique pitié à votre endroit. Le bonheur ne me séduit pas, son éclat m’effarouche. Heureux, vous m’auriez fait peur. Dans cette promenade au jardin, où vous écartiez les ronces devant moi, vous m’avez cueilli une petite rose sauvage, seul cadeau que vous puissiez me faire; j’y ai laissé tomber une larme avant de la mettre dans mon sein, et, silencieusement, je vous ai donné mon âme en échange.»

En entendant ces douces paroles, Sigognac voulut baiser les belles lèvres qui les avaient dites; mais Isabelle se dégagea de son étreinte sans pruderie farouche, mais avec cette fermeté modeste qu’un galant homme ne doit pas contrarier.

«Oui, je vous aime, continua-t-elle, mais ce n’est pas à la façon des autres femmes; j’ai votre gloire pour but et non mon plaisir. Je veux bien qu’on me croie votre maîtresse, c’est le seul motif qui puisse excuser votre présence parmi cette troupe de baladins. Qu’importent les méchants propos pourvu que je garde ma propre estime et que je me sache vertueuse? Une tache me ferait mourir. C’est sans doute le sang noble que j’ai dans les veines qui m’inspire ces fiertés, bien ridicules, n’est-ce pas? chez une comédienne, mais je suis faite ainsi.»

Bien que timide, Sigognac était jeune. Ces charmants aveux qui n’eussent rien appris à un fat, le remplissaient d’une ivresse délicieuse et le troublaient au dernier point. Une vive rougeur montait à ses joues ordinairement si pâles; il lui semblait que des flammes passaient devant ses yeux; les oreilles lui tintaient et il sentait jusque dans sa gorge les palpitations de son cœur. Certes, il ne mettait point en doute la vertu d’Isabelle, mais il croyait qu’un peu d’audace triompherait de ses scrupules; il avait entendu dire que l’heure du berger une fois sonnée ne revient plus. La jeune fille était là devant lui dans toute la gloire de sa beauté, rayonnante, lumineuse pour ainsi dire, âme visible, ange debout sur le seuil du paradis d’amour; il fit quelques pas vers elle et l’entoura de ses bras avec une ardeur convulsive.

Isabelle n’essaya pas de lutter; mais, se penchant en arrière pour éviter les baisers du jeune homme, elle fixa sur lui un regard plein de reproche et de douleur. De ses beaux yeux bleus jaillirent des larmes pures, vraies perles de chasteté qui roulèrent le long de ses joues subitement décolorées jusque sur les lèvres de Sigognac; un sanglot comprimé gonfla sa poitrine, et tout son corps s’affaissa comme si elle eût été près de s’évanouir.

Le Baron éperdu la posa sur un fauteuil et, s’agenouillant devant elle, lui prit les mains qu’elle lui abandonnait, implorant son pardon, s’excusant sur une fougue de jeunesse, sur un moment de vertige dont il se repentait et qu’il expierait par la soumission la plus parfaite.

«Vous m’avez fait bien mal, dit enfin Isabelle avec un soupir. J’avais tant de confiance en votre délicatesse! l’aveu de mon amour eût dû vous suffire et vous faire comprendre par sa franchise même que j’étais résolue à n’y point céder. J’aurais cru que vous m’auriez laisse vous aimer à ma fantaisie sans inquiéter ma tendresse par des transports vulgaires. Vous m’avez ôté cette sécurité; je ne doute pas de votre parole, mais je n’ose plus écouter mon cœur. Il m’était cependant si doux de vous voir, de vous entendre, de suivre vos pensées dans vos yeux! C’étaient vos peines que je souhaitais partager, laissant les plaisirs à d’autres. Parmi tous ces hommes grossiers, libertins, dissolus, il en est un, me disais-je, qui croit à la pudeur et sait respecter ce qu’il aime. J’avais fait ce rêve, moi, fille de théâtre, poursuivie sans cesse par une odieuse galanterie, d’avoir une affection pure. Je ne demandais qu’à vous conduire jusqu’au seuil du bonheur et à rentrer ensuite au fond de mon ombre. Vous voyez que je n’étais pas bien exigeante.

—Adorable Isabelle, chaque mot que vous dites, s’écria Sigognac, me fait sentir davantage mon indignité; j’ai méconnu ce cœur d’ange; je devais baiser la trace de vos pas. Mais ne craignez plus rien de moi; l’époux saura contenir les fougues de l’amant. Je n’ai que mon nom, il est pur et sans tache comme vous. Je vous l’offre si vous daignez l’accepter.»

Sigognac était toujours à genoux devant Isabelle: à ces mots la jeune fille se baissa vers lui et, lui prenant la tête avec un mouvement de passion délirant, elle imprima sur les lèvres du Baron un baiser rapide; puis, se levant, elle fit quelques pas dans la chambre.

«Vous serez ma femme, dit Sigognac, enivré au contact de cette bouche fraîche comme une fleur, ardente comme une flamme.

—Jamais, jamais, répondit Isabelle avec une exaltation extraordinaire; je me montrerai digne d’un tel honneur en le refusant. Oh, mon ami, en quel ravissement céleste nage mon âme! vous m’estimez donc? vous oseriez donc me conduire la tête haute dans ces salles où sont les portraits de vos aïeux, dans cette chapelle où est le tombeau de votre mère! Je supporterais sans crainte le regard des morts qui savent tout, et la couronne virginale ne mentirait pas sur mon front!

—Eh quoi! s’écria le Baron, vous dites que vous m’aimez et vous ne voulez m’accepter ni comme amant, ni comme mari?

—Vous m’avez offert votre nom, cela me suffit. Je vous le rends, après l’avoir gardé une minute dans mon cœur. Un instant j’ai été votre femme et je ne serai jamais à un autre. Tout le temps que je vous embrassais, j’ai dit oui en moi-même. Je n’avais pas droit à tant de bonheur sur terre. Pour vous, ami cher, ce serait une grande faute d’embarrasser votre fortune d’une pauvre comédienne comme moi, à qui l’on reprocherait toujours sa vie de théâtre quoique honorable et pure. Les mines froides et compassées dont les grandes dames m’accueilleraient vous feraient souffrir, et vous ne pourriez provoquer ces méchantes en duel. Vous êtes le dernier d’une noble race, et vous avez pour devoir de relever votre maison, abattue par le sort adverse. Lorsque d’un coup d’œil tendre je vous ai décidé à quitter votre manoir, vous songiez à quelque amourette et galanterie: c’était bien naturel; moi, devançant l’avenir, je pensais à tout autre chose. Je vous voyais revenant de la cour, en habit magnifique, avec quelque bel emploi. Sigognac reprenait son ancien lustre; en idée j’arrachais le lierre des murailles, je recoiffais d’ardoises les vieilles tours, je relevais les pierres tombées, je remettais les vitres aux fenêtres, je redorais les cigognes effacées de votre blason, et, vous ayant mené jusqu’aux limites de vos domaines, je disparaissais en étouffant un soupir.

—Votre rêve s’accomplira, noble Isabelle, mais non pas tel que vous le dites, le dénoûment en serait trop triste. C’est vous qui la première, votre main dans ma main, franchirez ce seuil d’où les ronces de l’abandon et de la mauvaise fortune auront disparu.

—Non, non, ce sera quelque belle, noble et riche héritière, digne de vous en tous points, que vous pourrez montrer avec orgueil a vos amis, et dont nul ne dira avec un mauvais sourire: «Je l’ai sifflée ou applaudie à tel endroit.»

—C’est une cruauté de se montrer si adorable et si parfaite en vous désespérant, dit Sigognac; ouvrir le ciel et le fermer, rien de plus barbare. Mais je fléchirai cette résolution.

—Ne l’essayez pas, reprit Isabelle avec une fermeté douce, elle est immuable. Je me mépriserais en y renonçant. Contentez-vous donc d’un amour le plus pur, le plus vrai, le plus dévoué qui ait jamais fait battre le cœur d’une femme, mais ne prétendez pas autre chose. Cela est donc bien pénible, ajouta-t-elle en souriant, d’être adoré d’une ingénue que plusieurs ont le mauvais goût de trouver charmante? Vallombreuse lui-même en serait fier!

—Se donner et se refuser si complétement, mettre dans la même coupe cette douceur et cette amertume, ce miel et cette absinthe, il n’y avait que vous qui fussiez capable d’un pareil contraste.

—Oui, je suis une fille bizarre, reprit Isabelle, je tiens de ma mère en cela; mais comme je suis il faut me prendre. Si vous insistiez et me tourmentiez, je saurais bien me dérober en quelque asile où vous ne me trouveriez jamais. Ainsi c’est convenu; et comme il se fait tard, allez en votre chambre et m’accommodez ces vers d’un rôle qui ne vont ni à ma figure ni à mon caractère dans la pièce que nous devons jouer prochainement. Je suis votre petite amie, soyez mon grand poëte.»

En disant cette phrase, Isabelle cherchait au fond d’un tiroir un rouleau noué d’une faveur rose qu’elle remit au baron de Sigognac.

«Maintenant, embrassez-moi et partez, dit-elle en lui tendant la joue. Vous allez travailler pour moi, et tout labeur mérite salaire.»

De retour chez lui, Sigognac fut longtemps à se remettre de l’émotion que lui avait causée cette scène. Il était à la fois désolé et ravi, radieux et sombre, au ciel et dans l’enfer. Il riait et pleurait, en proie aux sentiments les plus tumultueux et les plus contradictoires; la joie d’être aimé d’une si belle personne et d’un si noble cœur le faisait exulter, et la certitude de n’en rien obtenir jamais le jetait dans un accablement profond. Peu à peu ces folles vagues s’apaisèrent et le calme lui revint. Sa pensée reprit une à une pour les commenter les phrases d’Isabelle, et le tableau du château de Sigognac reconstruit, qu’elle avait évoqué, se présenta à son imagination échauffée avec les couleurs les plus vives et les plus fortes. Il eut tout éveillé comme une sorte de rêve:

La façade du castel rayonnait blanche au soleil, et les girouettes dorées à neuf brillaient sur le fond du ciel bleu. Pierre, revêtu d’une riche livrée, debout entre Miraut et Béelzébuth sous la porte armoriée, attendait son maître. Des cheminées si longtemps éteintes montaient de joyeuses fumées, montrant que le château était peuplé par une domesticité nombreuse et que l’abondance y était revenue.

Il se voyait lui-même vêtu d’un habit aussi galant que magnifique dont les broderies scintillaient et papillotaient, menant vers le manoir de ses ancêtres Isabelle qui portait un costume de princesse blasonné d’armoiries dont les émaux et les couleurs semblaient appartenir à une des plus grandes maisons de France. Une couronne ducale brillait sur son front. Mais la jeune femme n’en paraissait pas plus fière. Elle gardait son air tendre et modeste et tenait à la main la petite rose, présent de Sigognac, auquel le temps n’avait rien fait perdre de sa fraîcheur, et tout en marchant elle en respirait le parfum.

Quand le jeune couple s’approcha du château, un vieillard de l’aspect le plus vénérable et le plus majestueux, sur la poitrine duquel étincelaient plusieurs ordres, et dont la physionomie était totalement inconnue à Sigognac, fit quelques pas hors du porche comme pour souhaiter la bienvenue aux jeunes époux. Mais ce qui surprit fort le Baron, c’est que près du vieillard se tenait un jeune homme de la plus fière tournure dont il ne distinguait d’abord pas bien les traits, mais qui bientôt lui parut être le duc de Vallombreuse. Le jeune homme lui souriait amicalement et n’avait plus son expression hautaine.

Les tenanciers criaient: «Vive Isabelle, vive Sigognac» avec les démonstrations de la joie la plus vive. A travers le tumulte des acclamations, une fanfare de chasse se fit entendre; bientôt du milieu d’un taillis déboucha sur la clairière, cravachant son palefroi rebelle, une amazone dont les traits ressemblaient beaucoup à ceux d’Yolande. Elle flatta de la main le col de son cheval, le mit à une allure plus modérée, et passa lentement devant le manoir: Sigognac suivait, malgré lui, des yeux la superbe chasseresse dont la jupe de velours s’enflait comme une aile, mais plus il la regardait, plus la vision pâlissait et se décolorait. Elle prenait des diaphanéités d’ombre, et à travers ces contours presque effacés on distinguait plusieurs détails du paysage. Yolande s’évanouissait comme un souvenir confus devant la réalité d’Isabelle. Le vrai amour faisait envoler les premiers rêves de l’adolescence.

En effet, dans ce manoir ruiné, où les yeux n’avaient à se repaître que du spectacle de la désolation et de la misère, le Baron avait vécu, morne, somnolent, inanimé, plus semblable à une ombre qu’à un homme, jusqu’au jour de sa première rencontre avec Yolande de Foix en chasse sur la lande déserte. Il n’avait encore vu que des paysannes cuites par le hâle, que des bergères crottées, des femelles et non des femmes; il garda de cette vision un éblouissement comme ceux qui contemplent le soleil. Toujours il voyait danser devant ses yeux, même quand il les fermait, cette figure radieuse qui lui semblait appartenir à une autre sphère. Yolande, il est vrai, était incomparablement belle et bien faite pour fasciner de plus usagés qu’un pauvre hobereau se promenant sur un bidet étique dans les habits trop larges de son père. Mais, au sourire provoqué par son accoutrement grotesque, Sigognac avait senti combien il lui serait ridicule de nourrir la moindre espérance à l’endroit de cette insolente beauté. Il évitait Yolande, ou s’arrangeait pour la voir sans en être aperçu, derrière quelque haie ou tronc d’arbre sur les chemins qu’elle avait l’habitude de prendre avec sa suite de galants qu’en son mépris de soi-même il trouvait tous cruellement beaux, merveilleusement vêtus, superbement aimables. Ces jours-là, le cœur enfiellé d’une amère tristesse, il revenait au château, pâle, défait, abattu, comme un homme qui relève de maladie, et il restait silencieux des heures entières, assis, le menton dans la main, à l’angle de la cheminée.

L’apparition d’Isabelle au château avait donné un but à ce vague besoin d’aimer qui tourmente la jeunesse et dans l’oisiveté s’attache à des chimères. Les grâces, la douceur, la modestie de la jeune comédienne, avaient touché Sigognac au plus tendre de l’âme, et il l’aimait réellement beaucoup. Elle avait guéri la blessure faite par le mépris d’Yolande.

Sigognac, après s’être laissé aller à ces rêvasseries fantasmagoriques, se tança de sa paresse et parvint, non sans peine, à fixer son attention sur la pièce qu’Isabelle lui avait confiée pour en retoucher quelques passages. Il retrancha certains vers qui ne congruaient pas à la physionomie de la jeune comédienne, il en ajouta certains autres; il refit la déclaration d’amour du galant, comme froide, prétentieuse, guindée et sentant son phébus. Celle qu’il substitua était, certes, plus naturelle, plus passionnée, plus chaude; il l’adressait, en idée, à Isabelle même.

Ce travail l’amena fort tard dans la nuit, mais il s’en tira à son avantage et satisfaction, et fut récompensé, le lendemain, par un gracieux sourire d’Isabelle, qui se mit tout de suite à apprendre les vers que son poëte, comme elle l’appelait, avait arrangés. Ni Hardy ni Tristan n’eussent mieux fait.

A la représentation du soir, la foule fut encore plus considérable que la veille, et peu s’en fallut que le portier ne restât étouffé dans la presse des spectateurs qui voulaient tous entrer en même temps à la comédie, craignant, bien qu’ils eussent payé, de n’y trouver place. La réputation du capitaine Fracasse, vainqueur de Vallombreuse, grandissait d’heure en heure et prenait des proportions chimériques et fabuleuses; on lui eût attribué volontiers les travaux d’Hercule et les prouesses des douze pairs de la table ronde. Quelques jeunes gentilshommes, ennemis du duc, parlaient de rechercher l’amitié de ce vaillant gladiateur et de l’inviter à faire carousse avec eux au cabaret, à six pistoles par tête. Plus d’une dame méditait un poulet, d’un tour galant, à son adresse, et avait jeté au feu cinq ou six brouillons mal venus. Bref, il était à la mode. On ne jurait plus que par lui. Il se souciait assez peu de ce succès qui le tirait de l’obscurité où il aurait voulu rester, mais il ne lui était pas possible de s’y soustraire; il fallait le subir; un moment, il eut la fantaisie de se dérober et de ne point paraître en scène. L’idée du désespoir qu’en aurait le Tyran, tout émerveillé des énormes recettes qu’il encaissait, l’empêcha de le faire. Ces honnêtes comédiens, qui l’avaient secouru en sa misère, ne devaient-ils pas profiter de la vogue inopinée dont il jouissait? Aussi, se résignant à son rôle, il s’adapta son masque, boucla son ceinturon, drapa sa cape sur son épaule et attendit que l’avertisseur lui vînt dire que c’était son tour.

Les recettes étant belles et la compagnie nombreuse, Hérode, en directeur généreux, avait fait doubler le luminaire, de sorte que la salle resplendissait d’un éclat aussi vif qu’un spectacle de cour. Dans l’espérance de séduire le capitaine Fracasse, des dames de la ville s’étaient mises sous les armes, et comme on dit à Rome, in fiocchi. Pas un diamant ne restait dans les écrins, et tout cela brillait et scintillait sur des poitrines plus ou moins blanches, sur des têtes plus ou moins jolies, mais qu’animait un vif désir de plaire.

Une seule loge était encore vide, la mieux placée, la plus en vue de la salle, et les yeux se tournaient curieusement de ce côté. Le peu d’empressement de ceux qui l’avaient louée étonnait les gentilshommes et bourgeois de Poitiers, à leur poste depuis plus d’une heure. Hérode, entre-bâillant le rideau, semblait attendre pour frapper les trois coups sacramentels que ces dédaigneux arrivassent, car rien n’est maussade en les comédies comme ces tardives et trop fâcheuses entrées de spectateurs, qui remuent leurs siéges, s’installent bruyamment et détournent l’attention.

Comme le rideau se levait, une jeune femme prit place dans la loge, et à côté d’elle s’assit péniblement un seigneur ayant l’apparence vénérable et patriarcale. De longs cheveux blancs dont le bout se roulait en des boucles argentées tombaient des tempes encore bien garnies du vieux gentilhomme, tandis que le haut de la tête laissait voir un crâne à tons ivoirins. Ces mèches accompagnaient des joues martelées de couleurs violentes qui prouvaient l’habitude de vivre au grand air et peut-être un culte rabelaisien de la dive bouteille. Les sourcils restés noirs et fort touffus ombrageaient des yeux dont l’âge n’avait pas éteint la vivacité et qui petillaient encore par moments dans leurs cercles de rides brunes. Des moustaches et une royale auxquelles on eût pu appliquer cette épithète de grifaigne que les vieux romans de gestes attribuent invariablement à la barbe de Charlemagne, se hérissaient en virgules autour de sa bouche sensuelle et lippue: un double menton rattachait sa figure à son col replet, et l’apparence générale eût été assez commune sans le regard qui relevait tout cela et ne permettait pas de mettre en doute la qualité du personnage. Un collet en point de Venise se rabattait sur sa veste de brocart d’or, et son linge d’une blancheur éblouissante soulevé par un abdomen assez proéminent débordait et couvrait la ceinture d’un haut-de-chausses en velours tanné; un manteau de même couleur, galonné d’or, jeté négligemment, se drapait au dos du siége. Il était facile de deviner en ce vieillard un oncle-chaperon, réduit à l’état de duègne par une nièce adorée malgré ses caprices; on eût dit, à les

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... Une jeune femme prit place dans la loge... (Page 262.)

voir tous deux, elle, svelte et légère, lui, pesant et refrogné, Diane menant en laisse un vieux lion demi-privé qui eût aimé mieux dormir en son antre qu’être ainsi promené de par le monde, mais qui cependant s’y résigne.

Le costume de la jeune fille prouvait par son élégance la richesse et le rang de celle qui le portait. Une robe de vert glauque, de cette nuance que les blondes les plus sûres de leur teint peuvent seules affronter, faisait valoir la blancheur neigeuse d’une poitrine chastement découverte, et le col d’une transparence alabastrine jaillissait comme le pistil de la corolle d’une fleur, d’une collerette empesée et découpée à jour. La jupe, en toile d’argent, se glaçait de lumière, et des points brillants marquaient l’orient des perles qui bordaient la robe et le corsage. Les cheveux, imprégnés de rayons et tournés en petites boucles sur le front et les tempes, ressemblaient à de l’or vivant; pour les blasonner ce n’eût pas été trop d’une vingtaine de sonnets avec tous les concetti italiens et les agudezzas espagnoles. Déjà la salle entière était éblouie de cette beauté, bien qu’elle n’eût pas encore ôté son masque, mais ce qu’on en voyait répondait du reste; le menton délicat et pur, la coupe parfaite de la bouche dont les rougeurs de framboise gagnaient au voisinage du velours noir, l’ovale allongé, gracieux et fin de la figure, la perfection idéale d’une mignonne oreille qu’on eût pu croire ciselée dans l’agate par Benvenuto Cellini, attestaient assez des charmes enviables des déesses mêmes.

Bientôt, incommodée sans doute par la chaleur de la salle ou peut-être voulant faire aux mortels une générosité dont ils ne sont guère dignes, la jeune déité ôta l’odieux morceau de carton qui éclipsait la moitié de sa splendeur. On vit alors ses yeux charmants dont les prunelles translucides brillaient comme des pierres de lazulite entre de longs cils d’or bruni, son nez, demi-grec, demi-aquilin, et ses joues nuancées d’un imperceptible carmin qui eût fait paraître terreux le teint de la plus fraîche rose. C’était Yolande de Foix. La jalousie des femmes se sentant menacées dans leur succès et réduites à l’état de laiderons ou d’antiquailles l’avait bien reconnue avant quelle ne se fût démasquée.

Promenant un regard tranquille sur la salle émue, Yolande s’accouda au rebord de la loge, la main appuyée contre la joue dans une pose qui eût fait la réputation d’un sculpteur et tailleur d’images, si un ouvrier, fût-il grégeois ou romain, pouvait inventer une attitude de cette grâce distraite et de cette élégance naturelle.

«Surtout, mon oncle, n’allez pas dormir, dit-elle à demi-voix au vieux seigneur qui aussitôt écarquilla les yeux et se redressa sur son siége, cela ne serait pas aimable pour moi, et contraire aux lois de l’ancienne galanterie que vous vantez toujours.

—Soyez tranquille, ma nièce, quand les fadaises et billevesées que débitent ces baladins dont les affaires m’intéressent fort peu, m’ennuieront par trop grièvement, je vous regarderai et soudain j’ouvrirai l’œil clair comme basilic.»

Pendant ces propos d’Yolande et de son oncle, le capitaine Fracasse, marchant comme une paire de ciseaux forcée, s’avançait jusque près des chandelles, roulant des yeux furibonds et faisant la mine la plus outrageuse et la plus outrecuidante du monde.

Des applaudissements frénétiques éclatèrent de toutes parts à l’entrée de l’acteur favori, et l’attention se détourna un moment d’Yolande. A coup sûr, Sigognac n’était point vaniteux et son orgueil de gentilhomme méprisait ce métier de baladin à quoi la nécessité l’obligeait. Cependant nous ne voudrions pas affirmer que son amour-propre ne fût quelque peu chatouillé de cette approbation chaude et bruyante. La gloire des histrions, gladiateurs, pantomimes, a parfois rendu jaloux des personnages haut situés, des empereurs romains et Césars, maîtres du monde qui ne dédaignèrent point de disputer, dans le cirque ou sur le théâtre, des couronnes de chanteurs, mimes, lutteurs et cochers, quand ils en avaient déjà tant d’autres sur le chef, témoin Ænobarbus Néro, pour ne parler que du plus célèbre.

Quand les battements de mains eurent cessé, le capitaine Fracasse promena dans la salle ce regard que ne manque pas d’y jeter l’acteur pour s’assurer que les banquettes sont bien garnies et deviner l’humeur joyeuse ou farouche du public sur quoi il modèle son jeu, se donnant ou se refusant des libertés.

Tout à coup le Baron eut un éblouissement; les lumières s’élargirent comme des soleils, puis lui semblèrent devenues noires sur un fond lumineux. Les têtes des spectateurs qu’il démêlait confusément à ses pieds se fondirent en une espèce de brouillard informe. Une sueur brûlante, aussitôt glacée, le mouilla de la racine des cheveux au talon. Ses jambes plus molles que coton ployèrent sous lui, et il crut que le plancher du théâtre lui montait à la ceinture. Sa bouche desséchée, aride, n’avait plus de salive; un carcan de fer étreignait sa gorge comme le garote espagnol fait d’un criminel, et de sa cervelle les mots qu’il devait prononcer s’envolaient effarés, tumultueux, se heurtant et s’enchevêtrant comme des oiseaux qui fuient de leur cage ouverte. Sang-froid, contenance, mémoire, tout était parti à la fois. On eût dit qu’un foudre invisible l’avait frappé, et peu s’en fallût qu’il ne tombât mort, le nez sur les chandelles. Il venait d’apercevoir Yolande de Foix, tranquille et radieuse en sa loge qui fixait sur lui ses beaux yeux pers!

O honte! ô rage! ô mauvais tour du sort! ô contre-temps par trop fâcheux pour une âme noble! être vu, sous un accoutrement grotesque en cette fonction indigne et basse de divertir la canaille avec des grimaces, par une dame si hautaine, si arrogante, si dédaigneuse, devant qui, pour l’humilier et lui rabattre la superbe, on n’eût voulu faire qu’actions magnanimes, héroïques, surhumaines! Et ne pouvoir se dérober, disparaître, s’engloutir dans les entrailles de la terre! Sigognac eut un instant l’idée de s’enfuir, de s’élancer par la toile du fond en y faisant un trou avec sa tête comme une baliste; mais il avait aux pieds ces semelles de plomb dont on prétend qu’usent certains coureurs en leurs exercices pour être plus légers ensuite; il ne pouvait se détacher du plancher et il restait là éperdu, béant, stupide, au grand étonnement de Scapin, qui, s’imaginant que le capitaine Fracasse manquait de mémoire, lui soufflait, à voix basse, les premiers mots de la tirade.

Le public crut que l’acteur, avant de commencer, désirait une seconde salve d’applaudissements, et il se mit à battre des mains, à trépigner, à faire le plus triomphant vacarme qu’on ait jamais ouï en un théâtre. Cela donna le temps à Sigognac de reprendre ses esprits. Il fit un suprême effort de volonté et rentra violemment dans la possession de ses moyens: «Ayons au moins la gloire de notre infamie, se dit-il en se raffermissant sur ses jambes; il ne manquerait plus que d’être sifflé devant elle et de recevoir en sa présence une grêle de pommes crues et d’œufs durs. Peut-être ne m’a-t-elle point reconnu derrière cet ignoble masque. Qui supposerait un Sigognac sous cet habit de singe savant, bariolé de rouge et de jaune! Allons, du courage, à la rescousse! Faisons feu des quatre pieds. Si je joue bien, elle m’applaudira. Ce sera, certes, un beau triomphe, car elle est outrageuse assez.»

Ces réflexions, Sigognac les fit en moins de temps que nous n’en mettons à les écrire, la plume ne pouvant suivre les rapidités de la pensée, tandis qu’il débitait sa grande tirade avec des éclats de voix si singuliers, des intonations si inattendues, une furie comique si endiablée, que le public éclata en bravi, et qu’Yolande elle-même, bien qu’elle témoignât ne prendre point de goût à ces farces, ne put s’empêcher de sourire. Son oncle, le gros commandeur était parfaitement éveillé et heurtait les paumes de ses mains goutteuses en signe de satisfaction. Le malheureux Sigognac au désespoir, par l’exagération de son jeu, l’outrance de ses bouffonneries, la folie de ses rodomontades, semblait vouloir se bafouer lui-même et pousser la dérision de son sort jusques à la limite extrême où elle pouvait aller; il jetait à ses pieds dignité, noblesse, respect de soi, souvenir des ancêtres; et il trépignait dessus avec une joie délirante et féroce! «Tu dois être contente, Fortune adverse, je suis assez humilié, assez profondément enfoncé dans l’abjection, pensait-il tout en recevant les nasardes, croquignoles et coups de pied, tu m’avais fait misérable! tu me rends ridicule! tu me forces par un lâche tour à me déshonorer devant cette fière personne! Que te faut-il de plus?»

Parfois la colère le prenait et il se redressait sous le bâton de Léandre d’un air si formidable et dangereux que celui-ci reculait de peur; mais, revenant par un brusque soubresaut à l’esprit de son rôle, il tremblait de tout son corps, claquait des dents, flageolait sur ses jambes, bégayait et donnait, au grand plaisir des spectateurs, tous les signes de la plus lâche poltronnerie.

Ces extravagances, qui eussent paru ridicules dans un rôle moins chargé que celui de Matamore, étaient attribuées par le public à la verve de l’acteur tout à fait entré dans la peau du personnage, et ne laissaient pas que de produire un bon effet. Isabelle seule avait deviné ce qui causait le trouble du Baron: la présence dans la salle de cette insolente chasseresse dont les traits ne lui étaient que trop restés dans la mémoire. Tout en jouant son rôle, elle tournait à la dérobade les yeux vers la loge où trônait, avec l’orgueil dédaigneux et tranquille d’une perfection sûre d’elle-même, l’altière beauté que, dans son humilité, elle n’osait appeler sa rivale. Elle trouvait une amère douceur à constater intérieurement cette supériorité inéluctable, et se disait que nulle femme n’eût pu lutter d’appas contre une telle déesse. Ces charmes souverains lui firent comprendre les amours insensés qu’excitent parfois chez des marauds du peuple la grâce nonpareille de quelque jeune reine apparue en un triomphe ou cérémonie publique, amours suivis de folie, prisons et supplices.

Quant à Sigognac, il s’était promis de ne pas regarder Yolande de peur d’être saisi par un transport soudain, et la raison perdue, de faire publiquement quelque incartade bizarre qui le déshonorât. Il tâchait, au contraire, de se calmer en tenant sa vue attachée, lorsque le rôle le permettait, sur cette douce et bonne Isabelle. Ce charmant visage, empreint d’une légère tristesse qu’expliquait la fâcheuse tyrannie d’un père qui, dans la comédie, la voulait marier contre son gré, redonnait à son âme un peu de repos; l’amour de l’une le consolait du mépris de l’autre. Il reprenait de l’estime pour lui-même et trouvait la force de continuer son jeu.

Ce supplice eut un terme enfin. La pièce s’acheva, et lorsque, rentré dans la coulisse, Sigognac, qui étouffait, défit son masque, ses camarades furent frappés de l’altération étrange de ses traits. Il était livide et se laissa tomber comme un corps sans vie sur un banc qui se trouvait là. Le voyant près de pâmer, Blazius lui apporta un flacon de vin, disant que rien n’était efficace en ces occurrences comme une lampée ou deux du meilleur. Sigognac fit signe qu’il ne voulait que de l’eau.

«Condamnable régime, dit le Pédant, grave erreur diététique; l’eau ne convient qu’aux grenouilles, poissons et sarcelles, nullement aux humains; en bonne pharmacie, on devrait écrire sur les carafes: «Remède pour usage externe.» Je mourrais subitement tout vif si j’avalais une goutte de cette humidité fade.»

Le raisonnement de Blazius n’empêcha point le Baron d’avaler un pot d’eau tout entier. La fraîcheur du breuvage le remit tout à fait, et il commença à promener autour de lui des regards moins effarés.

«Vous avez joué d’une façon admirable et fantasque, dit Hérode en s’approchant du Capitaine, mais il ne faut point se livrer de la sorte. Un tel feu vous consumerait bientôt. L’art du comédien est de se ménager et de ne présenter que les apparences des choses. Il doit être froid en brûlant les planches et rester tranquille au milieu des plus grandes furies. Jamais acteur n’a représenté si au vif l’emphase, l’impertinence et la folie du Matamore, et si vous pouviez retrouver ces effets d’improvisation, vous emporteriez dessus tous autres la palme comique.

—N’est-ce point, répondit amèrement le Baron, que j’ai bien rempli mon personnage? Je me sentais moi-même fort burlesque et fort bouffon dans la scène où ma tête passe à travers la guitare que Léandre me casse sur le crâne.

—De vrai, vous faisiez, reprit le Tyran, la mine la plus hétéroclitement furibonde et risible qui se puisse imaginer. Mademoiselle Yolande de Foix, cette belle personne si fière, si noble, si sérieuse, a daigné en sourire. Je l’ai bien vu.

—Ce m’est un grand honneur, fit Sigognac, dont les joues s’empourprèrent subitement, d’avoir diverti cette beauté.

—Pardon, dit le Tyran qui s’aperçut de cette rougeur. Ce succès qui nous enivre, nous autres, pauvres baladins de profession, doit être indifférent à une personne de votre qualité, bien au-dessus des applaudissements, même illustres.

—Vous ne m’aviez point fâché, brave Hérode, dit Sigognac en tendant la main au Tyran; il faut faire bien tout ce qu’on fait. Mais je ne pouvais m’empêcher de songer que ma jeunesse avait espéré d’autres triomphes.»

Isabelle, qui s’était habillée pour l’autre pièce, passa près de Sigognac et lui jeta, avant d’entrer en scène, un regard d’ange consolateur, si chargé de tendresse, de sympathie, de passion, qu’il en oublia tout à fait Yolande et ne se sentit plus malheureux. Ce fut un baume divin qui cicatrisa les plaies de son orgueil pour un moment du moins, car ces plaies-là se rouvrent et saignent toujours.

Le marquis de Bruyères était à son poste, et quelque occupé qu’il fût d’applaudir Zerbine pendant la représentation, il ne laissa pas que d’aller saluer Yolande qu’il connaissait et dont parfois il suivait la chasse. Il lui conta, sans nommer le Baron, le duel du capitaine Fracasse avec le duc de Vallombreuse dont il savait mieux que personne les détails, ayant été témoin de l’un des deux adversaires.

«Vous faites mal à propos le discret, répondit Yolande, j’ai bien deviné que le capitaine Fracasse n’est autre que le baron de Sigognac. Ne l’ai-je pas vu partir de sa tour à hiboux en compagnie de cette péronnelle, de cette bohémienne qui joue les ingénues d’un air si confit, ajouta-t-elle avec un ris un peu forcé, et n’était-il pas en votre château à la suite des comédiens? A sa mine niaise je n’eusse pas cru qu’il fût si parfait baladin et si vaillant compagnon.»

Tout en causant avec Yolande, le marquis promenait ses regards dans la salle dont il saisissait mieux l’aspect que de la place qu’il occupait ordinairement, tout près des violons, pour mieux suivre le jeu de Zerbine. Son attention se porta sur la dame masquée qu’il n’avait point aperçue jusqu’alors, puisque lui-même, assis au premier rang, tournait presque toujours le dos aux spectateurs dont il désirait n’être pas trop remarqué. Bien qu’elle fût comme ensevelie sous ses dentelles noires, il crut reconnaître dans la tournure et l’attitude de cette beauté mystérieuse quelque chose qui lui rappelait vaguement la marquise sa femme. «Bah! se dit-il, elle doit être au château de Bruyères, où je l’ai laissée.» Cependant elle faisait scintiller, à l’annulaire de la main qu’elle tenait coquettement posée sur le bord de la loge, comme pour se dédommager de ne point montrer son visage, un assez gros diamant que la marquise avait l’habitude de porter, et, cet indice lui troublant la fantaisie, il prit congé d’Yolande et du vieux seigneur dans l’idée de s’aller assurer du fait avec une civilité assez brusque, mais non pas si prompte qu’il ne trouvât, quand il parvint au but, le nid sans l’oiseau. La dame, alarmée, était partie. Ce dont il resta fort perplexe et désappointé, quoiqu’il fût mari philosophe. «Serait-elle amoureuse de ce Léandre? murmura-t-il; heureusement j’ai fait bâtonner le fat par avance et je suis en règle de ce côté-là.» Cette pensée lui rendit sa sérénité et il alla derrière le rideau rejoindre la Soubrette qui s’étonnait déjà de ne le point voir accourir et le reçut avec la mauvaise humeur simulée dont ces sortes de femmes agacent les hommes.

Après la représentation, Léandre, inquiet de ce que la marquise avait disparu subitement au milieu du spectacle, se rendit sur la place de l’église à l’endroit où le page venait le prendre avec le carrosse. Il trouva le page tout seul qui lui remit une lettre accompagnée d’une petite boîte fort lourde, et disparut si rapidement dans l’ombre que le comédien eût pu douter de la réalité de l’apparition s’il n’eût eu entre les mains la missive et le paquet. Appelant un laquais qui passait avec un falot pour aller chercher son maître en quelque maison voisine, Léandre rompit le cachet d’une main hâtive et tremblante, et, approchant le papier de la lanterne que le valet lui tenait à hauteur du nez, il lut les lignes suivantes:

«Cher Léandre, je crains bien que mon mari ne m’ait reconnue à la comédie, malgré mon masque; il fixait les yeux avec une telle insistance sur ma loge, que je me suis retirée en toute hâte pour ne pas être surprise. La prudence, si contraire à l’amour, nous prescrit de ne pas nous voir, cette nuit, au pavillon. Vous pourriez être épié, suivi, tué peut-être, sans parler des dangers que moi-même je puis courir. En attendant des occasions plus heureuses et plus commodes, veuillez bien porter cette chaîne d’or à trois tours que mon page vous remettra. Puisse-t-elle, toutes les fois que vous la mettrez à votre col, vous faire souvenir de celle qui ne vous oubliera jamais et vous aimera toujours.

«Celle qui, pour vous, n’est que Marie.»

«Hélas! voilà mon beau roman fini, se disait Léandre en donnant quelque monnaie au laquais dont il avait emprunté le falot; c’est dommage! Ah! charmante marquise, comme je vous eusse aimée longtemps! continua-t-il quand le valet fut éloigné, mais les destins jaloux de mon bonheur ne l’ont point permis; soyez tranquille, madame, je ne vous compromettrai point par des flammes indiscrètes. Ce brutal de mari me navrerait sans pitié et plongerait le fer en votre blanche poitrine. Non, non, point de ces tueries sauvages, mieux faites pour les tragédies que pour la vie commune. Dût mon cœur en saigner, je ne chercherai point à vous revoir, et me contenterai de baiser cette chaîne moins fragile et plus pesante que celle qui nous a un instant unis. Combien peut-elle valoir? Mille ducats pour le moins, à en juger par sa lourdeur! Comme j’ai raison d’aimer les grandes dames! elles n’ont d’inconvénients que les coups de bâton et les coups d’épée qu’on risque à leur service. En somme, l’aventure s’arrête au bel endroit, ne nous plaignons pas.» Et curieux de voir à la lumière briller et chatoyer sa chaîne d’or, il se rendit à l’hôtel

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DAME LÉONARDE. (Page 271.)

des Armes de France d’un pas assez délibéré pour un amant qui vient de recevoir son congé.

En rentrant dans sa chambre, Isabelle trouva au milieu de la table une cassette placée de manière à forcer le regard le plus distrait de la voir. Un papier plié était posé sous un des angles de la boîte qui devait contenir des choses fort précieuses, car elle était déjà un joyau elle-même. Le papier n’était point scellé et contenait ces mots d’une écriture tremblée et péniblement formée comme celle d’une main dont l’usage n’est pas libre: «Pour Isabelle.»

Une rougeur d’indignation monta aux joues de la comédienne à l’aspect de ces présents dont plus d’une vertu eût été ébranlée. Sans même ouvrir la cassette par curiosité féminine, elle appela maître Bilot qui n’était point couché encore, préparant un souper pour quelques seigneurs, et lui dit d’emporter cette boîte pour la remettre à qui de droit, car elle ne la voulait pas souffrir une minute de plus en sa possession.

L’aubergiste fit l’étonné et jura son grand sacredieu, serment aussi solennel pour lui que le Styx pour les Olympiens, qu’il ignorait qui avait mis là cette boîte, bien qu’il se doutât de sa provenance. En effet, c’était dame Léonarde à laquelle le duc s’était adressé, pensant qu’une vieille femme réussit là où le diable échoue, qui avait frauduleusement posé ces joyaux sur la table, en l’absence d’Isabelle. Mais, ici, la damnable matrone avait vendu ce qu’elle ne pouvait livrer, présumant trop de la force corruptrice des pierreries et de l’or qui n’agit que sur les âmes viles.

«Tirez cela d’ici, dit Isabelle à maître Bilot, rendez cette boîte infâme à qui l’envoie, et surtout ne sonnez mot de la chose au Capitaine; quoique ma conduite ne soit en rien coupable, il pourrait entrer en des furies et faire des esclandres dont souffrirait ma réputation.»

Maître Bilot admira le désintéressement de cette jeune comédienne qui n’avait pas même regardé des bijoux à tourner la tête d’une duchesse, et les renvoyait dédaigneusement, comme des dragées de plâtre ou des noix creuses, et, en se retirant, il lui fit un salut des plus respectueux, celui qu’il eût adressé à une reine, tant cette vertu le surprenait.

Agitée, enfiévrée, Isabelle, après le départ de maître Bilot, ouvrit la fenêtre pour éteindre, à la fraîcheur de la nuit, les feux de ses joues et de son front. Une lumière brillait à travers les branches des arbres sur la façade noire de l’hôtel Vallombreuse, sans doute au logis du jeune duc blessé. La ruelle semblait déserte. Cependant Isabelle, de cette ouïe fine de la comédienne habituée à saisir au vol le murmure du souffleur, crut entendre une voix très-basse qui disait: «Elle n’est pas encore couchée.»

Très-intriguée de cette phrase, elle se pencha un peu, et il lui sembla démêler dans l’ombre, au pied de la muraille, deux formes humaines enveloppées de manteaux et se tenant immobiles comme des statues de pierre au porche d’une église; à l’autre bout de la ruelle, malgré l’obscurité, ses yeux dilatés par la peur découvrirent un troisième fantôme qui paraissait faire le guet.

Se sentant observés, les êtres énigmatiques disparurent ou se cachèrent plus soigneusement, car Isabelle ne distingua ni n’entendit plus rien. Fatiguée de faire vedette, et croyant avoir été le jouet d’une illusion nocturne, elle referma doucement sa fenêtre, poussa le verrou de sa porte, posa la lumière près de son lit, et se coucha avec une vague angoisse que ne pouvaient calmer les raisonnements qu’elle se faisait. En effet, qu’avait-elle à craindre en une auberge pleine de monde, à deux pas de ses amis, dans sa chambre bien et dûment verrouillée et fermée à triple tour? Quel rapport pouvaient avoir avec elle ces ombres entrevues au bas de la muraille et qui étaient sans doute quelques tire-laines attendant une proie et gênés par la lumière de sa fenêtre?

Tout cela était logique, mais ne la rassurait pas: un pressentiment anxieux lui serrait la poitrine. Si elle n’eût craint d’être raillée, elle se fût levée et réfugiée chez une compagne, mais Zerbine n’était pas seule, Sérafine ne l’aimait guère, et la duègne lui causait une répugnance instinctive. Elle resta donc en proie à d’inexprimables terreurs.

Le moindre craquement de la boiserie, le plus léger grésillement de la chandelle dont la mèche, non mouchée, se coiffait d’un noir champignon, la faisait tressaillir et s’enfoncer sous les couvertures, de peur de voir dans les angles obscurs quelque forme monstrueuse; puis elle reprenait courage, inspectant du regard l’appartement où rien n’avait l’air suspect ou surnaturel.

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... et se laissa tomber sur le plancher... (Page 273.)

Dans le haut d’une des murailles était pratiqué un œil-de-bœuf destiné sans doute à donner du jour à quelque cabinet obscur. Cet œil-de-bœuf s’arrondissait sur la paroi grisâtre, aux faibles reflets de la lumière, comme l’énorme prunelle noire d’un œil cyclopéen, et semblait espionner les actions de la jeune femme. Isabelle ne pouvait pas s’empêcher de regarder fixement ce trou profond et sombre, grillé, au reste, de deux barreaux de fer en croix. Il n’y avait donc rien à craindre de ce côté; pourtant, à un certain moment, Isabelle crut voir au fond de cette ombre briller deux yeux humains.

Bientôt une tête basanée, à longs cheveux noirs, ébouriffés, s’engagea dans un des étroits compartiments dessinés par l’intersection des barreaux; un bras maigre suivit, puis les épaules passèrent, se froissant au rude contact du fer, et une petite fille de huit à dix ans, se cramponnant de la main au rebord de l’ouverture, allongea tant qu’elle put son corps chétif le long de la muraille et se laissa tomber sur le plancher sans faire plus de bruit qu’une plume ou qu’un flocon de neige qui descendent à terre.

A l’immobilité d’Isabelle, pétrifiée et médusée de terreur, l’enfant l’avait crue endormie, et quand elle s’approcha du lit, pour s’assurer si ce sommeil était profond, une surprise extrême se peignit sur son visage couleur de bistre.

«La dame au collier! dit-elle en touchant les perles qui bruissaient à son col maigre et brun, la dame au collier!»

De son côté, Isabelle, à demi morte de peur, avait reconnu la petite fille rencontrée à l’auberge du Soleil bleu et sur la route de Bruyères en compagnie d’Agostin. Elle essaya d’appeler au secours, mais l’enfant lui mit la main sur la bouche.

«Ne crie pas, tu ne cours aucun danger; Chiquita a dit qu’elle ne couperait jamais le col à la dame qui lui a donné les perles qu’elle avait envie de voler.

—Mais que viens-tu faire ici, malheureuse enfant? fit Isabelle, reprenant quelque sang-froid à la vue de cet être faible et débile qui ne pouvait être bien redoutable, et d’ailleurs manifestait certaine reconnaissance sauvage et bizarre à son endroit.

—Ouvrir le verrou que tu pousses tous les soirs, reprit Chiquita du ton le plus tranquille et comme n’ayant aucun doute sur la légitimité de son action; on m’a choisie pour cela parce que je suis agile et mince comme une couleuvre. Il n’y a guère de trous par où je ne puisse passer.

—Et pourquoi voulait-on te faire ouvrir le verrou? Pour me voler?

—Oh non, répondit Chiquita d’un air dédaigneux; c’était pour que les hommes pussent entrer dans la chambre et t’emporter.

—Mon Dieu, je suis perdue, s’écria Isabelle en gémissant et en joignant les mains.

—Non pas, dit Chiquita, puisque je laisserai le verrou fermé. Ils n’oseraient forcer la porte, cela ferait du bruit, on viendrait et on les prendrait; pas si bêtes!

—Mais j’aurais crié, je me serais accrochée aux murs, on m’aurait entendue.

—Un bâillon étouffe les cris, dit Chiquita avec l’orgueil d’un artiste qui explique à un ignorant un secret du métier, une couverture roulée autour du corps empêche les mouvements. C’est très-facile. Le valet d’écurie était gagné et il devait ouvrir la porte de derrière.

—Qui a tramé cette machination odieuse? dit la pauvre comédienne, tout effarée du péril qu’elle avait couru.

—C’est le seigneur qui a donné de l’argent, oh! beaucoup d’argent! comme ça, plein les mains! répondit Chiquita dont les yeux brillèrent d’un éclat cupide et farouche; mais c’est égal, tu m’as fait cadeau des perles; je dirai aux autres que tu ne dormais pas, qu’il y avait un homme dans ta chambre et que c’est un coup manqué. Ils s’en iront. Laisse-moi te regarder; tu es belle, et je t’aime, oui, beaucoup, presque autant qu’Agostin. Tiens! fit-elle en avisant sur la table le couteau trouvé dans la charrette, tu as là le couteau que j’ai perdu, le couteau de mon père. Garde-le, c’est une bonne lame.

Quand cette vipère vous pique,
Pas de remède en la boutique.

Vois-tu, on tourne la virole ainsi et puis on donne le coup comme cela; de bas en haut, le fer entre mieux. Porte-le dans ton corsage, et quand les méchants te voudront contrarier, paf! tu leur fendras le ventre.» Et la petite commentait ses paroles de gestes assortis.

Cette leçon du couteau, donnée, la nuit, dans cette situation étrange par cette petite voleuse hagarde et demi folle, produisait sur Isabelle l’effet d’un de ces cauchemars qu’on essaye en vain de secouer.

«Tiens le couteau dans ta main de la sorte, les doigts serrés. On ne te fera rien. Maintenant, je m’en vais. Adieu, souviens-toi de Chiquita!»

La petite complice d’Agostin approcha une chaise du mur, y monta, se haussa sur les pieds, saisit le barreau, se courba en arc et appuyant les talons à la muraille par un soubresaut nerveux, eut bientôt gagné le rebord de l’œil-de-bœuf, par où elle disparut en murmurant comme une sorte de vague chanson en prose: «Chiquita passe par les trous de serrures, danse sur la pointe des grilles et les tessons de bouteille sans se faire mal. Bien malin qui la prendra!»

Isabelle attendit le jour avec impatience, sans pouvoir fermer l’œil tant cet événement bizarre l’avait agitée; mais le reste de la nuit fut tranquille.

Seulement quand la jeune fille descendit dans la salle à manger, ses compagnons furent frappés de sa pâleur et du cercle marbré qui entourait ses yeux. On la pressa de questions et elle raconta son aventure nocturne. Sigognac, furieux, ne parlait de rien moins que de saccager la maison du duc de Vallombreuse à qui il attribuait, sans hésiter, cette tentative scélérate.

«M’est avis, dit Blazius, qu’il serait urgent de ployer nos décorations, et d’aller nous perdre ou plutôt nous sauver en cet océan de Paris. Les choses se gâtent.»

Les comédiens se rangèrent à l’opinion du Pédant, et le départ fut fixé pour le lendemain.

XI.

LE PONT-NEUF.

Il serait long et fastidieux de suivre étape par étape le chariot comique jusqu’à Paris, la grand’ville; il n’arriva point pendant la route d’aventure qui mérite d’être racontée. Nos comédiens avaient la bourse bien garnie et marchaient rondement, pouvant louer des chevaux et faire de bonnes traites. A Tours et à Orléans la troupe s’arrêta pour donner quelques représentations dont la recette satisfit Hérode plus sensible en sa qualité de directeur et de caissier au succès monnayé qu’à tout autre. Blazius commençait à se rassurer et à rire des terreurs que lui avait inspirées le caractère vindicatif de Vallombreuse. Cependant Isabelle tremblait encore à cette idée d’enlèvement qui n’avait pas réussi, et plus d’une fois en songe, quoique dans les auberges elle fît chambre commune avec Zerbine, elle crut revoir la tête hagarde et sauvage de Chiquita sortir d’une lucarne à fond noir en montrant toutes ses dents blanches. Effrayée par cette vision, elle se réveillait poussant des cris, et sa compagne avait de la peine à la calmer. Sans témoigner autrement d’inquiétude, Sigognac couchait dans la chambre la plus voisine, l’épée sous le chevet et tout habillé en cas d’algarade nocturne. Le jour, il cheminait le plus souvent à pied, au devant du chariot, en éclaireur, surtout lorsque près de la route quelques buissons, taillis, pans de murs ou chaumines ruinées, pouvaient servir de retraite à une embuscade. S’il voyait un groupe de voyageurs à mine suspecte, il se repliait vers la charrette où le Tyran, Scapin, Blazius et Léandre représentaient une respectable garnison, encore que de ces deux derniers l’un fût vieil et l’autre craintif comme un lièvre. D’autres fois, en bon général d’armée qui sait prévenir les feintes de l’ennemi, il se tenait à l’arrière-garde, car le péril pouvait aussi bien venir de ce côté. Mais ces précautions furent inutiles et surérogatoires. Aucune attaque ne vint surprendre la troupe, soit que le duc n’eût point eu le temps de la combiner, soit qu’il eût renoncé à cette fantaisie, ou bien encore que la douleur de sa blessure lui retînt le courage.

Quoiqu’on fût en hiver, la saison n’était pas trop rigoureuse. Bien nourris, et s’étant précautionnés à la friperie de vêtements chauds et plus épais que la serge des manteaux de théâtre, les comédiens ne souffraient pas du froid, et la bise n’avait d’autre inconvénient que de faire monter aux joues des jeunes actrices un incarnat un peu plus vif que de coutume et qui parfois même s’étendait jusque sur leur nez délicat. Ces roses d’hiver, quoique un peu déplacées, ne leur allaient point mal, car tout sied à de jolies femmes. Quant à dame Léonarde, son teint de duègne usé par quarante ans de fard était inaltérable. La bise et l’aquilon n’y faisaient que blanchir.

Enfin l’on arriva vers quatre heures du soir, tout près de la grande ville, du côté de la Bièvre dont on passa le ponceau, en longeant la Seine, ce fleuve illustre entre tous, dont les flots ont l’honneur de baigner le palais de nos rois et tant d’autres édifices renommés par le monde. Les fumées que dégorgeaient les cheminées des maisons formaient au bas du ciel un grand banc de brume rousse à demi transparent, derrière lequel le soleil descendait tout rouge et dépouillé de ses rais. Sur ce fond de lumière sourde se dessinait en gris violâtre le contour des bâtiments privés, religieux et publics, que la perspective permettait d’embrasser de cet endroit. On apercevait de l’autre côté du fleuve, au delà de l’île Louviers, le bastion de l’Arsenal, les Célestins, et plus en face de soi la pointe de l’île Notre-Dame. La porte Saint-Bernard franchie, le spectacle devint magnifique. Notre-Dame apparaissait en plein, se montrant par le chevet avec ses arcs-boutants semblables à des côtes de poissons gigantesques, ses deux tours carrées et sa flèche aiguë plantée sur l’intersection des nefs. D’autres clochetons plus humbles trahissant au-dessus des toits des églises ou des chapelles enfouies dans la cohue des maisons, mordaient de leurs dents noires la bande claire du ciel, mais la cathédrale attirait surtout les regards de Sigognac, qui n’était jamais venu à Paris, et que la grandeur de ce monument étonnait.

Le mouvement des voitures chargées de denrées diverses, le nombre des cavaliers et des piétons qui se croisaient tumultueusement sur le bord du fleuve ou dans les rues qui le longent et où s’engageait parfois le chariot pour prendre le plus court, les cris de toute cette foule l’éblouissaient et l’étourdissaient, lui, accoutumé à la vaste solitude des landes et au silence mortuaire de son vieux château délabré. Il lui semblait qu’une meule de moulin tournât dans sa tête et il se sentait chanceler comme un homme ivre. Bientôt l’aiguille mignonnement ouvrée de la Sainte-Chapelle s’élança par-dessus les combles du palais pénétrée par les dernières lueurs du couchant. Les lumières qui s’allumaient piquaient de points rouges les façades sombres des maisons, et la rivière réfléchissait ces lueurs en les allongeant comme des serpents de feu dans ses eaux noires.

Bientôt se dessina dans l’ombre, le long du quai, l’église et le cloître des Grands-Augustins, et sur le terre-plein du Pont-Neuf, Sigognac vit à sa droite s’ébaucher à travers l’obscurité croissante la forme d’une statue équestre, celle du bon roi Henri IV; mais le chariot tournant l’angle de la rue Dauphine nouvellement percée sur les terrains du couvent fit bientôt disparaître le cavalier et le cheval.

Il y avait dans le haut de la rue Dauphine, près de la porte de ce nom, une vaste hôtellerie où descendaient parfois les ambassades des pays extravagants et chimériques. Cette auberge pouvait recevoir à l’improviste de nombreuses compagnies. Les bêtes y étaient toujours sûres de trouver du foin au râtelier et les maîtres n’y manquaient jamais de lits. C’était là qu’Hérode avait fixé, comme en un lieu propice, le campement de sa horde théâtrale. Le brillant état de la caisse permettait ce luxe; luxe utile d’ailleurs, car il relevait la troupe en montrant qu’elle n’était point composée de vagabonds, escrocs et débauchés, forcés par la misère à ce fâcheux métier d’histrions de province, mais bien de braves comédiens à qui leur talent faisait un revenu honnête, chose possible comme il appert des raisons qu’en donne M. Pierre de Corneille, poëte célèbre, en sa pièce de l’Illusion comique.

La cuisine où les comédiens entrèrent en attendant qu’on préparât leurs chambres était grande à y pouvoir accommoder à l’aise le dîner de Gargantua ou de Pantagruel. Au fond de l’immense cheminée qui s’ouvrait rouge et flamboyante, comme la gueule représentant

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L’HOTELLERIE DE LA RUE DAUPHINE. (Page 278.)

l’enfer dans la grande diablerie de Douai, brûlaient des arbres tout entiers. A plusieurs broches superposées, que faisait mouvoir un chien se démenant comme un possédé à l’intérieur d’une roue, se doraient des chapelets d’oies, de poulardes et de coqs vierges, brunissaient des quartiers de bœuf, roussissaient des longes de veaux, sans compter les perdrix, bécassines, cailles et autres menues chasses. Un marmiton à demi cuit lui-même et ruisselant de sueur, bien qu’il ne fût vêtu que d’une simple veste de toile, arrosait ces victuailles avec une cuillère à pot qu’il replongeait dans la lèchefrite dès qu’il en avait versé le contenu: vrai travail de Danaïde, car le jus recueilli s’écoulait toujours.

Autour d’une longue table de chêne, couverte de mets en préparation, s’agitait tout un monde de cuisiniers, prosecteurs, gâte-sauces, des mains desquels les aides recevaient les pièces lardées, troussées, épicées, pour les porter aux fourneaux qui, tout incandescents de braise et pétillants d’étincelles, ressemblaient plutôt aux forges de Vulcain qu’à des officines culinaires, les garçons ayant l’air de cyclopes à travers cette brume enflammée. Le long des murs brillait une formidable batterie de cuisine de cuivre rouge ou de laiton: chaudrons, casseroles de toutes grandeurs, poissonnières à faire cuire le léviathan au court bouillon, moules de pâtisseries façonnés en donjons, dômes, petits temples, casques et turbans de forme sarrasine, enfin toutes les armes offensives et défensives que peut renfermer l’arsenal du dieu Gaster.

A chaque instant arrivait de l’office quelque robuste servante, aux joues colorées et mafflues comme les peintres flamands en mettent dans leurs tableaux, portant sur la tête ou la hanche des corbeilles pleines de provisions.

«Passez-moi la muscade, disait l’un! un peu de cannelle, s’écriait l’autre! Par ici les quatre épices! remettez du sel dans la boîte! les clous de girofle! du laurier! une barde de lard, s’il vous plaît, bien mince! soufflez ce fourneau; il ne va pas! éteignez cet autre, il va trop et tout brûlera comme châtaignes oubliées en la poêle! versez du jus dans ce coulis! allongez-moi ce roux, car il épaissit! battez-moi ces blancs d’œufs en père fouetteur, ils ne moussent pas! saupoudrez-moi ce jambonneau de chapelure! tirez de la broche cet oison, il est à point! encore cinq ou six tours pour cette poularde! Vite, vite, enlevez le bœuf! il faut qu’il soit saignant. Laissez le veau et les poulets:

Les veaux mal cuits, les poulets crus,
Font les cimetières bossus.

Retenez cela, galopin. N’est pas rôtisseur qui veut. C’est un don du ciel. Portez ce potage à la reine au numéro 6. Qui a demandé les cailles au gratin? Dressez vivement ce râble de lièvre piqué!» Ainsi se croisaient dans un gai tumulte les propos substantiels et mots de gueule justifiant mieux leur titre que les mots de gueule gelés entendus de Panurge à la fonte des glaces polaires, car ils avaient tous rapport à quelque mets, condiment ou friandise.

Hérode, Blazius et Scapin, qui étaient sur leur bouche et gourmands comme chats de dévote, se pourléchaient les babines à cette éloquence si grasse, si succulente et si bien nourrie qu’ils disaient hautement préférer à celle d’Isocrate, Démosthène, Eschine, Hortensius, Cicéro et autres tels bavards dont les phrases ne sont que viandes creuses et ne contiennent aucun suc médullaire. «Il me prend des envies, dit Blazius, de baiser sur l’une et l’autre joue ce gros cuisinier, gras et ventripotent comme moine, qui gouverne toutes ces casseroles d’un air si superbe. Jamais capitaine ne fut plus admirable au feu!»

Au moment où un valet venait dire aux comédiens que leurs chambres étaient prêtes, un voyageur entra dans la cuisine et s’approcha de la cheminée, c’était un homme d’une trentaine d’années, de haute taille, mince, vigoureux, de physionomie déplaisante quoique régulière. Le reflet du foyer bordait son profil d’un liseré de feu, tandis que le reste de sa figure baignait dans l’ombre. Cette touche lumineuse accusait une arcade sourcilière assez proéminente abritant un œil dur et scrutateur, un nez d’une courbure aquiline dont le bout se rabattait en bec crochu sur une moustache épaisse, une lèvre inférieure très-mince que rejoignait brusquement un menton ramassé et court comme si la matière eût manqué à la nature pour achever ce masque. Le col que dégageait un rabat de toile plate empesée laissait voir dans sa maigreur ce cartilage en saillie que les bonnes femmes expliquent par un quartier de la pomme fatale resté au gosier d’Adam et que quelques-uns de ses fils n’ont pas avalé encore. Le costume se composait d’un pourpoint en drap gris-de-fer agrafé sur une veste de buffle, d’un haut-de-chausses de couleur brune et de bottes de feutre remontant au-dessus du genou et se plissant en vagues spirales autour des jambes. De nombreuses mouchetures de boue, les unes sèches, les autres fraîches encore, annonçaient une longue route parcourue, et les mollettes des éperons rougies d’un sang noirâtre disaient que, pour arriver au terme de son voyage, le cavalier avait dû solliciter impérieusement les flancs de sa monture fatiguée. Une longue rapière, dont la coquille de fer ouvragé devait peser plus d’une livre, pendait à un large ceinturon de cuir fermé par une boucle en cuivre et sanglant l’échine maigre du compagnon. Un manteau de couleur sombre qu’il avait jeté sur un banc avec son chapeau complétait l’accoutrement. Il eût été difficile de préciser à quelle classe appartenait le nouveau venu. Ce n’était ni un marchand, ni un bourgeois, ni un soldat. La supposition la plus plausible l’eût fait ranger dans la catégorie de ces gentilshommes pauvres ou de petite noblesse qui se font domestiques chez quelque grand et s’attachent à sa fortune.

Sigognac, qui n’avait pas l’âme à la cuisine comme Hérode ou Blazius et que la contemplation de ces triomphantes victuailles n’absorbait point, regardait avec une certaine curiosité ce grand drôle dont la physionomie ne lui semblait pas inconnue, bien qu’il ne pût se rappeler ni en quel endroit, ni en quel temps il l’avait rencontrée. Vainement il battit le rappel de ses souvenirs, il ne trouva pas ce qu’il cherchait. Cependant il sentait confusément que ce n’était pas la première fois qu’il se trouvait en contact avec cet énigmatique personnage qui, peu soucieux de cet examen inquisitif dont il paraissait avoir conscience, tourna tout à fait le dos à la salle en se penchant vers la cheminée sous figure de se chauffer les mains de plus près.

Comme sa mémoire ne lui fournissait rien de précis et qu’une plus longue insistance eût pu faire naître une querelle inutile, le Baron suivit les comédiens, qui prirent possession de leurs logis respectifs, et après avoir fait un bout de toilette se réunirent dans une salle basse où était servi le souper auquel ils firent fête en gens affamés et altérés. Blazius, clappant de la langue, proclama le vin bon et se versa de nombreuses rasades, sans oublier les verres de ses camarades, car ce n’était point un de ces biberons égoïstes qui rendent à Bacchus un culte solitaire; il aimait presque autant faire boire que boire lui-même; le Tyran et Scapin lui rendaient raison; Léandre craignait, en s’adonnant à de trop fréquentes libations, d’altérer la blancheur de son teint et de se fleurir le nez de bourgeons et bubelettes, ornements peu convenables pour un amoureux. Quant au Baron, les longues abstinences subies au château de Sigognac lui avaient donné des habitudes de sobriété castillane dont il ne se départait qu’avec peine. Il était d’ailleurs préoccupé du personnage entrevu dans la cuisine et qu’il trouvait suspect sans pouvoir dire pourquoi, car rien n’était plus naturel que l’arrivée d’un voyageur dans une hôtellerie bien achalandée.

Le repas était gai: animés par le vin et la bonne chère, joyeux enfin d’être à Paris, cet Eldorado de tous les gens à projets, imprégnés de cette chaude atmosphère si agréable après de longues heures passées au froid dans une charrette, les comédiens se livraient aux plus folles espérances. Ils rivalisaient en idée avec l’hôtel de Bourgogne et la troupe du Marais. Ils se voyaient applaudis, fêtés, appelés à la cour, commandant des pièces aux plus beaux esprits du temps, traitant les poëtes en grimauds, invités à des régals par les grands seigneurs, et bientôt roulant carrosse. Léandre rêvait les plus hautes conquêtes, et c’est tout au plus s’il consentait à ne pas usurper la reine. Quoiqu’il n’eût pas bu, sa vanité était ivre. Depuis son aventure avec la marquise de Bruyères, il se croyait décidément irrésistible, et son amour-propre ne connaissait plus de bornes. Sérafine se promettait de ne rester fidèle au chevalier de Vidalinc que jusqu’au jour où se présenterait un plumet mieux fourni et plus huppé. Pour Zerbine, elle avait son marquis qui la devait bientôt rejoindre, et elle ne formait point de projets. Dame Léonarde étant mise hors de cause par son âge et ne pouvant servir que d’Iris messagère, ne s’amusait pas à ces futilités et ne perdait pas un coup de dent. Blazius lui chargeait son assiette et lui remplissait son gobelet jusqu’au bord avec une rapidité comique, plaisanterie que la vieille acceptait de bonne grâce.

Isabelle, qui depuis longtemps avait cessé de manger, roulait distraitement entre ses doigts une boulette de mie de pain à laquelle elle donnait la forme d’une colombe et reposait sur son cher Sigognac,

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... les femmes se retirèrent, laissant le trio d’ivrognes émérites... (Page 283.)

assis à l’autre bout de la table, un regard tout baigné de chaste amour et de tendresse angélique. La chaude température de la salle avait fait monter une délicate rougeur à ses joues naguère un peu pâlies par la fatigue du voyage. Elle était adorablement belle de la sorte, et si le jeune duc de Vallombreuse eût pu la voir ainsi, son amour se fût exaspéré jusqu’à la rage.

De son côté, Sigognac contemplait Isabelle avec une admiration respectueuse; les beaux sentiments de cette charmante fille le touchaient autant que les attraits dont elle était abondamment pourvue, et il regrettait que par excès de délicatesse elle l’eût refusé pour mari.

Le souper fini, les femmes se retirèrent, ainsi que Léandre et le Baron, laissant le trio d’ivrognes émérites achever les bouteilles en vidange, procédé qui sembla trop soigneux au laquais chargé de servir à boire, mais dont une pièce blanche de bonne-main le consola.

«Barricadez-vous bien dans votre réduit, dit Sigognac en reconduisant Isabelle jusqu’à la porte de sa chambre, il y a tant de gens en ces hôtelleries, qu’on ne saurait trop prendre de sûretés.

—Ne craignez rien, cher Baron, répondit la jeune comédienne, ma porte ferme par une serrure à trois tours qui pourrait clore une prison. Il y a de plus un verrou long comme mon bras; la fenêtre est grillée, et nul œil-de-bœuf n’ouvre au mur sa prunelle sombre. Les voyageurs ont souvent des objets qui pourraient tenter la cupidité des larrons, et leurs logements doivent être clos de façon hermétique. Jamais princesse de conte de fée menacée d’un sort n’aura été plus en sûreté dans sa tour gardée par des dragons.

—Parfois, répliqua Sigognac, tous les enchantements sont vains et l’ennemi pénètre en la place malgré les phylactères, les tétragrammes et les abracadabras.

—C’est que la princesse, reprit Isabelle en souriant, favorisait l’ennemi de quelque complicité curieuse ou amoureuse, s’ennuyant d’être ainsi recluse, encore que ce fût pour son bien; ce qui n’est point mon cas. Donc, puisque je n’ai point peur, moi qui suis de nature plus timide qu’une biche oyant le son du cor et les abois de la meute, vous devez être rassuré, vous qui égalez en courage Alexandre et César. Dormez sur l’une et l’autre oreille.»

Et en signe d’adieu, elle tendit aux lèvres de Sigognac une main fluette et douce dont elle savait préserver la blancheur, aussi bien qu’eût pu le faire une duchesse, avec des poudres de talc, des pommades de concombres et des gants préparés. Quand elle fut rentrée, Sigognac entendit tourner la clef dans la serrure, le pêne mordre la gâchette et le verrou grincer de la façon la plus rassurante; mais comme il mettait le pied au seuil de sa chambre, il vit passer sur la muraille, découpée par la lumière du falot qui éclairait le corridor, l’ombre d’un homme qu’il n’avait pas entendu venir et dont le corps le frôla presque. Sigognac retourna vivement la tête. C’était l’inconnu de la cuisine se rendant sans doute au logis que l’hôte lui avait assigné. Cela était fort simple; cependant le Baron suivit du regard, jusqu’à ce qu’un coude de corridor le dérobât à sa vue, en faisant mine de ne pas rencontrer tout d’abord le trou de la serrure, ce personnage mystérieux dont la tournure le préoccupait étrangement. Une porte retombant avec un bruit que le silence qui commençait à régner dans l’auberge rendait plus perceptible, lui apprit que l’inconnu était rentré chez lui, et qu’il habitait une région assez éloignée de l’auberge.

N’ayant pas envie de dormir, Sigognac se mit à écrire une lettre au brave Pierre, comme il lui avait promis de le faire dès son arrivée à Paris. Il eut soin de former bien distinctement les caractères, car le fidèle domestique n’était pas grand docteur et n’épelait guère que la lettre moulée. Cette épître était ainsi conçue:

«Mon bon Pierre, me voici enfin à Paris, où, à ce qu’on prétend, je dois faire fortune et relever ma maison déchue, quoiqu’à vrai dire je n’en voie guère le moyen. Cependant quelque heureuse occasion peut me rapprocher de la cour, et si je parviens à parler au roi, de qui toutes grâces émanent, les services rendus par mes aïeux aux rois ses prédécesseurs me seront sans doute comptés. Sa Majesté ne souffrira pas qu’une noble famille qui s’est ruinée dans les guerres s’éteigne ainsi misérablement. En attendant, faute d’autres ressources, je joue la comédie, et j’ai, à ce métier, gagné quelques pistoles dont je t’enverrai une part dès que j’aurai trouvé une occasion sûre. J’eusse mieux fait peut-être de m’engager comme soldat en quelque compagnie; mais je ne voulais pas contraindre ma liberté, et d’ailleurs quelque pauvre qu’il soit, obéir répugne à celui dont les ancêtres ont commandé et qui n’a jamais reçu d’ordres de personne. Et puis la solitude m’a fait un peu indomptable et sauvage. La seule aventure de marque que j’aie eue en ce long voyage, c’est un duel avec un certain duc fort méchant et très-grand spadassin, dont je suis sorti à ma gloire, grâce à tes bonnes leçons. Je lui ai traversé le bras de part en part, et rien ne m’était plus facile que de le coucher mort sur le pré, car sa parade ne vaut pas son attaque, étant plus fougueux que prudent et moins ferme que rapide. Plusieurs fois il s’est découvert, et j’aurais pu le dépêcher au moyen d’un de ces coups irrésistibles que tu m’as enseignés avec tant de patience pendant ces longs assauts que nous faisions dans la salle basse de Sigognac, la seule dont le plancher fût assez solide pour résister à nos appels de pieds, afin de tuer le temps, de nous dégourdir les doigts et de gagner le sommeil par la fatigue. Ton élève te fait honneur, et j’ai beaucoup grandi en la considération générale après cette victoire vraiment trop facile. Il paraît que je suis décidément une fine lame, un gladiateur de premier ordre. Mais laissons cela. Je pense souvent, malgré les distractions d’une nouvelle vie, à ce pauvre vieux château dont les ruines s’écroulent sur les tombes de ma famille et où j’ai passé ma triste jeunesse. De loin, il ne me paraît plus si laid ni si maussade; même il y a des moments où je me promène en idée à travers ces salles désertes regardant les portraits jaunis qui, si longtemps, ont été ma seule compagnie et faisant craquer sous mon pied quelque éclat de vitre tombé d’une fenêtre effondrée, et cette rêverie me cause une sorte de plaisir mélancolique. Cela me ferait aussi une vive joie de revoir ta bonne vieille face brunie par le soleil, éclairée à mon aspect d’un sourire cordial. Et, pourquoi rougirais-je de le dire? je voudrais bien entendre le rouet de Béelzébuth, l’aboi de Miraut et le hennissement de ce pauvre Bayard, qui rassemblait ses dernières forces pour me porter, bien que je ne fusse guère lourd. Le malheureux que les hommes délaissent donne une part de son âme aux animaux plus fidèles que l’infortune n’effraye pas. Ces braves bêtes qui m’aimaient vivent-elles encore, et paraissent-elles se souvenir de moi et me regretter? As-tu pu, du moins, en cet habitacle de misère, les empêcher de mourir de faim et prélever sur ta maigre pitance un lopin à leur jeter? Tâchez de vivre tous jusqu’à ce que je revienne pauvre ou riche, heureux ou désespéré, pour partager mon désastre ou ma fortune, et finir ensemble, selon que le sort en disposera, dans l’endroit où nous avons souffert. Si je dois être le dernier des Sigognac, que la volonté de Dieu s’accomplisse! Il y a encore pour moi une place vide dans le caveau de mes pères.

«Baron de Sigognac.»

Le Baron scella cette lettre d’une bague à cachet, seul bijou qu’il conservât de son père et qui portait gravées les trois cigognes sur champ d’azur; il écrivit l’adresse et serra la missive dans un portefeuille pour l’envoyer quand partirait quelque courrier pour la Gascogne. Du château de Sigognac, où l’idée de Pierre l’avait transporté, son esprit revint à Paris et à la situation présente. Quoique l’heure fût avancée, il entendait vaguement bruire autour de lui ce murmure sourd d’une grande ville qui, de même que l’Océan, ne se tait jamais alors même qu’elle semble reposer. C’était le pas d’un cheval, le roulement d’un carrosse s’éteignant dans le lointain; quelque chanson d’ivrogne attardé, quelque cliquetis de rapières froissées l’une contre l’autre, un cri de passant assailli par les tire-laines du Pont-Neuf, un hurlement de chien perdu ou toute autre rumeur indistincte. Parmi ces bruits, Sigognac crut distinguer dans le corridor un pas d’homme botté marchant avec précaution comme s’il ne voulait pas être entendu. Il éteignit sa lumière pour que le rayon ne le décelât point, et, entr’ouvrant sa porte, il vit dans les profondeurs du couloir un individu soigneusement embossé d’une cape de couleur sombre, qui se dirigeait vers la chambre du premier voyageur, dont la tournure lui avait paru suspecte. Quelques instants après, un autre compagnon, dont la chaussure craquait, bien qu’il s’efforçât de rendre sa démarche légère, prit le même chemin que le premier. Une demi-heure ne s’était pas écoulée qu’un troisième gaillard d’une mine assez truculente apparut sous le reflet douteux de la lanterne près de s’éteindre et s’engagea dans le couloir. Il était armé comme les deux autres, et un long estoc relevait par derrière le bord de sa cape. L’ombre que projetait sur son visage le bord d’un feutre à plume noire ne permettait pas d’en distinguer les traits.

Cette procession d’escogriffes sembla par trop intempestive et bizarre à Sigognac, et ce nombre de quatre lui rappela le guet-apens

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Sigognac se tenait debout sur le seuil... (Page 287.)

dont il avait failli être victime dans la ruelle de Poitiers, au sortir du théâtre, après sa querelle avec le duc de Vallombreuse. Ce fut un trait de lumière pour lui, et il reconnut dans l’homme qui l’avait tant intrigué à la cuisine le faquin dont l’agression eût pu lui être fatale s’il ne s’y était attendu. C’était bien celui qui avait roulé les quatre fers en l’air, le chapeau enfoncé jusqu’aux épaules, sous les coups de plat d’épée que le capitaine Fracasse lui administrait de bon courage. Les autres devaient être ses compagnons vaillamment mis en déroute par Hérode et Scapin. Quel hasard, ou, pour mieux parler, quel complot les réunissait juste à l’auberge où la troupe avait pris ses quartiers et le soir même de son arrivée? Il fallait qu’ils l’eussent suivi étape par étape. Et cependant Sigognac avait bien surveillé la route; mais comment démêler un adversaire dans un cavalier qui passe d’un air indifférent et ne s’arrête point, vous jetant à peine ce regard vague qu’excite, en voyage, toute rencontre? Ce qu’il y avait de sûr, c’est que la haine et l’amour du jeune duc ne s’étaient point endormis et cherchaient à se satisfaire tous les deux. Sa vengeance tâchait d’envelopper dans le même filet Isabelle et Sigognac. Très-brave de sa nature, le Baron ne redoutait pas pour lui les entreprises de ces drôles gagés que le vent de sa bonne lame eût mis en fuite, et qui ne devaient pas être plus courageux avec l’épée qu’avec le bâton; mais il redoutait quelque lâche et subtile machination à l’encontre de la jeune comédienne. Il prit donc ses précautions en conséquence, et résolut de ne pas se coucher. Allumant toutes les bougies qui se trouvaient dans sa chambre, il ouvrit sa porte de façon à ce qu’une masse de clarté se projetât sur la muraille opposée du corridor à l’endroit même où donnait l’huis d’Isabelle; puis il s’assit tranquillement après avoir tiré son épée ainsi que sa dague, pour les avoir prêtes à la main s’il arrivait quelque chose. Il attendit longtemps sans rien voir. Déjà deux heures avaient sonné au carillon de la Samaritaine et à l’horloge plus voisine des Grands-Augustins, lorsqu’un léger frôlement se fit entendre, et bientôt dans le cadre lumineux découpé sur le mur apparut incertain, hésitant et l’air fort penaud, le premier individu, qui n’était autre que Mérindol, l’un des bretteurs du duc de Vallombreuse. Sigognac se tenait debout sur le seuil, l’épée au poing, prêt à l’attaque et à la défense, avec une mine si héroïque, si fière et si triomphante, que Mérindol passa sans mot dire et baissant la tête. Les trois autres, venant à la file et surpris par ce flot de brusque lumière au centre de laquelle flamboyait terriblement le Baron, s’esquivèrent le plus lestement qu’ils purent, et même le dernier laissa tomber une pince, destinée sans doute à forcer la porte du capitaine Fracasse pendant son sommeil. Le Baron les salua d’un geste dérisoire, et bientôt un bruit de chevaux qu’on tirerait de l’écurie se fit entendre dans la cour. Les quatre coquins, leur coup manqué, détalaient à toute bride.

Au déjeuner, Hérode dit à Sigognac: «Capitaine, la curiosité ne vous point-elle pas d’aller visiter un peu cette ville, une des principales de ce monde, et dont on fait tant de récits? Si cela vous est agréable, je vous servirai de guide et de pilote, connaissant de longue main, pour les avoir pratiqués en mon adolescence, les récifs, écueils, bas-fonds, Euripes, Charybdes et Scyllas de cette mer périculeuse aux étrangers et provinciaux. Je serai votre Palinurus, et ne me laisserai point choir le nez dans l’onde, comme celui dont parle Virgilius Maro. Nous sommes ici tout portés pour voir le spectacle, le Pont-neuf étant pour Paris ce qu’était la voie Sacrée pour Rome, le passage, rendez-vous et galerie péripatétique des nouvellistes, gobe-mouches, poëtes, escrocs, tire-laines, bateleurs, courtisanes, gentilshommes, bourgeois, soudards et gens de tous états.

—Votre proposition m’agrée fort, brave Hérode, répondit Sigognac, mais prévenez Scapin qu’il reste à l’hôtel, et de son œil de renard surveille les allants et venants dont les façons ne seraient pas bien claires. Qu’il ne quitte pas Isabelle. La vengeance de Vallombreuse rôde autour de nous, cherchant à nous dévorer. Cette nuit j’ai revu les quatre marauds que nous avons si bien accommodés en la ruelle de Poitiers. Leur dessein était, je l’imagine, de forcer ma porte, de me surprendre au milieu de mon sommeil et de me faire un mauvais parti. Comme je veillais avec l’idée de quelque embûche à l’endroit de notre jeune amie, leur projet n’a pu s’effectuer, et, se voyant découverts, ils se sont sauvés dare dare sur leurs chevaux, qui les attendaient tout sellés à l’écurie sous prétexte qu’ils voulaient matinalement partir.

—Je ne pense pas, répondit le Tyran, qu’ils osent rien tenter de jour. L’aide viendrait au moindre appel, et ils doivent d’ailleurs avoir encore le nez cassé de leur déconvenue. Scapin, Blazius et Léandre suffiront bien à garder Isabelle jusqu’à notre rentrée au logis. Mais de crainte de quelque querelle ou algarade par les rues, je vais prendre mon épée pour appuyer la vôtre au besoin.»

Cela dit, le Tyran boucla son majestueux abdomen d’un ceinturon soutenant une longue et solide rapière. Il jeta sur le coin de son épaule un petit manteau court qui ne pouvait embarrasser ses mouvements, et il enfonça jusqu’au sourcil son feutre à plume rouge; car il faut se méfier, quand on passe les ponts, du vent de bise ou de galerne, lequel a bientôt fait d’envoyer un chapeau à la rivière, au grand ébaudissement des pages, laquais et galopins. Telle était la raison que donnait Hérode de cette coiffure ainsi rabattue, mais l’honnête comédien pensait que cela pourrait peut-être nuire plus tard à Sigognac gentilhomme d’avoir été vu publiquement avec un histrion. C’est pourquoi il dissimulait autant que possible sa figure trop connue du populaire.

A l’angle de la rue Dauphine, Hérode fit remarquer à Sigognac, sous le porche des Grands-Augustins, les gens qui venaient acheter la viande saisie chez les bouchers les jours défendus et se ruaient pour en avoir quelque quartier à bas prix. Il lui montra aussi les nouvellistes, agitant entre eux les destins des royaumes, remaniant à leur gré les frontières, partageant les empires et rapportant de point en point les discours que les ministres avaient tenus seuls en leurs cabinets. Là se débitaient les gazettes, les libelles, écrits satiriques et autres menues brochures colportées sous le manteau. Tout ce monde chimérique avait la mine hâve, l’air fou et le vêtement délabré.

«Ne nous arrêtons pas, dit Hérode, à écouter leurs billevesées, nous n’en aurions jamais fini; à moins pourtant que vous ne teniez à savoir le dernier édit du sophi de Perse ou le cérémonial usité à la cour du Prêtre-Jean. Avançons de quelques pas et nous allons jouir d’un des plus beaux spectacles de l’univers, et tels que les théâtres n’en présentent point dans leurs décorations de pièces à machines.»

En effet, la perspective qui se déploya devant les yeux de Sigognac et de son guide, lorsqu’ils eurent franchi les arches jetées sur le petit cours de l’eau, n’avait pas alors et n’a pas encore de rivale au monde. Le premier plan en était formé par le pont lui-même avec les gracieuses demi-lunes pratiquées au-dessus de chaque pile. Le Pont-Neuf n’était pas chargé, comme le pont au Change et le pont Saint-Michel, de deux files de hautes maisons. Le grand monarque qui l’avait fait bâtir n’avait pas voulu que de chétives et maussades constructions obstruassent la vue du somptueux palais où résident nos rois, et qu’on découvre de ce point en tout son développement.

Sur le terre-plein formant la pointe de l’île, avec l’air calme d’un Marc-Aurèle, le bon roi chevauchait sa monture de bronze au sommet d’un piédestal où s’adossait à chaque angle un captif de métal se contournant dans ses liens. Une grille en fer battu, à riches volutes, l’entourait pour préserver sa base des familiarités et irrévérences de la plèbe; car, parfois, enjambant la grille, les polissons se risquaient à monter en croupe du débonnaire monarque, surtout les jours d’entrée royale ou d’exécution curieuse. Le ton sévère du bronze se détachait en vigueur sur le vague de l’air et le fond des coteaux lointains qu’on apercevait au delà du pont Rouge.

Du côté de la rive gauche, au-dessus des maisons, jaillissait la flèche de Saint-Germain des Prés, la vieille église romane, et se dressaient les hauts toits de l’hôtel de Nevers, grand palais toujours inachevé. Un peu plus loin, la tour, antique reste de l’hôtel de Nesle, trempait son pied dans la rivière, au milieu d’un monceau de décombres, et quoique depuis longtemps à l’état de ruine, gardait encore une fière attitude sur l’horizon. Au delà, s’étendait la Grenouillère, et dans une vague brume azurée l’on distinguait au bord du ciel les trois croix plantées au haut du Calvaire ou mont Valérien.

Le Louvre occupait splendidement la rive droite éclairée et dorée par un gai rayon de soleil, plus lumineux que chaud, comme peut l’être un soleil d’hiver, mais qui donnait un singulier relief aux détails de cette architecture à la fois noble et riche. La longue galerie réunissant le Louvre aux Tuileries, disposition merveilleuse qui permet au roi d’être tour à tour, quand bon lui semble, dans sa bonne ville ou dans la campagne, déployait ses beautés nonpareilles, fines sculptures, corniches historiées, bossages vermiculés, colonnes et pilastres à égaler les constructions des plus habiles architectes grecs ou romains.

A partir de l’angle où s’ouvre le balcon de Charles IX le bâtiment faisait une retraite, laissant place à des jardins et à des constructions parasites, champignons poussés au pied de l’ancien édifice. Sur le quai, des ponceaux arrondissaient leurs arcades, et un peu plus en aval que la tour de Nesle s’élevait une cour, reste du vieux Louvre de Charles V, flanquant la porte bâtie entre le fleuve et le palais. Ces deux vieilles tours, couplées à la mode gothique, se faisant face diagonalement, ne contribuaient pas peu à l’agrément de la perspective. Elles rappelaient le temps de la féodalité, et tenaient leur place parmi les architectures neuves et de bon goût, comme une chaire à l’antique ou quelque vieux dressoir en chêne curieusement ouvré au milieu de meubles modernes plaqués d’argent et de dorures. Ces reliques des siècles disparus donnent aux cités une physionomie respectable, et l’on devrait bien se garder de les faire disparaître.

Au bout du jardin des Tuileries, où finit la ville, on distinguait la porte de la Conférence, et le long du fleuve, au delà du jardin, les arbres du Cours-la-Reine, promenade favorite des courtisanes et personnes de qualité qui vont là faire montre de leurs carrosses.

Les deux rives, dont nous venons de tirer un crayon rapide, encadraient comme deux coulisses la scène animée que présentait la rivière sillonnée de barques allant d’un bord à l’autre, obstruée de bateaux amarrés et groupés près de la berge, ceux-là chargés de foin, ceux-ci de bois et autres denrées. Près du quai, au bas du Louvre, les galiotes royales attiraient l’œil par leurs ornements sculptés et dorés et leurs pavillons aux couleurs de France.

En ramenant le regard vers le pont, on apercevait par-dessus les faîtes aigus des maisons semblables à des cartes appuyées l’une contre l’autre, les clochetons de Saint-Germain l’Auxerrois. Ce point de vue suffisamment contemplé, Hérode conduisit Sigognac devant la Samaritaine.

«Encore que ce soit le rendez-vous des nigauds qui restent là de longs espaces de temps à attendre que le clocheteur de métal frappe l’heure sur le timbre de l’horloge, il y faut aller et faire comme les autres. Un peu de badauderie ne messied point au voyageur nouveau débarqué. Il y aurait plus de sauvagerie que de sagesse à mépriser avec rebuffades sourcilleuses ce qui fait le charme du populaire.»

C’est en ces termes que le Tyran s’excusait près de son compagnon pendant que tous deux faisaient pied de grue au bas de la façade du petit édifice hydraulique, et regardaient, attendant aussi que l’aiguille arrivât à mettre en branle le joyeux carillon, le Jésus de plomb doré parlant à la Samaritaine accoudée sur la margelle du puits, le cadran astronomique avec son zodiaque et sa pomme d’ébène marquant le cours du soleil et de la lune, le mascaron vomissant l’eau puisée au fleuve, l’Hercule à gaîne supportant tout ce système de décoration, et la statue creuse servant de girouette comme la Fortune à la Dogana de Venise et la Giralda à Séville.

La pointe de l’aiguille atteignit enfin le chiffre X; les clochettes se mirent à tintinnabuler le plus joyeusement du monde avec leurs petites voix grêles, argentines ou cuivrées, chantant un air de sarabande; le clocheteur leva son bras d’airain, et le marteau descendit autant de fois sur le timbre qu’il y avait d’heures à piquer. Ce mécanisme, ingénieusement élaboré par le Flamand Lintlaer, amusa beaucoup Sigognac, lequel, bien que spirituel de nature, était fort neuf en beaucoup de choses, n’ayant jamais quitté sa gentilhommière au milieu des landes.

«Maintenant, dit Hérode, tournons-nous de l’autre côté; la vue n’est du tout si magnifique par là. Les maisons du pont au Change la bornent trop étroitement. Les bâtisses du quai de la Mégisserie ne valent rien; cependant cette tour Saint-Jacques, ce clocher de Saint-Méderic et ces flèches d’églises lointaines annoncent bien leur grande ville. Et sur l’île du palais, au quai du grand cours de l’eau, ces maisons régulières de briques rouges, reliées par des chaînes de pierre blanche, ont un aspect monumental que termine heureusement la vieille tour de l’Horloge coiffée de son toit en éteignoir, qui souvent perce à propos la brume du ciel. Cette place Dauphine ouvrant son triangle en face du roi de bronze, et laissant voir la porte du Palais, peut se ranger parmi les mieux ordonnées et les plus propres. La flèche de la Sainte-Chapelle, cette église à deux étages, si célèbre par son trésor et ses reliques, domine de façon gracieuse ses hauts toits d’ardoises percés de lucarnes ornementées et qui luisent d’un éclat tout neuf, car il n’y a pas longtemps que ces maisons sont bâties, et en mon enfance j’ai joué à la marelle sur le terrain qu’elles occupent; grâce à la munificence de nos rois, Paris s’embellit tous les jours à la grande admiration des étrangers, qui, de retour dans leur pays, en racontent merveilles, le trouvant amélioré, agrandi et quasi neuf à chaque voyage.

—Ce qui m’étonne, répondait Sigognac, encore plus que la grandeur, richesse et somptuosité des bâtiments tant publics que privés, c’est le nombre infini des gens qui pullulent et grouillent en ces rues, places et ponts comme des fourmis dont on vient de renverser la fourmilière, et qui courent éperdus de çà, de là, avec des mouvements dont on ne peut soupçonner le but. Il est étrange à penser que parmi les individus qui composent cette inépuisable multitude, chacun a une chambre, un lit bon ou mauvais, et mange à peu près tous les jours, sans quoi il mourrait de malemort. Quel prodigieux amas de victuailles, combien de troupeaux de bœufs, de muids de farine, de poinçons de vin il faut pour nourrir tout ce monde amoncelé sur le même point, tandis qu’en nos landes on rencontre à peine un habitant de loin en loin!»

En effet, l’affluence du populaire qui circulait sur le Pont-Neuf avait de quoi surprendre un provincial. Au milieu de la chaussée se suivaient et se croisaient des carrosses à deux ou quatre chevaux, les uns fraîchement peints et dorés, garnis de velours avec glaces aux portières se balançant sur un moelleux ressort, peuplés de laquais à l’arrière-train et guidés par des cochers à trognes vermeilles en grande livrée, qui contenaient à peine, parmi cette foule, l’impatience de leur attelage; les autres moins brillants, aux peintures ternies, aux rideaux de cuir, aux ressorts énervés, traînés par des chevaux beaucoup plus pacifiques dont la mèche du fouet avait besoin de réveiller l’ardeur et qui annonçaient chez leurs maîtres une moindre opulence. Dans les premiers, à travers les vitres, on apercevait des courtisans magnifiquement vêtus, des dames coquettement attifées; dans les seconds des robins, docteurs et autres personnages graves. A tout cela se mêlaient des charrettes chargées de pierre, de bois ou de tonneaux, conduites par des charretiers brutaux à qui les embarras faisaient renier Dieu avec une énergie endiablée. A travers ce dédale mouvant de chars, les cavaliers cherchaient à se frayer un passage et ne manœuvraient pas si bien qu’ils n’eussent parfois la botte effleurée et crottée par un moyeu de roue. Les chaises à porteurs, les unes de maîtres, les autres de louage, tâchaient de se tenir sur les bords du courant pour n’en être point entraînées, et longeaient autant que possible les parapets du pont. Vint à passer un troupeau de bœufs, et le désordre fut à son comble. Les bêtes cornues, nous ne voulons pas parler des bipèdes mariés qui lors traversaient le Pont-Neuf, mais bien des bœufs, couraient çà et là, baissant la tête, effarés, harcelés par les chiens, bâtonnés par les conducteurs. A leur vue les chevaux s’effrayaient, piaffaient et faisaient des pétarades. Les passants se sauvaient de peur d’être encornés, et les chiens se glissant entre les jambes des moins lestes les écartaient du centre de gravité et les faisaient choir plats comme porcs. Même une dame fardée et mouchetée, toute passequillée de jayet et de rubans couleur de feu, qui semblait quelque prêtresse de Vénus en quête d’aventure, trébucha de ses hauts patins et s’étala sur le dos, sans se faire mal, comme ayant habitude de telles chutes, ne manquèrent pas à dire les mauvais plaisants qui lui donnèrent la main pour se relever. D’autres fois, c’était une compagnie de soldats se rendant à quelque poste, enseignes déployées et tambour en tête, et il fallait bien que la foule fît place à ces fils de Mars accoutumés à ne point rencontrer de résistance.

«Tout ceci, dit Hérode à Sigognac que ce spectacle absorbait, n’est que de l’ordinaire. Tâchons de fendre la presse et de gagner les endroits où se tiennent les originaux du Pont-Neuf, figures extravagantes et falotes qu’il est bon de considérer de plus près. Nulle autre ville que Paris n’en produit de si hétéroclites. Elles poussent entre ses pavés comme fleurs ou plutôt champignons difformes et monstrueux auxquels aucun sol ne convient comme cette boue noire. Eh! tenez, voici précisément le Périgourdin du Maillet, dit le poëte crotté, qui fait la cour au roi de bronze. Les uns prétendent que c’est un singe échappé de quelque ménagerie; d’autres affirment que c’est un des chameaux ramenés par M. de Nevers. On n’a pas encore résolu le problème: moi je le tiens pour homme à sa folie, à son arrogance, à sa malpropreté. Les singes cherchent leur vermine et la croquent par esprit de vengeance et représailles; lui ne prend pas un tel soin; les chameaux se lissent le poil et s’aspergent de poussière comme de poudre d’iris; ils ont d’ailleurs plusieurs estomacs

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