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Le capitaine Fracasse

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Eh! tenez, voici le Périgourdin du Maillet, dit le poète crotté... (Page 294.)

et ruminent leur nourriture: ce que celui-ci ne saurait faire, car il a toujours le jabot vide comme la tête. Jetez-lui quelque aumône; il la prendra en maugréant et en vous maudissant. C’est donc bien un homme, puisqu’il est fol, sale et ingrat.»

Sigognac tira de son escarcelle une pièce blanche qu’il tendit au poëte qui, d’abord, enfoncé dans une rêverie profonde comme sont d’habitude ces gens blessés de cervelle et fantastiques d’humeur, ne voyait pas le Baron planté devant lui. Il l’aperçut enfin, et sortant de sa méditation creuse, il prit la pièce d’un geste brusque et fou et la plongea dans sa pochette en grommelant quelques vagues injures, puis, le démon des vers s’emparant de nouveau de lui, il se mit à brocher des babines, à rouler des yeux, à faire des grimaces aussi curieuses au moins que celles des mascarons sculptés par Germain Pilon sous la corniche du Pont-Neuf, accompagnant le tout de mouvements de doigts pour scander les pieds du vers qu’il murmurait entre ses dents, qui le rendaient semblable à un joueur de mourre, et réjouissaient les polissons réunis en cercle autour de lui.

Ce poëte, il faut le dire, était plus singulièrement accoutré que l’effigie de Mardi-Gras, quand on la mène brûler au mercredi des Cendres, ou qu’un de ces mannequins qu’on suspend dans les vergers ou dans les vignes pour effrayer la gourmandise des oiseaux. On eût dit, à le voir, que le clocheteur de la Samaritaine, le petit More du Marché-Neuf ou le Jacquemard de Saint-Paul se fussent allés vêtir à la friperie. Un vieux feutre roussi par le soleil, lavé par la pluie, ceint d’un cordon de graisse, accrété, en guise de plumet, d’une plume de coq rongée aux mites, plus comparable à une chausse à filtrer d’apothicaire qu’à une coiffure humaine, lui descendait jusqu’au sourcil, le forçant à relever le nez pour voir, car les yeux étaient presque occultés sous ce bord flasque et crasseux. Son pourpoint, d’une étoffe et d’une couleur indescriptibles, paraissait de meilleure humeur que lui, car il riait par toutes les coutures. Ce vêtement facétieux crevait de gaieté et aussi de vieillesse, ayant vécu plus d’années que Mathusalem. Une lisière de drap de frise lui servait de ceinture et de baudrier, et soutenait en guise d’épée un fleuret démoucheté dont la pointe, comme un soc de charrue, creusait le pavé derrière lui. Des grègues de satin jaune, qui jadis avait déguisé les masques à quelque entrée de ballet, s’engloutissaient dans des bottes, l’une de pêcheur d’huîtres, en cuir noir, l’autre à genouillère, en cuir blanc de Russie, celle-ci à pied plat, l’autre à pied tortu, ergotée d’un éperon, et que sa semelle feuilletée eût abandonnée depuis longtemps sans le secours d’une ficelle faisant plusieurs tours sur le pied comme les bandelettes d’un cothurne antique. Un roquet de bourracan rouge, que toutes les saisons retrouvaient à son poste, complétait cet ajustement qui eût fait honte à un cueilleur de pommes du Perche, et dont notre poëte ne semblait pas médiocrement fier. Sous les plis du roquet, à côté du pommeau de la brette chargée sans doute de le défendre, un chignon de pain montrait son nez.

Plus loin, dans une des demi-lunes pratiquées au-dessus de chaque pile, un aveugle, accompagné d’une grosse commère qui lui servait d’yeux, braillait des couplets gaillards, ou, d’un ton comiquement lugubre, psalmodiait une complainte sur la vie, les forfaits et la mort d’un criminel célèbre. A un autre endroit, un charlatan, revêtu d’un costume en serge rouge, se démenait, un pélican à la main, sur une estrade enjolivée par des guirlandes de dents canines, incisives ou molaires, enfilées dans des fils de laiton. Il débitait aux badauds attroupés une harangue où il se faisait fort d’enlever sans douleur (pour lui-même) les chicots les plus rebelles et les mieux enracinés, d’un coup de sabre ou de pistolet, au choix des personnes, à moins, cependant, qu’elles ne préférassent être opérées par les moyens ordinaires. «Je ne les arrache pas... s’écriait-il d’une voix glapissante. Je les cueille! Allons, que celui d’entre vous qui jouit d’une mauvaise denture entre dans le cercle sans crainte, et je vais le guérir à l’instant!»

Une espèce de rustre, dont la joue ballonnée témoignait qu’il souffrait d’une fluxion, vint s’asseoir sur la chaise, et l’opérateur lui plongea dans la bouche la redoutable pince d’acier poli. Le malheureux, au lieu de se retenir aux bras du fauteuil, suivait sa dent, qui avait bien de la peine à se séparer de lui, et se soulevait à plus de deux pieds en l’air, ce qui amusait beaucoup la foule. Une saccade brusquement donnée finit son supplice, et l’opérateur brandit au-dessus des têtes son trophée tout sanglant!

Pendant cette scène grotesque, un singe attaché sur l’estrade par une chaînette rivée à un ceinturon de cuir qui lui sanglait les

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... je vais le guérir à l’instant! (Page 296.)

reins, contrefaisait d’une façon comique les cris, gestes et contorsions du patient.

Ce spectacle ridicule ne retint pas longtemps Hérode et Sigognac, qui s’arrêtèrent plus volontiers aux marchands de gazettes et aux bouquinistes installés sur les parapets. Même le Tyran fit remarquer à son compagnon un gueux tout déguenillé qui s’était établi en dehors du pont, sur l’épaisseur de la corniche, sa béquille et son écuelle auprès de lui, et de là haussant le bras, mettait son chapeau crasseux sous le nez des gens penchés pour feuilleter un livre ou regarder le cours de l’eau, afin qu’ils y jetassent un double ou un teston, ou plus s’il leur plaisait, car il ne refusait aucune monnaie, étant bien capable de faire passer la fausse.

«Chez nous, dit Sigognac, il n’y a que les hirondelles qui logent aux corniches, ici ce sont les hommes!

—Vous appelez ce maraud un homme! dit Hérode, c’est bien de la politesse, mais chrétiennement il ne faut mépriser personne. Au reste, il y a de tout sur ce pont, peut-être même d’honnêtes gens, puisque nous y sommes. D’après le proverbe, on n’y saurait passer sans rencontrer un moine, un cheval blanc et une drôlesse. Voici précisément un frocard qui se hâte faisant claquer sa sandale, le cheval blanc n’est pas loin; eh! pardieu regardez devant vous; cette rosse qui fait la courbette comme entre les piliers. Il ne manque plus que la courtisane. Nous n’attendrons pas longtemps. Au lieu d’une il en vient trois, la gorge découverte, fardées en roue de carrosse, et riant d’un rire affecté pour montrer leurs dents. Le proverbe n’a pas menti.»

Tout à coup un tumulte se fit entendre à l’autre bout du pont, et la foule courut au bruit. C’étaient des bretteurs qui s’escrimaient sur le terre-plein au pied de la statue, comme en l’endroit le plus libre et le plus dégagé. Ils criaient: Tue! tue! et faisaient mine de se charger avec furie. Mais ce n’étaient qu’estocades simulées, que bottes retenues et courtoises comme dans les duels de comédie, où, tant tués que blessés, il n’y a jamais personne de mort. Ils se battaient deux contre deux, et paraissaient animés d’une rage extrême, écartant les épées qu’interposaient leurs compagnons pour les séparer. Cette feinte querelle avait pour but de produire un rassemblement pour que, parmi la foule, les coupe-bourses et les tire-laines pussent faire leurs coups tout à l’aise. En effet, plus d’un curieux qui était entré dans le groupe un beau manteau doublé de panne sur l’épaule, et la pochette bien garnie, sortit de la presse en simple pourpoint, et ayant dépensé son argent sans le savoir. Sur quoi les bretteurs, qui ne s’étaient jamais brouillés, s’entendant comme larrons en foire qu’ils étaient, se réconcilièrent et se secouèrent la main avec grande affectation de loyauté, déclarant l’honneur satisfait. Ce qui n’était vraiment pas difficile; l’honneur de tels maroufles ne devait point avoir de bien sensibles délicatesses.

Sigognac, sur l’avis d’Hérode, ne s’était pas trop approché des combattants, de sorte qu’il ne pouvait les voir que confusément à travers les interstices que laissaient au regard les têtes et les épaules des curieux. Cependant il lui sembla reconnaître dans ces quatre drôles les hommes dont il avait, la nuit précédente, surveillé les mystérieuses allures à l’auberge de la rue Dauphine, et il communiqua son soupçon à Hérode. Mais déjà les bretteurs s’étaient prudemment éclipsés derrière la foule, et il eût été plus malaisé de les retrouver qu’une aiguille en un tas de foin.

«Il est possible, dit Hérode, que cette querelle n’ait été qu’un coup monté pour vous attirer sur ce point, car nous devons être suivis par les émissaires du duc de Vallombreuse. Un des bretteurs eût feint d’être gêné ou choqué de votre présence, et, sans vous laisser le temps de dégainer, il vous eût porté comme par mégarde quelque botte assassine, et, au besoin, ses camarades vous auraient achevé. Le tout eût été mis sur le dos d’une rencontre et rixe fortuite. En de telles algarades, celui qui a reçu les coups les garde. La préméditation et le guet-apens ne se peuvent prouver.

—Cela me répugne, répondit le généreux Sigognac, de croire un gentilhomme capable de cette bassesse de faire assassiner son rival par des gladiateurs. S’il n’est pas satisfait d’une première rencontre, je suis prêt à croiser de nouveau le fer avec lui, jusqu’à ce que la mort de l’un ou de l’autre s’ensuive. C’est ainsi que les choses se passent entre gens d’honneur.

—Sans doute, répliqua Hérode, mais le duc sait bien, quelque enragé qu’il soit d’orgueil, que l’issue du combat ne pourrait manquer de lui être funeste. Il a tâté de votre lame et en a senti la pointe. Croyez qu’il conserve de sa défaite une rancune diabolique,

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Vous appelez ce maraud un homme! dit Hérode... (Page 297.)

et ne sera pas délicat sur les moyens d’en tirer vengeance.

—S’il ne veut pas l’épée, battons-nous à cheval au pistolet, dit Sigognac, il ne pourra ainsi arguer de ma force à l’escrime.»

En discourant de la sorte, les deux compagnons gagnèrent le quai de l’École, et là un carrosse faillit écraser Sigognac, encore qu’il se fût rangé promptement. Sa taille mince lui valut de n’être pas aplati sur la muraille, tant la voiture le serrait de près, bien qu’il y eût de l’autre côté assez de place, et que le cocher, par une légère inflexion imprimée à ses chevaux, eût pu éviter ce passant qu’il semblait poursuivre. Les glaces de ce carrosse étaient levées, et les rideaux intérieurs abaissés; mais qui les eût écartés eût vu un seigneur magnifiquement habillé, dont une bande de taffetas noir plié en écharpe soutenait le bras. Malgré le reflet rouge des rideaux fermés, il était pâle, et les arcs minces de ses sourcils noirs se dessinaient dans une mate blancheur. De ses dents, plus pures que des perles, il mordait jusqu’au sang sa lèvre inférieure, et sa moustache fine, roidie par des cosmétiques, se hérissait avec des contractions fébriles comme celle du tigre flairant sa proie. Il était parfaitement beau, mais sa physionomie avait une telle expression de cruauté, qu’elle eût plutôt inspiré l’effroi que l’amour, du moins en ce moment, où des passions haineuses et mauvaises la décomposaient. A ce portrait, esquissé en soulevant le rideau d’une voiture qui passe à toute vitesse, on a sans doute reconnu le jeune duc de Vallombreuse.

«Encore ce coup manqué, dit-il, pendant que le carrosse l’emportait le long des Tuileries vers la porte de la Conférence. J’avais pourtant promis à mon cocher vingt-cinq louis, s’il était assez adroit pour accrocher ce damné Sigognac et le rouer contre une borne comme par accident. Décidément mon étoile pâlit; ce petit hobereau de campagne l’emporte sur moi. Isabelle l’adore et me déteste. Il a battu mes estafiers, il m’a blessé moi-même. Fût-il invulnérable et protégé par quelque amulette, il faut qu’il meure, ou j’y perdrai mon nom et mon titre de duc.

«Humph! fit Hérode en tirant une longue aspiration de sa poitrine profonde, les chevaux de ce carrosse semblent avoir l’humeur de ceux de Diomède, lesquels couraient sus aux hommes, les déchiraient et se nourrissaient de leur chair. Vous n’êtes pas blessé, au moins? Ce cocher de malheur vous voyait fort bien, et je gagerais ma plus belle recette qu’il cherchait à vous écraser, lançant son attelage de propos délibéré contre vous, pour quelque dessein ou vengeance occulte. J’en suis certain. Avez-vous remarqué s’il y avait quelque armoirie peinte sur les portières? En votre qualité de gentilhomme, vous connaissez la noble science héraldique, et les blasons des principales familles vous sont familiers.

—Je ne saurais le dire, répondit Sigognac; un héraut d’armes même, en cette conjoncture, n’aurait pas discerné les émaux et couleurs d’un écu, encore moins ses partitions, figures et pièces honorables. J’avais trop affaire d’esquiver la machine roulante pour voir si elle était historiée de lions léopardés ou issants, d’alérions ou de merlettes, de besans ou de tourteaux, de croix cléchées ou vivrées, ou de tous autres emblèmes.

—Cela est fâcheux, répliqua Hérode; cette remarque nous eût mis sur la trace et fait trouver peut-être le fil de cette noire intrigue; car il est évident qu’on cherche à se défaire de vous, quibuscumque viis, comme dirait le pédant Blazius en son latin... Quoique la preuve manque, je ne serais nullement étonné que ce carrosse appartînt au duc de Vallombreuse, qui voulait se donner le plaisir de faire passer son char sur le corps de son ennemi.

—Quelle pensée avez-vous là, seigneur Hérode? fit Sigognac; ce serait une action basse, infâme et scélérate, par trop indigne d’un gentilhomme de grande maison comme est, après tout, ce Vallombreuse. D’ailleurs, ne l’avons-nous pas laissé en son hôtel de Poitiers, assez mal accommodé de sa blessure? comment se trouverait-il déjà à Paris, où nous ne sommes arrivés que d’hier?

—Ne nous sommes-nous point arrêtés assez longtemps à Orléans et à Tours, où nous avons donné des représentations, pour qu’il ait pu, avec les équipages dont il dispose, nous suivre et même nous devancer? Quant à sa blessure, soignée par les plus excellents médecins, elle a dû bientôt se fermer et se cicatriser. Elle n’était pas, d’ailleurs, de nature assez dangereuse pour empêcher un homme jeune et plein de vigueur de voyager tout à son aise en carrosse ou en litière. Il faut donc, mon cher Capitaine, vous bien tenir sur vos gardes, car on cherche à vous monter quelque coup de Jarnac ou à vous faire tomber en quelque embûche sous forme d’accident. Votre mort livrerait sans défense Isabelle aux entreprises du duc. Que pourrions-nous contre un si puissant seigneur, nous autres pauvres histrions? S’il est douteux que Vallombreuse soit à Paris, ses émissaires, du moins, l’y remplacent, puisque cette nuit même, si vous n’aviez pas veillé sous les armes, ému d’un juste soupçon, ils vous auraient gentiment égorgillé en votre chambrette.»

Les raisons qu’alléguait Hérode étaient trop plausibles pour être discutées; aussi le Baron n’y répondit-il que par un signe d’assentiment, et porta-t-il la main sur la garde de son épée, qu’il tira à demi, afin de s’assurer qu’elle jouait bien et ne tenait point au fourreau.

Tout en causant, les deux compagnons s’étaient avancés le long du Louvre et des Tuileries jusqu’à la porte de la Conférence, par où l’on va au Cours-la-Reine, lorsqu’ils virent devant eux un grand tourbillon de poussière où papillotaient des éclairs d’armes et des luisants de cuirasse. Ils se rangèrent pour laisser passer cette cavalerie qui précédait la voiture du roi, qui revenait de Saint-Germain au Louvre. Ils purent voir dans le carrosse, car les glaces étaient baissées et les rideaux écartés, sans doute pour que le populaire contemplât tout son soûl le monarque arbitre de ses destinées, un fantôme pâle, vêtu de noir, le cordon bleu sur la poitrine, aussi immobile qu’une effigie de cire. De longs cheveux bruns encadraient ce visage mort attristé par un incurable ennui, un ennui espagnol, à la Philippe II, comme l’Escurial seul peut en mitonner dans son silence et sa solitude. Les yeux ne semblaient pas réfléchir les objets; aucun désir, aucune pensée, aucun vouloir n’y mettait sa flamme. Un dégoût profond de la vie avait relâché la lèvre inférieure, qui tombait morose avec une sorte de moue boudeuse. Les mains blanches et maigres posaient sur les genoux, comme celles de certaines idoles égyptiennes. Cependant il y avait encore une majesté royale dans cette morne figure qui personnifiait la France, et en qui se figeait le généreux sang de Henri IV.

La voiture passa comme un éblouissement, suivie d’un gros de cavaliers qui fermaient l’escorte. Sigognac resta tout rêveur de cette apparition. En son imagination naïve, il se représentait le roi comme un être surnaturel, rayonnant dans sa puissance au milieu d’un soleil d’or et de pierreries, fier, splendide, triomphal, plus beau, plus grand, plus fort que tous les autres; et il n’avait vu qu’une figure triste, chétive, ennuyée, souffreteuse, presque pauvre d’aspect, dans un costume sombre comme le deuil, et ne paraissant pas s’apercevoir du monde extérieur, occupée qu’elle était de quelque lugubre rêverie. «Eh quoi! se disait-il en lui-même, voilà le roi, celui en qui se résument tant de millions d’hommes, qui trône au sommet de la pyramide, vers qui tant de mains se tendent d’en bas suppliantes, qui fait taire ou gronder les canons, élève ou abaisse, punit ou récompense, dit «grâce» s’il le veut, quand la justice dit «mort», et peut changer d’un mot une destinée! Si son regard tombait sur moi, de misérable je deviendrais riche, de faible puissant; un homme inconnu se développerait salué et flatté de tous. Les tourelles ruinées de Sigognac se relèveraient orgueilleusement; des domaines viendraient s’ajouter à mon patrimoine rétréci. Je serais seigneur du mont et de la plaine! Mais comment penser que jamais il me découvre dans cette fourmilière humaine qui grouille vaguement à ses pieds et qu’il ne regarde pas? Et quand même il m’aurait vu, quelle sympathie peut-il se former entre nous?»

Ces réflexions, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de rapporter, occupaient Sigognac, qui marchait silencieusement à côté de son compagnon. Hérode respecta cette rêverie, se divertissant à regarder les équipages aller et venir. Puis il fit observer au Baron qu’il allait être midi, et qu’il était temps de diriger l’aiguille de la boussole vers le pôle de la soupe, rien n’étant pire qu’un dîner froid, si ce n’est un dîner réchauffé.

Sigognac se rendit à ce raisonnement péremptoire, et ils reprirent le chemin de leur auberge. Rien de particulier n’avait eu lieu en leur absence. Il ne s’était passé que deux heures. Isabelle, tranquillement assise à table devant un potage étoilé de plus d’yeux que le corps d’Argus, accueillit son ami avec son doux sourire habituel en lui tendant sa blanche main. Les comédiens lui adressèrent des questions badines ou curieuses sur son excursion à travers la ville, lui demandant s’il possédait encore son manteau, son mouchoir et sa bourse. A quoi Sigognac répondit joyeusement par l’affirmative. Cette aimable causerie lui fit bientôt oublier ses sombres préoccupations, et il en vint à se demander en lui-même s’il n’était pas la dupe d’une imagination hypocondriaque qui ne voyait partout qu’embûches.

Il avait raison cependant, et ses ennemis, pour quelques tentatives avortées, ne renonçaient point à leurs noirs projets. Mérindol, menacé par le duc d’être rendu aux galères d’où il l’avait tiré s’il ne le défaisait de Sigognac, se résolut à requérir l’aide d’un brave de ses amis, à qui nulle entreprise ne répugnait, quelque hasardeuse qu’elle fût, si elle était bien payée. Il ne se sentait pas de force à venir a bout du Baron, qui d’ailleurs le connaissait maintenant, ce qui en rendait l’approche difficile, vu qu’il était sur ses gardes.

Mérindol alla donc à la recherche de ce spadassin qui demeurait place du Marché-Neuf, près du Petit-Pont, endroit peuplé principalement de bretteurs, filous, tireurs de laine et autres gens de mauvaise vie.

Avisant parmi les hautes maisons noires, qui s’épaulaient comme ivrognes ayant peur de tomber, une plus noire, plus délabrée, plus lépreuse encore que les autres, dont les fenêtres, débordant d’immondes guenilles, ressemblaient à des ventres ouverts laissant couler leurs entrailles, il s’engagea dans l’allée obscure qui servait d’entrée à cette caverne. Bientôt le jour venant de la rue s’éteignit, et Mérindol, tâtant les murailles suantes et visqueuses comme si des limaçons les eussent engluées de leur bave, trouva parmi l’ombre la corde tenant lieu de rampe à l’escalier, corde qu’on pouvait croire détachée d’un gibet et suiffée de graisse humaine. Il se hissa comme il put par cette échelle de meunier, trébuchant à chaque pas sur les bosses et callosités qu’avait formées à chaque marche la vieille boue entassée là, couche à couche, depuis le temps où Paris s’appelait Lutèce.

Cependant, à mesure que Mérindol avançait dans son ascension périlleuse, les ténèbres se faisaient moins intenses. Une lueur blafarde et brouillée pénétrait à travers les vitres jaunes des jours de souffrance pratiqués pour éclairer l’escalier, et qui donnaient sur une cour noire et profonde comme un puits de mine. Enfin, il arriva au dernier étage à demi suffoqué par les vapeurs méphitiques s’exhalant des plombs. Deux ou trois portes s’ouvraient sur le palier dont le plafond en plâtre sale était enjolivé d’arabesques obscènes, de tire-bouchons et de mots plus que rabelaisiens tracés par la fumée des chandelles, fresques bien dignes d’une pareille bicoque.

L’une de ces portes était entre-bâillée. Mérindol la poussa d’un coup de pied, ne voulant y toucher de la main, et pénétra sans plus de cérémonie dans l’unique chambre composant le Louvre du bretteur Jacquemin Lampourde.

Une âcre fumée lui piqua les yeux et le gosier, si bien qu’il se prit à tousser comme un chat qui avale des plumes en croquant un oiseau, et qu’il se passa bien deux minutes avant qu’il pût parler. Profitant de la porte ouverte, la fumée se répandit sur le palier, et le brouillard devenant moins épais, le visiteur put discerner à peu près l’intérieur de la chambre.

Ce repaire mérite une description particulière, car il est douteux que l’honnête lecteur ait jamais mis le pied dans un taudis pareil, et il ne saurait se faire l’idée d’un tel dénûment.

Le bouge était meublé principalement de quatre murs le long desquels les infiltrations du toit avaient dessiné des îles inconnues et des fleuves qu’on ne rencontre en aucune carte géographique. Aux endroits à portée de la main, les locataires successifs du taudis s’étaient amusés à graver au couteau leurs noms incongrus, baroques ou hideux, par suite de ce penchant qui pousse les plus obscurs à laisser une trace de leur passage en ce monde. A ces noms souvent était accolé un nom de femme, Iris de carrefour, que surmontait un cœur percé d’une flèche semblable à une arête de poisson. D’autres, plus artistes, avec un bout de charbon retiré des cendres, avaient essayé de croquer quelque profil grotesque, une pipe entre les dents, ou quelque pendu tirant la langue et gambadant au bout d’une potence.

Sur le bord de la cheminée, où fumaient en bavant les branches d’un cotret volé, s’entassait dans la poussière un monde d’objets bizarres: une bouteille ayant, plantée dans le goulot, une chandelle à demi consumée, dont le suif avait coulé en larges nappes sur le verre, vrai flambeau d’enfant prodigue et de biberon; un cornet de tric-trac, trois dés plombés, les Heures de Robert Besnières, à l’usage du lansquenet, un fagot de bouts de vieilles pipes, un pot en grès à mettre du pétun, un chausson renfermant un peigne édenté, une lanterne sourde arrondissant sa lentille comme une prunelle d’oiseau de nuit, des paquets de clefs, sans doute fausses, car il n’y avait en la chambre aucun meuble à ouvrir, un fer à relever la moustache, un angle de miroir au tain rayé comme par les griffes d’un diable, où l’on ne pouvait se voir qu’un œil à la fois, encore ne fallait-il pas que cet œil ressemblât à celui de Junon, qu’Homère appelle Βοῶπις et mille autres brimborions fastidieux à décrire.

En face de la cheminée, sur un pan de muraille moins humide que les autres et tendu d’ailleurs d’un lambeau de serge verte, rayonnait un faisceau d’épées soigneusement fourbies, d’une trempe à l’épreuve et portant sur leur acier la marque des plus célèbres armuriers d’Espagne et d’Italie. Il y avait là des lames à deux tranchants, des lames triangulaires, des lames évidées au milieu pour laisser égoutter le sang; des dagues à large coquille, des coutelas, des poignards, des stylets et autres armes de prix dont la richesse faisait un singulier contraste avec le délabrement du bouge. Pas une tache de rouille, pas un grain de poussière ne les souillaient, c’étaient les outils du tueur, et dans un arsenal princier ils n’eussent pas été mieux entretenus, frottés d’huile, épongés de laine et conservés en leur état primitif. On eût dit qu’ils sortaient tout frais émoulus de la boutique. Lampourde, si négligent pour le reste, y mettait son amour-propre et sa curiosité. Cette recherche, quand on pensait au métier qu’il faisait, prenait un caractère horrible, et sur ces fers si bien polis, des reflets rouges semblaient flamboyer.

De siéges, il n’y en avait point, et l’on était libre de se tenir debout pour grandir, à moins qu’on ne préférât, si l’on ne voulait ménager la semelle de ses souliers, s’asseoir sur un vieux panier défoncé, une malle, ou un étui de luth qui traînait dans un coin.

La table se composait d’un volet abattu sur deux tréteaux. Elle servait aussi de lit. Après avoir fait carousse, le maître du logis s’y allongeait et, prenant le coin de la nappe, qui n’était autre que la panne de son manteau, dont il avait vendu le dessus pour se doubler la panse, il faisait demi-tour du côté de la muraille pour ne plus voir les bouteilles vides, spectacle singulièrement mélancolique aux ivrognes.

C’est dans cette position que Mérindol trouva Jacquemin Lampourde ronflant comme la pédale d’un tuyau d’orgue, bien que toutes les horloges des environs eussent sonné quatre heures de l’après-midi.

Un énorme pâté de venaison, qui montrait dans ses ruines vermeilles des marbrures de pistaches, gisait éventré sur le carreau, et plus qu’à moitié dévoré, comme un cadavre attaqué des loups au fond d’un bois, en compagnie d’un nombre fabuleux de flacons dont on avait sucé l’âme, et qui n’étaient plus que des fantômes de bouteilles, des apparences creuses bonnes à faire du verre cassé.

Un compagnon, que Mérindol n’avait pas aperçu d’abord, dormait à poings tendus sous la table, tenant encore au bec, entre ses dents, le tuyau cassé d’une pipe, dont le fourneau avait roulé à terre tout bourré d’un pétun qu’en son ivresse il avait oublié d’allumer.

«Hé, Lampourde! dit l’estafier de Vallombreuse, c’est assez dormir comme cela; ne me regarde pas avec ces yeux plus ronds que billes. Je ne suis point un commissaire ou un agent qui te vient querir pour te mener au Châtelet. Il s’agit d’une affaire importante: tâche de repêcher ta raison noyée au fond des pots, et de m’écouter.»

Le personnage ainsi interpellé se souleva avec une lenteur somnolente, se mit sur son séant, développa, en s’étirant, de longs bras, dont les poings touchaient presque aux deux murs de la chambre, ouvrit une bouche immense dentée de crocs pointus, et, se tordant la mâchoire, dessina un bâillement formidable, semblable au rictus d’un lion ennuyé, le tout accompagné de gloussements inarticulés et gutturaux.

Ce n’était point un Adonis que Jacquemin Lampourde, bien qu’il se prétendît favorisé des femmes autant que pas un, et même, à l’entendre, des plus hautes et mieux situées. Sa grande taille dont il tirait fierté, ses maigres jambes héronnières, son échine efflanquée, sa poitrine osseuse et cardinalisée à la boisson, qu’on voyait en ce moment par sa chemise entr’ouverte, ses bras de singe assez longs pour qu’il pût nouer ses jarretières sans presque se baisser, ne composaient pas un physique bien agréable; quant à sa figure, un nez prodigieux qui rappelait celui de Cyrano de Bergerac, prétexte de tant de duels, y occupait la place la plus importante. Mais Lampourde s’en consolait avec l’axiome populaire: «Jamais grand nez n’a gâté visage.» Les yeux, quoique brouillés encore d’ivresse et de sommeil, avaient dans leurs prunelles de froids éclairs d’acier annonçant le courage et la résolution. Sur les joues décharnées deux ou trois rides perpendiculaires, pareilles à des coups d’épée, dessinaient

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S’il s’agit de tuer, je suis votre homme... (Page 306.)

leurs lignes rigides qui n’étaient pas précisément des nids d’amours. Une tignasse de cheveux noirs fort emmêlée pleuvait autour de cette physionomie bonne à sculpter sur un manche de violon et dont personne cependant n’avait envie de se moquer, tant l’expression en était inquiétante, narquoise et féroce.

«Que le Maulubec trousse l’animal qui me vient ainsi troubler en mes joies et patauger parmi mes rêves anacréontiques! J’étais heureux; la plus belle princesse de la terre m’accueillait gracieusement. Vous avez fait envoler mon songe.

—Trêve de billevesées, fit Mérindol avec impatience, prête-moi deux minutes ton ouïe et ton attention.

—Je n’écoute personne quand je suis gris, répondit majestueusement Jacquemin Lampourde en s’étayant sur le coude. D’ailleurs j’ai de l’argent, beaucoup d’argent. Nous avons cette nuit détroussé un mylord anglais tout cousu de pistoles, je suis en train de manger et de boire ma part. Mais avec un petit tour de lansquenet ce sera bientôt fini. A ce soir donc les affaires sérieuses. Trouvez-vous à minuit sur le terre-plein du Pont-Neuf au pied du cheval de bronze. J’y serai, frais, limpide, alerte, jouissant de tous mes moyens. Nous accorderons nos flûtes et conviendrons des sommes, lesquelles doivent être considérables, car j’aime à croire qu’on ne dérange pas un brave comme moi pour des friponneries subalternes, des vols insignifiants ou autres menues peccadilles. Décidément le vol m’ennuie, je ne fais plus que l’assassinat, c’est plus noble. On est un carnassier léonin, et non une bête de rapine. S’il s’agit de tuer, je suis votre homme, et encore faut-il que l’attaqué se défende. Les victimes sont si lâches parfois, que cela me dégoûte. Un peu de résistance donne du cœur à l’ouvrage.

—Oh! pour cela sois tranquille, répondit Mérindol avec un mauvais sourire. Tu trouveras à qui parler.

—Tant mieux, fit Jacquemin Lampourde, il y a longtemps que je ne me suis escrimé avec quelqu’un de ma force. Mais en voilà assez. Sur ce, bonsoir, et laissez-moi dormir.»

Mérindol parti, Jacquemin Lampourde essaya de se rendormir, mais en vain. Le sommeil interrompu ne revint pas. Le bretteur se leva, secoua rudement le compagnon qui ronflait sous la table et tous deux s’en allèrent dans un tripot où se jouaient le lansquenet et la bassette. L’assistance était composée de plumets, de spadassins, de filous, de laquais, de clercs, de quelques bourgeois naïfs conduits là par des filles, pauvres pigeons destinés à être plumés vifs. On n’entendait que le bruit des dés roulant dans le cornet et le froissement des cartes battues, car les joueurs sont d’ordinaire silencieux, sauf, en cas de perte, quelques interjections blasphématoires. Après des alternatives de chance et de guignon, le vide, duquel la nature et l’homme surtout ont horreur, fut hermétiquement pratiqué dans les pochettes de Lampourde. Il voulut jouer sur parole, mais ce n’était pas une monnaie qui eût cours en ce lieu, où les joueurs, en recevant leur gain, mordaient les pièces par manière d’éprouvette, pour voir si les louis n’étaient point en plomb doré et les testons en étain à fondre des cuillères. Force lui fut de se retirer nu comme un petit saint Jean, après être entré gros seigneur et remuant les pistoles à pleine main!

«Ouf! fit-il quand l’air frais de la rue le frappa au visage et lui rendit son sang-froid, me voilà débarrassé; c’est drôle comme l’argent me grise et m’abrutit! Je ne m’étonne plus que les traitants soient si bêtes. Maintenant que je n’ai plus le sol, je me sens plein d’esprit; les idées bourdonnent autour de ma cervelle comme abeilles autour d’une ruche. De Laridon je redeviens César! Mais voici que le clocheteur de la Samaritaine martèle douze heures; Mérindol doit m’attendre devant le roi de bronze.»

Et il se dirigea vers le Pont-Neuf. Mérindol était à son poste, occupé à regarder son ombre au clair de lune. Les deux spadassins, ayant bien regardé autour d’eux pour voir si personne ne pouvait les entendre, parlèrent cependant à voix basse pendant assez longtemps. Ce qu’ils dirent, nous l’ignorons, mais en quittant l’agent du duc de Vallombreuse, Lampourde faisait sonner de l’or dans ses poches avec une impudence qui montrait combien il était redouté sur le Pont-Neuf.

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... tous deux s’en allèrent dans un tripot où se jouaient le lansquenet et la bassette. (Page 307.)

XII.

LE RADIS COURONNÉ.

En quittant Mérindol, une incertitude travaillait Jacquemin Lampourde, et lorsqu’il fut arrivé au bout du Pont-Neuf, il s’arrêta et demeura quelque temps perplexe comme l’âne de Buridan entre ses deux mesures d’avoine, ou, si cette comparaison ne vous plaît point, comme un fer entre deux aimants d’égale force. D’une part le lansquenet exerçait sur lui une attraction impérieuse avec son tintement lointain de pièces d’or; de l’autre le cabaret se présentait orné de séductions non moindres, faisant sonner son carillon de pots. Embarrassante alternative! Bien que les théologiens fassent du libre arbitre la plus belle prérogative de l’homme, Lampourde, maîtrisé par deux penchants irrésistibles, car il était aussi joueur qu’ivrogne, et aussi ivrogne que joueur, ne savait réellement à quoi se décider. Il fit trois pas vers le tripot; mais les bouteilles pansues, couvertes de poussière, drapées de toiles d’araignées, coiffées d’un rouge casque de cire, apparurent à son imagination sous un rayon si vif, qu’il en fit trois pas vers le cabaret. Alors le Jeu agita fantastiquement à ses oreilles un cornet plein de dés plombés, et lui arrondit devant les yeux un demi-cercle de cartes biseautées, diapré comme une queue de paon, vision enchanteresse qui lui cloua les pieds au sol.

«Ah çà! est-ce que je vais rester là planté comme une idole, se dit à lui-même le bretteur impatienté de ses propres tergiversations; je dois avoir l’air d’un franc viédaze regardant voler des coquecigrues, avec ma mine ahurie et quidditative. Pardieu! si je n’allais ni au cabaret ni au tripot, et rendais visite à ma déesse, à mon Iris, à la nonpareille beauté qui me retient en ses lacs? Mais peut-être, à cette heure, sera-t-elle occupée à quelque bal ou festin nocturne, hors de son logis. Et d’ailleurs la volupté amollit le courage, et les plus grands capitaines se sont repentis de s’être trop adonnés aux femmes. Témoin Hercule avec sa Déjanire, Samson avec sa Dalila, Marc-Antoine avec sa Cléopâtre, sans compter les autres dont je ne me souviens pas, car on a cueilli bien des fois les prunes depuis que j’ai fait mes classes. Donc, renonçons à cette fantaisie lascive et vitupérable. Mais que faire cependant entre ces deux charmants objets? Qui choisit l’un s’expose à regretter l’autre.»

En minutant ce monologue, Jacquemin Lampourde, les mains plongées dans ses poches, le menton appuyé sur sa fraise de manière à retrousser sa barbiche, semblait pousser des racines entre les pavés et se pétrifier en statue, comme cela arrive à plus d’un compagnon aux Métamorphoses d’Ovide. Tout à coup il fit un soubresaut si brusque qu’un bourgeois attardé qui passait par là s’en émut de peur et hâta le pas, croyant qu’il allait l’assaillir et à tout le moins lui tirer la laine. Lampourde n’avait aucune intention de détrousser ce nigaud, qu’en sa rêverie distraite il ne voyait même point; mais une idée triomphante venait de lui traverser la cervelle. Ses incertitudes étaient finies.

Il tira vivement un doublon de sa poche, le jeta en l’air après avoir dit: «Pile pour le cabaret, face pour le tripot!»

La pièce pirouetta plusieurs fois, et, ramenée à terre par sa pesanteur, retomba sur un pavé, faisant luire sa paillette d’or sous le rayon d’argent qui s’échappait de la lune, en ce moment débarrassée de tout nuage. Le bretteur s’agenouilla pour déchiffrer l’oracle rendu par le hasard. La pièce avait répondu pile à la question posée. Bacchus l’emportait sur la Fortune.

«C’est bien, je me griserai,» dit Lampourde en remettant le doublon, dont il essuya la boue, en son escarcelle profonde comme l’abîme, étant destinée à engloutir beaucoup de choses.

Et, faisant de grandes enjambées, il se dirigea vers le cabaret du Radis couronné, sanctuaire habituel de ses libations au dieu de la vigne. Le Radis couronné présentait à Lampourde cet avantage d’être situé à l’angle du Marché-Neuf, à deux pas de son logis qu’il regagnait en quelques zigzags lorsqu’il s’était mis du vin jusqu’au nœud de la gorge, à partir de la semelle de ses bottes.

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Maintenant que je n’ai plus le sol, je me sens plein d’esprit;... (Page 308.)

C’était bien le plus abominable bouge qu’on pût imaginer. Des piliers trapus, englués d’un rouge sanguinolent et vineux, supportaient l’énorme poutre qui lui servait de frise et dont les rugosités affectaient de certaines formes indiquant d’anciennes sculptures à demi effacées par le temps. Avec beaucoup d’attention on parvenait à y démêler un enroulement de ceps et de pampres, à travers lesquels gambadaient des singes tirant des renards par la queue. Sur le claveau de la porte figurait un énorme radis au naturel, feuillé de sinople et sommé d’une couronne d’or, le tout fort terni, qui depuis des générations de buveurs servait d’enseigne et de désignation au cabaret.

Les baies formées par l’espacement des piliers étaient closes, en ce moment, de volets à lourdes ferrures capables de soutenir un siége, mais non si hermétiquement joints qu’ils ne laissassent filtrer des raies de lumière rougeâtre, et s’échapper une sourde rumeur de chansons et de querelles; ces lueurs, s’allongeant sur le pavé miroité de boue, produisaient un effet étrange dont Lampourde ne sentit pas le côté pittoresque, mais qui lui indiqua qu’il y avait encore nombreuse compagnie au Radis couronné.

Heurtant la porte avec le pommeau de son épée, le bretteur, par le rhythme des coups qu’il frappa, se fit reconnaître pour un habitué de la maison, et l’huis s’entre-bâilla afin de lui livrer passage.

La salle où se tenaient les buveurs avait assez l’air d’une caverne. Elle était basse, et la maîtresse poutre qui traversait le plafond, ayant fait ventre sous le tassement des étages supérieurs, semblait près de rompre, encore qu’elle fût solide à porter un beffroi, pareille en cela à la tour de Pise ou des Asinelli de Bologne qui penche toujours et ne tombe jamais. Les fumées des pipes et des chandelles avaient rendu le plafond aussi noir que l’intérieur des cheminées où l’on prépare les harengs saurs, les boutargues et les jambons. Anciennement les murs avaient été peints d’une couleur rouge, encadrée de sarments et brindilles de vigne, par la brosse de quelque décorateur italien venu en France à la suite de Catherine de Médicis. La peinture s’était conservée dans le haut de la salle, quoique bien assombrie et ressemblant plus à des plaques de sang figé qu’à cette réjouissante teinte écarlate dont elle devait briller en sa fleur de nouveauté. L’humidité, le frottement des dos, la crasse des têtes qui s’y appuyaient, en avaient gâté et détruit tout le bas, où le plâtre apparaissait sale, éraillé et nu. Jadis le cabaret avait été mieux hanté; mais peu à peu, aux courtisans et aux capitaines, les mœurs devenant plus délicates, s’étaient substitués des brelandiers, des aigrefins, des coupe-bourses et des coupe-jarrets, toute une clientèle de truands hasardeux qui avaient donné leur empreinte horrible au bouge, et fait de la gaie taverne un repaire sinistre. Un escalier de bois conduisant à une galerie où s’ouvraient les portes de réduits si bas, qu’on n’y pénétrait qu’en rentrant les cornes et la tête comme un limaçon, occupait la paroi qui faisait face à l’entrée. Sous la cage de l’escalier, à l’ombre de la soupente, quelques futailles, les unes pleines, les autres en vidange, étaient disposées dans une symétrie plus agréable aux ivrognes que toute autre sorte d’ornement. Dans la cheminée à grande hotte, flambaient des fagots de bourrée dont les bouts brûlaient jusque sur le plancher, qui, n’étant fait que d’un carrelage de vieilles briques, ne courait pas risque d’incendie. Ce feu illuminait de ses reflets l’étain d’un comptoir placé vis-à-vis et où trônait le cabaretier, derrière un rempart de pots, de pintes, de bouteilles et de brocs. Sa vive lueur, éteignant les auréoles jaunes des chandelles qui grésillaient dans la fumée, faisait danser le long des murailles les ombres des buveurs dessinées en caricatures, avec des nez extravagants, des mentons de galoche, des toupets de Riquet à la houppe et des déformations aussi bizarres que celles des Songes drolatiques de maître Alcofribas Nasier. Ce sabbat de découpures noires, s’agitant et fourmillant derrière les figures réelles, semblait s’en moquer et en faire spirituellement la parodie. Les habitués du bouge, assis sur des bancs, s’accoudaient sur des tables dont le bois tailladé d’estafilades, chamarré de noms gravés au couteau, tatoué de brûlures, était gras de sauces et de vins répandus; mais les manches qui l’essuyaient ne pouvaient pour la plupart être salies, quelques-unes mêmes étant percées au coude n’y compromettaient que la chair du bras qu’elles étaient censées revêtir. Éveillées au tintamarre du cabaret, deux ou trois poules, Lazares emplumés, qui à cette heure eussent dû être juchées sur leur perchoir, s’étaient glissées dans la salle par une porte communiquant avec la cour, et picoraient sous les pieds et entre les jambes des buveurs les miettes tombées du festin.

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LE CABARET DU RADIS COURONNÉ. (Page 313.)

Quand Jacquemin Lampourde entra au Radis couronné, le plus triomphant vacarme régnait dans l’établissement. Des gaillards à mine truculente, tendant leurs pots vides, frappaient sur les tables des coups de poing à tuer des bœufs et qui faisaient trembler les suifs emmanchés dans des martinets de fer. D’autres criaient «tope et masse» en répondant à des rasades. Ceux-ci accompagnaient une chanson bachique, hurlée en chœur avec des voix aussi lamentablement fausses que celles de chiens hurlant à la lune, d’un cliquetis de couteau sur les côtes de leurs verres et d’un remuement d’assiettes tournées en meule. Ceux-là inquiétaient la pudeur des Maritornes, qui, les bras élevés au-dessus de la foule, portaient des plats de victuailles fumantes et ne pouvaient se défendre contre leurs galantes entreprises, tenant plus à conserver leur plat que leur vertu. Quelques-uns pétunaient dans de longues pipes de Hollande et s’amusaient à souffler de la fumée par les naseaux.

Il n’y avait pas que des hommes dans cette cohue, le beau sexe y était représenté par quelques échantillons assez laids; car le vice se permet parfois de n’avoir pas le nez mieux fait que la vertu. Ces Philis, dont le premier venu, moyennant la pièce ronde, pouvait être le Tircis ou le Tityre, se promenaient par couples, s’arrêtant aux tables, et buvaient comme colombes familières en la coupe de chacun. Ces copieuses lampées, jointes à la chaleur du lieu, faisaient leurs joues cramoisies sous le rouge de brique dont elles étaient enluminées, en sorte qu’elles semblaient des idoles peintes à deux couches. Des cheveux faux ou vrais, tournés en accroche-cœurs, étaient plaqués sur leurs fronts luisants de céruse ou, calamistrés au fer, allongeaient leurs spirales jusque sur des poitrines largement découvertes et passées au badigeon, non sans quelque petite veine d’azur dessinée en leurs blancheurs postiches. Leurs ajustements affectaient une braverie mignarde et galante. Ce n’était que rubans, plumes, broderies, galons, ferrets, aiguillettes, couleurs vives; mais il était aisé de voir que ce luxe, fait pour la montre, n’avait rien de réel et sentait la friperie: les perles n’étaient que verre soufflé, les bijoux d’or que cuivre, les robes de soie que vieilles jupes retournées et reteintes; mais ces élégances de mauvais aloi suffisaient à éblouir les yeux avinés des compagnons réunis en ce bouge. Quant à l’odeur, si ces dames ne flairaient pas la rose, elles sentaient le musc comme un terrier de putois, seule odeur assez forte pour dominer les infectes exhalaisons du taudis, et qu’on trouvait par comparaison plus suave que baume, ambroisie et benjoin. Quelquefois un plumet échauffé de luxure et de boisson faisait asseoir sur son genou une de ces beautés peu farouches, et lui chuchotait à l’oreille, dans un gros baiser, des propositions anacréontiques reçues avec des rires affectés et un «non» qui voulait dire «oui;» puis, au long de l’escalier, on voyait des groupes qui montaient, l’homme le bras sur la taille de la femme, la femme se retenant à la rampe et faisant de petites façons enfantines, car même en la débauche la plus abandonnée il faut encore quelques semblants de pudeur. D’autres redescendaient la mine confuse, tandis que leur Amaryllis de rencontre faisait bouffer sa jupe de l’air le plus détaché du monde.

Lampourde, habitué de longue main à ces mœurs qui, d’ailleurs, lui paraissaient naturelles, ne prêtait aucune attention au tableau dont nous venons de tirer un crayon rapide. Assis devant une table, le dos appuyé au mur, il regardait d’un œil plein de tendresse et de concupiscence une bouteille de vin des Canaries qu’une servante venait d’apporter, une bouteille antique et recommandable, de derrière les fagots et du tas réservé aux goinfres et biberons émérites. Quoique le bretteur fût seul, deux verres avaient été placés sur la table, car on savait son horreur pour l’ingurgitation solitaire des liquides, et d’un moment à l’autre un compagnon de beuverie pouvait lui survenir. En attendant ce convive fortuit, Lampourde élevait lentement, à la hauteur de sa visée, le verre effilé de patte et tourné en clochette de liseron où brillait, pailletée d’un point lumineux, la blonde et généreuse liqueur. Puis, ayant satisfait le sens de la vue en admirant cette chaude couleur de topaze brûlée, il passait au sens de l’odorat, et, remuant le vin par une secousse ménagée qui lui imprimait une sorte de rotation, il en humait l’arome à narines aussi béantes que les fosses d’un dauphin héraldique. Restait le sens du goût. Les papilles du palais, convenablement excitées, s’imprégnaient d’une gorgée de ce nectar; la langue la promenait autour des badigoinces et l’envoyait enfin au gosier avec un clappement approbatif. Ainsi maître Jacquemin Lampourde, au moyen d’un seul verre, flattait-il trois des cinq sens que l’homme possède, ce qui était le fait d’un épicurien consommé tirant des choses jusqu’au dernier suc et quintessence de plaisir qu’elles contiennent. Encore prétendait-il bien que le tact et l’ouïe pouvaient y avoir leur part de jouissance: le tact, par le poli, la netteté et la forme du cristal; l’ouïe, par la musique, vibration et parfait accord qu’il rend lorsqu’on le choque avec le dos d’une lame ou qu’on promène circulairement ses doigts mouillés sur le bord du verre. Mais ce sont là paradoxes, billevesées et fantaisies d’un raffinement trop subtil, ne prouvant rien pour vouloir trop prouver, sinon le vicieux raffinement de ce maraud.

Notre bretteur était là depuis quelques minutes quand la porte du cabaret s’entr’ouvrit; un quidam, vêtu de noir de la tête aux pieds, n’ayant de blanc que son rabat et un flot de linge qui lui bouffait au ventre, entre sa veste et son haut-de-chausses, fit son apparition dans l’établissement. Quelques broderies de jayet, à moitié défilées, avaient la velléité, non suivie d’effet, d’agrémenter le délabrement de son costume, dont la coupe cependant trahissait un reste d’ancienne élégance.

Ce personnage offrait la particularité d’avoir la face d’une blancheur blafarde comme si elle avait été saupoudrée de farine, et le nez aussi rouge qu’un charbon ardent. De petites fibrilles violettes le veinaient et témoignaient d’un culte assidu pour la Dive Bouteille. Le calcul de ce qu’il avait fallu de tonneaux de vin et de fiasques d’eau-de-vie avant de l’amener à cette intensité d’érubescence effrayait l’imagination. Ce masque bizarre ressemblait à un fromage où l’on aurait planté une guigne. Pour achever la portraiture, il eût suffi de deux pépins de pomme à la place des yeux et d’une mince estafilade représentant la bouche fendue en tirelire. Tel était Malartic, l’ami de cœur, le Pylade, l’Euryale, le fidus Achates de Jacquemin Lampourde; il n’était pas beau, certes, mais les qualités morales rachetaient bien chez lui ces petits désagréments physiques. Après Jacquemin, à l’endroit duquel il professait la plus profonde admiration, c’était la meilleure lame de Paris. Au jeu, il retournait le roi avec un bonheur que personne ne se permettait de trouver insolent; il buvait toujours sans paraître jamais gris, et quoiqu’on ne lui connût point de tailleur, il était mieux fourni de manteaux que le courtisan le mieux accommodé. Du reste, homme délicat à sa manière, ayant toutes les probités de la caverne, capable de se faire tuer pour soutenir un camarade et d’endurer, sans desserrer les dents, estrapade, brodequins, chevalet, même la question de l’eau, la plus tortionnaire pour un biberon de son calibre, plutôt que de compromettre sa bande par un mot indiscret. Un fort charmant sujet en son genre! aussi jouissait-il de l’estime générale dans le monde où s’exerçait son industrie.

Malartic alla droit à la table de Lampourde, prit un escabeau, s’assit en face de son ami, empoigna silencieusement le verre plein qui semblait l’attendre et le vida d’un trait. Son système différait de celui de Jacquemin, mais n’en était pas moins efficace, comme le prouvait la pourpre cardinalesque de son nez. Au bout de la séance, les deux amis comptaient le même nombre de marques à la craie sur l’ardoise de l’hôtelier, et le bon père Bacchus, à cheval sur la barrique, leur souriait sans préférence comme à deux dévots de culte divers, mais d’égale ferveur. L’un dépêchait sa messe, l’autre la faisait durer; mais toujours la messe était dite.

Lampourde, qui connaissait les mœurs du compagnon, lui remplit plusieurs fois son verre jusqu’au bord. Ce manège nécessita l’apparition d’une seconde bouteille, laquelle se trouva comme la première bientôt mise à sec; celle-là fut suivie d’une troisième qui tint plus longtemps et fit plus de façons pour se rendre. Après quoi, pour reprendre haleine, les deux bretteurs demandèrent des pipes et se mirent à envoyer au plafond, à travers le brouillard condensé au-dessus de leurs têtes, de longs tire-bouchons de fumée pareils à ceux que les enfants mettent aux cheminées des maisons qu’ils griffonnent sur leurs livres et leurs cahiers d’étude. Après un certain nombre de bouffées aspirées et rendues, ils disparurent à l’instar des dieux d’Homère et de Virgile, dans un nuage où le nez de Malartic flamboyait seul comme un rouge météore.

Enveloppés de cette brume, les deux compagnons isolés des autres buveurs commencèrent une conversation qu’il eût été dangereux que le Chevalier du Guet entendît; heureusement le Radis couronné était un lieu sûr, aucune mouche n’eût osé s’y risquer, et la trappe de la cave se fût ouverte sous les pieds de l’exempt assez audacieux pour pénétrer dans ce repaire. Il n’en serait sorti que haché menu comme chair à pâté.

«Comment vont les affaires? disait Lampourde à Malartic avec le ton d’un marchand qui se renseigne sur le cours des denrées; nous sommes dans une morte-saison. Le roi habite Saint-Germain où les courtisans le suivent. Cela fait du tort au commerce; il n’y a plus à Paris que des bourgeois et des gens de peu ou de rien.

—Ne m’en parle pas! répondit Malartic, c’est une indignité. L’autre soir j’arrête sur le Pont-Neuf un gaillard d’assez bonne apparence, je lui demande la bourse ou la vie; il me jette sa bourse, il n’y avait que trois ou quatre pièces de six blancs, et le manteau qu’il me laissa n’était que de serge avec un galon d’or faux. Au lieu d’être le voleur j’étais le volé. Au tripot, on ne rencontre plus que des laquais, des clercs de procureurs ou des enfants précoces qui ont pris dans le tiroir paternel quelques pistoles pour venir tenter la fortune. En deux coups de cartes et trois coups de dés on en a vu la fin. Il est outrageux de déployer ses talents pour un si mince résultat! Les Lucindes, les Dorimènes, les Cidalises, ordinairement si pitoyables aux braves, se refusent à payer les billets et les notes, encore que nous les rossions d’importance, sous prétexte que la cour n’étant plus ici, elles ne reçoivent ni régals ni cadeaux, et sont obligées pour vivre de mettre leurs nippes en gage. Sans un vieux cornard jaloux qui m’emploie à bâtonner les amants de sa femme, je n’aurais pas gagné ce mois-ci de quoi boire de l’eau, nécessité à laquelle nul dénûment ne me forcera, la mort perpendiculaire me semblant cent fois plus douce. On ne m’a pas commandé le moindre guet-apens, le plus léger rapt, le plus petit assassinat. En quel temps vivons-nous, mon Dieu! Les haines mollissent, les rancunes s’en vont à vau-l’eau, le sentiment de la vengeance se perd; on oublie les insultes comme les bienfaits; le siècle embourgeoisé s’énerve et les mœurs deviennent d’une fadeur qui me dégoûte.

—Le bon temps est passé, répliqua Jacquemin Lampourde; autrefois un grand aurait pris nos courages à son service. Nous l’aurions aidé en ses expéditions et besognes secrètes, maintenant il faut travailler pour le public. Cependant il y a encore quelques bonnes aubaines.»

Et en disant ces mots il agitait des pièces d’or dans sa poche. Cette sonnerie mélodieuse fit petiller étrangement l’œil de Malartic; mais bientôt son regard reprit son expression placide, l’argent d’un camarade étant chose sacrée; il se contenta de pousser un soupir qui pouvait se traduire par ces mots: «Tu es bien heureux, toi!»

«Je pense d’ici à peu, continua Lampourde, pouvoir te procurer du travail, car tu n’es pas paresseux à la besogne, et tu as bientôt fait de retrousser ta manche lorsqu’il s’agit de détacher une estocade ou de tirer un coup de pistolet. Homme d’ordre, tu exécutes les commandes qu’on te fait dans le délai voulu, et tu prends sur toi les risques de police. Je m’étonne que la Fortune ne soit point descendue de sa boule de verre devant ta porte; il est vrai que cette guenippe, avec le mauvais goût ordinaire aux femmes, comble de ses faveurs un tas de freluquets et de béjaunes au détriment des gens de mérite. En attendant que la drôlesse ait un caprice pour toi, passons le temps à boire, papaliter, jusqu’à ce que le liége de nos semelles se gonfle.»

Cette résolution philosophique était trop incontestablement sage pour que le compagnon de Jacquemin y fît la moindre objection. Les deux bretteurs bourrèrent leurs pipes et remplirent leurs verres, s’accoudant à la table comme des gens qui s’établissent dans leur bien-être et ne veulent point qu’on les dérange de leur quiétude.

Ils en furent pourtant dérangés. Dans l’angle de la salle, une rumeur de voix s’élevait d’un groupe qui entourait deux hommes posant entre eux les conditions d’un pari à la suite de l’impossibilité chez l’un de croire à un fait avancé par l’autre, à moins de le voir de ses propres yeux.

Le groupe s’entr’ouvrit. Malartic et Lampourde, dont l’attention était éveillée, aperçurent un homme de moyenne taille, mais singulièrement alerte et vigoureux, hâlé de visage comme un More d’Espagne, les cheveux noués d’un mouchoir, vêtu d’un caban de couleur marron qui en s’entr’ouvrant permettait de voir un justaucorps de buffle et des chausses brunes ornées sur la couture d’un rang de boutons de cuivre en forme de grelots. Une large ceinture de laine rouge lui sanglait les reins, et il en avait tiré une navaja valencienne qui, ouverte, atteignait la longueur d’un sabre. Il en serra le cercle, en essaya la pointe avec le bout du doigt et parut satisfait de son examen, car il dit à son adversaire: «Je suis prêt,» puis, avec un accent guttural, il siffla un nom bizarre que n’avaient jamais entendu les buveurs du Radis couronné, mais qui a déjà figuré plus d’une fois dans ces pages: «Chiquita! Chiquita!»

A la seconde appellation, une fillette maigre et hâve, endormie

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La petite, accoutumée à ces exercices, ne témoignait ni frayeur, ni surprise... (Page 319.)

dans un coin sombre, se débarrassa de la cape dont elle s’était soigneusement entortillée et qui la faisait ressembler à un paquet de chiffons, s’avança vers Agostin, car c’était lui, et fixant sur le bandit ses grands yeux étincelants, avivés encore par une auréole de bistre, elle lui dit d’une voix grave et profonde qui contrastait avec son apparence chétive:

«Maître, que veux-tu de moi? je suis prête à t’obéir ici comme sur la lande, car tu es brave et ta navaja compte bien des raies rouges.» Chiquita dit ces mots en langue eskuara ou patois basque, aussi inintelligible pour des Français que du haut allemand, de l’hébreu ou du chinois.

Agostin prit Chiquita par la main et la plaça debout contre la porte en lui recommandant de se tenir immobile. La petite, accoutumée à ces exercices, ne témoignait ni frayeur ni surprise; elle restait là, les bras ballants, regardant devant elle avec une sérénité parfaite, tandis qu’Agostin placé à l’autre bout de la salle, un pied avancé, l’autre en retraite, balançait le long couteau dont le manche était appuyé sur son avant-bras.

Une double haie de curieux formait une sorte d’allée d’Agostin à Chiquita, et ceux des truands qui avaient la barrique proéminente, la rentraient en retenant leur respiration, de peur qu’elle ne dépassât la ligne. Les nez en flûtes d’alambic se reculaient prudemment pour n’être pas tranchés au vol.

Enfin le bras d’Agostin se détendit comme un ressort, un éclair brilla et l’arme formidable alla se planter dans la porte juste au-dessus de la tête de Chiquita, sans lui couper un cheveu, mais avec une précision telle qu’il semblait qu’on eût voulu prendre la mesure de sa taille.

Quand la navaja passa en sifflant, les spectateurs n’avaient pu s’empêcher de baisser les yeux; mais l’épaisse frange de cils de la jeune fille n’avait pas même palpité. L’adresse du bandit excita une rumeur admirative parmi ce public difficile. L’adversaire même qui avait douté que ce coup fût possible battit des mains plein d’enthousiasme.

Agostin détacha le couteau qui vibrait encore, retourna à son poste, et cette fois fit passer la lame entre le bras et le corps de Chiquita impassible. Si la pointe eût dévié de trois ou quatre lignes, elle arrivait en plein cœur. Bien que la galerie criât que c’était assez, Agostin recommença l’expérience de l’autre côté du buste pour montrer que son adresse ne devait rien au hasard.

Chiquita, enorgueillie par ces applaudissements qui s’adressaient autant à son courage qu’à la dextérité d’Agostin, promenait autour d’elle un regard de triomphe; ses narines gonflées aspiraient l’air avec force, et dans sa bouche entr’ouverte, ses dents pures comme celles d’un animal sauvage brillaient d’une blancheur féroce. L’éclat de sa denture, les paillettes phosphoriques de ses prunelles, mettaient à son visage sombre, tanné par le grand air, trois points lumineux qui l’éclairaient. Ses cheveux incultes se tordaient autour de son front et de ses joues en longs serpents noirs, mal retenus par un ruban incarnadin que débordaient et cachaient çà et là les boucles rebelles. A son col, plus fauve que du cuir de Cordoue, luisaient comme des gouttes laiteuses les perles du collier qu’elle tenait d’Isabelle. Quant à son costume, il était changé sinon amélioré. Chiquita ne portait plus la jupe jaune serin brodée d’un perroquet, qui lui eût donné à Paris l’aspect par trop étrange et remarquable. Elle avait une courte robe bleu sombre, à petits plis froncés sur les hanches, et une sorte de veste ou brassière en bouracan noir que fermaient, à la naissance de la poitrine, deux ou trois boutons de corne. Ses pieds, habitués à fouler la bruyère fleurie et parfumée, étaient chaussés de souliers beaucoup trop grands pour elle, car le savetier n’en avait pu trouver d’assez petits en son échoppe. Ce luxe paraissait la gêner; mais il avait bien fallu faire cette concession aux froides boues parisiennes. Elle était tout aussi farouche qu’à l’auberge du Soleil bleu, cependant on voyait qu’un plus grand nombre d’idées passaient à travers sa sauvagerie, et, dans l’enfant, déjà pointait quelque nuance de la jeune fille. Elle avait vu bien des choses depuis son départ de la lande, et de ces spectacles son imagination naïve gardait comme un éblouissement.

Elle regagna le coin qu’elle occupait et, s’enveloppant de sa mante, reprit son sommeil interrompu. L’homme qui avait perdu le pari paya les cinq pistoles, montant de l’enjeu, au compagnon de Chiquita. Celui-ci fit glisser les pièces dans sa ceinture et se rassit à sa table devant le broc à demi vidé qu’il acheva lentement, car n’ayant pas de logis déterminé, il préférait rester au cabaret à grelotter sous quelque arche de pont ou quelque porche de couvent en attendant le jour, si long à paraître en cette saison. Ce cas était celui de plusieurs autres pauvres diables qui ronflaient à poings fermés, les uns sur les bancs, les autres dessous, roulés dans leurs capes pour toute couverture. C’était un spectacle drolatique que celui de toutes ces bottes qui s’allongeaient sur le parquet comme des pieds de corps morts après la bataille. Bataille, en effet, où les navrés de Bacchus gagnaient en chancelant quelque angle obscur, et la tête appuyée à la muraille, écorchaient piteusement le renard, moqués de leurs compagnons plus robustes d’estomac, et versaient du vin au lieu de sang.

«Par la Sainsanbreguoy, dit Lampourde à Malartic, voilà un drôle qui n’est pas manchot, et que je note pour le retrouver au besoin en des expéditions difficiles. Ce coup de couteau à distance vaut mieux pour les sujets d’approche farouche qu’une pistolade qui fait du feu, de la fumée et du bruit et semble appeler les sergents à l’aide.

—Oui, répondit Malartic, c’est un joli travail et proprement exécuté; mais si l’on manque son coup, on est désarmé et l’on reste quinaud. Pour moi, ce qui me charme en cet exercice et montre d’adresse périlleuse, c’est la bravoure de la jeune fille. Cette mauviette! cela n’a pas deux onces de chair sur les os et cela loge dans l’étroite cage de sa maigre poitrine un vrai cœur de lion ou de héros antique. Elle me plaît d’ailleurs avec ses grands yeux charbonnés et fiévreux et sa mine tranquillement hagarde. Au milieu de ces outardes, tadornes, oies et autres oiseaux de basse-cour, elle a l’air d’un jeune faucon dans un poulailler. Je me connais en femmes, et je puis juger la fleur d’après le bourgeon. La Chiquita, comme l’appelle ce maraud basané, sera dans deux ou trois ans d’ici un morceau de roi...

—Ou de voleur, continua philosophiquement Jacquemin Lampourde. A moins que le sort ne concilie ces deux extrêmes en faisant de cette morena, comme disent les Espagnols, la maîtresse d’un filou et d’un prince. Cela s’est vu et ce n’est pas toujours le prince qu’on aime le plus, tant ces drôlesses ont la fantaisie coquine et déréglée. Mais laissons là ces discours superflus et venons aux choses sérieuses. J’aurais besoin peut-être, d’ici à peu, de quelques braves à tout poil pour une expédition qu’on me propose, non tant lointaine que celle des Argonautes au pourchas de la toison d’or.

—Belle toison! fit Malartic le nez dans son verre dont le vin semblait grésiller et bouillir au contact de ce charbon ardent.

—Expédition assez compliquée et dangereuse, poursuivit le bretteur; je suis chargé de supprimer un certain capitaine Fracasse, baladin de son métier, qui gêne à ce qu’il paraît les amours d’un fort grand seigneur. Pour ce travail, j’y suffirai bien tout seul; mais il s’agit aussi d’organiser le rapt de la donzelle aimée à la fois du grand et de l’histrion, et qui sera disputée aux ravisseurs par sa compagnie; dressons une liste d’amis solides et sans scrupules. Que te semble de Piquenterre?

—Excellent! répondit Malartic, mais il n’y faut pas compter. Il brandille à Montfaucon, au bout d’une chaîne de fer, en attendant que sa carcasse déchiquetée des oiseaux tombe en la fosse du gibet, sur les ossements des camarades qui l’ont précédé.

—C’est donc cela, dit Lampourde avec le plus beau sang-froid du monde, qu’on ne le voyait pas depuis quelque temps. Ce que c’est que la vie! Un soir, vous faites tranquillement carousse avec un ami dans un cabaret d’honneur; puis vous allez chacun de votre côté à vos petites affaires. Huit jours après quand vous demandez «que devient un tel?» on vous répond: «Il est pendu.»

—Hélas! c’est comme cela, soupira l’ami de Lampourde en prenant une pose tragiquement élégiaque ou élégiaquement tragique; ainsi que le dit le sieur de Malherbe en sa consolation à Duperrier:

Il était de ce monde où les meilleures choses
Ont le pire destin.

—Ne nous abandonnons pas à des pleurnichements féminins, dit le bretteur. Montrons un mâle et stoïque courage et continuons à marcher dans la vie, le chapeau enfoncé jusqu’au sourcil et le poing sur le rognon, défiant la potence qui, après tout, fors l’honneur, n’est pas beaucoup plus redoutable que le feu des canons, pierriers, coulevrines et bombardes qu’affrontent les soldats et capitaines, sans compter les mousquetades et l’arme blanche. A défaut de Piquenterre, qui doit être en la gloire près du bon larron, prenons Cornebœuf. C’est un gaillard râblé et trapu, bon pour les grosses besognes.

—Cornebœuf, répondit Malartic, est présentement en voyage le long des côtes barbaresques sous le commandement de Cadet la Perle. Le roi le tient en estime si particulière qu’il l’a fait blasonner d’une fleur de lis à l’épaule pour le retrouver partout au cas qu’il se perdît. Mais, par exemple, Piedgris, Tordgueule, La Râpée et Bringuenarilles sont libres et «a la disposicion de usted

—Ces noms me suffisent; ils appartiennent à des braves et tu m’aboucheras avec eux lorsqu’il en sera temps. Sur ce, achevons cette quarte bouteille et tirons nos grègues d’ici. Le lieu commence à devenir plus méphitique que le lac Averne, au-dessus duquel les oiseaux ne peuvent voler sans tomber morts pour la malignité des exhalaisons. Cela sent le gousset, l’écafignon, le faguenas et le cambouis. L’air frais de la nuit nous fera du bien. A propos, où couches-tu ce soir?

—Je n’ai point envoyé en avant mon fourrier préparer mes logis, répondit Malartic, et ma tente n’est dressée nulle part; je pourrais frapper à l’hôtel de la Limace, mais j’y ai un mémoire long comme mon épée, et rien n’est plus désagréable à voir au réveil que la mine renfrognée d’un vieil hôte qui se refuse avec grognement à la moindre dépense nouvelle et réclame son dû, agitant une poignée de notes au-dessus de sa tête comme le sieur Jupin son foudre. L’apparition subite d’un exempt me serait moins maussade.

—Pur effet nerveux, faiblesse compréhensible, car chaque grand homme a la sienne, fit sentencieusement Lampourde; mais puisqu’il te répugne de te présenter à la Limace, et que l’hôtel de la Belle-Étoile est un peu trop réfrigérant par l’hiver qui court, je t’offre l’hospitalité antique de mon taudis aérien et pour couche la moitié de mon tréteau.

—J’accepte, répondit Malartic, avec une reconnaissance bien sentie. O trois et quatre fois heureux le mortel qui a des lares et des pénates et peut faire asseoir à son foyer l’ami de son cœur!»

Jacquemin Lampourde avait accompli la promesse qu’il s’était faite après la réponse de l’oracle en faveur du cabaret. Il était saoul comme grive en vendange; mais personne n’était maître de sa boisson comme Lampourde. Il gouvernait le vin et le vin ne le gouvernait pas. Pourtant quand il se leva, il lui sembla que ses jambes pesaient comme saumons de plomb et s’enfonçaient dans le plancher. D’un vigoureux coup de jarret il détacha ses pieds alourdis et marcha résolument vers la porte, la tête haute et tout d’une pièce. Malartic le suivit d’un pas assez ferme, car rien ne pouvait ajouter à son ivresse. Plongez en la mer une éponge saturée d’eau, elle n’en boira pas une goutte de plus. Tel était Malartic, à cette différence près, que chez lui le liquide n’était pas eau, mais bien pur jus de sarment. La sortie des deux camarades s’effectua donc sans encombre, et ils parvinrent à se hisser, quoiqu’ils ne fussent pas des anges, par l’échelle de Jacob montant de la rue au grenier de Lampourde.

A cette heure, le cabaret présentait un aspect lamentablement ridicule. Le feu s’éteignait dans l’âtre. Les chandelles, qu’on ne mouchait plus, avaient un pied de nez, et leurs mèches balançaient de larges champignons noirs. Des stalactites de suif en coulaient le long des chandeliers où elles se figeaient en se refroidissant. La fumée des pipes, des haleines et des mets s’était condensée près du plafond en un épais brouillard; le plancher, couvert de débris et de boue, aurait eu besoin pour le nettoyer qu’on y fît passer un fleuve comme dans les étables d’Augias. Les tables étaient jonchées de reliefs, de carcasses et d’os jamboniques qu’on eût dit déchiquetés par les crocs de mâtins charogneux. Çà et là quelque broc renversé pendant le tumulte d’une querelle épanchait un reste de vin, dont les gouttes tombant dans la mare rouge qu’elles avaient formée, semblaient les gouttes de sang d’une tête coupée reçues dans un bassin; le bruit de leur chute, intermittent et régulier, scandait comme le tictac d’une horloge le ronflement des ivrognes.

Le petit More du Marché-Neuf frappa quatre heures. Le cabaretier qui s’était assoupi, la tête appuyée sur ses bras en croix, s’éveilla, promena un regard inquisitif autour de la salle, et voyant que la consommation s’était ralentie, il appela ses garçons et leur dit: «Il se fait tard; balayez-moi ces marauds et ces coquines avec les épluchures: aussi bien ils ne boivent plus!» Les garçons brandirent leurs balais, jetèrent trois ou quatre seaux d’eau, et en moins de cinq minutes, à grand renfort de bourrades, le cabaret fut vidé dans la rue.

[Image pas disponible.]

A cette heure, le cabaret présentait un aspect lamentablement ridicule. (Page 324.)

XIII.

DOUBLE ATTAQUE.

Le duc de Vallombreuse n’était pas homme à négliger son amour plus que sa vengeance. S’il haïssait mortellement Sigognac, il avait pour Isabelle une de ces passions furieuses que surexcite le sentiment de l’impossible chez ces âmes hautaines et violentes habituées à ce que rien ne leur résiste. Triompher de la comédienne devenait la pensée dominante de sa vie; gâté par les faciles victoires qu’il avait remportées en sa carrière galante, il ne pouvait s’expliquer cette défaite, et souvent il se disait, à travers les conversations, les promenades, les exercices au théâtre comme au temple, à la ville comme à la cour, pris d’un étonnement subit en sa rêverie profonde: «Comment se fait-il qu’elle ne m’aime pas?»

En effet, cela était difficile à comprendre pour quelqu’un qui ne croyait pas à la vertu des femmes, et encore moins à celle des actrices. Il se demandait si la froideur d’Isabelle n’était pas un jeu concerté pour obtenir de lui davantage, rien n’allumant le désir comme ces pudicités feintes et mines de n’y vouloir toucher. Cependant la façon dédaigneuse dont elle avait renvoyé le coffret à bijoux placé dans sa chambre par Léonarde prouvait surabondamment qu’elle n’était pas de ces femmes qui marchandent pour se vendre plus cher. Des parures encore plus riches n’eussent pas produit meilleur effet. Puisque Isabelle n’ouvrait même pas les écrins, que servait qu’ils continssent des perles et des diamants à tenter une reine? L’amour épistolaire ne l’eût pas touchée non plus, quelque élégance et passion que les secrétaires du jeune duc eussent pu mettre à peindre la flamme de leur maître. Elle ne décachetait pas les lettres. Ainsi prose et vers, tirades et sonnets n’auraient fait que mollir. D’ailleurs ces moyens langoureux, bons pour les galants transis, ne congruaient pas à l’humeur entreprenante de Vallombreuse. Il fit appeler dame Léonarde, avec laquelle il n’avait cessé d’entretenir des intelligences secrètes, étant toujours bon de maintenir un espion dans la place, même fût-elle imprenable. Parfois la garnison se relâche, et une poterne est bien vite ouverte, par quoi s’insinue l’ennemi.

Léonarde, par un escalier dérobé, fut introduite en la chambre particulière du duc, où il ne recevait que ses plus intimes amis et fidèles serviteurs. C’était une pièce de forme oblongue, revêtue d’une boiserie à pilastres cannelés d’ordre ionique, dont les entrecolonnements étaient occupés par des cadres ovales d’un goût luxuriant et touffu sculptés dans le bois plein et que semblaient suspendre à la corniche d’un haut-relief des nœuds de rubans et des lacs d’amour dorés d’une ingénieuse complication. Ces médaillons renfermaient sous apparences de mythologies, telles que Flores, Vénus, Charites, Dianes, nymphes chasseresses et bocagères, les maîtresses du jeune duc, accoutrées à la grecque et montrant l’une sa gorge alabastrine, l’autre sa jambe faite au tour, celle-ci des épaules à fossettes, celle-là des charmes plus mystérieux avec un artifice si subtil, qu’on eût dit des tableaux dus à la fantaisie du peintre plutôt que des portraits d’après le vif. Les plus prudes avaient cependant posé pour ces peintures qui étaient de Simon Vouet, célèbre maître du temps, croyant faire une faveur unique et ne s’imaginant pas former une galerie.

Au plafond creusé en conque était figurée une toilette de Vénus. La déesse se regardait du coin de l’œil, après avoir été attifée par ses nymphes, à un miroir que lui présentait un grand Cupidon hors de page à qui l’artiste avait donné les traits du duc, mais on voyait bien que son attention était plus pour l’Amour que pour le miroir. Des cabinets incrustés en pierres dures de Florence, bourrés de billets doux, de tresses de cheveux, de bracelets et de bagues et autres témoignages de passions oubliées; une table de même matière où sur un fond de marbre noir se découpaient des bouquets de fleurs aux couleurs vives, muguetées par des papillons ailés de pierreries; des fauteuils à pieds tournés en bois d’ébène couverts d’une brocatelle saumon ramagée d’argent, un épais tapis de Smyrne où peut-être s’étaient assises les sultanes, et rapporté de Constantinople par l’ambassadeur de France, composaient l’ameublement aussi riche que voluptueux de ce réduit, que Vallombreuse préférait aux appartements d’apparat et qu’il habitait d’ordinaire.

Le duc fit de la main un signe de condescendance à Léonarde et lui indiqua un placet pour s’asseoir. Léonarde était l’idéal de la douegna, et ce luxe frais et jeune faisait encore ressortir son teint de vieille cire jaune et sa laideur répulsive. Son costume noir passementé de jais, ses coiffes rabattues lui donnaient d’abord un aspect sévère et respectable; mais le sourire équivoque qui se jouait dans les bouquets de poils obombrant les commissures de ses lèvres, le regard hypocritement luxurieux de ses yeux cerclés de rides brunes; l’expression basse, avide et servile de sa mine vous détrompaient bientôt et vous disaient que vous n’aviez pas devant vous une dame Pernelle, mais une dame Macette, de celles qui lavent les jeunes filles pour le sabbat et qui chevauchent le samedi un balai entre les jambes.

«Dame Léonarde, dit le duc rompant le silence, je vous ai fait venir, car je sais que vous êtes une personne fort experte aux choses d’amour pour les avoir pratiquées en votre jeune temps et servies en votre maturité, afin de me concerter avec vous sur les moyens de séduire cette farouche Isabelle. Une duègne qui a été jeune première doit connaître toutes les rubriques.

—Monsieur le duc, répondit la vieille comédienne d’un air de componction, fait beaucoup d’honneur à mes faibles lumières et ne peut douter de mon zèle à lui complaire en tout.

—Je n’en doute point, fit négligemment Vallombreuse; mais, cependant, mes affaires n’en sont guère plus avancées. Que devient cette beauté revêche? Est-elle toujours aussi entichée de son Sigognac?

—Toujours, répliqua dame Léonarde en poussant un soupir; la jeunesse a de ces entêtements bizarres qui ne s’expliquent point. Isabelle, d’ailleurs, ne semble point pétrie dans le limon ordinaire. Aucune tentation ne mord sur elle, et dans le Paradis terrestre elle eût été femme à ne point écouter le serpent.

—Comment donc, s’écria le duc avec un mouvement de colère, ce damné Sigognac a-t-il pu se faire entendre de cette oreille si bien fermée aux propos des autres? Possède-t-il quelque philtre, quelque amulette, quelque talisman?

—Aucun, monseigneur, il était malheureux, et pour ces âmes tendres, romanesques et fières, consoler est le plus grand bonheur qui soit; elles préfèrent donner à recevoir, et la pitié, les yeux humides de larmes, ouvre la porte à l’amour. C’est le cas d’Isabelle.

—Vous me dites des choses de l’autre monde; être maigre, sans le sol, piteux, délabré, mal en point, ridicule, ce sont là, selon vous, des raisons d’être aimé! les dames de la cour riraient bien d’une pareille doctrine.

—En effet, elle n’est pas commune, heureusement, et l’on voit peu de femmes donner dans ce travers. Votre Seigneurie est tombée sur une exception.

—Mais c’est à devenir fou de rage, de penser que ce hobereau réussit là où j’échoue et entre les bras de sa maîtresse se raille de ma déconvenue.

—Votre Seigneurie peut s’épargner ce chagrin. Sigognac ne jouit point de ses amours au sens que l’entend monsieur le duc. La vertu d’Isabelle n’a reçu aucune brèche. La tendresse de ces parfaits amants, bien que vive, est toute platonique et se contente de quelque baiser sur la main ou sur le front. C’est pour cela qu’elle dure; satisfaite, elle s’éteindrait toute seule.

—Dame Léonarde, êtes-vous bien sûre de cela? est-il croyable qu’ils vivent ainsi chastement ensemble dans la licence des coulisses et des voyages, couchant sous le même toit, soupant à la même table, rapprochés sans cesse par les nécessités des répétitions et des jeux de scène? Il faudrait qu’ils fussent des anges.

—Isabelle est à coup sûr un ange, et elle n’a pas l’orgueil qui fit choir Lucifer du ciel. Quant à Sigognac, il obéit aveuglément à sa maîtresse, et accepte tous les sacrifices qu’elle lui impose.

—S’il en est ainsi, dit Vallombreuse, que pouvez-vous faire pour moi? Allons, cherchez dans quelque tiroir secret de votre boîte à malice un vieux stratagème irrésistible, une fourberie triomphante, une machination à rouages compliqués qui me donne la victoire; vous savez que l’or et l’argent ne me coûtent rien.»

Et il plongea sa main, plus blanche et aussi délicate que celle d’une femme, dans une coupe de Benvenuto Cellini, posée sur une table auprès de lui et remplie de pièces d’or. A la vue de ces monnaies qui bruissaient avec un tintement persuasif, les yeux de chouette de la douegna s’allumèrent, perçant de deux trous lumineux le cuir basané de sa face morte. Elle parut réfléchir profondément et resta quelques instants muette.

Vallombreuse attendait avec impatience le résultat de cette rêverie; enfin la vieille reprit la parole.

«A défaut de son âme, peut-être puis-je vous livrer son corps. Une empreinte de serrure à la cire, une fausse clef et un bon narcotique feraient l’affaire.

—Pas de cela! interrompit le duc, qui ne put se défendre d’un mouvement de dégoût. Fi donc! posséder une femme endormie, un corps inerte, une morte, une statue sans conscience, sans volonté, sans souvenir! avoir une maîtresse qui au réveil vous regarderait les yeux étonnés comme sortant d’un rêve, et reprendrait aussitôt son aversion pour vous avec son amour pour un autre! être un cauchemar, un songe lubrique qu’on oublie au matin! jamais je ne descendrai si bas.

—Votre Seigneurie a raison, dit Léonarde, la possession n’est rien si l’on n’a le consentement, et je ne proposais cet expédient qu’à bout de ressources. Je n’aime pas non plus ces moyens ténébreux, et ces breuvages qui sentent la pharmacopée de l’empoisonneuse. Mais pourquoi étant beau comme Adonis favori de Vénus, splendide en vos ajustements, riche, puissant à la cour, ayant tout ce qui plaît aux femmes, ne faites-vous pas tout simplement la cour à Isabelle?

—Eh! pardieu, la vieille a raison, s’écria Vallombreuse, en jetant un regard de complaisance à un miroir de Venise supporté par deux amours sculptés qui se tenaient en équilibre sur une flèche d’or, de telle façon que la glace se penchait et se redressait à volonté pour qu’on pût s’y voir plus à son aise. Isabelle a beau être froide et vertueuse, elle n’est pas aveugle, et la nature n’a pas été pour moi si marâtre que ma présence inspire l’horreur. Je lui ferai toujours bien l’effet d’une statue ou d’un tableau qu’on admire, encore qu’on ne l’aime pas, mais qui retient les yeux, et les charme par sa symétrie et son coloris agréable. Et puis je lui dirai de ces choses à quoi les femmes ne résistent point, avec ces regards qui fondent la glace des cœurs, et dont le feu, soit dit sans fatuité, a incendié les belles les plus hyperboréennes et les plus glacées de la cour; cette comédienne d’ailleurs a de la fierté, et la poursuite d’un duc ne peut que flatter son orgueil. Je l’appuierai à la Comédie et dresserai des cabales en sa faveur. Ce sera miracle alors si elle pense encore à ce petit Sigognac duquel je saurai bien me défaire.

—Monsieur le duc n’a rien à me dire de plus? fit dame Léonarde, qui s’était levée et restait les mains croisées sur sa ceinture dans une pose d’attente respectueuse.

—Non, répondit Vallombreuse, vous pouvez vous retirer, mais auparavant prenez ceci (et il lui tendait une poignée de louis d’or), ce n’est pas votre faute s’il se trouve en la troupe d’Hérode une pudicité invraisemblable.»

La vieille remercia le jeune duc et se retira à la reculade jusque vers la porte, sans se prendre les pieds dans ses jupes, avec une habitude que lui avait donnée le théâtre. Là elle se retourna tout d’une pièce et disparut bientôt dans les profondeurs de l’escalier. Resté seul, Vallombreuse sonna son valet de chambre pour qu’il le vînt accommoder.

«Çà, Picard, dit le duc, il te faut surpasser et me faire une toilette triomphante; je veux être plus beau que Buckingham s’efforçant de plaire à la reine Anne d’Autriche. Si je reviens bredouille de ma chasse à la beauté, tu recevras les étrivières, car je n’ai aucun défaut ou vice à dissimuler postichement.

—Votre Seigneurie a la meilleure grâce du monde, répondit Picard, et chez elle l’Art n’a qu’à mettre la Nature en son lustre. Si monsieur le duc veut s’asseoir devant la glace et se tenir tranquille quelques minutes, je vais le testonner et l’adoniser de telle sorte qu’il ne rencontrera pas de cruelles.»

Ayant dit ces mots, Picard plongea des fers à friser dans une coupe d’argent où, recouverts de cendre, des noyaux d’olive faisaient un feu doux comme celui des braseros espagnols, et quand ils furent chauds au degré juste, ce qu’il reconnut en les approchant de sa joue, il commença à pincer par le bout ces belles boucles d’ébène dont la souplesse ne demandait pas mieux que de se tourner mignardement en spirales.

Lorsque M. le duc de Vallombreuse fut coiffé, et qu’un cosmétique d’un parfum suave mieux flairant que baume eut fixé ses fines moustaches semblables à l’arc de Cupidon, le valet de chambre, satisfait de son ouvrage, se renversa un peu en arrière pour le contempler, comme un peintre qui regarde, en clignant l’œil, la dernière touche posée à son tableau.

«Quel habit monsieur le duc désire-t-il mettre aujourd’hui? Si j’osais risquer un avis à qui n’en a pas besoin, je conseillerais à Sa Seigneurie le costume de velours noir à taillades et à bouffettes en satin de la même couleur, avec les bas de soie et un simple col en point de Raguse. Les brocarts, les satins brochés, les toiles d’or et d’argent, les pierreries pourraient, par leur éclat intempestif, distraire les regards qui se doivent porter uniquement sur la figure de monsieur, dont les charmes ne furent jamais plus irrésistibles; le noir relèvera cette pâleur délicate qui lui reste de sa blessure et lui donne tant d’intérêt.

—Le drôle a le goût bon, et sait flatter aussi bien qu’un courtisan, murmura intérieurement Vallombreuse; oui, le noir m’ira bien! Isabelle, d’ailleurs, n’est point femme à s’éblouir devant des orfrois de brocart et des bluettes de diamants. Picard, continua-t-il tout haut, passez-moi le pourpoint et les chausses de velours, et donnez-moi l’épée d’acier bruni. Maintenant, dites à la Ramée qu’il fasse mettre les chevaux au carrosse, les quatre bais, et promptement. Je veux sortir dans un quart d’heure.»

Picard disparut aussitôt pour faire exécuter les ordres de son maître. Vallombreuse, en attendant la voiture, se promenait de long en large à travers la chambre, jetant, toutes les fois qu’il passait devant, un coup d’œil interrogatif au miroir de Venise, lequel, contre l’ordinaire des miroirs, lui faisait à chaque demande une réponse flatteuse.

«Il faudrait que cette péronnelle fût diantrement superbe, revêche et dégoûtée, pour ne pas devenir subitement toute vive amoureuse folle de moi, malgré ses simagrées de vertu et ses langueurs platoniques avec le Sigognac. Oui, ma toute belle, vous figurerez bientôt dans un de ces cadres ovales, peinte au naturel, en Phœbé forcée malgré sa froideur de venir baiser Endymion. Vous prendrez place parmi ces déités qui furent d’abord non moins prudes, farouches et hyrcaniennes que vous ne l’êtes, et qui sont plus grandes dames assurément que vous ne le serez jamais. Votre défaite ne manquera pas longtemps à ma gloire; car sachez, ma petite comédienne, que rien ne peut faire obstacle à la volonté d’un Vallombreuse. Frango nec frangor, telle est ma devise!»

Un laquais vint annoncer que le carrosse était avancé. La distance qui sépare la rue des Tournelles, où demeurait le duc de Vallombreuse, de la rue Dauphine, fut bientôt franchie au trot de quatre vigoureux mecklembourgeois touchés par un cocher de grande maison, qui n’eût pas cédé le haut du pavé à un prince du sang, et qui coupait insolemment toutes les voitures. Quelque hardi et sûr de lui-même que fût le duc, pendant le trajet, il ne put se défendre d’une certaine émotion assez rare chez lui. L’incertitude de savoir comment il serait reçu de cette dédaigneuse Isabelle lui faisait battre le cœur un peu plus vite que de coutume. Les sentiments qu’il éprouvait étaient de nature fort opposée. Ils variaient de la haine à l’amour, selon qu’il s’imaginait la jeune comédienne rebelle ou docile à ses vœux.

Quand le beau carrosse doré, traîné par des chevaux de prix et surchargé de laquais aux livrées de Vallombreuse, entra dans l’auberge de la rue Dauphine, dont les portes s’ouvrirent toutes grandes pour le recevoir, l’hôtelier, le bonnet à la main, se précipita plutôt qu’il ne descendit du haut du perron pour aller à la rencontre de ce magnifique visiteur, et savoir ce qu’il désirait.

Si vite que l’hôtelier eût couru, Vallombreuse, sautant du carrosse à terre sans l’aide du marchepied, s’avançait déjà vers l’escalier d’un pas rapide. Le front de l’aubergiste, prosterné tout bas, lui heurta presque les genoux. Le jeune duc, de cette voix stridente et brève qui lui était familière lorsque quelque passion l’agitait, lui dit:

«Mademoiselle Isabelle demeure en cette maison. Je la voudrais voir. Est-elle au logis à cette heure? Il n’est pas besoin de la prévenir de ma visite. Donnez-moi seulement un laquais qui m’accompagne jusqu’à sa porte.»

L’hôtelier avait répondu à ces questions par des respectueuses inclinaisons de tête, et il ajouta:

«Monseigneur, laissez-moi la gloire de vous conduire moi-même; un tel honneur n’est point fait pour un maraud de valet. A peine si le maître de céans y suffit.

—Comme vous voudrez, dit Vallombreuse avec une nonchalance hautaine, mais faites vite; voici déjà des têtes qui se mettent aux fenêtres et se penchent pour me regarder comme si j’étais le Grand Turc ou l’Amorabaquin.

—Je vais vous précéder pour vous montrer le chemin,» dit l’hôtelier, tenant des deux mains son bonnet pressé sur son cœur.

L’escalier franchi, le duc et son guide s’engagèrent dans un long corridor sur lequel s’ouvraient des portes comme dans un cloître de couvent. Arrivé devant la chambre d’Isabelle, l’hôte s’arrêta et dit:

«Qui aurai-je l’honneur d’annoncer?

—Vous pouvez vous retirer maintenant, répondit Vallombreuse en mettant la main sur la clef, je m’annoncerai moi-même.»

Isabelle, assise près de la fenêtre dans une chaise haute, en manteau du matin, les pieds nonchalamment allongés sur un tabouret de tapisserie, était en train d’étudier le rôle qu’elle devait remplir dans la pièce nouvelle. Les yeux fermés, afin de ne pas voir les paroles écrites sur son cahier, elle répétait à voix basse, comme un écolier sa leçon, les huit ou dix vers qu’elle venait de lire plusieurs fois. La lumière de la croisée, dessinant le contour velouté de son profil, piquait des étincelles d’or aux petits cheveux follets qui se crespelaient sur sa nuque, et faisait luire la nacre transparente de ses dents dans sa bouche entr’ouverte. Un reflet tempérait par sa lueur argentée ce que l’ombre, baignant les chairs et le vêtement, aurait eu de trop noir, et produisait cet effet magique si recherché des peintres, qu’ils appellent «clair-obscur» en leur langage. Cette jeune femme ainsi posée formait un tableau charmant, qui n’eût eu besoin que d’être copié par un habile homme pour devenir l’honneur et la perle d’une galerie.

Croyant que ce fût quelque fille de chambre qui entrât pour les besoins du service, Isabelle n’avait pas relevé ses longues paupières dont les cils, traversés du jour, ressemblaient à des fils d’or, et continuait dans une somnolence rêveuse à débiter machinalement ses rimes comme on égrène un chapelet, presque sans y penser. Elle n’avait d’ailleurs aucune défiance, en plein jour, dans cette auberge toute pleine de monde, tout près de ses camarades, et ne sachant pas que Vallombreuse fût à Paris. Les tentatives contre Sigognac ne s’étaient pas renouvelées, et la jeune comédienne, quelque timide qu’elle fût, commençait à reprendre un peu d’assurance. Sa froideur avait sans doute découragé le caprice du jeune duc, auquel en ce moment elle ne pensait non plus qu’au prêtre Jean ou à l’empereur de la Chine.

Vallombreuse s’était avancé jusqu’au milieu de la chambre, suspendant ses pas, retenant son haleine, pour ne pas déranger ce gracieux tableau qu’il contemplait avec un ravissement bien concevable; en attendant qu’Isabelle levât les yeux et l’aperçût, il avait mis un genou en terre et tenait d’une main son feutre dont la plume balayait le plancher, tandis qu’il appuyait l’autre main sur son cœur dans une pose qu’on n’eût pu désirer plus respectueuse pour une reine.

Si la jeune comédienne était belle, Vallombreuse, il faut l’avouer, n’était pas moins beau; la lumière donnait en plein sur sa figure d’une régularité parfaite et semblable à celle d’un jeune dieu grec qui se serait fait duc depuis la déchéance de l’Olympe. En ce moment, l’amour et l’admiration qui s’y peignaient en avaient fait disparaître cette expression impérieusement cruelle qu’on regrettait parfois d’y voir. Les yeux jetaient des flammes, la bouche semblait lumineuse; à ses joues pâles il montait du cœur comme une sorte de clarté rose. Des éclairs bleuâtres passaient sur ses cheveux bouclés et lustrés de parfums comme des frissons de jour sur du jayet poli. Son col, délicat et robuste à la fois, prenait des blancheurs de marbre. Illuminé par la passion, il rayonnait, il étincelait, et vraiment on comprenait qu’un duc fait de la sorte ne pût admettre l’idée que déesse, reine ou comédienne lui résistât.

Enfin Isabelle tourna la tête et vit le duc de Vallombreuse agenouillé à six pas d’elle. Persée lui eût porté au visage le masque de Méduse, enchâssé dans son bouclier et faisant la grimace de l’agonie au milieu d’un éparpillement de serpenteaux, qu’elle n’eût pas éprouvé une stupeur pareille. Elle resta glacée, pétrifiée, les yeux dilatés de terreur, la bouche entr’ouverte et le gosier aride, sans pouvoir faire un mouvement ni pousser un cri. Une pâleur de mort se répandit sur ses traits, son dos s’emperla de sueur froide; elle crut qu’elle allait s’évanouir; mais par un prodigieux effort de volonté, elle rappela ses sens pour ne pas rester exposée aux entreprises de ce téméraire.

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Je vous inspire donc une bien insurmontable horreur,... (Page 335.)

«Je vous inspire donc une bien insurmontable horreur, dit Vallombreuse sans quitter sa position et de la voix la plus douce, que ma vue seule vous produit un tel effet? Un monstre d’Afrique sortant de sa caverne, la gueule rouge, les dents aiguisées et les griffes en arrêt vous eût, certes, moins effrayée. Mon entrée, j’en conviens, a été un peu inopinée et subite; mais il ne faut pas en vouloir à la passion des incivilités qu’elle fait commettre. Pour vous voir, j’ai affronté votre courroux, et mon amour, au risque de vous déplaire, se met à vos pieds suppliant et timide.

—De grâce, monsieur le duc, relevez-vous, dit la jeune comédienne, cette position ne vous convient point. Je ne suis qu’une pauvre actrice de province, et mes faibles charmes ne méritent pas une telle conquête. Oubliez un caprice passager et portez ailleurs des vœux que tant de femmes seraient heureuses de combler. Ne rendez point les reines, les duchesses et les marquises jalouses à cause de moi.

—Et que m’importent toutes ces femmes, fit impétueusement Vallombreuse en se relevant, si c’est votre fierté que j’adore, si vos rigueurs ont plus de charme à mes yeux que les faveurs des autres, si votre sagesse m’enivre, si votre modestie excite ma passion jusqu’au délire, s’il faut que vous m’aimiez ou que je meure! Ne craignez rien, ajouta-t-il en voyant qu’Isabelle ouvrait la fenêtre comme pour se précipiter s’il se portait à quelque violence, je ne demande autre chose sinon que vous souffriez ma présence, que vous me permettiez de vous faire ma cour et d’attendrir votre cœur, comme font les amants les plus respectueux.

—Épargnez-moi ces poursuites inutiles, répondit Isabelle, et j’aurai pour vous, à défaut d’amour, une reconnaissance sans bornes.

—Vous n’avez ni père, ni mari, ni amant, dit Vallombreuse, qui se puisse opposer à ce qu’un galant homme vous recherche et tâche de vous agréer. Mes hommages ne sont pas une insulte. Pourquoi me repousser? Oh! vous ne savez pas quelle vie splendide j’ouvrirais devant vous si vous consentiez à m’accueillir. Les enchantements des féeries pâliraient à côté des imaginations de mon amour pour vous plaire. Vous marcheriez comme une déesse sur les nuées. Vos pieds ne fouleraient que de l’azur et de la lumière. Toutes les cornes d’abondance répandraient leurs trésors devant vos pas. Vos souhaits n’auraient pas le temps de naître, je les surprendrais dans vos yeux et je les devancerais. Le monde lointain s’effacerait comme un rêve, et d’un même vol, à travers les rayons, nous monterions vers l’Olympe plus beaux, plus heureux, plus enivrés que Psyché et l’Amour. Voyons, Isabelle, ne détournez pas ainsi la tête, ne gardez pas ce silence de mort, ne poussez pas au désespoir une passion qui peut tout, excepté renoncer à elle-même et à vous.

—Cette passion dont toute autre tirerait orgueil, répondit modestement Isabelle, je ne saurais la partager. La vertu que je fais profession d’estimer plus que la vie ne s’y opposerait pas, que je déclinerais encore ce dangereux honneur.

—Regardez-moi d’un œil favorable, continua Vallombreuse, je vous rendrai un objet d’envie pour les plus grandes et les plus haut situées. A une autre femme je dirais: dans mes châteaux, dans mes terres, dans mes hôtels, prenez ce qui vous plaira, saccagez mes cabinets pleins de diamants et de perles, plongez vos bras jusqu’aux épaules au fond de mes coffres, habillez votre livrée d’habits trop riches pour des princes, faites ferrer d’argent fin les chevaux de vos carrosses, menez le train d’une reine; éblouissez Paris qui pourtant ne s’étonne guère. Tous ces appâts sont trop grossiers pour une âme de la trempe dont est la vôtre. Mais cette gloire peut vous toucher d’avoir réduit et vaincu Vallombreuse, de le mener captif derrière votre char de triomphe, de nommer votre serviteur et votre esclave celui qui n’a jamais obéi, et que nuls fers n’ont pu retenir.

—Ce prisonnier serait trop illustre pour mes chaînes, dit la jeune actrice, et je ne voudrais pas contraindre une liberté si précieuse!»

Jusque-là le duc de Vallombreuse s’était contenu; il forçait sa violence naturelle à une douceur feinte, mais la résistance respectueuse et ferme d’Isabelle commençait à faire bouillonner sa colère. Il sentait un amour derrière cette vertu, et son courroux s’augmentait de sa jalousie. Il fit quelques pas vers la jeune fille qui mit la main sur la ferrure de la fenêtre. Ses traits étaient contractés, il se mordait les lèvres et l’air de méchanceté avait reparu sur son visage.

«Dites plutôt, reprit-il d’une voix altérée, que vous êtes folle

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Au même instant la porte s’ouvrit. (Page 337.)

de Sigognac! Voilà la raison de cette vertu dont vous faites montre. Qu’a-t-il donc pour vous charmer de la sorte, cet heureux mortel? Ne suis-je pas plus beau, plus noble, plus riche, aussi jeune, aussi spirituel, aussi amoureux que lui?

—Il a du moins, répondit Isabelle, une qualité qui vous manque: celle de respecter ce qu’il aime.

—C’est qu’il n’aime pas assez,» fit Vallombreuse en prenant dans ses bras Isabelle dont le corps penchait déjà hors de la fenêtre, et qui, sous l’étreinte de l’audacieux, poussa un faible cri.

Au même instant la porte s’ouvrit. Le Tyran, faisant des courbettes et des révérences outrées, pénétra dans la chambre et s’avança vers Isabelle, qu’aussitôt lâcha Vallombreuse avec une rage profonde d’être ainsi interrompu en ses prouesses amoureuses.

«Pardon, mademoiselle, dit le Tyran en lançant au duc un regard de travers, je ne vous savais pas en si bonne compagnie; mais l’heure de la répétition a sonné à toutes les horloges, et l’on n’attend plus que vous pour commencer.»

En effet, par la porte entre-bâillée on voyait le Pédant, Scapin, Léandre et Zerbine, qui formaient un groupe rassurant pour la pudeur menacée d’Isabelle. Le duc eut un instant l’idée de fondre l’épée en main sur cette canaille et de la disperser, mais cela eût fait une esclandre inutile; en tuant ou blessant deux ou trois de ces histrions il n’aurait pas arrangé ses affaires: d’ailleurs ce sang était trop vil pour qu’il y trempât ses nobles mains, il se contint donc, et saluant avec une politesse glaciale Isabelle, qui, toute tremblante, s’était rapprochée de ses amis, il sortit de la chambre, mais au seuil de la porte il se retourna, fit un signe de la main, et dit: «Au revoir, mademoiselle!» une phrase bien simple assurément, mais qui prenait du son de voix dont elle était prononcée des signifiances menaçantes et terribles. La tête de Vallombreuse, si charmante tout à l’heure, avait repris son expression de perversité diabolique; Isabelle ne put s’empêcher de frémir, bien que la présence des comédiens la mît à l’abri de toute tentative. Elle eut ce sentiment d’angoisse mortelle de la colombe au-dessus de laquelle le milan trace dans l’air des cercles de plus en plus rapprochés.

Vallombreuse regagna son carrosse suivi par l’hôtelier qui se confondait derrière lui en politesses impatientantes et superflues, et bientôt le grondement des roues indiqua que le dangereux visiteur était enfin parti.

Maintenant, voici comment s’explique le secours venu si à propos pour Isabelle. L’arrivée du duc de Vallombreuse en carrosse doré à l’hôtel de la rue Dauphine avait produit une rumeur d’étonnement et d’admiration dans toute l’auberge, qui était bientôt parvenue aux oreilles du Tyran occupé, comme Isabelle, à étudier dans sa chambre. En l’absence de Sigognac, retenu au théâtre pour y essayer un costume nouveau, le brave Hérode, connaissant les mauvaises intentions de Vallombreuse, s’était bien promis de veiller au grain, et l’oreille appliquée au trou de la serrure il écoutait, par une indiscrétion louable, cet entretien hasardeux, sauf à intervenir lorsque la scène chaufferait trop. Sa prudence avait ainsi sauvé la vertu d’Isabelle des entreprises de ce méchant duc outrageux et pervers.

Cette journée devait être orageuse. Lampourde, on s’en souvient, avait reçu de Mérindol la mission de dépêcher le capitaine Fracasse; aussi le bretteur, guettant l’occasion de l’attaquer, faisait-il pied de grue sur l’esplanade où s’élève le roi de bronze, car Sigognac, pour rentrer à l’auberge, devait forcément prendre le Pont-Neuf. Jacquemin était là déjà, depuis plus d’une heure, soufflant dans ses doigts pour ne pas les avoir gourds au moment de l’action, et battant la semelle afin de se réchauffer les pieds. Le temps était froid et le soleil se couchait derrière le pont Rouge, au delà des Tuileries, dans des nuages sanguinolents. Le crépuscule baissait rapidement, et déjà les passants se faisaient rares.

Enfin Sigognac parut marchant d’un pas hâté, car une vague inquiétude l’agitait à l’endroit d’Isabelle, et il se pressait de rentrer au logis. Dans cette précipitation, il ne vit pas Lampourde qui, lui prenant le bord du manteau, le lui tira d’un mouvement si sec et si brusque, que les cordons en rompirent. En un clin d’œil, Sigognac se trouva en simple pourpoint. Sans chercher à disputer sa cape à cet assaillant qu’il prit d’abord pour un vulgaire tire-laine, il mit, avec la promptitude de l’éclair, flamberge au vent et tomba en garde. De son côté, Lampourde n’avait pas été moins prompt à dégainer. Il fut content de cette garde et se dit: «Nous allons nous amuser un peu.» Les lames s’engagèrent. Après quelques tâtonnements de part et d’autre, Lampourde essaya une botte qui fut aussitôt déjouée, «Bonne parade, continua-t-il, ce jeune homme a des principes.»

Sigognac lia avec son épée le fer du bretteur et lui poussa une flanconnade que celui-ci para avec une retraite de corps, tout en admirant le coup de son adversaire pour sa perfection et sa régularité académique.

«A vous celle-ci,» s’écria-t-il, et son épée décrivit un cercle étincelant, mais elle rencontra celle de Sigognac déjà revenu à son poste.

Épiant un jour pour y pénétrer, les lames liées par les pointes tournaient l’une autour de l’autre, tantôt lentes, tantôt rapides, avec des malices et des prudences qui prouvaient la force des deux combattants.

«Savez-vous, monsieur, dit Lampourde, ne pouvant contenir plus longtemps son admiration pour ce jeu si sûr, si serré et si correct, savez-vous que vous avez une méthode superbe!

—A votre service,» répondit Sigognac, en allongeant une botte à fond au bretteur qui la détourna avec le pommeau de son épée par un coup de poignet aussi roide que la détente d’un cranequin.

«Magnifique estocade, fit le bretteur de plus en plus enthousiasmé, coup merveilleux! Logiquement j’aurais dû être tué. Je suis dans mon tort; ma parade est une parade de raccroc, irrégulière, sauvage, bonne tout au plus pour ne pas être embroché en un cas extrême. Je rougis presque de l’avoir employée avec un beau tireur comme vous.»

Toutes ces phrases étaient entremêlées de froissements de fer, de quartes, de tierces, de demi-cercles, de coupés, de dégagés qui augmentaient l’estime de Lampourde pour Sigognac. Ce gladiateur ne prisait au monde que l’escrime, et il réglait le cas qu’il devait faire des gens d’après leur force aux armes. Sigognac prenait à ses yeux des proportions considérables.

«Serait-ce une indiscrétion, monsieur, que de vous demander le nom de votre maître? Girolamo, Paraguantes et Côte-d’Acier seraient fiers d’un tel élève.

—Je n’ai eu pour professeur qu’un vieux soldat nommé Pierre, répondit Sigognac, que ce babil étrange amusait; tenez, parez celle-là; c’est une de ses bottes favorites.» Et le baron se fendit.

«Diable! s’écria Lampourde en rompant d’une semelle, j’ai failli être touché; la pointe a glissé sous le bras. En plein jour vous m’auriez perforé, mais vous n’avez pas encore l’habitude de ces combats crépusculaires et nocturnes qui exigent des yeux de chat. N’importe! c’était bien passé, bien allongé, bien porté. Maintenant, faites bien attention, je ne vous prends pas en traître. Je vais essayer sur vous ma botte secrète, le résultat de mes études, le nec plus ultra de ma science, l’élixir de ma vie. Jusqu’à présent ce coup d’épée infaillible a toujours tué son homme. Si vous le parez, je vous l’apprends. C’est mon seul héritage, et je vous le léguerai; sans cela, j’emporterai cette botte sublime dans la tombe, car je n’ai encore rencontré personne capable de l’exécuter, si ce n’est vous, admirable jeune homme! Mais voulez-vous vous reposer un peu et reprendre haleine?»

En disant ces mots, Jacquemin Lampourde baissait la pointe de son épée. Sigognac en fit autant, et au bout de quelques minutes le duel recommença.

Après quelques passes, Sigognac, qui connaissait toutes les ruses de l’escrime, sentit, au travail particulier de Lampourde, dont l’épée se dérobait avec une rapidité éblouissante, que la fameuse botte allait fondre sur sa poitrine. En effet, le bretteur s’aplatit subitement comme s’il tombait sur le nez, et le Baron ne vit plus devant lui d’adversaire, mais un éclair fouetté dans un sifflement lui arriva si vite au corps, qu’il n’eut que le temps de le couper par un demi-cercle qui cassa net la lame de Lampourde.

«Si vous n’avez pas le reste de mon épée dans le ventre, dit Lampourde à Sigognac en se redressant et en agitant le tronçon qui lui restait dans la main, vous êtes un grand homme, un héros, un dieu!

—Non, répondit Sigognac, je ne suis pas touché, et si je voulais je pourrais même vous clouer contre un mur comme un hibou; mais cela répugne à ma générosité naturelle, et d’ailleurs vous m’avez amusé par votre bizarrerie.

—Baron, permettez-moi d’être désormais votre admirateur, votre esclave, votre chien. On m’avait payé pour vous tuer. J’ai

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... le bretteur s’aplatit subitement... (Page 340.)

même reçu des avances que j’ai mangées. C’est égal! Je volerai pour rendre l’argent.» Cela dit, il ramassa le manteau de Sigognac, le lui remit sur les épaules en valet de chambre officieux, le salua profondément et s’éloigna.

Les deux attaques du duc de Vallombreuse avaient manqué.

XIV.

LES DÉLICATESSES DE LAMPOURDE.

On peut aisément s’imaginer la fureur de Vallombreuse après l’échec que lui avait fait subir la vertu d’Isabelle secourue si à propos par l’intervention des comédiens. Quand il rentra à l’hôtel, l’aspect de son visage, blême d’une rage froide, donna à ses domestiques des claquements de dents et des sueurs d’agonie; car sa cruauté naturelle se livrait, en ces exaspérations, à des emportements néroniens, aux dépens du premier malheureux qui lui tombait sous la main. Ce n’était point un seigneur commode que le duc de Vallombreuse, même quand il était de joyeuse humeur; mais quand il était fâché, mieux eût valu se rencontrer nez à nez, sur le pont d’un torrent, avec un tigre à jeun. Il referma derrière lui toutes les portes qui s’ouvraient à son passage d’une telle violence, qu’elles faillirent sauter hors des gonds, et que la dorure des ornements se détacha par écailles.

Arrivé à sa chambre, il jeta son feutre à terre si rudement que sa forme en resta tout aplatie et que la plume ébouriffée se brisa net. Pour donner un peu d’air à sa furie, il se dégagea la poitrine sans prendre garde aux boutons de diamant de son pourpoint qui sautaient à droite et à gauche sur le parquet, comme des pois gris sur un tambour. Les dentelles de sa chemise ne furent bientôt plus, sous les crispations de ses doigts nerveux, qu’une charpie effiloquée, et d’un coup de pied il envoya rouler les quatre fers en l’air un fauteuil qu’il avait rencontré dans ses déambulations colériques, car il s’en prenait même aux objets inanimés.

«L’impudente créature! s’écriait-il tout en se promenant avec une agitation extrême, j’ai bien envie de la faire prendre par les sergents et jeter en un cul de basse-fosse d’où elle ne sortirait que rasée et fouettée pour aller à l’hôpital ou à quelque couvent de filles repenties. Il ne me serait pas difficile d’obtenir l’ordre; mais non, sa constance ne ferait que s’affermir de ces persécutions, et son amour pour Sigognac s’augmenterait de toute la haine qu’elle prendrait à mon endroit. Cela ne vaut rien; mais que faire?»

Et il continuait sa promenade forcenée d’un bout à l’autre du cabinet comme une bête fauve en sa cage, sans fatiguer sa rage impuissante.

Pendant qu’il se démenait ainsi, sans prendre garde à la fuite des heures qui passent toujours d’un pied égal, que nous soyons contents ou furieux, la nuit était venue, et Picard, bien qu’on ne l’eût pas appelé, prit sur lui d’entrer et d’allumer les bougies, ne voulant pas laisser son maître se mélancolier dans l’ombre, mère des humeurs noires.

En effet, comme si les lumières des candélabres lui eussent éclairci l’intellect, Vallombreuse, que distrayait son amour pour Isabelle, se ressouvint de sa haine pour Sigognac.

«Mais comment se fait-il que ce gentillâtre de malheur n’ait pas encore été dépêché? dit-il en s’arrêtant tout à coup; j’avais cependant donné l’ordre formel à Mérindol de l’expédier lui-même ou au moyen de quelque gladiateur plus habile et plus brave que lui s’il ne suffisait pas à la besogne! «Morte la bête, mort le venin,» quoi qu’en dise Vidalinc. Le Sigognac supprimé, l’Isabelle reste à ma merci, frémissante de terreur et déliée d’une fidélité désormais sans objet. Sans doute elle ménage ce bélître dans l’idée de s’en faire épouser, et c’est pour cela qu’elle se livre à ces simagrées de pudeur hyrcanienne et de vertu inexpugnable, repoussant l’amour des ducs les mieux faits comme s’ils fussent gueux de l’Hostière. Seule, j’en aurai bientôt raison, et, en tous cas, je serai vengé d’un arrogant par trop outrageux, qui m’a navré au bras et que je trouve toujours comme un obstacle entre moi et mon désir. Çà, faisons comparaître Mérindol et sachons où en sont les choses.»

Mérindol, appelé par Picard, se présenta devant le duc, plus pâle qu’un voleur qu’on mène pendre, les tempes emperlées de sueur, la gorge sèche et la langue empâtée; il lui eût été bon en ce moment d’angoisse d’avoir un caillou dans la bouche comme Démosthènes, orateur athénien, haranguant la mer, pour se donner de la salive, faciliter la prononciation et délier la faconde, d’autant que la face du jeune seigneur était plus tempestueuse que celle d’aucune mer ou assemblée de peuple à l’Agora. Le malheureux, faisant effort pour se tenir droit sur ses jarrets titubants comme s’il fût ivre, encore qu’il n’eût bu depuis le matin de quoi noyer une mouche, tournait son chapeau devant sa poitrine avec un décontenancement idiot; il n’osait lever les yeux vers son maître dont il sentait le regard tomber sur lui comme une douche alternativement de feu et de glace.

«Eh bien! animal, dit brusquement Vallombreuse, vas-tu rester longtemps ainsi planté là avec cette mine patibulaire, comme si tu avais déjà au cou la cravate de chanvre que tu mérites encore plus pour ta lâcheté et maladresse que pour tes méfaits?

—J’attendais les ordres de monseigneur, fit Mérindol en essayant de sourire. Monsieur le duc sait que je lui suis dévoué jusqu’à la corde inclusivement, je me permets cette plaisanterie à cause de la gracieuse allusion que vient de faire.....

—C’est bon, c’est bon, interrompit le duc, ne t’avais-je pas chargé de nettoyer mon chemin de ce Sigognac maudit qui me gêne et m’obstrue? Tu ne l’as pas fait, car j’ai bien vu à la joie et sérénité d’Isabelle, que ce maraud respire encore, et que je n’ai point été obéi. En vérité, c’est bien la peine d’avoir des bretteurs à ses gages pour être servi de la sorte! Ne devriez-vous pas, sans que j’aie besoin de parler, deviner mes sentiments à l’éclair de mes yeux, aux palpitations de mes cils, et tuer silencieusement quiconque me déplaît? Mais vous n’êtes bons qu’à vous ruer en cuisine, et vous n’avez de cœur que pour égorger des poulets. Si vous continuez ainsi, je vous rendrai tous au bourreau qui vous attend, abjectes canailles que vous êtes, scélérats timides, gauches assassins, rebut et honte du bagne!

—Monsieur le duc, je le vois avec peine, objecta Mérindol d’un ton humble et pénétré, méconnaît le zèle, et, j’oserai le dire, le talent de ses fidèles serviteurs. Mais le Sigognac n’est point un de ces gibiers ordinaires qu’on traque et qu’on abat au bout de quelques minutes de chasse. A une première rencontre, peu s’en est fallu qu’il ne me fendît le moule du bonnet jusqu’au menton, et si, n’avait-il qu’une épée de théâtre, émoussée et mornée, dont bien me prit. Une seconde embûche le trouva sur ses gardes, et tellement prêt à bien faire, que force me fut, ainsi qu’à mes camarades, de m’éclipser sans risquer un combat inutile où il eût été secouru et qui eût fait une esclandre fâcheuse. Maintenant il connaît ma figure, et je ne saurais l’approcher qu’il ne mette incontinent la main à la poignée de sa rapière. J’ai donc été obligé d’aller chercher un spadassin de mes amis, la meilleure lame de la ville, qui le guette et le dépêchera, sous prétexte de lui tirer la laine, à la première occasion crépusculaire ou nocturne sans que le nom de M. le duc puisse être prononcé en tout cela, comme il n’eût pas manqué si le coup avait été fait par nous qui appartenons à Sa Seigneurie.

—Le plan n’est pas mauvais, répondit négligemment Vallombreuse radouci, et peut-être vaut-il mieux que les choses se passent de la sorte. Mais tu es sûr du cœur et du bras de ce gladiateur? Il faut un brave pour défaire Sigognac, lequel, je l’avoue, bien que je le haïsse, n’est point lâche, puisqu’il a bien osé se mesurer contre moi-même.

—Oh! répliqua Mérindol avec importance et certitude, Jacquemin Lampourde est un héros... qui a mal tourné. Il passe en valeur les Achille de la fable et les Alexandre de l’histoire. Il n’est pas sans reproche, mais il est sans peur.»

Picard, qui depuis quelques minutes rôdait par la chambre, voyant l’humeur de Vallombreuse un peu rassérénée, ne feignit pas de lui dire qu’un homme d’assez bizarre tournure était là qui demandait instamment à lui parler pour chose d’importance.

«Fais entrer ce drôle, répondit le duc; mais malheur à lui s’il me dérange pour des billevesées, je le ferai pelauder si rudement qu’il y laissera son cuir.»

Le valet sortit afin d’introduire le nouveau visiteur, et Mérindol allait se retirer discrètement, quand l’entrée d’un étrange personnage lui cloua les pieds au plancher. Il y avait en effet de quoi rester stupide d’étonnement, car l’homme conduit près de Vallombreuse par Picard n’était autre que l’ami Jacquemin Lampourde, en personne naturelle. Sa présence inattendue en un tel lieu devait faire supposer quelque événement singulier et hors de toute prévision. Aussi Mérindol était-il fort inquiet en voyant paraître ainsi, sans intermédiaire, devant le maître, cet agent de seconde main, cette machine subalterne dont la besogne devait s’accomplir dans l’ombre.

Jacquemin Lampourde, du reste, ne semblait nullement décontenancé; dès la porte il avait même fait un petit clin d’œil amical à Mérindol, et il se tenait à quelques pas du duc recevant en plein sur la figure la lumière des bougies qui faisait ressortir les détails de son masque caractéristique. Son front, où la pression habituelle du feutre avait tracé une raie rougeâtre transversale, pareille à la cicatrice d’une blessure, montrait par des gouttes de sueur, qui n’étaient pas séchées encore, que le spadassin avait marché vite ou venait de se livrer à un exercice violent; ses yeux, d’un gris bleuâtre mélangé de reflets métalliques, se fixaient sur ceux du jeune duc avec une impudence tranquille qui donnait le frisson à Mérindol. Quant à son nez, dont l’ombre lui couvrait toute une joue, comme l’ombre de l’Etna couvre une grande partie de la Sicile, ce promontoire de chair découpait grotesquement son profil étrange et monstrueux, doré sur la crête par un vif rayon de clarté qui le faisait reluire. Ses moustaches, poissées d’un cosmétique grossier, ressemblaient à une brochette dont on lui eût traversé la lèvre supérieure, et sa royale se retroussait comme une virgule mise à l’envers. Tout cela lui composait une physionomie la plus hétéroclite du monde, de celles que Jacques Callot aime à croquer de sa pointe originale et vive.

Son costume consistait en un pourpoint de buffle, des chausses grises et un manteau écarlate dont les galons d’or paraissaient avoir été récemment décousus, comme l’indiquaient des raies de couleur plus fraîche, visibles sur le fond un peu fané de l’étoffe. Une épée à lourde coquille était suspendue à un large ceinturon brodé de cuivre, qui cerclait la taille efflanquée mais robuste du maraud. Un détail inexplicable préoccupait singulièrement Mérindol, c’est que le bras de Lampourde, sortant de dessous son manteau comme une torchère à supporter des bougies jaillissant d’une paroi de lambris, tenait au poing une bourse dont la panse rondelette annonçait une somme respectable. Ce geste d’offrir de l’argent au lieu d’en prendre était tellement en dehors des habitudes physiques et morales de maître Jacquemin, que le bretteur s’en acquittait avec une gaucherie emphatique, solennelle et roide, tout à fait risible. Ensuite, cette idée que Jacquemin Lampourde abordait le duc de Vallombreuse comme s’il eût voulu le rémunérer de quelque service, était si monstrueusement en dehors de la vraisemblance, que Mérindol en écarquillait les yeux et en ouvrait la bouche toute ronde, ce qui, au dire des peintres et physionomistes, est la propre expression de la surprise à son comble.

«Eh bien, maroufle, dit le duc, lorsqu’il eut assez considéré ce falot personnage, est-ce que tu veux me faire l’aumône par hasard que tu me mets cette bourse sous le nez, avec ton grand bras qu’on prendrait pour un bras d’enseigne?

«D’abord, monsieur le duc, dit le bretteur après avoir imprimé aux longues rides qui sabraient ses joues et les coins de sa bouche une sorte de trépidation nerveuse, n’en déplaise à Votre Grandeur, je ne suis pas un maroufle. Je m’appelle Jacquemin Lampourde, homme d’épée. Mon état est honorable; aucun travail manuel, aucuns commerce ou industrie ne m’ont dégradé. Je n’ai même point, en mes plus dures infortunes, soufflé le verre, occupation qui n’emporte pas la qualité de gentilhomme, car il y a péril, et les manants n’affrontent pas volontiers la mort. Je tue pour vivre au risque de ma peau et de mon col, car j’exerce toujours seul et j’avertis qui j’attaque, ayant horreur de la traîtrise et lâcheté. Quoi de plus noble? Retirez donc cette épithète de maroufle que je ne saurais accepter qu’à titre de plaisanterie amicale; elle outrage par trop sensiblement les délicatesses chatouilleuses de mon amour-propre.

—Soit, maître Jacquemin Lampourde, puisque vous y tenez, répondit le duc de Vallombreuse, que les bizarreries formalistes de cet escogriffe si campé sur la hanche amusaient malgré lui, maintenant expliquez-moi ce que vous venez faire chez moi, une escarcelle au poing et secouant vos écus comme un fou sa marotte ou un ladre sa cliquette.»

Jacquemin, satisfit de cette concessions à sa susceptibilité, inclina la tête tout en restant le corps droit, et fit exécuter à son feutre plusieurs passes qui constituaient, à son idée, un salut mêlant à la mâle liberté du soldat la souplesse du courtisan.

«Voici la chose, monsieur le duc: j’ai reçu de Mérindol des avances pour expédier un certain Sigognac, dit le capitaine Fracasse. Par des circonstances indépendantes de ma volonté, je n’ai pu satisfaire à cette commande, et comme j’ai de la probité dans mon industrie, je rapporte à qui de droit l’argent que je n’ai point gagné.»

En disant ces mots il posa, avec un geste qui ne manquait pas de dignité, la bourse sur un coin de la belle table incrustée en pierres dures de Florence.

«Voilà bien, dit Vallombreuse, ces bravaches bons à figurer dans les comédies, ces enfonceurs de portes ouvertes, ces soldats d’Hérode dont la valeur se déploie à l’encontre des enfants à la mamelle, et qui s’enfuient quand la victime leur montre les dents, ânes couverts d’une peau léonine dont le rugissement est un braire. Allons, avoue-le de bonne foi; le Sigognac t’a fait peur.

—Jacquemin Lampourde n’a jamais eu peur, reprit le spadassin d’un ton qui, malgré l’apparence grotesque du personnage, n’était pas dénué de noblesse, cela soit dit sans rodomontade et vantardise à l’espagnole ou à la gasconne; dans aucun combat l’adversaire n’a vu la figure de mes épaules; je suis inconnu de dos, et je pourrais être, incognito, bossu comme Ésope. Ceux qui m’ont apprécié à l’œuvre savent que les besognes faciles me dégoûtent. Le péril me plaît et j’y nage comme le poisson dans l’eau. J’ai attaqué le Sigognac secundum artem, avec une de mes meilleures lames de Tolède, un Alonzo de Sahagun le vieux.

—Que s’est-il passé, dit le jeune duc, dans ce combat singulier où tu ne sembles pas avoir eu l’avantage puisque tu viens restituer les sommes?

—Tant en duels qu’en rencontres et assauts, contre un ou plusieurs, j’ai couché sur le carreau trente-sept hommes qui ne s’en sont pas relevés; je néglige les estropiés ou navrés plus ou moins grièvement. Mais le Sigognac est enfermé dans sa garde comme dans une tour d’airain. J’ai employé contre lui toutes les ressources de l’escrime: feintes, surprises, dégagements, retraites, coups inusités, il a parade et riposte à chaque attaque, et quelle fermeté jointe à quelle vitesse! quelle audace tempérée de prudence! quel beau sang-froid! quelle imperturbable maîtrise! Ce n’est pas un homme, c’est un dieu l’épée à la main. Au risque de me faire embrocher je jouissais de ce jeu si fin, si correct, si supérieur. J’avais en face un partenaire digne de moi; pourtant comme il fallait en finir, après avoir prolongé la lutte autant que possible pour me donner le temps d’admirer cette magnifique méthode, je pris mon temps et je risquai la botte secrète du Napolitain, que je possède seul au monde, puisque Girolamo est mort maintenant et me l’a léguée en héritage. Personne autre que moi n’est, d’ailleurs, capable de l’exécuter en toute sa perfection, d’où dépend le succès. Je la portai si bien et si à fond, que Giralomo lui-même n’eût pu mieux faire. Eh bien! ce diable de capitaine Fracasse, ainsi qu’on le nomme, a paré avec une vitesse éblouissante et d’un revers si ferme, qu’il ne m’a laissé au poing qu’un tronçon d’épée dont je m’escrimais comme une vieille femme qui menace un gamin d’une cuiller à pot. Tenez, voici ce qu’il a fait de mon Sahagun.»

Là-dessus Jacquemin Lampourde tira piteusement du fourreau un bout de rapière portant pour marque un S couronné, et montra au duc la cassure nette et brillante de la lame.

«Ne voilà-t-il pas un coup prodigieux, continua le spadassin, qu’on pourrait attribuer à la Durandal de Roland, à la Tisona du Cid, ou à la Hauteclaire d’Amadis de Gaule? Tuer le capitaine Fracasse est au-dessus de mes talents, je l’avoue en toute modestie. La botte que je lui ai portée n’a eu jusqu’à présent que cette parade, la pire de toutes, celle qui se fait avec le corps. Quiconque l’a essuyée a eu à son pourpoint une boutonnière de plus par où l’âme s’est enfuie. En outre, comme tous les vaillants, ce capitaine fut généreux: il me tenait au bout de son épée, assez estomaqué et pantois de ma déconvenue, et il me pouvait mettre à la brochette, comme un becfigue, rien qu’en étendant le bras, il ne l’a point fait, ce qui est très-délicat de la part d’un gentilhomme assailli à la brune, en plein Pont-Neuf. Je lui dois la vie, et encore que ce ne soit pas grand’chose vu le cas que j’en fais, je lui suis lié de reconnaissance; je n’entreprendrai plus rien contre lui, et il m’est sacré. D’ailleurs, en eussé-je les moyens, je me ferais scrupule de gâter ou détruire un si beau tireur, d’autant plus qu’ils se font rares par ce temps de ferrailleurs vulgaires où l’on tient une épée comme un manche à balai. C’est pourquoi je viens prévenir monsieur le duc qu’il ne compte plus sur moi. J’aurais peut-être pu garder l’argent comme dédommagement de mes risques et périls; mais ma conscience y répugne.

—De par tous les diables, reprends ta somme au plus vite, dit Vallombreuse d’un ton qui n’admettait pas de réplique, ou je te fais jeter par les fenêtres sans les ouvrir, toi et ta monnaie. Je ne vis jamais coquin si scrupuleux. Ce n’est pas toi, Mérindol, qui serais capable de ce beau trait à insérer dans les exemples de la jeunesse.»

Comme il vit que le bretteur hésitait, il ajouta: «Je te donne ces pistoles pour boire à ma santé.

—Cela, monsieur le duc, sera religieusement exécuté, répondit Lampourde; cependant je pense que Sa Seigneurie ne serait pas désobligée si j’en jouais quelques-unes.» En achevant ces mots, il fit un pas vers la table, étendit son bras osseux, saisit la bourse avec une dextérité d’escamoteur et la fit disparaître comme par enchantement dans la profondeur de sa poche où elle heurta, en rendant un son métallique, un cornet de dés et un jeu de cartes. Il était aisé de voir que ce geste lui était beaucoup plus naturel que l’autre, tant il y mettait d’aisance.

«Je me retire de l’affaire en ce qui concerne Sigognac, dit Lampourde, mais elle sera reprise, s’il convient à Votre Seigneurie, par mon alter ego, le chevalier Malartic, à qui l’on peut confier les entreprises les plus hasardeuses, tant il est habile homme. Il a la tête qui conçoit et la main qui exécute. C’est d’ailleurs l’esprit le plus dégagé de préjugés et de superstitions qui soit. J’avais ébauché, pour l’enlèvement de la comédienne à laquelle vous faites l’honneur de vous intéresser, une sorte de plan qu’il achèvera avec ce fini et cette perfection de détails qui caractérisent sa manière. Oh! plus d’un auteur de comédie applaudi au théâtre en l’arrangement de ses pièces devrait consulter Malartic pour la subtilité de ses intrigues, l’invention de ses stratagèmes, le jeu de ses machines. Mérindol, qui le connaît, se portera garant de ses rares qualités. Certes, monsieur le duc ne saurait mieux choisir, et c’est un véritable cadeau que je lui fais. Mais je ne veux pas abuser plus longtemps de la patience de Sa Seigneurie. Quand elle sera décidée, elle n’a qu’à faire tracer par un homme à elle une croix à la craie sur le pilier gauche du Radis couronné. Malartic comprendra et, dûment déguisé, se rendra à l’hôtel Vallombreuse pour prendre les derniers ordres et recorder ses flûtes.»

Ce triomphant discours achevé, maître Jacquemin Lampourde fit exécuter à son feutre les mêmes évolutions qu’il avait déjà décrites en saluant le duc au commencement de l’entretien, l’enfonça sur sa tête, rabattit le bord sur ses yeux et sortit de la chambre à pas comptés et majestueux, satisfait de son éloquence et de sa bonne tenue devant un si grand seigneur.

Cette apparition bizarre, moins étrange cependant en ce siècle de raffinés et de bretteurs qu’elle ne l’eût été à toute autre époque, avait amusé et intéressé le jeune duc de Vallombreuse. Le caractère original de Jacquemin Lampourde, honnête à sa façon, ne lui déplaisait point; il lui pardonnait même de n’avoir pas réussi à tuer Sigognac. Puisque le Baron avait résisté à ce gladiateur de profession, c’est qu’il était réellement invincible, et la honte d’en avoir été blessé lui était moins cuisante à l’amour-propre. Ensuite, quelque forcené que fût Vallombreuse, cette action de faire assassiner Sigognac lui paraissait un peu énorme, non par aucune tendresse ou susceptibilité de conscience, mais parce que son ennemi était gentilhomme: car il ne se fût fait nul scrupule de meurtre et trucider une demi-douzaine de bourgeois qui l’eussent gêné, le sang de telles ribaudailles n’ayant de valeur à ses yeux non plus que l’eau des fontaines. Il eût préféré dépêcher son rival lui-même, sans la supériorité de Sigognac à l’escrime, supériorité dont son bras, cicatrisé à peine, avait gardé le souvenir, et qui ne lui permettait pas de risquer, avec des chances favorables, un nouveau duel ou une attaque à main armée. Ses pensées se tournèrent donc vers l’enlèvement d’Isabelle, qui lui souriait davantage par les perspectives amoureuses qu’il ouvrait à son imagination. Il ne doutait pas que la jeune comédienne, une fois séparée de Sigognac et de ses camarades, ne s’humanisât et ne devînt sensible aux charmes d’un duc si bien fait de sa personne, et dont raffolaient les plus hautes dames de la cour. La fatuité de Vallombreuse était incorrigible, car jamais il n’en fut de mieux fondée. Elle justifiait toutes ses prétentions, et ses plus impertinentes vanteries n’étaient que vérités. Aussi, malgré l’échec récemment subi près d’Isabelle, semblait-il au jeune duc illogique, absurde, incroyable et outrageux de n’être point aimé.

«Que je la tienne, se disait-il, quelques jours en une retraite d’où elle ne puisse m’échapper, et je saurai bien la réduire. Je serai si galant, si passionné, si persuasif, qu’elle s’étonnera bientôt elle-même de m’avoir si longtemps tenu rigueur. Je la verrai se troubler, muer de couleur, baisser ses longues paupières à mon aspect, et, quand je la tiendrai entre mes bras, pencher sa tête sur mon épaule pour y cacher sa pudeur et sa confusion. Dans un baiser, elle me dira qu’elle m’a toujours aimé, et que ses fuites n’étaient que pour m’enflammer mieux, ou bien encore appréhensions et timidités de mortelle poursuivie par un dieu, ou autres telles charmantes mignardises, que les femmes savent trouver en ces rencontres, même les plus chastes. Mais quand j’aurai son âme et son corps, ah! c’est alors que je me vengerai de ses anciennes rebuffades.»

XV.

MALARTIC A L’ŒUVRE.

Si la colère du duc en rentrant chez lui avait été vive, celle du Baron ne fut pas moindre en apprenant l’équipée de Vallombreuse à l’encontre d’Isabelle. Il fallut que le Tyran et Blazius lui tinssent de longs raisonnements pour l’empêcher de courir à l’hôtel de ce seigneur dans le but de le provoquer à un combat qu’il eût certainement refusé, car Sigognac n’étant ni le frère, ni le mari, ni le galant avoué de la comédienne, il n’avait aucun droit à demander raison d’un acte qui d’ailleurs s’excusait de lui-même. En France, il y a toujours eu liberté de faire la cour aux jolies femmes. L’agression du spadassin sur le Pont-Neuf était, à coup sûr, moins légitime; mais, bien qu’il fût probable que le coup vînt de la part du duc, comment suivre les ramifications ténébreuses qui reliaient cet homme de sac et de corde à ce magnifique seigneur? Et, en supposant même qu’on les eût découvertes, comment les prouver, et à qui demander justice de ces lâches attaques? Aux yeux du monde, Sigognac, cachant sa qualité, était un vil histrion, un farceur de bas étage qu’un gentilhomme comme Vallombreuse pouvait, à sa fantaisie, faire bâtonner, emprisonner ou tuer, sans que personne y trouvât à redire, s’il le fâchait ou le gênait en quelque chose. Isabelle, pour sa résistance honnête, eût paru une mijaurée et une bégueule; la vertu des femmes de théâtre comptant beaucoup de Thomas incrédules et de Pyrrhons sceptiques. Il n’y avait donc pas moyen de s’en prendre ouvertement au duc, ce dont enrageait Sigognac, reconnaissant malgré lui la vérité des motifs qu’alléguaient Hérode et le Pédant de faire les morts, mais l’œil ouvert et l’oreille au guet; car ce damné seigneur, beau comme un ange et méchant comme un diable, n’abandonnerait certes pas son entreprise, quoiqu’elle eût manqué sur tous les points. Un doux regard d’Isabelle, qui prit entre ses blanches mains les mains frémissantes de Sigognac, en l’engageant à dompter son courage pour l’amour d’elle, pacifia tout à fait le Baron, et les choses reprirent leur train habituel.

Les débuts de la troupe avaient obtenu beaucoup de succès. La grâce pudique d’Isabelle, la verve étincelante de la Soubrette, la coquetterie élégante de Sérafine, l’extravagance superbe du capitaine Fracasse, l’emphase majestueuse du Tyran, les dents blanches et les gencives roses de Léandre, la bonhomie grotesque du Pédant, l’esprit madré de Scapin, la perfection comique de la Duègne, produisaient le même effet à Paris qu’en province; il ne leur manquait plus, ayant celle de la ville, que l’approbation de la cour, où sont les plus gens de goût et les plus fins connaisseurs; il était question de les appeler même à Saint-Germain, car le roi, sur le bruit qui s’en faisait, les désirait voir; ce qui réjouissait fort Hérode, chef et caissier de la compagnie. Souvent des personnes de qualité les demandaient pour donner la comédie en leur hôtel, à l’occasion de quelque fête ou régal, à des dames curieuses de voir ces acteurs qui balançaient ceux de l’hôtel de Bourgogne et de la troupe du Marais.

Aussi Hérode ne fut-il pas surpris, accoutumé qu’il était à de semblables requêtes, lorsqu’un beau matin, à l’auberge de la rue Dauphine, se présenta une sorte d’intendant ou majordome, d’aspect vénérable comme l’ont ces serviteurs vieillis dans la domesticité des grandes maisons, qui demandait à lui parler de la part de son maître, le comte de Pommereuil, pour affaires de théâtre.

Ce majordome, vêtu de velours noir de la tête aux pieds, avait au cou une chaîne en or de ducats, des bas de soie et des souliers à larges cocardes, carrés du bout, un peu amples, comme il convient à un vieillard qui parfois a les gouttes. Un collet en forme de rabat étalait sa blancheur sur le noir du pourpoint, et relevait le teint de la face basanée par le grand air de la campagne où ressortaient, comme des touches de neige sur une antique sculpture, les sourcils, les moustaches et la barbiche. Ses longs cheveux tout chenus lui tombaient jusqu’aux épaules et lui donnaient la physionomie la plus patriarcale et la plus honnête. Ce devait être un de ces intendants dont la race est perdue, qui soignent la fortune de leur maître plus âprement que la leur propre, font des remontrances sur les dépenses folles et, aux époques des revers, apportent leurs minces épargnes pour soutenir la famille qui les a nourris en ses prospérités.

Hérode ne se pouvait lasser d’admirer la bonne mine et prud’homie de cet intendant, qui, l’ayant salué, lui dit avec des paroles courtoises:

«Vous êtes bien cet Hérode qui gouverne, d’une main aussi ferme que celle d’Apollon, la troupe des Muses, cette excellente compagnie dont la renommée se répand par la ville, et en a déjà dépassé l’enceinte; car elle est venue jusqu’au fond du domaine que mon maître habite.

—C’est moi qui ai cet honneur, répondit Hérode en faisant le salut le plus gracieux que lui permît sa mine rébarbative et tragique.

—Le comte de Pommereuil, reprit le vieillard, désirerait fort, pour divertir des hôtes d’importance, leur offrir la comédie en son château. Il a pensé que nulle troupe mieux que la vôtre ne remplirait ce but, et il m’envoie vous demander s’il vous serait possible d’aller donner une représentation à sa terre, qui n’est distante d’ici que de quelques lieues. Le comte, mon maître, est un seigneur magnifique qui ne regarde pas à la dépense, et à qui rien ne coûtera pour posséder votre illustre compagnie.

—Je ferai tout pour contenter un si galant homme, répondit le Tyran, encore qu’il nous soit difficile de quitter Paris, fût-ce pour quelques jours, au moment le plus vif de notre vogue.

—Trois journées suffiront bien, dit le majordome: une pour le voyage, l’autre pour la représentation, et la dernière pour le retour. Il y a au château un théâtre tout machiné où vous n’aurez qu’à poser vos décorations; de plus, voici cent pistoles que le comte de Pommereuil m’a chargé de remettre entre vos mains pour les menus frais de déplacement; vous en recevrez autant après la comédie, et les actrices auront sans doute quelque présent, bagues, épingles ou bracelets, à quoi est toujours sensible la coquetterie féminine.»

Joignant l’action aux paroles, l’intendant du comte de Pommereuil tira de sa poche une longue et pesante bourse, hydropique de monnaie, la pencha et en fit couler sur la table cent beaux écus neufs de l’éclat le plus engageant.

Le Tyran regardait ces pièces couchées les unes sur les autres, d’un air de satisfaction, en caressant sa large barbe noire. Quand il les eut assez contemplées, il les releva, les mit en pile, puis les jeta dans son gousset avec un geste d’acquiescement.

«Ainsi donc, dit l’intendant, vous acceptez, et je puis dire à mon maître que vous vous rendrez à son appel.

—Je suis à la disposition de Sa Seigneurie avec tous mes camarades, répondit Hérode; maintenant désignez-moi le jour où doit avoir lieu la représentation et la pièce que M. le comte désire, afin que nous emportions les costumes et les accessoires nécessaires.

—Il serait bon, répondit l’intendant, que ce fût jeudi, car l’impatience de mon maître est grande; quant à la pièce, il en laisse le choix à votre goût et commodité.

—L’Illusion comique, dit Hérode, d’un jeune auteur normand qui promet beaucoup, est ce qu’il y a de plus nouveau et de plus couru en ce moment.

—Va pour l’Illusion comique: les vers n’en sont point méchants et il y a un rôle de Matamore superbe.

—A présent, il ne reste plus qu’à nous indiquer, d’une façon précise à ce que nous ne puissions errer, les site et plantation du château avec le chemin à suivre pour y parvenir.»

L’intendant du comte de Pommereuil donna des renseignements si exacts et si détaillés, qu’ils eussent suffi à un aveugle tâtant la terre de son bâton; mais craignant sans doute que le comédien une fois en route ne se rappelât plus bien nettement ces: allez devant vous, puis tournez à droite et ensuite prenez à gauche, il ajouta: «Ne chargez pas votre mémoire, obstruée des plus beaux vers de nos meilleurs poëtes, de si vulgaires et prosaïques notions; j’enverrai un laquais, lequel vous servira de guide.»

L’affaire ainsi conclue, le vieillard se retira avec force salutations qu’Hérode lui rendait, et qu’après la courbette du comédien, il réitérait en s’inclinant plus bas. Ils avaient l’air de deux parenthèses prises de la danse de Saint-Guy, et se trémoussant l’une vis-à-vis l’autre. Ne voulant pas être vaincu en ce combat de politesse, le Tyran descendit l’escalier, traversa la cour et ne s’arrêta que sur le seuil, d’où il adressa au bonhomme un salut suprême: le dos convexe, la poitrine concave autant que son bedon le lui permettait, les bras ballants et la tête touchant presque la terre.

Si Hérode eût suivi du regard l’intendant du comte de Pommereuil jusqu’au bout de la rue, peut-être eût-il remarqué, chose contraire aux lois de la perspective, que sa taille grandissait en raison inverse de l’éloignement. Son dos voûté s’était redressé, le tremblement sénile de ses mains avait disparu, et à la vivacité de son allure il ne semblait du tout si goutteux; mais Hérode était déjà rentré dans la maison et ne vit rien de tout cela.

Le mercredi au matin, comme des garçons d’auberge chargeaient les décorations et paquets sur une charrette attelée de deux forts chevaux et louée par le Tyran pour le transport de la troupe, un grand maraud de laquais en livrée fort propre et chevauchant un bidet percheron, se présenta faisant claquer son fouet à la porte de l’auberge, afin de hâter le départ des comédiens et de leur servir de courrier. Les femmes, qui sont toujours paresseuses au lit et longues à s’attifer, même les comédiennes ayant l’habitude de s’habiller et de se déshabiller en un clin d’œil pour les changements de costumes qu’exige le théâtre, descendirent enfin et s’arrangèrent le plus commodément qu’elles purent sur les planches rembourrées de paille qu’on avait suspendues aux ridelles de la charrette. Le marmouset de la Samaritaine martelait huit heures sur son timbre, quand la lourde machine s’ébranla et se mit en marche. On eut en moins d’une demi-heure dépassé la porte Saint-Antoine et la Bastille, mirant ses faisceaux de tours dans l’eau noire de ses douves. L’on franchit ensuite le faubourg et ses vagues cultures semées de maisonnettes, et l’on chemina à travers la campagne dans la direction de Vincennes, qui montrait au loin son donjon derrière une légère gaze de vapeur bleuâtre, reste de l’humidité nocturne se dissipant aux rayons du soleil, comme une fumée d’artillerie que le vent disperse.

Bientôt, car les chevaux étaient frais et marchaient d’un bon pas, l’on atteignit la vieille forteresse dont les défenses gothiques avaient encore bonne apparence quoiqu’elles ne fussent plus capables de résister aux canons et aux bombardes. Les croissants dorés qui surmontaient les minarets de la chapelle bâtie par Pierre de Montereau, brillaient joyeusement au-dessus des remparts comme s’ils eussent été fiers de se trouver à côté de la croix, signe de rédemption. Ensuite, après avoir admiré quelques minutes ce monument de l’ancienne splendeur de nos rois, on entra dans le bois, où, parmi les halliers et les baliveaux, s’élevaient majestueusement quelques vieux chênes, contemporains sans doute de celui sous lequel saint Louis rendait la justice, occupation bien séante à un monarque.

Comme la route n’était guère fréquentée, quelquefois des lapins s’ébattant et se passant la patte sur les moustaches étaient surpris par l’arrivée de la charrette qu’ils n’avaient point entendue, car elle roulait à petit bruit, la terre étant molle et souvent tapissée d’herbe. Ils détalaient grand’erre et comme s’ils eussent eu les chiens aux trousses; ce qui divertissait les comédiens. Plus loin, un chevreuil traversait la route tout effaré, et l’on pouvait suivre quelque temps de l’œil sa fuite à travers les arbres dénués de feuillage. Sigognac surtout s’intéressait à ces choses, ayant été élevé et nourri en la campagne. Cela le réjouissait de voir des champs, des buissons, des bois, des animaux en liberté, spectacle dont il était privé depuis qu’il habitait la ville, où l’on ne voit que maisons, rues boueuses, cheminées qui fument, l’œuvre des hommes, et non l’œuvre de Dieu. Il s’y serait fort ennuyé s’il n’avait eu la compagnie de cette douce femme, dont les yeux contenaient assez d’azur pour remplacer le ciel.

Au sortir du bois une petite côte à monter se présenta. Sigognac dit à Isabelle: «Chère âme, pendant que le coche gravira lentement cette pente, ne vous conviendrait-il point de descendre et de mettre votre bras sur le mien pour faire quelques pas? Cela vous réchauffera les pieds et dégourdira les jambes. La route est unie, et il fait un joli temps d’hiver clair, frais et piquant, mais non trop froid.»

La jeune comédienne accepta l’offre de Sigognac, et, posant le bout de ses doigts sur la main qu’il lui présentait, elle sauta légèrement à terre. C’était un moyen d’accorder à son amant un innocent tête-à-tête que sa pudeur lui eût refusé dans la solitude d’une chambre fermée. Ils marchaient tantôt presque soulevés par leur amour, et rasant le sol comme des oiseaux, tantôt s’arrêtant à chaque pas pour se contempler et jouir d’être ensemble, côte à côte, les bras enlacés et les regards plongés dans les yeux l’un de l’autre. Sigognac disait à Isabelle combien il l’aimait; cette phrase, qu’il avait dite plus de vingt fois, paraissait à la jeune femme nouvelle, comme dut l’être le premier mot d’Adam essayant le verbe le lendemain de la création. Comme c’était la personne du monde la plus délicate et la plus désintéressée en fait de sentiments, elle tâchait par des fâcheries et des négations caressantes de contenir dans les limites de l’amitié un amour qu’elle ne voulait pas couronner, le jugeant nuisible à l’avenir du Baron.

Mais ces jolis débats et contestations ne faisaient qu’aviver l’amour de Sigognac, qui ne songeait, en ce moment, à la dédaigneuse Yolande de Foix non plus que si elle n’eût jamais existé.

«Quoi que vous fassiez, mignonne, disait-il à son aimée, vous ne parviendrez pas à lasser ma constance. S’il le faut, j’attendrai que vos scrupules se soient dissipés d’eux-mêmes jusqu’à ce que vos beaux cheveux d’or se soient mués en cheveux d’argent.

—Oh! fit Isabelle, alors je serai un vrai remède d’amour et laide à épouvanter le plus fier courage; j’aurais peur, en la récompensant, de punir votre fidélité.

—Même à soixante ans vous garderez vos charmes comme la belle vieille de Maynard, répondit galamment Sigognac, car votre beauté vient de l’âme, qui est immortelle.

—C’est égal, reprit la jeune femme, vous seriez bien attrapé si je vous prenais au mot, et vous promettais ma main pour l’époque où je compterai seulement dix lustres d’âge. Mais, continua-t-elle en reprenant son sérieux, cessons ces badineries; vous savez ma résolution, contentez-vous d’être aimé plus que ne le fut jamais aucun mortel, depuis que des cœurs palpitent sur la terre.

—Un si charmant aveu me devrait satisfaire, j’en conviens; mais, comme mon amour est infini, il ne saurait souffrir la moindre barrière. Dieu peut bien dire à la mer: «Tu n’iras pas plus loin,» et en être obéi. Une passion telle que la mienne ne connaît pas de rivage et elle monte toujours, encore que de votre voix céleste vous lui disiez: «Arrête-toi là.»

—Sigognac, vous me fâchez par ces discours, dit Isabelle en faisant au baron une petite moue plus gracieuse que le plus charmant sourire; car, malgré elle, son âme était inondée de joie à ces protestations d’un amour qu’aucune froideur ne rebutait.»

Ils firent quelques pas sans se parler; Sigognac, en insistant davantage, craignait de déplaire à celle qu’il aimait plus que sa vie. Tout à coup Isabelle lui quitta brusquement la main et courut vers le bord de la route avec un cri d’enfant et une légèreté de biche. Elle venait, sur le revers d’un fossé, au pied d’un chêne, parmi les feuilles sèches entassées par l’hiver, d’apercevoir une violette, la première de l’année à coup sûr, car on n’était encore qu’au mois de février; elle s’agenouilla, écarta délicatement les feuilles mortes et les brins d’herbe, coupa de son ongle la frêle tige et revint avec la fleurette plus contente que si elle eût trouvé une agrafe de pierreries oubliée dans la mousse par une princesse.

«Voyez, comme elle est mignonne, dit-elle en la montrant à Sigognac, avec ses feuilles à peine dépliées à ce premier rayon de soleil.

—Ce n’est pas le soleil, répondit Sigognac, c’est votre regard qui l’a fait éclore. Sa fleur a précisément la nuance de vos prunelles.

—Son parfum ne se répand pas, parce qu’elle a froid,» reprit Isabelle, en mettant dans sa gorgerette la fleur frileuse. Au bout de quelques minutes elle la reprit, la respira longuement, et la tendit à Sigognac, après y avoir mis furtivement un baiser.

«Comme elle fleure bon, maintenant! la chaleur de mon sein lui fait exhaler sa petite âme de fleur timide et modeste.

—Vous l’avez parfumée, répondit Sigognac, portant la violette à ses lèvres pour y prendre le baiser d’Isabelle; cette délicate et suave odeur n’a rien de terrestre.

—Ah! le méchant, fit Isabelle, je lui donne à la bonne franquette une fleur à sentir, et le voilà qui aiguise des concetti en style marinesque, comme si, au lieu d’être sur un grand chemin, il coquetait dans la ruelle de quelque illustre précieuse. Il n’y a pas moyen d’y tenir; à toute parole, même la plus simple du monde, il répond par un madrigal!»

Cependant, en dépit de cette bouderie apparente, la jeune comédienne n’en voulait sans doute pas beaucoup à Sigognac, car elle lui reprit le bras, et peut-être même s’y appuya-t-elle un peu plus que ne l’exigeaient sa démarche, ordinairement si légère, et le chemin, uni en cet endroit comme une allée de jardin. Ce qui prouve que la

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