Le capitaine Fracasse
l’aide d’un certain valet, drôle retors, personnage fertile en fourberies, ruses et stratagèmes autant que le sieur Polyen. Il devait revenir le soir sous le balcon et rendre compte à sa maîtresse du succès de ses entreprises.
Isabelle fermait sa fenêtre, et le Matamore, avec cet esprit d’à-propos qui le caractérise, faisait son entrée. Son apparition attendue produisit un grand effet. Ce type favori avait le don de faire rire les plus moroses.
Quoique rien ne nécessitât une action si furibonde, Matamore, ouvrant les jambes en compas forcé et faisant des pas de six pieds, comme les mots dont parle Horace, arriva devant les chandelles et s’y planta dans une pose cambrée, outrageuse et provocante, de même que s’il eût voulu porter un défi à la salle entière. Il filait sa moustache, roulait de gros yeux, faisait palpiter sa narine et soufflait formidablement, comme s’il étouffait de colère pour quelque injure méritant la destruction du genre humain.
Matamore, en cette occasion solennelle, avait tiré du fond de son coffre un costume presque neuf qu’il ne mettait qu’aux beaux jours, et dont sa maigreur de lézard faisait ressortir encore la bizarrerie comique et l’emphase grotesquement espagnole. Ce costume consistait en un pourpoint bombé comme un corselet, et zébré de bandes diagonales alternativement jaunes et rouges qui convergeaient vers une rangée de boutons, en manière de chevrons renversés. La pointe du pourpoint descendait fort bas sur le ventre. Les bords et les entournures en étaient garnis d’un bourrelet saillant, aux mêmes couleurs; des rayures semblables à celles du pourpoint décrivaient des spirales bizarres autour des manches et de la culotte, donnant aux bras et aux cuisses un air risible de flûte à l’oignon. Si l’on s’avisait de chausser un coq de bas rouges, on aurait l’idée des tibias du Matamore. D’énormes bouffettes jaunes s’épanouissaient comme des choux sur ses souliers à crevés rouges; des jarretières à bouts flottants serraient au-dessus du genou ses jambes aussi dénuées de mollets que les pattes échassières d’un héron. Une fraise montée sur carton, dont les plis empesés dessinaient une série de 8, lui cerclait le cou et le forçait à relever le menton, attitude favorable aux impertinences du rôle. Sa coiffure consistait en une sorte de feutre à la Henri IV, retroussé par un bord et accrêté de plumes rouges et blanches. Une cape déchiquetée en barbe d’écrevisse, des mêmes couleurs que le reste du costume, flottait derrière les épaules, burlesquement retroussée par une immense rapière, à laquelle le poids d’une lourde coquille faisait relever la pointe. Au bout de ce long estoc, qui eût pu servir de brochette à dix Sarrasins, pendait une rosace ouvrée délicatement en fils d’archal fort ténus, représentant une toile d’araignée, preuve convaincante du peu d’usage que faisait Matamore de ce terrible engin de guerre. Ceux d’entre les spectateurs qui avaient les yeux bons eussent même pu distinguer la petite bestiole de métal, suspendue au bout de son fil avec une quiétude parfaite et comme sûre de n’être pas dérangée dans son travail.
Matamore, suivi de son valet Scapin, que menaçait d’éborgner le bout de la rapière, arpenta deux ou trois fois le théâtre, faisant sonner ses talons, enfonçant son chapeau jusqu’au sourcil, et se livrant à cent pantomimes ridicules qui faisaient pâmer de rire les spectateurs; enfin, il s’arrêta, et se posant devant la rampe, il commença un discours plein de hâbleries, d’exagérations et de rodomontades, dont voici à peu près la teneur, et qui aurait pu prouver aux érudits que l’auteur de la pièce avait lu le Miles gloriosus de Plaute, aïeul de la lignée des Matamores.
«Pour aujourd’hui, Scapin, je veux bien quelques instants laisser au fourreau ma tueuse, et donner aux médecins le soin de peupler les cimetières dont je suis le grand pourvoyeur. Quand on a comme moi détrôné le Sofi de Perse, arraché par sa barbe l’Armorabaquin du milieu de son camp et tué de l’autre main dix mille Turcs infidèles, fait tomber d’un coup de pied les remparts de cent forteresses, défié le sort, écorché le hasard, brûlé le malheur, plumé comme un oison l’aigle de Jupin qui refusait de venir sur le pré à mon appel, me redoutant plus que les Titans, battu le fusil avec les carreaux de la foudre, éventré le ciel du croc de sa moustache, il est, certes, loisible de se permettre quelques récréations et badineries. D’ailleurs, l’univers soumis n’offre plus de résistance à mon courage, et la parque Atropos m’a fait savoir que ses ciseaux s’étant ébréchés à couper le fil des destinées que moissonnait ma flamberge, elle avait été obligée de les envoyer au rémouleur. Donc, Scapin, il me faut tenir à deux mains ma vaillance, faire trêve aux duels, guerres, massacres, dévastations, sacs de villes, luttes corps à corps avec les géants, tueries de monstres à l’instar de Thésée et d’Hercule à quoi j’occupe ordinairement les férocités de mon indomptable bravoure. Je me repose. Que la mort respire! Mais à quels divertissements le seigneur Mars, qui près de moi n’est qu’un bien petit compagnon, passe-t-il ses vacances et congés? Entre les bras blancs et poupins de la dame Vénus, laquelle, comme déesse de bon entendement, préfère les gens d’armes à tous autres, fort dédaigneuse de son boiteux et cornard de mari. C’est pourquoi j’ai bien voulu condescendre à m’humaniser, et voyant que Cupidon n’osait se hasarder à décocher sa flèche à pointe d’or contre un vaillant de mon calibre, je lui ai fait un petit signe d’encouragement. Même pour que son dard pût pénétrer en ce généreux cœur de lion, j’ai dépouillé cette cotte de mailles faite des anneaux donnés par les déesses, impératrices, reines, infantes, princesses et grandes de tous pays, mes illustres amantes, dont la trempe magique me préserve en mes plus folles témérités.
—Cela signifie, dit le valet qui avait écouté cette fulgurante tirade avec les apparences d’une contention d’esprit extrême, autant que mon faible entendement peut comprendre une éloquence si admirable en rhétorique, si enjolivée de termes à propos et métaphores à l’asiatique, que votre Vaillantissime Seigneurie a la fantaisie férue pour quelque jeune tendron de la ville; aliàs, que vous êtes amoureux comme un simple mortel.
—Vraiment, répliqua Matamore avec une bonhomie nonchalante et superbe, tu as donné du nez droit dans la chose, et tu ne manques pas d’intelligence pour un valet. Oui, j’ai cette infirmité d’être amoureux; mais ne crains pas qu’elle amollisse mon courage. Cela est bon pour Samson, de se laisser tondre, et pour Alcide, de filer la quenouille. Dalila n’eût osé me toucher le poil. Omphale m’eût tiré les bottes. Au moindre signe de révolte je lui aurais fait décrotter sur la table la peau du lion néméen comme une cape à l’espagnole. Dans mon loisir, cette réflexion humiliante pour un grand cœur, m’est venue. J’ai vaincu, il est vrai, le genre humain, mais je n’en ai réduit que la moitié. Les femmes, par leur faiblesse, échappent à mon empire. Il ne serait pas décent de leur couper la tête, de leur tailler bras et jambes, de les fendre en deux jusqu’à la ceinture, comme j’ai l’habitude de le faire avec mes ennemis masculins. Ce sont là brutalités martiales, que repousse la politesse. La défaite de leur cœur, la reddition à volonté de leur âme, la mise à sac de leur vertu me suffisent. Il est vrai que j’en ai soumis un nombre plus grand que les sablons de la mer et les étoiles du ciel, que je traîne après moi quatre coffres pleins de poulets, billets doux et missives, et que je dors sur un matelas composé de boucles brunes, châtaines, blondes, rousses, dont les plus pudiques m’ont fait le sacrifice. Junon même m’a fait des avances que j’ai rebutées parce que son immortalité était un peu trop mûre, bien qu’elle se refasse vierge toutes les années en la fontaine de Canathos; mais tous ces triomphes, je les compte comme défaites et ne veux point d’une couronne de laurier à laquelle manque une seule feuille; mon front en serait déshonoré. La charmante Isabelle ose me résister, et quoique toutes les audaces soient bienvenues près de moi, je ne saurais souffrir cette impertinence, et je veux qu’elle-même, sur un plat d’argent, m’apporte les clefs d’or de son cœur, à genoux, déchevelée, demandant grâce et merci. Va sommer cette place de se rendre. J’accorde trois minutes de réflexion: pendant cette attente, le sablier tremblera dans la main du Temps effrayé.»
Et là-dessus, Matamore se campait dans une pose extravagamment anguleuse, dont sa maigreur excessive faisait encore ressortir le ridicule.
La fenêtre resta close aux sommations moqueuses du valet. Sûre de la bonté de ses murailles, et ne craignant pas qu’on ouvrît la brèche, la garnison, composée d’Isabelle et de Zerbine, ne donna pas signe de vie. Matamore, qui ne s’étonne de rien, s’étonna pourtant de ce silence.
«Sangre y fuego! Terre et ciel! Foudres et canonnades! s’écria-t-il en faisant hérisser le poil de sa lèvre comme la moustache d’un chat fâché. Ces bagasses ne bougent non plus que chèvres mortes. Qu’on arbore le drapeau, qu’on batte la chamade, ou je jette bas la maison d’une chiquenaude! Ce serait bien fait si la cruelle restait écrasée sous les ruines. Comment, Scapin, mon ami, t’expliques-tu cette défense hyrcanienne et sauvage contre mes charmes qui, comme on sait, n’ont point de rivaux en ce globe terraqué ni même en l’Olympe habité des dieux!
—Je me l’explique fort naturellement. Un certain Léandre, moins beau que vous, sans doute, mais tout le monde n’a pas le goût bon, s’est ménagé des intelligences dans la place; votre valeur s’attaque à une forteresse prise. Vous avez séduit le père, Léandre a séduit la fille. Voilà tout.
—Léandre! as-tu dit? Oh! ne répète pas ce nom exécrable et exécré, ou je vais, de male rage, décrocher le soleil, éborgner la lune, et, prenant la terre par les bouts de son essieu, la secouer de façon à produire un cataclysme diluvial comme celui de Noé ou d’Ogygès. Faire à ma barbe la cour à Isabelle, la dame de mes pensées! damnable godelureau, ruffian patibulaire, galantin de sac et de corde, où es-tu, que je te fende les naseaux, que je t’écrive des croix sur la figure, que je t’embroche, que je te larde, que je te crible, que je t’effondre, que je te désentraille, que je te piétine, que je te jette au bûcher et disperse tes cendres? Si tu paraissais pendant le paroxysme de ma fureur, le tonnerre de mes narines suffirait à t’envoyer au delà des mondes parmi les feux élémentaires; je te lancerais si haut que tu ne retomberais jamais. Marcher sur mes brisées, je frémis moi-même à l’idée de ce qu’une pareille audace peut amener de maux et de désastres sur la pauvre humanité. Je ne saurais punir dignement un tel crime sans fracasser du coup la planète. Léandre rival de Matamore! Par Mahom et Tervagant! Les mots épouvantés reculent et se refusent à venir exprimer une pareille énormité. On ne peut les joindre ensemble; ils hurlent quand on les prend au collet pour les rapprocher, car ils savent qu’ils auraient affaire à moi s’ils se permettaient cette licence. D’ores et en avant Léandre, ô ma langue! pardon de te faire prononcer ce nom infâme, peut se considérer comme défunt et aller lui-même commander son monument au tailleur de pierre, si toutefois j’ai la magnanimité de lui accorder les honneurs de la sépulture.
—Par le sang de Diane! dit le valet, voilà qui tombe comme de cire, le seigneur Léandre traverse précisément la place à pas comptés. Vous allez bellement lui dire son fait, et ce sera un magnifique spectacle que la rencontre de deux si fiers courages; car je ne vous cacherai pas que, parmi les maîtres d’armes et prévôts de la ville, ce gentilhomme a la renommée d’être assez bon gladiateur. Dégainez; pour moi, je ferai le guet, quand vous en serez aux mains, de peur que les sergents ne vous dérangent.
—Les étincelles de nos épées leur feront prendre le large, et ils n’oseraient, les bélîtres, entrer dans ce cercle de flammes et de sang. Reste tout près de moi, mon bon Scapin; si, d’aventure, j’étais fâcheusement navré de quelque estafilade, tu me recevrais en tes bras, répondit Matamore qui aimait beaucoup à être interrompu dans ses duels.
—Plantez-vous bravement devant lui, dit le valet en poussant son maître, et barrez-lui le passage.»
Voyant qu’il n’y avait pas moyen de faire une reculade, Matamore s’enfonça son feutre jusque sur les yeux, retroussa sa moustache, mit la main à la poignée de son immense rapière et s’avança vers Léandre, qu’il toisa des pieds à la tête, le plus insolemment qu’il put; mais c’était bravade pure, car on entendait claquer ses dents et l’on voyait flageoler et trembler ses minces jambes comme des roseaux au vent de bise. Il ne lui restait plus qu’un espoir, c’était d’intimider Léandre par des éclats de voix, des menaces et des rodomontades, des lièvres étant souvent cachés sous des peaux de lion.
«Monsieur, savez-vous que je suis le capitaine Matamoros, appartenant à la célèbre maison Cuerno de Cornazan, et allié à la non moins illustre famille Escobombardon de la Papirontonda? Je descends d’Antée par les femmes.
—Eh! descendez de la lune si cela vous amuse, répondit le Léandre avec un dédaigneux haussement d’épaules; que m’importent ces billevesées?
—Tête et ventre! monsieur; cela vous importera tout à l’heure; il est encore temps, videz la place et je vous épargne. Votre jeunesse me touche. Regardez-moi bien. Je suis la terreur de l’univers, l’ami de la Camarde, la providence des fossoyeurs; où je passe, il pousse des croix. C’est à peine si mon ombre ose me suivre, tellement je la mène en des endroits périlleux. Si j’entre, c’est par la brèche; si je sors, c’est par un arc de triomphe; si j’avance, c’est pour me fendre; si je recule, c’est pour rompre; si je couche, c’est mon ennemi que j’étends sur le pré; si je traverse une rivière, elle est de sang, et les arches du pont sont faites avec les côtes de mes adversaires. Je me roule, avec délice, au milieu des mêlées, tuant, hachant, massacrant, taillant d’estoc et de taille, perçant de la pointe. Je jette les chevaux en l’air avec leurs cavaliers, je brise comme fétus de paille les os des éléphants. Aux assauts j’escalade les murs, en m’aidant de deux poinçons, et je plonge mon bras dans la gueule des canons pour en retirer les boulets. Le vent seul de mon épée renverse les bataillons comme gerbes sur l’aire. Quand Mars me rencontre sur un champ de bataille, il fuit, de peur que je ne l’assomme, tout dieu de la guerre qu’il est; enfin, ma vaillance est si grande, et l’effroi que j’inspire est tel, que jusqu’à présent, apothicaire du Trépas, je n’ai pu voir les braves que par le dos.
—Eh bien! vous allez en voir un en face,» dit Léandre, en appliquant sur un des profils du Matamore un énorme soufflet, dont l’écho burlesque retentit jusqu’au fond de la salle. Le pauvre diable pivota sur lui-même, près de tomber; un second soufflet non moins vigoureusement appliqué que le premier, mais sur l’autre joue, le remit d’aplomb.
Pendant cette scène, Isabelle et Zerbine avaient reparu au balcon. La malicieuse soubrette se tenait les côtes de rire, et sa maîtresse faisait un signe de tête amical à Léandre. Du fond de la place débouchait Pandolphe, accompagné du tabellion et qui, les dix doigts écarquillés et les yeux ronds de surprise, regardait Léandre battre le Matamore.
«Écailles de crocodile et cornes de rhinocéros! vociféra le fanfaron, ta fosse est ouverte, malandrin, veillaque, gavache, et je vais t’y pousser. Mieux eût valu pour toi tirer la moustache aux tigres et la queue aux serpents dans les forêts de l’Inde. Agacer Matamore! Pluton, avec sa fourche, ne s’y risquerait pas. Je le déposséderais de l’enfer et j’usurperais Proserpine. Allons, ma tueuse, au vent, montrez-vous, brillez au soleil, et que votre éclair prenne pour fourreau le ventre de ce téméraire. J’ai soif de son sang, de sa moelle, de sa fressure, et je lui arracherai l’âme d’entre les dents.»
En disant cela, Matamore, avec des tensions de nerfs, des roulements de prunelles, des clappements de langue, semblait faire les plus prodigieux efforts pour extraire la lame rebelle de sa gaîne. Il en suait d’ahan, mais la prudente tueuse voulait garder les logis ce jour-là, sans doute pour ne pas ternir son acier poli à l’air humide.
Fatigué de ces contorsions burlesques, le galant envoya d’un coup de pied rouler le fanfaron à l’autre bout du théâtre, et se retira après avoir salué Isabelle avec une grâce exquise.
Matamore, tombé sur le dos, remuait ses membres grêles comme une sauterelle retournée. Quand, avec l’aide de son valet et de Pandolphe, il se fut dressé sur ses pieds, et bien assuré que Léandre était parti, il s’écria d’une voix haletante et comme entrecoupée par la rage:
«De grâce, Scapin, cercle-moi avec des bardes de fer; je crève de fureur, je vais éclater comme une bombe! Et toi, lame perfide, qui trahis ton maître au moment suprême, est-ce ainsi que tu me récompenses de t’avoir toujours abreuvée du sang des plus fiers capitaines et des plus vaillants duellistes! Je ne sais à quoi il tient que je ne te brise en mille morceaux sur mon genou, comme lâche, parjure et félonne; mais tu m’as voulu faire comprendre que le vrai guerrier doit rester sur la brèche, et ne pas s’oublier en des Capoues d’amour. En effet, cette semaine je n’ai défait aucune armée, je n’ai combattu ni orque, ni dragon, je n’ai pas fourni à la mort sa ration de cadavres, et la rouille est venue à mon glaive: rouille de honte, soudure d’oisiveté! Sous les propres yeux de ma belle ce béjaune me nargue, m’insulte et me provoque. Leçon profonde! enseignement philosophique! apologue moral! Désormais je tuerai deux ou trois hommes avant de déjeuner, pour être sûr que ma rapière joue librement. Fais-m’en souvenir.
—Léandre n’aurait qu’à revenir, dit Scapin; si nous essayions à nous tous de tirer du fourreau cet acier formidable?»
Matamore, s’arc-boutant contre un pavé, Scapin s’attelant à la coquille, Pandolphe au valet et le tabellion à Pandolphe, après quelques secousses la lame céda à l’effort des trois fantoches, qui allèrent rouler d’un côté les quatre fers en l’air, tandis que le fanfaron tombait de l’autre à jambes rebindaines, tenant encore à pleines mains le fourreau de la colichemarde.
Relevé aussitôt, il reprit la rapière, et dit avec emphase: «Maintenant Léandre a vécu; il n’a de ressource pour éviter la mort que d’émigrer en quelque planète lointaine. S’enfonçât-il au cœur de la terre, je le ramènerai à la surface pour le transpercer de mon glaive, à moins qu’il ne soit changé en pierre par mon œil horrifique et méduséen.»
Malgré cet échec, aucun doute ne vint à l’obstiné vieillard Pandolphe sur l’héroïsme du Matamore, et il persista dans l’idée saugrenue de donner pour mari à sa fille ce magnifique seigneur. Isabelle se prit à pleurer et à dire qu’elle préférait le couvent à un tel hymen; Zerbine défendit de son mieux le beau Léandre, et jura par sa vertu, ô le beau serment! que ce mariage ne se ferait pas. Matamore attribua cet accueil glacé à un excès de pudeur, la passion, chez les personnes bien élevées, n’aimant pas à se laisser voir. D’ailleurs il n’avait pas encore fait sa cour, il ne s’était pas montré dans toute sa gloire, imitant en cela la discrétion de Jupiter envers Sémélé, qui, pour avoir voulu connaître son amant divin avec l’éclat de sa puissance, tomba brûlée et réduite en un petit tas de cendre.
Sans l’écouter davantage, les deux femmes rentrèrent au logis. Matamore, se piquant de galanterie, fit chercher une guitare par son valet, appuya son pied sur une borne, et commença à chatouiller le ventre de son instrument pour le faire rire. Puis il se mit à miauler un couplet de seguidille, en andalous, avec des portements de voix si bizarres, des coups de gosier si étranges, des notes de tête si impossibles, qu’on eût dit la sérénade de Rominagrobis sous la gouttière de la chatte blanche.
Un pot d’eau versé par Zerbine, sous le malicieux prétexte d’arroser des fleurs, n’éteignit pas sa furie musicale.
«Ce sont larmes d’attendrissement tombées des beaux yeux d’Isabelle, dit le Matamore; le héros chez moi est doublé du virtuose, et je manie la lyre comme l’épée.»
Malheureusement, inquiété par ce bruit de sérénade, Léandre, qui rôdait aux environs, reparut, et, ne souffrant pas que ce faquin fît de la musique sous le balcon de sa maîtresse, arracha la guitare des mains du Matamore, stupide d’épouvante. Puis il lui en donna si fort sur le crâne, que la panse de l’instrument creva, et que le fanfaron, passant la tête au travers, resta pris par le col comme dans une cangue chinoise. Léandre, ne lâchant pas le manche de la guitare, se mit à tirer de çà, de là, avec brusques saccades, le pauvre Matamore, le cognant aux coulisses, l’approchant des chandelles à le roussir, ce qui formait des jeux de théâtre aussi ridicules qu’amusants. S’en étant bien diverti, il le lâcha subitement et le laissa tomber sur le ventre. Jugez de l’air qu’avait en cette posture l’infortuné Matamore, qui semblait coiffé d’une poêle à frire.
Ses misères ne se bornèrent pas là. Le valet de Léandre, avec sa fertilité d’imagination bien connue, avait machiné des stratagèmes pour empêcher le mariage d’Isabelle et du Matamore. Apostée par lui, une certaine Doralice fort coquette et galante se produisit accompagnée d’un frère spadassin représenté par le Tyran, armé de sa mine la plus féroce et portant sous le bras deux longues rapières qui dessinaient une croix de Saint-André d’aspect assez terrifiant. La demoiselle se plaignit d’avoir été compromise par le sieur Matamoros et délaissée pour Isabelle la fille de Pandolphe, outrage qui demandait une réparation sanglante.
«Dépêchez vite ce coupe-jarret, dit Pandolphe à son futur gendre, ce ne sera qu’un jeu pour votre incomparable valeur que n’effrayerait pas tout un camp de Sarrasins.»
Bien à contre-cœur Matamore se mit en garde après mille divertissantes simagrées, mais il tremblait comme un peuplier, et le spadassin, frère de Doralice, lui fit sauter l’épée des mains au premier choc du fer et le chargea du plat de la rapière jusqu’à lui faire crier grâce.
Pour achever le ridicule, dame Léonarde, vêtue en douegna espagnole, parut épongeant ses yeux de chouette d’un ample mouchoir, poussant des soupirs à fendre le roc et agitant sous le nez de Pandolphe une promesse de mariage paraphée du seing contrefait de Matamore. Un nouvel orage de coups creva sur le misérable convaincu de perfidies si compliquées, et d’une voix unanime il fut condamné à épouser la Léonarde en punition de ses hâbleries, rodomontades et couardises. Pandolphe, dégoûté de Matamore, ne fit plus difficulté d’accorder la main de sa fille à Léandre, gentilhomme accompli.
Cette bouffonnade, animée par le jeu des acteurs, fut vivement applaudie. Les hommes trouvèrent la soubrette charmante, les femmes rendirent justice à la grâce décente d’Isabelle, et Matamore réunit tous les suffrages; il était difficile d’avoir mieux le physique de l’emploi, l’emphase plus grotesque, le geste plus fantasque et plus imprévu. Léandre fut admiré des belles dames, quoique jugé un peu fat par les cavaliers. C’était l’effet qu’il produisait d’ordinaire, et, à vrai dire, il n’en souhaitait pas d’autre, plus soucieux de sa personne que de son talent. La beauté de Sérafine ne manqua pas d’adorateurs, et plus d’un jeune gentilhomme, au risque de déplaire à sa belle voisine, jura sur sa moustache que c’était là une adorable fille.
Sigognac, caché derrière une coulisse, avait joui délicieusement du jeu d’Isabelle, bien qu’il se fût quelquefois intérieurement senti jaloux de la voix tendre qu’elle prenait en répondant à Léandre, n’étant pas encore habitué à ces feintes amours du théâtre qui cachent souvent des aversions profondes et des inimitiés réelles. Aussi, la pièce finie, il complimenta la jeune comédienne d’un air contraint dont elle s’aperçut et n’eut pas de peine à deviner la cause.
«Vous jouez les amoureuses d’une admirable sorte, Isabelle, et l’on pourrait s’y méprendre.
—N’est-ce pas mon métier, répondit la jeune fille en souriant, et le directeur de la troupe ne m’a-t-il pas engagée pour cela?
—Sans doute, dit Sigognac; mais comme vous aviez l’air sincèrement éprise de ce fat qui ne sait rien que montrer ses dents comme un chien qu’on agace, tendre le jarret et faire parade de sa belle jambe!
—C’était le rôle qui le voulait; fallait-il pas rester là comme une souche avec une mine disgracieuse et revêche? n’ai-je pas d’ailleurs conservé la modestie d’une personne bien née? Si j’ai manqué en cela, dites-le-moi, je me corrigerai.
—Oh! non. Vous sembliez une pudique demoiselle, soigneusement élevée dans la pratique des bonnes mœurs, et l’on ne saurait rien reprendre à votre jeu si juste, si vrai, si décent, qu’il imite, à s’y tromper, la nature même.
—Mon cher Baron, voici que les lumières s’éteignent. La compagnie s’est retirée et nous allons nous trouver dans les ténèbres. Jetez-moi cette cape sur les épaules et veuillez bien me conduire à ma chambre.»
Sigognac s’acquitta sans trop de gaucherie, quoique les mains lui tremblassent un peu, de ce métier nouveau pour lui de cortejo d’une femme de théâtre, et ils sortirent tous deux de la salle où il ne restait plus personne.
L’orangerie était située à quelque distance du château un peu sur la gauche dans un grand massif d’arbres. La façade qu’on apercevait de ce côté n’était pas moins magnifique que l’autre. Comme le terrain du parc était plus bas de niveau que celui du parterre, elle se déployait par une terrasse garnie d’une rampe à balustres pansus, et coupée de distance en distance par des socles supportant des vases en faïence blanche et bleue qui contenaient des arbustes et des fleurs, les dernières de la saison.
Un escalier à double rampe descendait au parc, faisant saillie sur le mur de soutènement de la terrasse composé de grands panneaux de briques encadrés de pierre. Cette ordonnance était fort majestueuse.
Il pouvait être à peu près neuf heures. La lune s’était levée. Une vapeur légère semblable à une gaze d’argent, tout en adoucissant les contours des objets, n’empêchait point de les discerner. On voyait parfaitement la façade du château, dont quelques fenêtres s’éclairaient d’une lueur rouge, tandis que certaines vitres, frappées par les rayons de l’astre nocturne, scintillaient brusquement comme des écailles de poisson. A cette lueur, les tons roses de la brique prenaient une nuance lilas d’une extrême douceur, et les assises de pierre, des teintes gris de perle. Sur l’ardoise neuve des toits, comme sur de l’acier poli, glissaient des reflets blancs, et la dentelle noire de la crête se découpait sur un ciel d’une transparence laiteuse. Des gouttes de lumière tombaient dans les feuilles des arbustes, rejaillissaient de l’émail des vases, et constellaient de diamants éparpillés la pelouse qui s’étendait devant la terrasse. Si l’on regardait au loin, spectacle non moins enchanteur, on découvrait les allées du parc se perdant, comme les paysages de Breughel de Paradis, en des fuites et brumes d’azur, au bout desquelles brillaient parfois des lueurs argentées provenant d’une statue de marbre ou d’un jet d’eau.
Isabelle et Sigognac montèrent l’escalier, et, charmés par la beauté de la nuit, firent quelques tours sur la terrasse avant de regagner leur chambre. Comme le lieu était découvert, en vue du château, la pudeur de la jeune comédienne ne conçut aucune alarme de cette promenade nocturne. D’ailleurs, la timidité du Baron la rassurait, et bien que son emploi fût celui d’ingénue, elle en savait assez sur les choses d’amour pour ne pas ignorer que le propre de
la passion vraie est le respect. Sigognac ne lui avait pas fait d’aveu formel, mais elle se sentait aimée de lui et ne craignait de sa part aucune entreprise fâcheuse à l’endroit de sa vertu.
Avec le charmant embarras des amours qui commencent, ce jeune couple, se promenant au clair de lune côte à côte, le bras sur le bras, dans un parc désert, ne se disait que les choses les plus insignifiantes du monde. Qui les eût épiés eût été surpris de n’entendre que propos vagues, réflexions futiles, demandes et réponses banales. Mais si les paroles ne trahissaient aucun mystère, le tremblement des voix, l’accent ému, les silences, les soupirs, le ton bas et confidentiel de l’entretien, accusaient les préoccupations de l’âme.
L’appartement d’Yolande, voisin de celui de la marquise, donnait sur le parc, et comme, après que ses femmes l’eurent défaite, la belle jeune fille regardait distraitement à travers la croisée la lune briller au-dessus des grands arbres, elle aperçut sur la terrasse Isabelle et Sigognac qui se promenaient sans autre accompagnement que leur ombre.
Certes, la dédaigneuse Yolande, fière comme une déesse qu’elle était, n’avait que mépris pour le pauvre baron Sigognac, devant qui parfois à la chasse elle passait comme un éblouissement dans un tourbillon de lumière et de bruit, et que dernièrement même elle avait presque insulté; mais cela lui déplut de le voir sous sa fenêtre, près d’une jeune femme à laquelle sans doute il parlait d’amour. Elle n’admettait pas qu’on pût ainsi secouer son servage. On devait mourir silencieusement pour elle.
Elle se coucha d’assez mauvaise humeur et eut quelque peine à s’endormir; ce groupe amoureux poursuivait son imagination.
Sigognac remit Isabelle à sa chambre, et comme il allait rentrer dans la sienne, il aperçut au fond du corridor un personnage mystérieux drapé d’un manteau couleur de muraille, dont le pan rejeté sur l’épaule cachait la figure jusqu’aux yeux; un chapeau rabattu dérobait son front, et ne permettait pas de distinguer ses traits non plus que s’il eût été masqué. En voyant Isabelle et le Baron, il s’effaça de son mieux contre le mur; ce n’était aucun des comédiens, retirés déjà dans leur logis. Le Tyran était plus grand, le Pédant plus gros, le Léandre plus svelte; il n’avait la tournure ni du Scapin ni du Matamore, reconnaissable d’ailleurs à sa maigreur excessive que l’ampleur de nul manteau n’eût pu dissimuler.
Ne voulant pas paraître curieux et gêner l’inconnu, Sigognac se hâta de franchir le seuil de son logis, non sans avoir remarqué toutefois que la porte de la chambre des tapisseries où demeurait Zerbine restait discrètement entre-bâillée, comme attendant un visiteur qui ne voulait point être entendu.
Quand il fut enfermé chez lui, un imperceptible craquement de souliers, le faible bruit d’un verrou fermé avec précaution, l’avertirent que le rôdeur, si soigneusement embossé dans sa cape, était arrivé à bon port.
Une heure environ après, le Léandre ouvrit sa porte très-doucement, regarda si le corridor était désert, et, suspendant ses pas comme une bohémienne qui exécute la danse des œufs, gagna l’escalier, le descendit plus léger et plus muet en sa marche que ces fantômes errants dans les châteaux hantés, suivit le mur en profitant de l’ombre, et se dirigea du côté du parc vers un bosquet ou salle de verdure dont le centre était occupé par une statue de l’Amour discret tenant le doigt appliqué sur la bouche. A cet endroit, sans doute désigné d’avance, Léandre s’arrêta et parut attendre.
Nous avons dit que Léandre, interprétant à son avantage le sourire dont la marquise avait reconnu le salut qu’il lui avait fait, s’était enhardi à écrire à la dame de Bruyères une lettre que Jeanne, séduite par quelques pistoles, devait secrètement poser sur la toilette de sa maîtresse.
Cette lettre était conçue ainsi, et nous la recopions pour donner une idée du style qu’employait Léandre en ces séductions de grandes dames où il excellait, disait-il.
«Madame, ou plutôt déesse de beauté, ne vous en prenez qu’à vos charmes incomparables de la mésaventure qu’ils vous attirent. Ils me forcent, par leur éclat, à sortir de l’ombre où j’aurais dû rester enseveli, et à m’approcher de leur lumière, de même que les dauphins viennent du fond de l’océan aux clartés que jettent les falots des pêcheurs, encore qu’ils doivent y trouver le trépas et périr, sans pitié, sous les dards aigus des harpons. Je sais trop bien que je rougirai l’onde de mon sang, mais comme aussi bien je ne puis vivre, il m’est égal de mourir. C’est là une audace bien étrange, que d’élever cette prétention, réservée aux demi-dieux, de recevoir au moins le coup fatal de votre main. Je m’y risque, car, étant désespéré d’avance, il ne peut m’arriver rien de pis, et je préfère votre courroux à votre mépris ou dédain. Pour donner le coup de grâce, il faut regarder la victime, et j’aurai, en expirant sous vos cruautés, cette douceur souveraine d’avoir été aperçu. Oui, je vous aime, madame, et si c’est un crime, je ne m’en repens point. Dieu souffre qu’on l’adore; les étoiles supportent l’admiration du plus humble berger; c’est le sort des hautes perfections comme la vôtre de ne pouvoir être aimées que par des inférieurs, car elles n’ont point d’égales sur la terre: elles en ont à peine aux cieux. Je ne suis, hélas! qu’un pauvre comédien de province, mais quand même je serais duc ou prince, comblé de tous les dons de la fortune, ma tête n’atteindrait pas vos pieds, et il y aurait tout de même entre votre splendeur et mon néant la distance du sommet à l’abîme. Pour ramasser un cœur, il faudra toujours que vous vous baissiez. Le mien est, j’ose le dire, madame, aussi fier que tendre, et qui ne le repousserait pas trouverait en lui l’amour le plus ardent, la délicatesse la plus parfaite, le respect le plus absolu, et un dévouement sans bornes. D’ailleurs, si une telle félicité m’arrivait, votre indulgence ne descendrait peut-être pas si bas qu’elle se l’imagine. Bien que réduit par le destin adverse et la rancune jalouse d’un grand à cette extrémité de me cacher au théâtre sous le déguisement des rôles, je ne suis pas d’une naissance dont il faille rougir. Si j’osais rompre le secret que m’imposent des raisons d’État, on verrait qu’un sang assez illustre coule en mes veines. Qui m’aimerait ne dérogerait pas. Mais j’en ai déjà trop dit. Je ne serai toujours que le plus humble et le plus prosterné de vos serviteurs, lors même que, par une de ces reconnaissances qui dénouent les tragédies, tout le monde me saluerait comme fils de Roi. Qu’un signe, le plus léger, me fasse comprendre que ma hardiesse n’a pas excité en vous une trop dédaigneuse colère, et j’expirerai sans regret, brûlé par vos yeux, sur le bûcher de mon amour.»
Qu’aurait répondu la marquise à cette brûlante épître, qui peut-être avait servi plusieurs fois? Il faudrait connaître bien à fond le cœur féminin pour le savoir. Par malheur, la lettre n’arriva pas à son adresse. Entiché de grandes dames, Léandre ne regardait point les soubrettes et n’était point galant avec elles. En quoi il avait tort, car elles peuvent beaucoup sur les volontés de leurs maîtresses. Si les pistoles eussent été appuyées de quelques baisers et lutineries, Jeanne, satisfaite en son amour-propre de femme de chambre, qui vaut bien celui d’une Reine, eût mis plus de zèle et de fidélité à s’acquitter de sa commission.
Comme elle tenait négligemment la lettre de Léandre à la main, le marquis la rencontra et lui demanda par manière d’acquit, n’étant pas de sa nature un mari curieux, quel était ce papier qu’elle portait ainsi.
«Oh! pas grand’chose, répondit-elle, une missive de M. Léandre à madame la marquise.
—De Léandre, l’amoureux de la troupe, celui qui fait le galant dans les Rodomontades du capitaine Matamore! Que peut-il écrire à ma femme? Sans doute il lui demande quelque gratification.
—Je ne pense point, répondit la rancunière suivante; en me remettant ce poulet, il poussait des soupirs et faisait des yeux blancs comme un amoureux pâmé.
—Donne cette lettre, fit le marquis, j’y répondrai. N’en dis rien à la marquise. Ces baladins sont parfois impertinents, et, gâtés par les indulgences qu’on a, ne savent point se tenir en leur place.»
En effet, le marquis, qui aimait assez à se divertir, fit réponse au Léandre dans le même style avec une grande écriture seigneuriale, sur papier flairant le musc, le tout cacheté de cire d’Espagne parfumée et d’un blason de fantaisie, pour mieux entretenir le pauvre diable en ses imaginations amoureuses.
Quand Léandre rentra dans sa chambre après la représentation, il trouva sur sa table, au lieu le plus apparent, un pli déposé par une main mystérieuse et portant cette suscription: «A monsieur Léandre.» Il l’ouvrit tout tremblant de bonheur et lut les phrases suivantes:
«Comme vous le dites trop bien pour mon repos, les déesses ne peuvent aimer que des mortels. A onze heures, quand tout dormira sur la terre, ne craignant plus l’indiscrétion des regards humains, Diane quittera les cieux et descendra vers le berger Endymion. Ce ne sera pas sur le mont Latmus, mais dans le parc, au pied de la statue de l’Amour discret où le beau berger aura soin de sommeiller pour ménager la pudeur de l’immortelle, qui viendra sans son cortége de nymphes, enveloppée d’un nuage et dépouillée de ses rayons d’argent.»
Nous vous laissons à penser quelle joie folle inonda le cœur du Léandre à la lecture de ce billet, qui dépassait ses plus vaniteuses espérances. Il répandit sur sa chevelure et ses mains un flacon d’essence, mâcha un morceau de macis pour avoir l’haleine fraîche, rebrossa ses dents, tourna la pointe de ses boucles afin de les faire mieux friser et se rendit dans le parc à l’endroit indiqué, où, pour vous raconter ceci, nous l’avons laissé faisant le pied de grue.
La fièvre de l’attente et aussi la fraîcheur nocturne lui causaient des frissons nerveux. Il tressaillait à la chute d’une feuille, et tendait au moindre bruit une oreille exercée à saisir au vol le murmure du souffleur. Le sable criant sous son pied lui semblait faire un fracas énorme qu’on dût entendre du château. Malgré lui, l’horreur sacrée des bois l’envahissait et les grands arbres noirs inquiétaient son imagination. Il n’avait pas peur précisément, mais ses idées prenaient une pente assez lugubre. La marquise tardait un peu, et Diane laissait trop longtemps Endymion les pieds dans la rosée. A un certain instant il lui sembla entendre craquer une branche morte sous un pas assez lourd. Ce ne pouvait être celui de sa déesse. Les déesses glissent sur un rayon et elles touchent terre sans faire ployer la pointe d’une herbe.
«Si la marquise ne se hâte pas de venir, au lieu d’un galant plein d’ardeur, elle ne trouvera plus qu’un amoureux transi, pensait Léandre; ces attentes où l’on se morfond ne valent rien aux prouesses de Cythère.» Il en était là de ses réflexions lorsque quatre ombres massives, se dégageant d’entre les arbres et de derrière le piédestal de la statue, vinrent à lui d’un mouvement concerté. Deux de ces ombres qui étaient les corps de grands marauds, laquais au service du marquis de Bruyères, saisirent les bras du comédien, les lui maintinrent comme ceux des captifs qu’on veut lier, et les deux autres se mirent à le bâtonner en cadence. Les coups résonnaient sur son dos comme les marteaux sur l’enclume. Ne voulant point par ses cris attirer du monde et faire connaître sa mésaventure, le pauvre fustigé supporta héroïquement sa douleur. Mucius Scévola ne fit pas meilleure contenance le poing dans le brasier, que Léandre sous le bâton.
La correction finie, les quatre bourreaux lâchèrent leur victime, lui firent une profonde salutation et se retirèrent sans avoir sonné mot.
Quelle chute honteuse! Icare tombant du haut du ciel n’en fit pas une plus profonde. Contusionné, brisé, moulu, Léandre, clopin-clopant, regagna le château courbant le dos, se frottant les côtes; mais la vanité chez lui était si grande, que l’idée d’une mystification ne lui vint pas. Son amour-propre trouvait plus expédient de donner à l’aventure un tour tragique. Il se disait que, sans doute, la marquise, épiée par un mari jaloux, avait été suivie, enlevée avant d’arriver au rendez-vous, et forcée, le poignard sur la gorge, à tout avouer. Il se la représentait à genoux, échevelée, demandant grâce au marquis forcené de colère, répandant des pleurs à foison et promettant pour l’avenir de mieux résister aux surprises de son cœur. Même tout courbaturé de bastonnade, il la plaignait de s’être mise en tel péril à cause de lui, ne se doutant pas qu’elle ignorait l’histoire et reposait à cette heure fort tranquillement entre ses draps de toile de Hollande, bassinés au bois de santal et à la cannelle.
En longeant le corridor, Léandre eut cette contrariété de voir Scapin dont la tête passait par l’hiatus de la porte entre-bâillée et qui ricanait malicieusement. Il se redressa du mieux qu’il put, mais la maligne bête ne prit pas le change.
Le lendemain, la troupe fit ses préparatifs de départ. On abandonna le char à bœufs comme trop lent, et le Tyran, largement payé par le marquis, loua une grande charrette à quatre chevaux pour emmener la bande et ses bagages. Léandre et Zerbine se levèrent tard, pour des raisons qu’il n’est pas besoin d’indiquer davantage, seulement l’un avait la mine dolente et piteuse, quoiqu’il essayât de faire à mauvais jeu bon visage; l’autre rayonnait d’ambition satisfaite. Elle se montrait même bonne princesse envers ses compagnes, et la Duègne, symptôme grave, se rapprochait d’elle avec des obséquiosités patelines qu’elle ne lui avait jamais montrées. Scapin, à qui rien n’échappait, remarqua que la malle de Zerbine avait doublé de poids par quelque sortilége magique. Sérafine se mordait les lèvres en murmurant le mot «créature!» que la Soubrette
ne fit pas semblant d’entendre, contente pour le moment de l’humiliation de la grande coquette.
Enfin, la charrette s’ébranla, et l’on quitta cet hospitalier château de Bruyères, que tous regrettaient, excepté Léandre. Le Tyran pensait aux pistoles qu’il avait reçues; le Pédant, aux excellents vins dont il s’était largement abreuvé; Matamore, aux applaudissements qu’on lui avait prodigués; Zerbine, aux pièces de taffetas, aux colliers d’or et autres régals; Sigognac et Isabelle ne pensaient qu’à leur amour, et, contents d’être ensemble, ne retournèrent pas même la tête pour voir encore une fois à l’horizon les toits bleus et les murs vermeils du château.
VI.
EFFET DE NEIGE.
Comme on peut le penser, les comédiens étaient satisfaits de leur séjour au château de Bruyères. De telles aubaines ne leur advenaient pas souvent dans leur vie nomade; le Tyran avait distribué les parts, et chacun remuait avec une amoureuse titillation de doigts quelques pistoles au fond de poches habituées à servir souvent d’auberge au diable. Zerbine, rayonnant d’une joie mystérieuse et contenue, acceptait de bonne humeur les brocards de ses camarades sur la puissance de ses charmes. Elle triomphait, ce dont la Sérafine pensait enrager. Seul Léandre, tout rompu encore de la bastonnade nocturne qu’il avait reçue, ne semblait pas partager la gaieté générale, bien qu’il affectât de sourire, mais ce n’était que ris de chien et du bout des dents, pour ainsi dire. Ses mouvements étaient contraints, et les cahots de la voiture lui arrachaient parfois des grimaces significatives. Quand il jugeait qu’on ne le regardait point, il se frottait de la paume les épaules et les bras; manœuvres dissimulées qui pouvaient donner le change aux autres comédiens, mais n’échappaient pas à la narquoise inquisition de Scapin, toujours à l’affût des mésaventures de Léandre, dont la fatuité lui était particulièrement insupportable.
Un heurt de la roue contre une pierre assez grosse que le charreton n’avait pas vue fit pousser au galant un Aïe! d’angoisse et de douleur, sur quoi Scapin entama la conversation en feignant de le plaindre.
«Mon pauvre Léandre, qu’as-tu donc à geindre et à te lamenter de la sorte? Tu sembles tout moulu comme le chevalier de la Triste-Figure, lorsqu’il eut cabriolé tout nu dans la Sierra-Morena par pénitence amoureuse, à l’imitation d’Amadis sur la Roche Pauvre. On dirait que ton lit était fait de bâtons croisés et non de matelas douillets avec courtes-pointes, oreillers et carreaux, en somme plus propice à rompre les membres qu’à les reposer, tant tu as la mine battue, le teint maladif et l’œil poché. De tout ceci, il appert que le seigneur Morphée ne t’a pas visité cette nuit.
—Morphée peut être resté en sa caverne, mais le petit dieu Cupidon est un rôdeur qui n’a pas besoin de lanterne pour savoir trouver une porte dans un corridor, répondit Léandre, espérant détourner les soupçons de son ennemi Scapin.
—Je ne suis qu’un valet de comédie et n’ai point l’expérience des choses galantes. Jamais je n’ai fait l’amour aux belles dames; mais j’en sais assez pour n’ignorer point que le dieu Cupidon, d’après les poëtes et faiseurs de romans, se sert de ses flèches à l’endroit de ceux qu’il veut navrer, et non pas du bois de son arc.
—Que voulez-vous dire, se hâta d’interrompre Léandre, inquiet du tour que prenait l’entretien, par ces subtilités et déductions mythologiques?
—Rien, sinon que tu as là sur le col, un peu au-dessus de la clavicule, bien que tu t’efforces de la cacher avec ton mouchoir, une raie noire qui demain sera bleue, après-demain verte, et ensuite jaune, jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse en couleur naturelle, raie qui ressemble diantrement au paraphe authentique d’un coup de bâton signé sur une peau de veau ou vélin, si tu aimes mieux ce vocable.
—Sans doute, répondit Léandre, de pâle devenu rouge jusqu’à l’ourlet de l’oreille, ce sera quelque beauté morte, amoureuse de moi pendant sa vie, qui m’aura baisé en songe tandis que je dormais. Les baisers des morts impriment en la chair, comme chacun sait, des meurtrissures dont on s’étonne au réveil.
—Cette beauté défunte et fantasmatique vient bien à point, répondit Scapin; mais j’aurais juré que ce vigoureux baiser avait été appliqué par des lèvres de bois vert.
—Mauvais raillard et faiseur de gausseries que vous êtes, dit Léandre, vous poussez ma modestie à bout. Pudiquement je mets sur le compte des mortes ce qui pourrait être à meilleur droit revendiqué par les vivantes. Tout indocte et rustique que vous affectiez d’être, vous avez sans doute entendu parler de ces jolis signes, taches, meurtrissures, marques de dents, mémoire des folâtres ébats que les amants ont coutume d’avoir ensemble?
—Memorem dente notum, interrompit le Pédant, joyeux de citer Horace.
—Cette explication me semble judicieuse, répondit Scapin, et appuyée d’autorités convenables. Pourtant la marque est si longue, que cette beauté nocturne, morte ou vivante, devait avoir en la bouche cette dent unique que les Phorkyades se prêtaient tour à tour.»
Léandre, outré de fureur, voulut se jeter sur Scapin et le gourmer, mais le ressentiment de la bastonnade fut si vif dans ses côtes endolories et sur son dos rayé comme celui d’un zèbre, qu’il se rassit, remettant sa vengeance à un temps meilleur. Le Tyran et le Pédant, accoutumés à ces querelles dont ils se divertissaient, les firent se raccommoder. Scapin promit de ne jamais faire d’allusion à ces sortes de choses. «J’ôterai, dit-il, de mon discours le bois sous toute forme, bois grume, bois marmenteau, bois de lit et même bois de cerf.»
Pendant cette curieuse altercation, la charrette cheminait toujours, et bientôt on arriva à un carrefour. Une grossière croix de bois fendillé par le soleil et la pluie, soutenant un Christ dont un des bras s’était détaché du corps, et, retenu d’un clou rouillé, pendait sinistrement, s’élevait sur un tertre de gazon et marquait l’embranchement de quatre chemins.
Un groupe composé de deux hommes et de trois mules était arrêté à la croisée des routes et semblait attendre quelqu’un qui devait passer. Une des mules, comme impatiente d’être immobile, secouait sa tête empanachée de pompons et de houppes de toutes couleurs avec un frisson argentin de grelots. Quoique des œillères de cuir piquées de broderies l’empêchassent de porter ses regards à droite et à gauche, elle avait senti l’approche de la voiture; les nutations de ses longues oreilles témoignaient d’une curiosité inquiète, et ses lèvres retroussées découvraient ses dents.
«La colonelle remue ses cornets et montre ses gencives, dit l’un des hommes, le chariot ne doit pas être loin maintenant.»
En effet, la charrette des comédiens arrivait au carrefour. Zerbine, assise sur le devant de la voiture, jeta un coup d’œil rapide sur le groupe de bêtes et de gens dont la présence en ce lieu ne parut pas la surprendre.
«Pardieu! voilà un galant équipage, dit le Tyran, et de belles mules d’Espagne à faire leurs quinze ou vingt lieues dans la journée. Si nous étions ainsi montés, nous serions bientôt arrivés devers Paris. Mais qui diable attendent-elles donc là? C’est sans doute quelque relais préparé pour un seigneur.
—Non, reprit la Duègne, la mule est harnachée d’oreillers et couvertures comme pour une femme.
—Alors, dit le Tyran, c’est un enlèvement qui se prépare, car ces deux écuyers en livrée grise ont l’air fort mystérieux.
—Peut-être, répondit Zerbine avec un sourire d’une expression équivoque.
—Est-ce que la dame serait parmi nous? fit le Scapin; un des deux écuyers se dirige vers la voiture, comme s’il voulait parlementer avant d’user de violence.
—Oh! il n’en sera pas besoin, ajouta Sérafine jetant sur la Soubrette un regard dédaigneux que celle-ci soutint avec une tranquille impudence; il est des bonnes volontés qui sautent d’elles-mêmes entre les bras des ravisseurs.
—N’est pas enlevée qui veut, répliqua la Soubrette; le désir n’y suffit pas, il faut encore l’agrément.»
La conversation en était là, quand l’écuyer, faisant signe au charreton d’arrêter ses chevaux, demanda, le béret à la main, si mademoiselle Zerbine n’était pas dans la voiture.
Zerbine, vive et preste comme une couleuvre, sortit sa petite tête brune hors du tendelet et répondit elle-même à l’interrogation; puis elle sauta à terre.
«Mademoiselle, je suis à vos ordres,» dit l’écuyer d’un ton galant et respectueux.
La Soubrette fit bouffer ses jupes, passa le doigt autour de son corsage, comme pour donner de l’aisance à sa poitrine, et, se tournant vers les comédiens, leur tint délibérément cette petite harangue:
«Mes chers camarades, pardonnez-moi si je vous quitte ainsi. Parfois l’Occasion vous contraint à la saisir en vous présentant sa mèche de cheveux devant la main, et de façon si opportune, que ce serait sottise pure de ne pas s’y accrocher à pleins doigts; car, lâchée, elle ne revient point. Le visage de la Fortune, qui jusqu’à présent ne s’était montré pour moi que rechigné et maussade, me fait un ris gracieux. Je profite de sa bonne volonté, sans doute passagère. En mon humble état de soubrette, je ne pouvais prétendre qu’à des Mascarilles ou Scapins. Les valets seuls me courtisaient, tandis que les maîtres faisaient l’amour aux Lucindes, aux Léonores et aux Isabelles; c’est à peine si les seigneurs daignaient, en passant, me prendre le menton et appuyer d’un baiser sur la joue le demi-louis d’argent qu’ils glissaient dans la pochette de mon tablier. Il s’est trouvé un mortel de meilleur goût, pensant que, hors du théâtre, la soubrette valait bien la maîtresse, et comme l’emploi de Zerbine n’exige pas une vertu très-farouche, j’ai jugé qu’il ne fallait pas désespérer ce galant homme que mon départ contrariait fort. Or donc, laissez-moi prendre mes malles au fond de la voiture, et recevez mes adieux. Je vous retrouverai un jour ou l’autre à Paris, car je suis comédienne dans l’âme, et je n’ai jamais fait de bien longues infidélités au théâtre.»
Les hommes prirent les coffres de Zerbine, et les ajustèrent, se faisant équilibre sur la mule de bât; la Soubrette, aidée par l’écuyer qui lui tint le pied, sauta sur la colonelle aussi légèrement que si elle eût étudié la voltige en une académie équestre, puis frappant du talon le flanc de sa monture, elle s’éloigna faisant un petit geste de main à ses camarades.
«Bonne chance, Zerbine, crièrent les comédiens, à l’exception de Sérafine qui lui gardait rancune.
—Ce départ est fâcheux, dit le Tyran, et j’aurais bien voulu retenir cette excellente soubrette; mais elle n’avait d’autre engagement que sa fantaisie. Il faudra ajuster dans les pièces les rôles de suivante en duègne ou chaperon, chose moins plaisante à l’œil qu’un minois fripon; mais dame Léonarde a du comique et connaît à fond les tréteaux. Nous nous en tirerons tout de même.»
La charrette se remit en marche d’une allure un peu plus vive que celle du char à bœufs. Elle traversait un pays qui contrastait par son aspect avec la physionomie des landes. Aux sables blancs avaient succédé des terrains rougeâtres fournissant plus de sucs nourriciers à la végétation. Des maisons de pierre, annonçant quelque
aisance, apparaissaient çà et là, entourées de jardins clos par des haies vives déjà effeuillées où rougissait le bouton de l’églantier sauvage, et bleuissait la baie de la prunelle. Au bord de la route, des arbres d’une belle venue dressaient leurs troncs vigoureux et tendaient leurs fortes branches dont la dépouille jaunie tachetait l’herbe alentour ou courait au caprice de la brise devant Isabelle et Sigognac, qui, fatigués de la pose contrainte qu’ils étaient obligés de garder dans la voiture, se délassaient en marchant un peu à pied. Le Matamore avait pris l’avance, et dans la rougeur du soir on l’apercevait sur la crête de la montée dessinant en lignes sombres son frêle squelette qui, de loin, semblait embroché dans sa rapière.
«Comment se fait-il, disait tout en marchant Sigognac à Isabelle, que vous qui avez toutes les façons d’une demoiselle de haut lignage par la modestie de votre conduite, la sagesse de vos paroles et le bon choix des termes, vous soyez ainsi attachée à cette troupe errante de comédiens, braves gens, sans doute, mais non de même race et acabit que vous?
—N’allez pas, reprit Isabelle, pour quelque bonne grâce qu’on me voit, me croire une princesse infortunée ou reine chassée de son royaume, réduite à cette misérable condition de gagner sa vie sur les planches. Mon histoire est toute simple, et puisque ma vie vous inspire quelque curiosité, je vais vous la conter. Loin d’avoir été amenée à l’état que je fais par catastrophes du sort, ruines inouïes ou aventures romanesques, j’y suis née, étant, comme on dit, enfant de la balle. Le chariot de Thespis a été mon lieu de nativité et ma patrie voyageuse. Ma mère, qui jouait les princesses tragiques, était une fort belle femme. Elle prenait ses rôles au sérieux, et même hors de la scène elle ne voulait entendre parler que de rois, princes, ducs et autres grands, tenant pour véritables ses couronnes de clinquant et ses sceptres de bois doré. Quand elle rentrait dans la coulisse, elle traînait si majestueusement le faux velours de ses robes, qu’on eût dit que ce fût un flot de pourpre ou la propre queue d’un manteau royal. Avec cette superbe, elle fermait opiniâtrément l’oreille aux aveux, requêtes et promesses de ces galantins qui toujours volètent autour des comédiennes comme papillons autour de la chandelle. Un soir même, en sa loge, comme un blondin voulait s’émanciper, elle se dressa en pied, et s’écria comme une vraie Thomyris reine de Scythie: «Gardes! qu’on le saisisse!» d’un ton si souverain, dédaigneux et solennel, que le galant, tout interdit, se déroba de peur, n’osant pousser sa pointe. Or, ces fiertés et rebuffades étranges en une comédienne toujours soupçonnée de mœurs légères étant venues à la connaissance d’un très-haut et puissant prince, il les trouva de bon goût, et se dit que les mépris du vulgaire profane ne pouvaient procéder que d’une âme généreuse. Comme son rang dans le monde équipollait à celui de reine au théâtre, il fut reçu plus doucement et d’un sourcil moins farouche. Il était jeune, beau, parlait bien, était pressant et possédait ce grand avantage de la noblesse. Que vous dirai-je de plus? Cette fois la reine n’appela pas ses gardes, et vous voyez en moi le fruit de ces belles amours.
—Cela, dit galamment Sigognac, explique à merveille les grâces sans secondes dont on vous voit ornée. Un sang princier coule dans vos veines. Je l’avais presque deviné!
—Cette liaison, continua Isabelle, dura plus longtemps que n’ont coutume les intrigues de théâtre. Le prince trouva chez ma mère une fidélité qui venait de l’orgueil autant que de l’amour, mais qui ne se démentit point. Malheureusement des raisons d’État vinrent à la traverse; il dut partir pour des guerres ou ambassades lointaines. D’illustres mariages qu’il retarda tant qu’il put furent négociés en son nom par sa famille. Il lui fallut céder, car il n’avait pas le droit d’interrompre, à cause d’un caprice amoureux, cette longue suite d’ancêtres remontant à Charlemagne, et de finir en lui cette glorieuse race. Des sommes assez fortes furent offertes à ma mère pour adoucir cette rupture devenue nécessaire, la mettre à l’abri du besoin et subvenir à ma nourriture et éducation. Mais elle ne voulut rien entendre, disant qu’elle n’acceptait point la bourse sans le cœur, et qu’elle aimait mieux que le prince lui fût redevable que non pas elle redevable au prince; car elle lui avait donné, en sa générosité extrême, ce que jamais il ne lui pourrait rendre. «Rien avant, rien après,» telle était sa devise. Elle continua donc son métier de princesse tragique, mais la mort dans l’âme, et depuis ne fit que languir jusqu’à son trépas, qui ne tarda guère. J’étais alors une fillette de sept ou huit ans; je jouais les enfants et les amours et autres petits rôles proportionnés à ma taille et à mon intelligence. La mort de ma mère me causa un chagrin au-dessus de mon âge, et je me souviens qu’il me fallut fouetter ce jour-là pour me forcer à jouer un des enfants de Médée. Puis cette grande douleur s’apaisa par les cajoleries des comédiens et comédiennes qui me dorlotaient de leur mieux et comme à l’envi, me mettant toujours quelques friandises en mon petit panier. Le Pédant, qui faisait partie de notre troupe et déjà me semblait aussi vieux et ridé qu’aujourd’hui, s’intéressa à moi, m’apprit la récitation, l’harmonie et mesure des vers, les façons de dire et d’écouter, les poses, les gestes, physionomies congruantes au discours, et tous les secrets d’un art où il excelle, quoique comédien de province, car il a de l’étude, ayant été régent de collége, et chassé pour incorrigible ivrognerie. Au milieu du désordre apparent d’une vie vagabonde, j’ai vécu innocente et pure, car pour mes compagnons qui m’avaient vue au berceau, j’étais une sœur ou une fille, et pour les godelureaux j’ai bien su d’une mine froide, réservée et discrète, les tenir à distance comme il convient, continuant, hors de la scène, mon rôle d’ingénue, sans hypocrisie ni fausse pudeur.»
Ainsi, tout en marchant, Isabelle racontait à Sigognac charmé l’histoire de sa vie et aventures.
«Et le nom de ce grand, dit Sigognac, le savez-vous ou l’avez-vous oublié?
—Il serait peut-être dangereux pour mon repos de le dire, répondit Isabelle, mais il est resté gravé dans ma mémoire.
—Existe-t-il quelque preuve de sa liaison avec votre mère?
—Je possède un cachet armorié de son blason, dit Isabelle, c’est le seul joyau que ma mère ait gardé de lui à cause de sa noblesse et signification héraldique qui effaçait l’idée de valeur matérielle, et si cela vous amuse, je vous le montrerai un jour.»
Il serait par trop fastidieux de suivre étape par étape le chariot comique, d’autant plus que le voyage se faisait à petites journées, sans aventures dont il faille garder mémoire. Nous sauterons donc quelques jours, et nous arriverons aux environs de Poitiers. Les recettes n’avaient pas été fructueuses et les temps durs étaient venus pour la troupe. L’argent du marquis de Bruyères avait fini par s’épuiser, ainsi que les pistoles de Sigognac, dont la délicatesse eût souffert de ne pas soulager, dans les mesures de ses pauvres ressources, ses camarades en détresse. Le chariot, traîné par quatre bêtes vigoureuses au départ, n’avait plus qu’un seul cheval, et quel cheval! une misérable rosse qui semblait s’être nourrie, au lieu de foin et d’avoine, avec des cercles de barriques, tant ses côtes étaient saillantes. Les os de ses hanches perçaient la peau, et les muscles détendus de ses cuisses se dessinaient par de grandes rides flasques; des éparvins gonflaient ses jambes hérissées de longs poils. Sur son garrot, à la pression d’un collier dont la bourre avait disparu, s’avivaient des écorchures saigneuses et les coups de fouet zébraient comme des hachures les flancs meurtris du pauvre animal. Sa tête était tout un poëme de mélancolie et de souffrance. Derrière ses yeux se creusaient de profondes salières qu’on aurait crues évidées au scalpel. Ses prunelles bleuâtres avaient le regard morne, résigné et pensif de la bête surmenée. L’insouciance des coups produite par l’inutilité de l’effort s’y lisait tristement, et le claquement de la lanière ne pouvait plus en tirer une étincelle de vie. Ses oreilles énervées, dont l’une avait le bout fendu, pendaient piteusement de chaque côté du front et scandaient, par leur oscillation, le rhythme inégal de la marche. Une mèche de la crinière, de blanche devenue jaune, entremêlait ses filaments à la têtière, dont le cuir avait usé les protubérances osseuses des joues mises en relief par la maigreur. Les cartilages des narines laissaient suinter l’eau d’une respiration pénible et les barres fatiguées faisaient la moue comme des lèvres maussades.
Sur son pelage blanc, truité de roux, la sueur avait tracé des filets pareils à ceux dont la pluie raye le plâtre des murailles, agglutiné sous le ventre des flocons de poil, délavé les membres inférieurs et fait avec la crotte un affreux ciment. Rien n’était plus lamentable à voir, et le cheval que monte la Mort dans l’Apocalypse eût paru une bête fringante propre à parader aux carrousels à coté de ce pitoyable et désastreux animal dont les épaules semblaient se disjoindre à chaque pas, et qui, d’un œil douloureux, avait l’air d’invoquer comme une grâce le coup d’assommoir de l’équarisseur. La température commençant à devenir froide, il marchait au milieu de la fumée qu’exhalaient ses flancs et ses naseaux.
Il n’y avait dans le chariot que les trois femmes. Les hommes allaient à pied pour ne pas surcharger le triste animal, qu’il ne leur était pas difficile de suivre et même de devancer. Tous, n’ayant à exprimer que des pensées désagréables, gardaient le silence et marchaient isolés, s’enveloppant de leur cape du mieux qu’ils pouvaient.
Sigognac, presque découragé, se demandait s’il n’eût pas mieux fait de rester au castel délabré de ses pères, sauf à y mourir de faim à côté de son blason fruste dans le silence et la solitude, que de courir ainsi les hasards des chemins avec des bohèmes.
Il songeait au brave Pierre, à Bayard, à Miraut et à Béelzébuth, les fidèles compagnons de son ennui. Son cœur se serrait quoi qu’il fît, et il lui montait de la poitrine à la gorge ce spasme nerveux qui d’ordinaire se résout en larmes; mais un regard jeté sur Isabelle, pelotonnée dans sa mante et assise sur le devant de la charrette, lui raffermissait le courage. La jeune femme lui souriait; elle ne paraissait pas se chagriner de cette misère; son âme était satisfaite, qu’importaient les souffrances et les fatigues du corps?
Le paysage qu’on traversait n’était guère propre à dissiper la mélancolie. Au premier plan se tordaient les squelettes convulsifs de quelques vieux ormes tourmentés, contournés, écimés, dont les branches noires aux filaments capricieux se détaillaient sur un ciel d’un gris jaune très-bas et gros de neige qui ne laissait filtrer qu’un jour livide; au second, s’étendaient des plaines dépouillées de culture, que bordaient près de l’horizon des collines pelées ou des lignes de bois roussâtres. De loin en loin, comme une tache de craie, quelque chaumine dardant une légère spirale de fumée apparaissait entre les brindilles menues de ses clôtures. La ravine d’une rigole sillonnait la terre d’une longue cicatrice. Au printemps, cette campagne, habillée de verdure, eût pu sembler agréable; mais, revêtue des grises livrées de l’hiver, elle ne présentait aux yeux que monotonie, pauvreté et tristesse. De temps en temps passait, hâve et déguenillé, un paysan ou quelque vieille courbée sous un fagot de bois mort, qui, loin d’animer ce désert, en faisait au contraire ressortir la solitude. Les pies, sautillant sur la terre brune avec leur queue plantée dans leur croupion comme un éventail fermé, en paraissaient les véritables habitantes. Elles jacassaient à l’aspect du chariot comme si elles se fussent communiqué leurs réflexions sur les comédiens et dansaient devant eux d’une façon dérisoire, en méchants oiseaux sans cœur qu’elles étaient, insensibles à la misère du pauvre monde.
Une bise aigre sifflait, collant leurs minces capes sur le corps des comédiens, et leur souffletant le visage de ses doigts rouges. Aux tourbillons du vent se mêlèrent bientôt des flocons de neige, montant, descendant, se croisant sans pouvoir toucher la terre ou s’accrocher quelque part, tant la rafale était forte. Ils devinrent si pressés, qu’ils formaient comme une obscurité blanche à quelques pas des piétons aveuglés. A travers ce fourmillement argenté, les objets les plus voisins perdaient leur apparence réelle et ne se distinguaient plus.
«Il paraît, dit le Pédant, qui marchait derrière le chariot pour s’abriter un peu, que la ménagère céleste plume des oies là-haut et secoue sur nous le duvet de son tablier. La chair m’en plairait davantage, et je serais bien homme à la manger sans citron ni épices.
—Voire même sans sel, répondit le Tyran; car mon estomac ne se souvient plus de cette omelette dont les œufs piaillaient quand on les cassa sur le bord du poêlon et que j’ai avalée sous le titre fallacieux et sarcastique de déjeuner, malgré les becs qui la hérissaient.»
Sigognac s’était aussi réfugié derrière la voiture, et le Pédant lui dit: «Voilà un terrible temps, monsieur le Baron, et je regrette pour vous de vous voir partager notre mauvaise fortune, mais ce sont traverses passagères, et quoique nous n’allions guère vite, cependant nous nous rapprochons de Paris.
—Je n’ai point été élevé sur les genoux de la mollesse, répondit Sigognac, et je ne suis point homme à m’effrayer pour quelques flocons de neige. Ce sont ces pauvres femmes que je plains, obligées, malgré la débilité de leur sexe, à supporter des fatigues et des privations comme routiers en campagne.
—Elles y sont de longue main habituées, et ce qui serait dur à des femmes de qualité ou à des bourgeoises ne leur semble pas autrement pénible.»
La tempête augmentait. Chassée par le vent, la neige courait en blanche fumée rasant le sol, et ne s’arrêtant que lorsqu’elle était retenue par quelque obstacle, revers de tertre, mur de pierrailles, clôture de haie, talus de fossé. Là, elle s’entassait avec une prodigieuse vitesse, débordant en cascade de l’autre côté de la digue temporaire. D’autres fois elle s’engouffrait dans le tournant d’une trombe et remontait au ciel en tourbillons pour en retomber par masses, que l’orage dispersait aussitôt. Quelques minutes avaient suffi pour poudrer à blanc, sous la toile palpitante de la charrette, Isabelle, Sérafine et Léonarde, quoiqu’elles se fussent réfugiées tout au fond et abritées d’un rempart de paquets.
Ahuri par les flagellations de la neige et du vent, le cheval n’avançait plus qu’à grand’peine. Il soufflait, ses flancs battaient, et ses sabots glissaient à chaque pas. Le Tyran le prit par le bridon, et, marchant à côté de lui, le soutint un peu de sa main vigoureuse. Le Pédant, Sigognac et Scapin poussaient à la roue. Léandre faisait claquer le fouet pour exciter la pauvre bête: la frapper eût été cruauté pure. Quant au Matamore, il était resté quelque peu en arrière, car il était si léger, vu sa maigreur phénoménale, que le vent l’empêchait d’avancer, quoi qu’il eût pris une pierre en chaque main et rempli ses poches de cailloux pour se lester.
Cette tempête neigeuse, loin de s’apaiser, faisait de plus en plus rage, et se roulait avec furie dans les amas de flocons blancs qu’elle agitait en mille remous comme l’écume des vagues. Elle devint si violente, que les comédiens furent contraints, bien qu’ils eussent grande hâte d’arriver au village, d’arrêter le chariot et de le tourner à l’opposite du vent. La pauvre rosse qui le traînait n’en pouvait plus; ses jambes se roidissaient; des frissons couraient sur sa peau fumante et baignée de sueur. Un effort de plus, et elle tombait morte; déjà une goutte de sang perlait dans ses naseaux largement dilatés par l’oppression de la poitrine, et des lueurs vitrées passaient sur le globe de l’œil.
Le terrible dans le sombre n’est pas difficile à concevoir. Les ténèbres logent aisément les épouvantes, mais l’horreur blanche se fait moins comprendre. Cependant rien de plus sinistre que la position de nos pauvres comédiens, pâles de faim, bleus de froid, aveuglés de neige et perdus en pleine grande route au milieu de ce vertigineux tourbillon de grains glacés les enveloppant de toutes parts. Tous s’étaient blottis sous la toile de la bâche pour laisser passer la rafale, et se pressaient les uns contre les autres afin de profiter de leur chaleur mutuelle. Enfin l’ouragan tomba, et la neige, suspendue en l’air, put descendre moins tumultueusement sur le sol. Aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, la campagne disparaissait sous un linceul argenté.
«Où donc est Matamore, dit Blazius; est-ce que par hasard le vent l’aurait emporté dans la lune?
—En effet, ajouta le Tyran, je ne le vois point. Il s’est peut-être blotti sous quelque décoration au fond de la voiture. Hohé! Matamore! secoue tes oreilles si tu dors, et réponds à l’appel.»
Matamore n’eut garde de sonner mot. Aucune forme ne s’agita sous le monceau de vieilles toiles.
«Hohé! Matamore! beugla itérativement le Tyran de sa plus grosse voix tragique et d’un ton à réveiller dans leur grotte les sept dormants avec leur chien.
—Nous ne l’avons pas vu, dirent les comédiennes, et comme les tourbillons de neige nous aveuglaient, nous ne nous sommes point autrement inquiétées de son absence, le pensant à quelques pas de la charrette.
—Diantre! fit Blazius, voilà qui est étrange! pourvu qu’il ne lui soit point arrivé malheur.
—Sans doute, dit Sigognac, il se sera, pendant le plus fort de la tourmente, abrité derrière quelque tronc d’arbre, et il ne tardera pas à nous rejoindre.»
On résolut d’attendre quelques minutes, lesquelles passées, on irait à sa recherche. Rien n’apparaissait sur le chemin, et de ce fond de blancheur, quoique le crépuscule tombât, une forme humaine se fût aisément détachée même à une assez grande distance. La nuit qui descend si rapide aux courtes journées de décembre était venue, mais sans amener avec elle une obscurité complète. La réverbération de la neige combattait les ténèbres du ciel, et par un renversement bizarre il semblait que la clarté vînt de la terre. L’horizon s’accusait en lignes blanches et ne se perdait pas dans les fuites du lointain. Les arbres enfarinés se dessinaient comme les arborisations dont la gelée étame les vitres, et de temps en temps des flocons de neige secoués d’une branche tombaient pareils aux larmes d’argent des draps mortuaires, sur la tenture de l’ombre. C’était un spectacle plein de tristesse; un chien se mit à hurler au perdu comme pour donner une voix à la désolation du paysage et en exprimer les navrantes mélancolies. Parfois il semble que la nature, se lassant de son mutisme, confie ses peines secrètes aux plaintes du vent ou aux lamentations de quelque animal.
On sait combien est lugubre dans le silence nocturne cet aboi désespéré qui finit en râle et que semble provoquer le passage de fantômes invisibles pour l’œil humain. L’instinct de la bête, en communication avec l’âme des choses, pressent le malheur et le déplore avant qu’il soit connu. Il y a dans ce hurlement mêlé de sanglots, l’effroi de l’avenir, l’angoisse de la mort et l’effarement du surnaturel. Le plus ferme courage ne l’entend pas sans en être ému, et ce cri fait dresser le poil sur la chair comme ce souffle dont parle Job.
L’aboi, d’abord lointain, s’était rapproché, et l’on pouvait distinguer au milieu de la plaine, assis le derrière dans la neige, un grand chien noir qui, le museau levé vers le ciel, semblait se gargariser avec ce gémissement lamentable.
«Il doit être arrivé quelque chose à notre pauvre camarade, s’écria le Tyran, cette maudite bête hurle comme pour un mort.»
Les femmes, le cœur serré d’un pressentiment sinistre, firent avec dévotion le signe de la croix. La bonne Isabelle murmura un commencement de prière.
«Il faut l’aller chercher sans plus attendre, dit Blazius, avec la lanterne dont la lumière lui servira de guide et d’étoile polaire s’il s’est égaré du droit chemin et vague à travers champs; car en ces temps neigeux qui recouvrent les routes de blancs linceuls, il est facile d’errer.»
On battit le fusil, et le bout de chandelle allumé au ventre de la lanterne jeta bientôt à travers les minces vitres de corne une lueur assez vive pour être aperçue de loin.
Le Tyran, Blazius et Sigognac se mirent en quête. Scapin et Léandre restèrent pour garder la voiture et rassurer les femmes, que l’aventure commençait à inquiéter. Pour ajouter au lugubre de la scène, le chien noir hurlait toujours désespérément, et le vent roulait sur la campagne ses chariots aériens, avec de sourds murmures, comme s’il portait des esprits en voyage.
L’orage avait bouleversé la neige de façon à effacer toute trace ou du moins à en rendre l’empreinte incertaine. La nuit rendait d’ailleurs la recherche difficile, et quand Blazius approchait la lanterne du sol, il trouvait parfois le grand pied du Tyran moulé en creux dans la poussière blanche, mais non le pas de Matamore, qui, fût-il venu jusque-là, n’eût marqué non plus que celui d’un oiseau.
Ils firent ainsi près d’un quart de lieue, élevant la lanterne pour attirer le regard du comédien perdu et criant de toute la force de leurs poumons: «Matamore, Matamore, Matamore!»
A cet appel semblable à celui que les anciens adressaient aux défunts avant de quitter le lieu de sépulture, le silence seul répondait ou quelque oiseau peureux s’envolait en glapissant avec une brusque palpitation d’ailes pour s’aller perdre plus loin dans la nuit. Parfois un hibou offusqué de la lumière piaulait d’une façon lamentable. Enfin, Sigognac, qui avait la vue perçante, crut démêler à travers l’ombre, au pied d’un arbre, une figure d’aspect fantasmatique, étrangement roide et sinistrement immobile. Il en avertit ses compagnons, qui se dirigèrent avec lui de ce côté en toute hâte.
C’était bien, en effet, le pauvre Matamore. Son dos s’appuyait contre l’arbre et ses longues jambes étendues sur le sol disparaissaient à demi sous l’amoncellement de la neige. Son immense rapière, qu’il ne quittait jamais, faisait avec son buste un angle bizarre, et qui eût été risible en toute autre circonstance. Il ne bougea pas plus qu’une souche à l’approche de ses camarades. Inquiété de cette fixité d’attitude, Blazius dirigea le rayon de la lanterne sur le visage de Matamore, et il faillit la laisser choir, tant ce qu’il vit lui causa d’épouvante.
Le masque ainsi éclairé n’offrait plus les couleurs de la vie. Il était d’un blanc de cire. Le nez pincé aux ailes par les doigts noueux de la mort luisait comme un os de seiche; la peau se tendait sur les tempes. Des flocons de neige s’étaient arrêtés aux sourcils et aux cils, et les yeux dilatés regardaient comme deux yeux de verre. A chaque bout des moustaches scintillait un glaçon dont le poids les faisait courber. Le cachet de l’éternel silence scellait ces lèvres d’où s’étaient envolées tant de joyeuses rodomontades, et la tête de mort sculptée par la maigreur apparaissait déjà à travers ce visage pâle, où l’habitude des grimaces avait creusé des plis horriblement comiques, que le cadavre même conservait, car c’est une misère du comédien, que chez lui le trépas ne puisse garder sa gravité.
Nourrissant encore quelque espoir, le Tyran essaya de secouer la main de Matamore, mais le bras déjà roide retomba tout d’une pièce avec un bruit sec comme le bras de bois d’un automate dont on
abandonne le fil. Le pauvre diable avait quitté le théâtre de la vie pour celui de l’autre monde. Cependant, ne pouvant admettre qu’il fût mort, le Tyran demanda à Blazius s’il n’avait pas sur lui sa gourde. Le Pédant ne se séparait jamais de ce précieux meuble. Il y restait encore quelques gouttes de vin, et il en introduisit le goulot entre les lèvres violettes du Matamore; mais les dents restèrent obstinément serrées, et la liqueur cordiale rejaillit en gouttes rouges par les coins de la bouche. Le souffle vital avait abandonné à jamais cette frêle argile, car la moindre respiration eût produit une fumée visible dans cet air froid.
«Ne tourmentez pas sa pauvre dépouille, dit Sigognac, ne voyez-vous pas qu’il est mort?
—Hélas! oui, répondit Blazius, aussi mort que Chéops sous la grande pyramide. Sans doute, étourdi par le chasse-neige et ne pouvant lutter contre la fureur de la tempête, il se sera arrêté près de cet arbre, et comme il n’avait pas deux onces de chair sur les os, il aura bientôt eu les moelles gelées. Afin de produire de l’effet à Paris, il diminuait chaque jour sa ration, et il était efflanqué de jeûne plus qu’un lévrier après les chasses. Pauvre Matamore, te voilà désormais à l’abri des nasardes, croquignoles, coups de pied et de bâton à quoi t’obligeaient tes rôles! Personne ne te rira plus au nez.
—Qu’allons-nous faire de ce corps? interrompit le Tyran, nous ne pouvons le laisser là sur le revers de ce fossé pour que les loups, les chiens et les oiseaux le déchiquètent, encore que ce soit une piteuse viande où les vers mêmes ne trouveront pas à déjeuner.
—Non certes, dit Blazius; c’était un bon et loyal camarade, et comme il n’est pas bien lourd, tu vas lui prendre la tête, moi je lui prendrai les pieds, et nous le porterons tous deux jusqu’à la charrette. Demain il fera jour, et nous l’inhumerons en quelque coin le plus décemment possible; car, à nous autres histrions, l’Église marâtre nous ferme l’huis du cimetière, et nous refuse cette douceur de dormir en terre sainte. Il nous faut aller pourrir aux gémonies comme chiens crevés ou chevaux morts, après avoir en notre vie amusé les plus gens de bien. Vous, monsieur le Baron, vous nous précéderez et tiendrez le fallot.»
Sigognac acquiesça d’un signe de tête à cet arrangement. Les deux comédiens se penchèrent, déblayèrent la neige qui recouvrait déjà Matamore comme un linceul prématuré, soulevèrent le léger cadavre qui pesait moins que celui d’un enfant, se mirent en marche précédés du Baron, qui faisait tomber sur leur route la lumière de la lanterne.
Heureusement personne à cette heure ne passait par le chemin, car c’eût été pour le voyageur un spectacle assez effrayant et mystérieux que ce groupe funèbre éclairé bizarrement par le reflet rougeâtre du fallot, et laissant après lui de longues ombres difformes sur la blancheur de la neige. L’idée d’un crime ou d’une sorcellerie lui fût venue sans doute.
Le chien noir, comme si son rôle d’avertisseur était fini, avait cessé ses hurlements. Un silence sépulcral régnait au loin dans la campagne, car la neige a cette propriété d’amortir les sons.
Depuis quelque temps Scapin, Léandre et les comédiennes avaient aperçu la petite lumière rouge se balançant à la main de Sigognac et envoyant aux objets des reflets inattendus qui les tiraient de l’ombre sous des aspects bizarres ou formidables, jusqu’à ce qu’ils se fussent évanouis de nouveau dans l’obscurité. Montré et caché tour à tour, à cette lueur incertaine, le groupe du Tyran et de Blazius, reliés par le cadavre horizontal du Matamore, comme deux mots par un trait d’union, prenait une apparence énigmatiquement lugubre. Scapin et Léandre, mus d’une inquiète curiosité, allèrent au-devant du cortége.
«Eh bien! qu’y a-t-il? dit le valet de comédie, lorsqu’il eut rejoint ses camarades; est-ce que Matamore est malade que vous le portez de la sorte, tout brandi comme s’il eût avalé sa rapière?
—Il n’est pas malade, répondit Blazius, et jouit même d’une santé inaltérable. Goutte, fièvre, catarrhe, gravelle, n’ont plus prise sur lui. Il est guéri à tout jamais d’une maladie pour laquelle aucun médecin, fût-ce Hippocrate, Galien ou Avicenne, n’ont trouvé de remède, je veux dire la vie, dont on finit toujours par mourir.
—Donc il est mort! fit le Scapin avec une intonation de surprise douloureuse en se penchant sur le visage du cadavre.
—Très-mort, on ne peut plus mort, s’il y a des degrés en cet état, car il ajoute au froid naturel du trépas le froid de la gelée, répondit Blazius d’une voix troublée qui trahissait plus d’émotion que n’en comportaient les paroles.
—Il a vécu! comme s’exprime le confident du prince au récit final des tragédies, ajouta le Tyran. Mais relayez-nous un peu, s’il vous plaît. C’est votre tour. Voilà assez longtemps que nous portons le cher camarade sans espoir de bonne-manche ou de paraguante.»
Scapin se substitua au Tyran, Léandre à Blazius, quoique cette besogne de corbeau ne fût guère de son goût, et le cortége reprit sa marche. En quelques minutes on eut rejoint le chariot arrêté au milieu de la route. Malgré le froid, Isabelle et Sérafine étaient sautées à bas de la voiture, où la seule Duègne accroupie ouvrait tous grands ses yeux de chouette. A l’aspect de Matamore, pâle, roidi, glacé, ayant sur le visage ce masque immobile à travers lequel l’âme ne regarde plus, les comédiennes poussèrent un cri d’épouvante et de douleur. Deux larmes jaillirent même des yeux purs d’Isabelle, promptement gelées par l’âpre bise nocturne. Ses belles mains rouges de froid se joignirent pieusement, et une fervente prière pour celui qui venait de s’engloutir si subitement dans la trappe de l’éternité, monta sur les ailes de la foi dans les profondeurs du ciel obscur.
Qu’allait-on faire? La position ne laissait pas d’être embarrassante. Le bourg où l’on devait coucher était encore éloigné d’une ou deux lieues, et quand on y arriverait toutes les maisons seraient fermées depuis longtemps et les paysans couchés; d’autre part, on ne pouvait rester au milieu du chemin, en pleine neige, sans bois pour allumer du feu, sans vivres pour se réconforter, dans la compagnie fort sinistre et maussade d’un cadavre, à attendre le jour qui ne se lève que très-tard pendant cette saison.
On résolut de partir. Cette heure de repos et une musette d’avoine donnée par Scapin avaient rendu un peu de vigueur au pauvre vieux cheval fourbu. Il paraissait ragaillardi et capable de fournir la traite. Matamore fut couché au fond du chariot, sous une toile. Les comédiennes, non sans un certain frisson de peur, s’assirent sur le devant de la voiture, car la mort fait un spectre de l’ami avec lequel on causait tout à l’heure, et celui qui vous égayait vous épouvante comme une larve ou une lémure.
Les hommes cheminèrent à pied, Scapin éclairant la route avec la lanterne dont on avait renouvelé la chandelle, le Tyran tenant le bridon du cheval pour l’empêcher de butter. On n’allait pas bien vite, car le chemin était difficile; cependant au bout de deux heures on commença à distinguer, au bas d’une descente assez rapide, les premières maisons du village. La neige avait mis des chemises blanches aux toits, qui les faisaient se détacher, malgré la nuit, sur le fond sombre du ciel. Entendant sonner de loin les ferrailles du chariot, les chiens inquiets firent vacarme, et leurs abois en éveillèrent d’autres dans les fermes isolées, au fond de la campagne. C’était un concert de hurlements, les uns sourds, les autres criards, avec solos, répliques et chœurs où toute la chiennerie de la contrée faisait sa partie. Aussi, quand la charrette y arriva, le bourg était-il en éveil. Plus d’une tête embéguinée de ses coiffes de nuit se montrait encadrée par une lucarne ou le vantail supérieur d’une porte entr’ouverte, ce qui facilita au Pédant les négociations nécessaires pour procurer un gîte à la troupe. L’auberge lui fut indiquée, ou du moins une maison qui en tenait lieu, l’endroit n’étant pas très-fréquenté des voyageurs, qui d’ordinaire poussaient plus avant. C’était à l’autre bout du village, et il fallut que la pauvre rosse donnât encore un coup de collier; mais elle sentait l’écurie, et dans un effort suprême, ses sabots, à travers la neige, arrachèrent des étincelles aux cailloux. Il n’y avait pas à s’y tromper; une branche de houx, assez semblable à ces rameaux qui trempent dans les eaux lustrales, pendait au-dessus de la porte, et Scapin, en haussant sa lanterne, constata la présence de ce symbole hospitalier. Le Tyran tambourina de ses gros poings sur la porte, et bientôt un clappement de savates descendant un escalier se fit entendre à l’intérieur. Un rayon de lumière rougeâtre filtra par les fentes du bois. Le battant s’ouvrit, et une vieille, protégeant d’une main sèche qui semblait prendre feu la flamme vacillante d’un suif, apparut dans toute l’horreur d’un négligé peu galant. Ses deux mains étant occupées, elle tenait entre les dents ou plutôt entre les gencives les bords de sa chemise en grosse toile, dans l’intention pudique de dérober aux regards libertins des charmes qui eussent fait fuir d’épouvante les boucs du sabbat. Elle introduisit les comédiens dans la cuisine, planta la chandelle sur la table, fouilla les cendres de l’âtre pour y réveiller quelques braises assoupies qui bientôt firent pétiller une poignée de broussailles; puis elle remonta dans sa chambre pour revêtir un jupon et un casaquin. Un gros garçon, se frottant les yeux de ses mains crasseuses, alla ouvrir les portes de la cour, y fit entrer la voiture, ôta le harnais du cheval et le mit à l’écurie.
«Nous ne pouvons cependant pas laisser ce pauvre Matamore dans la voiture comme un daim qu’on rapporte de la chasse, dit Blazius; les chiens de basse-cour n’auraient qu’à le gâter. Il a reçu le baptême, après tout; et il faut lui faire sa veille mortuaire comme à un bon chrétien qu’il était.»
On prit le corps du comédien défunt, qui fut étendu sur la table et respectueusement recouvert d’un manteau. Sous l’étoffe se sculptait à grands plis la rigidité cadavérique et se découpait le profil aigu de la face, peut-être plus effrayante ainsi que dévoilée. Aussi, lorsque l’hôtelière rentra, faillit-elle tomber à la renverse de frayeur à l’aspect de ce mort qu’elle prit pour un homme assassiné dont les comédiens étaient les meurtriers. Déjà, tendant ses vieilles mains tremblotantes, elle suppliait le Tyran, qu’elle jugeait le chef de la troupe, de ne point la faire mourir, lui promettant un secret absolu, même fût-elle mise à la question. Isabelle la rassura, et lui apprit en peu de mots ce qui était arrivé. Alors la vieille alla chercher deux autres chandelles et les disposa symétriquement autour du mort, s’offrant de veiller avec dame Léonarde, car souvent dans le village elle avait enseveli des cadavres, et savait ce qu’il y avait à faire en ces tristes offices.
Ces arrangements pris, les comédiens se retirèrent dans une autre pièce, où, médiocrement mis en appétit par ces lugubres scènes, et touchés de la perte de ce brave Matamore, ils ne soupèrent que du bout des lèvres. Pour la première fois peut-être de sa vie, quoique le vin fût bon, Blazius laissa son verre demi-plein, oubliant de boire. Certes, il fallait qu’il fût bien navré dans l’âme, car il était de ces biberons qui souhaitaient d’être enterrés sous le baril, afin que la canelle leur dégoutte dans la bouche, et il se fût relevé du cercueil pour crier «masse» à un rouge-bord.
Isabelle et Sérafine s’arrangèrent d’un grabat dans la chambre voisine. Les hommes s’étendirent sur des bottes de paille que le garçon d’écurie leur apporta. Tous dormirent mal, d’un sommeil entrecoupé de rêves pénibles, et furent sur pied de bonne heure, car il s’agissait de procéder à la sépulture de Matamore.
Faute de drap, Léonarde et l’hôtesse l’avaient enseveli dans un lambeau de vieille décoration représentant une forêt, linceul digne d’un comédien, comme un manteau de guerre d’un capitaine. Quelques restes de peinture verte simulaient, sur la trame usée, des guirlandes et feuillages, et faisaient l’effet d’une jonchée d’herbes semée pour honorer le corps, cousu et paqueté en la forme de momie égyptienne.
Une planche posée sur deux bâtons, dont le Tyran, Blazius, Scapin et Léandre tenaient les deux bouts, forma la civière. Une grande simarre de velours noir, constellée d’étoiles et demi-lunes de paillon, servant pour les rôles de pontife ou de nécroman, fit l’office de drap mortuaire avec assez de décence.
Ainsi disposé, le cortége sortit par une porte de derrière donnant sur la campagne, pour éviter les regards et commérages des curieux, et pour gagner un terrain vague que l’hôtesse avait désigné comme pouvant servir de sépulture au Matamore sans que personne s’y opposât, la coutume étant de jeter là les bêtes mortes de maladie, lieu bien indigne et malpropre à recevoir une dépouille humaine, argile modelée à la ressemblance de Dieu; mais les canons de l’Église sont formels, et l’histrion excommunié ne peut gésir en terre sainte, à moins qu’il n’ait renoncé au théâtre, à ses œuvres et à ses pompes, ce qui n’était pas le cas de Matamore.
Le Matin, aux yeux gris, commençait à s’éveiller, et les pieds dans la neige descendait le revers des collines. Une lueur froide s’étalait sur la plaine, dont la blancheur faisait paraître livide la teinte pâle du ciel. Étonnés par l’aspect bizarre du cortége que ne précédaient ni croix ni prêtre, et qui ne se dirigeait point du côté de l’église, quelques paysans allant ramasser du bois mort s’arrêtaient et regardaient les comédiens de travers, les soupçonnant hérétiques, sorciers ou parpaillots, mais cependant ils n’osaient rien dire. Enfin, on arriva à une place assez dégagée, et le garçon d’écurie, qui portait une bêche pour creuser la fosse, dit qu’on ferait bien de s’arrêter là. Des carcasses de bêtes à demi recouvertes de neige bossuaient le sol tout alentour. Des squelettes de chevaux, anatomisés par les vautours et les corbeaux, allongeaient au bout d’un chapelet de vertèbres leurs longues têtes décharnées aux orbites creuses, et ouvraient leurs côtes dépouillées de chair comme les branches d’un éventail dont on a déchiré le papier. Des touches de neige fantasquement posées ajoutaient encore à l’horreur de ce spectacle charogneux en accusant les saillies et les articulations des os. On eût dit ces animaux chimériques
que chevauchent les Aspioles ou les Goules aux cavalcades du sabbat.
Les comédiens déposèrent le corps à terre, et le garçon d’auberge se mit à bêcher vigoureusement le sol, rejetant les mottes noires parmi la neige, chose particulièrement lugubre, car il semble aux vivants que les pauvres défunts, encore qu’ils ne sentent rien, doivent avoir plus froid sous ces frimas pour leur première nuit de tombeau.
Le Tyran relayait le garçon, et la fosse se creusait rapidement. Déjà elle ouvrait les mâchoires assez largement pour avaler d’une bouchée le mince cadavre, lorsque les manants attroupés commencèrent à crier au huguenot et firent mine de charger les comédiens. Quelques pierres même furent lancées, qui n’atteignirent heureusement personne. Outré de colère contre cette canaille, Sigognac mit flamberge au vent et courut sus à ces malotrus, les frappant du plat de sa lame et les menaçant de la pointe. Au bruit de l’algarade, le Tyran avait sauté hors de la fosse, saisi un des bâtons du brancard, et s’en escrimait sur le dos de ceux que renversait le choc impétueux du Baron. La troupe se dispersa en poussant des cris et des malédictions, et l’on put achever les obsèques de Matamore.
Couché au fond du trou, le corps cousu dans son morceau de forêt avait plutôt l’air d’une arquebuse enveloppée de serge verte qu’on enfouit pour la cacher que d’un cadavre humain qu’on enterre. Quand les premières pelletées roulèrent sur la maigre dépouille du comédien, le Pédant, ému et ne pouvant retenir une larme qui, du bout de son nez rouge, tomba dans la fosse comme une perle du cœur, soupira d’une voix dolente, en manière d’oraison funèbre, cette exclamation qui fut toute la nénie et myriologie du défunt: «Hélas! pauvre Matamore!»
L’honnête Pédant, en disant ces mots, ne se doutait pas qu’il répétait les expresses paroles d’Hamlet, prince de Danemark, maniant le test d’Yorick, ancien bouffon de cour, ainsi qu’il appert de la tragédie du sieur Shakspeare, poëte fort connu en Angleterre, et protégé de la reine Élisabeth.
En quelques minutes la fosse fut comblée. Le Tyran éparpilla de la neige dessus pour dissimuler l’endroit, de peur qu’on ne fît quelque affront au cadavre, et, cette besogne terminée:
«Or çà, dit-il, quittons vivement la place, nous n’avons plus rien à faire ici; retournons à l’auberge. Attelons la charrette et prenons du champ; car ces maroufles, revenant en nombre, pourraient bien nous affronter. Votre épée et mes poings n’y sauraient suffire. Un ost de pygmées vient à bout d’un géant. La victoire même serait inglorieuse et de nul profit. Quand vous auriez éventré cinq ou six de ces bélîtres, votre los n’en augmenterait point, et ces morts nous mettraient dans l’embarras. Il y aurait lamentation de veuves, criaillement d’orphelins, chose ennuyeuse et pitoyable dont les avocats tirent parti pour influencer les juges.»
Le conseil était bon et fut suivi. Une heure après, la dépense soldée, le chariot se remettait en route.
VII.
OU LE ROMAN JUSTIFIE SON TITRE.
On marcha d’abord aussi vite que le permettaient les forces du vieux cheval restaurées par une bonne nuit d’écurie, et l’état de la route couverte de la neige tombée la veille. Les paysans malmenés par Sigognac et le Tyran pouvaient revenir à la charge en plus grand nombre, et il s’agissait de mettre entre soi et le village un espace suffisant pour rendre la poursuite inutile. Deux bonnes lieues furent parcourues en silence, car la triste fin de Matamore ajoutait de funèbres pensées à la mélancolie de la situation. Chacun songeait qu’un beau jour il pourrait ainsi être enterré sur le bord du chemin, parmi les charognes, et abandonné aux profanations fanatiques. Ce chariot poursuivant son voyage symbolisait la vie, qui avance toujours sans s’inquiéter de ceux qui ne peuvent suivre et restent mourants ou morts dans les fossés. Seulement le symbole rendait plus visible le sens caché, et Blazius, à qui la langue démangeait, se mit à moraliser sur ce thème avec forces citations, apophthegmes et maximes que ses rôles de pédant lui suppéditaient en la mémoire.
Le Tyran l’écoutait sans sonner mot et d’un air refrogné. Ses préoccupations suivaient un autre cours, si bien que Blazius, remarquant la mine distraite du camarade, lui demanda à quoi il songeait.
«Je songe, répondit le Tyran, à Milo Crotoniate qui tua un bœuf d’un coup de poing et le mangea dans une seule journée. Cet exploit me plaît, et je me sens capable de le renouveler.
—Par malheur il manque le bœuf, fit Scapin en s’introduisant dans la conversation.
—Oui, répliqua le Tyran, je n’ai que le poing... et l’estomac. Oh! bienheureuses les autruches qui se sustentent de cailloux, tessons, boutons de guêtres, manches de couteaux, boucles de ceinture et telles autres victuailles indigestes pour les humains. En ce moment, j’avalerais tous les accessoires du théâtre. Il me semble qu’en creusant la fosse de ce pauvre Matamore, j’en ai creusé une en moi-même tant large, longue et profonde que rien ne la saurait combler. Les anciens étaient fort sages, qui faisaient suivre les funérailles de repas abondants en viandes, copieux en vins pour la plus grande gloire des morts et meilleure santé des vivants. J’aimerais en ce moment accomplir ce rite philosophique très-idoine à sécher les pleurs.
—En d’autres termes, dit Blazius, tu voudrais manger. Polyphème, ogre, Gargantua, Gouliaf, tu me dégoûtes.
—Et toi, tu voudrais bien boire, répliqua le Tyran. Sable, éponge, outre, entonnoir, barrique, siphon, sac à vin, tu excites ma pitié.
—Qu’une fusion à table des deux principes serait douce et profitable! dit Scapin d’un air conciliateur. Voici sur le bord de la route un petit bois taillis merveilleusement propre à une halte. On y pourrait détourner le chariot, et s’il y reste encore quelques provisions de bouche, déjeuner tant bien que mal, abrités de la bise, derrière ce paravent naturel. Cet arrêt donnera au cheval le temps de se reposer et nous permettra de confabuler, tout en grignotant nos bribes, sur les résolutions à prendre pour l’avenir de la troupe, qui me paraît diablement chargé de nuages.
—Tu parles d’or, ami Scapin, dit le Pédant, et nous allons exhumer des entrailles du bissac, hélas! plus plat et dégonflé que la bourse d’un prodigue, quelques reliefs, restes des splendeurs d’autrefois: murailles de pâtés, os de jambon, pelures de saucisses et croûtes de pain. Il y a encore dans le coffre deux ou trois flacons de vin, les derniers d’une vaillante troupe. Avec cela on peut non pas satisfaire, mais bien tromper sa faim et sa soif. Quel dommage que la terre de ce canton inhospitalier ne soit pas comme cette glaise dont certains sauvages d’Amérique se lestent le jabot lorsque la chasse et la pêche ont été malheureuses!»
On détourna la voiture, on la remisa dans le fourré, et le cheval dételé se mit à chercher sous la neige de rares brins d’herbe qu’il arrachait avec ses longues dents jaunes. Un tapis fut étendu sur une place découverte. Les comédiens s’assirent autour de cette nappe improvisée à la mode turque, et Blazius y disposa symétriquement les rogatons tirés de la voiture, comme s’il se fût agi d’un festin sérieux.
«O la belle ordonnance, fit le Tyran réjoui de cet aspect. Un majordome de prince n’eût pas mieux disposé les choses. Blazius, bien que tu sois un merveilleux Pédant, ta véritable vocation était celle d’officier de bouche.
—J’ai bien eu cette ambition, mais la fortune adverse l’a contrariée, répondit le Pédant d’un air modeste. Surtout, mes petits bedons, n’allez pas vous jeter gloutonnement sur les mets. Mastiquez avec lenteur et componction. D’ailleurs je vais vous tailler les parts, comme cela se pratique sur les radeaux dans les naufrages. A toi, Tyran, cet os jambonique auquel pend encore un lambeau de chair. De tes fortes dents tu le briseras et en extrairas philosophiquement la moelle. A vous, mesdames, ce fond de pâté enduit de farce en ses encoignures et bastionné intérieurement d’une couche de lard fort substantielle. C’est un mets délicat, savoureux et nutritif à n’en pas vouloir d’autre. A vous, baron de Sigognac, ce bout de saucisson; prenez garde seulement d’avaler la ficelle qui en noue la peau comme cordons de bourse. Il faut la mettre à part pour le souper, car le dîner est un repas indigeste, abusif et superflu que nous supprimerons. Léandre, Scapin et moi, nous nous contenterons avec ce vénérable morceau de fromage, sourcilleux et barbu comme un ermite en sa caverne. Quant au pain, ceux qui le trouveront trop dur auront la faculté de le tremper dans l’eau et d’en retirer les bûchettes pour se tailler des cure-dents. Pour le vin, chacun a droit à un gobelet, et comme sommelier je vous prie de faire rubis sur l’ongle, afin qu’il n’y ait déperdition de liquide.»
Sigognac était accoutumé de longue main à cette frugalité plus qu’espagnole, et il avait fait dans son château de la Misère plus d’un repas dont les souris eussent été embarrassées de grignoter les miettes, car il était lui-même la souris. Cependant il ne pouvait s’empêcher d’admirer la bonne humeur et verve comique du Pédant, qui trouvait à rire là où d’autres eussent gémi comme veaux et pleuré comme vaches. Ce qui l’inquiétait, c’était Isabelle. Une pâleur marbrée couvrait ses joues, et, dans l’intervalle des morceaux, ses dents claquaient en manière de castagnettes avec un mouvement fiévreux qu’elle cherchait en vain à réprimer. Ses minces vêtements la défendaient mal contre l’âpre froidure, et Sigognac, assis près elle, lui jeta, bien qu’elle s’en défendît, la moitié de sa cape sur les épaules, l’attirant près de son corps pour la refociller et lui communiquer un peu de chaleur vitale. Près de ce foyer d’amour, Isabelle se réchauffa, et une faible rougeur reparut sur son visage pudique.
Pendant que les comédiens mangeaient, un bruit assez singulier s’était fait entendre, auquel d’abord ils n’avaient prêté nulle attention, le prenant pour un effet du vent qui sifflait à travers les branches dépouillées du taillis. Bientôt le bruit devint plus distinct. C’était une espèce de râle enroué et strident, à la fois bête et colère, dont il eût été difficile d’expliquer la nature.
Les femmes manifestèrent quelque frayeur. «Si c’était un serpent! s’écria Sérafine; j’en mourrais, tant ces affreuses bêtes m’inspirent d’aversion.
—Par cette température, dit Léandre, les serpents sont engourdis et dorment plus roides que bâtons au fond de leurs repaires.
—Léandre a raison, fit le Pédant, ce doit être autre chose; quelque bestiole bocagère que notre présence effraye ou dérange. N’en perdons pas un coup de dents.»
A ce sifflement, Scapin avait dressé son oreille de renard, qui pour être rouge de froid n’en était pas moins fine, et il regardait d’un œil émerillonné du côté d’où venait le son. Des brins d’herbe bruissaient en se déplaçant comme sur le passage de quelque animal. Scapin fit signe de la main aux comédiens de rester immobiles, et bientôt du fourré déboucha un magnifique jars, le col tendu, la tête haute, et se dandinant avec une stupidité majestueuse sur ses larges pattes palmées. Deux oies, ses épouses, le suivaient confiantes et naïves.
«Voici un rôt qui s’offre de lui-même à la broche, dit Scapin à mi-voix, et que le ciel touché de nos affres faméliques nous envoie fort à propos.»
Le rusé drôle se leva et s’écarta de la troupe, décrivant un demi-cercle si légèrement que la neige ne fit pas entendre un seul craquement sous ses pieds. L’attention du jars était fixée par le groupe des comédiens qu’il regardait avec une défiance mêlée de curiosité, et dont, dans son obscur cerveau d’oison, il ne s’expliquait pas la présence en ce lieu ordinairement désert. Le voyant si occupé en cette contemplation, l’histrion, qui semblait avoir l’habitude de ces maraudes, s’approcha du jars par derrière et le coiffa de sa cape d’un mouvement si juste, si dextre et si rapide, que son action dura moins de temps qu’il n’en faut pour la décrire.
La bête encapuchonnée, il s’élança sur elle, la saisit par le col sous la cape que les palpitations d’ailes du pauvre animal qui suffoquait eurent vitement fait envoler. Scapin, en cette pose, ressemblait à ce groupe antique tant admiré qu’on appelle l’Enfant à l’oie. Bientôt le jars, étranglé, cessa de se débattre. Sa tête retomba flasquement sur le poing crispé de Scapin. Ses ailes ne donnèrent plus de saccades. Ses pattes bottées de maroquin orange s’allongèrent avec une trépidation suprême. Il était mort. Les oies, ses veuves, redoutant un sort pareil, poussèrent en manière d’oraison funèbre un gloussement lamentable et rentrèrent dans le bois.
«Bravo, Scapin, voilà un tour bien joué, exclama le Tyran, et qui vaut tous ceux que tu pratiques au théâtre. Les oies sont plus difficiles à surprendre que les Gérontes et les Truffaldins, étant de leur nature fort vigilantes et sur leurs gardes, comme il appert de l’histoire où l’on voit que les oies du Capitole sentirent l’approche nocturne des Gaulois et par ainsi sauvèrent Rome. Ce maître oison nous sauve d’une autre manière, il est vrai, mais qui n’en est pas moins providentielle.»
L’oison fut saigné et plumé par la vieille Léonarde. Pendant qu’elle arrachait de son mieux le duvet, Blazius, le Tyran et Léandre, éparpillés dans le taillis, ramassaient du bois mort, en secouaient la neige et le disposaient en tas sur une place sèche. Scapin taillait de son couteau une baguette qu’il dépouillait d’écorce et qui devait servir de broche. Deux branches fourchues coupées au-dessus du nœud furent plantées en terre en guise de supports et de landiers. Grâce à une poignée de paille prise au chariot, sur laquelle on battit le fusil, le feu s’alluma vite et brilla bientôt joyeusement, colorant de ses flammes l’oison embroché et ranimant par sa chaleur vivifiante la troupe assise en cercle autour du foyer.
Scapin, d’un air modeste et comme il convient au héros de la situation, se tenait à sa place, l’œil baissé, la mine confite, retournant de temps à autre l’oison, qui, à l’ardeur des braises, prenait une belle couleur dorée, très-appétissante à voir, et répandait une odeur d’une succulence à faire tomber en extase ce Cataligirone qui, de Paris la grand’ville, n’admirait rien tant que les rôtisseries de la rue aux Oües.
Le Tyran s’était levé et marchait à grands pas pour se distraire, disait-il, de la tentation de se jeter sur le rôt à moitié cuit et de l’avaler avec la broche. Blazius était allé au chariot retirer d’un coffre un grand plat d’étain qui servait aux festins de théâtre. L’oie y fut solennellement déposée, répandant autour d’elle, sous le couteau, un jus sanguinolent du plus délicieux fumet.
Le volatile fut dépecé en parts égales, et le déjeuner recommença sur de nouveaux frais. Cette fois ce n’était plus une nourriture chimérique et fallacieuse. Personne, la faim faisant taire la conscience, n’eut de scrupule sur la manière dont Scapin avait agi. Le Pédant, qui était un homme ponctuel en cuisine, s’excusa de n’avoir pas de bigarades à mettre coupées en tranches sous l’oison, ce qui est un condiment obligatoire et régulier, mais on lui pardonna de grand cœur ce solécisme culinaire.
«Maintenant que nous voilà rassasiés, dit le Tyran en s’essuyant la barbe de la main, il serait à propos de ratiociner quelque peu sur ce que nous allons faire. Il me reste à peine trois ou quatre pistoles au fond de mon escarcelle, et mon emploi de trésorier est bien près de devenir une sinécure. Notre troupe a perdu deux sujets précieux, Zerbine et le Matamore, et d’ailleurs nous ne pouvons donner la comédie en plein champ pour l’agrément des corbeaux, des corneilles et des pies. Ils ne payeraient pas leur place, ne possédant pas d’argent, à l’exception peut-être des pies, qui, dit-on, volent les monnaies, bijoux, cuillers et timbales. Mais il ne serait pas sage de compter sur une telle recette. Avec le cheval de l’Apocalypse qui agonise entre les brancards de notre charrette, il est impossible d’arriver à Poitiers avant deux jours. Ceci est fort tragique, car d’ici là nous courons risque de crever de faim ou de froid au rebord de quelque fossé. Les oies ne sortent pas tous les jours des buissons toutes rôties.
—Tu exposes fort bien le mal, fit le Pédant, mais tu n’en dis pas le remède.
—M’est avis, répondit le Tyran, de nous arrêter au premier village que nous rencontrerons; les travaux des champs sont terminés. C’est le temps des longues veillées nocturnes. On nous prêtera bien quelque grange ou quelque étable. Scapin battra la caisse devant la porte, promettant un spectacle extraordinaire et mirifique aux patauds ébahis avec cette facilité de payer leur place en nature. Un poulet, un quartier de jambon ou de viande, un broc de vin, donneront droit aux premières banquettes. On acceptera pour les secondes un couple de pigeons, une douzaine d’œufs, une botte de légumes, un pain de ménage ou toute autre victuaille analogue. Les paysans, avaricieux d’argent, ne le sont pas de provisions qu’ils ont en leur huche et qui ne leur coûtent rien, suppéditées par la bonne mère nature. Cela ne nous remplira pas la bourse, mais bien le ventre, chose importante, car de Gaster dépend toute l’économie et santé du corps, comme le faisait sagement remarquer Ménénius. Ensuite il ne nous sera pas difficile de gagner Poitiers, où je sais un aubergiste qui nous fera crédit.
—Mais quelle pièce jouerons-nous, dit Scapin, au cas où le village se rencontrerait à propos? Notre répertoire est fort détraqué. Les tragédies et tragi-comédies seraient du pur hébreu pour ces rustiques ignorants de l’histoire et de la fable, et n’entendant pas même le beau langage français. Il faudrait quelque bonne farce réjouissante, saupoudrée non de sel attique, mais de sel gris, avec force bastonnades, coups de pied au cul, chutes ridicules et scurrilités bouffonnes à l’italienne. Les Rodomontades du capitaine Matamore eussent merveilleusement convenu. Par malheur Matamore a vécu, et ce n’est plus qu’aux vers qu’il débitera ses tirades.»
Lorsque Scapin eut dit, Sigognac fit signe de la main qu’il voulait parler. Une légère rougeur, dernière bouffée envoyée du cœur aux joues par l’orgueil nobiliaire, colorait son visage pâle ordinairement, même sous l’âpre morsure de la bise. Les comédiens restèrent silencieux et dans l’attente.
«Si je n’ai pas le talent de ce pauvre Matamore, j’en ai presque la maigreur. Je prendrai son emploi et le remplacerai de mon mieux. Je suis votre camarade et veux l’être tout à fait. Aussi bien j’ai honte d’avoir profité de votre bonne fortune et de vous être inutile en l’adversité. D’ailleurs, qui se soucie des Sigognac au monde? Mon manoir croule en ruine sur la tombe de mes aïeux. L’oubli recouvre mon nom jadis glorieux, et le lierre efface mon blason sur mon porche désert. Peut-être un jour les trois cigognes secoueront-elles joyeusement leurs ailes argentées, et la vie reviendra-t-elle avec le bonheur à cette triste masure où se consumait ma jeunesse sans espoir. En attendant, vous qui m’avez tendu la main pour sortir de ce caveau, acceptez-moi franchement pour l’un des vôtres. Je ne m’appelle plus Sigognac.»
Isabelle posa sa main sur le bras du Baron comme pour l’interrompre; mais Sigognac ne prit pas garde à l’air suppliant de la jeune fille et il continua:
«Je plie mon titre de baron et le mets au fond de mon portemanteau, comme un vêtement qui n’est plus de mise. Ne me le donnez plus. Nous verrons si, déguisé de la sorte, je serai reconnu par le malheur. Donc je succède à Matamore et prends pour nom de guerre: le capitaine Fracasse!
—Vive le capitaine Fracasse! s’écria toute la troupe en signe d’acceptation, que les applaudissements le suivent partout!»
Cette résolution, qui d’abord étonna les comédiens, n’était pas si subite qu’elle en avait l’air. Sigognac la méditait depuis longtemps déjà. Il rougissait d’être le parasite de ces honnêtes baladins qui partageaient si généreusement avec lui leurs propres ressources, sans lui faire jamais sentir qu’il fût importun, et il jugeait moins indigne d’un gentilhomme de monter sur les planches pour gagner bravement sa part que de l’accepter en paresseux, comme aumône ou sportule. La pensée de retourner à Sigognac s’était bien présentée à lui, mais il l’avait repoussée comme lâche et vergogneuse. Ce n’est pas au temps de la déroute que le soldat doit se retirer. D’ailleurs, eût-il pu s’en aller, son amour pour Isabelle l’eût retenu, et puis, quoiqu’il n’eût point l’esprit facile aux chimères, il entrevoyait dans de vagues perspectives toutes sortes d’aventures surprenantes, de revirements et de coups de fortune auxquels il eût fallu renoncer en se confinant dans sa gentilhommière.
Les choses ainsi réglées, on attela le cheval au chariot et l’on se remit en route. Ce bon repas avait ranimé toute la troupe, et tous, à
l’exception de la Duègne et de Sérafine, qui ne marchaient pas volontiers, suivaient la voiture à pied, soulageant d’autant la pauvre rosse. Isabelle s’appuyait sur le bras de Sigognac, vers qui furtivement elle tournait parfois ses yeux attendris, ne doutant pas que ce ne fût pour l’amour d’elle qu’il eût pris cette décision de se faire comédien, chose si contraire à l’orgueil d’une personne bien née. Elle eût voulu lui en faire reproche, mais elle ne se sentit pas la force de le gronder de cette preuve de dévouement qu’elle l’aurait empêché de donner si elle eût pu la prévoir, car elle était de ces femmes qui s’oublient en aimant et ne voient que l’intérêt de l’aimé. Au bout de quelque temps, se trouvant un peu lasse, elle remonta dans le chariot et se pelotonna sous une couverture à côté de la Duègne.
De chaque côté du chemin, la campagne blanche s’étendait déserte à perte de vue; aucune apparence de bourg, village ou hameau.
«Voilà notre représentation bien aventurée, dit le Pédant après avoir promené ses regards autour de l’horizon, les spectateurs n’ont pas l’air d’affluer beaucoup, et la recette de petit salé, de volailles et de bottes d’oignons dont le Tyran allumait notre appétit me paraît fort compromise. Je ne vois pas fumer une cheminée. Aussi loin que ma vue porte, pas un traître clocher qui montre son coq.
—Un peu de patience, Blazius, répondit le Tyran, les habitations vicient l’air et il est salubre d’espacer les villages.
—A ce compte, les gens de ce pays n’ont pas à craindre les épidémies, pestes noires, caquesangues, trousse-galants, fièvres malignes et confluentes, qui, au dire des médecins, proviennent de l’entassement du populaire en mêmes lieux. J’ai bien peur, si cela continue, que notre capitaine Fracasse ne débute pas de sitôt.»
Pendant ces propos, le jour baissait rapidement, et sous un épais rideau de nuages plombés on distinguait à peine une faible lueur rougeâtre indiquant la place où le soleil se couchait, ennuyé d’éclairer ce paysage livide et maussade ponctué de corbeaux.
Un vent glacial avait durci et miroité la neige. Le pauvre vieux cheval n’avançait qu’avec une peine extrême; à la moindre pente ses sabots glissaient, et il avait beau roidir comme des piquets ses jambes couronnées, s’affaisser sur sa croupe maigre, le poids de la voiture le poussait en avant, bien que Scapin marchant près de lui le soutînt de la bride. Malgré le froid, la sueur ruisselait sur ses membres débiles et ses côtes décharnées, battue en écume blanche par le frottement des harnais. Ses poumons haletaient comme des soufflets de forge. Des effarements mystérieux dilataient ses yeux bleuâtres qui semblaient voir des fantômes, et parfois il essayait de se détourner comme arrêté par un obstacle invisible. Sa carcasse vacillante et comme prise d’ivresse donnait tantôt contre un brancard, tantôt contre l’autre. Il élevait la tête découvrant ses gencives, puis il la baissait comme s’il eût voulu mordre la neige. Son heure était arrivée, il agonisait debout en brave cheval qu’il avait été. Enfin il s’abattit, et lançant une faible ruade défensive à l’adresse de la Mort, il s’allongea sur le flanc pour ne plus se relever.
Effrayées par cette secousse subite qui faillit les précipiter à terre, les femmes se mirent à pousser des cris de détresse. Les comédiens accoururent à leur aide et les eurent bientôt dégagées. Léonarde et Sérafine n’avaient aucune blessure, mais la violence du choc et la frayeur avaient fait s’évanouir Isabelle, que Sigognac enleva inerte et pâmée entre ses bras, tandis que Scapin, se baissant, tâtait les oreilles du cheval aplati sur le sol comme une découpure de papier.
«Il est bien mort, dit Scapin se relevant d’un air découragé, l’oreille est froide et le pouls de la veine auriculaire ne bat plus.
—Nous allons donc être obligés, s’écria piteusement Léandre, de nous atteler à des cordages comme bêtes de somme ou mariniers qui halent une barque, et de tirer nous-mêmes notre chariot. Oh! la maudite fantaisie que j’eus de me faire comédien!
—C’est bien le temps de geindre et de se lamenter! beugla le Tyran ennuyé de ces jérémiades intempestives, avisons plus virilement et en gens que la fortune ne saurait étonner, à ce qu’il faut faire, et d’abord regardons si cette bonne Isabelle est grièvement navrée; mais non, la voici qui rouvre l’œil, et reprend ses esprits, grâce aux soins de Sigognac et de dame Léonarde. Donc, il faut que la troupe se divise en deux bandes. L’une restera près du chariot avec les femmes, l’autre se répandra par la campagne en quête de secours. Nous ne sommes pas des Russiens accoutumés aux frimas scythiques pour hiverner ici jusqu’à demain matin, le derrière dans la neige. Les fourrures nous manquent pour cela, et l’aurore nous trouverait tous perclus, gelés et blancs de givre, comme fruits confits de sucre. Allons, capitaine Fracasse, Léandre et toi Scapin, qui êtes les plus légers et avez des pieds rapides comme Achille Péliade; haut la patte! courez en chats maigres et ramenez-nous vivement du renfort. Blazius et moi, nous ferons sentinelles à côté du bagage.»
Les trois hommes désignés se disposaient à partir, quoique n’augurant pas grand succès de leur expédition, car la nuit était noire comme la bouche d’un four, et la seule réverbération de la neige permettait de se guider; mais l’ombre, si elle éteint les objets, fait ressortir les lumières, et une petite étoile rougeâtre se mit à scintiller au pied d’un côteau à une assez grande distance de la route.
«Voilà, dit le Pédant, l’astre sauveur, l’étoile terrestre aussi agréable aux voyageurs perdus que l’étoile polaire aux nautoniers in periculo maris. Cette étoile aux rayons bénins est une chandelle ou une lampe placée derrière une vitre; ce qui suppose une chambre bien close et bien chaude faisant partie d’une maison habitée par des êtres humains et civilisés plutôt que par des Lestrygons sauvages. Sans doute il y a en la cheminée un feu flambant clair, et sur ce feu une marmite où cuit une grasse soupe; ô plaisante imagination dont ma fantaisie se pourlèche les babines et que j’arrose, en idée, avec deux ou trois bouteilles tirées de derrière les fagots et drapées à l’antique de toiles d’araignée!
—Tu radotes, mon vieux Blazius, fit le Tyran, et le froid congelant ta pulpe cérébrale sous ton crâne chauve te fait danser des mirages devant les yeux. Cependant il y a cela de vrai dans ton délire, que cette lumière suppose une maison habitée. Ceci change notre plan de campagne. Nous allons nous diriger tous vers ce phare de salut. Il n’est guère probable qu’il passe des voleurs, cette nuit, sur cette route déserte pour nous dérober notre forêt, notre place publique et notre salon. Prenons chacun nos hardes. Le paquet n’est pas bien lourd. Nous reviendrons demain chercher le chariot. Aussi bien, je commence à transir et à ne plus sentir le bout de mon nez.»
Les comédiens se mirent en marche, Isabelle appuyée au bras de Sigognac, Léandre soutenant Sérafine, Scapin traînant la Duègne, Blazius et le Tyran formant l’avant-garde. Ils coupèrent à travers champs, droit à la lumière, empêchés quelquefois par des buissons ou fossés, et s’enfonçant dans la neige jusqu’au jarret. Enfin, après plus d’une chute, la troupe parvint à une sorte de grand bâtiment entouré de longs murs, avec porte charretière, qui avait l’apparence d’une ferme, autant qu’on pouvait en juger à travers l’ombre.
Dans le mur noir la lampe découpait un carré lumineux et faisait voir les vitres d’une petite fenêtre dont le volet n’était pas encore fermé.
Ayant senti l’approche d’étrangers, les chiens de garde se mirent à s’agiter et à donner de la voix. On les entendait, au milieu du silence nocturne, courir, sauter et se tracasser derrière la muraille. Des pas et des voix d’homme se mêlèrent à leurs clabauderies. Bientôt toute la ferme fut en éveil.
«Restez là, vous autres, à quelque distance, fit le Pédant, notre nombre effrayerait peut-être ces bonnes gens qui nous prendraient pour une bande de malandrins voulant envahir leurs pénates rustiques. Comme je suis vieux et de mine paterne et débonnaire, je vais seul heurter à l’huis et entamer les négociations. On n’aura point peur de moi.»
Le conseil était sage et fut suivi. Blazius avec le doigt index recroquevillé frappa contre la porte qui s’entre-bâilla, puis s’ouvrit toute grande. Alors, de la place où ils étaient plantés, les pieds dans la neige, les comédiens virent un spectacle assez inexplicable et surprenant. Le Pédant et le fermier qui haussait sa lampe pour éclairer au visage l’homme qui le dérangeait ainsi, se mirent, après quelques mots échangés que les acteurs ne pouvaient entendre, à gesticuler d’une manière bizarre et à se ruer en accolades comme cela se pratique au théâtre pour les reconnaissances.
Encouragés par cette réception à laquelle ils ne comprenaient rien, mais que d’après sa pantomime chaleureuse ils jugeaient favorable et cordiale, les comédiens s’étaient rapprochés timidement, prenant une contenance piteuse et modeste, comme il convient à des voyageurs en détresse qui implorent l’hospitalité.
«Holà, vous autres! s’écria le Pédant d’une voix joyeuse, arrivez sans crainte; nous sommes chez un enfant de la balle, un mignon de Thespis, un favori de Thalia, muse comique, en un mot chez le célèbre Bellombre, naguère tant applaudi de la cour et de
la ville, sans compter la province. Vous connaissez tous sa gloire insigne. Bénissez le hasard qui nous adresse juste à la retraite philosophique où ce héros du théâtre se repose sur ses lauriers.
—Entrez, mesdames et messieurs, dit Bellombre en s’avançant vers les comédiens avec une courtoisie pleine de grâce et sentant un homme qui n’a pas oublié les belles manières sous ses habits à la paysanne. Le vent froid de la nuit pourrait enrouer vos précieux organes, et quelque modeste que soit ma demeure, vous y serez toujours mieux qu’en plein air.»
Comme on le pense bien, les compagnons de Blazius ne se firent pas prier et ils entrèrent dans la ferme fort charmés de l’aventure, qui, du reste, n’avait d’extraordinaire que l’à-propos de la rencontre. Blazius avait fait partie d’une troupe où se trouvait Bellombre, et comme leurs emplois ne les mettaient pas en rivalité, ils s’appréciaient et étaient devenus fort amis, grâce à un goût commun pour la dive bouteille. Bellombre, qu’une vie fort agitée avait jeté dans le théâtre, s’en était retiré, ayant hérité à la mort de son père de cette ferme et de ses dépendances. Les rôles qu’il jouait exigeant de la jeunesse, il n’avait pas été fâché de disparaître avant que les rides vinssent écrire son congé sur son front. On le croyait mort depuis longtemps et les vieux amateurs décourageaient les jeunes comédiens avec son souvenir.
La salle où pénétrèrent les acteurs était assez vaste et, comme dans la plupart des fermes, servait à la fois de chambre à coucher et de cuisine. Une cheminée à large hotte, dont une pente de serge verte jaunie festonnait le manteau, occupait une des parois. Un arc de brique s’arrondissant dans la muraille bistrée et vernissée indiquait la gueule du four fermée en ce moment d’une plaque de tôle. Sur d’énormes chenets de fer dont les demi-boules creuses pouvaient contenir des écuelles, brûlaient avec une crépitation réjouissante quatre ou cinq énormes bûches ou plutôt troncs d’arbre. La lueur de ce beau feu éclairait la chambre d’une réverbération si vive que la lumière de la lampe eût été inutile; les reflets du brasier allaient chercher dans l’ombre un lit de forme gothique paisiblement endormi derrière ses rideaux, glissaient en filets brillants sur les poutres rembrunies du plafond, faisaient projeter aux pieds de la table placée au milieu de la chambre de longues ombres d’un dessin bizarre, et allumaient de brusques paillettes aux saillies des vaisselles et des ustensiles rangés sur le dressoir ou accrochés aux murailles.
Dans le coin près de la fenêtre, deux ou trois volumes jetés sur un guéridon de bois sculpté montraient que le maître du logis n’était pas devenu tout à fait paysan et qu’il occupait à des lectures, souvenirs de son ancienne profession, les loisirs des longues soirées d’hiver.
Réchauffée par cette tiède atmosphère et cet accueil hospitalier, toute la troupe éprouvait un profond sentiment de bien-être. Les roses couleurs de la vie reparaissaient sur les visages pâles et les lèvres gercées de froid. La gaieté illuminait les yeux naguère atones, et l’espoir relevait la tête. Ce dieu louche, boiteux et taquin qu’on appelle le Guignon, se lassait enfin de persécuter la compagnie errante, et, apaisé sans doute par le trépas de Matamore, il voulait bien se contenter de cette maigre proie.
Bellombre avait appelé ses valets, qui couvrirent la nappe d’assiettes et de pots à large panse, à la grande jubilation de Blazius altéré de naissance, dont la soif était toujours éveillée, même aux heures nocturnes.
«Tu vois, dit-il au Tyran, combien mes prévisions à propos de la petite lumière rouge étaient logicalement déduites. Ce n’étaient point mirages ni fantômes. Une grasse fumée s’élève en tourbillonnant du potage abondamment garni de choux, navets et autres légumes. Le vin rouge et clair, tiré de frais, petille dans les brocs couronné de mousse rose. Le feu flambe d’autant plus vif qu’il fait froid dehors. Et, de plus, nous avons pour hôte le grand, l’illustre, le jamais assez loué Bellombre, fleur et crème des comédiens passés, présents et futurs, soit dit sans vouloir rabaisser le talent de personne.
—Notre bonheur serait parfait si le pauvre Matamore était là, soupira Isabelle.
—Que lui est-il donc survenu de fâcheux? dit Bellombre qui connaissait Matamore de réputation.»
Le Tyran lui raconta l’aventure tragique du capitaine resté dans la neige.
«Sans la rencontre heureuse que nous avons faite d’un ancien et brave camarade, il nous en pendait autant cette nuit au bout du nez, dit Blazius. On nous eût trouvés gelés comme matelots dans les ténèbres et frimas cimmériens.
—C’eût été dommage, reprit galamment Bellombre en lançant une œillade à Isabelle et à Sérafine; mais ces jeunes déesses eussent sans nul doute fait fondre la neige et dégelé la nature aux feux de leurs prunelles.
—Vous attribuez trop de pouvoir à nos yeux, répondit Sérafine; ils eussent été incapables même d’échauffer un cœur en cette obscurité lugubre et glaciale. Les larmes du froid y eussent éteint les flammes de l’amour.»
Tout en soupant, Blazius informa Bellombre de l’état où se trouvait la troupe. Il n’en parut nullement surpris.
«La fortune théâtrale est encore plus femme et plus capricieuse que la fortune mondaine, répondit-il; sa roue tourne si vite qu’à peine s’y peut-elle tenir debout quelques instants. Mais si elle en tombe souvent, elle y remonte d’un pied adroitement léger et retrouve bientôt son équilibre. Demain, avec des chevaux de labour, j’enverrai chercher votre chariot et nous dresserons un théâtre dans la grange. Il y a, non loin de la ferme, un assez gros bourg qui nous fournira de spectateurs assez. Si la représentation ne suffit pas, au fond de ma vieille bourse de cuir dorment quelques pistoles de meilleur aloi que les jetons de comédie et, par Apollon! je ne laisserai pas mon vieux Blazius et ses amis dans l’embarras.
—Je vois, dit le Pédant, que tu es toujours le généreux Bellombre, et que tu ne t’es pas rouillé en ces occupations rurales et bucoliques.
—Non, répondit Bellombre, tout en cultivant mes terres je ne laisse pas mon cerveau en friche; je relis les vieux auteurs, au coin de cette cheminée, les pieds sur les chenets, et je feuillette les pièces des beaux esprits du jour que je puis me procurer du fond de cet exil. J’étudie par manière de passe-temps les rôles à ma convenance, et je m’aperçois que je n’étais qu’un grand fat au temps où l’on m’applaudissait sur les planches parce que j’avais la voix sonore, le port galant et la jambe belle. Alors je ne me doutais pas de mon art et j’allais à travers tout, sans réflexion, comme une corneille qui abat des noix. La sottise du public fit mon succès.
—Le grand Bellombre seul peut parler ainsi de lui-même, dit le Tyran avec courtoisie.
—L’art est long, la vie est courte, continua l’ancien acteur, surtout pour le comédien obligé de traduire ses conceptions au moyen de sa personne. J’allais avoir du talent, mais je prenais du ventre, chose ridicule en mon emploi de beau ténébreux et d’amoureux tragique. Je ne voulus point attendre que deux garçons de théâtre me vinssent lever sous les bras lorsque la situation me forcerait de me jeter à genoux devant la princesse pour lui déclarer ma flamme avec un hoquet asthmatique et des roulements d’yeux larmoyants. Je saisis l’occasion de cet héritage, et je me retirai dans ma gloire, ne voulant point imiter ces obstinations qui se font chasser des tréteaux à grand renfort de trognons de pomme, d’écorces d’orange et d’œufs durs.
—Tu fis sagement, Bellombre, fit Blazius, bien que ta retraite ait été prématurée et que tu eusses pu rester dix ans encore au théâtre.»
En effet, Bellombre, quoique hâlé par l’air de la campagne, avait gardé fort grande mine; ses yeux accoutumés à exprimer les passions s’animaient et se remplissaient de lumière au feu de l’entretien. Ses narines palpitaient larges et bien coupées. Ses lèvres en s’entr’ouvrant laissaient voir une denture dont une coquette se fût fait honneur. Son menton frappé d’une fossette se relevait avec fierté; une chevelure abondante où brillaient quelques rares filets d’argent se jouait en boucles épaisses jusque sur ses épaules. C’était encore un fort bel homme.
Blazius et le Tyran continuèrent à boire en compagnie de Bellombre. Les comédiennes se retirèrent en une chambre où les valets avaient fait un grand feu. Sigognac, Léandre et Scapin se couchèrent en un coin de l’étable sur quelques fourchées de paille fraîche, bien chaudement garantis du froid par l’haleine des bêtes et le poil des couvertures à chevaux.
Pendant que les uns boivent et que les autres dorment, retournons vers la charrette abandonnée, et voyons un peu ce qu’elle devient.
Le cheval gisait toujours entre ses brancards. Seulement ses jambes s’étaient roidies comme des piquets et sa tête s’allongeait à plat sur le sol parmi les mèches d’une crinière dont la sueur, au vent froid de la nuit, s’était figée en cristaux de glace. La salière enchâssant l’œil vitreux s’approfondissait de plus en plus et la joue maigre semblait disséquée.
L’aube commençait à poindre; le soleil d’hiver montrait entre deux longues bandes de nuages sa moitié de disque d’un blanc plombé et versait sa lumière pâle sur la lividité du paysage où se dessinaient en lignes d’un noir funèbre les squelettes des arbres. Dans la blancheur de la neige sautillaient quelques corbeaux qui, guidés par le flair, se rapprochaient prudemment de la bête morte, redoutant quelque danger, embûche ou piége, car la masse immobile et sombre du chariot les alarmait, et ils se disaient en leur langue croassante que cette machine pouvait bien cacher un chasseur à l’affût, un corbeau ne faisant mauvaise figure dans un pot-au-feu. Ils avançaient en sautant enfiévrés de désir; ils reculaient chassés en arrière par la crainte, exécutant une sorte de pavane bizarre. Un plus hardi se détacha de l’essaim, secoua deux ou trois fois ses lourdes ailes, quitta la terre et vint s’abattre sur la tête du cheval. Il penchait déjà le bec pour piquer et vider les yeux du cadavre lorsqu’il s’arrêta tout à coup, hérissa ses plumes et parut écouter.
Un pas lourd faisait craquer la neige au loin sur la route, et ce bruit que l’oreille humaine n’eût peut-être pas saisi résonnait distinctement à l’ouïe fine du corbeau. Le péril n’était pas pressant et l’oiseau noir ne quitta pas la place, mais il se tint aux aguets. Le pas se rapprochait et bientôt la forme vague d’un homme portant quelque chose s’ébaucha dans la brume matinale. Le corbeau jugea prudent de se retirer, et il prit son vol en poussant un long croassement pour avertir ses compagnons du péril.
Toute la bande s’envola vers les arbres voisins avec des cris rauques et stridents. L’homme était arrivé près de la voiture, et, surpris de rencontrer au milieu de la route un chariot sans maître attelé d’une bête qui, comme la jument de Roland, avait pour principal défaut d’être morte, il s’arrêta, jetant autour de lui un regard furtif et circonspect.
Pour mieux examiner la chose, il déposa son fardeau à terre. Le fardeau se tint debout tout seul et se mit à marcher, car c’était une fillette d’une douzaine d’années environ, que la longue mante qui l’enveloppait des pieds à la tête pouvait, lorsqu’elle était ployée sur l’épaule de son compagnon, faire prendre pour une valise ou bissac de voyage. Des yeux noirs et fiévreux brillaient d’un feu sombre sous le pli de l’étoffe dont elle était coiffée, des yeux absolument pareils à ceux de Chiquita. Un fil de perles mettait quelques points lumineux dans l’ombre fauve de son cou, et des chiffons tortillés en cordelettes, formant contraste avec cet essai de luxe, s’enroulaient autour de ses jambes nues.
C’était, en effet, Chiquita elle-même, et le compagnon n’était autre qu’Agostin, le bandit aux mannequins: las d’exercer sa noble profession sur des chemins déserts, il se rendait à Paris où tous les talents trouvent leur emploi, marchant la nuit et se cachant le jour, comme font toutes les bêtes de meurtre et de rapine. La petite, harassée de fatigue et saisie du froid, n’avait pu, malgré tout son courage, aller plus loin, et Agostin, cherchant un abri quelconque, la portait comme Homérus ou Bélisaire leur guide, à cette différence près en la comparaison, qu’il n’était point aveugle et jouissait au contraire d’une vue de lynx, lequel, à ce que prétend Pline l’Ancien, voit les objets à travers les murs.
«Que signifie ceci? dit Agostin à Chiquita, ordinairement nous arrêtons les voitures, et c’est maintenant une voiture qui nous arrête; prenons garde qu’elle ne soit pleine de voyageurs qui nous demandent la bourse ou la vie.
—Il n’y a personne, répondit Chiquita qui avait glissé sa tête sous la banne du chariot.
—Peut-être y aura-t-il quelque chose, continua le bandit; nous allons procéder à la visite;» et, fouillant dans les plis de sa ceinture, il en tira un briquet, une pierre et de l’amadou; s’étant procuré du feu, il alluma une lanterne sourde qu’il portait toujours avec lui pour ses explorations nocturnes, car le jour n’éclairait pas encore l’intérieur sombre de la voiture. Chiquita, à qui l’espoir du butin faisait oublier sa fatigue, s’introduisit dans le chariot, dirigeant le jet de lumière sur les paquets dont il était encombré; mais elle ne vit que de vieilles toiles peintes, que des accessoires en carton, et quelques guenilles de nulle valeur.
«Cherche bien, ma bonne Chiquita, disait le brigand tout en faisant le guet, fouille les poches et les musettes pendues aux ridelles.
—Il n’y a rien, absolument rien qui vaille la peine d’être