Le comte de Moret
«Sire, nous sommes reconnaissants à Votre Majesté de l'intérêt qu'elle nous porte; mais il y a des moments où le sang d'un prince ou d'un maréchal de France n'est pas plus précieux que celui du dernier soldat.
«Nous demandons dix minutes de repos pour nos hommes, après quoi le bal recommencera.»
Et, en effet, après dix minutes de repos, les trompettes sonnèrent, les tambours battirent de nouveau, et les deux ailes, en colonnes serrées, marchèrent sur la demi-lune.
CHAPITRE XIII.
OU IL EST PROUVÉ QU'UN HOMME N'EST JAMAIS SUR D'ÊTRE PENDU, EUT-IL DÉJA LA CORDE AU COU.
Les approches étaient au pouvoir des Français; mais restait le dernier retranchement, entouré de soldats, hérissé de canons, défendu par le fort de Montabon, bâti au sommet d'un rocher inaccessible: on n'abordait le fort que par un escalier sans rampe, dont on ne pouvait gravir les marches qu'une à une.
On avait depuis longtemps laissé en arrière les canons, que l'on ne pouvait traîner ni dans le fond de la vallée ni dans le sommet de la montagne.
Il fallait donc aborder la demi-lune sans autre auxiliaire que cette furia francese, déjà bien connue des Italiens à cette époque.
D'une petite éminence à portée de canon ennemi, le roi avec le cardinal regardait, marchant à la tête des soldats, les chefs et la fleur de la noblesse, fière de mourir sous les yeux de son roi et portant le chapeau au bout de l'épée.
Les soldats suivaient tête basse, ne demandant pas si on les menait à la boucherie; les chefs marchaient en avant, cela suffisait.
De l'éminence où se tenaient à cheval le roi et le cardinal, ils voyaient les vides se faire dans les rangs; le roi battait des mains en applaudissant le courage, mais en même temps ses instincts de cruauté s'éveillaient comme ceux du tigre à la vue du sang.
Lorsqu'il fit tuer le maréchal d'Ancre, trop petit pour regarder par la fenêtre du Louvre, il se fit soulever dans les bras de ses gens, pour voir à son aise le cadavre sanglant.
On aborda la muraille; quelques-uns avaient apporté des échelles; l'escalade commença.
Montmorency prit un drapeau et monta le premier à la muraille; trop lourd et un peu trop vieux pour les suivre, il alla se poster à demi-portée de fusil des remparts, exhortant les soldats à bien faire.
Quelques échelles se rompirent sous le poids des assaillants, tant chacun tenait à mettre le premier le pied sur le rempart; d'autres résistèrent et, par ce combat presque aérien, donnèrent le temps à leurs compagnons de se relever, de dresser d'autres échelles et de monter à l'assaut.
Les assiégés s'étaient fait arme de tout: les uns tiraient presque à bout portant sur les assiégeants, les autres dardaient des coups de pique dans toute cette ferraille, et, de temps en temps, voyaient le sang jaillir jusqu'à eux, un homme ouvrir les bras et tomber à la renverse, d'autres lançaient des pavés ou laissaient rouler des poutres qui nettoyaient deux ou trois échelles.
Tout à coup on vit un certain trouble se manifester parmi les assiégés, puis on entendit au loin, derrière eux, une fusillade et de grands cris.
—Courage, amis, cria Montmorency, en montant pour la troisième fois à l'assaut, c'est le comte de Moret qui nous arrive; Montmorency! à la rescousse!
Et il s'élança de nouveau, tout meurtri et tout sanglant qu'il était, entraînant, dans un effort suprême, tout ce qui pouvait le voir et l'entendre.
Le duc ne s'était pas trompé, et c'était bien Moret qui opérait sa diversion.
Le comte était parti à trois heures du matin, comme nous l'avons vu, ayant Latil pour capitaine et Galaor pour aide de camp. Ils étaient arrivés au bord du torrent où avait failli se noyer Guillaume Coutet; mais cette fois on put le franchir en sautant de rocher en rocher.
Arrivés de l'autre côté du torrent, le comte de Moret et ses hommes franchirent rapidement l'espace qui les séparait de la montagne. Il retrouva le sentier, s'y élança le premier; ses hommes le suivirent.
La nuit était obscure, mais la neige si haute et si nouvellement tombée qu'elle éclairait le chemin.
Le comte, qui en connaissait la difficulté, s'était muni de longues cordes, tenues chacune par vingt-quatre hommes. Ces vingt-quatre hommes étaient ceux qui marchaient près de la déclivité. Si l'un d'eux glissait, il était retenu par les vingt-trois autres, il ne s'agissait pour celui qui avait glissé que de ne pas lâcher la corde.
Vingt-quatre autres marchaient parallèlement; les premiers leur servaient en quelque sorte de parapet.
En approchant de l'auberge des contrebandiers, le comte recommanda le silence. Sans savoir de quoi il s'agissait, chacun se tut.
Le comte réunit alors une douzaine d'hommes autour de lui, leur expliqua de quels hommes l'auberge qu'ils voyaient devant eux était le rendez-vous, et leur ordonna d'avertir tout bas leurs compagnons de cerner l'auberge. Un seul homme échappé de ce nid de pillards pouvait donner l'alarme, et le succès de l'expédition était compromis.
Galaor, qui connaissait les localités, prit une vingtaine d'hommes pour cerner la cour; avec une vingtaine d'autres, Latil garda la porte, et avec pareil nombre le comte de Moret alla garder la seule fenêtre qui donnait jour dans la maison, et par laquelle ils pussent échapper. La fenêtre flamboyait, ce qui indiquait que les hôtes n'y manquaient point.
Le reste de la troupe devait s'échelonner sur la route, afin de ne laisser à aucun des bandits la chance de s'échapper.
La porte de la cour était fermée; Galaor, avec l'adresse et l'agilité d'un singe, passa par-dessus, descendit dans la cour et l'ouvrit.
En un instant la cour fut pleine de soldats qui attendaient le mousquet au pied.
Latil rangea ses hommes sur deux rangs, en face de la porte, et leur ordonna de faire feu sur quiconque essayerait de fuir.
Le comte s'était approché lentement et sans bruit de la fenêtre afin de voir ce qui se passait au dedans; mais la chaleur de la chambre avait formé sur les carreaux une buée qui empêchait de voir à l'intérieur.
Un des carreaux, brisé dans quelque rixe, avait été remplacé, par une feuille de papier collée sur le cadre. Le comte de Moret monta sur l'appui de la fenêtre, troua le papier avec la pointe de son poignard et put enfin se rendre compte de l'étrange scène qui se passait.
Le contrebandier qui était venu avertir Guillaume Coutet que les bandits espagnols venaient de se mettre à sa poursuite était lié et garotté sur une table, et, réunis en tribunal, les bandits qu'il avait trompés le jugeaient, ou plutôt venaient de le juger, et, comme le jugement était sans appel, il n'était plus question que de savoir s'il serait pendu ou fusillé.
Les avis étaient à peu près partagés; mais, comme on le sait, les Espagnols sont gens économes. L'un d'eux fit valoir qu'on ne pouvait pas fusiller un homme à moins de huit ou dix coups de mousquet; que c'étaient huit ou dix charges de poudre et de plomb perdues. Tandis que pour pendre un homme, non seulement il ne fallait qu'une corde; mais encore que cette corde, devenant par l'exécution même une corde de pendu, doublait, quadruplait, décuplait de valeur.
Cet avis si sage, si avantageux l'emporta.
Le pauvre diable de contrebandier comprenait si bien que son sort était décidé, qu'à ce choix de la corde et aux cris d'enthousiasme qui l'accompagnaient, il ne répondit que par cette prière des agonisants: Mon Dieu, je remets mon âme entre vos mains.
Une corde n'est jamais chose longue à trouver, surtout dans une hôtellerie consacrée aux muletiers.
Au bout de cinq minutes, un muletier officieux, qui n'était point fâché d'assister, sans se déranger, au spectacle d'une pendaison, passa la corde demandée.
Une lanterne était suspendue à une espèce de crochet et représentait, au milieu des sept ou huit chandelles placées sur les tables, l'astre faisant le centre d'un nouveau système planétaire.
On décrocha la lanterne; on la posa sur la cheminée; un des Espagnols, celui qui avait eu l'idée économique de la corde, la passa au crochet, y fit un nœud coulant et mit l'extrémité aux mains de ces quatre ou cinq camarades, fit descendre le condamné de la table, le conduisit au-dessous du crochet et, sans que le malheureux songeât à faire aucune résistance tant il se croyait complétement perdu, lui passa le nœud coulant autour du cou.
Puis au milieu du silence solennel qui précède toujours ce grand acte d'une âme que l'on arrache violemment du corps, il fit entendre cet ordre:
—Enlevez.
Mais à peine ce mot était-il prononcé, qu'un bruit pareil à celui d'un papier ou d'une étoffe que l'on déchire se fit entendre du côté de la fenêtre, qu'on vit s'allonger à l'intérieur de la chambre un bras armé d'un pistolet, le pistolet faire feu, et l'homme qui ajustait le nœud coulant au col du condamné tomber roide mort.
Au même instant, un vigoureux coup de pied brisa les attaches de la fenêtre, qui s'ouvrit à deux battants et livra passage au comte de Moret, qui sauta dans la chambre suivi de ses hommes, tandis qu'au coup de pistolet comme à un signal, la porte de la route et celle de la cour s'ouvraient; laissant voir toutes les issues fermées par des armes et des soldats.
En une seconde le condamné fut délié et passa des angoisses de l'agonie à cette joie enivrante de l'homme qui a déjà descendu la première marche du tombeau et qui bondit hors de la fosse dont la terre va rouler sur lui.
—Que personne n'essaye de sortir d'ici, dit le comte de Moret avec ce geste de suprême commandement qui était chez lui un héritage royal, celui qui tentera de fuir est mort.
Personne ne bougea.
—Maintenant, dit-il en s'adressant au contrebandier dont il venait de sauver la vie, je suis le voyageur que tu as si généreusement prévenu, il y a deux mois, du danger qu'il courait, et pour lequel tu allais mourir. Il est bien juste que les rôles changent, et que cette fois la tragédie soit poussée jusqu'au bout; désigne-moi les misérables qui nous ont poursuivis, leur procès ne sera pas long.
Le contrebandier ne se le fit point redire deux fois; il désigna huit Espagnols, le neuvième était mort.
Les huit bandits se voyant condamnés, et comprenant qu'ils l'étaient sans miséricorde, échangèrent un coup d'œil, et avec l'énergie du désespoir, le poignard à la main, fondirent sur les soldats qui gardaient la porte de la rue.
Mais ils avaient affaire à plus fort qu'eux. C'était, on se le rappelle, Latil qui avait été chargé du soin de garder cette porte, et lorsqu'il l'avait ouverte, c'était un pistolet dans chaque main qu'il s'était placé sur le seuil.
De ses deux coups il tua deux hommes; les six autres se débattirent un instant entre les hommes du comte de Moret et les siens; on entendit pendant quelques secondes le froissement du fer, des cris, des blasphèmes, deux autres coups de feu, la chute de deux ou trois corps sur le parquet... tout était dit.
Six étaient étendus morts dans leur sang et trois autres, vivant encore, étaient, pieds et poings liés, entre les mains des soldats.
—On a trouvé la corde que voilà pour pendre un honnête homme, dit le comte de Moret, qu'on en trouve deux autres pour pendre des coquins.
Les muletiers, qui commençaient à comprendre qu'ils n'étaient pour rien dans toute cette affaire, et qu'au lieu de voir pendre un homme, ils allaient en voir pendre trois, spectacle par conséquent trois fois plus récréatif, offrirent à l'instant même les cordes demandées.
—Latil, dit le comte de Moret, c'est vous que je charge de faire pendre ces trois messieurs; je vous sais expéditif, ne les faites pas languir. Quant au reste de l'honorable société, vous laisserez dix hommes pour la garder ici. Demain, à midi seulement, les prisonniers, auxquels il ne sera fait aucun mal, seront libres.
—Et où vous rejoindrai-je? demanda Latil.
—Ce brave homme, répondit le comte de Moret, en montrant le contrebandier si miraculeusement sauvé de la corde, ce brave homme vous conduira; seulement, vous doublerez le pas pour nous rejoindre.
Puis, s'adressant au contrebandier lui-même:
—La même route que l'autre, vous vous rappelez, mon brave homme; une fois arrivé à Suze, il y a vingt pistoles pour vous. Latil, vous avez dix minutes.
Latil s'inclina.
—En route, messieurs, continua le comte de Moret; nous avons perdu là une demi-heure, mais nous avons fait de bonne besogne.
Dix minutes après, Latil, guidé par le contrebandier, le rejoignait; la besogne, que le comte avait laissée aux trois quarts faite, était achevée.
C'était sur le pont même de Giacon que Latil et ses hommes avaient rejoint le comte de Moret. Le contrebandier, qui n'avait pas eu le temps de le remercier, se jeta à ses pieds et lui baisa les mains.
—C'est bien, mon ami, dit le comte de Moret; maintenant il faut que, dans une heure, nous soyons à Suze.
Et la troupe se remit en marche.
CHAPITRE XIV.
LA PLUME BLANCHE.
On connaît le chemin qu'avait à suivre le comte de Moret; c'était le même qu'il avait déjà suivi avec Isabelle de Lautrec et la dame de Coëtman.
Le silence le plus sévère était recommandé, et l'on n'entendait d'autre bruit que celui de la neige s'écrasant sous les pieds des soldats.
Au détour d'une montagne, on arriva en vue de la ville de Suze; elle commençait à se découper dans les premières lueurs du matin.
La portion du rempart qui s'appuyait à la montagne était déserte. Le chemin, si cette rive de terrain sur laquelle on ne pouvait marcher deux de front devait s'appeler chemin, passait à dix pieds à peu près au-dessus des créneaux.
De là on pouvait se laisser glisser sur le rempart.
La demi-lune que devait, après les retranchements pris, après les barricades emportées, attaquer l'armée française, était à trois mille de Suze à peu près, et comme on ne pouvait supposer une attaque par la montagne, ce point n'était aucunement gardé.
Cependant les sentinelles de garde à la porte de France virent, au point du jour, la petite troupe défiler au versant de la montagne, et donnèrent l'alarme.
Le comte de Moret entendit leurs cris, vit leur agitation et comprit qu'il n'y avait pas de temps à perdre. En véritable montagnard il bondit de rocher en rocher, et le premier se laissa glisser sur le rempart.
En se retournant il vit Latil à ses côtés.
Aux cris des sentinelles les Piémontais et les Valaisans étaient accourus des corps de garde voisins, et formaient une troupe d'une centaine d'hommes, à laquelle il ne fallait pas laisser le temps de se renforcer.
A peine le comte de Moret vit-il vingt hommes autour de lui, qu'avec ces vingt hommes il s'élança vers la porte de France.
Les soldats de Charles-Emmanuel qui, au milieu du crépuscule, voyaient une longue file noire circuler autour de la montagne et qui ne pouvaient point apprécier le nombre des ennemis qui semblaient leur tomber du ciel, ne firent qu'une médiocre résistance; mais, pensant qu'il était fort important que le duc et son fils, qui combattaient au pas de Suze, fussent avertis, ils expédièrent un homme à cheval pour les prévenir de ce qui se passait.
Le comte de Moret vit cet homme se détacher en quelque sorte de la muraille et s'élancer dans la direction du combat; il se douta bien du but qui le faisait s'éloigner au plus rapide galop de son cheval, mais il ne pouvait s'y opposer.
C'était seulement une raison de plus de s'emparer de cette porte de Suze, par laquelle Louis XIII devait, les barricades forcées, faire naturellement son entrée.
Il se rua donc, comme nous l'avons dit, avec le peu d'hommes qu'il avait sur ceux qui la défendaient.
La lutte ne fut pas longue. Surpris au moment où ils s'y attendaient le moins, ignorant le nombre de leurs ennemis, croyant à quelque trahison, Piémontais et Valaisans, si bons soldats qu'ils fussent, se sauvèrent en criant: «Alarme!» les uns par la campagne, les autres par la ville.
Le comte de Moret s'empara de la porte, y rallia toutes ses troupes, fit tourner quatre canons sur la ville, laissa cent hommes pour la garde de la porte et le service des canons, au cas où besoin serait de faire feu, et, avec les quatre cent cinquante hommes qui lui restaient, s'avança pour attaquer, comme il était convenu, les retranchements par derrière.
On commençait d'entendre le canon et l'on voyait des nuages de fumée s'amasser autour du Crêt de Montabon.
Donc les deux armées étaient aux prises.
Le comte de Moret fit doubler le pas à ses hommes; mais à un mille à peu près des retranchements, il vit un corps de troupes assez considérable se détacher de l'armée piémontaise et venir à lui.
En tête et à cheval marchait le colonel qui le commandait.
Ce corps était à peu près égal en nombre à celui du comte de Moret.
Latil s'approcha du comte.
—Je reconnais, lui dit-il, l'officier qui conduit cette troupe; c'est un très-brave soldat nommé le colonel Belon.
—Eh bien, demanda le comte, après?
—Je voudrais que Monseigneur me permît de le faire prisonnier.
—Que je te permette de le faire... Ventre-saint-gris, je ne demande pas mieux. Mais comment t'y prendras-tu?
—Rien de plus facile, Monseigneur; seulement aussitôt que vous le verrez tomber avec son cheval, chargez vigoureusement: ses hommes, qui le croiront mort, se débanderont. Piquez droit et prenez le drapeau, moi je prendrai le colonel; après cela aimez-vous mieux prendre le colonel, je prendrai le drapeau. Seulement le colonel payera une bonne rançon de 3 ou 4 mille pistoles, tandis que le drapeau, c'est de la gloire, mais voilà tout.
—A moi donc le drapeau, dit le comte de Moret, et à toi le colonel.
—Là, maintenant... Battez tambours et sonnez trompettes!
Le comte de Moret leva son épée, et les tambours battirent et les trompettes sonnèrent la charge.
Latil prit quatre hommes autour de lui, tenant chacun un mousquet à la main, et prêt à lui passer une arme nouvelle quand la première, la seconde et même la troisième seraient déchargées.
Au reste, au son des tambours et des clairons français, la troupe savoyarde avait paru s'animer.
Le colonel Belon avait prononcé quelques paroles auxquelles elle avait répondu par les cris de: «Vive Charles-Emmanuel!» elle avait de son côté fait un mouvement agressif.
Les deux troupes n'étaient plus qu'à cinquante pas l'une de l'autre.
La troupe savoyarde s'arrêta pour faire feu.
—C'est le moment, dit Latil; attention, monseigneur! essuyons le feu; ripostons et chargez au drapeau.
Latil n'avait pas achevé, qu'une grêle de balles passait comme un ouragan, mais en grande partie au-dessus de la tête de nos soldats, qui ne bougèrent point.
—Tirez bas, cria Latil.
Et donnant lui-même l'exemple, en visant le cheval du colonel, il lâcha le coup juste au moment où le colonel lâchait les rênes pour charger.
Le cheval reçut la balle au défaut de l'épaule, et, emporté par l'élan qui lui était donné, vint rouler avec son cavalier à vingt pas des rangs français.
—A moi le colonel, à vous le drapeau, monseigneur; et il s'élança l'épée haute sur le colonel.
Nos soldats avaient fait feu et, selon la recommandation de Latil, tiré bas. De sorte que tous les coups avaient porté. Le comte profita du désordre et s'élança au milieu des Piémontais.
Latil, en quelques bonds, s'était trouvé près du colonel Belon, renversé sous son cheval et tout étourdi de sa chute. Il lui mit l'épée à la gorge.
—Secouru ou non secouru? lui dit-il.
Le colonel essaya de mettre la main à ses fontes.
—Un seul mouvement, colonel Belon, lui dit-il, et vous êtes mort.
—Je me rends, dit le colonel en tendant son épée à Latil.
—Secouru ou non secouru?
—Secouru ou non secouru.
—Alors, colonel, gardez votre épée, on ne désarme pas un brave officier comme vous; nous nous reverrons après le combat. Si je suis tué vous êtes libre.
Et à ces mots, il aida le colonel à se tirer de dessous son cheval, et lorsqu'il l'eut vu sur ses pieds, il s'élança au milieu des rangs piémontais.
Ce que Latil avait prévu était arrivé. En voyant tomber leur colonel, les soldats de Charles-Emmanuel ignorant si c'était lui ou son cheval qui était tué, s'étaient laissés intimider. En outre, le comte avait attaqué avec une telle violence, que les rangs s'étaient ouverts devant lui et qu'il avait atteint le drapeau autour duquel quelques braves Savoyards, Valaisans et Piémontais livraient une lutte acharnée.
Latil se jeta où la mêlée était la plus épaisse, en criant d'une voix de tonnerre: «Moret! Moret! à la rescousse! Un beau coup d'épée pour le fils de Henri IV!»
Ce fut le dernier coup porté à la troupe ennemie. Le comte de Moret avait saisi le drapeau savoyard de la main gauche et abattait d'un coup d'épée celui qui le portait. Il l'éleva au-dessus de toutes les têtes en criant: «Victoire à la France! vive le roi Louis XIII!»
Le cri fut répété au milieu de la déroute par tout ce qu'il y avait de Français debout. La petite troupe envoyée pour s'opposer au comte de Moret, regagnait à toutes jambes et diminuée d'un tiers.
—Ne perdons pas une minute, monseigneur, dit Latil au comte, poursuivons-les en tirant, dussions-nous ne pas leur tuer un homme; mais il est important que l'on entende notre feu des retranchements.
Et en effet, on l'a vu, c'était ce feu, entendu des retranchements, qui avait porté le trouble parmi leurs défenseurs.
Attaqués de face par Montmorency, Bassompierre et Créquy, attaqués en arrière par le comte de Moret et Latil, le duc de Savoie et son fils craignaient d'être enveloppés et faits prisonniers; ils descendirent aux écuries, et tout en commandant au comte de Verrue une défense désespérée, ils sautèrent en selle et s'élancèrent hors des retranchements.
Ils se trouvèrent alors au milieu des soldats du colonel Belon qui fuyaient pêle-mêle avec les Français, poursuivant les fuyards, et tirant toujours.
Ces deux cavaliers, qui essayaient de gagner la montagne, attirèrent l'attention de Latil, qui, croyant reconnaître en eux des personnages de distinction s'élança sur leur passage pour leur couper leur chemin; mais, au moment où il allait saisir le cheval du duc par la bride, une espèce d'éclair l'éblouit, et il sentit une douleur à l'épaule gauche.
Un officier espagnol au service du duc de Savoie, voyant son maître sur le point d'être fait prisonnier, s'était élancé, et, de sa longue épée, avait percé les chairs et l'épaule de notre spadassin.
Latil jeta un cri moins de douleur que de colère, en voyant sa proie lui échapper, et, l'épée à la main, il se jeta sur l'Espagnol.
Quoique l'épée de Latil fut de six pouces plus courte que celle de son adversaire, à peine l'eut-elle rencontrée que Latil, avec sa supériorité dans les armes, se sentit maître de son ennemi, qui, au bout de dix secondes, tomba frappé de deux blessures en criant:
—Sauvez-vous, mon prince!
A ces mots: Sauvez vous, mon prince! Latil sauta par-dessus le blessé et se mit à la poursuite des deux cavaliers, mais, grâce à leurs petits chevaux de montagne, ils avaient déjà fait assez de chemin pour se trouver hors de sa portée.
Latil redescendit furieux d'avoir manqué une si belle proie; mais enfin il lui restait l'officier espagnol qui, incapable de se défendre, se rendit secouru ou non secouru.
Pendant ce temps le désordre s'était mis dans les retranchements. Le duc de Montmorency, arrivé le premier sur le rempart, s'y était maintenu, écartant à coups de hache tout ce qui tentait de s'approcher de lui, et avait fait place à ceux qui le suivaient. Piémontais, Valaisans et Savoyards s'étaient alors écoulés comme un torrent par les poternes donnant sur la route de Suze; mais là, ils avaient rencontré le comte de Moret, dont ils avaient entendu la fusillade et les cris de: «Vive le roi Louis XIII!» Ignorant sa force, ils n'essayaient pas même de le combattre, et ils fuyaient, s'écartant devant chaque groupe de Français, comme s'écarte à l'angle d'un rocher l'eau bondissante d'un torrent.
Le comte de Moret entra dans la redoute du côté opposé où était entré Montmorency, tous deux se rencontrèrent, se reconnurent et s'embrassèrent au milieu de l'ennemi.
Puis, dans les bras l'un de l'autre, ils s'approchèrent des créneaux agitant en signe de victoire, l'un le drapeau français qu'il avait le premier planté sur la muraille de la demi-lune, l'autre le drapeau savoyard qu'il avait conquis, saluant Louis XIII et abaissant les deux étendards devant lui, crièrent ensemble:
—Vive le roi!
C'était ce même cri à la bouche que, deux ans plus tard, tous deux devaient tomber.
—Que personne n'entre plus dans la redoute avant le roi, dit à haute voix le Cardinal.
En même temps que ces paroles étaient prononcées et comme s'il les eût entendues, Latil franchissait la porte.
Des sentinelles furent placées à toutes les entrées, et Montmorency et Moret allèrent eux-mêmes ouvrir la poterne de Gélasse au roi et au cardinal.
Tous deux y entrèrent à cheval, et le mousqueton sur le genou en signe qu'ils entraient en conquérants, et que les vaincus, pris d'assaut, ne devaient rien attendre que de leur bon plaisir.
Le roi s'adressa au duc de Montmorency d'abord.
—Je sais, monsieur le duc, lui dit-il, quel est l'objet de votre ambition, et la campagne finie, nous aviserons à changer votre épée contre une qui ne vaudra certes pas mieux pour la trempe, mais qui, ayant des fleurs de lis d'or, vous donnera le pas même sur les maréchaux de France.
Montmorency s'inclina. La promesse était formelle, et, nous l'avons dit, l'épée de connétable était la seule chose qu'il ambitionnât au monde.
—Sire, dit le comte de Moret en présentant au roi le drapeau qu'il venait d'enlever au régiment du colonel Belon, permettez que j'aie l'honneur de déposer aux pieds de Votre Majesté cet étendard pris par moi.
—Je l'accepte, dit Louis XIII, et en échange, j'espère qu'il vous plaira de porter cette plume blanche à votre chapeau, en mémoire de votre frère qui vous la donne, et de notre père qui en portait trois pareilles à Ivry.
Le comte de Moret voulut baiser la main de Louis XIII; mais Louis XIII lui tendit les bras et l'embrassa cordialement.
Puis il ôta de son propre chapeau, qui était le même que lui avait prêté le duc de Montmorency, une des trois plumes blanches du panache et la donna au comte de Moret avec l'agrafe de diamant qui les retenait.
Le même jour, vers cinq heures du soir, le roi Louis XIII fit son entrée à Suze après avoir reçu des autorités les clés de la ville sur un plat d'argent.
CHAPITRE XV.
CE QUE PENSE L'ANGELY DES COMPLIMENTS DU DUC DE SAVOIE.
Le roi Louis XIII était ivre de joie; c'était la seconde fois en moins d'une année qu'il méritait le titre de Victorieux, et qu'il faisait son entrée triomphale dans une ville soumise par la force de ses armes.
Ainsi, tout ce que lui avait promis le cardinal s'était accompli, et la dernière chose aussi exactement que les autres, car il lui avait promis que, le 7 mars, il coucherait à Suze, et il y couchait.
Mais le cardinal, qui avait le secret de toutes choses et qui voyait plus loin que le roi, était moins tranquille que lui.
Il savait, ce que Louis XIII savait aussi, mais ce que l'heureuse réussite de la journée lui avait fait oublier, que le combat avait épuisé à peu près tout ce que l'armée avait de munitions.
Il savait, chose que le roi ne savait pas, que les vivres manquaient à l'armée, et que les mauvais temps et la difficulté des chemins ne permettaient pas aux commissaires d'en faire venir.
Il savait que Cazal était fort pressé par les Espagnols, et que si le duc de Savoie persistait dans son système d'hostilités, et, chose facile avec notre manque de munitions, nous retenait seulement huit ou dix jours sur le chemin de Cazal, réduit à la dernière extrémité malgré l'héroïsme de Gurron, qui y commandait, et malgré le dévouement des habitants, qui s'étaient joints à la garnison pour défendre la ville, celle-ci serait peut-être forcée d'ouvrir ses portes aux Espagnols. Les dernières nouvelles de Cazal annonçaient, en effet, qu'après y avoir mangé les chevaux, les chiens et les chats, on était arrivé à faire la chasse à ces animaux immondes que l'on ne mange que pendant le fléau des grandes famines.
Aussi, pendant la soirée où Louis XIII avait convié tous ses maréchaux, ses généraux et ses officiers supérieurs, s'approcha-t-il du roi et lui demanda-t-il si, la soirée finie, la fatigue que devait éprouver Sa Majesté ne l'empêcherait pas de l'entretenir quelques instants.
Le roi, qui paraissait presque aussi gai que le jour où il fit tuer le maréchal d'Ancre, répondit:
—Comme chaque fois que Votre Eminence m'entretient, c'est du bien de l'Etat et de la gloire de ma couronne, je suis et je serai toujours prêt à lui accorder l'audience qu'elle me demandera.
Et en effet, lorsque la soirée fut finie, le roi, bien abreuvé de louanges, vint au cardinal:
—Et maintenant, mon Eminence, à nous deux, dit il en s'asseyant et en montrant un siége au cardinal.
Le cardinal s'assit sur l'ordre du roi et après le roi.
—Parlez, je vous écoute, dit Louis XIII.
—Sire, dit le cardinal, je crois que Votre Majesté a eu aujourd'hui toute satisfaction comme réparation à l'injure qui lui avait été faite, et que le désir d'une gloire inutile ne la poussera pas à continuer une guerre que peut immédiatement terminer une paix glorieuse.
—Mon cher cardinal, dit le roi, en vérité je ne vous reconnais plus; vous avez voulu la guerre, la guerre malgré tout le monde, et voilà qu'à peine nous sommes en campagne vous proposez la paix.
—Que vous importe, Sire, que la paix vienne tôt ou tard, si elle arrive avec tous les avantages que nous espérions?
—Mais que dira l'Europe de nous avoir vu faire tant de bruit et de menaces pour nous arrêter après un seul combat?
—L'Europe dira, Sire, et ce sera la vérité, que ce combat a été si glorieux et si décisif qu'il a suffi pour décider du succès de toute la campagne.
—Mais encore, pour accorder la paix, il faudrait qu'on nous la demandât.
—Il est beau au vainqueur de la proposer.
—Comment, monsieur le cardinal, vous n'attendez pas même qu'on nous la demande?
—Sire, vous avez un si bon prétexte de faire les premières avances.
—Lequel?
—Dites que c'est en considération de la princesse Christine, votre sœur.
—Tiens, c'est vrai, dit le roi, j'oublie toujours que j'ai une famille; il est vrai, ajouta-t-il avec amertume, que ma famille prend soin de m'en faire souvenir. Vous pensez donc?...
—Je pense, Sire, que la guerre est une cruelle nécessité, et qu'appartenant à une Eglise qui abhorre le sang, il est de mon devoir d'en laisser répandre le moins possible. Or, tout vous est permis, Sire, après une journée si glorieuse, et le Dieu des armées est aussi le Dieu de la miséricorde et de la clémence.
—Comment présenterez-vous la chose à Sa M. le roi des Marmottes, dit le roi en employant le titre dont s'était servi Henri IV après la conquête de la Bresse, du Bugey, du Valromey et du comté de Gex.
—C'est bien facile, Sire; j'écrirai au nom de Votre Majesté au duc de Savoie que vous lui laissez encore le choix de la paix ou de la guerre; que s'il préfère la guerre, nous continuerons de le battre comme nous avons fait aujourd'hui, et comme votre auguste père a fait dans le passé; que si, au contraire, il choisit la paix, nous traiterons avec lui sur les mêmes bases qu'avant la victoire; c'est-à-dire qu'il accordera passage aux troupes de France, leur fournira des étapes et contribuera de tout son pouvoir à secourir Cazal, en donnant des vivres et des munitions de guerre, que le roi paiera aux prix des trois derniers marchés; que le duc de Savoie laissera passer à l'avenir, par quelque endroit de son pays que ce puisse être, les troupes et tout le matériel de guerre qui seraient jugés nécessaires à la défense de Montferrat, dans le cas où le Montferrat serait attaqué ou que l'on craigne avec raison qu'il ne le soit; que pour sécurité de l'exécution de ces deux derniers articles, le duc de Savoie remettra la citadelle de Suze et le château de Gélasse entre les mains de Sa Majesté, et qu'il y sera laissé une garnison de Suisses, commandée par un officier nommé par vous, Sire.
—Mais lui, le Savoyard, demandera naturellement quelque chose en échange de tout cela.
—Nous irons, si vous le voulez bien, Sire, au-devant de sa demande, nous offrirons de lui faire céder par le duc de Mantoue, en dédommagement des droits de la maison de Savoie sur le Montferrat, la propriété de la ville de Trino avec quinze mille écus d'or de revenus.
—Nous la lui avons déjà offerte, et il a refusé.
—Nous n'étions pas à Suze, Sire, et nous y sommes, et grâce à vous, ce que je n'oublierai jamais. Sire, ce qu'il ne faut oublier jamais ce n'est point mon dévouement sans péril pour Votre Majesté, c'est le courage des braves soldats qui ont combattu sous vos yeux, c'est la valeur des chefs qui les ont conduits au combat.
—Si j'avais le malheur d'oublier, Votre Eminence me ferait souvenir.
—Ainsi, ma proposition est acceptée?
—Mais qui enverra-t-on?
—Le maréchal de Bassompierre ne semble-t-il pas à Votre Majesté le meilleur ambassadeur qui se puisse choisir pour une pareille affaire.
—A merveille.
—Eh bien, Sire, il partira demain matin, pour mettre sous les yeux du duc l'ensemble du traité; quant aux articles secrets...
—Il y aura donc des articles secrets!
—Il n'y a pas de traité qui n'ait ses articles secrets; quant aux articles secrets, ils seront débattus directement entre moi et le duc, ou son fils.
—Tout est arrêté ainsi alors!
—Oui, Sire, et avant trois jours, tenez-vous pour certain d'avoir la visite du prince votre beau-frère ou du duc votre oncle.
—C'est vrai, dit le roi, ceux-là aussi sont de ma famille; mais ils ont sur mes autres parents un grand mérite, c'est de me faire publiquement la guerre. Bonsoir, monsieur le cardinal, vous aussi devez être fatigué et avoir besoin d'une bonne nuit.
Trois jours après, en effet, comme l'avait prédit le cardinal, Victor-Amédée était à Suze et négociait avec le cardinal de Richelieu, qui obtint de lui toutes les conditions qu'il avait soumises au roi.
Quant aux articles secrets, ils furent accordés comme les autres.
«Le duc de Savoie s'engageait à faire entrer avant quatre jours mille charges de blé, de froment et cinq cents de vin à Cazal.
«De son côté, à la condition que ces obligations seraient remplies, il fut convenu que les troupes du roi de France n'avanceraient point au-delà de Bunolunga, petite place située entre Suze et Turin, chose, disait le traité, que Sa Majesté veut bien accorder à la prière de M. le prince de Piémont, afin de donner le temps aux Espagnols de lever d'eux-mêmes le siège de Cazal.»
«Enfin, en échange de la ville de Trino, Charles-Emmanuel rendrait au duc de Mantoue Albe et Montcalvo, dont il s'était emparé.»
Huit jours après la conclusion du traité, don Gonzalès de Cordoue levait de lui-même le siége de Cazal, et l'honneur castillan était sauvé.
Le 31 mars et le 1er avril, le traité fut ratifié par le duc de Savoie et par le roi Louis XIII.
Il est vrai qu'il devait en être de ce traité comme de ceux du duc de Lorraine.
Un jour, Guillaume III racontait que, s'entretenant avec Charles IV, duc de Lorraine, sur la bonne foi que chacun des contractants devait mettre à exécuter un traité, ce prince lui répondit en riant:
—Est-ce que vous comptez sur un traité, vous?
—Mais oui, répondit naïvement Sa Majesté britannique.
—Eh bien, répliqua le duc Charles, quand il vous plaira, je vous ouvrirai un grand coffre plein de traités que j'ai faits sans en exécuter un seul!
Or, Charles-Emmanuel en avait à peu près autant dans son coffre, et ce n'était qu'un de plus qu'il y ajoutait, avec l'intention bien positive de ne point l'exécuter comme les autres.
Il n'en manifesta pas moins le plus vif désir d'embrasser son neveu Louis XIII, si bien qu'il fut résolu entre le duc et le roi qu'une entrevue aurait lieu.
Ce furent d'abord le prince de Piémont et le cardinal de Savoie qui vinrent saluer le roi immédiatement après le traité; Victor-Amédée amenait sa femme, la princesse Christine, sœur du roi. Louis rendit à sa bonne sœur tous les honneurs possibles et lui fit toutes les amitiés imaginables, enchanté sans doute de prouver qu'il aimait encore mieux la princesse de Piémont, qui venait de lui faire la guerre ostensiblement, que la reine d'Angleterre et la reine d'Espagne, qui pour le moment, se contentaient de conspirer contre lui.
Le duc de Savoie parut le dernier et fut reçu à bras ouverts par son neveu Louis XIII, qui, dès le même jour, résolut de lui rendre sa visite et de le surprendre comme cela se fait de particulier à particulier; mais Charles-Emmanuel, averti à temps, descendit en toute hâte les escaliers et l'attendit au seuil.
—Mon oncle, dit Louis XIII en l'embrassant j'avais dessein d'aller jusqu'à votre chambre sans que vous le sussiez!
—Vous avez oublié, mon neveu, répondit le duc, que l'on ne se cache pas si facilement quand on est roi de France.
Le roi monta les escaliers côte à côte avec le duc, mais pour arriver à son appartement, il lui fallut passer avec les courtisans et les officiers par une galerie mal soutenue et tremblante.
—Hâtons-nous, mon oncle dit le roi, je ne sais si nous sommes ici en sûreté.
—Hélas, Sire, répondit le duc, je vois bien que tout tremble devant Votre Majesté comme tout plie sous elle.
—Eh bien, fou, dit le roi radieux en se tournant vers l'Angély, que penses-tu des compliments de mon oncle?
—Ce n'est point à moi qu'il faut demander cela, Sire, dit l'Angély.
—Et à qui donc?
—Aux deux ou trois mille imbéciles qui se sont fait tuer pour qu'il nous les fît.
L'Angély, dans sa réponse au roi, avait admirablement résumé la situation.
CHAPITRE XVI.
UN CHAPITRE D'HISTOIRE
Après chaque guerre, si longue qu'elle soit, même après la guerre de trente ans, la paix se signe, et une fois la paix signée, les rois qui se sont fait la guerre s'embrassent, sans qu'il soit le moins du monde question des milliers d'hommes qui, sacrifiés à ces querelles momentanées, pourrissent sur les champs de bataille, des milliers de veuves qui pleurent, des milliers de mères qui se tordent les mains, des milliers d'enfants qui s'habillent de deuil.
Il est vrai que, grâce à la bonne foi de Charles-Emmanuel, on pouvait être sûr que cette nouvelle paix serait rompue à la première occasion que trouverait le duc de Savoie de la rompre avantageusement.
Un mois ou deux se passèrent en fêtes pendant lesquelles le duc de Savoie envoya ses émissaires à Vienne et à Madrid.
A Vienne, son envoyé était chargé de dire que la violence que le roi venait de lui faire à Suze était moins honteuse et plus avantageuse et moins préjudiciable à lui qu'à Ferdinand, attendu que lui, duc de Savoie, n'avait disputé le passage au roi de France que pour soutenir les droits de l'empire en Italie.
Que le secours porté par la France aux habitants de Cazal était un attentat manifeste contre l'autorité de l'empereur; puisque la place n'était assiégée par les Espagnols que dans le but d'obliger le duc de Nevers, établi malgré l'empereur dans un fief de l'empire, à rendre l'obéissance légitimement due à Sa Majesté impériale.
A Madrid, son envoyé était chargé de faire comprendre au roi Philippe IV et au comte-duc, son premier ministre, que l'affront fait aux armées espagnoles devant Cazal rendait l'autorité de Sa Majesté Catholique méprisable en Italie, s'il demeurait impuni; que le roi de France, poussé par Richelieu, méditait de chasser les Espagnols de Milan, et que le cabinet de Madrid devait s'attendre à ce qu'une fois chassé de Milan, les Espagnols ne resteraient pas longtemps à Naples.
De leur côté, Philippe IV et Ferdinand échangeaient des émissaires.
Voici ce qui se décidait entre eux.
L'empereur allait demander aux cantons suisses un passage pour ses troupes. Si les Grisons refusaient le passage, on les surprendrait et l'on marcherait immédiatement sur Mantoue.
Le roi d'Espagne rappelait don Gonzales de Cordoue et mettait à sa place, à la tête des troupes espagnoles en Italie, le fameux Amboise Spinola, avec ordre d'assiéger et de reprendre Cazal, pendant que les troupes de l'empire assiégeraient et reprendraient Mantoue.
L'effet moral de cette campagne, terminée en quelques jours, avait été immense; l'affaire surprit l'Europe et fit grand honneur au roi Louis XIII, le seul des souverains, avec Gustave-Adolphe, qui sortît de son palais l'épée au côté et de son royaume l'épée à la main. Ferdinand II et Philippe IV faisaient la guerre partout et toujours, et cruellement, mais ils la faisaient agenouillés devant leur prie-Dieu.
Si le roi et son armée eussent pu rester en Piémont, tout était sauvé; mais le cardinal s'était engagé à réduire les protestants avant l'été, et les protestants avaient profité de l'absence du roi et du cardinal pour se réunir sous le commandement du duc de Rohan au nombre de quinze mille dans le Languedoc.
Le roi fit ses adieux à son bon oncle le duc de Savoie, ignorant encore toutes les intrigues que celui-ci avait nouées, même pendant sa présence en Piémont. Le 22 avril, il rentrait en France par Briançon, Gap, Châtillon, et marchait sur Privas.
Il évitait Lyon dont les deux reines avaient fui bien vite à cause de la peste.
Quant à Monsieur, nous croyons l'avoir dit déjà, il avait, dans son mécontentement, quitté non-seulement Paris, mais la France, acceptant l'hospitalité que lui avait offerte dans la ville de Nancy le duc Charles IV de Lorraine. En quittant la France, il avait abandonné ses prétentions sur la princesse Marguerite, sœur du duc.
Traqué par quarante mille hommes conduits par trois maréchaux de France et par Montmorency que Richelieu faisait aller où il voulait en lui montrant l'épée de connétable, Rohan finit par faire, lui chef protestant, la même faute qu'avaient commise, le siècle précédent, les chefs catholiques.
Il fit avec l'Espagne, son ennemie mortelle à lui et l'ennemie mortelle de la France, un traité d'argent que l'Espagne ne tint pas. Enfin Privas, sa dernière place forte, fut prise, on pendit un tiers des habitants, on dépouilla non-seulement les pendus, mais tous les autres rebelles de leurs biens; et enfin, le 24 juin 1629, on signa en vue d'une nouvelle campagne d'Italie, dont les affaires commençaient à se brouiller, une paix dont la principale condition fut de démanteler toutes les villes protestantes.
On avait su devant Privas quelque chose du dessein qu'avait Ferdinand de faire passer des troupes en Italie; on disait que Waldstein, lui-même, comptait franchir les Alpes grisonnes avec cinquante mille hommes. Enfin on eut connaissance qu'une déclaration avait été lancée par Ferdinand, en date du 5 juin, dans laquelle il déclarait que ses troupes marchaient en Italie, non pour y porter la guerre, mais afin d'y conserver la paix en maintenant l'autorité légitime de l'empereur, et en défendant les fiefs de l'empire dont les étrangers prétendaient disposer au préjudice de ses droits.
Par la même déclaration, l'empereur faisait instance amicale au sérénissime roi d'Espagne, comme à celui qui possédait le fief principal de l'empire en Italie, de pourvoir les troupes impériales de vivres et de munitions nécessaires.
Tout était donc à recommencer en Italie; par malheur, Louis n'était prêt ou plutôt ne serait prêt pour une guerre étrangère que dans cinq ou six mois.
Faute d'argent, après Privas, Richelieu avait été forcé de licencier trente régiments.
On envoya M. de Sabern à la cour de Vienne pour demander à l'empereur son ultimatum.
De son côté, M. de Créquy fut envoyé à Turin pour inviter Monsieur de Savoie à s'expliquer franchement et à dire, en cas de guerre, quel drapeau il arborerait.
L'empereur répondit:
«Le roi de France est venu en Italie avec une puissante armée sans aucune déclaration à l'Espagne ni à l'empire, et s'y est rendu maître par les armes ou par composition, de quelques localités soumises à la juridiction de l'empereur; que le roi de France retire ses troupes de l'Italie, et l'empereur souffrira que l'affaire soit jugée par le droit commun.»
Le duc de Savoie répondit:
«Le mouvement des Impériaux à travers les Grisons n'a point rapport à ce qui s'est fait dans le traité de Suze; mais le roi d'Espagne souhaite que les Français sortent d'Italie et que Suze soit promptement rendue. Si le roi Louis veut donner cette satisfaction à son beau-frère Philippe IV, le duc de Savoie obtiendra de l'empereur Ferdinand qu'il retire ses troupes du pays des Grisons.»
M. de Créquy transmit cette réponse au roi, qui la rendit au cardinal, en le chargeant de répondre.
Le cardinal répondit:
«Dites au duc de Savoie qu'il n'est point question de ce que désirent l'empereur et le roi d'Espagne, mais de savoir purement et simplement si Son Altesse voulait tenir sa parole donnée de joindre ses troupes à celles du roi pour maintenir le traité de Suze.»
Le roi revint à Paris, furieux contre son frère Monsieur, dont il voulait confisquer les propriétés; mais la reine-mère fit si bien qu'elle raccommoda les deux frères et que Monsieur, qui, comme toujours, avait fait au roi son humble soumission, fit ses conditions pour rentrer, et, au lieu de perdre à son escapade, il y gagna le duché de Valois, une augmentation de cent mille livres de pension par an, le gouvernement d'Orléans, de Blois, de Vendôme, de Chartres, le château d'Amboise, le commandement de l'armée de Champagne et la commission, en cas d'absence du roi, de lieutenant-général à Paris et dans les provinces voisines.
Puis cette curieuse réserve était faite:
«En se raccommodant avec le roi, Monsieur ne s'engage point à oublier les injures du cardinal de Richelieu, injures dont il le punira tôt ou tard.»
Le cardinal eut connaissance de ce pacte quand il était trop tard pour l'empêcher; il alla trouver le roi et lui mit le traité sous les yeux.
Louis baissa la tête; il comprenait tout ce qu'il y avait de profonde ingratitude dans la faiblesse qu'il avait eue de céder aux exigences de son frère.
—Si Votre Majesté fait cela pour ses ennemis, dit le cardinal, que fera-t-elle donc pour l'homme qui lui a prouvé qu'il était son meilleur ami.
—Tout ce que me demandera cet homme, si cet homme est vous.
Et, en effet, séance tenante, le roi le nomma vicaire-général en Italie et généralissime de toutes ses armées.
En apprenant ces concessions faites à son ennemi, Marie de Médicis accourut, et ayant pris connaissance de la commission donnée au cardinal:
—Et à nous, monsieur, demanda-t-elle à son fils avec un sourire railleur, quels droits nous réservez-vous donc?
—Celui de guérir les écrouelles, répondit l'Angély, qui était présent à la discussion.
Avec des efforts inouïs, avec une vigueur admirable, le cardinal improvisa une nouvelle campagne.
Seulement un ennemi barrait le chemin du Piémont «et opposait à l'armée un abîme dans lequel la moitié se fût engloutie.»
Cet obstacle, c'était la peste.
La peste qui avait forcé les deux reines de revenir à Paris et qui avait forcé le roi de passer par Briançon.
Elle était passée de Milan—c'est la même que Manzoni peint dans les Promessi sposi—elle était passée de Milan à Lyon, où elle faisait des ravages terribles. Quelques soldats, disait-on, l'avaient rapportée d'au-delà des Alpes; elle éclata aux portes de Lyon, dans le village de Vaux. On établit un cordon sanitaire autour du village; mais, la peste, comme tous les fléaux, a des alliés dans les mauvaises passions humaines. La peste s'adressa à la cupidité. Quelques hardes de pestiférés, introduites en fraude et vendues auprès de l'église de Saint-Nizier, importèrent la contagion au cœur de Lyon.
On était aux derniers jours du mois de septembre.
On eût dit en voyant les ouvriers tomber comme frappés de la foudre dans les quartiers populeux de Saint-Nizier, de Saint Jean et de Saint Georges, une raillerie de la nature. Le temps était magnifique; jamais soleil plus beau n'avait illuminé un ciel plus serein; jamais l'air n'avait été si doux et si pur, jamais végétation plus luxuriante n'avait paré les admirables paysages du Lyonnais; point de variations subites dans la température, point de chaleurs extrêmes, point d'orages, aucune de ces intempéries atmosphériques auxquelles on attribue tant d'influence sur l'apparition des maladies contagieuses. Radieuse et souriante, la nature regardait la corruption et la mort frapper à la porte des maisons.
C'était, au reste, à ne rien comprendre au fléau, tant il était bizarrement capricieux. Il épargnait un côté de la rue, ravageait l'autre. Une île de maisons restait intacte, et les maisons qui entouraient cette île étaient toutes visitées et tendues de noir par la sinistre hôtesse. Elle passait au-dessus des quartiers infects et encombrés de la vieille ville et allait attaquer les places de Bellecourt et des Terreaux, les quais, les quartiers les plus beaux, les plus accessibles à l'air et à la lumière; toute la partie inférieure de la grande cité fut dévastée. Elle s'arrêta, on ne sait pourquoi, vers la rue Neyret, au niveau d'une petite maison sur la façade de laquelle on vit longtemps une petite statue avec cette inscription latine:
Ejus præsidio, non ultra pestis. 1628.
Il n'y eut pas un seul pestiféré à la Croix-Rousse.
Puis, comme si ce n'était point assez de la peste, en frappant du pied la terre elle en fit sortir le meurtre. Comme à Marseille en 1720, comme à Paris en 1832, le peuple, toujours défiant et crédule, cria à l'empoisonnement. Ce n'étaient point, comme à Paris, des malfaiteurs qui souillaient l'eau des fontaines; ce n'étaient point comme à Marseille, des forçats qui corrompaient l'eau du port. Non, à Lyon, c'étaient des engraisseurs qui frottaient d'un onguent mortel les marteaux des portes. C'étaient les chirurgiens, disait-on, qui fabriquaient cette pommade pestilentielle. Un jésuite, le P. Guillot, a vu les engraisseurs et leur graisse. «C'est, dit-il, vers le milieu de septembre que l'on commença de graisser les portes; le sacristain de l'église des jésuites trouva derrière un banc une masse de cette graisse; il la fit brûler, mais la fumée était tellement fétide qu'on se hâta d'enterrer ce qui restait du poison.
Le beau livre de M. de Montfalcon, où nous puisons ce détail, ne dit point si le P. Grillot se trouva à point pour donner l'absolution à ceux que ces quelques lignes firent assassiner; mais le lendemain, un malheureux qui portait une chandelle allumée dont le suif coulait sur ses vêtements, fut lapidé par la population; un médecin, qui voulait faire prendre une potion calmante à l'un de ses malades de la Guillotière, soupçonné de lui donner du poison, dut boire la potion pour éviter la mort: tout passant inconnu qui approchait par mégarde sa main d'un marteau de porte ou d'une sonnette était poursuivi par ce cri: Au Rhône l'empoisonneur!
Lorsque la peste de Marseille éclata, Chirac, Médecin du régent, consulté par les échevins de la ville, répondit: Tâchez d'être gais!
C'était difficile d'être gai, à Lyon surtout, où la première chose que firent les prêtres et les moines fut d'annoncer, pour qu'on ne conservât pas même l'espoir, que le fléau était tout simplement le messager de la colère divine. A partir de ce moment, pour les esprits faibles, la peste ne fut plus une simple épidémie dont on pouvait guérir, mais l'ange exterminateur, au glaive flamboyant duquel personne ne devait échapper.
Et tout le monde le sait d'ailleurs, nos médecins au retour d'Egypte ont constaté le fait, la peste a ses préférences, elle choisit les faibles, affectionne les effrayés. Avoir peur de la peste, c'est déjà en être malade. Et comment n'eût-on pas eu peur, quand on voyait deux frères minimes se chargeant de l'expiation générale, porter à Notre-Dame de Lorette une lampe d'argent sur laquelle étaient gravés les noms des échevins. Comment n'eût-on pas eu peur quand on entendait de tous côtés les prédications des moines annonçant la fin du monde, quand des autels improvisés s'élevaient dans les rues, au milieu des places, aux coins des carrefours, et que, du haut de ces autels, que l'on faisait le plus élevé possible, on voyait et l'on entendait les prêtres bénissant la ville mourante. Quand un moine ou un prêtre passait dans la rue, les gens du peuple s'agenouillaient sur son passage et demandaient l'absolution. Beaucoup tombaient avant de l'avoir reçue; des pénitents sillonnaient la ville couvert d'un sac souillé de cendre, une corde autour des reins et une torche allumée à la main, et alors, sans savoir s'ils étaient consacrés ou non, sans s'inquiéter s'ils auraient le droit d'absoudre, des mourants debout appuyés à la muraille ou couchés, se soulevant sur leurs coudes, leur criaient leurs confessions, préférant le salut de leur âme à la conservation de leur honneur.
Ce fut alors qu'on put voir combien facilement se brisent les liens de la nature aux mains de la terreur tordant ses bras. Plus d'amitié, plus d'amour. Les plus proches parents s'évitaient, la femme abandonnait son mari, le père et la mère leurs enfants, les plus chastes n'avaient plus souci de la pudeur et se livraient à qui voulait les prendre. Une femme racontait en riant d'un rire insensé qu'elle avait cousu dans leur linceul ses quatre enfants, son père, sa mère et son mari. Une autre, six fois veuve en six mois, changea six fois d'époux. La plupart des habitants restaient enfermés dans leurs maisons, et l'oreille tendue, l'œil hagard, regardaient ceux qui passaient à travers les vitres de leurs fenêtres, derrière lesquelles ils apparaissaient pâles comme des spectres, ou à travers les fentes des volets et des portes des magasins. Les passants étaient rares; ceux qui étaient contraints de sortir couraient à grands pas, échangeant, sans s'arrêter, une parole avec ceux qu'ils rencontraient; ceux qui, des environs de Lyon, étaient forcés de venir à la ville, y venaient à cheval et passaient au galop, enveloppés d'un manteau qui ne laissait voir que leurs yeux. Les plus lugubres et les plus effrayants de tous étaient les médecins dans le costume étrange qu'ils avaient inventé; serrés dans une toile cirée, montés sur des patins, couvrant leur bouche et leurs narines d'un mouchoir saturé de vinaigre, ils eussent fait rire en temps ordinaire; en temps mortel, ils épouvantaient. Au bout de huit jours, au reste, la ville était encore plus dépeuplée par la fuite que par la mort. Plus de riches, par conséquent plus d'argent; plus de juges, par conséquent plus de tribunaux. Les femmes accouchaient seules, les sages-femmes avaient fui, et la peste occupait tous les médecins; plus de bruit dans les ateliers vides, plus de chansons d'ouvriers au travail, plus de cris dans les rues, partout l'immobilité, partout le silence de la mort, interrompu et rendu plus lugubre par le bruit de la sonnette attachée aux tombereaux en longues files charriant les cadavres, et le tintement de la grosse cloche de Saint-Jean, qui sonnait tous les jours à midi. Ces deux bruits funèbres exerçaient une funeste influence surtout sur l'organisme nerveux des femmes; on en voyait l'air taciturne, le corps brisé, un chapelet à la main, faire retentir l'air de hurlements. Il y en eut qui, au bruit de cette sonnette attachée aux tombereaux, tombèrent mortes et comme foudroyées. D'autres, au tintement du beffroi, furent saisies d'une telle frayeur qu'elles tombèrent malades en rentrant chez elles et moururent. Une femme frénétique se jeta dans un puits, une jeune fille, chassée de sa maison, se précipita dans le Rhône.
Il y avait trois grandes mesures à prendre, et on les prit: séquestrer chez eux les malades riches, transporter aux hôpitaux les malades pauvres, enlever les cadavres.
Il y en eut une quatrième, que l'on fut forcé d'adopter avant d'avoir même le temps de mettre les trois autres à exécution, c'était de faire justice des misérables qui, sous prétexte de soigner les mourants ou d'enlever les cadavres, s'introduisaient dans les maisons, dévalisaient les secrétaires, brisaient les serrures des coffres, arrachaient aux moribonds leurs bagages et leurs bijoux.
On dressa sur tous les points de la ville des potences; les voleurs pris en flagrant délit y étaient conduits et pendus à l'instant même.
Pour séquestrer les malades, on murait les portes, et l'on passait la nourriture et les médicaments par la fenêtre.
Les hôpitaux furent insuffisants; on en improvisa un à la quarantaine, sur la rive droite de la Saône. Il ne pouvait malheureusement contenir que deux cents lits; quatre mille malades y furent entassés; il y avait des pestiférés partout, non-seulement dans les salles, mais dans les corridors, dans les caves, dans les greniers. On écartait deux morts pour faire une place où coucher un mourant. Les médecins et les gens de service étaient obligés de choisir la place où ils mettaient le pied. Au milieu des cadavres raidis, immobiles, entrant presque immédiatement en putréfaction, on voyait s'agiter les moribonds dévorés par une soif ardente, demandant à grands cris de l'eau; d'autres, dans une dernière secousse de l'agonie, se levaient de leurs matelas, de leur paille ou des dalles nues sur lesquelles ils étaient couchés, le visage terreux, les orbites caves, l'œil terne et sanglant, battaient, en râlant l'air de leurs bras, poussaient un gémissement profond et tombaient morts. D'autres plus exaspérés encore, s'élançaient comme pour fuir une vision et trébuchaient sur leurs voisins, traînant après eux le drap qui devait leur servir de linceul.
Et cependant cet effroyable hospice était envié par les misérables qui mouraient au coin des rues et au bord des fossés.
On ramassa tout ce qu'il y avait de misérables et de gens sans aveu pour en faire des ensevelisseurs. On leur donnait trois livres par jour, et l'on détournait les yeux quand ils fouillaient dans les poches des cadavres. Ils avaient des crocs de fer avec lesquels ils tiraient les cadavres qu'ils entassaient dans des tombereaux. Du premier et des étages au-dessus, ils les jetaient par les fenêtres. Tout cela était enseveli dans de grandes fosses; mais elles furent bientôt pleines, se mirent à fermenter, et, comme des volcans vomissant le feu, elles vomirent de la pourriture humaine.
Un vieillard, nommé le père Raynard, avait vu mourir sa famille entière et restait seul. Il se sentit atteint de la contagion et s'épouvanta des fosses communes, car il ne pouvait plus compter sur personne pour le soigner, l'aider à mourir, et l'ensevelir chrétiennement. Il prit une bêche et un hoyau, résolu d'employer ses dernières forces à creuser sa tombe. Le travail terminé il planta à la tête de la fosse sa bêche, y attacha son hoyau en croix et se coucha sur le bord, comptant sur une dernière convulsion pour le faire rouler dans l'excavation qu'il avait creusée, et sur la pitié d'un passant pour le couvrir de terre.
Ce qu'il y avait de terrible au milieu de cette agonie de tout un peuple, c'était l'hilarité, la joie, l'allégresse de ces hommes chargés de réunir les morts, et qu'on avait baptisés du nom expressif de corbeaux. C'étaient les bons amis de la mort, c'étaient les cousins de la peste. Ils la fêtaient, l'invitaient à frapper dans les maisons épargnées et à se faire longtemps l'hôtesse de la ville. Ils avaient des plaisirs terribles dans le genre de ceux que vante le marquis de Sade et que se donna le bourreau de Marie Stuart; et on les voyait, quand la mourante était jolie, quand l'agonisante était belle, célébrer l'hymen infâme de la vie et de la mort.
Introduite à Lyon, comme nous l'avons dit, au mois de septembre, pendant trente-cinq jours elle augmenta de violence, puis elle resta deux mois stationnaire. Vers la fin de décembre, lorsqu'un froid rigoureux eut chassé le vent du midi, elle perdit de sa violence. On la crut partie, et l'on célébra son départ par des cris et des feux de joie.
La peste se piqua et profita d'un changement de température pour revenir; une grande pluie tomba qui ramena la peste et éteignit les feux.
Elle sévit de nouveau, et dans toute sa force, pendant le mois de janvier et de février, puis elle diminua au printemps, se montra de nouveau au mois d'août et disparut en décembre.
Elle avait duré un peu plus d'un an et tué six mille personnes.
L'archevêque, Charles de Miron, était mort des premiers le 6 août 1628, et il avait eu pour successeur l'archevêque d'Aix, Alphonse de Richelieu, frère du cardinal.
Ce fut à son frère que le cardinal s'adressa naturellement pour savoir s'il était possible de tenter une seconde campagne contre le Piémont et faire impunément traverser à trente mille hommes Lyon et le Lyonnais.
L'archevêque répondit que l'état sanitaire était excellent, et que les maisons vides ne manqueraient pas pour loger la cour si, comme la première fois, la cour voulait suivre l'armée.
Le jour même où il reçut cette réponse, le cardinal expédia M. de Pontis à Mantoue pour prévenir le duc du secours qu'on allait lui porter.
M. de Pontis devait se mettre à la disposition du duc Charles de Nevers pour exécuter les travaux de défense de la place.
Un an à peu près s'était donc écoulé depuis que Richelieu, confiant dans le traité de Suze ou feignant de s'y confier, forcé qu'il était d'aller combattre les huguenots du Languedoc, avait quitté le Piémont. Pendant cette année, comme il l'avait promis au roi Louis XIII, il avait anéanti les espérances des protestants, déjà cruellement frappés à La Rochelle; il avait organisé une armée, fait rentrer de l'argent dans les caisses de l'Etat, signé son fameux traité avec Gustave-Adolphe, battant les protestants en France avec les catholiques, s'apprêtant à battre les catholiques en Allemagne avec les protestants; il avait envoyé à la diète de Soleure le maréchal de Bassompierre, colonel-général des Suisses, pour se plaindre du passage des Allemands par les Grisons, s'y opposer s'il était possible et ramener cinq ou six mille Suisses auxiliaires.
Enfin, ne pouvant secourir efficacement Mantoue, il lui avait envoyé de France son meilleur ingénieur, M. de Pontis, et de Venise le maréchal d'Estrées. Puis, la peste de Lyon finie, il s'était remis en marche avec son armée, et, comme nous l'avons dit, un an après avoir forcé le pas de Suze et imposé la paix à Charles-Emmanuel, il se retrouvait exactement dans la même condition, seulement le pas de Suze forcé, la citadelle de Gélasse aux mains des Français, le Piémont lui était ouvert, et il pouvait plus facilement porter secours au marquis de Thoyras assiégé dans Cazal par Spinola, qui avait succédé, dans le commandement des troupes espagnoles, à don Gonzalès de Cordoue.
Cette fois le cardinal, à peu près sûr du roi, grâce aux preuves de trahison qu'il avait avec tant de peines réunies contre Marie de Médicis, contre Anne d'Autriche et contre Monsieur, n'avait pas jugé à propos d'emmener le roi avec lui; d'ailleurs son amour-propre était flatté, d'abord, de commencer la campagne, car il ne doutait point qu'il y eût une nouvelle campagne à entreprendre; ensuite, de frapper en l'absence du roi quelque coup délicat dont la gloire revint à lui seul. Tout homme de génie a sa faiblesse: Richelieu en avait deux au lieu d'une: il voulait être non-seulement un grand ministre, ce que personne ne lui contestait, mais grand général, ce que lui contestaient Créquy, Bassompierre, Montmorency, Schomberg, le duc de Guise, tous les hommes d'épée enfin, et grand poète, ce que lui contesta à plus juste titre la postérité.
Le cardinal était donc à Suze vers le commencement de mars 1630 négociant à grands coups d'ambassadeurs et d'envoyés extraordinaires avec cet insaisissable protée nommé Charles-Emmanuel, serpent couronné qui, depuis cinquante années, glissait avec une égale adresse aux mains des rois de France, des rois d'Espagne et des empereurs.
Le cardinal avait déjà passé plus d'un mois en négociations qui n'avaient abouti à rien. Prenant patience, de peur que le duc de Savoie ne l'empêchât de jeter des vivres et des provisions dans Cazal, qui commençait à en manquer. Le duc de Savoie n'était point assez fort pour résister à la France sans l'appui de l'Espagne ou de l'Autriche. Mais l'appui de l'Espagne, il l'avait dans le Milanais; et l'appui de l'Autriche, il allait l'avoir par les troupes de Waldstein, que l'on faisait filer par les Grisons. Mais il pouvait disputer les chemins du Montferrat avec plus de bonheur peut-être qu'il n'avait disputé le pas de Suze.
Impatient de tous ces délais, il fit venir le duc de Montmorency, et s'adressant franchement à lui:
—Monsieur le duc, lui dit-il, vous savez ce qui est convenu entre nous: la campagne d'Italie finie, l'épée de connétable vous est acquise. Mais la campagne d'Italie, vous le voyez vous-même, ne sera finie que quand une paix solide sera faite, qui assurera Mantoue au duc de Nevers. Or, la guerre de l'an dernier n'a été qu'une escarmouche en comparaison de ce que va être celle-ci, surtout si nous ne mettons pas le duc Charles dans ses intérêts. Eh bien, nous n'en finirons pas, tant que nous traiterons par intermédiaires ou par correspondants; partez pour Turin, la situation n'est point encore tellement gâtée entre nous et le duc de Savoie, que vous ne puissiez y faire un voyage de plaisir. Les dames de la cour du duc de Savoie sont belles; vous êtes galant, monsieur le duc, et en vous imposant un voyage de plaisir, je ne crois pas avoir agi en tyran à votre endroit; de plus, laissez moi aborder avec la franchise qui convient à deux hommes comme nous, le côté délicat de la question; de plus vous êtes parent, par votre femme, de la reine Marie. Vous avez été, comme beaucoup, le serviteur de la reine Anne, mais dans une mesure qui, sans donner défiance au roi, doit donner confiance à ses ennemis; usez de cette excellente position que vous font tout à la fois votre rang et le hasard, et arrangez, au milieu des fêtes et des plaisirs, une conférence directe avec le duc de Savoie ou tout au moins entre son fils et moi.
Pendant ce temps, moi qui ne serait point distrait par la beauté des dames et le son des instruments, j'interrogerai tous les points de l'horizon, et, à votre retour, mon cher duc, selon votre réponse, nous prendrons un parti; seulement, à votre retour, tâchez de rapporter ou la paix ou la guerre dans le pli de votre manteau.
C'était là une de ces missions comme les aimait le fastueux, l'élégant et beau duc de Montmorency. Il avait en effet épousé la fille du duc de Braciano, c'est-à-dire de ce Vittorio Orsini qui avait été l'amant de Marie de Médicis avant son mariage et peut-être même après, de sorte que si les bruits qui couraient sur la naissance de Louis XIII étaient réels, Montmorency se trouvait le beau-frère du roi. Il avait été en effet le serviteur de la reine Anne, mais Buckingham était venu se jeter au travers de ses amours naissantes; et l'on sait que l'heureux ambassadeur de Charles Ier avait, en laissant toutes ses perles sur les parquets du Louvre, retrouvé dans les jardins d'Amiens la plus précieuse de toutes les perles. Un cœur amoureux, un homme comme le duc de Montmorency ne devait, en conséquence, inspirer aucune défiance à la cour du duc de Savoie, si ce n'était aux maris des belles Piémontaises.
Le duc accepta donc l'ambassade moitié politique, moitié galante dont il était chargé, et partit pour Turin, laissant le cardinal étudier, comme il l'avait dit, les différents points de l'horizon, obscurcis, il faut l'avouer, par un imminent orage.
En Allemagne, c'est-à-dire au nord, Waldstein grossissait à vue d'œil: arrivé à ce point de puissance, il ne pouvait plus s'arrêter. Nommé duc de Friedland par l'empereur, riche des domaines immenses que Ferdinand lui avait concédés en Bohême, domaines confisqués sur ceux que l'on appelait les rebelles, il avait levé à ses frais une armée de 50,000 hommes, refoulé les Danois, battu Mansfeld au pont de Dessau, défait ses alliés et Betlem Gabor, regagné le Brandebourg, conquis le Holstein, le Slesvig, la Poméranie, le Mecklembourg, et ajouté, en mémoire de cette conquête, le titre de duc de Mecklembourg à celui de duc de Friedland.
Mais là s'était, momentanément du moins, arrêté sa période croissante; Ferdinand cédait aux plaintes qui s'élevaient de tous côtés contre ce chef de bandits, cherchait un moyen de l'éloigner le plus possible de l'Autriche, du Danemark, de la Hongrie, de tous les points de l'Allemagne. Des recrues lui arrivaient en foule, il avait envoyé un corps en Italie, il venait d'en envoyer un autre en Pologne; une masse énorme, quarante mille hommes, restait sur la Baltique, mangeant un pays déjà mangé. Il lui fallait se faire conquérant ou périr; il lui fallait surtout retomber sur les riches villes impériales, sur Worms, Francfort, la Souabe, les environs de Strasbourg, et c'est ce qu'il avait fait. Son avant-garde avait occupé un fort dans l'évêché de Metz, et Richelieu n'ignorait pas que Monsieur, tandis qu'il était en Lorraine, s'était mis en rapport avec Waldstein, et qu'il avait été sérieusement question d'appeler en France les barbares, ostensiblement contre Richelieu, en réalité contre Louis XIII. Un général italien, avec deux chefs de bande, Galas et Aldungen, commandaient les troupes détachées vers l'Italie pour assiéger Mantoue et porter secours à Charles-Emmanuel.
A l'est, c'était Venise et Rome qui fixaient les regards du cardinal; Venise avait promis de faire une diversion en attaquant le Milanais, mais Venise n'en était plus au temps de ces coups de main hardis qui lui donnèrent Constantinople, Chypre et la Morée. Mais, d'un autre côté, les Vénitiens firent ce qu'ils avaient promis: ils pourvurent Mantoue de blé, y jetèrent des renforts et des munitions, fournirent de l'argent au duc et coupèrent les vivres aux assiégeants.
Privés de blé, de rafraîchissements, de fourrages, ne pouvant attaquer Mantoue qu'à l'aide du canon, atteints par les maladies qui se font les auxiliaires de la disette, les Allemands allaient lever le siége, lorsqu'ils retrouvèrent un secours là où ils s'attendaient le moins à le trouver. Le pape leur permit de s'approvisionner dans l'Etat ecclésiastique, à condition que l'un de ses neveux (celui-là n'était pas placé à ce qu'il paraît) se ferait marchand de pain, de vin et de paille. Ainsi, comme toujours, c'était le pape, et un pape italien, qui, comme toujours, trahissait l'Italie. Mais aussi c'était un Barberino, et ses neveux étaient ces fameux Barberini qui enlevèrent jusqu'aux plaques de bronze du Panthéon d'Agrippa.
Plus rapproché du cardinal, mais dans la même direction, c'était Spinola; le condottiere génois au service de l'Espagne, qui entrait dans le Montferrat en même temps que les Impériaux entraient dans le duché de Mantoue, et qui, sans faire précisément le siége de Cazal, se contentait de bloquer la ville. Il y avait six mille hommes de pied et trois mille chevaux. Il devait avec ces neuf mille hommes s'opposer aux Français, s'ils tentaient d'aller secourir Mantoue. Jusqu'au moment où Mantoue serait prise, les vingt-cinq ou les trente mille Impériaux qui l'assiégeaient, viendraient à son aide pour s'emparer de Cazal et chasser les Français d'Italie.
A l'Ouest, l'horizon était plus sombre encore, Colatto et Spinola étaient des ennemis visibles, faisant la guerre au grand jour, en bataille rangée, à visage découvert; mais du côté de la France, il n'en était pas ainsi: les ennemis du cardinal étaient de sombres mineurs qui creusaient souterrainement pour ébranler sa fortune et ne reparaissaient au jour qu'un masque sur le visage. Louis, qui sentait sa vie et sa renommée liés à celles de son ministre, se lassant de cette lutte incessante, était plus mélancolique qu'il ne l'avait jamais été; dégoûté de tout, même de la chasse, il vivait, lui, dans une inquiétude continuelle; tous ceux qui l'entouraient, mère, femme, frère, vivaient, eux, dans une espérance unique, la chute du cardinal, et chacune de leurs paroles, chacune de leurs actions était un ébranlement porté à cette conviction qui s'obstinait sourdement dans la cour de Louis, qu'il n'y avait pas de royauté, pas de grandeur pas d'influence sans le cardinal.
Il commençait, au reste, à s'apercevoir que le premier ministre n'était qu'une espèce d'ouvrage avancé qu'il fallait prendre, soit par ruse, soit d'assaut, pour arriver à le battre en brèche lui-même. Louis était donc disposé à défendre de tout son pouvoir le cardinal, convaincu que c'était se défendre lui même.
Depuis la fuite du duc d'Orléans à Nancy, fuite prévue par la lettre en chiffres traduite par Rossignol, depuis surtout les négociations impies échangées entre le prince de Waldstein, le roi comprenait qu'il arriverait un moment où Gaston, soutenu à l'extérieur par l'Autriche, l'Espagne et la Savoie, à l'intérieur par la reine Marie de Médicis, la reine Anne et les mécontents de tous les parties, lèverait l'étendard de la révolte.
En effet, les mécontents étaient nombreux.
Le duc de Guise était mécontent de n'avoir pas obtenu dans l'armée le commandement qu'il attendait, et ne cessait avec Mme de Conti et la duchesse d'Elbeuf, de cabaler contre Richelieu.
Les juges du Châtelet de Paris, soulevés par certaines taxes exigées cette année des officiers de judicature, étaient mécontents et, dans leur mécontentement, cessaient de rendre la justice.
Enfin le Parlement lui-même était si mécontent, qu'il offrait secrètement au duc d'Orléans de se déclarer en sa faveur, s'il voulait décréter l'abolition de quelques impôts qui lui seraient désignés.
Nous nous sommes étendus avec trop de détails sur la manière dont la police du cardinal était faite pour que nous ayons besoin de dire qu'il était au courant de toutes ces menées et suivait de l'œil tous ces mécontentements.
Mais il vivait dans cette rassurante conviction que le roi tiendrait la promesse qu'il lui avait faite de venir le rejoindre, et cette conviction était en lui pour deux raisons: la première, c'est qu'il était certain que cette incurable mélancolie, cet ennui de toute chose pousserait le roi du côté de l'armée, ne fût-ce que pour entendre se renouveler le bruit glorieux qui s'était fait une année auparavant autour de son nom; la seconde, c'est que, comme au départ du roi, Gaston devait être nommé lieutenant-général à Paris et commandant de l'armée de Champagne, Gaston, pour toucher les émoluments des deux grades, pousserait, avec l'aide de sa mère et de la reine, Louis XIII hors de Paris et même hors de France.
Il y avait bien la possibilité que Gaston profitât de l'absence du roi pour nouer quelque conspiration contre le cardinal et même contre le roi; mais, une fois Louis XIII près de lui, Richelieu ne craignait rien, et il connaissait assez Gaston pour être sûr qu'à la vue d'une armée commandée par le cardinal et par le roi en personne, non-seulement il abandonnerait alliés et complices, mais encore les livrerait quels qu'ils fussent, comme il avait fait jusqu'alors, contre son pardon et une augmentation de revenus.
Cette revue de l'Europe faite, le cardinal comprit que tous les dangers réels étaient dans le lointain et, plus tranquille, se tourna du côté de Turin et essaya de voir, malgré la distance, si Montmorency y suivait exactement ses instructions.
CHAPITRE XVII.
DEUX ANCIENS AMANTS.
Le duc de Montmorency, sans lui faire part du vrai but de son voyage, avait offert à son ami le comte de Moret de l'accompagner à Turin, et celui ci avait accepté avec empressement, comme un moyen de distraction.
L'importance des événements que nous racontons et qui sont de grands faits historiques nous empêche parfois de suivre jusqu'au fond des cœurs de nos personnages le retentissement joyeux ou triste qu'apporte l'accomplissement de ces événements. C'est ainsi que nous avons raconté l'investissement de la ville de Mantoue par les Impériaux, sans avoir le temps de nous préoccuper du trouble que cet investissement jetait dans le cœur du fils de Henri IV.
Et, en effet, Isabelle près de son père allait subir toutes les conséquences funestes: misère, famine, dangers, qui s'attachent aux différentes périodes d'un siége fait par des bandits, tels que ceux qui formaient les hordes impériales.
Surtout, lorsqu'il avait su que M. de Pontis y avait été envoyé par M. de Richelieu comme ingénieur, il avait demandé à y aller, lui, comme volontaire, ne fût-ce que pour combattre, non point près d'Isabelle, mais près de M. de Lautrec, l'influence de l'homme qu'il savait être son rival.
Mais le cardinal n'avait point autour de lui assez d'esprits fermes et de cœurs loyaux dont il fût sûr pour se priver d'un homme qui, par son rang d'abord, devait rester là où étaient le roi et le cardinal; mais qui, par son courage et son adresse, lui ayant déjà rendu de grands services, pouvait dans les circonstances difficiles où l'on allait se trouver lui en rendre encore; pour rassurer d'ailleurs son jeune protégé, il lui assura, ce qui était vrai, qu'il avait écrit à M. de Lautrec pour l'inviter à rester dans la mesure de la promesse qu'il avait faite aux deux jeunes gens; et lui défendre, tant que le comte vivrait, de forcer l'inclination de sa fille.
Nous ne voulons pas faire notre héros meilleur qu'il n'était, et nous avons, sous le rapport, non pas de son infidélité, mais de son inconstance, fait la part qui revenait au sang de Henri IV. Nous aurions donc tort de dire que, tout en gardant religieusement à Isabelle son serment de n'avoir pas d'autre femme qu'elle, il avait, au fur et à mesure qu'il s'était rapproché de Paris avec le cardinal et son frère, vu reparaître, à travers un nuage qui allait toujours s'éclaircissant, certaine tête brune lui avait donné, à l'hôtel de la Barbe Peinte, deux si braves baisers, que lorsqu'il y pensait, les lèvres lui brûlaient encore. Ce n'était pas tout: on se rappelle aussi qu'un soir, en sortant de chez la princesse Marie de Gonzague, cette provocante personne, qui s'était improvisée sa cousine, avait échangé avec lui certaines promesses de rendez-vous que les circonstances avaient empêché d'avoir lieu, mais qu'il avait l'intention bien positive de rappeler à la personne qui l'avait faite, avec sommation de la tenir. Or, cette fois encore, le hasard avait remis à d'autres temps l'exécution de ce charmant projet. A l'arrivée du comte de Moret à Paris, Mme de Fargis, nous présumons que nos lecteurs ont deviné que c'est d'elle qu'il était question à l'arrivée du comte à Paris, Mme de Fargis l'avait quitté, expédiée par la reine Anne en mission secrète près de son mari, et peut-être même près d'un plus haut personnage, et comme au moment du départ du comte la belle ambassadrice n'était pas de retour dans la capitale, Jaquelino, à son grand regret, n'avait pas pu renouveler connaissance avec sa belle cousine Marina.
Mais à la cour élégante du duc de Savoie, où il était resté un mois quand nous l'avons vu revenir d'Italie, chargé d'un triple message pour les deux reines et pour Monsieur, il avait laissé quelques galants souvenirs qu'il se promettait bien de réchauffer au cas où l'occasion ne se présenterait point de cultiver et de cueillir de nouvelles amours.
Et, en effet, il y avait peu de cours aussi galantes et aussi adonnées aux plaisirs que celle du duc de Savoie. Extrêmement dissolu, Charles-Emmanuel, à force d'élégance, savait donner à la débauche ce laisser-passer charmant qui la fait pardonner. Si après ce que nous avons dit de lui, nous en étions encore à essayer de peindre son caractère, nous ajouterions qu'il était courageux, entêté, ambitieux et prodigue. Mais tout cela avait chez lui un tel air de grandeur et se masquait sous une si ardente hypocrisie, que sa profusion passait pour de la libéralité, son ambition pour un désir de gloire, son entêtement pour de la constance. Infidèle à ses alliances, avide du bien d'autrui, prodigue du sien, toujours pauvre et ne manquant jamais de rien, il eut successivement des démêlés avec l'Autriche, l'Espagne et la France, toujours l'allié de celui qui offrait davantage, et faisant la guerre à la puissance qui lui avait offert le moins avec l'argent de celle qui lui avait donné le plus. Tourmenté de la passion de s'agrandir, il faisait la guerre à ses voisins dès que l'occasion s'en présentait: forcé presque toujours de faire la paix, il avait besoin d'insérer dans ses traités quelques clauses équivoques qui lui servaient à les rompre. Temporisateur artificieux, c'était le Fabius de la diplomatie: il avait épousé Catherine, fille du roi Philippe, et avait fait épouser à son fils, Christine, fille du roi Henri IV; mais ces deux alliances furent insuffisantes à le protéger à cause de son éternelle versatilité. Cette fois il avait rencontré son plus redoutable adversaire, Richelieu, et il devait se briser contre lui.
Le duc de Savoie reçut admirablement ses deux visiteurs: Montmorency, précédé par son immense réputation de courage, d'élégance et de libéralité; le comte de Moret, suivi des souvenirs de galanterie qu'il avait laissés dix-huit mois auparavant: Mme Christine surtout fit un grand accueil au jeune prince qui, reconnu par Henri IV, jouissait près d'elle des priviléges d'un frère.
Connaissant les tendances galantes de Montmorency, Charles-Emmanuel, dans l'espérance de le détacher des intérêts de la France pour le mettre dans les siens, réunit à sa cour toutes les jolies femmes de Turin et des environs. Mais, au milieu de toutes ces jolies femmes, Antoine de Bourbon chercha vainement celle pour laquelle il était venu, la comtesse Urbain d'Espalomba.
C'était toute une histoire que celle de cette jolie comtesse, et comme cette histoire s'était passée avant que s'ouvrit la première page de notre livre, et qu'elle n'intéressait son action que comme détails de la vie de notre prince, nous n'avons pas jugé à propos d'en entretenir nos lecteurs.
Tout à coup Charles-Emmanuel avait vu paraître à la cour de Turin une étoile inconnue et brillante, devenue le satellite d'un astre pâle comme tout astre qui n'a pas sa lumière en lui-même. Quoique appartenant à la première noblesse du royaume, le comte Urbain d'Espalomba venait d'épouser Mathilde de Cisterna; une des plus belles fleurs de la vallée d'Aoste, comme dirait Shakspeare.
Nous l'avons dit, Charles-Emmanuel, quoique âgé de soixante sept ans, avait conservé les habitudes de galanterie qui, durant son long règne, lui avaient fait considérer sa cour comme un harem dans lequel il n'avait qu'à jeter son mouchoir ducal. Ebloui de la beauté de la duchesse d'Espalomba, il lui fit comprendre qu'elle n'avait qu'un mot à dire pour être la véritable duchesse de Savoie; mais ce mot la belle comtesse ne le dit point. Ses yeux et son cœur étaient tournés non point vers le phare vulgaire de l'ambition, mais vers le soleil ardent de l'amour.
Elle avait vu le comte de Moret, ses dix-huit ans avaient été attirés par les vingt-deux ans du jeune prince, avril et mai avaient volé l'un à l'autre, et les deux printemps s'étaient confondus dans un seul baiser.
Le comte d'Espalomba n'avait de soupçons que contre le duc; l'œil constamment fixé sur Charles-Emmanuel, il ne vit rien, ne se douta de rien, et, à l'ombre de cette jalousie du vieil époux, les deux amants furent heureux.
Mais le regard du souverain fut plus perçant que celui du mari. Il devina, non point ce qui était, mais craignit ce qui pouvait être, et comme le comte Urbain, peu riche et avare, était venu à la cour pour solliciter les faveurs du duc, il nomma le comte gouverneur de la citadelle de Pignerol, avec ordre de s'y rendre à l'instant même.
Là il tenait la comtesse, comme un riche bijou dans un écrin de pierres dont il avait la clef, et où il était toujours sûr de la retrouver.
Les deux amants avaient beaucoup pleuré en se quittant et s'étaient promis fidélité à toute épreuve; nous avons vu comment le comte de Moret avait tenu son serment.
Force avait été à la belle Mathilde de tenir le sien; les occasions d'aimer, surtout quand on avait aimé un jeune et beau fils du roi, étaient rares à Pignerol. Mathilde avait appris le départ du comte aussitôt son départ à elle. Elle avait su gré à son amant de n'avoir pas voulu rester dans une cour où elle n'était plus, et depuis dix-huit mois elle rêvait son retour.
Aussi, ce fut avec une joie infinie qu'elle apprit qu'à l'occasion des fêtes que la cour de Turin comptait donner aux deux princes, son mari était invité à quitter Pignerol et à venir passer quelques jours dans la capitale.
Les deux amants se revirent; apportaient-ils dans la joie de cette réunion une égale part d'amour, c'est ce que nous n'oserions affirmer, mais ils apportèrent une égale part de jeunesse, la chose qui ressemble le plus à l'amour.
Mais cette fois encore, cette lueur de félicité ne devait être qu'éphémère. Les princes n'avaient que quelques jours à passer à Turin, mais comme la campagne pouvait durer des mois et même des années, et que des occasions de se revoir, soit publiquement, soit en secret, pouvaient se présenter, les deux jeunes gens prirent leurs précautions et le comte de Moret put tracer, grâce aux renseignements que lui donna sa belle amie, un plan détaillé des logements du gouverneur de Pignerol, et en traçant ce plan il reconnut avec une joie infinie que la comtesse Urbain avait un appartement complétement séparé de celui de son époux et que leurs deux chambres à coucher particulièrement formaient le pôle arctique et le pôle antarctique du palais.
Les deux amants s'étaient en outre ménagé des intelligences dans la place. La jeune fille en quittant sa belle vallée d'Aoste, avait amené avec elle sa sœur de lait, Jacintha, âgée de quelques mois seulement de plus qu'elle, précaution qu'à tout hasard devrait prendre toute jeune femme épousant un vieux mari, les sœurs de lait étant les ennemies naturelles des mariages de convenance et des unions disproportionnées. Il fut convenu que comme Jacintha avait laissé à Salimo un frère plus âgé qu'elle de deux à trois ans, l'occasion se présentant, le comte viendrait voir sa sœur sous le nom de Gaëtano.
Or, rien de plus naturel qu'un frère qui vient voir sa sœur reste dans la maison qu'habite sa sœur, surtout quand cette sœur est commensale d'un palais qui, habité par dix ou douze personnes seulement, pourrait en loger cinquante.
Une fois dans le même palais, les amants seraient bien maladroits s'ils ne trouvaient moyen de se voir au moins trois ou quatre fois le jour et de se dire qu'ils s'aimaient au moins une fois la nuit.
Tout cela s'était fait dès le premier jour où nos amoureux s'étaient rencontrés, tant ils étaient gens de précaution, et tant à cet âge, que l'on dit si insoucieux de l'avenir, ils y pensaient au contraire et sérieusement.
Ajoutons que ces petits arrangements avaient été pris, tandis que le comte Urbain, n'ayant de défiance que contre le duc de Savoie, ne perdait pas un des mouvements de celui-ci, qui, soit qu'il eût perdu l'espoir de se faire aimer d'elle, soit qu'il eût, avec son caractère inconstant, renoncé à ses désirs sur la comtesse, ne donna cette fois au comte d'autres sujets de déplaisir que de lui refuser un surcroît d'appointements sous le simple prétexte que, ses finances étant horriblement obérées, le temps était venu pour lui d'en appeler au dévouement de ses sujets!...
De son côté, le duc de Montmorency était l'homme le plus heureux de la terre. Beau, jeune, riche, portant, après les noms royaux, le plus beau nom de France; bien venu des femmes, caressé par le souverain d'une des cours les plus polies et les plus aristocratiques de l'Europe, sa vanité n'avait rien à désirer, surtout lorsque le duc lui eut dit tout haut en sortant de table et en entrant dans la salle de bal:
—Monsieur le duc, depuis que vous êtes ici, nos dames ne s'occupent qu'à vous paraître belles, ce dont vous pouvez vous assurer en voyant les maris si inquiets et si mélancoliques.
Les huit jours que passèrent les deux ambassadeurs, soit à Turin soit au château de Rivoli, s'écoulèrent en dîners, en bals, en cavalcades et en fêtes de toute espèce, dont le résultat fut que le cardinal et le prince Victor-Amédée se verraient au château de Rivoli, ou, si mieux aimait le cardinal, au village de Bussolino.
Le cardinal choisit le village de Bussolino; comme il n'était qu'à une heure de Suze, c'était le prince de Piémont, qui venait à lui, et non lui qui allait au prince de Piémont.
CHAPITRE XVIII.
LE CARDINAL ENTRE EN CAMPAGNE.
La discussion fut vive, chacun des deux avait affaire à forte partie.
Charles-Emmanuel souhaitait moins la paix pour lui qu'une guerre bien acharnée entre la France et la maison d'Autriche, guerre pendant laquelle il serait demeuré neutre jusqu'à ce qu'il trouvât l'occasion d'obtenir de grands avantages en se déclarant pour l'une ou l'autre couronne.
Mais pour faire la guerre à l'Autriche, Richelieu avait son jour fixé, c'était celui où Gustave entrerait en Allemagne.
Victor-Amédée fut donc invité par le cardinal à se tourner d'un autre côté, la question étant posée ainsi:
«Que demande le duc de Savoie, afin d'embrasser à l'heure présente le parti de la France, livrer des places de sûreté et fournir dix mille hommes au roi?
Tous les cas, et particulièrement celui-là, avaient été prévus par Charles-Emmanuel, aussi Victor-Amédée répondit-il:
«Le roi de France attaquera le duché de Milan et la république de Gênes, avec laquelle Charles-Emmanuel est en guerre, et promettra de n'entendre aucune proposition de paix de la part de la maison d'Autriche avant la conquête du Milanais et la ruine entière de Gênes.»
C'était un nouveau point de vue sous lequel se présentait la question, et qui tenait aux événements qui s'étaient passés depuis la paix de Suze.
Le cardinal parut surpris du programme, mais n'hésita point à répondre. Les historiens du temps nous ont conservé ses propres paroles; les voici:
—Comment, prince, le roi envoie son armée pour assurer la liberté de l'Italie, et M. le duc de Savoie veut tout d'abord l'engager à détruire la république de Gênes, dont Sa Majesté n'a nul sujet de se plaindre. Elle employera volontiers ses bons offices et son autorité afin que les Gênois donnent satisfaction à M. de Savoie sur ses prétentions contre eux, mais il ne saurait être question de leur faire maintenant la guerre. Si les Espagnols mettent le roi dans la nécessité d'attaquer le Milanais, on le fera sans doute et le plus rigoureusement qu'il sera possible, et, dans ce cas, M. le duc de Savoie peut être convaincu que Sa Majesté ne rendra jamais ce qu'elle aura pris. Le roi, par la bouche de son ministre lui en donne sa parole.
Si la demande était précise, la réponse ne l'était pas moins; aussi Victor-Amédée, forcé dans ses retranchements, demanda-t-il quelques jours pour rapporter la réponse de son père.
Trois jours après, il était en effet de retour à Bussolino.
«Mon père, dit-il, a grand sujet de craindre que mon beau-frère Louis ne s'accommode avec le roi d'Espagne dès que la guerre sera commencée. La prudence ne lui permet donc pas de se déclarer pour la France, à moins qu'on ne lui promette positivement de ne poser les armes qu'après la conquête du Milanais.»
Richelieu répondit à tout en invoquant l'exécution du traité de Suze.
Victor-Amédée demanda à consulter de nouveau son père, repartit et revint disant: «Que le duc de Savoie est près d'exécuter le traité à la condition qu'on lui laissera d'abord, avec ses dix mille fantassins et ses mille chevaux portés au traité de Suze, attaquer et réduire la république de Gênes et terminer cette affaire avant de s'embarquer dans une autre.»
—C'est votre dernier mot? demanda le cardinal.
—Oui, monseigneur, répondit Victor-Amédée en se levant.
Le cardinal frappa deux coups sur un timbre. Latil parut.
Le cardinal lui fit signe de venir à lui, puis tout bas:
—Le prince va sortir, lui dit-il; descendez et donnez l'ordre que personne ne lui rende les honneurs militaires.
Latil salua et sortit; le cardinal l'avait appelé, parce qu'il savait qu'un ordre donné à Latil était toujours ponctuellement exécuté.
—Prince, dit le cardinal à Victor-Amédée, j'ai eu, pour le duc de Savoie, au nom du roi, mon maître, tous les égards qu'un roi de France peut avoir non-seulement pour un prince souverain, mais pour un oncle; j'ai, toujours au nom du roi, mon maître, eu pour Votre Altesse tous les égards qu'un beau-frère doit au mari de sa sœur; mais je crois qu'hésiter plus longtemps serait manquer à mon double devoir de ministre et de généralissime, et qu'il importe à la gloire de Sa Majesté que je punisse sévèrement l'injure que le duc de Savoie lui fait en lui manquant si souvent de parole, et surtout en faisant souffrir à l'armée française des incommodités capables de la ruiner. A partir d'aujourd'hui, 17 mars,—le cardinal tira sa montre et regarda l'heure,—à partir d'aujourd'hui, 17 mars, six heures trois-quarts de l'après-midi, guerre est déclarée entre la France et la Savoie. Gardez-vous! nous nous garderons!
Et il salua le prince, qui sortit.
Deux sentinelles gardaient la porte du cardinal, se promenant la hallebarde sur l'épaule.
Victor-Amédée passa entre elles deux sans que ni l'une ni l'autre parussent faire attention à lui; elles ne s'arrêtèrent point au milieu de leur promenade et laissèrent leur hallebarde où elle était.
Des soldats jouaient aux dés, assis sur l'escalier; ils ne se dérangèrent point de leur jeu et ne bougèrent point.
—Oh! oh! murmura Victor-Amédée, l'ordre serait-il donné de me faire insulter?
Le prince doutait encore; mais, après avoir dépassé le seuil de la partie, il ne douta plus.
Chacun avait continué de causer de son affaire et avait laissé son arme bas.
A peine le prince Victor-Amédée était sorti que le cardinal appela auprès de lui le comte de Moret, le duc de Montmorency, les maréchaux de Créquy, de La Force et de Schomberg, leur exposa la situation et leur demanda conseil.
Tous furent d'avis que, puisque le cardinal avait, des plis de sa robe, secoué la guerre, il fallait la guerre.
Le cardinal les congédia en leur ordonnant de se tenir prêts pour le lendemain, ne retenant que Montmorency.
Puis, resté seul avec lui:
—Prince, lui dit-il, voulez-vous être connétable demain?
Les yeux de Montmorency lancèrent un double éclair.
—Monseigneur, dit-il, à la façon dont Votre Eminence me fait la proposition, j'ai peur qu'elle n'ait à me demander quelque chose d'impossible.
—Rien de plus facile, au contraire; la guerre est déclarée au duc de Savoie. Dans deux heures il en sera prévenu, étant au château de Rivoli. Prenez cinquante cavaliers bien montés, cernez le château, enlevez-le lui et son fils, et amenez-les ici. Une fois ici, nous en ferons ce que nous voudrons, et ils seront trop heureux de passer par nos fourches caudines.
—Monseigneur, dit Montmorency en s'inclinant, il y a huit jours que, dans ce même château de Rivoli, j'étais l'hôte du duc, ambassadeur envoyé par vous. Je ne pourrais y rentrer aujourd'hui traîtreusement et en ennemi.
Le cardinal regarda le duc.
—Vous avez raison, lui dit-il, on propose ces choses-là à un capitaine d'aventures, et non à un Montmorency. J'ai, au reste, mon homme sous la main. Je me souviendrai de votre refus, mon cher duc, pour vous en savoir gré, seulement oubliez que je vous en ai fait la proposition.
Montmorency salua et sortit.
—J'ai eu tort, murmura le cardinal pensif, après avoir vu la porte se refermer sur le prince; l'habitude de se servir des hommes fait naître pour eux un mépris trop général. J'eusse proposé la même chose à tout autre qu'à lui, et cet autre l'eût acceptée; c'est un grand cœur, et, quoiqu'il ne m'aime pas, je me fierais plutôt à sa haine qu'à certains dévouements vantés bien haut.
Puis, frappant deux fois sur le timbre:
—Etienne! Etienne répéta-il.
Latil parut.
—Connais-tu le château de Rivoli? demanda le cardinal.
—Celui qui est à une lieue de Turin?
—Oui; il est habité à cette heure par le duc de Savoie et son fils.
Latil sourit.
—Il y aurait un coup à faire, dit-il.
—Lequel?
—Celui de les enlever tous les deux.
—T'en chargerais-tu?
—Parbleu!
—Combien te faudrait-il d'hommes pour cela?
—Cinquante bien armés, bien montés.
—Choisis toi-même les hommes et les chevaux; il y a, si tu réussis, cinquante mille livres pour les hommes, vingt-cinq mille pour toi.
—L'honneur d'avoir fait le coup me suffirait; mais si Monseigneur veut absolument y ajouter quelque chose, j'en passerai par où il voudra.
—As-tu quelque observation à faire Latil?
—Une seule, monseigneur.
—Laquelle?
—Lorsqu'on tente un coup comme celui que je vais faire, on dit toujours à ceux qui l'exécutent: Tant si vous réussissez, et l'on ne dit jamais: Tant si vous ne réussissez pas. Or, la partie la plus habilement conduite, la plus adroitement combinée, peut manquer par un de ces incidents qui déjouent les desseins des plus grands capitaines. Il n'y a pas de la faute des hommes, et le défaut complet de récompense les décourage. Donnez moins si nous réussissons; mais donnez quelque chose si peu que cela soit, si nous ne réussissons pas.
—Tu as raison, Etienne, dit le cardinal et ton observation est d'un grand politique. Mille livres par homme et vingt-cinq mille pour toi si vous réussissez; deux louis par homme et vingt-cinq pour toi si vous ne réussissez pas.
—Voilà qui est parler, Monseigneur. Il est sept heures; il en faut trois pour aller à Rivoli; à dix heures, le château sera cerné. Le reste est l'affaire de ma bonne ou de ma mauvaise fortune.
—Va, mon cher Latil, va et sois convaincu que je suis persuadé d'avance que si tu ne réussis point, ce ne sera pas ta faute.
—A la garde de Dieu, Monseigneur!
Latil fit trois pas vers la porte, puis se retournant:
—Monseigneur n'a parlé à qui que ce soit au monde de son projet avant de m'en entretenir?
—A une personne seulement.
—Ventre-saint-gris, comme disait le roi Henri IV, cela nous ôte cinquante chances sur cent.
Richelieu fronça le sourcil.
—Oh! dit-il, qu'il refuse, c'est bien, mais qu'il avertisse, ce serait trop fort.
Puis à Latil:
—En tout cas, pars, dit le cardinal, et si tu échoues, eh bien, ce ne sera pas à toi que j'en voudrai.
Dix minutes après, une petite troupe de cinquante cavaliers, conduite par Etienne Latil, passait sous les fenêtres du cardinal, qui soulevait sa jalousie pour les regarder partir.
CHAPITRE XIX.
BUISSON CREUX.
Quoiqu'il sût bien que d'un moment à l'autre la guerre pouvait lui être déclarée par un ennemi qui lui avait appris qu'il n'était pas de ceux que l'on méprise, le duc, par un effet de son caractère fanfaron, donnait une grande fête au château de Rivoli, au moment même où son fils Victor-Amédée négociait avec Richelieu au village de Bussolino.
Les plus jolies femmes de Turin, les plus élégants gentilshommes de la Savoie et du Piémont étaient, dans cette soirée du 15 mars, réunis au château de Rivoli, dont les fenêtres splendidement illuminées, dégorgeaient sur ses quatre faces des flots de lumière.
Le duc de Savoie, leste, spirituel et coquet, malgré ses soixante-huit ans, riant lui-même de sa bosse avec l'esprit d'un bossu galant et empressé comme un jeune homme, était le premier à faire la cour à sa belle fille en l'honneur de laquelle la fête était donnée. Seulement, de temps en temps, un nuage sombre mais rapide et imperceptible, passait sur son front. Il songeait que les Français n'étaient qu'à huit ou dix lieues de lui, ces Français qui, en quelques heures, avaient forcé le pas de Suze, que l'on croyait inabordable, et à l'heure qu'il était ses destinées se débattaient entre le cardinal de Richelieu et Victor-Amédée son fils; circonstance que tout le monde ignorait. Sous un prétexte quelconque, Charles-Emmanuel avait motivé l'absence de son fils; mais il avait annoncé son retour pour la soirée, et, véritablement, il l'attendait d'un moment à l'autre.
En effet, vers huit heures, le prince parut en riche toilette, le sourire sur les lèvres, et après avoir salué la princesse Christine d'abord, puis les dames, puis les quelques grands seigneurs savoyards ou piémontais qu'il honorait de son amitié, il alla au duc Charles-Emmanuel, lui baisa la main, et comme s'il lui donnait des nouvelles de sa santé, lui dit tout bas, mais sans laisser paraître la moindre émotion sur son visage:
—La guerre est déclarée par la France, les hostilités commencent demain, gardons-nous.
Le duc lui répondit du même ton.
—Sortez après le quadrille et donnez l'ordre que les troupes se concentrent sur Turin. Quant à moi, je vais envoyer à leurs postes les gouverneurs de Viellane, de Fenestrelle et de Pignerol.
Puis, il fit un signe de la main à la musique, qui s'était interrompue à l'apparition du prince Victor-Amédée, et donna de nouveau le signal de la danse.
Victor-Amédée alla prendre la main de la princesse Christine sa femme, et, sans lui dire un mot de la rupture de la Savoie et de la France, conduisit le quadrille d'honneur. Pendant ce temps, comme l'avait dit Charles-Emmanuel, il s'approchait des gouverneurs des trois principales places fortes du Piémont et leur ordonnait de partir d'urgence et à l'instant même pour leurs citadelles.
Les gouverneurs de Viellane et de Fenestrelle étaient venus sans leurs femmes, de sortes qu'ils n'avaient que leurs chevaux à faire seller et que leurs manteaux à prendre pour obéir à l'ordre du duc.
Mais il n'en était pas de même du comte Urbain d'Espalomba. Non-seulement il avait sa femme, mais sa femme dansait au quadrille du prince Victor-Amédée.
—Monseigneur, dit-il l'ordre que vous me donnez sera difficile à exécuter.
—Et pourquoi cela, monsieur?
—Parce que nous sommes venus ici, la comtesse et moi, de Turin, en costume de bal, dans un carrosse de louage, qui ne nous conduira pas jusqu'à Pignerol.
—La garde robe de mon fils et de ma belle-fille vous fourniront des manteaux, et tout ce dont vous aurez besoin, et vous prendrez une voiture dans mes écuries.
—Je doute que la comtesse puisse supporter le voyage sans risque de sa santé.
—En ce cas, laissez-la ici et partez seul.
Le comte regarda Charles-Emmanuel d'une étrange façon.
—Oui, dit il, je comprends que cet arrangement conviendrait à Votre Altesse.
—Tous les arrangements me conviendront, comte, pourvu que vous ne perdiez pas une minute pour sortir.
—Est-ce une disgrâce, monseigneur? demanda le comte.
—Où voyez-vous une disgrâce, mon cher comte, répondit le duc, dans l'ordre donné à un gouverneur de rejoindre son gouvernement? tout au contraire, c'est une preuve de confiance.
—Qui ne va pas jusqu'à me dire la cause de ce départ précipité.
—Un souverain n'a pas de comptes à rendre à ses sujets, dit Charles-Emmanuel, surtout lorsque ces sujets sont à son service: il n'a que des ordres à leur donner. Or, je vous donne l'ordre de vous rendre à l'instant même à Pignerol, et de défendre la ville et la citadelle, en supposant qu'elles soient attaquées, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus pierre sur pierre. Vous et madame pouvez demander tout ce dont vous aurez besoin et tout ce que vous demanderez vous sera remis à l'instant même.
—Dois-je aller prendre la comtesse au milieu du quadrille, ou attendre qu'il soit fini?
—Vous pouvez attendre qu'il soit fini.
—Soit, monseigneur, le quadrille fini, nous partirons.
—Bonne route, et surtout, à l'occasion, comte, belle défense.
Et le duc de Savoie s'éloigna sans écouter les quelques paroles de mauvaise humeur que murmura le comte Urbain.
Le quadrille fini, le comte, au grand étonnement de la comtesse, lui communiqua l'ordre qu'il venait de recevoir.
Puis il sortit avec elle par une porte, tandis que Victor-Amédée sortait par l'autre.
Les gouverneurs de Villane et de Fenestrelle, qui ne faisaient partie d'aucun quadrille, étaient déjà partis.
Le duc dit quelques mots tout bas à sa belle-fille qui suivit le comte et la comtesse.
Au sortir du salon, elle mit la comtesse entre les mains d'une de ses femmes de chambre et rentra pour organiser un nouveau quadrille dont ne faisait point partie le prince Victor-Amédée.
Dix minutes après il remontait dans la salle de bal et le sourire toujours sur les lèvres, mais évidemment plus pâle qu'il n'en était sorti.
Il alla au duc Charles, passa son bras sous le sien et l'entraîna dans l'embrasure d'une fenêtre.
Là, il lui présenta un billet.
—Lisez, mon père, dit-il.
—Qu'est-ce que cela? demanda le duc.
—Un billet que vient de me remettre un page couvert de poussière, monté sur un cheval couvert d'écume. J'ai voulu lui donner une bourse pleine d'or, et vous verrez que ce n'était pas trop pour l'avis qu'il apporte; mais il repoussa la bourse et répondit:
—Je suis au service d'un maître qui ne permet pas qu'un autre que lui paye ses serviteurs.
Et à ces mots, sans donner à son cheval plus de temps pour souffler qu'il n'en avait mis à me dire ces paroles, il repartit au galop.
Pendant ce temps, le duc Charles lisait ce billet court mais net.
«Un hôte, admirablement reçu par S. A. le duc de Savoie, trouve l'occasion de payer l'hospitalité qu'il a reçue de lui en le prévenant qu'il doit être enlevé cette nuit du château de Rivoli avec le prince Victor-Amédée. Il n'y a pas un instant à perdre. A cheval et à Turin.
—Pas de signature? demanda le duc.
—Non; mais il est évident que l'avis vient du duc de Montmorency ou du comte de Moret.
—Quelle livrée portait le page?
—Aucune. Mais j'ai cru le reconnaître pour celui que le duc avait conduit avec lui et qu'il nommait Galaor.
—Ce doit être cela. Eh bien?
—Votre avis, monsieur?
—Mon avis, mon cher Victor, est de suivre celui qui nous est donné; attendu qu'il ne peut nous arriver malheur en le suivant, tandis qu'il peut nous arriver grand malheur en ne le suivant pas.
—Alors, en route, monseigneur.
Le duc s'avança, toujours souriant, au milieu de la salle,
—Mesdames et messieurs, dit-il, je reçois une lettre à laquelle, vu son importance, je dois répondre à l'instant même, aidé des conseils de mon fils.—Ne vous occupez pas de nous; dansez, amusez-vous, ce palais est le vôtre; en notre absence momentanée, notre chère belle-fille, la princesse Christine, voudra bien vous en faire les honneurs.
L'invitation était un ordre. Dames et cavaliers saluèrent en se rangeant sur deux haies pour laisser passer les deux princes, qui sortirent en souriant et en saluant de la main.
Mais une fois hors de la salle, toute feinte cessa: le père et le fils appelèrent un valet de chambre et se firent jeter un manteau sur les épaules, et tels qu'ils étaient, descendirent les escaliers, traversèrent la cour, se rendirent droit aux écuries, firent seller leurs deux meilleurs coureurs, glissèrent des pistolets dans les fontes, enfourchèrent leurs montures et se lancèrent au grand galop sur la route de Turin, dont ils n'étaient éloignés que d'une lieue.
Pendant ce temps, Latil et ses cinquante hommes suivaient, aussi rapidement qu'il leur était possible, la route de Suze à Turin, au moment où la route bifurque et où l'une de ses bifurcations prend à travers terres pour se rendre, par une allée bordée de peupliers, au château de Rivoli, Latil, qui marchait en tête de sa petite troupe, crut voir une ombre qui s'avançait rapidement.
De son côté, le cavalier—car cette ombre était celle d'un cavalier et même d'un cheval—de son côté le cavalier s'arrêta, et parut examiner la petite troupe avec non moins de curiosité et d'inquiétude que la petite troupe ne l'examinait lui-même.
Latil avait été sur le point de crier: Qui vive! mais il craignait que ce cri en français ou mal accentué en italien ne le trahît. Il résolut donc d'aller seul à la découverte, et poussa son cheval au galop dans la direction du cavalier arrêté comme une statue équestre au milieu de la route.
Mais à peine le cavalier eut-il reconnu que c'était à lui qu'on en voulait, qu'il rassembla les rênes de son cheval, lui mit les éperons dans le ventre, et le lança par-dessus le fossé de la route de Rivoli, coupant diagonalement à travers terre pour rejoindre la route de Suze.
Latil se mit à sa poursuite en lui criant d'arrêter; mais cette injonction ne fit que redoubler la vitesse du cavalier, monté sur un excellent cheval. Un instant, dans la ligne convergente que chacun d'eux suivait, Latil tint le cavalier inconnu à la portée de son pistolet; mais il réfléchit à deux choses: d'abord, que le cavalier inconnu n'était peut-être pas un ennemi; et ensuite, que le bruit de l'arme à feu pouvait donner l'éveil.
Tous deux atteignirent la route; mais le cavalier inconnu avait trois longueurs de cheval d'avance sur Latil, et sa monture était supérieure: non-seulement il devait maintenir cette distance, mais il devait l'augmenter.
Au bout de cinq minutes, Latil avait perdu l'espoir de le rejoindre, et abandonnant une poursuite inutile, il revenait vers son détachement tandis que le cavalier inconnu se perdait dans l'obscurité et que tout, même le bruit des pas de son cheval, venait se perdre dans ce silence nocturne, véritable roi des ténèbres.
Latil reprit sa place à la tête de son détachement en secouant la tête. L'événement, si peu important qu'il fût en tout autre circonstance, prenait pour Latil une suprême gravité.
Son premier mot avait été:
—Je réponds de tout si le prince n'a pas été prévenu.
Qu'était venu faire à Rivoli ce cavalier si bien monté et si désireux de rester inconnu? Pourquoi, s'il ne venait pas de Suze, retournerait-il à Suze? Mais qui disait qu'il vient de Suze? La respiration de son cheval accusait une longue route déjà faite.
Mais cette défiance fut bien plus grande encore lorsqu'en approchant de Rivoli ce ne fut plus un cavalier, mais deux cavaliers dont Latil aperçut les silhouettes sur la route, et qui, faisant le même manége que le premier, s'arrêtèrent à la vue de la troupe qui venait à eux. Ces deux cavaliers, sans attendre, dès qu'ils l'eurent découverte, que cette troupe fît un pas de plus, s'élancèrent au grand galop dans la direction opposée à celle qu'avait suivie le premier cavalier, c'est-à-dire dans celle de Turin.
Latil ne tenta pas même de les poursuivre, les chevaux frais qu'ils montaient étaient de première vitesse et semblaient ne pas toucher la terre. Il n'y avait pas autre chose à faire que de précipiter la course du côté du château dont les fenêtres flamboyaient à l'horizon.
Au bout du compte ce pouvait être le hasard qui avait placé ces trois cavaliers sur la route de Latil.
En dix minutes on fut aux portes du château, rien n'y annonçait qu'une alerte quelconque y eût été donnée. Latil fit faire le tour de l'enceinte et garder toutes les portes; puis, par chaque escalier, il fit monter six hommes, et lui-même, à la tête d'un petit nombre, l'épée à la main, monta les degrés principaux et se présenta à la porte de la salle de bal, tandis que les groupes détachés par lui se présentaient aux trois autres portes.
A la vue de ces hommes armés portant l'uniforme français, les musiciens étonnés s'arrêtèrent d'eux-mêmes, et les danseurs effrayés se tournèrent, selon la position qu'ils occupaient, vers les quatre points cardinaux de la salle, c'est-à-dire vers chaque porte où apparaissaient les soldats.
Latil, après avoir ordonné à ses hommes de garder les portes, s'avança, le chapeau d'une main, l'épée de l'autre, jusqu'au milieu de la salle. Mais la princesse Christine, lui épargnant la moitié du chemin, vint de son côté au devant de lui.
—Monsieur, lui dit-elle, c'est à mon beau-père Mgr le duc de Savoie et à mon mari le prince de Piémont que vous avez affaire, à ce que je présume; mais j'ai le regret de vous annoncer que tous deux sont partis il y a un quart d'heure à peine pour Turin, où ils sont arrivés, je l'espère, sans accident; si vous et vos hommes avez besoin de rafraîchissements, le château de Rivoli est connu par son hospitalité, et je serai heureuse d'en faire les honneurs à un officier et à des soldats de mon frère Louis XIII.
—Madame, répondit Latil, rappelant tous ses souvenirs de la vieille cour pour répondre à celle qui venait de se faire connaître pour la sœur du roi, la femme du prince de Piémont et la belle-fille du duc de Savoie, notre visite n'avait justement d'autre but que de vous donner des nouvelles de Leurs Altesses, que nous venons de rencontrer, il y a dix minutes, se rendant, comme vous m'avez fait l'honneur de me le dire, à Turin où, à la manière dont ils pressaient leurs chevaux, ils avaient grande hâte d'arriver. Quant à l'hospitalité que vous nous avez fait l'honneur de nous offrir, il nous est malheureusement impossible de l'accepter, forcés que nous sommes d'aller reporter au cardinal les nouvelles que nous venons de prendre.
Et, saluant la princesse Christine avec une courtoisie que ceux qui ne le connaissaient pas pouvaient être étonnés de trouver dans un capitaine d'aventure:
—Allons, dit-il en rejoignant ses hommes, nous avons été prévenus, comme je m'en doutais, et nous avons fait buisson creux!
CHAPITRE XX.
OU LE COMTE DE MORET SE CHARGE DE FAIRE ENTRER UN MULET ET UN MILLION DANS LE FORT DE PIGNEROL.
Richelieu, en apprenant le résultat de l'expédition de Latil, fut furieux. Comme Latil, il ne fit aucun doute que le duc de Savoie n'eût été prévenu.
Mais par qui pouvait-il avoir été prévenu?
Le cardinal ne s'était ouvert qu'à une personne, le duc de Montmorency!
Etait-ce lui qui avait prévenu Charles-Emmanuel? C'était bien là une des exagérations de son caractère chevaleresque! Mais cependant cette chevalerie, à l'endroit d'un ennemi, était presque une trahison à l'égard de son roi.
Richelieu, sans rien dire de ses soupçons contre Montmorency, car il savait Latil attaché au comte de Moret et au duc de Montmorency, fit au capitaine une longue série de questions sur ce cavalier entrevu dans l'obscurité.
Latil dit tout ce qu'il avait vu, déclara avoir aperçu un tout jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, coiffé d'un large feutre avec une plume de couleur, et enveloppé d'un manteau bleu ou noir. Le cheval était aussi noir que la nuit, avec laquelle il se confondait.
Resté seul, le cardinal fit demander quelles étaient les sentinelles de garde de huit à dix heures du soir; on ne pouvait sortir de Suze ni y entrer sans le mot d'ordre, qui était, cette nuit-là, Suze et Savoie. Or le mot d'ordre n'était connu que des chefs: du maréchal de Schomberg, du maréchal de Créquy, du maréchal de La Force, du comte de Moret, du duc de Montmorency, etc., etc.
Il fit appeler les sentinelles devant lui et les interrogea.
L'une d'elles, sur la description que le cardinal lui en fit, déclara avoir vu passer un jeune homme tel qu'il le dépeignait; seulement, au lieu de sortir par la porte d'Italie, il était sorti par la porte de France. Il avait répondu correctement au mot d'ordre.
Mais cela ne faisait rien qu'il fût sorti par la porte de France, il pouvait parfaitement, une fois hors la porte, tourner la ville et aller rejoindre la route d'Italie.
C'était ce que l'on verrait au jour.
En effet, l'on retrouva les traces d'un cheval.
Il avait suivi la route indiquée, c'est-à-dire qu'il était sorti par la porte de France, avait contourné la ville et avait rejoint à un quart de lieue au-delà de Suze, la route d'Italie.
Rien n'arrêtait plus le cardinal à Suze; la veille, il avait annoncé à Victor-Amédée que la guerre était déclarée; en conséquence, vers dix heures du matin, lorsque toutes les investigations furent faites, les tambours et les trompettes donnèrent le signal du départ.
Le cardinal fit défiler devant lui les quatre corps d'armée commandés par M. de Schomberg, M. de La Force, M. de Créquy et le duc de Montmorency. Au nombre des officiers se tenant près de lui se trouvait Latil.
M. de Montmorency, comme toujours, menait grande suite de gentilshommes et de pages. Au nombre de ces pages était Galaor, coiffé d'un feutre à plumes rouges et monté sur un cheval noir.
En voyant passer le jeune homme, Richelieu toucha l'épaule de Latil.
—C'est possible, dit celui-ci, mais sans vouloir affirmer.
Richelieu fronça le sourcil, son œil lança un éclair dans la direction du duc, et, mettant son cheval au galop, il alla prendre la tête de la colonne, précédé seulement des éclaireurs, qu'à cette époque on appelait des enfants perdus.
Il était vêtu de son costume de guerre habituel, portait sous sa cuirasse un pourpoint feuille-morte enrichi d'une petite broderie d'or; une plume flottait sur son feutre; mais comme d'un moment à l'autre on pouvait rencontrer l'ennemi, deux pages marchaient devant lui, l'un portant ses gantelets, l'autre son casque; à ses côtés, deux autres pages tenaient par la bride un coureur de grand prix. Cavois et Latil, c'est-à-dire son capitaine et son lieutenant des gardes, marchaient derrière lui.
Au bout d'une heure de marche, on arriva à une petite rivière que le cardinal avait eu besoin de faire sonder la veille; aussi, sans s'inquiéter, poussa-t-il le premier son cheval à l'eau, et le premier arriva-t-il sans accident aucun à l'autre bord.
Pendant que l'armée traversait ce cours d'eau, une pluie torrentielle commença à tomber; mais sans s'inquiéter de la pluie, le cardinal continua sa marche. Il est vrai qu'il eût été difficile de mettre à l'abri toute une armée dans les petites maisons isolées qu'on rencontrait sur la route. Mais le soldat qui ne s'inquiète pas des impossibilités, commença de murmurer et de donner le cardinal à tous les diables. Ces plaintes étaient prononcées à voix assez haute pour que le cardinal n'en perdît pas une syllabe.
—Eh! fit le cardinal, se retournant vers Latil, entends-tu, Etienne?
—Quoi? Monseigneur.
—Tout ce que ces drôles disent de moi.
—Bon, Monseigneur, reprit en riant Latil, c'est la coutume du soldat quand il souffre de donner son chef au diable; mais le diable n'a pas de prise sur un prince de l'Eglise.
—Quand j'ai ma robe rouge peut-être; mais pas quand je porte la livrée de Sa Majesté; passez dans les rangs, Latil, et recommandez-leur d'être plus sages.
Latil passa dans les rangs et revint prendre sa place près du cardinal.
—Eh bien? demanda le cardinal.
—Eh bien, Monseigneur, ils vont prendre patience.
—Tu leur as dit que j'étais mécontent d'eux?
—Je m'en suis bien gardé, Monseigneur!
—Que leur as-tu dit, alors?
—Que Votre Eminence leur était reconnaissante de la façon dont ils supportaient les fatigues de la route, et qu'en arrivant à Rivoli ils auraient double distribution de vin.
Le cardinal mordit un instant sa moustache.
—Peut-être as-tu bien fait, dit-il.
Et, en effet, les murmures s'étaient apaisés. Il est vrai que le temps s'éclaircissait, et sous un rayon de soleil on voyait briller au loin les toits en terrasse du château de Rivoli et du village groupé autour du château.
On fit la marche tout d'une traite, et l'on arriva à Rivoli vers trois heures.
—Votre Eminence me charge-t-elle de la distribution de vin? demanda Latil.
—Puisque tu as promis à ces drôles une double ration, il faut bien la leur donner; mais que tout soit payé comptant.
—Je ne demande pas mieux, Monseigneur; mais pour payer...
—Oui, il faut de l'argent, n'est-ce pas?
Le cardinal s'arrêta, et, sur l'arçon de sa selle, écrivit en déchirant une feuille de ses tablettes:
«Le trésorier payera à M. Latil la somme de mille livres dont celui-ci me rendra compte.»
Et il signa.
Latil partit devant.
Quand l'armée entra dans Rivoli, trois quarts d'heure après, les soldats virent, avec une satisfaction muette d'abord, mais bientôt bruyamment exprimée, un tonneau de vin défoncé de dix portes en dix portes, et une armée de verres rangée autour de chaque tonneau.
Alors les murmures causés par l'eau se changèrent en acclamations à la vue du vin, et les cris de: «Vive le cardinal!» s'élancèrent de tous les rangs.
Au milieu de ces cris, Latil vint rejoindre le cardinal.
—Eh bien, monseigneur? lui dit-il.
—Eh bien, Latil, je crois que tu connais le soldat mieux que moi.
—Eh pardieu, à chacun son état! Je connais mieux le soldat, ayant vécu avec les soldats. Votre Eminence connaît mieux les hommes d'église, ayant vécu avec les hommes d'église.
—Latil! dit le cardinal, en posant la main sur l'épaule de l'aventurier, il y a une chose que tu apprendras quand tu les auras autant fréquentés que les soldats, c'est que plus on vit avec les hommes d'église, moins on les connaît.
Puis, comme on arrivait au château de Rivoli, réunissant autour de lui les principaux chefs.
—Messieurs, dit-il, je crois que le château de Rivoli est assez grand pour que chacun de vous y trouve sa place; d'ailleurs, voici M. de Montmorency et M. de Moret qui y sont venus lorsqu'il était habité par le duc de Savoie, et qui voudront bien être nos maréchaux de logis.
Puis il ajouta:
—Dans une heure, il y aura conseil chez moi; arrangez-vous de manière à vous y trouver, il s'agit de délibérations importantes.
Les maréchaux et les officiers supérieurs, mouillés jusqu'aux os, et aussi pressés de se réchauffer que les soldats, saluèrent le cardinal et promirent d'être exacts au rendez-vous.
Une heure après, les sept chefs admis au conseil étaient assis dans le cabinet que le duc de Savoie avait quitté la veille, et où le cardinal de Richelieu les avait convoqués.
Ces sept chefs étaient: le duc de Montmorency, le maréchal de Schomberg, le maréchal de La Force, le maréchal de Créquy, le marquis de Toyras, le comte de Moret et M. d'Auriac.
Le cardinal se leva, d'un geste réclama le silence et, les deux mains appuyées sur la table:
—Messieurs, dit-il, nous avons un passage ouvert sur le Piémont; ce passage, c'est le pas de Suze, que quelques-uns de vous ont conquis au prix de leur sang; mais avec un homme de si mauvaise foi que Charles-Emmanuel, un passage n'est point assez: il nous en faut deux. Voici donc mon plan de campagne; avant de pousser plus avant notre agression en Italie, je désirerais assurer, en cas de besoin, soit pour notre retraite, soit au contraire pour nous faire passer de nouvelles troupes, une communication du Piémont en Dauphiné, en nous emparant du fort de Pignerol. Vous le savez, messieurs, le faible Henri III l'aliéna en faveur du duc de Savoie. Gonzagues, duc de Nevers, père de ce même Charles, duc de Mantoue, pour la cause duquel nous traversons les Alpes, gouverneur de Pignerol et général des armées de France en Italie, employa inutilement son esprit et son éloquence à détourner Henri III d'une résolution si préjudiciable à la couronne. Ne dirait-on pas que le prudent et brave duc de Mantoue, se trouverait en danger d'être dépouillé de ses Etats faute d'un passage ouvert aux troupes de France. Voyant que le roi Henri III persistait dans sa résolution, Gonzague demanda d'être déchargé du gouvernement de Pignerol avant son aliénation, car il ne voulait pas que la postérité pût le soupçonner d'avoir consenti ou pris part à une chose si contraire au bien de l'Etat. Eh bien, messieurs, c'est à nous qu'il est réservé l'honneur de rendre la forteresse de Pignerol à la couronne de France; seulement, est-ce par la force, est-ce par la ruse que nous reprendrons Pignerol? Par la force il nous faut sacrifier beaucoup de temps et beaucoup d'hommes. Voilà pourquoi je préférerais la ruse. Philippe de Macédoine disait qu'il n'y avait pas de place imprenable dès qu'il y pouvait entrer un mulet chargé d'or. J'ai le mulet et l'or, seulement l'homme ou plutôt le moyen me manque pour les faire entrer.—Aidez-moi, je donnerai un million en échange des clefs de la forteresse.
Comme toujours, la parole fut accordée pour répondre, selon leur rang d'âge, à chacun des assistants.
Tous demandèrent vingt-quatre heures pour réfléchir.
C'était le comte de Moret le plus jeune, par conséquent c'était à lui de parler le dernier. Mais, il faut le dire, personne ne comptait guère sur lui, lorsqu'au grand étonnement de tous il se leva et dit en saluant le cardinal:
—Que Votre Eminence tienne le mulet et le million prêts, d'ici à trois jours je me charge de les faire entrer.
CHAPITRE XXI.
LE FRÈRE DE LAIT.
Le lendemain du jour où le conseil avait été tenu au château de Rivoli, un jeune paysan de vingt-quatre à vingt-cinq ans, vêtu comme les montagnards de la vallée d'Aoste et baragouinant le patois piémontais, se présentait à la porte du fort de Pignerol sous le nom de Gaëtano, vers huit heures du soir.
Il se donnait pour le frère de la femme de chambre de la comtesse d'Urbain, et demandait la signora Jacintha.
La signora Jacintha, prévenue par un soldat de la garnison, fit un petit cri de surprise que l'on pouvait à la rigueur prendre pour un cri de joie, mais comme si, pour obéir à la voix du sang qui l'appelait à la porte de la forteresse par la bouche de son frère, elle avait besoin de la permission de sa maîtresse, elle se précipita dans la chambre de la comtesse, d'où elle sortit au bout de cinq minutes par la même porte qui lui avait donné entrée, tandis que la comtesse s'élançait par la porte opposée et descendait rapidement un petit escalier qui conduisait à un charmant petit jardin réservé pour elle seule, et sur lequel donnaient les fenêtres de la chambre de Jacintha.
A peine dans le jardin, elle s'enfonça dans l'endroit le plus retiré, c'est-à-dire dans un angle tout planté de citronniers, d'orangers et de grenadiers.
Pendant ce temps, Jacintha traversait la cour en sœur joyeuse et pressée de recevoir son frère, tout en criant d'un accent attendri:
—Gaëtano! cher Gaëtano!
Le jeune homme se jeta dans ses bras, et, comme au même moment le comte Urbain d'Espalomba rentrait de faire une ronde et de placer les sentinelles, il put assister aux transports de joie que firent éclater les deux jeunes gens, qui ne s'étaient pas vus, disaient-ils, depuis près de deux ans, c'est-à-dire depuis que Jacintha avait quitté la maison maternelle pour suivre sa maîtresse.
Jacintha vint faire une belle révérence au comte et lui demander la permission de garder auprès d'elle son frère, qui avait, disait-elle, à ce qu'il paraissait—car elle n'avait pas encore eu le temps de s'en expliquer avec lui—à l'entretenir d'affaires de la plus haute importance.
Le comte demanda à voir Gaëtano, échangea quelques paroles avec lui, et satisfait du ton de franchise de ce garçon, il l'autorisa à demeurer dans la forteresse. Au reste, le séjour ne devait pas être long, Gaëtano disant qu'il ne pouvait disposer que de quarante-huit heures.
Puis, jugeant qu'il était inutile de perdre son temps avec de si petites gens, le comte leur donna congé et remonta chez eux.
Il n'avait pas été difficile pour Gaëtano de s'apercevoir que le comte était de mauvaise humeur, et comme la chose paraissait l'intéresser plus qu'on n'aurait pu le croire de la part d'un paysan qui n'a aucun motif de se mêler des affaires des grands seigneurs, Jacintha lui raconta le double sujet que le comte avait de se plaindre de son souverain. D'abord c'était cette cour assidue et insolente que le duc de Savoie avait faite à sa femme en présence du mari; ensuite, l'ordre inattendu que le comte avait reçu trois jours auparavant de se renfermer dans la citadelle et de la défendre jusqu'à ce qu'il ne restât plus pierre sur pierre! Le comte Urbain, au reste, ne s'était point caché de dire devant sa femme et devant Jacintha, que s'il trouvait, avec les mêmes avantages qu'en Piémont, du service soit en Espagne, soit en Autriche, soit en France, il ne se ferait pas faute d'accepter.
Gaëtano avait paru si content de cette nouvelle que, comme en ce moment il tourna un angle obscur du corridor, il avait été saisi d'une recrudescence de tendresse pour sa sœur, avait pris Jacintha dans ses bras et lui avait appliqué un gros baiser sur chaque joue.
La chambre de Jacintha s'ouvrait sur le corridor; elle y fit entrer son frère et y entra après lui et referma la porte.
Gaëtano poussa une exclamation de joie.
—Ah! s'écria-t-il, m'y voilà donc enfin, et maintenant, ma chère Jacintha, où est ta maîtresse?
—Tiens! Et moi qui croyais que c'était pour moi que vous étiez venu, dit en riant la jeune fille.
—Pour toi et pour elle, dit le comte, mais pour elle d'abord, j'ai des affaires politiques à régler avec ta maîtresse, et tu le sais, toi, qui est la camériste de la femme d'un homme d'Etat, les affaires avant tout.
—Et où réglerez-vous ces affaires importantes?
—Mais dans ta chambre, si cela ne te dérange pas trop.
—Devant moi!
—Oh! non. Quelque confiance que nous ayons en toi, ma chère Jacintha, nos affaires sont trop graves pour admettre un tiers.
—Alors, moi, que deviendrai-je?
—Alors, toi, Jacintha, assise dans un fauteuil près du lit de ta maîtresse dont les rideaux seront hermétiquement fermés, attendu la grave indisposition dont elle est atteinte, tu veilleras à ce que son mari n'entre pas dans sa chambre, de peur de la réveiller.
—Ah! monsieur le comte, dit Jacintha, avec un soupir, je ne vous savais pas si grand diplomate.
—Tu te trompais, tu vois, et comme pour un diplomate rien n'est plus précieux que le temps, dis-moi vite où est ta maîtresse?
Jacintha poussa un second soupir, ouvrit la fenêtre et prononça ce seul mot:
—Cherchez.
Le comte se rappela alors que Mathilde lui avait vingt fois parlé de ce jardin solitaire, où, si souvent elle avait rêvé à lui. Il se rappelait avoir entendu parler encore d'un bois de grenadiers, d'orangers et de citronniers qui faisait ténèbres, même en plein jour, à plus forte raison la nuit. Aussi, à peine la fenêtre fut-elle ouverte, qu'il sauta sur la fenêtre et de la fenêtre dans le jardin; puis, tandis que Jacintha essuyait une larme qu'elle s'était inutilement efforcée de retenir, le comte de Moret s'enfonçait au plus touffu du bois, en criant à demi voix:
—Mathilde! Mathilde! Mathilde!
Dès la première fois que son nom avait été prononcé, Mathilde avait reconnu la voix qui la prononçait et s'était élancée dans la direction de cette voix en criant de son côté:
—Antonio!
Puis les deux amants s'étaient aperçus, s'étaient jetés dans les bras l'un de l'autre et se tenaient embrassés, appuyés au tronc d'un oranger qui faisait, dans le mouvement qu'ils lui imprimaient, pleuvoir sur leurs têtes une pluie de fleurs.
Ils restèrent ainsi un instant, sinon muets, du moins ne se parlant et ne se répondant que par ce vague murmure qui, en s'échappant de la bouche des amants, dit tant de choses sans prononcer un seul mot.
Enfin tous deux, semblant revenir de ce charmant pays des songes, que l'on ne voit qu'en rêve, murmurèrent en même temps:
—C'est donc toi!
Et tous deux dans un seul baiser répondirent oui!
Puis, revenant la première à la raison:
—Mais mon mari! s'écria la comtesse.
—Tout a réussi comme nous l'espérions, il m'a pris pour le frère de Jacintha et m'a permis de demeurer au château.
Alors tous deux s'assirent côte à côte, la main dans la main. L'heure des explications était venue.
Les explications sont longues entre amants; elles se continuèrent du jardin dans la chambre de Jacintha, qui, ainsi que la chose avait été convenue passa, elle, la nuit au chevet du lit de sa maîtresse.
Vers huit heures du matin, on frappait doucement à la porte du cabinet du comte; il était levé et habillé, ayant été réveillé à six heures par un courrier de Turin qui lui annonçait que les Français étaient à Rivoli et qu'ils paraissaient avoir le dessein de faire le siège de Pignerol.
Le comte était soucieux. Ce fut facile à deviner à la manière brusque dont il prononça le mot ENTREZ.
La porte s'ouvrit, et, à son grand étonnement, il vit paraître la comtesse.
—C'est vous, Mathilde, s'écria-t-il en se levant; savez-vous la nouvelle? et est-ce à cette nouvelle que je dois le bonheur inattendu de cette visite matinale?
—Quelle nouvelle, monsieur?
—Mais que nous allons probablement être assiégés!
—Oui, et je voulais causer de cela avec vous.
—Mais comment et par qui avez-vous su cette nouvelle?
—Tout à l'heure, je vous le dirai. Tant il y a que toute la nuit elle m'a empêchée de dormir.
—On le voit à votre teint, madame: vous êtes pâle et avez l'air fatigué.
—J'attendais le jour avec impatience pour venir vous parler.
—Ne pouviez-vous me faire éveiller, madame; la nouvelle était assez importante pour me la dire.
—Cette nouvelle, monsieur, éveillait dans mon esprit une foule de souvenirs et de doutes, tels que je désirais qu'avant de vous en parler, vous-même la connaissiez et ayiez réfléchi sur ses conséquences.
—Je ne vous comprends point, madame, et j'avoue que je ne vous ai jamais entendu parler d'affaires d'Etat ni de guerre...
—Oh! l'on méprise trop notre faible intelligence, c'est vrai, pour nous parler de ces choses-là.
—Et vous prétendez qu'on a tort, fit le comte en souriant.
—Sans doute, car parfois nous pourrions donner de bons conseils.
—Et si je vous demandais votre avis dans la circonstance où nous nous trouvons, par exemple, quel conseil me donneriez-vous?
—D'abord, monsieur, dit la comtesse, je commencerais par vous rappeler combien le duc de Savoie a été ingrat envers vous!
—Ce serait inutile, madame; cette ingratitude est et restera toujours présente à ma mémoire.
—Je vous dirais: Souvenez-vous des fêtes de Turin au milieu desquelles m'ont été faites par le souverain même qui avait eu l'idée de notre mariage, les propositions les plus injurieuses à votre honneur et au mien.
—Ces propositions, je me les rappelle, madame.
—Je vous dirais: N'oubliez pas la façon dure et brutale dont il vous a donné l'ordre de quitter Rivoli et de venir attendre les Français à Pignerol!
—Je ne l'ai point oubliée, et n'attends que le moment de lui en donner la preuve.
—Eh bien, ce moment est venu, et vous vous trouvez, monsieur, dans une de ces situations décisives où l'homme, devenu l'arbitre de sa destinée, peut choisir entre deux avenirs: l'un de servitude sous un maître dur et hautain, l'autre de liberté, avec une grande position et une fortune immense.
Le comte regarda sa femme d'un air étonné.
—Je vous avoue, madame, lui dit-il, que je cherche en vain où vous voulez en venir.
—Aussi vais-je aborder nettement la question.
L'étonnement du comte redoublait.
—Le frère de Jacintha est au service du comte de Moret.
—Du fils naturel du roi Henri IV.
—Oui, monsieur.
—Eh bien? madame.
—Eh bien, avant-hier, le cardinal de Richelieu a dit devant le comte de Moret qu'il donnerait un million à celui qui lui livrerait les clefs de Pignerol!
Les yeux du comte lancèrent un éclair de convoitise.
—Un million! dit-il, je voudrais le voir.
—Vous le verrez quand vous le voudrez, monsieur!
Le comte serra ses mains crispées.
—Un million, murmura-t-il; vous avez raison, madame, cela vaut la peine d'y songer; mais comment savez-vous que cette somme est offerte?
—D'une manière bien simple; le comte de Moret a pris l'affaire en main et a envoyé Gaëtano avec ordre de sonder le terrain.
—Et c'est pour cela que Gaëtano est venu voir sa sœur hier soir?
—Justement; et sa sœur m'a fait prier de le recevoir; de sorte que c'est à moi qu'il a tout dit, que c'est à moi que la proposition est faite et qu'il n'y a que moi de compromise si elle échoue.
—Et pourquoi échouerait-elle? demanda le comte.
—Si vous refusiez!... c'était possible.
Le comte demeura un moment pensif.
—Et quelles sont les garanties qu'on me donne.
—L'argent.
—Mais alors quelles sont les garanties qu'on exige de moi?
—Un otage.
—Et quel est cet otage?
—Il est tout simple qu'au moment d'un siége vous éloigniez votre femme de la ville où vous êtes résolu de vous défendre à toute extrémité. Vous me renvoyez chez ma mère, à Selemo, et là j'attends que vous me fassiez dire dans quelle ville de France, car je présume que, le marché conclu, vous vous retirerez en France, et là j'attends que vous me fassiez dire dans quelle ville de France je dois vous rejoindre.
—Et le million sera payé?
—En or.
—Quand?
—Quand, en échange de l'or que vous apportera Gaëtano, vous aurez remis la capitulation signée par vous et autorisé mon départ.
—Que Gaëtano revienne ce soir avec le million, et soyez prête à partir avec lui.
Le soir, à huit heures, le comte de Moret, toujours sous le nom de Gaëtano, entrait, comme il l'avait promis au cardinal de Richelieu, avec un mulet chargé d'or dans le fort de Pignerol et en sortait, comme il se l'était promis à lui-même, avec la comtesse.
Celle-ci était porteur de la capitulation, datée du surlendemain, afin de donner au cardinal le temps de mettre le siége devant la forteresse.
La garnison avait vie et bagages sauvés.
CHAPITRE XXII.
L'AIGLE ET LE RENARD.
Le surlendemain, le cardinal de Richelieu entrait dans le fort de Pignerol juste au moment où Charles-Emmanuel sortait de Turin pour venir le secourir.
Mais, à trois lieues de Turin, ses éclaireurs lui annoncèrent qu'un corps de huit cents hommes à peu près venait à sa rencontre avec les bannières savoyardes.
Il envoya un de ses officiers reconnaître quel était ce corps; et l'officier lui revint dire, à son grand étonnement, que c'était la garnison de Pignerol qui regagnait Turin. Le fort s'était rendu.
La nouvelle produisit sur Charles-Emmanuel une terrible impression. Il s'arrêta un instant, pâlit, passa sa main sur son front en appelant le commandant de sa cavalerie:
—Chargez-moi toute cette canaille, dit-il, en lui montrant les pauvres diables qui n'en pouvaient mais, puisque ce n'était point la garnison, mais le gouverneur qui s'était rendu; et s'il est possible, que pas un n'en reste debout.
L'ordre fut exécuté à la lettre et les trois quarts de ces malheureux furent passés au fil de l'épée.
Cet événement de la prise de Pignerol, dont les causes restèrent ignorées au duc de Savoie, lui fit envisager sa position à son véritable point de vue. Il reconnut qu'elle était désastreuse. Toutes les ruses et toutes les intrigues d'un règne de près de quarante-cinq ans, et ce règne de quarante-cinq ans s'était passé tout entier en intrigues et en ruses, n'avaient donc abouti qu'à mettre un ennemi terrible au cœur de ses Etats. Sa seule ressource maintenant était donc de se jeter dans les bras des Espagnols et des Autrichiens, d'implorer Spinola, un Génois, c'est-à-dire un ennemi, ou Waldstein, un Bohême, c'est-à-dire un étranger.
Il fallait plier sous la main de fer de la nécessité. Le duc convoqua Spinola, le général en chef des Espagnols, et Cellato, le chef des Allemands descendus en Italie, pour les inviter à lui venir en aide contre les Français. Mais Spinola, grand homme de guerre, qui depuis qu'il occupait le Milanais, n'avait point perdu des yeux Charles-Emmanuel, n'avait pas la moindre sympathie pour ce petit prince intrigant et ambitieux qui, tant de fois, par ses changements de politique, lui avait fait tirer l'épée et tant de fois la remettre au fourreau. Quant à Cellato, il n'avait qu'un but en descendant en Italie: nourrir et enrichir son armée et lui-même, et, pour couronnement à cette campagne qu'il faisait pour son compte en véritable condottieri qu'il était, prendre et piller Mantoue. Des hommes de cette trempe devaient, on le comprend, se laisser peu attendrir par les lamentations du duc de Savoie.
Spinola déclara donc qu'il ne pouvait aucunement affaiblir son armée, qu'il avait besoin de conserver tout entière pour l'exécution de ses projets dans le Montferrat.
Quant à Cellato, c'était autre chose; comme nous l'avons dit, il pouvait tirer d'Allemagne autant d'hommes qu'il en avait besoin. Waldstein, remis à la tête de ses bandits, commandant à plus de cent mille hommes, ou plutôt commandé par eux, effrayant Ferdinand II de sa puissance, et parfois s'en effrayant lui-même, ne demandait pas mieux que d'en céder à tous les princes qui voudraient lui en acheter. C'était purement et simplement une affaire d'argent qui se débattit entre Charles Emmanuel et Cellato, qui finit, après quelques pourparlers et une large saignée à la caisse du duc de Savoie, par lui céder une dizaine de mille hommes.
Au reste, il fallait toute la haine de Charles-Emmanuel contre la France pour conclure ce terrible marché; c'était introduire dans le Piémont un ennemi bien autrement à craindre que celui qu'il en voulait chasser. La discipline la plus sévère régnait dans le camp des Français. Les soldats ne prenaient rien que l'argent à la main; les Allemands, au contraire, ne tendaient la main que pour prendre et piller.
Le duc de Savoie comprit donc bientôt que ce qu'il y avait de mieux pour lui, c'était d'essayer une dernière tentative afin d'attendrir Richelieu.
Or, deux jours après la prise de Pignerol, le cardinal travaillait dans ce même cabinet du comte Urbain d'Espalomba, où nous avons vu la comtesse venir frapper de si bon matin, le lendemain de l'arrivée de Gaëtano au fort; on lui annonça la visite d'un jeune officier envoyé par le cardinal Antonio Barberini, neveu du pape et son légat près de Charles-Emmanuel.
Le cardinal devina aussitôt ce dont il était question, et comme c'était Etienne Latil qui lui faisait cette annonce, et qu'il avait grande confiance non-seulement dans le courage, mais encore dans la perspicacité de son lieutenant des gardes:
—Arrive ici, lui dit le cardinal.
—Me voici, Eminence, répondit Latil en portant la main à son chapeau.
—Connais-tu l'envoyé de Mgr Barberini?
—Je ne l'ai jamais vu, monseigneur.
—Et son nom?
—Parfaitement inconnu.
—De toi? mais peut-être pas de moi!
Latil secoua la tête.
—Il y a peu de gens connus que je ne connaisse pas, dit-il.
—Comment s'appelle-t-il?
—Mazarino Mazarini, monseigneur.
—Mazarino Mazarini! Tu as raison, je ne connais pas ce nom-là, Etienne. Diable! je n'aime pas jouer sans voir un peu dans les cartes de mon voisin.—Jeune?
—Vingt-six à vingt-huit ans à peine.
—Beau ou laid?
—Joli.
—Fortune de femme ou de prélat? de quelle partie de l'Italie?
—A son accent, je le croirais du royaume de Naples.
—Finesse et ruse. Elégant ou négligé dans sa mise?
—Coquet.
—Tenons-nous bien, Latil! Vingt-huit ans, joli, coquet, envoyé par le cardinal Barberini, neveu d'Urbain VIII. Ce doit être ou un imbécile, ce que je verrai bien du premier coup, ou un homme très fort, ce qui sera plus difficile à voir. Fais entrer; en tout cas, grâce à toi, je ne serai pas surpris.
Cinq minutes après la porte s'ouvrait, et Latil annonçait:
—Le capitaine Mazarino Mazarini.
Le cardinal jeta les yeux sur le jeune officier. Il était bien tel que Latil l'avait dépeint.
De son côté, tout en saluant respectueusement le cardinal, le jeune officier que nous appellerons Mazarin; car, naturalisé en 1639, il enleva les dernières lettres de son nom, et ce fut sous celui de Mazarin que l'histoire l'a enregistré comme un des plus grands fourbes qui aient jamais administré le royaume,—de son côté, disons-nous, en saluant le cardinal, Mazarin fit de l'éminence un inventaire aussi complet qu'un homme d'un esprit rapide et investigateur peut le faire en un coup d'œil.
Nous avons déjà une fois, en amenant Sully et Richelieu en face l'un de l'autre, montré le passé et le présent. Le hasard fait qu'en amenant en face l'un de l'autre Richelieu et Mazarin, nous pouvons montrer cette fois le présent et l'avenir.
Cette fois seulement, nous ne pouvons plus intituler notre chapitre les deux Aigles; mais l'Aigle et le Renard.
Le renard entra donc avec son regard fin et oblique.
L'aigle le reçut avec son regard fixe et profond.
—Monseigneur, dit Mazarin, affectant un grand trouble, pardonnez à l'émotion que j'éprouve en me trouvant devant le premier génie politique du siècle, moi simple capitaine des armées pontificales, et surtout si jeune d'âge.
—En effet, monsieur, dit le cardinal, vous avez à peine vingt-six ans.
—Trente, monseigneur.
Le cardinal se mit à rire.
—Monsieur, lui dit-il, lorsque me rendant à Rome pour me faire sacrer évêque, le pape Paul V me demanda mon âge, comme vous, je me vieillis donc de deux ans et lui dis vingt-cinq ans, n'en ayant que vingt-trois. Il me sacra évêque; mais après le sacre je me jetais à ses genoux et lui demandai l'absolution. Il me la donna; je lui avouai alors que j'avais menti et m'étais vieilli de deux ans.
Voulez-vous l'absolution?
—Je vous la demanderai, monseigneur, répondit en riant Mazarin, le jour où je voudrai être évêque.
—Serait-ce votre intention?
—Si j'avais l'espoir d'être un jour cardinal comme Votre Eminence.
—Cela vous sera facile avec la protection que vous avez.
—Et qui a dit à monseigneur que j'avais des protections?
—La mission dont vous êtes chargé, car, m'a-t-on dit, vous venez me parler de la part du cardinal Antonio Barberini.
—Ma protection, en tout cas, ne serait que de seconde main, puisque je ne suis le protégé que du neveu de Sa Sainteté.
—Donnez-moi la protection d'un des neveux de Sa Sainteté, n'importe lequel, et je vous cède celle de Sa Sainteté elle-même.
—Vous savez cependant ce que Sa Sainteté pense de ses neveux.
—Je crois qu'il a dit un jour, dans un moment de franchise, que son premier neveu, François Barberini, qu'il a fait entrer au sacré collége, n'était bon qu'à dire des patenôtres; que son frère Antonio qui vous envoie vers moi n'avait d'autre mérite que la puanteur de son froc, ce pourquoi il lui avait donné la robe de cardinal; que le cardinal Antoine, le jeune, surnommé le Démosthène parce qu'il bégaie en parlant, n'était capable que de s'enivrer trois fois par jour, et que le dernier d'eux tous, Thadéo, qu'il avait nommé généralissime du saint-siége, était plus en état de porter une quenouille qu'une épée.
—Ah! monseigneur, je ne pousserai pas mes questions plus loin; après avoir dit ce que l'oncle pense des neveux, vous seriez capable de me répéter ce que les neveux disent de l'oncle...
—Que les grandes faveurs qu'ils reçoivent d'Urbain VIII, n'est-ce pas, ne sont que les récompenses légitimes des peines qu'ils se sont données pour le faire élire. Qu'au premier tour de scrutin, le pontife n'avait pas une voix, que répandus dans la populace romaine, ils la soulevèrent à force d'argent, si bien qu'elle vint crier sous les fenêtres du château Saint-Ange, où se faisait l'élection: Mort et incendie ou Barberino pape! Au scrutin suivant, il eut cinq voix, c'était déjà quelque chose; seulement, il en fallait treize: Deux cardinaux conduisaient la cabale qui ne voulait de lui à aucun prix.
En trois jours, les deux cardinaux disparurent, l'un frappé, dit-on, d'apoplexie, l'autre succombant à un anévrisme. Ils furent remplacés par deux partisans du candidat suprême; cela lui fit sept voix. Deux cardinaux moururent appartenant à l'opposition la plus acharnée; on parla d'une épidémie, chacun eût hâte de quitter le conclave, et Barberino eut quinze voix au lieu de treize qu'il fallait.
—Ce n'était pas trop payer la grandeur des réformes qu'à peine sur le trône pontifical, sa sainteté Urbain VIII proclama.
—Oui, en effet, dit Richelieu, il défendit aux récollets de porter la sandale et le capuchon pointu, à la façon des capucins. Il défendit aux carmes anciens de s'intituler carmes réformés. Il exigea que les religieux prémontrés d'Espagne reprissent l'ancien habit et le nom de Fratres qu'ils avaient quitté par orgueil. Il béatifia deux fanatiques théâtrins, André Avellino et Gaëtano de Tiane; un carme déchaussé, Félix Cantalice, un illuminé, le carme Florentin Corsini; deux femmes extatiques, Marie Madeleine de Pazzi et Elisabeth, reine de Portugal, et enfin le bienheureux Saint-Roch et son chien.
—Allons, allons, dit Mazarin, je vois que Votre Eminence est bien renseignée sur Sa Sainteté, ses neveux et la cour de Rome.
—Mais vous-même, qui me paraissez être un homme d'esprit, dit Richelieu, comment êtes-vous à la solde de pareilles nullités?
—On commence par où l'on peut, monseigneur, dit Mazarin avec son fin sourire.
—C'est juste, dit Richelieu, et maintenant que nous avons suffisamment parlé d'eux, parlons de nous; que venez-vous faire près de moi?
—Vous demander une chose que vous ne m'accorderez pas.
—Pourquoi?
—Parce qu'elle est absurde.
—Pourquoi vous en êtes-vous chargé, alors?
—Pour me trouver en face de l'homme que j'admire le plus au monde.
—Et quelle est cette chose?
Mazarin haussa les épaules.
—Je suis chargé de dire à Votre Eminence que, depuis la prise de Pignerol, Mgr le duc de Savoie est devenu doux comme un mouton et souple comme un serpent. Il a donc prié S. Em. Mgr le légat de vous faire demander si vous auriez cette générosité, en considération de la princesse de Piémont, sœur du roi, de lui rendre le fort de Pignerol, concession qui avancerait de beaucoup la paix.
—Savez-vous, mon cher capitaine, répondit Richelieu, que vous avez bien fait de débuter comme vous avez fait, sinon je me serais demandé si vous étiez un niais de vous charger d'une pareille ambassade, ou si vous me preniez pour un niais moi-même. Oh! non pas, l'aliénation du fort de Pignerol fut une des hontes du règne de Henri III; ce sera une des gloires du règne de Louis XIII.
—Dois-je reporter la réponse dans les termes où vous venez de me la faire?
—Non, pas précisément.
—Alors, dites, monseigneur.
—Sa Majesté n'a pas encore appris la conquête de Pignerol. Je ne puis rien faire, à moins qu'elle me déclare si elle veut garder la place, ou si elle est disposée à en faire une gracieuseté à Madame sa sœur. On m'écrit que le roi est parti de Paris et qu'il vient en Italie; attendons jusqu'à ce qu'il soit arrivé à Lyon ou à Grenoble; alors on pourra entrer sérieusement en négociation et donner des réponses plus positives.
—Vous pouvez être tranquille, monseigneur, je reporterai votre réponse mot à mot. Seulement, si vous le permettez, je leur laisserai l'espoir.
—Qu'en feront-ils?
—Rien, mais moi j'en ferai peut-être quelque chose.
—Comptez-vous donc rester en Italie?
—Non, mais avant de la quitter, j'en veux tirer tout ce qu'elle peut me donner encore.
—Croyez vous donc que l'Italie ne puisse pas vous offrir un avenir suffisant à votre ambition?
—L'Italie est un pays condamné pour plusieurs siècles, monseigneur; chaque Italien qui rencontre un compatriote doit lui dire: Memento mori. Le dernier siècle, monseigneur, vous le savez mieux que moi, a été un siècle de craquement; il a émietté tout ce qui restait encore debout des temps féodaux. Les deux grandes unités du moyen âge, l'Empire et l'Eglise se sont desserrées. Le pape et l'Empereur étaient les deux moitiés de Dieu; depuis Rodolphe de Habsbourg, l'Empire est devenu une dynastie; depuis Luther, le pape n'est plus que le représentant d'une secte.
Mazarin parut vouloir s'arrêter.
—Continuez, continuez, lui dit Richelieu, je vous écoute.
—Vous m'écoutez, monseigneur! jusqu'à aujourd'hui j'avais douté de moi; vous m'écoutez, je n'en doute plus.... Il y a encore des Italiens, mais il n'y a plus d'Italie, monseigneur. L'Espagne tient Naples, Milan, Florence et Palerme, quatre capitales. La France tient la Savoie et Mantoue; Venise perd tous les jours son influence; un froncement de sourcil de Philippe IV ou de Ferdinand II fait trembler le successeur de Grégoire VII. L'autorité manque de force, les nobles ont anéanti le peuple, mais ils sont descendus à l'état de courtisans. Le pouvoir monarchique a vaincu partout, et partout il est entouré d'ennemis terribles et invisibles qui l'obligent à s'entourer d'armées permanentes, de sbires, de bravi, à se munir de contre-poisons, à se vêtir de cotte de mailles, et, ce qui est pis, de donner la main au concile de Trente, à l'inquisition, à l'index. La fièvre de la lutte sur les places publiques et sur les champs de bataille a disparu, et avec elle la vie. L'ordre règne partout; l'ordre est la mort des peuples.
—Et où irez vous, si vous quittez l'Italie?
—Où il y aura des révolutions, monseigneur: en Angleterre peut-être, en France probablement.
—Et si vous venez en France, voudrez-vous me devoir quelque chose?
—Je serai heureux et fier de vous devoir tout, monseigneur.
—Monsieur Mazarin, nous nous reverrons, je l'espère.
—C'est mon seul désir, monseigneur.
Et le souple Napolitain salua jusqu'à terre et gagna la porte à reculons.
—J'avais bien entendu dire, murmura le cardinal, que les rats quittaient le bâtiment qui allait sombrer; mais j'ignorais que ce fût pour monter sur celui qui allait affronter la tempête.
Puis il ajouta tout bas:
—Ce jeune capitaine ira loin, surtout s'il change son uniforme contre une soutane.
Puis se levant, le cardinal gagna l'antichambre, qu'il traversait tout pensif et sans voir un courrier qui arrivait de France.
Latil le lui fit remarquer.
Le cardinal fit signe au courrier de s'approcher.
Celui-ci lui remit une lettre venant de France.
—Ah! ah! dit le cardinal en voyant le messager couvert de poussière, il paraît que la lettre que tu m'apportes est pressée.
—Très pressée, monseigneur.
Richelieu prit la lettre et l'ouvrit; elle ne contenait que peu de mots; mais, comme on va voir, elle était d'une certaine importance.