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Le comte de Moret

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CHAPITRE X.

LA RÉSOLUTION DE RICHELIEU.

Le cardinal passa une nuit très agitée, comme l'avait pensé la belle Marion, qui ne se mettait en contact avec lui que dans les grandes circonstances. La nouvelle apportée par elle était grande: Le roi raccommodé avec son favori par l'entremise de Monsieur, l'ennemi acharné du cardinal. C'était une vaste porte ouverte aux conjectures fâcheuses. Aussi le cardinal examina-t-il la question sur toutes ses faces, et le lendemain, nous ne dirons pas lorsqu'il s'éveilla, mais lorsqu'il se leva, avait-il un parti arrêté d'avance pour chaque éventualité.

Vers neuf heures du matin, on annonça un messager du roi. Le messager fut introduit dans le cabinet du cardinal, où celui-ci était déjà descendu. Il remit avec un profond salut un pli, cacheté d'un grand sceau rouge à Son Eminence, laquelle, et sans savoir ce que la lettre contenait, lui remit, comme c'était son habitude de faire à tout courrier venant de la part du roi, une bourse contenant vingt pistoles; le cardinal avait pour ces occasions des bourses toutes préparées dans son tiroir.

Un coup d'œil jeté sur la lettre avait appris au cardinal qu'elle venait directement du roi; car il avait reconnu que l'adresse elle-même était de l'écriture de Sa Majesté; il invita donc le messager à attendre dans le cabinet de son secrétaire Charpentier, dans le cas où il aurait une réponse à faire.

Puis, comme l'athlète qui prend ses forces pour la lutte matérielle se frotte d'huile, lui, pour la lutte morale, se recueillit un instant, passa son mouchoir sur son front humide de sueur, et s'apprêta à rompre le cachet.

Pendant ce temps-là, sans qu'il le remarquât, une porte s'était ouverte, et la tête inquiète de Mme de Combalet était apparue par l'entrebâillement de cette porte. Elle avait su par Guillemot que son oncle avait mal dormi et, par Charpentier, qu'un message du roi était arrivé.

Elle s'était alors hasardée à entrer, sans être appelée, dans le cabinet de son oncle, sûre qu'elle était d'ailleurs d'y être toujours la bien venue.

Mais voyant le cardinal assis et tenant à la main une lettre qu'il hésitait à ouvrir, elle comprit ses angoisses et, quoiqu'elle ignorât la visite de Marion Delorme, elle devina qu'il avait dû se passer quelque chose de nouveau.

Enfin Richelieu ouvrit le message.

Le cardinal lisait, et, quelque chose comme une ombre, à mesure qu'il lisait, s'étendait sur son front.

Elle se glissa, sans bruit, le long de la muraille et, à quelques pas de lui, s'appuya sur un fauteuil.

Le cardinal avait fait un mouvement, mais comme ce mouvement était resté silencieux, Mme de Combalet crut n'avoir pas été vue.

Le cardinal lisait toujours, seulement, de dix secondes en dix secondes, il s'essuyait le front.

Il était évidemment en proie à une vive angoisse.

Mme de Combalet s'approcha de lui, elle entendit siffler sa respiration haletante.

Puis il laissa retomber sur son bureau la main qui tenait la lettre et qui semblait n'avoir plus la force de la porter.

Sa tête se tourna lentement du côté de sa nièce et lui laissa voir son visage pâle et agité par des mouvements fébriles, tandis qu'il lui tendait une main frissonnante.

Mme de Combalet se précipita sur cette main et la baisa.

Mais le cardinal passa son bras autour de sa taille, l'approcha de lui, la serra contre son cœur et, de l'autre main, lui donnant la lettre en essayant de sourire:

—Lisez, lui dit-il.

Mme de Combalet lut tout bas.

—Lisez tout haut, lui dit le cardinal, j'ai besoin d'étudier froidement cette lettre, le son de votre voix me rafraîchira.

Mme de Combalet lut:

«Monsieur le cardinal et bon ami,

«Après avoir mûrement réfléchi à la situation intérieure et extérieure, les trouvant toutes deux également graves, mais jugeant que des deux questions, la question intérieure est la plus importante, à cause des troubles que suscitent au cœur du royaume M. de Rohan et ses huguenots, nous avons décidé, ayant toute confiance dans ce génie politique dont vous nous avez si souvent donné la preuve, que nous vous laisserions à Paris pour conduire les affaires de l'Etat en notre absence, tandis que nous irions, avec notre frère bien-aimé Monsieur pour lieutenant général, et MM. d'Angoulême, de Bassompierre, de Bellegarde et de Guise pour capitaines, faire lever le siége de Cazal, en passant, de gré ou de force, à travers les Etats de M. le duc de Savoie, nous réservant, par des courriers qui vous seront envoyés tous les jours, de vous donner des nouvelles de nos affaires, d'en demander des vôtres, et de recourir en cas d'embarras à vos bons conseils.

«Sur quoi nous vous prions, monsieur le cardinal et bon ami, de nous faire donner un état exact des troupes composant votre armée, des pièces d'artillerie en état de faire la campagne et des sommes qui peuvent être mises à notre disposition, tout en conservant celles que vous croirez nécessaires aux besoins de votre ministère.

«J'ai longtemps réfléchi avant de prendre la décision dont je vous fais part, car je me rappelais les paroles du grand poète italien forcé de rester à Florence à cause des troubles qui l'agitaient, et cependant désireux d'aller à Venise pour y terminer une négociation importante.—Si je reste, qui ira? Si je pars, qui restera? Plus heureux que lui, par bonheur, j'ai en vous, monsieur le cardinal et bon ami, un autre moi-même, et en vous laissant à Paris, je puis à la fois rester et partir.

«Sur ce, monsieur le cardinal et ami, la présente n'étant à autre fin, je prie le Seigneur qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

«Votre affectionné,

«Louys.»

La voix de Mme de Combalet s'était altérée au fur et à mesure qu'elle avançait dans cette lecture, et, en arrivant aux dernières lignes, à peine était-elle compréhensible. Mais quoique le cardinal ne l'eût lue qu'une fois, elle s'était gravée dans son esprit d'une manière ineffaçable, et c'était en effet pour calmer son agitation qu'il avait invoqué le secours de la douce voix de Mme de Combalet, qui faisait sur ses nombreuses irritations le même effet que la harpe de David sur les démences de Saül.

Lorsqu'elle eut fini, elle laissa tomber sa joue sur la tête du cardinal.

—Oh! dit-elle, les méchants! ils ont juré de vous faire mourir à la peine.

—Eh bien, voyons, que ferais-tu à ma place, Marie?

—Ce n'est pas sérieusement que vous me consultez, mon oncle?

—Très sérieusement.

—A votre place, moi?

Elle hésita.

—A ma place, toi? voyons, achève.

—A votre place, je les abandonnerais à leur sort. Vous n'étant plus là, nous verrons un peu comment ils s'en tireront.

—C'est ton avis, Marie?

Elle se redressa, et appelant à elle toute son énergie:

—Oui, c'est mon avis, dit-elle, tous ces gens-là, rois, reines, princes, sont indignes de la peine que vous prenez pour eux.

—Et alors que ferons-nous, si je quitte tous ces gens-là, comme tu les appelles?

—Nous irons dans une de vos abbayes, dans une des meilleures, et nous y vivrons tranquilles, moi vous aimant et vous soignant, vous tout à la nature et à la poésie, faisant ces vers qui vous reposent de tout.

—Tu es la consolation en personne, ma bien-aimée Marie, et je t'ai toujours trouvée bonne conseillère. Cette fois, d'ailleurs, ton avis est d'accord avec ma volonté. Hier soir, après ta sortie de mon cabinet, j'ai été prévenu, ou à peu près, de ce qui se tramait contre moi. J'ai donc eu toute la nuit pour me préparer au coup qui me frappe, et d'avance ma résolution était prise.

Il allongea la main, tira une feuille de papier et écrivit:

«Sire!

«J'ai été on ne peut plus flatté de la nouvelle marque d'estime et de confiance que veut bien me donner Votre Majesté; mais je ne puis par malheur, l'accepter. Ma santé déjà chancelante s'est encore empirée pendant le siége de La Rochelle, que, Dieu aidant, nous avons mené à bonne fin. Mais cet effort m'a complétement épuisé, et mon médecin, ma famille et mes amis exigent de moi la promesse d'un repos absolu que peuvent seules me donner l'absence des affaires et la solitude de la campagne. Je me retire donc, Sire, à ma maison de Chaillot, que j'avais achetée dans la prévision de ma retraite, vous priant, Sire, de vouloir bien accepter ma démission, tout en continuant à me croire le plus humble et surtout le plus fidèle de vos sujets.

«Armand, cardinal de Richelieu.»

Mme Combalet s'était éloignée par discrétion, il la rappela d'un signe et lui tendit le papier; à mesure qu'elle le lisait, de grosses larmes silencieuses coulaient sur ses joues.

—Vous pleurez, lui dit le cardinal?

—Oui, dit-elle, et de saintes larmes!

—Qu'appelez-vous de saintes larmes, Marie?

—Celles que l'on verse, la joie dans le cœur, sur l'aveuglement de son roi et le malheur de son pays.

Le cardinal releva la tête et posa la main sur le bras de sa nièce.

—Oui, Vous avez raison, dit-il; mais Dieu, qui abandonne parfois les rois, n'abandonne pas aussi facilement les royaumes. La vie des uns est éphémère, celle des autres dure des siècles. Croyez-moi, Marie, la France tient une place trop importante en Europe, et elle a un rôle trop nécessaire à jouer dans l'avenir, pour que le Seigneur détourne son regard d'elle. Ce que j'ai commencé, un autre l'achèvera, et ce n'est pas un homme de plus ou de moins qui peut changer ses destinées.

—Mais, est-il juste, dit Mme de Combalet, que l'homme qui a préparé les destinées de son pays ne soit pas celui qui les accomplisse, et que le travail et la lutte ayant été pour l'un, la gloire soit pour l'autre?

—Vous venez, Marie, dit le cardinal, dont le front se rassérénait de plus en plus, vous venez de toucher là, sans y songer, la grande énigme que depuis trois mille ans propose aux hommes ce sphinx accroupi aux angles des prospérités qui s'écroulent, pour faire place aux infortunes non méritées—ce sphinx, on l'appelle le Doute.—Pourquoi Dieu, demande-t-il, pourquoi Dieu, qui est la suprême justice, est-il parfois, ou plutôt paraît-il être, l'injustice suprême?

—Je ne me révolte pas contre Dieu, mon oncle, je cherche à le comprendre.

—Dieu a le droit d'être injuste, Marie, car tenant l'éternité dans sa main, il a l'avenir pour réparer ses injustices. Si nous pouvions pénétrer ses secrets, d'ailleurs, nous verrions que ce qui paraît injuste à nos yeux, n'est qu'un moyen d'arriver plus sûrement à son but. Il fallait qu'un jour ou l'autre, cette grande question fût jugée entre Sa Majesté, que Dieu conserve! et moi. Le roi sera-t-il pour sa famille? sera-il pour la France? Je suis pour la France, Dieu est avec la France, or qui sera contre moi, Dieu étant pour moi?

Il frappa sur un timbre; au deuxième coup, son secrétaire Charpentier parut.

—Charpentier, dit-il, faites dresser à l'instant même la liste des hommes en état de marcher pour la campagne d'Italie et des pièces d'artillerie en état de servir. Il me faut cette liste dans un quart d'heure.

Charpentier s'inclina et sortit.

Alors le cardinal se retourna vers son bureau, reprit la plume, et au-dessous de la ligne de sa démission, il écrivit:

P. S.—Votre Majesté recevra ci-jointe la liste des hommes composant l'armée et l'état du matériel qui y est attaché. Quant à la somme restant des six millions empruntés sur ma garantie—le cardinal consulta un petit carnet qu'il portait toujours sur lui—elle monte à trois millions huit cent quatre vingt-deux livres enfermés dans une caisse dont mon secrétaire aura l'honneur de remettre directement la clef à Votre Majesté.

N'ayant point de cabinet au Louvre et craignant que, dans le transport des papiers de l'Etat qui me sont confiés, quelques pièces importantes ne s'égarent, j'abandonne non-seulement mon cabinet, mais ma maison à Votre Majesté; comme tout ce que j'ai me vient d'elle, tout ce que j'ai est à elle. Mes serviteurs resteront pour lui faciliter le travail, et les rapports journaliers qui me sont faits, seront faits à elle.

Aujourd'hui, à deux heures, Votre Majesté pourra prendre ou faire prendre possession de ma maison.

Je termine ces lignes comme j'ai terminé celles qui les précèdent, en osant me dire le très obéissant, mais aussi le très fidèle sujet de Votre Majesté,

Armand † Richelieu.

A mesure qu'il écrivait, le cardinal répétait tout haut ce qu'il venait d'écrire, de sorte qu'il n'eut pas besoin de faire lire le post-scriptum à sa nièce pour lui apprendre ce qu'il contenait.

En ce moment, Charpentier lui apportait l'état demandé.—35,000 hommes étaient disponibles, 70 pièces de canons étaient en état de faire campagne.

Le cardinal joignit l'état à la lettre, mit le tout sous enveloppe, appela le messager et lui donna le pli en disant.

—A Sa Majesté en personne.

Et il ajouta une seconde bourse à la première.

La voiture, d'après les ordres donnés par le cardinal, était tout attelée. Le cardinal descendit sans emporter de sa maison autre chose que les habits qu'il avait sur lui. Il monta en voiture avec Mme de Combalet, fit monter Guillemot, le seul des serviteurs qu'il emmenât, près du cocher, et dit:

—A Chaillot!

—Puis, se retournant vers sa nièce, il ajouta:

—Si, dans trois jours, le roi n'est point venu lui-même à Chaillot, dans quatre nous partons pour mon évêché de Luçon.


CHAPITRE XI.

LES OISEAUX DE PROIE.

Comme on vient de le voir, le conseil donné par le duc de Savoie avait complétement réussi. «Si la campagne d'Italie est résolue malgré mon opposition, avait-il dit dans sa lettre secrète à Marie de Médicis, obtenez pour monsieur le duc d'Orléans, sous le prétexte de s'éloigner de l'objet de sa folle passion, le commandement de l'armée. Le cardinal, dont toute l'ambition est de passer pour le premier général de son siècle, ne supportera point cette honte et donnera sa démission. Une seule crainte resterait, c'est que le roi ne l'acceptât point.»

Seulement, vers dix heures du matin, on ignorait encore au Louvre la décision du cardinal, et on l'attendait avec impatience; et chose singulière, la meilleure harmonie du monde semblait régner entre les augustes personnages qui l'attendaient.

Ces augustes personnages étaient: le roi, la reine-mère, la reine Anne et Monsieur.

Monsieur avait feint avec la reine-mère une réconciliation moins sincère que ne l'était sa brouille; bien ou mal en apparence avec les gens, Monsieur haïssait indifféremment tout le monde; cœur lâche et déloyal, méprisé de tous, il devinait ce mépris à travers les louanges et le sourire, et rendait ce mépris en haine.

Le lieu de la réunion était le boudoir voisin de la chambre de la reine Anne, où nous avons vu Mme de Fargis, avec l'insouciante dépravation de sa nature spirituelle et corrompue, lui donner de si bons conseils.

Dans les chambres du roi, de Marie de Médicis, de M. le duc d'Orléans, se tenaient, l'oreille au guet, comme des aides de camp prêts à exécuter les ordres: dans la chambre du roi, La Vieuville, Nogent-Beautru et Baradas, remonté au comble de la puissance; dans la chambre du duc d'Orléans, le médecin Senelle à qui du Tremblay avait soustrait la fameuse lettre en chiffres où Monsieur était invité, en cas de disgrâce, à passer en Lorraine et qui, croyant tout simplement l'avoir perdue, gardait près de lui ce valet de chambre qui, vendu à l'Éminence grise, l'avait déjà trahi et, ayant été bien récompensé de sa trahison, se tenait prêt à trahir encore.

Quant à la reine Anne, elle n'était point en arrière des autres, et tenait dans sa chambre Mme de Chevreuse, Mme de Fargis et la petite naine Gretchen, de la fidélité de laquelle, on s'en souvient, avait répondu l'infante Claire-Eugénie qui lui en avait fait cadeau, et que, grâce à l'exiguïté de sa taille, elle pouvait utiliser, en la faisant passer là où ne pouvait point passer une personne de taille ordinaire.

Vers dix heures et demie—on se rappelle que le cardinal l'avait fait attendre—le messager arriva. Comme l'ordre avait été donné par le roi de l'introduire dans le boudoir de la reine, et que l'injonction lui avait été faite par le cardinal de ne remettre sa réponse qu'au roi, il n'éprouva aucun retard et put immédiatement exécuter sa double mission.

Le roi prit la lettre avec une émotion visible, tandis que chacun fixait avec anxiété les yeux sur ce pli qui contenait le sort de toutes ces haines et de toutes ces ambitions, et demanda au messager.

—M. le cardinal ne vous a rien chargé de me dire de vive voix?

—Rien, Sire, sinon de présenter ses humbles respects à Votre Majesté et de ne remettre cette lettre qu'à elle-même.

—C'est bien, dit le roi, allez!

Le messager se retira.

Le roi ouvrit la lettre et s'apprêta à la lire.

—Tout haut, Sire, tout haut, s'écria la reine Marie, d'une voix où, par une singulière pondération de deux éléments opposés, le commandement se joignait à la prière.

Le roi la regarda comme pour lui demander si cette lecture à haute voix n'avait point ses inconvénients?

—Mais non, dit la reine, n'avons-nous pas tous ici tous les mêmes intérêts?

Un léger mouvement du sourcil indiqua que le roi ne partageait peut-être pas entièrement sur ce dernier point l'opinion de sa mère; mais, soit déférence à son désir, soit habitude d'obéissance, il commença de lire cette lettre que nos lecteurs connaissent déjà, mais que nous remettons sous leurs yeux pour les faire assister à l'effet qu'elle produisit sur les différents auditeurs appelés à l'écouter.

«Sire!...

A ce mot, il se fit un tel silence que Louis leva les yeux de dessus son papier et les reporta sur ses auditeurs pour s'assurer qu'ils n'étaient pas évanouis comme des fantômes.

—Nous écoutons, Sire, dit la reine-mère avec impatience.

Le roi, le moins impatient de tous, parce que seul peut-être il comprenait, au point de vue de la royauté, la gravité du fait qui s'accomplissait, reprit et continua lentement avec une certaine altération dans la voix:

«Sire, j'ai été on ne peut plus flatté de la nouvelle marque d'estime et de confiance que veut bien me donner Votre Majesté...

—Oh! s'écria Marie de Médicis, incapable de contenir son impatience, il accepte.

—Attendez, madame, dit le roi, il y a un mais...

—Alors, lisez, Sire, lisez!

—Si vous voulez que je lise, madame, ne m'interrompez pas.

Et il reprit avec la lenteur habituelle qu'il mettait à toute chose.

«Mais je ne puis par malheur l'accepter.

Ah! il refuse, s'écrièrent ensemble la reine-mère et Monsieur, incapables de se contenir!

Le roi fit un mouvement d'impatience.

—Excusez-nous, Sire, dit la reine-mère, et continuez, s'il vous plaît.

Anne d'Autriche, au moins aussi heureuse que Marie de Médicis, mais plus maîtresse d'elle-même par l'habitude qu'elle avait de dissimuler, appuya sa blanche main frissonnante d'émotion sur la robe de satin noir de sa belle-mère, pour lui recommander la circonspection et le silence.

Le roi reprit:

«Ma santé, déjà chancelante, s'est encore empirée pendant le siége de La Rochelle, que, Dieu aidant nous avons mené à bonne fin mais cet effort m'a complétement épuisé, et mon médecin, ma famille et mes amis exigent de moi la promesse d'un repos absolu, que peuvent seules me donner l'absence des affaires et la solitude de la campagne.»

—Ah! dit Marie de Médicis en respirant à pleine poitrine, qu'il se repose donc pour le bien du royaume et la paix de l'Europe.

—Ma mère! ma mère! dit le duc d'Orléans, qui voyait avec inquiétude s'irriter l'œil du roi.

Anne pressa plus fortement le genou de Marie.

—Ah! dit celle-ci, incapable de se maîtriser, vous ne saurez jamais tout ce que j'ai à reprocher à cet homme, mon fils.

—Si fait, madame, dit Louis XIII, le sourcil froncé; si fait, madame, je le sais, et, appuyant avec affectation sur ces derniers mots, il continua avec une impatience mal réprimée.

«Je me retire donc Sire, en ma maison de Chaillot, que j'avais achetée dans la prévision de ma retraite, vous priant, Sire, de vouloir bien accepter ma démission, tout en continuant de me croire le plus humble, et surtout le plus fidèle de vos sujets.

«Armand, cardinal de Richelieu.»

Tout le monde se leva d'un même mouvement, croyant la lecture terminée; les deux reines s'embrassèrent, et le duc d'Orléans s'approcha du roi pour lui baiser la main.

Mais le roi arrêta tout le monde du regard.

—Ce n'est pas fini, dit-il, il y a un post-scriptum.

Quoique Mme de Sévigné n'eût pas encore dit que c'était dans le post-scriptum que se trouvait généralement le point le plus important de la lettre, chacun s'arrêta à ses mots: Il y a un post-scriptum, et la reine mère ne put s'empêcher de dire à son fils:

—J'espère bien, mon fils, que, si le cardinal revenait sur sa décision, vous ne reviendriez pas sur la vôtre.

—J'ai promis, madame, répondit Louis XIII.

—Ecoutons le post-scriptum, ma mère, dit Monsieur.

Le roi lut:

«P. S.—Votre Majesté recevra ci-jointe la liste des hommes composant l'armée et l'état du matériel qui y est attaché. Quant à la somme restant des six millions empruntés sur ma garantie, elle monte à trois millions huit cent quatre-vingt-deux mille livres enfermés dans une caisse dont mon secrétaire aura l'honneur de remettre directement la clef à Votre Majesté.»

—Près de quatre millions, dit la reine Marie de Médicis avec une cupidité qu'elle ne prenait point la peine de dissimuler!

Le roi frappa du pied, le silence se fit.

«N'ayant point de cabinet au Louvre, et craignant que, dans le transport des papiers de l'Etat qui me sont confiés, quelque pièce importante ne s'égare, j'abandonne non-seulement mon cabinet, mais ma maison à Votre Majesté; comme tout ce que j'ai me vient d'elle, tout ce que j'ai est à elle; mes serviteurs resteront pour lui faciliter le travail, et les rapports journaliers qui me sont faits, seront faits à elle.

«Aujourd'hui, à une heure, Votre Majesté pourra prendre ou faire prendre possession de ma maison.

«Je termine ces lignes comme j'ai terminé les précédentes, en osant me dire le très-reconnaissant, mais aussi le très fidèle sujet de Votre Majesté.»

Armand † Richelieu.

—Eh bien, dit le roi, avec l'œil sombre et la voix rauque, vous voilà tous contents, et chacun de vous croit déjà être le maître.

La reine-mère, qui était celle de tous qui comptait le plus sur cette royauté, répondit la première.

—Vous savez mieux que personne, Sire, qu'il n'y a ici de maître que vous, et que moi, toute la première, donnerai l'exemple de l'obéissance; mais, pour que les affaires ne souffrent pas de la retraite de M. le cardinal, je me permettrai d'émettre un avis.

—Lequel, madame? demanda le roi, tout avis venant de vous sera le bien venu.

—Ce serait de former, séance tenante, un conseil pour diriger les affaires intérieures en votre absence.

—Vous ne voyez donc plus maintenant, à ce que je m'éloigne, madame, les mêmes inconvénients, pour mon salut et ma santé, lorsque je dois faire la guerre avec mon frère, que lorsque je devais la faire avec M. le cardinal?

—Vous m'avez paru sur ce point si résolu, mon fils, quand vous avez résisté à mes prières et à celles de la reine votre épouse, que je n'ai pas osé revenir sur ce point.

—Et qui proposerez-vous, madame, pour former ce conseil?

—Mais, répondit la reine-mère, je ne vois guère que M. le cardinal de Bérulle que vous puissiez mettre à la place de M. de Richelieu.

—Et après?

—Vous avez M. de La Vieuville aux finances et M. de Marillac aux sceaux; on peut les y laisser.

—Le roi fit un signe de tête.

—Et à la guerre? demanda-t-il.

—Vous avez le maréchal, frère de M. le garde des sceaux. Un pareil conseil présidé par vous, mon fils, suffirait, composé d'hommes dévoués, à pourvoir à la sûreté de l'Etat.

—Puis, dit Monsieur, il y a là deux amirautés, de Lorient et du Ponant, dont M. le cardinal a sans doute donné sa démission en même temps que de son ministère.

—Vous oubliez, monsieur, qu'il a acheté l'une de M. de Guise et l'autre de M. de Montmorency, et qu'il les a payées un million chacune.

—Eh bien, on les lui rachètera, dit Monsieur.

—Avec son argent? demanda le roi, à qui un certain instinct de justice faisait paraître assez honteuse cette combinaison, dont il savait Monsieur parfaitement capable.

Monsieur sentit le coup et se cabra sous l'éperon.

—Mais non, Sire, dit-il, avec la permission de Votre Majesté, je rachèterai l'une, et je crois que M. de Condé rachèterait volontiers l'autre, à moins que le roi ne préfère que je les rachète toutes deux; ce sont d'habitude les frères du roi qui sont grands-amiraux du royaume.

—C'est bien, dit le roi, nous aviserons.

—Seulement, dit Marie de Médicis, je vous ferai observer, mon fils, qu'avant de mettre M. de La Vieuville, comme contrôleur des finances, en possession de la somme laissée en caisse par le cardinal de Richelieu, le roi pourrait, sans que personne en sût rien, faire certaines largesses qui ne seraient que des actes de justice.

—Pas à mon frère, en tous cas: il est plus riche que nous, ce me semble; ne disait-il pas tout à l'heure qu'il avait les deux millions prêts pour racheter l'amirauté du Ponant et de l'Orient.

—Je disais que je les trouverais, Sire; M. de Richelieu en a bien trouvé six sur sa parole; j'en trouverais bien deux, je présume, en hypothéquant mes biens.

—Moi qui n'ai pas de biens, dit Marie de Médicis, j'avais grand besoin des 100,000 livres que j'avais demandées à M. le cardinal, 100,000 sur lesquelles il n'a pu me donner que 50,000; sur les 50,000 autres je comptais donner un à-compte à mon peintre, M. Rubens, qui n'a encore reçu que 10,000 livres sur les vingt deux tableaux qu'il a exécutés pour ma galerie du Luxembourg et qui sont consacrés à la plus grande gloire de la mémoire du roi votre père.

—Et en mémoire du roi mon père, dit Louis XIII avec un accent qui fit tressaillir Marie de Médicis, vous les aurez, madame.

Puis, se tournant vers Anne d'Autriche.

—Et vous, madame, demanda-t-il, n'avez-vous pas quelque réclamation du même genre à me faire?

—Vous m'avez autorisée, Sire, dit Anne d'Autriche en baissant les yeux, à rassortir chez Lopez un fil de perles que vous m'avez donné, et dont quelques-unes sont mortes; mais ces perles sont si belles que les pareilles trouvées à grand'peine ont dépassé la somme énorme de 20,000 livres.

—Vous les aurez, madame, et ce n'est pas payer la dixième partie de ce qu'il mérite, l'intérêt si sincère que vous prenez à ma santé quand vous êtes venue me supplier de ne pas m'exposer aux neiges des Alpes, en faisant la campagne avec M. le cardinal; n'avez-vous pas encore quelque autre prière à m'adresser?

Anne se tut.

—Je sais que la reine ma fille, dit Marie de Médicis en prenant la parole pour Anne d'Autriche, serait heureuse de récompenser par un don d'une dizaine de mille livres le dévouement de sa dame d'honneur, Mme de Fargis, laquelle enverrait la moitié de la somme reçue à son mari, ambassadeur à Madrid, lequel ne saurait, avec les faibles appointements qu'il reçoit, représenter dignement Votre Majesté.

—La demande est si modeste, dit le roi, que je ne saurais la refuser.

—Quant à moi, dit Monsieur, j'espère que Votre Majesté sera assez généreuse, eu égard au commandement élevé qu'il me donne sous ses ordres, de ne point exiger que je fasse la guerre à mes frais, comme l'on dit, et voudra bien me faire compter une entrée en campagne de...

Monsieur hésita sur le chiffre.

—De combien? demanda le roi.

—Mais, de cent cinquante mille livres au moins.

—Je comprends, dit le roi avec un léger accent d'ironie, que venant de dépenser deux millions pour la charge de deux amirautés, vous vous trouviez un peu gêné pour votre entrée en campagne; mais je vous ferai observer que M. le cardinal, qui n'était que mon ministre, et qui, lui aussi, avait dépensé ces deux millions pour acheter ces mêmes charges de MM. de Guise et de Montmorency, au lieu de se faire donner par moi ou par la France 150,000 livres pour son entrée en campagne, nous prêtait six millions à la France et à moi. Il est vrai qu'il n'était pas mon frère, et que la parenté se paye.

—Mais, dit Marie de Médicis, si l'argent ne va point à votre famille, mon fils, à qui ira-t-il?

—Vous avez raison, madame, dit Louis XIII, et nous avons là-dessus un emblème. C'est le pélican qui, n'ayant plus de nourriture à donner à ses enfants, leur donne son propre sang. Il est vrai que c'est à ses enfants qu'il le donne. Il est vrai que je n'ai pas d'enfant, moi! mais s'il n'avait pas d'enfant, peut-être le pélican donnerait-il son sang à sa famille. Votre fils, madame, aura ses cent cinquante mille livres d'entrée en campagne.

Louis XIII appuya sur le mot votre fils, car, en effet, tout le monde savait que Gaston était le fils bien-aimé de Marie de Médicis.

—Est-ce tout? demanda le roi.

—Oui, dit Marie; cependant, moi aussi j'ai un fidèle serviteur que je voudrais récompenser, et, quoique aucune récompense ne paie un dévouement aussi absolu que le sien, on m'a toujours objecté, lorsque j'ai demandé quelque chose pour lui, la pénurie d'argent dans laquelle on se trouvait; aujourd'hui que la Providence veut que cet argent qui nous manquait...

—Prenez garde, madame, fit le roi, vous avez dit la Providence; c'est de M. le cardinal et non de la Providence que vient cet argent; si vous confondiez l'un avec l'autre, et que M. le cardinal devînt pour vous la Providence, nous serions des impies de nous révolter contre lui, car ce serait nous révolter contre elle.

—Cependant, mon fils, je vous ferai observer que, dans la répartition de vos grâces, M. Vauthier n'a rien obtenu.

—Je lui accorde la même somme que j'ai accordée à l'amie de la reine, à madame de Fargis; mais arrêtez-vous là, je vous prie, car sur les trois millions huit cent quatre-vingt mille livres que la Providence, non, je me trompe, que M. le cardinal nous laisse, voilà déjà deux cent quarante mille livres enlevés, et l'on doit bien compter que moi aussi, j'ai quelques serviteurs fidèles à récompenser, quand ce ne serait que mon fou l'Angély, lequel ne me demande jamais rien.

—Mon fils, dit la reine, il a la faveur de votre présence.

—Seule faveur que personne ne lui dispute, ma mère; mais il est midi, fit le roi en tirant sa montre de sa poche; à deux heures, je dois prendre possession du cabinet de M. le cardinal, et voici M. le premier qui gratte à la porte pour m'annoncer que mon dîner est servi.

—Bon appétit, mon frère, dit Monsieur, qui, se voyant déjà amiral des deux amirautés et lieutenant général des armées du roi, avec cent cinquante mille livres d'entrée en campagne, était au comble de la joie.

—Je n'ai pas besoin de vous en souhaiter autant, monsieur, dit le roi, car sous ce rapport, Dieu merci, je suis rassuré.

Et sur ce trait, le roi sortit assez étonné que les affaires de l'Etat eussent déjà eu l'influence de lui faire retarder son dîner, opération qui avait régulièrement lieu de onze heures à onze heures dix minutes du matin.

Si le digne médecin Hérouard n'était pas mort depuis six mois, nous saurions à une cuillerée de potage et à une guigne sèche près, ce que Sa Majesté Louis XIII mangea et but à ce repas qui inaugurait l'ère réelle de sa royauté; mais tout ce qui en est parvenu jusqu'à nous, fut qu'il dîna en tête à tête avec son favori Baradas; qu'à une heure et demie il monta en carrosse, en disant au cocher: Place Royale, hôtel de M. le cardinal; et qu'à deux heures précises, conduit par le secrétaire Charpentier, il entrait dans le cabinet et s'asseyait dans le fauteuil du ministre disgracié, en poussant un soupir de satisfaction et en murmurant avec un sourire ces mots dont il ne connaissait ni le poids ni la portée:

—Enfin! je vais donc régner!


CHAPITRE XII.

LE ROI RÈGNE.

Elevé au milieu des folles dépenses de la régence, où tout l'argent de la France s'en allait en fêtes et en carrousels donnés en l'honneur du beau cavalier-servant de la reine, parvenu au pouvoir, quand la France, appauvrie par le pillage du trésor de Henri IV, à si grand'peine amassé par Sully, avait vu tout son or passer aux mains des d'Epernon, des Guise, des Condé, de tous ces grands seigneurs enfin qu'il fallait acheter à quelque prix que ce fût, pour s'en faire un bouclier contre la haine populaire, qui accusait tout haut la reine de l'assassinat de son roi, Louis XIII avait toujours vécu pauvrement, jusqu'à l'heure où il avait nommé M. de Richelieu son premier ministre. Celui-ci, par une sage administration, étudiée sur celle de Sully, jointe à un désintéressement plus grand que celui de son prédécesseur, était parvenu à remettre de l'ordre dans les finances et à retrouver ce métal que l'on croyait être la propriété de la seule Espagne,—l'or.

Mais à quel prix ce dictateur du désespoir en était-il arrivé là? Il n'y avait pas à songer à ce moyen employé en 1789, et qui n'empêcha pas la banqueroute de 1795, à taxer les nobles et le clergé. A la première proposition qu'il en eût faite, il eût été immédiatement renversé; il lui fallut donc, et c'est là où son implacable fermeté le servit, il lui fallut l'aller chercher dans les entrailles mêmes de la France, dans le peuple, chez les pauvres. Dût le peuple aller toujours maigrissant, il lui fallait ruiner la France pour la sauver: à l'occident de l'Anglais, à l'orient et au nord de l'Autrichien, au midi de l'Espagnol.

En quatre ans, il augmenta la taille de dix-neuf millions; en effet, il fallait créer la flotte, il fallait soutenir l'armée, il fallait fermer les yeux à la misère du peuple, ses oreilles aux cris des pauvres. Il fallait surtout, n'ayant ni philtre, ni breuvage, ni anneau enchanté, il fallait trouver un moyen de s'emparer du roi; ce moyen, Richelieu le trouva: Louis XIII n'avait jamais eu d'argent, il lui en fit avoir.

De là venait l'éblouissement de Louis XIII et son admiration pour son ministre.

Comment ne pas admirer, en effet, un homme qui trouvait six millions sous sa propre responsabilité, quand le roi, non-seulement sur sa parole, mais encore sur sa signature, n'eût pas trouvé cinquante mille livres?

Aussi avait-il peine à croire aux trois millions huit cent quatre-vingt mille livres de Richelieu.

Donc, la première chose qu'il réclama de Charpentier, ce fut la clef du fameux trésor.

Charpentier, sans faire aucune observation, pria le roi de se lever, tira le bureau au milieu du cabinet, souleva le tapis sous lequel, la veille, le cardinal, aujourd'hui le roi, appuyait ses pieds, découvrit une trappe qu'il ouvrit au moyen d'un secret, et qui, en s'ouvrant, laissa voir un immense coffre de fer.

Ce coffre, moyennant une combinaison de lettres et de chiffres qu'il fit connaître au roi, s'ouvrit avec la même facilité que la trappe, et montra aux yeux éblouis de Louis XIII, la somme qu'il était si pressé de voir.

Puis, saluant le roi, il se retira respectueusement selon l'ordre qu'il en avait préalablement reçu, laissant ces deux majestés, celle de l'or et celle du pouvoir, en face l'une de l'autre.

A cette époque, où il n'y avait point de banque, point de papier-monnaie, représentant les capitaux, le numéraire était rare en France. Les trois millions huit cent quatre-vingt mille livres du cardinal étaient donc représentées par un million à peu près d'or monnayé aux effigies de Charles IX, de Henri III et de Henri IV, par un million à peu près de doublons d'Espagne, par sept à huit cent mille livres en lingots du Mexique, et le reste par un petit sac de diamants dont chacun, entortillé comme un bonbon dans sa papillote, portait sa valeur sur une étiquette.

Louis XIII, au lieu du sentiment joyeux qu'il croyait éprouver à la vue de l'or, fut atteint, au contraire, d'une indicible tristesse; après avoir examiné ces pièces, reconnu leurs différentes effigies, plongé son bras dans cette mer aux vagues fauves, pour en connaître la profondeur, après avoir pesé dans sa main les lingots d'or, miré au jour la limpidité des diamants et remis chaque chose à sa place, il se redressa, et, debout, regarda ces millions qui avaient coûté tant de peines à celui qui les avait réunis et qui étaient le fruit du dévouement le plus pur.

Il songeait avec quelle facilité il avait déjà de cette somme distrait trois cent mille livres pour récompenser des dévouements qui lui étaient ennemis, ainsi que les haines portées à l'homme de qui il la tenait, et il se demandait, quelque résistance qu'il opposât à ces demandes, si, dans ses mains, cet or aurait une destination aussi profitable à la France et à lui-même que s'il fût resté dans les mains de son ministre.

Puis, sans en tirer un carolus, il frappa deux coups sur le timbre pour appeler Charpentier, lui ordonna de refermer le coffre, puis la trappe; puis, le coffre et la trappe refermés, il lui en rendit la clef.

—Vous ne donnerez rien de la somme renfermée dans ce coffre, dit-il, que sur un mot écrit par moi.

Charpentier s'inclina.

—Avec qui aurai-je à travailler, lui demanda le roi?

—Monseigneur le cardinal, répondit le secrétaire, travaillait toujours seul.

—Seul?... et à quoi travaillait-il seul?

—Aux affaires de l'Etat, Sire.

—Mais on ne travaille pas seul aux affaires de l'Etat?

—Il avait des agents qui lui faisaient des rapports.

—Quels étaient ces principaux agents?

—Le P. Joseph, l'Espagnol Lopez, M. de Souscarrières, puis d'autres encore que j'aurai l'honneur de nommer à Votre Majesté au fur et à mesure qu'ils se présenteront, ou que je lui présenterai leurs rapports. Au reste, tous sont prévenus que c'est à Votre Majesté désormais qu'ils auront affaire.

—C'est bien.

—En outre, Sire, continua Charpentier, il y a les agents envoyés par M. le cardinal aux différentes puissances de l'Europe; M. de Beautru à l'Espagne, M. de La Saladie en Italie et M. de Charnassé en Allemagne. Des courriers en ont annoncé le retour pour aujourd'hui ou demain au plus tard.

—Aussitôt leur retour, après leur avoir transmis les ordres de M. le cardinal, vous les introduirez près de moi; y a-t-il en ce moment quelqu'un qui attende?

—M. Cavois, capitaine des gardes de M. le cardinal, désirerait avoir l'honneur d'être reçu par Votre Majesté.

—J'ai entendu dire que M. Cavois était un honnête homme et un brave soldat; je serai bien aise de le voir.

Charpentier alla à la porte d'entrée.

—Monsieur Cavois? dit-il.

Cavois parut.

—Entrez, monsieur Cavois, entrez, lui dit le roi; vous avez désiré me parler?

—Oui, Sire, j'ai une grâce à demander à Votre Majesté.

—Dites; on vous tient pour un bon serviteur, j'aurai plaisir à vous l'accorder.

—Sire, je désire que Votre Majesté veuille bien m'accorder mon congé.

—Votre congé! et pourquoi? monsieur Cavois.

—Parce que j'étais à M. le cardinal-ministre parce qu'il était ministre; mais du moment où M. le cardinal n'est plus ministre, je ne suis plus à personne.

—Je vous demande pardon, monsieur, vous êtes à moi.

—Je sais que, si Votre Majesté l'exige, je serai forcé de rester à son service; mais je la préviens que je ferai un mauvais serviteur.

—Et pourquoi feriez-vous un mauvais serviteur à mon service, et en faisiez-vous un bon à celui de M. le cardinal?

—Parce que le cœur y était, Sire.

—Et qu'il n'y est pas avec moi.

—Avec Votre Majesté, Sire, je dois avouer qu'il n'y a que le devoir.

—Et qui vous attachait donc si fort à M. le cardinal?

—Le bien qu'il m'avait fait.

—Et si je veux vous faire du bien autant et plus que lui?

Cavois secoua la tête.

—Ce n'est plus la même chose.

—Ce n'est plus la même chose, répéta le roi.

—Non, le bien se ressent selon le besoin qu'on a qu'il vous soit fait. Quand M. le cardinal m'a fait du bien, j'entrais en ménage. M. le cardinal m'a aidé à élever mes enfants, et dernièrement encore, il m'a accordé, ou plutôt il a accordé à ma femme un privilége sur lequel nous gagnerons douze à quinze mille livres par an.

—Ah! ah! M. le cardinal accorde aux femmes de ses serviteurs des charges de l'Etat qui rapportent de douze à quinze mille livres par an, c'est bon à savoir.

—Je n'ai pas dit une charge, Sire, j'ai dit un privilége.

—Et quel est ce privilége qu'il a accordé à Mme Cavois?

—Le droit de louer, de compte à demi avec M. Michel, des chaises à porteurs dans les rues de Paris.

Le roi réfléchit un instant, regardant en dessous Cavois, debout, immobile, tenant son chapeau de la main droite, et collant le petit doigt de sa main gauche à la couture de ses chausses.

—Et si je vous donnais dans mes gardes, M. Cavois, le même grade que vous avez dans les gardes de M. le cardinal?

—Vous avez déjà M. de Jussac, Sire, qui est un officier irréprochable et auquel Votre Majesté ne voudrait pas faire de la peine.

—Je ferai Jussac maréchal-de-camp.

—Si M. de Jussac, et je n'en doute pas, aime Votre Majesté comme j'aime M. le cardinal, il préférera rester capitaine près du roi, que de devenir maréchal-de-camp loin de lui.

—Mais si vous quittiez le service, monsieur Cavois...

—C'est mon désir, Sire.

—Vous accepterez bien, en récompense du temps que vous avez passé près de M. le cardinal, une gratification de quinze cents ou deux mille pistoles.

—Sire, répondit Cavois en s'inclinant, du temps que j'ai passé chez M. le cardinal, j'ai été récompensé selon mes mérites et au-delà. On va faire la guerre, Sire, et pour la guerre il faut de l'argent, beaucoup d'argent, gardez les gratifications pour ceux qui se battront et non pour ceux qui, comme moi, ayant voué leur fortune à un homme, tombent avec cet homme.

—Tous les serviteurs de M. le cardinal sont-ils comme vous, monsieur Cavois?

—Je le crois, Sire, et me tiens même pour un des moins dignes.

—Ainsi vous n'ambitionnez, vous ne désirez rien?

—Rien, Sire, que l'honneur de suivre M. le cardinal partout où il ira, et de continuer à faire partie de sa maison, fût-ce comme le plus humble de ses serviteurs.

—C'est bien, monsieur Cavois, dit le roi piqué de cette persévérance du capitaine à tout refuser, vous êtes libre.

Cavois salua, sortit à reculons et heurta Charpentier qui entrait.

—Et vous, monsieur Charpentier, lui cria le roi, refuserez-vous aussi, comme M. Cavois, de me servir?

—Non, Sire; car j'ai reçu l'ordre de M. le cardinal de demeurer près de Votre Majesté jusqu'à ce qu'un autre ministre fût installé en son lieu et place, ou que Sa Majesté soit au courant du travail.

—Et quand je serai au courant du travail ou qu'un autre ministre sera installé, que ferez-vous?

—Je demanderai la permission à Votre Majesté d'aller rejoindre M. le cardinal, qui est habitué à mon service.

—Mais, dit le roi, si je demandais à M. le cardinal de vous laisser près de moi? J'ai besoin, du moment où j'aurais un ministre, qui, ne faisant pas tout comme M. le cardinal, me laissera quelque chose à faire, d'un homme honnête et intelligent, et je sais que vous réunissez ces deux qualités.

—Je ne doute pas, Sire, que M. le cardinal n'accordât à l'instant même sa demande à Votre Majesté, étant trop peu de chose pour qu'il me dispute à son maître et à son roi. Mais alors ce serait moi qui me jetterais à vos pieds, Sire; et qui vous dirais: «J'ai un père de soixante-dix ans et une mère de soixante. Je puis les abandonner pour M. le cardinal qui les a secourus et qui les secourt encore dans leur misère; mais le jour où je ne suis plus près de M. le cardinal, ma place est près d'eux, Sire, permettez à un fils d'aller fermer les yeux de ses vieux parents, et j'en suis certain, Sire, non-seulement Votre Majesté m'accorderait ma prière, mais elle y applaudirait.»

—Tes père et mère honoreras
Afin de vivre longuement,

répondit Louis XIII de plus en plus piqué. Le jour où un nouveau ministre sera installé à la place de M. le cardinal, vous serez libre, monsieur Charpentier.

—Dois-je rendre à Votre Majesté la clef qu'elle m'a confiée?

—Non, gardez-la, car si M. le cardinal, qui est si bien servi, que le roi a à lui envier ses serviteurs, vous l'a remise, c'est qu'elle ne pouvait être aux mains d'un plus honnête homme. Seulement, vous connaissez mon écriture et mon seing, faites-y honneur.

Charpentier s'inclina.

—N'avez-vous pas ici, demanda le roi, un certain Rossignol, dont j'ai entendu parler, déchiffreur habile, dit-on, de toute lettre secrète?

—Oui, Sire.

—Je désire le voir.

—En frappant trois coups sur ce timbre, il viendra; Sa Majesté désire-t-elle que je l'appelle ou veut-elle l'appeler elle-même?

—Frappez, dit le roi.

Charpentier frappa et la porte de Rossignol s'ouvrit.

Rossignol tenait un papier à la main.

—Dois-je sortir ou demeurer, Sire? demanda Charpentier.

—Laissez-nous, dit le roi.

Charpentier sortit.

—C'est vous qu'on appelle Rossignol? demanda le roi.

—Oui, Sire, répondit le petit homme, tout en continuant de fouiller des yeux, le papier.

—On vous dit habile déchiffreur?

—Il est vrai que, sous ce rapport, Sire, je ne crois pas avoir mon pareil.

—Vous pouvez reconnaître tous les chiffres?

—Il n'y en a qu'un que je n'ai pas reconnu jusqu'à présent; mais, avec l'aide de Dieu, je le reconnaîtrai comme les autres.

—Quel est le dernier chiffre que vous avez reconnu?

—Une lettre du duc de Lorraine à Monsieur.

—Mon frère!

—Oui, Sire, à Son Altesse royale.

—Et que disait M. de Lorraine à mon frère?

—Votre Majesté désire-t-elle le savoir?

—Sans doute.

—Je vais le lui aller chercher.

Il commença par l'original et lut:

Jupiter...

«... est chassé de l'OLYMPE..., continua Louis XIII.

—Du LOUVRE, fit Rossignol.

—Et pourquoi Monsieur sera-t-il chassé de la cour? demanda le roi.

—Parce qu'il conspire, répondit tranquillement Rossignol.

—Monsieur conspire et contre qui?

—Contre Votre Majesté et contre l'Etat.

—Savez-vous ce que vous me dites-là, monsieur...

—Je dis à Votre Majesté ce qu'elle va lire, si elle continue.

—«... il peut, reprit Louis XIII, il peut se réfugier en Crète....

—En Lorraine.

—«... Minos...

—Le duc Charles IV.

—«lui offrira l'hospitalité avec grand plaisir; mais la santé de Céphale...

—La santé de Votre Majesté.

—C'est moi qu'on appelle Céphale?

—Oui, Sire.

—Je sais ce qu'était Minos, mais j'ai oublié ce que c'était que Céphale. Qu'était-ce que Céphale?

—Un prince thessalien, Sire, époux d'une princesse athénienne très-belle, qu'il chassa de sa présence parce qu'elle lui avait été infidèle, mais avec laquelle il se raccommoda ensuite.

Louis XIII fronça le sourcil.

—Ah! dit-il, et ce Céphale, mari d'une femme infidèle avec laquelle il s'est raccommodé, malgré son infidélité, c'est moi!

—Oui, Sire, c'est vous, répondit tranquillement Rossignol.

—Vous en êtes sûr?

—Pardieu! D'ailleurs Votre Majesté va bien voir.

—Où en étions-nous?

—«Si Monsieur est chassé du Louvre, il peut se réfugier en Lorraine, le duc Charles IV lui offrira l'hospitalité avec grand plaisir. Mais la santé de Céphale, c'est-à-dire du roi...—Vous en êtes là, Sire.

Le roi continua:

—«... ne peut durer...—Comment ne peut durer!

—C'est à-dire que Votre Majesté est malade et très malade, de l'avis du duc de Lorraine, du moins.

—Oh! fit le roi, pâlissant, je suis malade et très malade!

Il alla jusqu'à une glace et se regarda, fouilla dans ses poches pour chercher des sels; mais n'en trouvant point, il secoua la tête, fit un effort sur lui-même, et d'une voix agitée continua de lire.

«... Pourquoi, en cas de mort, ne ferait-on pas épouser Procris...—Procris?

—Oui, LA REINE, fit Rossignol, Procris était la femme infidèle de Céphale.

—«... ne ferait-on pas épouser la reine à Jupiter—à Monsieur! s'écria le roi.

—Oui, Sire, à Monsieur.

—A Monsieur!

Le roi essuya de son mouchoir la sueur qui lui coulait du front et continua:

—«... Le bruit court que L'ORACLE...

M. le cardinal

«... Veut se débarrasser de Procris pour faire épouser Vénus.

Le roi regarda Rossignol, qui continuait, tout en répondant au roi, de tourmenter le papier qu'il tenait à la main.

Vénus? répéta vivement le roi impatient.

Madame de Combalet, madame de Combalet, dit vivement Rossignol.

«... En attendant que Jupiter, c'est-à-dire Monsieur, continue de faire sa cour à

«... En attendant que Jupiter, c'est-à-dire Monsieur, continue de faire sa cour à Hébé...

—A la princesse Marie.

—«... Il est important que tout fin qu'il est ou plutôt qu'il se croit, l'ORACLE, ou le cardinal, se trompe en croyant Jupiter amoureux d'Hébé.

Signé Minos.»

Charles IV.

—Ah! murmura le roi; voilà donc le secret de ce grand amour que l'on sacrifie à la place de lieutenant général; ah! ma santé ne peut durer; ah! quand je serai mort on fera épouser ma veuve à mon frère. Mais, Dieu merci, quoique malade, et très malade, comme ils le disent, je ne suis pas mort encore. Ah! mon frère conspire; ah! si sa conspiration est découverte, il se peut retirer en Lorraine et sera le bienvenu de la part du duc; est-ce que d'une bouchée la France ne pourrait pas avaler la Lorraine et son duc; ce n'était donc pas assez qu'elle nous eût donné les Guise?

Puis, se retournant vivement vers Rossignol.

—Et comment, demanda le roi, cette lettre est-elle entre les mains de M. le cardinal?

—Elle était confiée à M. Senelle.

—Un de mes médecins, fit Louis XIII; je suis véritablement bien entouré.

—Mais le valet de chambre de M. Senelle, dans la prévision de quelque cabale entre la cour de Lorraine et celle de France, avait été d'avance acheté par le P. Joseph.

—Un habile homme que ce père Joseph, à ce qu'il paraît, dit le roi.

Rossignol cligna de l'œil.

—L'ombre de M. le cardinal, dit-il.

—Et alors, le valet de chambre de Senelle...

—Lui a volé la lettre et nous l'a envoyée.

—Qu'a fait Senelle, alors?

—Il n'était pas encore bien loin de Nancy, il y est revenu et a dit au duc qu'il avait par mégarde brûlé sa lettre avec d'autres papiers, le duc ne s'est douté de rien et lui en a donné une seconde; c'est celle-là qu'a reçue S. A. R. Monsieur.

—Et qu'a répondu mon frère Jupiter au sage Minos? demanda le roi en riant d'un rire fébrile dont ses moustaches restèrent un instant agitées, quoiqu'il eût cessé de parler.

—Je n'en sais encore rien, c'est sa réponse que je tiens.

—Comment, c'est sa réponse que vous tenez?

—Oui, Sire.

—Donnez.

—Votre Majesté n'y comprendra rien, attendu que je n'y comprends rien moi-même.

—Comment cela?

—Parce qu'à propos de la première lettre perdue, craignant quelque surprise, ils ont inventé un nouveau chiffre.

Le roi jeta les yeux sur la lettre et lut ces quelques mots parfaitement inintelligibles.

Astre-se Be-l'amb. dans la joie L. M. T. se vent être se.

—Et vous pouvez savoir ce que cela veut dire.

—Je le saurai demain, Sire.

—Ce n'est point l'écriture de mon frère.

—Non, certes, le valet de chambre n'a pas osé voler la lettre de peur qu'on le soupçonnât, il s'est contenté de la copier.

—Et quand cette lettre a-t-elle été écrite?

—Aujourd'hui, vers midi, Sire!

—Et vous en avez la copie!

—A deux heures, le P. Joseph me la remettait.

Le roi demeura un instant pensif, puis se retournant vers le petit homme, qui avait tiré le chiffre de ses mains et travaillait à le deviner:

—Vous restez avec moi, n'est-ce pas, monsieur Rossignol? lui demanda-t-il.

—Oui, Sire, jusqu'à ce que cette lettre soit déchiffrée!

—Je vous croyais à M. le cardinal.

—Je suis à lui, en effet, mais tant qu'il est ministre seulement; du moment où il n'est plus ministre, il n'a pas besoin de moi.

—Mais j'en ai besoin, moi, de vous!

—Sire, dit Rossignol en secouant la tête d'un mouvement si décidé que ses lunettes faillirent en tomber, demain je quitte la France.

—Pourquoi cela?

—Parce qu'en servant M. le cardinal, c'est-à-dire Votre Majesté, en devinant les chiffres qu'ils inventaient pour leurs cabales, je me suis fait de terribles ennemis chez les grands seigneurs, des ennemis contre lesquels le cardinal seul peut me protéger.

—Et si je vous protége, moi!

—Sa Majesté en aura l'intention, mais......

—Mais?...

—Mais elle n'aura point la puissance.

—Hein! fit le roi en fronçant le sourcil.

—D'ailleurs, continua Rossignol, je dois tout à M. le cardinal; j'étais pauvre garçon d'Alby. Le hasard fit que M. le cardinal connut mon talent de déchiffreur. Il me fit venir, me donna une place de mille écus, puis de deux mille, puis il ajouta vingt pistoles par lettre que je déchiffre, de sorte, que, depuis six ans que je traduis une ou deux lettres au moins par semaine, je me suis fait un petit avoir bien modestement placé.

—Où cela?

—En Angleterre.

—Vous allez en Angleterre pour entrer au service du roi Charles, probablement?

—Le roi Charles m'a offert deux mille pistoles par an, et cinquante pistoles par lettre déchiffrée, pour quitter le service de M. le cardinal; j'ai refusé.

—Et si je vous offrais autant que le roi Charles.

—Sire, la vie est ce que l'homme a de plus précieux, attendu qu'une fois sous terre on ne remonte pas dessus. Or, M. le cardinal en disgrâce, même avec la royale protection de Votre Majesté, et peut-être même à cause de cette protection, je n'aurais pas huit jours à vivre. Il a fallu toute l'autorité de M. le cardinal pour que ce matin je ne quittasse point Paris au moment où il quittait sa maison, et que je fusse prêt à lui sacrifier ma vie comme le reste, en demeurant vingt-quatre heures de plus que pour le service de Votre Majesté.

—De sorte qu'à moi, vous n'êtes pas prêt à me sacrifier votre vie?

—On ne doit le dévouement qu'à des parents ou à un bienfaiteur. Cherchez le dévouement, Sire, parmi vos parents ou parmi ceux à qui vous avez fait du bien, je ne doute pas que Votre Majesté ne l'y trouve.

—Vous n'en doutez pas! eh bien, j'en doute, moi.

—Et maintenant que j'ai dit à Votre Majesté dans quel but j'étais resté, c'est-à-dire dans celui de son service; maintenant qu'elle sait les risques que j'ai à courir en restant en France, et la hâte que j'ai de la quitter, je supplierai Votre Majesté de ne point s'opposer à mon départ pour lequel tout est préparé.

—Je ne m'y opposerai point, mais à la condition expresse que vous n'entrerez au service d'aucun prince étranger qui puisse employer votre talent contre la France.

—J'en donne ma parole à Votre Majesté.

—Allez! M. le cardinal est bien heureux d'avoir de tels serviteurs que vous et vos compagnons!

Le roi regarda sa montre.

—Quatre heures! dit-il. Demain à dix heures du matin je serai ici; veillez à ce que la traduction de ce nouveau chiffre soit faite.

—Elle le sera, Sire.

Puis, comme le roi prenait son chapeau pour se retirer:

—Sa Majesté ne veut pas entretenir le P. Joseph? demanda Rossignol.

—Si fait, si fait, dit le roi, et dès qu'il viendra, dites à Charpentier de le faire entrer.

—Il est là, Sire!

—Alors qu'il entre! je lui parlerai à l'instant même.

—Le voilà, Sire, dit Rossignol en s'effaçant pour faire place à l'Éminence grise.

Le moine apparut en effet et s'arrêta humblement sur le seuil de la porte du cabinet.

—Venez, venez, mon père, dit le roi.

Le moine s'approcha, la tête basse, les mains croisées sur la poitrine, et avec toutes les apparences de l'humilité.

—Le voici, Sire, dit le capitaine s'arrêtant à quelques pas du roi.

—Vous étiez là, mon père, dit le roi, regardant le moine avec curiosité, car un monde complétement nouveau pour lui défilait devant ses yeux.

—Oui, Sire.

—Depuis longtemps?

—Depuis une heure, à peu près.

—Et vous avez attendu une heure sans me faire dire que vous étiez là?

—Un simple moine comme moi n'a qu'une chose à faire, Sire, c'est d'attendre les ordres de son roi.

—Vous êtes un homme d'une grande habileté, à ce que l'on assure, mon père.

—Ce sont mes ennemis qui disent cela, Sire, répondit le moine, les yeux saintement baissés.

—Vous aidiez le cardinal à porter le fardeau de son ministère?

—Comme Simon de Syrène aida Notre-Seigneur à porter sa croix.

—Vous êtes un grand champion du christianisme, mon père, et au onzième siècle, vous eussiez, comme un autre Pierre l'Hermite, prêché la croisade.

—Je l'ai prêchée au dix-septième, Sire, mais sans réussir.

—Comment cela?

—J'ai fait un poëme latin intitulé la Turciade, pour animer les princes chrétiens contre les musulmans; mais les temps étaient passés.

—Vous rendiez de grands services à M. le cardinal?

—Son Eminence ne pouvait pas tout faire, je l'aidais selon mes faibles moyens.

—Combien M. le cardinal vous donnait-il par an?

—Rien, Sire; il est défendu à notre ordre de recevoir autre chose que des aumônes; Son Eminence payait mon carrosse seulement.

—Vous avez un carrosse?

—Oui Sire, non point par esprit d'orgueil; j'avais un âne d'abord.

—L'humble monture de Notre Seigneur, dit le roi.

—Mais monseigneur trouva que je n'allais pas assez vite.

—Et il vous donna un carrosse.

—Non Sire, un cheval d'abord; par humilité, je refusai le carrosse. Par malheur, ce cheval était une jument; de sorte qu'un jour mon secrétaire, le P. Ange Sabini, montant un cheval entier...

—Oui, je comprends, dit le roi, et c'est alors que vous acceptâtes le carrosse que vous avait offert le cardinal.

—Je m'y résignai, oui, Sire; puis j'ai pensé, dit le moine, qu'il serait agréable à Dieu que ceux qui s'humiliaient fussent glorifiés.

—Malgré la retraite du cardinal, je désire vous garder près de moi, mon père, reprit le roi; vous me direz quels sont les avantages que vous désirez que je vous fasse.

—Aucun, Sire, je n'ai peut-être déjà été que trop avant pour mon salut dans la voie des honneurs.

—Mais vous avez bien un désir quelconque que je puisse satisfaire?

—Celui de rentrer dans mon couvent d'où peut-être je n'eusse jamais dû sortir.

—Vous êtes trop utile aux affaires pour que je permette cela, dit le roi.

—Je n'y voyais que par les yeux de Son Eminence, Sire; le flambeau éteint, je suis aveugle.

—Dans tous les états, mon père, même dans l'état religieux, il est permis d'avoir une ambition mesurée à son mérite. Dieu n'a pas donné le talent pour que celui à qui il l'a donné en fasse un champ stérile: M. le cardinal vous est un exemple de la hauteur que l'on peut atteindre.

—Et de laquelle, par conséquent, on peut tomber.

—Mais de quelque hauteur qu'on tombe, lorsqu'on tombe avec le chapeau rouge, la chute est supportable.

Un éclair de convoitise glissa entre les cils abaissés du capucin.

Cet éclair n'échappa point au roi.

—N'avez-vous jamais rêvé les hauts grades de l'Eglise?

—Avec monsieur le cardinal, peut-être ai-je eu de ces éblouissements!

—Pourquoi avec monsieur le cardinal seulement?

—Parce qu'il m'eût fallu tout son crédit sur Rome pour arriver à ce but.

—Vous croyez alors que mon crédit ne vaut pas le sien?

—Votre Majesté a voulu faire donner le chapeau à l'archevêque de Tours, qui était archevêque; à plus forte raison ne réussirait-elle pas à l'endroit d'un pauvre capucin.

Louis XIII regarda le P. Joseph de son œil le plus pénétrant; mais il était impossible de rien lire sur cette face de marbre ni dans ces yeux baissés.

Les lèvres seules semblaient mobiles.

—Puis, continua le capucin, il y a un fait d'une gravité qui domine tous les autres dans cette tâche que Dieu et le cardinal m'ont imposée; il y a une foule d'occasions de commettre de ces péchés qui compromettent le salut de notre âme. Or, avec M. le cardinal, qui tient de Rome de grands pouvoirs pénitenciers et rémissionnels, je n'ai à m'inquiéter de rien. M. le cardinal m'absout, tout est dit, je dors tranquille. Mais si je servais un maître laïque, fût-ce un roi, ce roi ne pourrait point m'absoudre. Je ne pourrais plus pécher, et ne pouvant plus pécher, je ne ferais pas mon état en conscience.

Le roi continuait de regarder le moine, tandis qu'il parlait, et tandis qu'il parlait une certaine répugnance se peignait sur son visage.

—Et quand désirez-vous rentrer dans votre couvent? demanda-t-il lorsque le P. Joseph eut fini.

—Aussitôt que j'en aurai la permission de Votre Majesté.

—Vous l'avez, mon père, dit sèchement le roi.

—Votre Majesté me comble, dit le capucin, croisant ses mains sur sa poitrine et s'inclinant jusqu'à terre.

Puis, du pas dont il était entré, pas rigide et glacé comme celui d'une statue, il sortit sans même se retourner pour saluer une seconde fois le roi du seuil de la porte.

—Hypocrite et ambitieux, je ne te regrette pas, toi!

Puis, après un instant pendant lequel il le suivit des yeux dans la pénombre de l'antichambre:

—N'importe, dit-il, il y a une chose bien certaine, c'est que si ce soir je donnais ma démission de roi, comme ce matin, M. le cardinal a donné celle de ministre, je ne trouverais pas, je ne dirai point quatre hommes pour me suivre en exil et partager ma disgrâce, mais, ni trois, ni deux, ni un peut-être.

Puis reprenant:

—Si fait, dit-il, il y a mon fou d'Angély. Il est vrai que c'est un fou!


CHAPITRE XIII.

LES AMBASSADEURS.

Le lendemain, à dix heures précises, le roi, comme il l'avait dit, était dans le cabinet du cardinal.

L'étude qu'il était en train de faire, tout en l'humiliant, l'intéressait profondément.

Rentré au Louvre la veille, il n'avait vu personne, s'était enfermé avec son page Baradas, et, pour le récompenser du service qu'il lui avait rendu en le débarrassant du cardinal, il lui avait donné un bon de trois mille pistoles.

Il était trop juste qu'ayant fait plus que les autres, Baradas fût récompensé le premier. D'ailleurs, avant de donner à Monsieur ses cent cinquante mille livres, à la reine ses trente mille livres, à la reine mère ses soixante mille livres, il n'était pas fâché de voir la réponse de Monsieur au duc de Lorraine, réponse promise par Rossignol pour le matin, suivant, dix heures.

Or, comme nous l'avons dit, à dix heures précises, le roi était entré dans le cabinet du cardinal, et avant même d'avoir jeté son manteau sur un fauteuil et posé son chapeau sur une table, il avait frappé les trois coups sur le timbre.

Rossignol parut avec sa ponctualité ordinaire.

—Eh bien? lui demanda impatiemment le roi.

—Eh bien, Sire, dit Rossignol, en clignant des yeux à travers ses lunettes, nous le tenons ce fameux chiffre.

—Vite, dit le roi, voyons cela; la clef d'abord.

—La voilà, Sire.

Et, en tête de la version, en même temps que la version, il lui présenta la clef.

Le roi lut:

Jb le roi.
Astre se la reine.
Be la reine-mère.
L'Amb Monsieur.
L. M. le cardinal.
T. la mort.
Pif paf la guerre.
Zane duc de Lorraine.
Gier Mme de Chevreuse.
Oel Mme de Fargis.
O enceinte.

—Et maintenant? dit le roi.

—Appliquez le chiffre, Sire.

—Non, dit le roi; vous qui êtes plus familier, ma tête se briserait à ce travail.

Rossignol prit le papier et lut:

«La reine, la reine-mère et le duc d'Orléans dans la joie; le cardinal mort; le roi veut être roi. La guerre avec le roi-marmotte décidée; mais le duc d'Orléans en est chef. Le duc d'Orléans, amoureux de la fille du duc de Lorraine, ne veut dans aucun cas épouser la reine, plus vieille que lui de sept ans. Sa seule crainte est que, par les bons soins de Mme de Fargis ou de Mme de Chevreuse, elle soit enceinte à la mort du roi.

«Gaston d'Orléans.»

Le roi avait écouté la lecture sans interrompre, seulement il s'était essuyé le front à plusieurs reprises, tout en rayant le parquet de la molette de son éperon.

—Enceinte! murmura-t-il, enceinte! Dans tous les cas, si elle est enceinte ce ne sera pas de moi.

Puis, se retournant vers Rossignol:

Sont-ce les premières lettres de ce genre que vous déchiffrez, monsieur?

—Oh! non, Sire, j'en ai déchiffré déjà dix ou douze du même genre.

—Comment M. le cardinal ne me les montrait-il pas?

—Pourquoi tourmenter Votre Majesté quand il veillait à ce qu'il ne nous arrivât point malheur.

—Mais, accusé, chassé par tous ces gens-là, comment ne s'est-il pas servi des armes qu'il avait contre eux?

—Il a craint qu'elles ne fissent plus de mal au roi qu'à ses ennemis.

Le roi fit quelques pas en long et en large dans le cabinet, allant et revenant, la tête basse et le chapeau sur les yeux.

Puis, revenant à Rossignol:

—Faites-moi une copie de chacune de ces lettres avec le chiffre, dit-il, mais avec la clef en haut.

—Oui, Sire.

—Croyez-vous qu'il nous en viendra d'autres encore?

—Bien certainement, Sire.

—Quelles sont les personnes que j'aurai à recevoir aujourd'hui?

—Cela ne me regarde pas, Sire! je ne m'occupe que de mes chiffres; cela regarde M. Charpentier.

Avant même que Rossignol fût sorti, le roi, d'une main fiévreuse et agitée, avait frappé deux coups sur le timbre.

Ces coups rapides et violents indiquaient la situation mentale du roi.

Charpentier entra vivement, mais s'arrêta sur le seuil.

Le roi était resté pensif, les yeux fixés en terre, le poing appuyé sur le bureau du cardinal, murmurant:

—Enceinte! la reine enceinte! un étranger sur le trône de France? un Anglais peut-être!

Puis à voix plus basse, comme s'il eût eu peur lui-même d'entendre ce qu'il disait:

—Il n'y a rien d'impossible, l'exemple en a été donné, assure-t-on, et dans la famille.

Absorbé dans sa pensée, le roi n'avait pas vu Charpentier.

Croyant que le secrétaire n'avait point répondu à l'appel, il releva impatiemment la tête et s'apprêtait à frapper sur le timbre une seconde fois, lorsque celui-ci, au geste devinant l'intention s'empressa de s'avancer en disant:

—Me voilà, Sire!

—C'est bien, dit le roi en regardant et en essayant de reprendre sa puissance sur lui-même, que faisons-nous aujourd'hui?

—Sire, le comte de Beautru est arrivé d'Espagne, et le comte de la Saladie de Venise.

—Qu'ont-ils été y faire?

—Je l'ignore, Sire; hier j'ai eu l'honneur de vous dire que c'était M. le cardinal qui les y avait envoyés; j'ai ajouté que M. de Charnassé arriverait de Suède, à son tour, ce soir ou demain au plus tard.

—Vous leur avez dit que le cardinal n'était plus ministre et que c'était moi qui les recevrais.

—Je leur ai transmis les ordres de Son Eminence, de rendre compte à sa Majesté de leur mission, comme ils eussent fait à elle-même.

—Quel est le premier arrivé?

—M. de Beautru.

—Aussitôt qu'il sera là vous le ferez entrer.

—Il y est, Sire.

—Qu'il entre alors.

Charpentier se retourna, prononça quelques paroles à voix basse et s'effaça pour laisser entrer Beautru.

L'ambassadeur était en costume de voyage et s'excusa de se présenter ainsi devant le roi; mais il avait cru avoir affaire au cardinal de Richelieu, et, une fois dans l'antichambre, n'avait pas voulu faire attendre Sa Majesté.

—M. de Beautru, lui dit le roi, je sais que M. le cardinal fait grand cas de vous, et vous tient pour un homme sincère, disant qu'il aime mieux la simple conscience d'un Beautru que deux cardinaux de Bérulle.

—Sire, je crois être digne de la confiance dont m'honorait M. le cardinal.

—Et vous allez vous montrer digne de la mienne, n'est-ce pas, monsieur? en me disant à moi tout ce que vous lui diriez à lui.

—Tout, Sire? demanda Beautru en regardant fixement le roi.

—Tout! Je suis à la recherche de la vérité, et je la veux entière.

—Eh bien, Sire, commencez par changer votre ambassadeur de Fargis, qui, au lieu de suivre les instructions du cardinal, toutes à la gloire et à la grandeur de Votre Majesté, suit celles de la reine-mère, toutes à l'abaissement de la France.

—On me l'avait déjà dit. C'est bien, j'aviserai. Vous avez vu le comte-duc d'Olivarès?

—Oui, Sire.

—De quelle mission étiez-vous chargé près de lui?

—Déterminer, s'il était possible, à l'amiable, l'affaire de Mantoue.

—Eh bien?

—Mais lorsque j'ai voulu lui parler d'affaires, il m'a répondu en me conduisant au poulailler de S. M. le roi Philippe IV, où sont réunies les plus curieuses espèces du monde, et m'a offert d'en envoyer des échantillons à Votre Majesté.

—Mais il se moquait de vous, ce me semble!

—Et surtout, Sire, de celui que je représentais.

—Monsieur!

—Vous m'avez demandé la vérité, Sire, je vous la dis; voulez vous que je mente, je suis assez homme d'esprit pour inventer des mensonges agréables au lieu de vérités dures.

—Non, dites la vérité, quelle qu'elle soit. Que pense-t-on de notre expédition d'Italie?

—On en rit, Sire.

—On en rit! Ne sait-on pas que j'en prends la conduite?

—Si fait, Sire; mais on dit que les reines vous feront changer d'avis, ou que Monsieur commandera sans vous; et comme alors on n'obéira qu'aux reines, et à Monsieur, il en sera de cette expédition comme de celle du duc de Nevers.

—Ah! l'on croit cela à Madrid!

—Oui, Sire, on en est même si sûr que l'on a écrit—je sais cela d'un des secrétaires du comte-duc que j'ai acheté—que l'on a écrit à don Gonzalve de Cordoue: «Si c'est le roi et Monsieur qui commandent l'armée, ne vous inquiétez de rien, l'armée ne franchira point le pas de Suze; mais si c'est le cardinal, au contraire, qui, sous le roi ou sans le roi, a la conduite de la guerre, ne négligez rien et détachez ce que vous pourrez de vos forces pour soutenir le duc de Savoie.»

—Vous êtes sûr de ce que vous me dites?

—Parfaitement sûr, Sire.

Le roi se remit à marcher dans le cabinet, la tête basse, le chapeau enfoncé sur les yeux, ainsi que c'était son habitude lorsqu'il était vivement préoccupé.

Puis, s'arrêtant tout à coup, et regardant fixement Beautru.

—Et de la reine, demanda-t-il, en avez-vous entendu dire quelque chose?

—Des propos de cour, voilà tout.

—Mais ces propos de cour, que disaient-ils?

—Rien qui puisse être rapporté à Votre Majesté.

—N'importe, je veux savoir.

—Des calomnies, Sire; ne salissez pas votre esprit de toute cette fange!

—Je vous dis, monsieur, fit Louis XIII impatient et frappant du pied, que calomnie ou vérité, je veux savoir ce qui se dit de la reine.

Beautru s'inclina.

—A l'ordre de Votre Majesté, tout fidèle sujet doit obéir.

—Obéissez donc alors.

—On disait que la santé de Votre Majesté étant chancelante...

—Chancelante, chancelante, ma santé! c'est leur espérance à tous; ma mort c'est leur ancre de salut. Continuez.

—On disait que votre santé étant chancelante, la reine prendrait ses précautions pour s'assurer...

Beautru hésita.

—S'assurer de quoi? demanda le roi; parlez, mais parlez donc.

—Pour s'assurer la régence.

—Mais il n'y a de régence que quand il y a un héritier de la couronne.

—Pour s'assurer la régence! répéta Beautru.

Le roi frappa du pied.

—Ainsi, là-bas comme ici, en Espagne comme en Lorraine! En Lorraine la crainte, en Espagne l'espoir; et en effet, la reine régente c'est l'Espagne à Paris; ainsi, Beautru, voilà ce qu'on dit là-bas?

—Vous avez ordonné de parler, Sire; j'ai obéi.

Et Beautru s'inclina devant le roi.

—Vous avez bien fait; je vous ai dit que j'étais à la recherche de la vérité; j'ai trouvé la piste, et je suis, Dieu merci, assez bon chasseur pour la suivre jusqu'au bout.

—Qu'ordonne Votre Majesté?

—Allez-vous reposer, monsieur, vous devez être fatigué.

—Votre Majesté ne me dit pas si j'ai eu le bonheur de lui plaire ou le malheur de la blesser.

—Je ne vous dis pas précisément que vous m'avez été agréable, M. Beautru; mais vous m'avez rendu service, ce qui vaut mieux. Il y a une place de conseiller d'Etat vacante, faites-moi penser que j'ai quelqu'un à récompenser.

Et Louis XIII, ôtant son gant, donna sa main à baiser à l'ambassadeur extraordinaire près de Philippe IV.

Beautru, selon l'étiquette, sortit à reculons pour ne pas tourner le dos au roi.

—Ainsi, murmura le roi resté seul, ma mort est une espérance; mon honneur un jeu, ma succession une loterie; mon frère n'arrivera au trône que pour vendre et trahir la France. Ma mère, la veuve de Henri IV, la veuve de ce grand roi qu'on a tué parce qu'il grandissait toujours, et que son ombre couvrait les autres royaumes, ma mère l'y aidera. Heureusement—et le roi commença de rire d'un rire strident et nerveux—heureusement que quand je mourrai, la reine sera enceinte, ce qui sauvera tout! Comme c'est heureux que je sois marié!

—Puis, l'œil plus sombre et la voix plus altérée:

—Cela ne m'étonne plus, dit-il, qu'ils en veuillent tant au cardinal.

Il lui sembla entendre un léger bruit du côté de la porte, il se retourna: la porte, en effet, tournait sur ses gonds.

—Votre Majesté désire-t-elle recevoir M. de La Saladie? demanda Charpentier.

—Je le crois bien, dit le roi, tout ce que j'apprends est plein d'intérêt!

Puis, avec ce même rire presque convulsif:

—Que l'on dise encore que les rois ne savent pas ce qui se passe chez eux; ils sont les derniers à le savoir, c'est vrai; mais lorsqu'ils le veulent, ils le savent enfin.

Puis, comme M. de La Saladie se tenait à la porte.

—Venez, venez, dit-il, je vous attends, monsieur de La Saladie, on vous a dit que je faisais l'intérim de monsieur le cardinal, n'est-ce pas? parlez, et n'ayez pas plus de secrets pour moi que vous n'en auriez pour lui.

—Mais, Sire, dit La Saladie, dans la situation où je trouve les choses, je ne sais pas si je dois vous répéter...

—Me répéter quoi?

—Les éloges que l'on fait en Italie d'un homme dont il paraît que vous avez eu à vous plaindre.

—Ah! ah! on fait l'éloge du cardinal en Italie! Et que dit-on du cardinal de l'autre côté des monts?

—Sire, ils ignorent là-bas que M. le cardinal n'est plus ministre, ils félicitent Votre Majesté d'avoir à son service le premier génie politique et militaire du siècle. La prise de La Rochelle, que j'avais été chargé par M. le cardinal d'annoncer au duc de Mantoue, à Sa Seigneurie de Venise et à S. S. Urbain VIII, a été reçue avec joie à Mantoue, avec enthousiasme à Venise, avec reconnaissance à Rome, de même que l'expédition que vous projetez en Italie, en épouvantant Charles-Emmanuel, a rassuré tous les autres princes. Voici les lettres du duc de Mantoue, du sénat de Venise et de Sa Sainteté, qui disent la grande confiance que l'on a dans le génie du cardinal, et chacune des trois puissances intéressées à vos succès en Italie, Sire, pour y contribuer autant qu'il est en leur pouvoir, m'ont chargé de remettre en traites sur leurs banquiers respectifs des valeurs pour un million et demi.

—Et au nom de qui sont ces traites?

—Au nom de M. le cardinal, Sire. Il n'a qu'à les endosser et à toucher l'argent, elles sont payables à vue.

Le roi les prit, les tourna et les retourna.

—Un million et demi, dit-il, et six millions qu'il a empruntés. C'est avec cela que nous allons faire la guerre. Tout l'argent vient de cet homme, comme de cet homme vient la grandeur et la gloire de la France.

Puis, une idée soudaine lui traversant le cerveau, Louis XIII alla au timbre et appela. Charpentier parut.

—Savez-vous, lui demanda-t-il, à qui M. le cardinal a emprunté les six millions avec lesquels il a fait face aux premières dépenses de la guerre?

—Oui, Sire, à M. de Bullion.

—S'est-il fait beaucoup tirer l'oreille pour les lui prêter?

—Au contraire, Sire, il les lui a offerts.

—Comment cela?

—M. le cardinal se plaignait de ce que l'armée du marquis d'Uxelles s'était dispersée faute de l'argent que la reine-mère s'était approprié, et faute des vivres que le maréchal de Créquy ne lui avait pas fait passer. C'est une armée perdue, disait Son Eminence.

—Eh bien, a dit M. de Bullion, il faut en lever une autre, voilà tout.

—Et avec quoi? demanda le cardinal.

—Avec quoi? Je vous donnerai de quoi lever une armée de cinquante mille hommes et un million d'or en croupe.

—Ce n'est pas un million, c'est six millions qu'il me faut.

—Quand?

—Le plus tôt possible!

—Ce soir, sera-ce trop tard?

Le cardinal se mit à rire.

—Vous les avez donc dans votre poche? demanda-t-il.

—Non, mais je les ai chez Fieubet, trésorier de l'épargne. Je vous fais donner un bon sur lui, vous les enverrez prendre.

—Et quelle garantie exigez-vous, monsieur Bullion?

M. de Bullion se leva et salua Son Eminence.

—Votre parole, monseigneur, dit-il.

Le cardinal l'embrassa; M. de Bullion écrivit quelques lignes sur un petit bout de papier, le cardinal lui fit sa reconnaissance et tout fut dit.

—C'est bien; vous savez où demeure M. de Bullion?

—A la trésorerie, je présume.

—Attendez.

Le roi se mit au bureau du cardinal et écrivit:

Monsieur de Bullion, j'ai besoin pour mon service particulier d'une somme de cinquante mille francs, que je ne veux point prendre sur l'argent que vous avez eu l'obligeance de prêter à M. le cardinal, veuillez me les donner si la chose est possible,—je vous engage ma parole de vous les rendre d'ici à un mois.

Votre affectionné,

Louys.

Puis, se retournant vers Charpentier:

—Beringhen est-il là? demanda-t-il.

—Oui, sire.

—Remettez-lui ce papier, dites-lui de prendre une chaise et d'aller chez M. de Bullion. Il y a réponse.

Charpentier prit le papier et sortit; mais presque aussitôt il rentra.

—Eh bien? fit le roi.

—M. de Beringhen est parti; mais je voulais dire à Votre Majesté que M. de Charnassé était là arrivant de la Prusse occidentale et rapportant à M. le cardinal une lettre du roi Gustave-Adolphe.

Louis fit un signe de tête.

—Monsieur de La Saladie, dit-il, vous n'avez plus rien à nous dire?

—Si fait, Sire, j'ai à vous assurer de mon respect, tout en vous priant de me permettre d'y joindre mes regrets à l'endroit du départ de M. Richelieu; c'était lui que l'on attendait en Italie, c'était lui sur qui l'on comptait, et mon devoir de fidèle sujet m'oblige à dire à Votre Majesté que je serais le plus heureux des hommes si elle me permettait de saluer M. le cardinal, tout en disgrâce qu'il soit.

—Je vais faire mieux, monsieur de La Saladie, fit le roi, je vais vous fournir moi-même l'occasion de le voir.

La Saladie s'inclina.

—Voici les traites de Mantoue, de Venise et de Rome. Allez présenter à Chaillot vos hommages à M. le cardinal; remettez-lui les lettres qui lui sont destinées; priez-le d'endosser les traites, et passez chez M. de Bullion au nom de Son Eminence, pour qu'il vous en donne l'argent. Je vous autorise, pour faire plus grande diligence, à prendre mon carrosse, qui est à la porte; plus vite vous reviendrez, plus je vous serai reconnaissant de votre zèle.

La Saladie s'inclina, et, sans perdre une seconde en compliments ou en hommages, sortit pour exécuter les ordres du roi.

Charpentier était resté à la porte.

—J'attends M. de Charnassé, dit le roi.

Jamais le roi n'avait été obéi au Louvre comme il était chez le cardinal. A peine avait-il manifesté son désir de voir M. de Charnassé que celui-ci était devant ses yeux.

—Eh bien, baron, lui dit le roi, vous avez fait un bon voyage, à ce qu'il paraît.

—Oui, Sire.

—Veuillez m'en rendre compte sans perdre une seconde; depuis hier seulement j'apprends à connaître le prix du temps.

—Votre Majesté sait dans quel but j'ai été envoyé en Allemagne?

—M. le cardinal ayant toute ma confiance et chargé de prendre l'initiative en tout point, s'est contenté de m'annoncer votre départ et de me faire prévenir de votre retour. Je ne sais rien de plus.

—Votre Majesté désire-t-elle que je lui répète d'une façon précise quelles étaient mes instructions?

—Dites.

—Les voici, mot pour mot, les ayant apprises par cœur pour le cas où les instructions écrites s'égareraient.

«Les fréquentes entreprises de la maison d'Autriche au préjudice des alliés du roi l'obligent à prendre des mesures efficaces pour leur conservation. Aussi, La Rochelle réduite, Sa Majesté a-t-elle immédiatement décidé d'envoyer ses meilleures troupes et de marcher elle-même au secours de l'Italie. En conséquence, le roi dépêche M. de Charnassé vers ceux d'Allemagne; il leur offrira tout ce qu'il dépend de Sa Majesté et les assurera du désir sincère qu'elle a de les assister, pourvu qu'ils veuillent agir de concert avec le roi et travailler de leur côté à leur mutuelle défense; le sieur de Charnassé aura soin d'exposer les moyens que Sa Majesté juge les plus propres et les plus convenables au dessein qu'elle se propose en faveur de ses alliés.»

—Ce sont vos instructions générales, dit le roi, mais vous en aviez sans doute de particulières.

—Oui, Sire, pour le duc Maximilien de Bavière, que Son Eminence savait fort irrité contre l'empereur. Il s'agissait de le pousser à faire une ligue catholique qui s'opposât aux entreprises de Ferdinand sur l'Allemagne et sur l'Italie, tandis que Gustave-Adolphe attaquerait l'empereur à la tête de ses protestants, et pour le roi Gustave-Adolphe.

—Et quelles étaient vos instructions pour le roi Gustave-Adolphe.

—J'étais chargé de promettre au roi Gustave, s'il voulait se faire chef de la ligue protestante, comme le duc de Bavière se ferait chef de la ligue catholique, un subside de 500,000 livres par an, puis de lui promettre que Votre Majesté attaquerait en même temps la Lorraine, province voisine de l'Allemagne et foyer de cabales contre la France.

—Oui, dit le roi en souriant, je comprends la Crète et le roi Minos; mais qu'y gagnerait M. le cardinal, ou plutôt qu'y gagnerais-je, moi, à attaquer la Lorraine?

—Que les princes de la maison d'Autriche, forcés de mettre une bonne partie de leurs troupes en Alsace et sur le haut du Rhin, détourneraient les yeux de l'Italie et seraient forcés de vous laisser tranquillement accomplir votre entreprise sur Mantoue.

Louis prit son front à deux mains, ces vastes combinaisons de son ministre lui échappaient par leur ampleur même, et trop à l'étroit dans son cerveau, semblaient prêtes à le faire éclater.

—Et, dit-il au bout d'un instant, le roi Gustave-Adolphe accepte?

—Oui, Sire, mais à certaines conditions.

—Qui sont?...

—Contenues dans cette lettre, Sire, dit Charnassé, tirant de sa poche un pli aux armes de Suède; seulement, Votre Majesté tient-elle absolument à lire cette lettre, ou permet-elle, ce qui serait plus convenable peut-être, que je lui en explique le sens?

—Je veux tout lire, monsieur, dit le roi, lui tirant la lettre des mains.

—N'oubliez-pas, Sire, que le roi Gustave-Adolphe est un joyeux compagnon, glorieux surtout, peu préoccupé des formes diplomatiques, et disant ce qu'il pense plutôt en soldat qu'en roi.

—Si je l'ai oublié, je vais m'en souvenir, et si je ne sais pas, je vais l'apprendre.

Et décachetant la lettre, il lut, mais bien bas:

«De Stuhm, après la victoire qui rend à la Suède toutes les places fortes de la Livonie et de la Prusse polonaise.

«Ce 19 décembre 1628.

«Mon cher cardinal,

«Vous savez que je suis tant soit peu païen, ne vous étonnez donc pas de la familiarité avec laquelle j'écris à un prince de l'Eglise.

«Vous êtes un grand homme; plus que cela, un homme de génie; plus que cela, un honnête homme, et avec vous on peut parler et faire des affaires. Faisons donc, si vous le voulez, les affaires de la France et celles de la Suède, mais faisons-les ensemble; je veux bien traiter avec vous, pas avec d'autres.

«Etes-vous sûr de votre roi, croyez-vous qu'il ne tournera pas selon son habitude au premier vent venu, de sa mère, de sa femme, de son frère, de son favori, Luynes ou Chalais, ou de son confesseur, et que vous, qui avez plus de talent dans votre petit doigt que tous ces gens-là, roi, reines, princes, favoris, hommes d'Eglise, ne serez-vous pas un beau matin culbuté, par quelque méchante intrigue, désir de sérail, ni plus ni moins qu'un vizir ou un pacha?

«Si vous en êtes sûr, faites-moi l'honneur de m'écrire: Ami Gustave, je suis certain pendant trois ans de dominer ces têtes vides ou éventées, qui me donnent tant de travail et d'ennui. Je suis certain de tenir personnellement vis à vis de vous les engagements que je prendrai au nom de mon roi, et j'entre immédiatement en campagne. Mais ne me dites pas: Le roi fera.

Pour vous et sur votre parole, je réunis mon armée, je monte à cheval, je pille Prague, je brûle Vienne, je passe la charrue sur Pesth; mais pour le roi de France et sur la parole du roi de France, je ne fais pas battre un tambour, charger un fusil, seller un cheval.

«Si cela vous arrange, mon éminentissime, renvoyez-moi M. de Charnassé, qui me convient fort, quoiqu'il soit un peu mélancolique; mais le diable y fût-il, s'il fait la campagne avec moi, je l'égayerai à force de vin de Hongrie.

«Comme j'écris à un homme d'esprit, je ne vous mettrai pas sous la garde de Dieu, mais sous celle de votre propre génie, et je me dirai avec joie et orgueil,

«Votre affectionné,

«Gustave-Adolphe.»

Le roi lut cette lettre avec une impatience croissante, et, quand la lecture fut finie, il la froissa dans sa main.

Puis, se retournant vers le baron de Charnassé:

—Vous connaissez le contenu de cette lettre? lui demanda-t-il.

—J'en connaissais l'esprit, non le texte, Sire.

—Barbare, ours du Nord! murmura-t-il.

—Sire, fit observer Charnassé, ce barbare vient de battre les Russes, les Polonais; il a appris la guerre sous un Français nommé Lagardie; c'est le créateur de la guerre moderne, c'est le seul homme enfin qui soit capable d'arrêter l'ambition du roi Ferdinand et de battre Tilly et Waldstein.

—Oui, je sais bien que l'on prétend cela, répondit le roi; je sais bien que c'est l'opinion du cardinal, du premier homme de guerre après le roi Gustave-Adolphe, ajouta-t-il avec un rire qu'il voulait rendre railleur et qui n'était que nerveux; mais ce n'est peut-être pas la mienne.

—Je le regretterais sincèrement, Sire, dit Charnassé en s'inclinant.

—Ah! fit Louis XIII, il paraît que vous avez envie de retourner vers le roi de Suède, baron.

—Ce serait un grand honneur pour moi, et, je le crois, un grand bonheur pour la France.

—Malheureusement c'est impossible, dit Louis XIII, puisque Sa Majesté suédoise ne veut traiter qu'avec M. le cardinal, et que le cardinal n'est plus aux affaires.

Puis se retournant vers la porte où l'on grattait:

—Eh bien, qu'y a-t-il, demanda le roi.

Puis, reconnaissant à la manière de gratter à la porte que c'était M. le premier.

—C'est vous, Beringhen? fit-il, entrez.

Beringhen entra.

—Sire, dit-il, en présentant au roi une grande lettre cachetée d'un large sceau, voici la réponse de M. de Bullion.

Le roi ouvrit et lut:

«Sire, je suis au désespoir, mais pour rendre service à M. de Richelieu, j'ai vidé ma caisse jusqu'au dernier écu, et je ne saurais dire à Votre Majesté, quelque désir que j'aie de lui être agréable, à quelle époque je pourrais lui donner les cinquante mille livres qu'elle me demande.

«C'est avec un sincère regret et le respect le plus profond,

«Sire,

«Que j'ai l'honneur de me dire de Votre Majesté,

«Le très-humble, très fidèle et très obéissant sujet,

«De Bullion.»

Louis mordit ses moustaches. La lettre de Gustave lui apprenait jusqu'où allait son crédit politique; la lettre de Bullion lui apprenait jusqu'où allait son crédit financier.

En ce moment La Saladie rentrait suivi de quatre hommes pliant chacun sous le poids d'un sac qu'ils portaient.

—Qu'est-ce que cela? demanda le roi.

—Sire, dit La Saladie, ce sont les quinze cent mille livres que M. de Bullion envoie à M. le cardinal.

—M. De Bullion, dit le roi, il a donc de l'argent?

—Dame! il y paraît, Sire, dit La Saladie.

—Et sur qui vous a-t-il donné une traite cette fois-ci, sur Fieubet?

—Non, Sire; c'était d'abord son idée, mais il a dit que pour une petite somme ce n'était point la peine, et il s'est contenté de donner un bon sur son premier commis, M. Lambert.

—L'impertinent, murmura, le roi, il n'a pas pour me prêter cinquante mille livres, et il trouve un million et demi pour escompter à M. de Richelieu les traites de Mantoue, de Venise et de Rome.

Puis, tombant sur un fauteuil, écrasé sous le poids de la lutte morale qu'il soutenait depuis la veille, et qui commençait à reproduire à ses propres yeux son image dans le miroir inflexible de la vérité.

—Messieurs, dit-il à Charnassé et à La Saladie, je vous remercie, vous êtes de bons et fidèles serviteurs. Je vous ferai appeler dans quelques jours pour vous dire mes volontés.

Puis de la main il leur fit signe de se retirer.

Louis allongea languissant la main sur le timbre et frappa deux coups.

Charpentier parut.

—Monsieur Charpentier, dit le roi mettez ces quinze cent mille livres avec le reste, et payez ces hommes d'abord.

Charpentier donna à chacun des porteurs un louis d'argent.

Ils sortirent.

—Monsieur Charpentier, dit le roi, je ne sais pas si je viendrai demain: je me sens horriblement fatigué.

—Ce serait fâcheux que Votre Majesté ne vînt pas, fit alors Charpentier; c'est demain le jour des rapports.

—De quels rapports?

—Des rapports de la police de M. le cardinal.

—Quels sont ses principaux agents?

—Le P. Joseph, que vous avez autorisé à rentrer dans son couvent et qui ne viendra point, évidemment, demain, M. Lopez, l'Espagnol; M. de Souscarrières.

—Ces rapports sont-ils faits par écrit ou en personne?

—Comme demain les agents de M. le cardinal savent qu'ils auront affaire au roi, ils tiendront probablement à présenter leurs rapports de vive voix.

—Je viendrai, dit le roi, se levant avec effort.

—De sorte que si les agents viennent en personne?

—Je les recevrai.

—Mais je dois prévenir Votre majesté sur la qualité d'un de ces agents, dont je ne vous ai point parlé encore.

—Un quatrième agent alors?

—Agent plus secret que les autres.

—Et qu'est-ce que cet agent?

—Une femme, Sire.

—Mme de Combalet?

—Pardon, Sire, Mme de Combalet n'est point un agent de Son Eminence, c'est sa nièce.

—Le nom de cette femme? Est-ce un nom connu?

—Très-connu, Sire.

—Elle s'appelle?

—Marion Delorme.

—M. le cardinal reçoit cette courtisane?

—Et il a beaucoup à s'en louer, c'est par elle qu'il a été prévenu avant-hier soir qu'il serait probablement disgracié hier matin.

—Par elle, dit le roi, au comble de l'étonnement.

—Lorsque M. le cardinal veut des nouvelles certaines de la cour, c'est en général à elle qu'il s'adresse; peut-être sachant que c'est Votre Majesté qui est dans le cabinet à la place du cardinal aura-t-elle quelque chose d'important à dire à Votre Majesté.

—Mais elle ne vient pas ici publiquement, je présume.

—Non, Sire, sa maison touche à celle-ci, et le cardinal a fait percer la muraille pour pratiquer entre les deux logis une porte de communication.

—Vous êtes sûr, monsieur Charpentier, de ne pas déplaire à Son Eminence en me donnant de pareils détails?

—C'est, au contraire, par son ordre que je les donne à Votre Majesté.

—Et où est cette porte?

—Dans ce panneau, Sire. Si pendant son travail de demain le roi, au moment où il sera seul, entend frapper à cette porte à petits coups et qu'il veuille faire l'honneur à Mlle Delorme de la recevoir, il poussera ce bouton, et la porte s'ouvrira; s'il ne lui veut pas faire cet honneur, il répondra par trois coups poussés à distance égale. Dix minutes après, il entendra retentir une sonnette. l'entre-deux sera vide, et il trouvera à terre le rapport par écrit.

Louis XIII réfléchit un instant. Il était évident que la curiosité livrait en lui un violent combat à la répugnance qu'il avait pour toutes les femmes, et surtout pour les femmes de la condition de Marion Delorme.

Enfin la curiosité l'emporta.

—Puisque M. le cardinal qui est d'Eglise, sacré et consacré, reçoit Mlle Delorme, il me semble, dit-il, que je puis bien la recevoir. D'ailleurs, s'il y a péché, je me confesserai. A demain, M. Charpentier.

Et le roi sortit, plus pâle, plus fatigué, plus chancelant que la veille, mais aussi avec des idées plus arrêtées sur la difficulté d'être un grand ministre et la facilité d'être un roi médiocre.


CHAPITRE XIV.

LES ENTR'ACTES DE LA ROYAUTÉ.

L'inquiétude était grande au Louvre; depuis ses séances place Royale, le roi n'avait revu ni la reine-mère, ni la reine, ni le duc d'Orléans, ni personne de sa famille; de sorte que personne n'avait reçu de lui ni les sommes demandées, ni les bons à vue avec lesquels seuls on pouvait les toucher.

De plus, le nouveau ministère Bérulle et Marillac l'Epée, constitué d'enthousiasme à la suite de la démission du cardinal, n'avait reçu aucun ordre pour se réunir et, par conséquent, n'avait encore délibéré sur rien.

Enfin, chaque soir, le bruit s'était répandu par Beringhen, qui voyait le roi à sa sortie et à sa rentrée, qui l'habillait le matin et le déshabillait le soir, qu'il était plus triste à sa rentrée qu'à sa sortie, plus muet le soir que le matin.

Son fou l'Angély et son page Baradas avaient seuls accès dans sa chambre.

Baradas seul avait, de tous les oiseaux de proie étendant le bec et les griffes vers le trésor du cardinal, Baradas était le seul qui eût reçu son bon de trois mille pistoles sur Charpentier. Il est vrai que lui n'avait ni ouvert le bec, ni allongé la griffe; la gratification était venue à lui sans qu'il la demandât. Il avait les défauts, mais aussi les qualités de la jeunesse: il était prodigue quand il avait de l'argent, mais incapable de se servir de son influence sur le roi pour alimenter cette prodigalité. La source tarie, il attendait tranquillement, pourvu qu'il eût de beaux habits, de beaux chevaux, de belles armes, qu'elle se remît à couler; puis la source coulait de nouveau, et il l'épuisait avec la même insouciance, la même rapidité.

Pendant l'absence du roi, Baradas s'était fort entretenu avec son ami Saint-Simon de cette bonne aubaine qui venait de lui tomber du ciel, et dont il comptait bien faire part à son jeune camarade. Les deux enfants—c'étaient presque des enfants—Baradas, l'aîné, avait vingt ans à peine, les deux enfants avaient fait les plus beaux projets sur les trois mille pistoles. Ils allaient vivre un mois, au moins, comme des princes; seulement, leurs projets bien arrêtés, une chose les inquiétait: le bon du roi serait-il payé? On avait vu tant de bons royaux revenir sans que le trésorier eût fait honneur à l'auguste signature que l'on eût mieux aimé celle du moindre marchand de la cité que celle de Louis, si majestueuse qu'elle s'étalât au-dessous des deux lignes et demie qui constituaient le corps du billet.

Puis Baradas s'était retiré à l'écart, avait pris papier, encre et plumes, et avait entrepris cette œuvre colossale pour un gentilhomme de cette époque, d'écrire une lettre. A force de se frotter le front et de se gratter la tête, il y était arrivé, avait mis sa lettre dans sa poche, avait bravement attendu le roi, et plus bravement encore lui avait demandé quand il pourrait se présenter chez le trésorier pour y toucher le bon dont l'avait gratifié Sa Majesté.

Le roi lui avait répondu qu'il pouvait s'y présenter quand il voudrait, que le trésorier était à ses ordres.

Baradas avait baisé les mains du roi, avait descendu les escaliers quatre à quatre, avait sauté dans une chaise de l'entreprise Michel et Cavois, et s'était fait conduire immédiatement chez M. le cardinal, ou plutôt à l'hôtel de M. le cardinal.

Là, il avait trouvé le secrétaire Charpentier fidèle à son poste, et lui avait présenté le bon; Charpentier l'avait pris, lu, examiné, puis, reconnaissant l'écriture et le seing du roi, il avait fait à M. Baradas un salut respectueux, l'avait prié d'attendre un instant, lui laissant le reçu, et cinq minutes après était revenu avec un sac d'or contenant les trois mille pistoles.

A la vue de ce sac, Baradas, qui n'y croyait pas, avait senti son cœur se dilater; Charpentier lui avait offert de recompter la somme sous ses yeux. Baradas, qui avait hâte de presser le bienheureux sac sur sa poitrine, avait répondu qu'un caissier si exact était nécessairement un caissier infaillible; mais ses forces, encore mal revenues à la suite de sa blessure ne lui avaient pas suffi, et il avait fallu que Charpentier le lui descendît jusque dans sa chaise.

Là Baradas avait puisé une poignée de louis d'argent et d'écus d'or, qu'il avait offerte à Charpentier. Mais Charpentier lui avait fait la révérence et avait refusé.

Baradas était resté tout ébahi, tandis que la porte de l'hôtel du cardinal se refermait sur Charpentier.

Mais, peu à peu, Baradas était sorti de son ébahissement; il s'était orienté, et se faisant suivre de ses porteurs pour ne pas perdre son sac de vue, il avait été jusqu'à la maison voisine, s'était arrêté devant la porte, avait frappé, et, tirant une lettre de sa poche, il l'avait donnée à l'élégant laquais qui était venu l'ouvrir en disant:

—Pour Mlle Delorme.

Et il avait joint à la lettre deux écus, que le laquais s'était bien gardé de refuser comme avait fait Charpentier, était remonté dans sa chaise, et, de cette voix impérative qui n'appartient qu'aux gens qui ont le gousset bien garni, il avait crié à ses porteurs:

—Au Louvre!

Et les porteurs auxquels la rotondité du sac et le surcroît de pesanteur n'avaient point échappé, étaient partis d'un pas que nous n'hésiterons point à reconnaître pour l'aïeul du pas gymnastique moderne.

En un quart d'heure, Baradas, dont la main n'avait pas cessé une seconde de caresser le sac qui était son compagnon de voyage, était à la porte du Louvre, où il rencontrait Mme de Fargis, descendant de chaise comme lui.

Tous deux s'étaient reconnus; seulement un sourire avait plissé les lèvres sensuelles de la malicieuse jeune femme, qui, voyant les efforts que faisait Baradas pour soulever de son bras endolori le sac trop lourd, lui demanda avec une obligeance railleuse:

—Voulez-vous que je vous aide, monsieur Baradas?

—Merci, madame, avait répondu le page; mais si, en passant, vous voulez bien prier mon camarade Saint-Simon de descendre, vous me rendrez véritablement service.

—Comment donc, avait répondu la coquette jeune femme, avec grand plaisir, monsieur Baradas.

Et elle avait grimpé lestement l'escalier, en relevant sa robe traînante avec cet art qu'ont certaines femmes de montrer le bas de leur jambe jusqu'à ce point de la naissance du mollet qui permet de deviner le reste.

Cinq minutes après, Saint-Simon descendait, Baradas payait largement les porteurs, et les deux jeunes gens en réunissant leurs efforts, montaient l'escalier portant le sac d'argent, comme dans les tableaux de Paul Véronèse on voit deux beaux jeunes gens portant aux convives attablés une grosse amphore contenant l'ivresse de vingt hommes.

Pendant ce temps, Louis XIII, après avoir fait son repas de cinq heures, s'entretenait avec son fou, à la perspicacité duquel le redoublement de tristesse de Sa Majesté n'avait point échappé.

Louis XIII était assis à l'un des coins du feu de la large cheminée de sa chambre, ayant sa table devant; l'Angély, à l'autre coin de la même cheminée, était accroupi sur une haute chaise, comme un perroquet sur son perchoir, tenant ses talons sur le bâton le plus bas de sa chaise pour se faire une table de ses genoux, sur lesquels était posée son assiette avec un aplomb qui faisait honneur à sa science de l'équilibre.

Le roi, sans appétit, mangeait du bout des dents quelques colifichets et quelques guignes sèches, et trempait à peine ses lèvres dans un verre où resplendissait en or et en azur l'écusson royal. Il avait gardé sur sa tête son large chapeau de feutre noir aux plumes noires, chapeau dont l'ombre projetait sur son front un voile qui assombrissait encore celui qui le couvrait déjà.

L'Angély, au contraire, qui avait grand'faim, avait senti s'épanouir son visage à la vue du second dîner qu'il était d'habitude de servir à cette époque entre cinq et six heures du soir. Il avait, en conséquence, tiré sur le bord de la table le plus rapproché de lui, un énorme pâté de faisan, de bécasse et de becfigues, et après en avoir offert l'étrenne au roi, qui avait refusé d'un signe négatif de la tête, il avait commencé à enlever des tranches pareilles à des briques, lesquelles passaient lestement du pâté sur son assiette, mais plus lestement encore de son assiette dans son estomac. Après avoir attaqué le faisan comme la plus grosse pièce, il en était aux bécasses et comptait finir par les becfigues, arrosant le tout d'un vin que l'on appelait le vin du cardinal, vin qui n'était autre que notre bordeaux actuel, mais que, cependant, le roi et le cardinal, qui possédaient les deux plus mauvais estomacs du royaume, appréciaient pour sa facile digestion, et que l'Angély, qui possédait un des meilleures estomacs de l'univers, goûtait pour son bouquet et son velouté.

Une première bouteille de ce vin facile avait déjà passé de la cheminée à l'âtre de la cheminée, où venait d'aller la rejoindre une seconde bouteille, qui, placée à une distance convenable du feu, était en train de dégourdir. Les gourmets, pour lesquels rien n'est sacré, pas même la grammaire, ont fait de ce verbe un verbe actif, et nous faisons comme eux. Quoiqu'elle fût restée debout, il était facile de voir à sa transparence et à sa facilité de chanceler, qu'elle avait perdu jusqu'à la dernière goutte de sang généreux qui l'animait et que l'Angély, qui, au contraire, caressait sa voisine des yeux et de la main n'avait plus pour elle que ce vague respect que l'on doit aux morts. Au reste, l'Angély, qui, pareil à ce philosophe grec ennemi du superflu, eût jeté lui aussi à la rivière son écuelle de bois s'il eût vu un enfant boire dans le creux de sa main, l'Angély avait supprimé le verre comme un intermédiaire parasite, se contentant d'allonger la main jusqu'au col de la bouteille et de rapprocher ce col de sa bouche, chaque fois qu'il éprouvait le besoin—et ce besoin, il l'éprouvait souvent—de se désaltérer.

L'Angély qui venait de donner à sa bouteille une de ses accolades les plus tendres, poussait un soupir de satisfaction juste au moment où Louis XIII poussait un soupir de tristesse.

L'Angély resta immobile, la bouteille d'une main, la fourchette de l'autre.

—Décidément, dit-il, il paraît que ce n'est pas amusant d'être roi, surtout quand on règne!

Ah! mon pauvre l'Angély, répondit le roi, je suis bien malheureux!

—Conte-moi cela, mon fils, cela te soulagera, dit l'Angély en posant sa bouteille à terre et en piquant de nouveau un morceau de pâté dans son assiette, pourquoi es-tu si malheureux?

—Tout le monde me vole, tout le monde me trompe, tout le monde me trahit.

—Bon! tu viens de t'en apercevoir?

—Non, je viens de m'en assurer.

—Voyons, voyons, mon fils, ne faisons pas de pessimisme; je t'avoue que, pour mon compte, je ne suis pas en train de trouver que les choses vont mal ici-bas: j'ai bien déjeuné, bien dîné, ce pâté était bon, ce vin excellent; la terre tourne si doucement, que je ne la sens pas tourner, et je ressens par tout le corps une douce chaleur et un agréable bien-être qui me permet de regarder la vie à travers une gaze rose.

—L'Angély, dit Louis XIII avec le plus grand sérieux, pas d'hérésie, mon enfant, ou je te fais fouetter.

—Comment! répliqua l'Angély, c'est une hérésie que de regarder la vie à travers une gaze rose!

—Non, mais c'est une hérésie de dire que la terre tourne.

—Ah! par ma foi, je ne suis point le premier qui l'ait dit, et MM. Copernic et Galilée l'ont dit avant moi.

—Oui, mais la Bible a dit le contraire, et tu admettras bien que Moïse en savait autant que tous les Copernic et tous les Galilée de la terre.

—Hum! hum! fit l'Angély.

—Voyons, insista le roi, si le soleil était immobile, comment Josué eût-il fait pour l'arrêter trois jours.

—Es-tu bien sûr que Josué ait arrêté le soleil trois jours.

—Pas lui, mais le Seigneur.

—Et tu crois que le Seigneur a pris cette peine-là pour donner le temps à son élu de tailler en pièces l'armée d'Adonisedec et des quatre rois chananéens qui s'étaient ligués avec lui et de les murer tout vivants dans une caverne. Par ma foi, si j'eusse été le Seigneur, au lien d'arrêter le soleil, j'eusse fait venir la nuit pour donner, au contraire, à ces pauvres diables une chance de fuir.

—L'Angély, l'Angély, dit tristement le roi, tu sens le huguenot d'une lieue.

—Fais attention, Louis, que tu le sens encore de plus près que moi en supposant que tu sois le fils de ton père!

—L'Angély, fit le roi.

—Tu as raison, Louis, dit l'Angély en attaquant les becfigues, ne parlons pas théologie; et tu dis donc, mon fils, que tout le monde te trompe.

—Tout le monde, l'Angély.

—Moins ta mère, cependant.

—Ma mère comme les autres.

—Bah! moins ta femme, j'espère.

—Ma femme plus que les autres.

—Oh! moins ton frère, cependant.

—Mon frère plus que tous.

—Bon! et moi qui croyais qu'il n'y avait que le cardinal qui te trompât!

—L'Angély, je crois, au contraire, qu'il n'y avait que M. le cardinal seul qui ne me trompât point.

—Mais c'est le monde renversé, alors!

Louis secoua tristement la tête.

—Et moi qui avais entendu dire que dans la joie d'être débarrassé de lui, tu avais fait des largesses à toute la famille.

—Hélas!

—Que tu avais donné soixante mille livres à ta mère, trente mille livres à la reine, cent cinquante mille livres à Monsieur.

—C'est-à-dire que je les leur ai promis seulement, l'Angély.

—Bon! alors ils ne les tiennent pas encore.

—L'Angély! fit tout à coup le roi, il me passe par l'esprit un désir.

—Mais ce n'est pas de me faire brûler comme hérétique ou pendre comme voleur, j'espère.

—Non, c'est pendant que j'ai de l'argent...

—Tu as donc de l'argent?

—Oui, mon enfant.

—Parole d'honneur?

—Foi de gentilhomme, et beaucoup.

—Eh bien, crois-moi, dit l'Angély, donnant une nouvelle accolade à la bouteille, profites-en pour acheter du vin comme celui-ci, mon fils; l'année 1629 peut être mauvaise.

—Non, ce n'est pas cela mon désir, tu sais que je ne bois que de l'eau.

—Parbleu! c'est bien pour cela que tu es si triste.

—Il faudrait que je fusse fou pour être gai.

—Je suis fou et cependant je ne suis guère gai; voyons, finissons-en, quel est ton désir, dis-le?

—J'ai envie de faire ta fortune, l'Angély.

—Ma fortune, à moi, eh! qu'ai-je besoin de fortune? J'ai la nourriture et le logement au Louvre; quand j'ai besoin d'argent, je retourne tes poches, et j'y prends ce que j'y trouve; il est vrai que je n'y trouve jamais grand'chose. Cela me suffit, et je ne me plains pas.

—Je le sais bien que tu ne te plains pas, et c'est ce qui m'attriste encore.

—Mais tout t'attriste donc, toi? Fi! le mauvais caractère.

—Tu ne te plains pas, toi, à qui je ne donne jamais rien, et ils se plaignent sans cesse, eux à qui je donne toujours.

—Laisse-les se plaindre, mon fils.

—Si je mourais, l'Angély?

—Bon! encore une idée gaie qui te passe par l'esprit, attends donc le carnaval au moins pour être aussi allègre que tu l'es.

—Si je mourais, ils te chasseraient et ne te donneraient pas même un maravédis.

—Eh bien, je m'en irais donc.

—Que deviendrais-tu?

—Je me ferais trappiste! Peste, la Trappe, près du Louvre, est un endroit folâtre.

—Ils espèrent tous que je vais mourir; qu'en dis-tu l'Angély?

—Je dis qu'il faut vivre pour les faire enrager.

—Ce n'est pas bien amusant de vivre, l'Angély.

—Crois-tu que l'on s'amuse plus à Saint-Denis qu'au Louvre.

—Il n'y a que le corps à Saint-Denis, mon enfant, l'âme est au ciel.

—Crois-tu qu'on s'amuse plus au ciel qu'à Saint-Denis.

—On ne s'amuse nulle part, l'Angély, dit le roi avec un accent lugubre.

—Louis, je te préviens que je vais te laisser t'ennuyer tout seul, tu commences à me faire froid dans les os.

—Tu ne veux donc pas que je t'enrichisse?

—Je veux que tu me laisses finir ma bouteille et mon pâté.

—Je vais te donner un bon de trois mille pistoles, comme celui que j'ai donné à Baradas?

—Ah, tu as donné un bon de trois mille pistoles à Baradas?

—Oui.

—Eh bien, tu peux te vanter que voilà de l'argent bien placé.

—Crois-tu qu'il en fasse un mauvais emploi?

—Un excellent, au contraire; je crois qu'il le mangera avec de bons garçons et de belles filles.

—Tiens, l'Angély, tu ne crois à rien.

—Pas même à la vertu de M. Baradas.

—C'est pécher que de causer avec toi.

—Il y a du vrai là-dedans, aussi je vais te donner un conseil, mon fils.

—Lequel?

—C'est de passer dans ton oratoire, de prier pour ma conversion, et de me laisser manger mon dessert tranquille.

—Un bon conseil peut venir d'un fou, dit le roi en se levant: je vais prier.

Et le roi se leva et s'achemina vers son oratoire.

—C'est cela, dit l'Angély, va prier pour moi, et moi je mangerai, je boirai et je chanterai pour toi. Nous verrons auquel cela profitera le plus.

Et, en effet, tandis que Louis XIII, plus triste que jamais, entrait dans son oratoire et en refermait la porte sur lui, l'Angély, qui avait achevé la seconde bouteille, en entamait une troisième en chantant:

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