Le comte de Moret
—Ma chère nièce, vous allez épouser un roi qui a répudié sa première femme, parce qu'elle n'avait pas d'enfants; vous avez un mois pour faire le voyage, trois beaux garçons à votre suite: l'un, Virginio Orsini, qui est déjà votre Sigisbé; l'autre Paolo Orsini; enfin, le troisième, Concino Concini; arrangez-vous de manière à être sûre, en arrivant en France, de ne pas être répudiée.
Marie de Médicis avait, assuraient toujours les Espagnols, suivi de point en point le conseil de son oncle; elle avait mis dix jours à aller seulement de Gênes à Marseille. Henri IV, quoiqu'il ne fût pas impatient de voir «sa grosse banquière,» comme il l'appelait, avait trouvé la traversée un peu bien longue; mais Malherbe avait cherché une raison à cette lenteur, et, bonne ou mauvaise, l'avait découverte. Il avait mis ce retard sur le compte de l'amour que Neptune avait conçu pour la fiancée du roi de France.
Au plaisir de la regarder,
Il a, par un effort contraire,
Essayé de la retarder.
Peut-être l'excuse n'était-elle pas bien logique, mais la reine Margot avait rendu son mari peu difficile sur les excuses conjugales.
C'est ce bâtiment paresseux qu'entourent les Néréides, dans le beau tableau de Rubens qui est au Louvre!
Au bout de neuf mois, le grand-duc Ferdinand fut rassuré: il apprit la naissance du dauphin Louis, surnommé immédiatement le Juste, parce qu'il était né sous le signe de la Balance.
Dès son enfance, Louis XIII manifesta cette tristesse héréditaire chez les Orsini, en même temps qu'il eut de naissance tous les goûts d'un Italien de la décadence. En effet, musicien et même compositeur passable, peintre médiocre, il était apte à une foule de petits métiers, ce qui fit qu'il ne sut jamais son métier de roi, malgré sa prodigieuse idolâtrie de la royauté. Faible de complexion, il avait été outrageusement médicamenté dans son enfance, et, devenu jeune homme, il était resté une créature si maladive que déjà trois ou quatre fois il avait touché à la mort. Un journal, tenu pendant vingt-huit ans par son médecin Hérouard, inscrit jour par jour tout ce qu'il mange, heure par heure tout ce qu'il fait. Dès sa jeunesse, il a peu de cœur, est sec et dur, parfois même cruel. Henri IV le fouetta deux fois de sa royale main: la première parce qu'il avait manifesté tant d'aversion à un gentilhomme, que pour le contenter il avait fallu tirer à ce gentilhomme un coup de pistolet sans balle, et faire croire au dauphin qu'il avait été tué sur le coup; la seconde, parce qu'il avait d'un coup de maillet écrasé la tête d'un moineau franc.
Une fois, une seule fois il eut la velléité d'être roi, et manifesta cette velléité: ce fut le jour de son sacre. Comme on lui présentait le sceptre des rois de France, sceptre fort lourd, étant fait d'or et d'argent et chargé de pierreries, sa main se prit à trembler, ce que voyant, M. de Condé qui, en sa qualité de premier prince du sang, était près du roi, il voulut, en lui soutenant le bras, l'aider à soutenir le sceptre.
Mais lui, se retournant vivement et le sourcil froncé:
—Non, dit-il, je prétends le porter seul, et ne veux pas de compagnie.
Sa grande distraction, enfant, était de tourner de petites pièces d'ivoire, de colorier des gravures, de confectionner des cages, de dresser des châteaux de cartes, et de faire chasser dans son appartement de petits oiseaux par un perroquet jaune et des pies-grièches. Au reste, dans toutes ses actions, dit l'Estoile, «enfant, enfantissime!»
Mais les deux goûts les plus enracinés et les plus persistants chez lui avaient été la musique et la chasse. C'est dans Hérouard, ce journal à peu près inconnu, s'il ne l'est tout à fait des historiens, qu'il faut chercher ces détails et d'autres plus curieux encore: «A midi, il va jouer dans la galerie avec ses chiens, Patelot et Grisette; à une heure il revient dans sa chambre, se met dans la ruelle de sa nourrice, appelle Ingret, son joueur de luth, et fait la musique en chantant lui-même, car il aimait la musique avec transport.
Parfois, pour se distraire, il versifiait sur des riens, sur des proverbes ou des maximes, et, quand le goût lui en prenait, il voulait que les autres versifiassent avec lui. Un jour il dit à son médecin, Hérouard:—Mettez-moi cette prose en vers:
«Je veux que ceux qui m'aiment, m'aiment longtemps, ou, s'ils ne m'aiment que peu, que dès demain ils me quittent.»
Et le bon docteur, meilleur courtisan que poëte, faisait à l'instant même le distique suivant:
Que ce soit pour jamais, où bien qu'ils se retirent.
Comme tous les caractères mélancoliques, Louis XIII dissimulait à merveille, et c'est à ceux qu'il voulait perdre, au moment même où il retirait la main de dessus eux, qu'il montrait les plus blanches dents en souriant de son meilleur sourire. Ce fut le 2 mars, un lundi de l'année 1613, à l'âge de douze ans, que, se servant pour la première fois de la locution familière à François Ier, il jura par sa foi de gentilhomme. Cette même année, l'étiquette voulut que l'on présentât la chemise au jeune roi. Ce fut Courtauvaux, un de ses compagnons, nous ne dirons pas de plaisir, nous verrons tout à l'heure que Louis XIII ne s'amusa que deux fois dans sa vie, qui la lui passa.
On se rappelle que l'accusation contre Chalais portait: qu'il avait voulu empoisonner le roi en lui passant la chemise. Ce fut cette même année encore que fut introduit près de lui, par le maréchal d'Ancre lui-même, le jeune de Luynes. Il n'avait jusque-là, pour soigner et nourrir ses oiseaux, qu'un simple paysan,—«un pied-plat de Saint-Germain, nommé Pierrot,» dit l'Estoile. De Luynes fut nommé fauconnier en chef, et l'on commanda à Pierrot, tout-puissant jusque-là, de le reconnaître et de lui obéir. Enfin ses faucons, éperviers, milans, pies-grièches et perroquets, furent nommés oiseaux de cabinet, pour que de Luynes pût toujours rester près du roi, et de cette époque data chez Louis XIII une telle amitié pour lui, que non seulement il ne quittait son fauconnier en chef du matin au soir, mais encore qu'en dormant il rêvait tout haut de lui, dit Hérouard, criant son nom dans le sommeil et le croyant absent.
En effet, si de Luynes ne parvenait pas à l'amuser, il parvenait au moins à le distraire, en développant chez lui le goût de la chasse autant qu'il le pouvait, avec le peu de liberté qu'ont les enfants royaux. Nous avons vu que Louis pourchassait de petits oiseaux dans ses appartements avec un perroquet jaune et des pies-grièches. Luynes lui fit chasser des lapins avec des petits lévriers dans les fossés du Louvre, et voler le milan à la plaine de Grenelle. Ce fut là, toutes dates sont importantes dans la vie d'un roi du caractère de Louis XIII, qu'il prit son premier héron le 1er janvier, et ce fut à Vaugirard que le 18 de la même année, il tira sa première perdrix.
Enfin, ce fut à l'entrée du pont dormant, près du Louvre, qu'il chassa l'homme pour la première fois, et tua Concini.
Intercalons ici une page du journal d'Hérouard, la page est curieuse pour le philosophe aussi bien que pour l'historien; c'est ce que fait Louis XIII pendant ce lundi 24 avril 1617, où il chasse l'homme au lieu de chasser le moineau, le lapin, le héron ou la perdrix.
Nous copions textuellement. Nos lecteurs, et surtout nos lectrices sont avertis.
«Lundi 24 avril 1617.
«Eveillé à sept heures et demi du matin, pouls plein, égal, petite chaleur, douce, levé bon visage, gai, pissé jaune, fait ses affaires, peigné, vêtu, prié Dieu; à 8 heures 1/2 déjeuné, quatre cuillers, point bu, si ce n'est du vin clair et fort trempé.
«tué sur le pont du
«Louvre entre dix et
«onze heures du matin.
«Dîné à midi; bouts d'asperges en salade, douze; quatre crêtes de coq sur un potage blanchi; cuillerées de potage, dix bouts d'asperges sur un chapon bouilli; veau bouilli; la moelle d'un os; tallerins, douze; les ailes de deux pigeons rôtis; deux tranches de gelinotte rôties avec pain; gelée; figues, cinq; guignes sèches, quatorze cotignac sur un oubli; pain, peu; bu du vin clairet fort trempé; dragée de fenouil, une petite cuillerée.
«Amusé jusqu'à sept heures et demie.
«Fait ses affaires, jaune, mou, beaucoup.»
«Amusé jusqu'à neuf heures et demie.
«Bu de la tisane, dévêtu, mis au lit, pouls plein, égal, petite chaleur douce.
Vous voilà rassurés, n'est-ce pas, sur le compte de ce pauvre enfant royal; vous pouviez craindre, et moi aussi, que l'assassinat de l'amant de sa mère, du père plus que probable de son frère Gaston, d'un maréchal de France enfin, c'est-à-dire du personnage le plus considérable du royaume après lui et même avant lui, lui eût ôté l'appétit ou la gaieté, et que les mains rouges de sang, il a hésité à prier Dieu? Non pas; son dîner a été retardé d'une heure, c'est vrai, mais il ne pouvait pas tout à la fois être à table à onze heures et regarder par la fenêtre du rez-de-chaussée du Louvre, Vitry assassiner le maréchal d'Ancre. Il a le ventre assez relâché; mais c'est l'effet que faisait à Henri IV la vue de l'ennemi. En échange, il s'est AMUSÉ de sept heures à sept heures et demie; il s'est AMUSÉ de nouveau de neuf heures à neuf heures et demie, ce qui n'est pas dans ses habitudes.
Pendant les vingt-huit ans que le surveille le docteur Hérouard, il ne s'est AMUSÉ que ces deux fois là.
En outre, il s'est mis au lit avec un pouls plein, égal, une petite chaleur douce. Il a prié Dieu à dix heures et s'est endormi jusqu'à sept heures et demie du matin, c'est-à-dire qu'il a dormi un peu plus de neuf heures.
Pauvre enfant!
Aussi le lendemain il se réveille roi. Ce bon sommeil lui a donné des forces, et, après avoir fait acte de virilité la veille, il fait acte de royauté le lendemain.
La reine-mère est non-seulement disgraciée, mais exilée à Blois; défense lui est faite de voir les petites mesdames ses filles, son fils bien-aimé Gaston d'Orléans; ses ministres sont renvoyés, et l'évêque de Luçon, qui sera plus tard le grand cardinal, aura seul la permission de la suivre dans son exil, où il se glissera dans ce cœur qui ne sait pas rester vide, et remplacera Concini.
Mais, s'il est le roi, Louis XIII n'est pas homme encore. Marié depuis deux ans avec l'infante d'Espagne, Anne d'Autriche, il n'est son mari que de nom. M. Durand, contrôleur provincial des guerres, a beau lui faire des ballets, dans lesquels il représente le démon du feu, et dans lesquels il chante à la reine les vers les plus tendres, toute sa galanterie se borne à lui dire:
Pour jamais souffrir les feux,
Regarde où tu me conduis,
Et connais ce que tu peux
En voyant ce que je suis.
En effet, Louis XIII portait un habit tout couvert de flammes, mais, comme il ôtait son habit pour se coucher, il dépouillait les flammes avec l'habit.
Comme le ballet de la Délivrance de Renaud n'a rien produit, on essaye d'un autre ballet qui a pour titre: les Aventures de Tancrède dans la forêt enchantée. Cette fois la chorégraphie de M. de Ponchère réveille un peu le roi, et sa curiosité va jusqu'à désirer savoir comment les choses se passent un soir de noces entre vrais époux; c'est M. d'Elbeuf et Mlle de Vendôme qui donnent au roi une répétition de la pièce qu'il n'a pas encore jouée: rien n'y fait, le roi reste deux heures dans la chambre des époux, assis sur leur lit, et rentre tranquillement dans sa chambre de garçon.
Enfin, ce fut Luynes qui, tourmenté par l'ambassadeur d'Espagne et par le nonce du pape, se chargea de cette grande affaire, ne cachant pas à ceux qui l'y poussaient qu'il courrait risque d'y perdre son crédit.
Le jour fut fixé au 25 janvier 1619.
Ce jour-là, c'est encore le journal d'Hérouard qui va nous en donner l'emploi.
Le 25 janvier 1619, le roi, ne sachant point ce qui l'attendait à la fin de la journée, se leva en excellente santé, avec bon visage, et même gai, relativement; il déjeuna à neuf heures et quart; ouït la messe à la chapelle de la Tour; présida le conseil; dîna à midi; fit visite à la reine; alla aux Tuileries par la galerie; revint vers quatre heures et demie par le même chemin au Louvre; monta chez M. de Luynes pour répéter son ballet; soupa à huit heures; fit de nouveau visite à la reine, la quitta à dix heures, rentra dans ses appartements et se coucha; mais à peine était-il couché, que Luynes entra dans sa chambre et l'engagea à se lever. Le roi le regarda avec le même étonnement que s'il lui eût proposé de faire un voyage en Chine. Mais Luynes insista, lui disant que l'Europe commençait à s'inquiéter de voir le trône de France sans héritier, et que ce serait une honte pour lui si sa sœur, madame Christine, qui venait d'épouser le fils du duc de Piémont, le prince Amédée de Savoie, avait un enfant avant que la reine eût un dauphin. Mais comme toutes ces raisons, quoiqu'il les approuvât de la tête, ne paraissaient pas suffisantes pour décider le roi, de Luynes le prit tout simplement entre ses bras et le porta où il ne voulait point aller. Que si vous doutez le moins du monde de ce petit détail qu'aucun historien ne vous a raconté, et que vous raconte un romancier, lisez la dépêche du nonce, en date du 30 janvier 1619, et vous y trouverez cette phrase qui nous paraît concluante: Luines lo prese a traverso e lo conduce quasi per forza al letto della Regina.
Mais si Luynes n'y perdit pas son crédit, et y gagna au contraire le titre de connétable, il y perdit au moins sa peine, ou n'en fut récompensé que tardivement. Ce dauphin qui devait concourir pour le prix de vitesse avec le premier-né de la duchesse de Savoie ne vit le jour, si ardemment réclamé qu'il fût, que dix-neuf ans après, c'est-à-dire en 1638, et Luynes, qui ne devait pas avoir le bonheur de voir l'arbre qu'il avait planté porter ses fruits, mourait deux ans après d'une fièvre pourprée. Cette mort laissait le chemin libre à Marie de Médicis, qui, rappelée de son exil, revenait à Paris, ramenait, et faisait entrer au conseil, Richelieu, cardinal depuis un an, et qui bientôt après devait devenir premier ministre.
Dès lors, c'est Richelieu qui règne, et qui, en se déclarant contre la politique autrichienne et espagnole, se brouille à la fois avec Anne d'Autriche et avec Marie de Médicis. A partir de ce moment, les haines le poursuivent, les complots l'entourent; Marie de Médicis a, comme le roi, son ministère présidé comme celui du roi par un cardinal, M. de Bérulle. Seulement, le cardinal de Richelieu est un homme de génie, tandis que le cardinal de Bérulle est un idiot. Monsieur, que Richelieu a marié, et auquel, croyant s'en faire un appui, il a donné l'immense fortune de Mlle de Montpensier, conspire contre lui. Un conseil secret s'organise, auquel est appelé le médecin Bouvard, qui a succédé comme médecin du roi au brave docteur Hérouard; par Bouvard, Monsieur, qui succède à Louis XIII si Louis XIII meurt sans enfants, a le doigt sur le pouls du malade, car Bouvard, homme de dévotion tout espagnole, vivant aux églises, est l'âme damnée des reines. On sait donc que ce sombre roi, que l'ennui consume, que les soucis minent, qui ne se sent aimé de personne, mais au contraire haï de tous, que les médecins exterminent par la médecine du temps implacablement purgative, qui n'a plus de sang et que l'on saigne une fois par mois, peut s'évanouir d'un moment à l'autre et disparaître avec cette humeur noire que l'on s'obstine à chasser et qui est sa vie. Si le roi meurt, Richelieu est à la merci de ses ennemis, et dans les 24 heures qui suivent la mort du roi, il est pendu. Eh bien, malgré toutes ces espérances, Chalais n'a pas le temps d'attendre; il propose de tuer le cardinal, Marie de Médicis appuie la proposition, Mme de Conti achète des poignards, et la douce Anne d'Autriche n'y fait d'autre objection que ces trois mots: Il est prêtre!
Quant au roi, qui, depuis l'assassinat de Henri IV, hait sa mère, qui, depuis la conspiration de Chalais, se défie de son frère, qui, depuis ses amours avec Buckingham, et particulièrement depuis le scandale des jardins d'Amiens, méprise la reine; quant au roi, qui n'aime ni sa femme, ni les femmes, et qui, n'ayant aucune des vertus d'un Bourbon, n'a qu'à moitié les vices des Valois, il est plus froid et plus défiant que jamais avec toute sa famille. Il sait que cette guerre d'Italie qu'il projette, ou plutôt que projette le cardinal, est antipathique à Marie de Médicis, à Gaston d'Orléans, et particulièrement à Anne d'Autriche, parce qu'en réalité, c'est une guerre contre Ferdinand II et Philippe III, et que la reine est mi-partie d'Autriche et mi-partie d'Espagne.
Aussi, lorsque, sous le prétexte d'un violent mal de tête, elle a refusé d'assister, le soir, au ballet qui se danse en l'honneur de la prise de La Rochelle, c'est-à-dire en l'honneur de la victoire de son mari sur son amant, Louis XIII a-t-il été pris de ce soupçon qu'elle ne restait chez elle que pour y nouer quelque cabale, et, pendant toute la soirée, a-t-il eu l'œil, non pas sur les danseurs et sur les danseuses, mais sur la reine-mère et sur Gaston d'Orléans, échangeant à voix basse avec le cardinal, qui se tenait à ses côtés, dans sa loge, des observations qui n'avaient aucun rapport avec la chorégraphie, et, le ballet fini, au lieu de rentrer chez lui, a-t-il eu l'idée de passer chez la reine sans la prévenir de sa visite, et cela pour la prendre sur le fait, s'il y avait un fait quelconque; et voilà pourquoi nous l'avons vu arriver d'une façon si inattendue, précédé de deux pages, accompagné de ses deux favoris, suivi de Beringhen, et apparaître dans l'antichambre, juste au moment où le comte de Moret et sa conductrice inconnue disparaissaient dans le cabinet.
L'étiquette royale défendait que, quand le roi couchait sous le même toit que la reine, une velléité conjugale étant prévue, les portes de l'appartement de la reine de France fussent fermées la nuit; le roi avait donc, l'une après l'autre, ouvert sans difficulté, au milieu de l'obscurité et du silence, les trois portes qui séparaient l'antichambre de la chambre à coucher.
En entrant dans la chambre à coucher, il en avait, d'un regard rapide, exploré les angles les plus obscurs et les recoins les plus retirés.
Tout y était dans l'ordre le plus parfait.
La reine dormait d'un sommeil dont le calme pouvait attester la chasteté, et un souffle doux et régulier s'échappait de sa poitrine au moment où Louis XIII, plus jaloux de son pouvoir de roi que de ses droits comme mari, ouvrit la porte et s'approcha du lit.
Mais les reines ont le sommeil léger, et quoiqu'un épais tapis de Flandre eût assourdi les pas de son auguste époux, le souffle doux et régulier s'arrêta tout à coup, puis une main, merveilleuse de forme et de blancheur, écarta le rideau: une tête adorable de coquetterie nocturne se souleva sur l'oreiller, et après que deux grands yeux étonnés se furent fixés un instant sur le visiteur inattendu, une voix frémissante de surprise s'écria:
—Comment, c'est vous, Sire?
—Moi-même, madame, répondit froidement le roi, mais en mettant le chapeau à la main, comme doit le faire tout gentilhomme devant une femme.
—Et à quel heureux hasard, continua la reine, dois-je la faveur de votre visite?
—Vous m'avez fait dire que vous étiez indisposée, madame; or, inquiet de votre santé, j'ai voulu moi-même venir prendre de vos nouvelles et vous dire que je n'aurai probablement pas, à moins que vous ne preniez le dérangement de me visiter à votre tour, le plaisir de vous voir, ni demain ni après-demain.
—Votre Majesté chasse? demanda la reine.
—Non, madame; mais Bouvard a décidé qu'il était bon qu'à la suite de toutes ces fêtes, qui sont pour moi des fatigues, je fusse purgé et saigné; il me purge donc demain et me saigne après-demain. Bonne nuit, madame, et excusez-moi de vous avoir réveillée. A propos, qui donc est de service auprès de vous cette nuit? Mme de Fargis ou Mme de Chevreuse?
—Ni l'une ni l'autre, sire; Mlle Isabelle de Lautrec.
—Ah! très-bien, fit le roi, comme si ce nom achevait de le rassurer; mais où est-elle donc?
—Dans la chambre à côté, où elle dort tout habillée sur un canapé. Votre Majesté a-t-elle le désir que je l'appelle?
—Non, merci. Au revoir, madame.
—Au revoir, Sire.
Et Anne, avec un soupir exprimant un regret feint ou réel, mais que, vu la circonstance, nous croyons plutôt feint que réel, laissa retomber le rideau devant son lit et sa tête sur l'oreiller.
Quant à Louis XIII, il se couvrit, jeta autour de la chambre un dernier regard dans lequel transperçait un reste de soupçon, et sortit en murmurant:
—Non, pour cette fois le cardinal s'était trompé.
Puis, arrivé dans l'antichambre où sa suite l'attendait:
—La reine est, en effet, très-souffrante, dit-il. Suivez-moi, messieurs!
Et, dans le même ordre qu'il était venu, le cortége se remit en marche pour rentrer chez le roi.
CHAPITRE IX.
CE QUI SE PASSA DANS LA CHAMBRE A COUCHER DE LA REINE ANNE D'AUTRICHE APRÈS QUE LE ROI LOUIS XIII EN FUT SORTI.
A peine le bruit des pas se fut-il perdu dans le lointain de la galerie, et les derniers reflets des torches se furent-ils éteints en tremblant le long des parois des murailles, que la porte du cabinet où s'étaient réfugiés le comte de Moret et sa conductrice s'entrouvrit doucement, et que la tête de la jeune femme se glissa par l'entrebâillement de la porte.
Alors, voyant que tout était rentré dans le silence et l'obscurité, elle se hasarda à sortir tout à fait, et jeta un regard dans la galerie à l'extrémité de laquelle elle vit disparaître les dernières lueurs des torches des deux pages.
Puis, jugeant que tout danger était évanoui, elle se rapprocha du cabinet, et, passant devant la porte, légère comme un oiseau:
—Venez, Monseigneur, dit-elle au comte.
Et en même temps, se maintenant toujours à une distance et dans une position où le jeune homme ne pût profiter d'une clarté plus grande pour voir son visage, elle ouvrit l'une après l'autre les trois portes qu'avait ouvertes en rentrant, et qu'avait refermées en sortant, le roi.
Le jeune homme la suivait muet, haletant, éperdu; dans ce cabinet étroit et sombre, la jeune fille avait dû, malgré elle, se serrer contre lui, et, quoique le maîtrisant par la main toute-puissante de la chasteté, elle n'avait pu empêcher le comte de s'enivrer de la vapeur de son haleine, et de respirer par tous les pores cette vapeur voluptueuse qui émane du corps d'une jeune femme, et qu'on pourrait appeler le parfum de la puberté.
Avant d'ouvrir la dernière porte, elle étendit la main vers le comte, dont elle entendait les pas pressant les siens, et, d'une voix dont un certain trouble altérait la sérénité:
—Monseigneur, dit-elle, ayez la bonté de vous arrêter dans ce salon; lorsqu'elle voudra vous recevoir, Sa Majesté vous appellera.
Et elle rentra chez la reine.
Cette fois, Anne d'Autriche ne dormait ni ne feignait de dormir.
—Est-ce vous, chère Isabelle? demanda-t-elle, en écartant le rideau, du geste le plus rapide, et en se soulevant sur son lit d'un mouvement plus pressé qu'elle n'avait fait pour le roi.
—Oui, madame, c'est moi, répondit la jeune fille, en se plaçant de manière à ce que son visage fût perdu dans l'ombre, et par conséquent à ce qu'elle pût dérober sa rougeur involontaire à la reine.
—Vous savez que le roi sort d'ici?
—Je l'ai vu, madame.
—Il avait sans doute des soupçons?
—C'est possible, mais à coup sûr il n'en a plus.
—Le comte est là?
—Dans la chambre qui précède celle-ci.
—Allumez une cire et donnez-moi un miroir à main.
Isabelle obéit, donna le miroir à la reine, mais garda la bougie pour l'éclairer.
Anne d'Autriche était jolie plutôt que belle; elle avait les traits tout petits, un nez sans caractère, mais la peau transparente et veloutée de cette blonde dynastie flamande qui donna les Charles-Quint et les Philippe II. Coquette pour tous les hommes sans distinction, elle ne voulait pas manquer son effet, même sur son beau-frère.—En conséquence, elle rajusta quelques boucles de cheveux froissés par l'oreiller, régularisa les plis du long peignoir de soie dans lequel elle était enveloppée, se souleva sur son coude pour essayer sa pose, rendit son miroir à sa dame d'honneur, et lui fit signe avec un sourire de remercîment, qu'elle pouvait rentrer chez elle.
Isabelle déposa le miroir et le chandelier sur la toilette, salua respectueusement, et sortit par la porte qu'avait indiquée la reine, en disant à son époux que sa dame d'honneur devait être, là, endormie sur un canapé.
L'appartement demeura éclairé par la double lumière de la lampe et de la bougie, placées toutes deux de manière à projeter leurs rayons sur le côté du lit où Anne d'Autriche avait donné son audience au roi et allait donner la sienne au comte de Moret.
Cependant, restée seule, la reine, avant de l'appeler, paraissait attendre quelqu'un ou quelque chose, se tournant à plusieurs reprises vers le fond de la chambre, faisant de petits mouvements d'impatience, et murmurant des paroles à voix basse.
Enfin, et à peu d'intervalle l'une de l'autre, les deux portes que semblait interroger la reine s'ouvrirent. Par l'une entra un jeune homme de vingt ans, au visage coloré et plein, aux cheveux noirs, à l'œil dur, qui en s'adoucissant devenait faux. Il était splendidement vêtu de satin blanc, avec un manteau cerise brodé d'or. Il portait le Saint-Esprit au cou, comme on le portait à cette époque. Il tenait à la main son chapeau de feutre blanc orné de deux plumes de la couleur du manteau.
Ce jeune homme, c'était Gaston d'Orléans, que l'on désignait généralement sous le nom de Monsieur, et que la chronique scandaleuse du Louvre disait n'être si particulièrement aimé de sa mère que parce qu'il était le fils du beau favori Concino Concini. Au reste, quiconque verra l'un près de l'autre, comme nous les voyions l'autre jour, au musée de Blois, le portrait du maréchal d'Ancre et celui du second fils de Marie de Médicis, comprendra que la ressemblance extraordinaire qui existe entre eux pouvait faire croire à la vérité de cette grave accusation.
Nous avons dit que, depuis l'affaire de Chalais, le roi le tenait en mépris. En effet, Louis XIII avait une espèce de conscience. Il n'était pas insensible à ce que l'on appelait alors l'honneur de la couronne et que l'on appelle aujourd'hui l'honneur de la France. Son égoïsme et sa vanité, pétris aux mains de Richelieu, avaient presque changé de forme, et de ces deux vices le cardinal était parvenu à lui faire une sorte de vertu; mais Gaston, âme à la fois fourbe et lâche, avait été immonde dans toute cette affaire de Nantes.
Il avait voulu entrer au conseil. Richelieu y eût consenti pour avoir la paix, mais il voulut y faire entrer avec lui son gouverneur Ornano. Richelieu refusa. Le jeune prince alors crie, jure, tempête, dit qu'Ornano entrera au conseil de bonne volonté ou de force. Richelieu, ne pouvant faire arrêter Gaston, fait arrêter Ornano. Gaston force la porte du conseil, et, d'une voix altière, demande qui a eu l'audace de faire arrêter son gouverneur. «Moi,» répond avec le plus grand calme Richelieu.
Tout en serait resté là et Gaston eût bu sa honte, si Mme de Chevreuse, poussée par l'Espagne, n'eût poussé Chalais.—Chalais vint s'offrir à Monsieur pour le débarrasser du cardinal, et voici ce que Gaston trouve ou plutôt ce qu'on lui souffle: il ira avec toute sa maison dîner chez Richelieu, à son château de Fleury, et là à sa table, trahissant l'hospitalité, des gens d'épée assassineront commodément un homme sans défense—un prêtre.
Au reste, depuis soixante ans, l'Espagne, dont on voit la main jaune et hideuse dans tout cela, n'en a pas fait d'autres, à l'endroit des grandes personnalités qui la gênent: elle les supprime. En politique, supprimer n'est pas tuer. Ainsi elle a supprimé Coligny, Guillaume de Nassau, Henri III, Henri IV; ainsi elle comptait faire de Richelieu. Le procédé est monotone, mais peu importe: du moment où il réussit, il est bon.
Cette fois, cependant, il échoua.
Ce fut à cette occasion que Richelieu, comme Hercule chez Augias, commença le nettoyage de la cour, par le balayage des princes. Les deux bâtards de Henri IV, les Vendôme, furent arrêtés; le comte de Soissons prit la fuite; Mme de Chevreuse fut exilée, le duc de Longueville en disgrâce. Quant à Monsieur, il signa une confession dans laquelle il dénonçait et abandonnait ses amis. Il fut marié, enrichi et déshonoré.
Chalais seul sortit sans honte de cette conspiration parce qu'il en sortit sans tête.
Et déjà si avant dans l'ignoble, Monsieur n'avait pas vingt ans.
Par l'autre porte entra, presque aussitôt que Monsieur, une femme de cinquante-cinq à cinquante-six ans, vêtue royalement, portant une petite couronne d'or sur le haut de la tête, et un long manteau de pourpre et d'hermine, descendant de ses épaules sur une robe de satin blanc brochée d'or; elle a pu être fraîche autrefois, mais jamais ni belle ni distinguée; un excessif embonpoint lui donne ce vulgaire aspect qui lui a valu de la bouche de Henri IV le surnom de la Grosse banquière; c'est un esprit tracassier qui ne se plaît que dans l'intrigue.
Inférieure en génie à Catherine de Médicis, elle lui a été supérieure en débauche. Si l'on en croit ce que l'on dit, un seul des enfants de Henri IV lui appartient, Mme Henriette. D'ailleurs, de tous, elle n'aime, nous l'avons dit, que Gaston. Elle a pris d'avance son parti de la mort de son fils aîné, qu'elle regarde comme inévitable, et dont elle est déjà consolée. Son idée fixe est de voir Gaston sur le trône, comme l'idée fixe de Catherine de Médicis, a été d'y voir Henri III.
Mais une accusation plus grave que toutes celles-là pèse sur elle, et fait que Louis XIII la déteste autant qu'elle le hait: elle a dit-on, sinon mis, du moins laissé aux mains de Ravaillac le couteau qu'elle en eût pu faire tomber. Un procès-verbal faisait foi que Ravaillac l'avait nommée elle et d'Epernon sur la roue. Le feu fut mis au Palais-de-Justice pour faire disparaître jusqu'à la trace de ces deux noms.
Depuis la veille, la mère et le fils ont été convoqués par Anne d'Autriche, prévenue que le comte de Moret, arrivé depuis huit jours à Paris, a des lettres à leur communiquer de la part du duc de Savoie. Ils sont entrés, comme nous l'avons vu, chez la reine, par deux portes différentes, chacun venant de son appartement. S'ils y sont surpris, ils auront pour excuse l'indisposition de Sa Majesté, qu'ils ont apprise au ballet, indisposition qui leur a donné tant d'inquiétude qu'ils n'ont pas même pris le temps de changer de costume. Quant au comte de Moret, toujours en cas de surprise, on le cachera quelque part: un jeune homme de vingt-deux ans est toujours facile à cacher; Anne d'Autriche a d'ailleurs sur ces sortes d'escamotages des traditions et même des antécédents.
Pendant ce temps, le comte de Moret a attendu dans la chambre à côté, et il a tout bas et du fond de l'âme remercié le ciel de ce regard.
Qu'eût-il dit, qu'eût-il fait, entrant chez la reine, ému, troublé, palpitant comme il l'était en quittant sa conductrice inconnue? Ces dix minutes d'attente n'ont pas été de trop pour calmer les battements de son cœur et rendre un peu d'assurance à sa voix. De l'agitation, il a passé à la rêverie, rêverie douce et suave dont, jusqu'à cette heure, il n'avait eu aucune idée.
Tout-à-coup, la voix d'Anne d'Autriche le fit tressaillir et l'alla chercher au fond de sa rêverie.
—Comte, demanda-t-elle, êtes-vous là?
—Oui, Madame, répondit le comte, et attendant les ordres de Votre Majesté.
—Entrez donc, alors, car nous sommes désireux de vous recevoir.
CHAPITRE X.
LES LETTRES QU'ON LIT DEVANT TÉMOINS ET LES LETTRES QU'ON LIT TOUT SEUL.
Le comte de Moret secoua sa jeune et gracieuse tête, comme pour en faire tomber l'incessante préoccupation à laquelle il était en proie, et poussant la porte devant lui, il se trouva sur le seuil de la chambre à coucher d'Anne d'Autriche.
Son premier regard, nous devons l'avouer, malgré le haut rang des personnes qui se trouvaient dans cette chambre, fut pour y chercher le guide charmant qui l'y avait conduit et qui, après l'y avoir conduit, l'avait quitté, sans qu'il pût même voir son visage. Mais son regard eut beau plonger dans les lointains les plus obscurs de l'appartement, force lui fut de revenir au premier plan et de fixer ses yeux et son esprit sur le groupe placé dans la lumière.
Ce groupe, nous l'avons dit, se composait de trois personnes et ces trois personnes étaient: la reine mère, la reine régnante et le duc d'Orléans.
La reine-mère était debout au chevet d'Anne d'Autriche; Anne d'Autriche était couchée; Gaston était assis au pied du lit de sa belle-sœur.
Le comte salua profondément, puis s'avançant vers le lit, il mit un genou en terre devant Anne d'Autriche, qui lui donna sa main à baiser, puis se baissant jusqu'au parquet, le jeune prince toucha de ses lèvres le bas de la robe de Marie de Médicis; puis enfin, toujours un genou en terre, il se tourna vers Gaston pour lui baiser la main, mais celui-ci le releva en lui disant:
—Dans mes bras, mon frère.
Le comte de Moret, cœur franc et loyal, véritable fils de Henri IV, ne pouvait croire à tout ce que l'on disait de Gaston. Il était en Angleterre lors du complot de Chalais, et c'était là qu'il avait connu madame de Chevreuse, qui s'était bien gardée de lui dire la vérité sur ce complot. Il était en Italie lors des lâchetés de La Rochelle, où Gaston avait fait semblant d'être malade pour ne point aller au feu; de plus, ne s'étant jamais occupé que de ses plaisirs, il n'avait pris aucune part aux intrigues d'une cour dont la jalousie de Marie de Médicis, contre les enfants de son mari, l'avait toujours éloigné.
Il rendit donc joyeusement et de bon cœur à son frère Gaston l'embrassement dont il l'honorait.
Puis, saluant la reine:
—Votre Majesté daignera-t-elle croire, lui demanda-t-il, à tout le bonheur que j'éprouve d'être admis en sa royale présence, et à la reconnaissance que j'ai vouée à M. le duc de Savoie, de m'avoir donné cette précieuse occasion d'être reçue par elle?
La reine sourit.
—N'est-ce point à nous plutôt, répondit-elle de vous être reconnaissantes, de vouloir bien venir en aide à deux pauvres princesses disgraciées, privées, l'une de l'amour de son mari, l'autre de la tendresse de son fils, et à un frère repoussé des bras de son frère; car vous venez, avez-vous dit, avec des lettres qui doivent nous donner quelque consolation.
Le comte de Moret tira trois plis cachetés de sa poitrine.
—Ceci, madame, dit-il en tendant la missive à la reine, ceci est une lettre adressée à vous par don Gonzalez de Cordoue, gouverneur de Milan, et représentant en Italie Sa Majesté Philippe IV, votre auguste frère. Il vous supplie d'employer toute l'influence que vous pouvez avoir à maintenir M. de Fargis comme ambassadeur à Madrid.
—Mon influence! répéta la reine; on pourrait avoir une influence sur un roi qui serait un homme, mais sur un fantôme qui est roi, qui donc peut avoir une influence, si ce n'est un nécroman, comme le cardinal-duc.
Le comte salua, puis se tournant vers la reine-mère et lui remettant la seconde lettre:
—Quant à ceci, madame, tout ce que j'en sais, c'est que c'est une note très-importante et très-secrète de la main propre du duc de Savoie; elle ne doit être remise qu'à Votre Majesté en personne, et j'ignore en tout point ce qu'elle renferme.
La reine-mère prit vivement la lettre, la décacheta, et, comme, à la distance où elle était de la lumière, elle ne pouvait la lire, elle s'approcha de la toilette sur laquelle étaient posées les bougies et la lampe.
—Et cela enfin, continua le comte de Moret, en présentant à Gaston le troisième pli, est un billet adressé à Votre Altesse par Mme Christine, votre auguste sœur, plus belle et plus charmante encore qu'elle n'est auguste.
Chacun se mit à lire la lettre qui lui était adressée, et le comte profita de ce moment où chacun était occupé de sa lecture pour fouiller du regard, une fois encore, tous les recoins de la chambre.
La chambre ne renfermait que les deux princesses, Gaston et lui.
Marie de Médicis revint près du lit de sa belle-fille, et s'adressant au comte:
—Monsieur, lui dit-elle, quand on a affaire à un homme de votre rang, et que cet homme s'est mis à la disposition de deux femmes opprimées et d'un prince en disgrâce, le mieux est de n'avoir point de secrets pour lui après qu'il a toutefois donné sa parole d'honneur que, devenant allié, ou restant neutre, il gardera religieusement les secrets qui lui sont confiés.
—Votre Majesté, dit le comte de Moret en s'inclinant et en appuyant le plat de la main sur sa poitrine, a ma parole d'honneur de rester muet, neutre ou allié; seulement, ne mettant pas de réserve à mon silence, je suis forcé d'en mettre à mon dévouement.
Les deux reines échangèrent un regard.
—Et quelles réserves faites-vous?
Pendant que Marie de Médicis adressait au jeune prince cette question avec la voix, Anne d'Autriche et Gaston la lui adressaient avec les yeux.
—J'en fais deux, madame, répondit le comte d'une voix douce mais ferme, et pour les faire, je suis obligé de vous rappeler à mon grand regret que je suis fils du roi Henri IV. Je ne puis tirer l'épée ni contre les protestants, ni contre le roi mon frère, de même que je ne puis refuser de la tirer contre tout ennemi du dehors, à qui le roi de France fera la guerre, si le roi de France m'appelle à cet honneur.
—Ni les protestants ni le roi ne sont nos ennemis, Prince, dit la reine-mère, en appuyant avec affectation sur le mot prince; notre ennemi, notre seul ennemi, notre ennemi mortel, acharné, celui qui a juré notre perte, c'est le cardinal!
—Je n'aime point le cardinal, Madame, mais j'aurai l'honneur de vous faire observer qu'il est assez difficile à un gentilhomme de faire la guerre à un prêtre. Mais, d'un autre côté, si grandes que soient les adversités qu'il plaira à Dieu de lui envoyer, je les regarderais comme une punition trop légère encore de sa conduite envers vous. Cela suffit-il à Votre Majesté pour avoir toute confiance en moi.
—Vous savez déjà, n'est-ce pas monsieur, ce que Gonzalez de Cordoue dit à ma belle-fille. Gaston va vous dire ce que lui écrit sa sœur Christine. Parlez Gaston.
Le duc d'Orléans tendit la lettre même au comte de Moret, en l'invitant du geste à la lire.
Le comte la prit et la lut.
La princesse Christine écrivait à son frère de faire valoir près du roi cette raison qui lui paraissait déterminante, que mieux valait laisser Charles-Emmanuel, son beau-père, s'emparer de Mantoue et du Montferrat, que de les donner au duc de Nevers qui n'était qu'un étranger pour le roi Louis XIII, tandis que le prince de Savoie, son mari, auquel reviendrait un jour l'héritage de son père, était beau-frère du roi de France.
Le comte de Moret rendit avec un salut respectueux la lettre à Gaston.
—Qu'en pensez-vous, mon frère? demanda celui-ci.
—Je suis un pauvre politique, répondit le comte de Moret en souriant, mais je crois que cela vaut effectivement mieux, au point de vue de la famille surtout.
—Et maintenant à mon tour, dit Marie de Médicis, en donnant au comte de Moret la lettre du duc de Savoie, il est juste, monsieur, que vous connaissiez la note dont vous étiez porteur.
Le comte prit le papier et lut la note suivante:
«Faire tout le possible pour empêcher la guerre d'Italie; mais si, malgré les efforts de nos amis, la guerre est déclarée, que nos amis soient assurés que le Pas de Suze sera vigoureusement défendu.»
C'était tout ce qui était écrit, ostensiblement du moins, sur le papier.
Le jeune homme le rendit à Marie de Médicis, avec toutes les marques du plus profond respect.
—Maintenant, dit la reine-mère, il ne nous reste plus qu'à remercier notre jeune et habile messager de son adresse et de son dévouement, et à lui promettre que, si nous réussissons dans nos projets, sa fortune suivra la nôtre.
—Mille grâces soient rendues à Votre Majesté de ses bonnes intentions, mais dès lors que le dévouement entrevoit une récompense il n'est plus le dévouement, il est le calcul ou l'ambition. Ma fortune suffit à mes besoins et je ne demande qu'un peu de gloire personnelle pour justifier celle de ma naissance.
—Soit, dit Marie de Médicis, tandis que sa belle-fille donnait sa main à baiser au comte de Moret, ce sera à nous, vos obligés, et non à vous, de nous occuper de ces détails-là. Gaston, reconduisez votre frère: par tout autre escalier que le vôtre, une fois minuit sonné, il ne pourrait plus sortir du Louvre.
Le comte poussa un soupir et jeta un dernier regard autour de lui. Il espérait que le même guide qui l'avait accompagné à son entrée l'accompagnerait à sa sortie. Il lui fallut, à son grand regret, renoncer à cet espoir.
Il salua les deux reines, et suivit le duc d'Orléans d'un air consterné.
Gaston le conduisit à son appartement, et lui ouvrant la porte d'un escalier secret:
—Maintenant, mon frère, lui dit-il, recevez de nouveau mes remercîments, et croyez à ma sincère reconnaissance.
Le comte s'inclina.
—Ai-je quelque mot d'ordre à dire? demanda-t-il, quelque signe de convention à échanger?
—Aucun, vous frappez au carreau du suisse en disant: maison de M. le duc d'Orléans, service de nuit, et l'on vous laissera passer.
Le comte jeta un dernier regard derrière lui, envoya son plus tendre soupir rejoindre son inconnue, descendit deux étages, frappa au carreau du suisse, prononça les paroles convenues et se trouva immédiatement dans la cour.
Comme il y avait un mot d'ordre pour entrer au Louvre, mais qu'il n'y en avait point pour en sortir, il traversa le pont-levis et se trouva, au bout d'un instant, à l'angle de la rue des Fossés-St Germain et de la rue des Poulies, où l'attendaient son page et son cheval, ou plutôt le page et le cheval du duc de Montmorency.
—Ah! murmura-t-il en mettant le pied à l'étrier, je parie qu'elle n'a pas dix-huit ans et qu'elle est belle à ravir. Ventre-Saint-Gris, je le crois bien que je conspirerai contre le cardinal, puisque c'est pour moi le seul moyen de la revoir!
Pendant ce temps, Gaston d'Orléans, après s'être assuré que le comte de Moret avait franchi sans accident le guichet qui conduisait de l'intérieur du château dans la cour, rentrait dans son appartement, s'enfermait dans sa chambre à coucher, en croisant les rideaux pour s'assurer qu'aucun regard indiscret ne pouvait pénétrer jusqu'à lui, et, tirant la lettre de sa sœur Christine de sa poche, l'exposait d'une main tremblante, à la chaleur des bougies.
Alors, dans les interstices des lignes écrites à l'encre noir, on vit, sous l'influence de la chaleur, apparaître des lignes nouvelles, écrites de la même main, tracées avec une encre sympathique, blanche primitivement, mais se colorant peu à peu jusqu'à ce qu'elle arrivât à une teinte jaune foncé, tirant sur le rouge.
Ces quelques lignes nouvellement écloses disaient:
«—Continuez de faire ostensiblement votre cour à Marie de Gonzague, mais, secrètement, assurez-vous de la reine. Il faut qu'en cas de mort de notre frère aîné, Anne d'Autriche croie être sûre de garder la couronne, ou sinon, mon très cher Gaston, grâce aux conseils de Mme de Fargis et à l'intervention de Mme de Chevreuse, elle trouvera bien moyen d'être régente, craignant de ne pas être reine.»
—Oh! murmura Gaston, sois tranquille, bonne petite sœur, j'y veillerai!
Et ouvrant un secrétaire, il y enferma la lettre dans un tiroir à secret.
De son côté, la reine-mère, aussitôt le duc d'Orléans sorti, avait pris congé de sa belle-fille et, étant rentrée dans son appartement, s'était fait dévêtir, s'était habillée de nuit, et avait donné congé à ses femmes.
Puis, restée seule, elle avait tiré une sonnette cachée dans un pli d'étoffe.
Quelques secondes après, un homme de 45 à 50 ans, à la figure jaune et vigoureusement accentuée, aux cheveux, aux sourcils et aux moustaches noirs, était, répondant à l'appel de la sonnette, entré par une porte perdue dans la tapisserie.
Cet homme, c'était le musicien, le médecin et l'astrologue de la reine. C'était, chose triste à dire, le successeur de Henri IV et de Vittorio Orsini, de Concino Concini, de Bellegarde, de Bassompierre, du cardinal de Richelieu: c'était le Provençal Vauthier, qui, pour mieux gouverner son corps, s'était fait médecin, et pour mieux assortir son esprit, astrologue. Richelieu tombé, si Richelieu tombait, son héritage serait disputé entre Bérulle, un sot, et Vauthier, un charlatan; et beaucoup, qui savaient l'influence qu'il avait sur la reine-mère, beaucoup disaient que Vauthier avait au moins autant de chances au ministère que son rival.
Vauthier entra donc dans une espèce d'antichambre-boudoir qui précédait la chambre à coucher.
—Eh! vite! vite! accourez, dit-elle, et me donnez, si vous l'avez composée, cette liqueur qui a le pouvoir de faire paraître les écritures invisibles.
—Oui, madame, répondit Vauthier en tirant une fiole de sa poche; une recommandation de Votre Majesté m'est trop précieuse pour que je l'oublie jamais: la voici. Votre Majesté a-t-elle donc enfin reçu la lettre qu'elle attendait?
—La voilà! dit la reine-mère, tirant la lettre de sa poitrine, quatre lignes seulement, presque insignifiantes, du duc de Savoie; mais il est évident qu'il ne m'écrit pas si confidentiellement et ne m'envoie pas la lettre par un bâtard de mon mari, pour me dire une semblable banalité.
Et elle tendit la lettre à Vauthier, qui la déplia et la lut.
—En effet, dit-il, il doit y avoir autre chose que cela.
L'écriture apparente, c'est-à-dire celle que l'on voyait, traçait cinq ou six lignes au haut de la page et était bien de la main même de Charles-Emmanuel, ce qui, avec l'avis reçu de toujours chercher dans les lettres autre chose que le texte visible, confirmait la reine-mère dans l'idée que le moment était venu d'appeler à son aide la préparation chimique demandée à Vauthier.
Or, il y avait une chose certaine, c'est que si quelque recommandation invisible était cachée dans la lettre du duc de Savoie, cette recommandation devait se trouver au-dessous de la dernière ligne et était écrite sur la partie restée blanche, et qui comprenait les trois quarts de la page.
Vauthier trempa un pinceau dans la liqueur qu'il avait préparée, et il en lava légèrement le papier, depuis la dernière ligne jusqu'en bas.
A mesure que le pinceau mouillait la surface blanche, on voyait aussitôt apparaître çà et là des lettres plus hâtives les unes que les autres, puis les lignes se former, et enfin, après cinq minutes d'imbibation, on put lire distinctement le conseil suivant:
«Simulez avec votre fils Gaston une brouille dont son amour insensé pour Marie de Gonzague pourrait être la cause, et si la campagne d'Italie est résolue, malgré votre opposition, obtenez pour lui, sous prétexte de l'éloigner de sa folle passion, obtenez, je vous le répète, le commandement de l'armée. Le cardinal-duc, dont toute l'ambition est de passer pour le premier général de son siècle, ne supportera point cette honte et donnera sa démission; une seule crainte resterait, c'est que le roi ne l'acceptât point.»
Marie de Médicis et son conseiller se regardèrent.
—Avez-vous quelque chose de meilleur à me proposer? demanda la reine mère.
—Non, madame, répondit celui-ci; d'ailleurs, j'ai toujours vu que les avis de M. de Savoie étaient bons à suivre.
—Suivons-les donc alors, dit Marie de Médicis avec un soupir. Nous ne pouvons être dans une pire position que celle où nous sommes. Avez-vous consulté les astres, Vauthier?
—Ce soir encore, j'ai passé une heure à les étudier du haut de l'observatoire de Catherine de Médicis.
—Eh bien, que disent-ils?
—Ils promettent à Votre Majesté un triomphe complet sur ses ennemis.
—Ainsi soit-il! répondit Marie de Médicis, en tendant à l'astrologue une main un peu déformée par la graisse, mais cependant encore belle, que celui-ci baisa respectueusement.
Et tous deux rentrèrent dans la chambre à coucher, dont la porte se referma sur eux.
Restée seule dans sa chambre, Anne d'Autriche avait écouté successivement s'éloigner, et les pas de Gaston d'Orléans, et ceux de sa belle-mère, puis, quand le bruit s'en fut complétement éteint, elle se leva doucement, passa ses petits pieds espagnols dans des mules de satin bleu de ciel brodées d'or et alla s'asseoir près de sa toilette, dans le tiroir de laquelle elle prit un petit sachet de toile, contenant, au lieu de poudre d'iris, parfum qu'elle préférait à tous les autres pour son linge et que sa belle mère faisait venir de Florence, de la poussière de charbon pilé: de ce contenu elle saupoudra la seconde page, restée blanche, de la lettre de Don Gonzalez de Cordoue et, de même que par des moyens différents le même résultat avait été obtenu pour la lettre de Mme Christine à son frère Gaston, et pour celle de Charles-Emmanuel à la reine mère, en présentant l'une à la chaleur d'une bougie, et en passant sur l'autre une préparation chimique, des lettres apparurent sur celle de Don Gonzalez de Cordoue à la reine, au contact de la poussière de charbon.
Cette fois, la lettre était du roi Philippe IV lui-même.
Elle disait:
«Ma sœur, je connais par notre bon ami M. de Fargis, le projet qui, en cas de mort du roi Louis XIII, vous promet pour mari, son frère et son successeur au trône, Gaston d'Orléans; mais ce qui serait mieux encore, c'est qu'à l'époque de cette mort, vous vous trouvassiez enceinte.
«Les reines de France ont un grand avantage sur leurs époux: elles peuvent faire des dauphins sans eux, et ils n'en peuvent pas faire sans elles.
«Méditez cette incontestable vérité, et comme vous n'avez pas besoin, pour vos méditations, d'avoir ma lettre sous les yeux, brûlez-la.
«Philippe.»
La reine, après avoir relu la lettre du roi, son frère, une seconde fois, afin d'en bien graver sans doute chaque parole dans sa mémoire, la prit par un de ses angles, l'approcha de la bougie, y mit le feu, et la soutint en l'air jusqu'à ce que la flamme vint, en éclairant sa belle main, lécher le bout de ses ongles roses; alors seulement, elle lâcha la lettre, dont la partie intacte se consuma avant même que la cendre, sur laquelle couraient des milliers d'étincelles, eût touché la terre; mais à l'instant même et de mémoire elle transcrivit la lettre toute entière, suivie de la recommandation, sur un papier à part qu'elle enferma dans un tiroir secret d'un petit meuble qui lui servait de secrétaire.
Puis, elle revint à pas lents vers son lit, laissa glisser de ses épaules sur ses hanches et de ses hanches à terre son peignoir de satin, en sortit comme Vénus sortit d'une vague d'argent, se coucha lentement et laissant avec un soupir tomber la tête sur son oreiller, elle murmura:
—O Buckingham! Buckingham!
Et quelques sanglots étouffés troublèrent seuls, à partir de ce moment, le silence de la chambre royale.
CHAPITRE XI.
LE SPHINX ROUGE.
Il existe à la galerie du Louvre un portrait du peintre janséniste Philippe de Champagne, représentant au vrai, comme on disait alors, la fine, vigoureuse et sèche figure du cardinal de Richelieu.
Tout au contraire des Flamands ses compatriotes, ou des Espagnols ses maîtres, Philippe de Champagne est avare de cette étincelante couleur que broient sur leur palette et répandent sur leurs toiles les Rubens et les Murillo; c'est qu'en effet, pousser dans un flot de lumière le sombre ministre constamment perdu dans la demi teinte de sa politique, dont la devise était un aigle dans les nuages, Aquila in nubibus, c'eût été flatter l'art peut-être, mais à coup sûr mentir à la vérité.
Etudiez ce portrait, vous tous, hommes de conscience, qui voulez, après deux siècles et demi, ressusciter le mort illustre et vous faire une idée physique et morale du grand génie calomnié par ses contemporains, méconnu, presque oublié par le siècle suivant, et qui n'a trouvé qu'après deux cents ans de sépulcre, la place qu'il avait le droit d'attendre de la postérité.
Ce portrait est un de ceux qui ont le privilége de vous arrêter court et de vous faire rêver. Est-ce un homme, est-ce un fantôme, cette créature en robe rouge, en camail blanc, à l'aube de point de Venise, à la calotte rouge, au front large, aux cheveux gris, à la moustache grise, à l'œil gris filtrant un regard terne, aux mains fines, maigres et pâles? Sa figure, par la fièvre éternelle qui le brûle, vit aux pommettes seulement; n'est-ce pas que, plus vous le contemplez, moins vous savez si c'est un être vivant, ou si, comme saint Bonaventure, ce n'est point quelque trépassé qui vient écrire ses mémoires après sa mort? N'est-ce pas que, si tout à coup il se détachait de sa toile, s'il descendait de son cadre, s'il marchait à vous, n'est-ce pas que vous reculeriez, en vous signant, comme vous feriez devant un fantôme?
Ce qu'il y a de visible et d'incontestable dans cette peinture, c'est qu'elle reproduit un esprit, une intelligence, voilà tout. Pas de cœur, pas d'entrailles, heureusement pour la France; dans ce vide de la monarchie qui se fait entre Henri IV et Louis XIV, pour dominer ce roi mal venu, faible, impuissant, cette cour inquiète et dissolue, ces princes avides et sans foi, pour pétrir cette boue animée, pour en faire la Genèse d'un monde nouveau, c'était un cerveau qu'il fallait, et pas autre chose.
Dieu créa de ses mains cet automate terrible, placé par la Providence à une distance égale de Louis XI et de Robespierre, pour qu'il abattît les grands seigneurs comme Louis XI avait abattu les grands vassaux, comme Robespierre devait abattre les aristocrates. De temps en temps, comme de rouges comètes, les peuples voient apparaître à l'horizon un de ces faucheurs sanglants qui semblent une chose artificielle, qui avancent sans se mouvoir, qui s'approchent sans bruit; puis, arrivés enfin au milieu du champ que leur mission est de moissonner, se mettent à la besogne et ne s'arrêtent que quand leur tâche est finie, c'est-à-dire que tout est abattu.
C'est bien ainsi qu'il vous eût apparu, dans cette soirée du 5 décembre 1628, au moment où, soucieux des haines qui l'entourent, préoccupé des grands projets qu'il médite, voulant exterminer l'hérésie en France, voulant chasser l'Espagne du Milanais, tuer l'influence de l'Autriche en Toscane, cherchant à deviner, et fermant sa bouche, éteignant ses yeux de peur qu'on ne le devine, c'est ainsi qu'il vous eût apparu, l'homme sur qui reposaient les destinées de la France, le ministre impénétrable que notre grand historien Michelet appelle le Sphinx rouge.
Il sortait de ce ballet, pendant lequel ses intuitions lui avaient dit que l'absence de la reine avait une cause politique, et, par conséquent menaçante pour lui, et que quelque chose de venimeux se tramait dans cette alcôve royale, dont les douze pieds carrés lui donnaient plus de travail et d'embarras que le reste du monde.
Il rentrait triste, lassé, presque dégoûté, murmurant comme Luther: «Il est des moments où Notre-Seigneur a l'air de s'ennuyer du jeu et de jeter les cartes sous la table.»
C'est qu'il savait aussi à quel fil, à quel cheveu, à quel souffle tenait non seulement sa puissance, mais sa vie. Son cilice à lui était fait de pointes de poignards. Il sentait qu'il en était, en 1628, où Henri IV en était en 1606. Tout le monde avait besoin de sa mort; ce qu'il y avait de pis, c'est que Louis XIII n'aimait pas ce visage pointu; lui seul le soutenait, mais à tout moment Richelieu se sentait chanceler sous les défaillances royales.
Ce n'eût été rien encore si cet homme de génie eût été sain et vigoureux comme l'était son odieux rival Bérulle; mais l'insuffisance de l'argent, l'effort continuel d'esprit pour inventer des ressources, dix intrigues de cour auxquelles il fallait faire face à la fois, le tenaient sans cesse dans une agitation terrible.
C'était cette fièvre qui lui empourprait les pommettes des joues, tout en lui faisant un front de marbre et des mains d'ivoire.
Joignez à cela les discussions théologiques, la rage des vers, la nécessité de ravaler le fiel et la fureur, et, du jour au lendemain, brûlé aux entrailles par un fer rouge, il était à deux doigts de la mort.
Curieux accouplement que celui de ces deux malades. Par bonheur, le roi pressentait, sans en être sûr cependant, que si Richelieu lui manquait, le royaume était perdu; mais, par malheur, Richelieu savait que, le roi mort, il n'avait pas vingt-quatre heures à vivre; haï de Gaston, haï d'Anne d'Autriche, haï de la reine mère, haï de M. de Soissons qu'il tenait en exil, haï des deux Vendôme qu'il tenait en prison, haï de toute la noblesse qu'il empêchait de scandaliser Paris par des duels en place publique, il devait s'arranger pour mourir le même jour au moins que Louis XIII, à la même heure s'il était possible.
Une seule personne lui était fidèle, dans ce jeu de bascule, dans cette bonne et mauvaise fortune qui se succédait si rapidement que le même jour qui amenait l'orage, tôt après ramenait le soleil.
C'était sa fille adoptive, sa nièce, madame de Combalet, que nous avons vue chez madame de Rambouillet, avec ce costume de carmélite qu'elle portait depuis la mort de son mari.
Aussi, la première chose qu'il fit en rentrant dans son appartement de la Place-Royale, fut-elle de frapper sur un timbre.
Trois portes s'ouvrirent presqu'en même temps.
A l'une apparaissait Guillemot, son valet de chambre de confiance.
A l'autre, Charpentier, son secrétaire.
A la troisième, Rossignol, son déchiffreur de dépêches.
—Ma nièce est-elle rentrée? demanda-t-il à Guillemot.
—Elle rentre à l'instant même, monseigneur, répondit le valet de chambre.
—Dis-lui que je dois passer la nuit au travail, et demande lui si elle veut me venir voir ici, ou si elle préfère que je monte chez elle.
Le valet de chambre referma la porte, et s'en alla exécuter l'ordre qu'il avait reçu.
Se retournant alors vers Charpentier:
—Avez-vous vu le révérend père Joseph? lui demanda-t-il.
—Il est venu deux fois dans la soirée, et il faut, dit-il, qu'il parle à monseigneur ce soir.
—S'il revient une troisième fois, faites-le entrer. M. de Cavois est dans la chambre des gardes?
—Oui, monseigneur.
—Prévenez-le de ne pas s'éloigner... Il se pourrait que j'eusse cette nuit besoin de ses services.
Le secrétaire se retira.
—Et vous, Rossignol, demanda le cardinal, avez-vous trouvé le chiffre de la lettre que je vous ai donnée? Vous savez... cette lettre volée dans les papiers de Senelle, le médecin du roi, à son retour de Lorraine.
—Oui, monseigneur, répondit avec un accent méridional des plus prononcés, un petit homme de quarante-cinq à cinquante ans, presque bossu par l'habitude de se tenir courbé, dont le trait le plus saillant était un long nez, sur lequel il eût pu étager trois ou quatre paires de lunettes, et sur lequel il avait la modestie de n'en faire chevaucher qu'une. Il est on ne peut plus facile: le roi s'appelle Céphale, la reine Procris, Votre Eminence l'Oracle, Mme de Combalet Vénus.
—C'est bien, dit le cardinal, donnez-moi la clef entière du chiffre, je lirai la dépêche moi-même.
Rossignol fit un pas en arrière pour se retirer.
—A propos, ajouta le cardinal, vous me ferez signer demain une gratification de vingt pistoles.
—Monseigneur n'a pas d'autres ordres à me donner?
—Non, rentrez dans votre cabinet, faites la clef du chiffre et me la tenez prête pour le moment où je vous appellerai.
Rossignol se retira à reculons et en saluant jusqu'à terre.
Au moment où la porte se refermait sur lui, le bruit d'une espèce de grelot chevrotta, à peine perceptible, dans le tiroir même du bureau du cardinal.
Il ouvrit le tiroir et trouva le grelot frémissant encore. Aussitôt, en manière de réponse, il appuya le bout du doigt sur un petit bouton, qui correspondait sans doute à l'appartement de Mme de Combalet, car une minute après elle entrait chez son oncle par une porte opposée à celles qui, jusque-là, s'étaient ouvertes.
Un grand changement s'était fait dans son costume; elle avait enlevé son voile et son bandeau, son scapulaire et sa guimpe, de sorte qu'elle n'avait plus que sa tunique d'étamine serrée à la taille par une ceinture de cuir; ses beaux cheveux châtains, délivrés de leur prison, tombaient en boucles soyeuses jusque sur ses épaules, et sa tunique, un peu plus décolletée que l'ordre ne l'eût permis si elle eût été une vraie carmélite au lieu d'en porter seulement l'habit à la suite d'un vœu, laissait voir la forme d'un sein dont un bouquet de violettes et de boutons de rose, bouquet que nous avons déjà remarqué, mais sur sa guimpe, chez Mme de Rambouillet, en indiquait tout à la fois la naissance et la séparation.
Cette tunique brune, posée sans intermédiaire sur la peau, faisait ressortir la blancheur satinée de son col élégant et de ses belles mains, et comme sa taille n'était point emprisonnée dans les corsets de fer que l'on portait à cette époque, elle ondulait gracieuse, sous ces plis élégants que fait la laine, c'est-à-dire l'étoffe qui drape le mieux.
A la vue de cette adorable créature, tout enveloppée d'un parfum mystique, qui, atteignant à peine vingt-cinq ans, était dans toute la fleur de sa beauté, et que la simplicité de son costume rendait plus belle et plus gracieuse encore, s'il était possible, le visage froncé du cardinal se détendit, un rayon illumina cette physionomie sombre, un soupir d'allégement souleva sa poitrine, et il étendit vers elle ses deux bras en disant:
—Oh! venez, venez, Marie!
La jeune femme n'avait pas besoin de cet encouragement, car elle venait à lui avec un charmant sourire, détachant son bouquet de son corsage, le portant à ses lèvres, et le présentant à son oncle.
—Merci, mon bel enfant chéri, dit le cardinal, qui, sous prétexte de respirer le bouquet, le porta à son tour à ses lèvres; merci, ma fille bien aimée!
Puis, l'attirant à lui, et l'embrassant au front, comme un père eût fait à sa fille:
—Oui, j'aime les fleurs, elles sont fraîches comme vous, parfumées comme vous.
—Vous êtes cent fois bon, cher oncle! Vous m'avez fait dire que vous désiriez me voir, serais-je assez heureuse pour que vous eussiez besoin de moi?
—J'ai toujours besoin de vous, ma belle Marie, dit le cardinal, en regardant sa nièce avec ravissement; mais votre présence m'est ce soir plus nécessaire que jamais.
—Oh! mon bon oncle, dit Mme de Combalet, en essayant de baiser les mains du cardinal, chose à laquelle il s'opposa, en portant au contraire les mains de sa nièce à ses lèvres, et en les baisant malgré une résistance qui venait bien plutôt du respect profond que la jeune veuve avait pour son oncle que d'une autre cause, je vois qu'ils vous ont encore tourmenté ce soir. Vous devriez y être accoutumé cependant, ajouta-t-elle avec un triste sourire. Mais que vous importe, tout ne vous réussit-il pas!
—Oui, dit le cardinal, je le sais, il est impossible d'être à la fois plus haut et plus bas, plus heureux et plus malheureux, plus puissant et plus impuissant que je ne le suis. Mais vous le savez mieux que personne, vous Marie, à quoi tiennent mes prospérités politiques et mon bonheur privé. Vous m'aimez de tout votre cœur, vous, n'est-ce pas?
—De tout mon cœur, de toute mon âme!
—Eh bien! après la mort de Chalais, vous vous le rappelez, je venais là de remporter une grande victoire; je tenais abattus à mes pieds, Monsieur, la reine, les deux Vendôme, le comte de Soissons. Eh bien! qu'ont-ils fait, ceux à qui j'ai pardonné? Ils ne m'ont point pardonné, à moi; ils m'ont mordu à l'endroit le plus sensible, au cœur de mon cœur. Ils savaient que je n'aime au monde que vous, que, par conséquent, votre présence m'est aussi nécessaire que l'air que je respire, que le soleil qui m'éclaire; eh bien! ils vous ont fait scrupule de vivre avec ce damné prêtre, avec cet homme de sang! Vivre avec moi! Oui, vous vivez avec moi, et, je dirai plus, je vis par vous. Eh bien! cette vie si dévouée de votre part, si pure de la mienne, qu'une mauvaise pensée, même en vous voyant si belle, même en vous tenant entre mes bras, comme je vous tiens en ce moment, ne m'a jamais traversé l'esprit, cette vie dont vous devez être fière comme d'un sacrifice, ils vous en ont fait une honte; vous eûtes peur, vous renouvelâtes votre vœu, vous voulûtes entrer au couvent. Il me fallut solliciter du pape, à qui je faisais la guerre, un bref pour vous interdire cette retraite. Comment voulez-vous que je ne tremble pas? S'ils me tuent, ce n'est rien; au siége de La Rochelle, j'ai vingt fois risqué ma vie; mais s'ils me renversent, s'ils m'exilent, s'ils m'emprisonnent, comment vivrai-je loin de vous, hors de vous?
—Mon oncle bien-aimé, répondit la belle dévote en fixant sur le cardinal un regard où l'on pouvait lire plus que la tendresse d'une nièce pour son oncle, et même peut-être plus que l'amour d'une fille pour son père, vous aviez cependant à cette époque été aussi bon qu'il vous était possible de l'être; mais je ne vous connaissais pas, mais je ne vous aimais pas comme je vous connais et vous aime aujourd'hui. J'ai fait un vœu, le pape m'en a relevée, aujourd'hui mon vœu n'existe donc plus. Eh bien, à cette heure je fais un serment dont vous-même n'aurez pas le pouvoir de me relever; je fais le serment, partout où vous serez, d'être; partout où vous irez, de vous suivre: palais, exil, prison, c'est tout un pour moi; le cœur ne vit pas où il bat, mais où il aime; eh bien, mon bon oncle, mon cœur est en vous, car je vous aime et n'aimerai jamais que vous.
—Oui, mais quand ils seront vainqueurs à leur tour, vous laisseront-ils vous dévouer à moi, puisqu'ils ont failli vous en empêcher, étant vaincus? Tenez, Marie, ce que je crains plus que ma chute, plus que mon pouvoir détruit, plus que mon ambition désabusée, c'est d'être séparé de vous. Oh! si je n'avais à lutter que contre l'Espagne, que contre l'Autriche, que contre la Savoie, cela ne serait rien; mais avoir à lutter contre ceux-là même qui m'entourent, que je fais riches, heureux, puissants! Ne pas oser, quand je lève le pied, le reposer de peur de fouler quelque vipère ou d'écraser quelque scorpion, voilà ce qui m'épuise! Spinola, Walstein, Olivarès, que m'importe la lutte avec eux? Je les terrasserai. Ce ne sont pas mes vrais ennemis, mes vrais rivaux, eux! Mon vrai rival, c'est un Vauthier; mon véritable ennemi, c'est un Bérulle, un être inconnu qui intrigue dans une alcôve, ou qui rampe dans une antichambre, et dont j'ignore non-seulement le nom, mais même l'existence. Ah! je fais des tragédies.—Hélas! je n'en sais pas de plus sombre que celle que je joue! Ainsi, tout en luttant contre la flotte anglaise, tout en éventrant les murailles de La Rochelle, à force de génie, je puis le dire, quoique je parle de moi, je parviens, en dehors de mon armée, à lever 12,000 hommes en France; je les donne au duc de Nevers, héritier légitime de Mantoue et du Montferrat, pour aller conquérir son héritage.—Certes, c'était plus qu'il n'en fallait, si je n'avais eu à combattre que Philippe III, que Charles-Emmanuel, que Ferdinand II, c'est-à-dire que l'Espagne, l'Autriche et le Piémont! Mais l'astrologue Vauthier a vu dans les étoiles que l'armée ne passerait pas les monts, mais le pieux Bérulle a craint que le succès de Nevers ne rompît le bon accord qui existe entre Sa Majesté très chrétienne et lui. Ils font écrire par la reine-mère à Créquy, à Créquy que j'ai fait pair, maréchal de France, gouverneur du Dauphiné, et Créquy, qui attend ma chute pour devenir connétable, au détriment de Montmorency, refuse des vivres dont il regorge. La faim se met dans l'armée; à la suite de la faim, la désertion; à la suite de la désertion, le Savoyard! Mais ces rochers qui, en roulant des montagnes de la Savoie, ont écrasé les débris de l'armée française, qui les a poussés? Une reine de France, Marie de Médicis! Il est vrai qu'avant d'être reine de France, Marie de Médicis était fille de François, c'est-à-dire d'un assassin, et la nièce de Ferdinand, cardinal défroqué, empoisonneur de son frère et de sa belle-sœur! Eh bien, c'est ainsi que l'on fera de moi, ou plutôt de mon armée, si je ne vais pas en Italie, et l'on me minera ici jusqu'à ce que je m'écroule, si j'y vais. C'est pourtant le bien de la France que je veux: Mantoue et Montferrat, petits pays, je le sais bien, mais grandes positions militaires; Cazal, la clé des Alpes, aux mains du Savoyard, pour qu'il la prête, selon ses intérêts, tantôt à l'Autriche, tantôt à l'Espagne; Mantoue, la capitale des Gonzague, qui abrite les arts fugitifs, Mantoue, un musée, devenu, avec Venise, le dernier nid de l'Italie; Mantoue enfin, qui couvre à la fois la Toscane, le pape et Venise!—Vous ferez peut-être lever le siége de Cazal, mais vous ne sauverez pas Mantoue, m'écrit Gustave Adolphe! Ah! si je n'étais pas cardinal, si je ne relevais pas de Rome, je ne voudrais pas d'autre allié que Gustave-Adolphe! Mais le moyen de faire alliance avec les protestants du Midi? Si je pouvais réunir tout à la fois dans ma main le pouvoir spirituel et temporel. Légat à vie! et quand on pense que c'est un charlatan, un Vauthier, un sot, un Bérulle, qui empêchent un pareil projet de s'accomplir!
Il se leva.
—Et quand on pense encore, ajouta-t-il, que je les tiens toutes! la belle-fille et la belle-mère. Que je puis, quand je voudrai m'en donner la peine, avoir la preuve de l'adultère de l'une et de la complicité de l'autre dans le meurtre de Henri IV, et que, quand les paroles sont toutes prêtes à jaillir de ma gorge, j'étouffe, je ne parle pas, pour ne pas compromettre la gloire de la couronne de France.
—Mon oncle! s'écria Mme de Combalet effrayée.
—Oh! j'ai mes témoins, continua le cardinal, Mme de Bellier et Patrocle pour la reine Anne d'Autriche, la d'Escoman pour Marie de Médicis; j'irai la chercher dans son égout des Filles repenties, la pauvre martyre, et si elle est morte, je ferai parler son cadavre.
Il marchait avec agitation.
—Mon cher oncle, dit Mme de Combalet, en allant se mettre sur son chemin, ne parlez pas de tout cela ce soir, vous y penserez demain.
—Vous avez raison, Marie, dit Richelieu, reprenant par la force de sa prodigieuse volonté toute sa puissance sur lui même. Qu'avez-vous fait aujourd'hui? D'où venez-vous?
—J'ai été chez Mme de Rambouillet.
—Que s'y est-il passé? Qu'a-t-on fait de beau? Qu'a-t-on dit de bien chez l'illustre Parthenis? dit le cardinal en essayant de sourire.
—On a présenté un jeune poëte qui arrive de Rouen.
—Ils tiennent donc manufacture de poëtes à Rouen. Il n'y a pas trois mois que Rotrou descend du coche.
—Eh bien, c'est justement Rotrou qui l'a présenté comme un de ses amis.
—Et comment l'appelle-t-on, ce poëte?
—Pierre Corneille.
Le cardinal fit un mouvement de tête et d'épaule qui voulait dire: Inconnu.
—Et sans doute il arrive avec quelque tragédie en poche?
—Avec une comédie en cinq actes.
—Qui a pour titre?
—Mélite.
—Ce n'est point un nom historique.
—Non, c'est un sujet de fantaisie. Rotrou prétend qu'il est destiné à effacer tous les poëtes passés, présents et futurs.
—L'impertinent!
Mme de Combalet vit qu'elle touchait une corde délicate; elle rompit les chiens.
—Puis, ajouta-t-elle, Mme de Rambouillet nous a fait une surprise; elle a fait bâtir, sans rien dire à personne, en faisant passer maçons et charpentiers par-dessus les murailles des Quinze Vingts, un appendice à son hôtel, une chambre ravissante toute tendue en velours bleu, or et argent. Je n'ai encore rien vu d'aussi grand goût.
—En désirez-vous une pareille? chère Marie; rien de plus facile; vous l'aurez au palais que je fais bâtir.
—Merci. Il me faut, à moi, vous l'oubliez toujours, cher oncle, une cellule de religieuse, rien de plus, pourvu que ce soit près de vous.
—Est-ce tout?
—Pas tout à fait, mais je ne sais si je dois vous le dire.
—Pourquoi cela?
—Parce que dans le reste il y a un coup d'épée.
—Des duels! des duels encore! murmura Richelieu. Je ne parviendrai donc pas à déraciner de la terre de France ce faux point d'honneur!
—Cette fois, ce n'est pas un duel, c'est une simple rencontre. M. le marquis de Pisani a été rapporté à l'hôtel, évanoui à la suite d'une blessure.
—Dangereuse?
—Non, mais bien lui en a pris d'être bossu. Le fer a rencontré le sommet de sa bosse et, ne pouvant pénétrer, a glissé sur les côtes... Mon Dieu! comment donc, a dit le chirurgien? sur les côtes... imbriquées l'une sur l'autre, à travers les chairs de la poitrine et une partie du bras gauche.
—Sait-on à quel propos le combat a eu lieu?
—Il me semble que j'ai entendu prononcer le nom du comte de Moret.
—Du comte de Moret! répéta Richelieu en fronçant le sourcil; il me semble que voilà bien des fois que j'entends prononcer ce nom-là depuis trois jours. Et qui a donné ce joli coup d'épée au marquis Pisani?
—Un de ses amis.
—Son nom?
Mme de Combalet hésita; elle savait la sévérité de son oncle à l'endroit des duels.
—Mon cher oncle, dit-elle, vous savez ce que je vous ai dit: ce n'est ni un duel, ni un appel, ce n'est pas même une rencontre, les deux adversaires se sont pris de discussion à la porte de l'hôtel.
—Mais quel est le second? Je vous demande son nom, Marie.
—Un certain Souscarrières.
—Souscarrières, dit Richelieu, je connais ce nom-là!
—C'est possible, mais je puis vous affirmer, mon cher oncle, qu'il n'est coupable en rien.
—Qui?
—M. Souscarrières.
Le cardinal avait tiré ses tablettes de sa poche et les consultait.
Il parut avoir trouvé ce qu'il cherchait.
—C'est le marquis Pisani, continua Mme de Combalet, qui a tiré son épée et qui s'est jeté sur lui comme un fou: Voiture et Brancas, qui ont été témoins tous deux du fait, quoique amis de la maison, donnent tort à Pisani.
—C'est bien l'homme que je pensais, murmura le cardinal.
Et il frappa sur un timbre.
Charpentier parut.
—Faites venir Cavois, dit le cardinal.
—Oh! mon oncle n'allez pas arrêter ce malheureux jeune homme et lui faire son procès! s'écria, en joignant les mains, Mme de Combalet.
—Au contraire, dit le cardinal en riant, je vais peut-être faire sa fortune.
—Oh! ne raillez pas, mon oncle.
—Avec vous, Marie, jamais je ne raille. Ce Souscarrières tient, à partir de ce moment, sa fortune entre les mains, et ce qu'il y a de mieux, c'est que cette fortune, il vous la devra; c'est à lui de ne pas la laisser tomber.
Cavois entra.
—Cavois, dit le cardinal au capitaine des gardes, à moitié endormi, vous allez aller rue des Frondeurs, entre la rue Traversière et la rue Saint-Anne; vous vous informerez, dans la maison qui fait l'angle, si là ne demeure point un certain cavalier qui se fait appeler Pierre de Bellegarde, marquis de Montbrun, sieur de Souscarrières.
—Oui, monseigneur.
—Et s'il y demeure et que vous le trouviez chez lui, vous lui direz que, malgré l'heure avancée de la nuit, j'aurais le plus grand plaisir de causer un instant avec lui.
—Et s'il refusait de venir?
—Bon! Cavois, vous n'êtes point embarrassé pour si peu, ce me semble. «De gré ou de force, il faut que je le voie, entendez-vous. Il le faut!»
—Dans une heure, il sera aux ordres de Votre Eminence, dit Cavois en s'inclinant.
Arrivé à la porte, le capitaine des gardes se trouva face à face avec un nouvel arrivant. A sa vue, il s'effaça avec tant de respect et de diligence qu'il était évident qu'il cédait le pas à un éminent personnage.
Et en effet, au même moment, dans l'encadrement de la porte parut le fameux capucin du Tremblay, connu sous le nom de frère Joseph, ou d'Éminence grise!
CHAPITRE XII.
L'ÉMINENCE GRISE.
Le père Joseph était si bien connu pour être la seconde âme du cardinal, qu'en le voyant paraître les plus familiers serviteurs du ministre se retiraient à l'instant même, et que la présence de l'Éminence grise dans le cabinet de Richelieu semblait avoir le privilége de faire le vide autour d'elle.
Mme de Combalet, comme les autres, subissait cette influence et n'échappait point au malaise qu'inspirait cette silencieuse apparition; en apercevant le père Joseph, elle vint donc présenter son front à baiser au cardinal en lui disant:
—Je vous en prie, cher oncle, ne veillez pas trop tard.
Puis elle se retira, heureuse de sortir par la porte opposée à celle qui lui avait donné entrée, afin de n'avoir pas à passer trop près du moine qui se tenait debout, immobile et muet, à moitié chemin de la distance qu'il avait à franchir pour se trouver près du cardinal.
A l'époque où nous sommes arrivés, tous les ordres religieux, moins celui de l'Oratoire de Jésus, fondé en 1611 par le cardinal Bérulle, et confirmé en 1613 par Paul V, après une longue opposition, étaient ralliés ou à peu près au cardinal-ministre; il était le protecteur reconnu des bénédictins de Cluny, de Cîteaux et de Saint-Maur, des prémontrés, des dominicains, des carmes, et enfin de toute cette famille encapuchonnée de saint François, mineurs, minimes, franciscains, capucins, etc., etc. En récompense de cette protection, tous ces ordres, qui, sous prétexte de prédication, de mendicité, de propagande, de mission, couraient, vaguaient, rôdaient à travers le monde, faisaient pour lui une police officieuse, d'autant mieux faite que le confessionnal était la source principale de laquelle découlaient les renseignements.
C'est de toute cette police vagabonde, qui exerçait avec le zèle enthousiaste de la reconnaissance, que le capucin Joseph, vieilli dans la diplomatie, était le chef. Comme l'eurent depuis les Sartines, les Lenoir, les Fouché, il eut le génie de l'espionnage. Son frère Leclerc du Tremblay avait été, par son influence, nommé gouverneur de la Bastille; si bien que le prisonnier espionné, dénoncé, arrêté par du Tremblay le capucin, était écroué, emprisonné, gardé par du Tremblay le gouverneur, sans compter que, s'il mourait sous les verrous, ce qui arrivait souvent, il était confessé, administré, enterré par du Tremblay le capucin, et de cette façon, une fois pris, ne sortait plus de la famille.
Le père Joseph avait un sous-ministère partagé en quatre divisions, dont quatre capucins étaient les chefs. Il avait un secrétaire, nommé le père Ange Sabini qui était son père Joseph, à lui. Lors de son entrée en fonctions, lorsqu'il avait de longues courses à faire, il faisait ses courses à cheval, suivi du père Ange, à cheval comme lui. Mais un beau jour qu'il montait une jument, et le père Sabini un cheval entier, il arriva que les deux quadrupèdes formèrent un groupe où les capuchons des moines jouèrent un rôle si grotesque, que le père Joseph crut de sa dignité de renoncer à ce genre de locomotion; depuis il allait en litière ou en carrosse.
Mais, dans l'exercice habituel de ses fonctions, quand il avait besoin de garder l'incognito, le père Joseph allait à pied, tirant son capuchon sur ses yeux pour n'être pas reconnu, ce qui lui était facile au milieu des moines de tous les ordres et de toutes les couleurs qui sillonnaient à cette époque les rues de Paris.
Ce soir-là, le père Joseph avait exercé à pied.
Le cardinal, de son œil vigilant, attendit que la première porte se fût refermée sur son capitaine des gardes, et la seconde sur sa nièce, puis, s'asseyant à son bureau et se retournant vers le père Joseph:
—Eh bien, lui dit-il, vous avez donc quelque chose à me dire, mon cher du Tremblay?
Le cardinal avait conservé l'habitude d'appeler le capucin par son nom de famille.
—Oui, monseigneur, répondit celui-ci, et je suis venu deux fois pour avoir l'honneur de vous voir!
—Je le sais; cela m'a même donné l'espérance que vous aviez acquis quelque renseignement sur le comte de Moret, sur son retour à Paris et sur les causes de ce retour.
—Je ne sais pas encore tout ce que Votre Eminence veut savoir; mais cependant je me crois sur la bonne route.
—Ah! ah! vos blancs-manteaux ont fait de la besogne.
—Assez médiocre; ils ont découvert seulement que le comte de Moret logeait à l'hôtel de Montmorency, chez le duc Henri II, et qu'il en sortait la nuit pour aller chez une maîtresse qui demeure rue de la Cerisaie, en face l'hôtel Lesdiguières.
—Rue de la Cerisaie, en face l'hôtel Lesdiguières? mais ce sont les deux sœurs de Marion Delorme qui demeurent là.
—Oui, monseigneur, Mme de la Montagne et Mme de Maugiron; mais on ne sait pas de laquelle des deux il est l'amant.
—C'est bien, je le saurai, dit le cardinal.
Et faisant signe au capucin d'interrompre son récit, il commença par écrire sur un carré de papier—«De laquelle de vos deux sœurs le comte de Moret est-il l'amant, et quel est l'amant de l'autre?»
Puis il alla vers un panneau qui s'ouvrit dans toute la hauteur du cabinet, en pressant un bouton.
Ce panneau ouvert eût permis de communiquer avec la maison voisine, si une porte ne se fût pas trouvée de l'autre côté de l'épaisseur du mur.
Entre les deux portes se trouvaient deux boutons de sonnette, un à droite, un à gauche, invention tellement nouvelle ou plutôt tellement inconnue encore, qu'il n'y en avait que chez le cardinal.
Le cardinal passa le papier sous la porte de la maison voisine, tira la sonnette de droite, referma le placard et vint se rasseoir à sa place.
—Continuez, dit-il au père Joseph, qui l'avait regardé faire sans paraître s'étonner de rien.
—Je disais donc, monseigneur, que les Blancs-Manteaux n'avaient fait qu'une petite besogne, mais que la Providence, qui s'occupe tout particulièrement de monseigneur, en avait fait une grande.
—Vous êtes sûr, du Tremblay, que la Providence s'occupe tout particulièrement de moi?
—Qu'aurait-elle de mieux à faire, monseigneur?
—Alors, dit en souriant le cardinal, qui ne demandait pas mieux que de le croire, voyons le rapport de la Providence sur M. le comte de Moret.
—Eh bien, monseigneur, je revenais des Blancs-Manteaux, où j'avais appris seulement, comme j'ai eu l'honneur de le dire à Votre Eminence, que M. le comte de Moret était à Paris depuis huit jours, qu'il logeait chez M. de Montmorency et qu'il avait une maîtresse rue de la Cerisaie; ce qui était peu de chose...
—Je vous trouve injuste pour les bons pères;—Qui fait ce qu'il peut, fait ce qu'il doit.—Il n'y a que la Providence qui puisse tout; voyons ce qu'a fait la Providence?
—Elle m'a mis face à face du comte de Moret lui-même.
—Vous l'avez vu?
—Comme j'ai l'honneur de vous voir, monseigneur.
—Et lui, vous a-t-il vu? demanda vivement Richelieu.
—Il m'a vu, mais ne m'a point reconnu.
—Asseyez-vous, du Tremblay, et me racontez cela.
Richelieu avait l'habitude, par feinte courtoisie, de dire au capucin de s'asseoir, et celui-ci, par feinte humilité, avait l'habitude de rester debout.
Il remercia donc le cardinal de la tête et continua:
—Voici comment la chose s'est passée, monseigneur: je sortais des Blancs-Manteaux, où je venais de prendre les renseignements que je vous ai dits, lorsque je vis des gens courir du côté de la rue de l'Homme-Armé.
—A propos de l'Homme-Armé ou plutôt de la rue de l'Homme-Armé, dit le cardinal, il y a là une hôtellerie sur laquelle vous aurez l'œil, du Tremblay; on la nomme l'hôtellerie de la Barbe Peinte.
—C'était justement là que courait la foule, monseigneur.
—Et vous y courûtes avec la foule.
—Votre Eminence comprend que je n'eus garde d'y manquer; une espèce d'assassinat venait d'y être commis sur un pauvre diable nommé Latil, lequel a été autrefois à M. d'Epernon.
—A M. d'Epernon! Etienne Latil! retenez bien ce nom là, du Tremblay, cet homme pourra nous être utile un jour.
—J'en doute, monseigneur.
—Pourquoi cela?
—Je le crois en route pour un voyage dont il n'y a pas grande chance qu'il revienne.
—Ah! oui, je comprends, c'est lui que l'on avait assassiné.
—Justement, monseigneur. Cru mort au premier moment, il était revenu à lui, il avait demandé un prêtre, de sorte que je me trouvais là juste à point.
—Toujours la Providence, du Tremblay, et vous le confessâtes, je présume.
—A blanc.
—Et vous dit-il quelque chose d'important?
—Monseigneur en jugera, dit le capucin en riant, s'il veut me relever du secret de la confession.
—C'est bien, c'est bien, dit Richelieu, je vous en relève.
—Eh bien, monseigneur, Etienne Latil était assassiné pour n'avoir pas voulu assassiner, lui, le comte de Moret.
—Et qui peut avoir intérêt à assassiner ce jeune homme qui, jusqu'à aujourd'hui du moins, ne fait partie d'aucune cabale.
—Rivalité d'amour.
—Vous le savez?
—Je le pense.
—Et vous ne connaissez point l'assassin?
—Non, monseigneur, ni lui non plus; ce qu'il sait seulement, c'est qu'il avait affaire à un bossu.
—Nous n'avons que deux bossus ferrailleurs à Paris, le marquis de Pisani et le marquis de Fontrailles; ce ne peut être Pisani, qui a reçu lui-même un coup d'épée hier à neuf heures du soir, à la porte de l'hôtel Rambouillet, de son ami Souscarrières; il faut donc que vous surveilliez Fontrailles.
—Je le surveillerai, monseigneur; mais que Votre Eminence veuille bien attendre, car le plus extraordinaire me reste à lui raconter.
—Racontez, racontez, du Tremblay, je prends le plus grand intérêt à votre récit.
—Eh bien, monseigneur, le plus extraordinaire, le voilà: c'est qu'au moment où j'étais en train de confesser mon homme, le comte de Moret lui-même est entré dans la chambre où je le confessais.
—Comment, à l'auberge de la Barbe Peinte?
—Oui, monseigneur, à l'auberge de la Barbe Peinte: le comte de Moret lui-même est entré déguisé en gentillâtre basque, s'est avancé vers le blessé et a jeté sur la table où il était couché une bourse pleine d'or, en lui disant: «Si tu guéris, fais-toi porter à l'hôtel de Montmorency; si tu meurs, n'aie pas souci de ton âme, les messes ne lui manqueront pas.»
—L'intention est bonne, dit Richelieu; mais, en attendant, dites à mon médecin Chicot d'aller voir ce pauvre diable; il est important qu'il en revienne. Et vous êtes sûr que le comte de Moret ne vous a point reconnu?
—Oui, monseigneur, parfaitement sûr.
—Que pouvait-il faire, déguisé, dans cette auberge?
—Nous allons peut-être arriver à le savoir; Votre Eminence ne devinerait jamais qui j'ai rencontré au coin de la rue du Plâtre et de la rue de l'Homme-Armé.
—Qui?
—Déguisée en paysanne des Pyrénées.
—Dites-moi qui, tout de suite, du Tremblay, il se fait tard, et je n'ai pas le temps de chercher.
—Mme de Fargis.
—Mme de Fargis! s'écria le cardinal; et elle sortait de l'hôtellerie?
—C'est probable.
—Elle était en Catalane, lui en Basque; c'était un rendez-vous.
—C'est ce que je me suis dit; mais il y a bien des sortes de rendez-vous, monseigneur: la dame est galante et le jeune homme est fils de Henri IV.
—Ce n'est pas un rendez-vous d'amour, du Tremblay; le comte arrive d'Italie, et il a passé par le Piémont; il avait, j'y engagerais ma tête, des lettres pour la reine, ou même pour les reines. Ah! qu'il y prenne garde! ajouta Richelieu, donnant à sa figure l'expression de la menace; j'ai déjà deux fils de Henri IV sous les verrous.
—En somme, monseigneur, voilà le résultat de ma soirée, et je l'ai jugé assez important pour vous être soumis.
—Vous avez eu raison, du Tremblay; et vous dites que le jeune homme loge chez le duc de Montmorency.
—Oui, monseigneur.
—Celui-là aussi en serait-il? Et a-t-il déjà oublié que j'ai fait tomber une tête de ce nom-là. Il veut être connétable comme son père et son grand père. Il le serait déjà sans Créquy, qui se figure que le titre lui revient, parce qu'il a épousé une fille de Lesdiguières; avec cela qu'elle est facile à porter, l'épée de Duguesclin! Au moins celui-là est un chevalier, un cœur loyal; je le ferai venir: son épée de connétable est sous les murs de Cazal; qu'il aille l'y chercher. Comme nous l'avons dit; du Tremblay, la soirée est bonne, et j'espère la compléter.
—Monseigneur a-t-il quelque autre recommandation à me faire?
—Surveillez, comme je vous l'ai dit, l'hôte de la Barbe Peinte, mais sans affectation; ne perdez de vue votre blessé que lorsqu'il sera enterré ou guéri. Je croyais le comte de Moret occupé d'une autre femme que la Fargis, qui a déjà Cramail et Marillac; mais enfin, la Providence est là, du Tremblay, et c'est elle, comme vous l'avez dit, qui mène cette affaire; mais, vous le savez, la Providence ne peut pas tout faire seule.
—Et c'est à cette occasion qu'a été fait le proverbe ou plutôt la maxime: Aide-toi, le ciel t'aidera.
—Vous êtes plein de perspicacité, mon cher du Tremblay, et je serais bien malheureux si je ne vous avais pas; aussi, laissez-moi rendre au pape le service de le débarrasser des Espagnols, qu'il craint, et des Autrichiens, qu'il exècre, et nous nous arrangerons de manière à ce que le premier chapeau rouge qui arrivera de Rome, soit à la mesure de votre tête.
—S'il n'était pas à la mesure de ma tête, je prierais monseigneur de me donner un vieux chapeau à lui, en signe que, quelles que soient les faveurs dont le ciel me comble, jamais je ne me tiendrai pour son égal, mais pour son serviteur et son domestique.
Et croisant les mains sur sa poitrine, le père Joseph salua humblement.
A la porte il rencontra Cavois, qui s'effaça. pour le laisser sortir, comme il s'était effacé pour le laisser entrer.
L'Éminence Grise une fois sortie:
—Monseigneur, dit Cavois, il est là.
—Souscarrières?
—Oui, monseigneur.
—Il était donc chez lui.
—Non, mais son domestique m'a dit qu'il devait être dans un tripot de la rue Villedot, où il a des habitudes, et où il était en effet.
—Faites-le entrer.
Cavois resta immobile et les yeux baissés.
—Eh bien?
—Monseigneur, j'aurais voulu vous faire une demande.
—Faites, Cavois; vous savez combien je vous estime et tiendrais à vous être agréable.
—C'est seulement pour savoir si M. Souscarrières parti, il me sera permis d'aller passer le reste de la nuit à la maison; voilà huit jours, ou plutôt huit nuits que je ne suis rentré à la maison.
—Et vous êtes fatigué de veiller.
—Non, monseigneur, mais Mme Cavois est fatiguée de dormir.
—Elle est donc toujours amoureuse, Mme Cavois.
—Oui, monseigneur, seulement c'est de son mari qu'elle est amoureuse.
—Bel exemple à suivre pour ces dames; Cavois, vous passerez cette nuit avec votre femme.
—Ah! merci, monseigneur.
—Je vous autorise à l'aller chercher.
—A aller chercher Mme Cavois?
—Oui, et à l'amener ici.
—Ici, monseigneur, y pensez-vous?
—J'ai à lui parler.
—A parler à ma femme! s'écria Cavois au comble de l'étonnement.
—J'ai un cadeau à lui faire en dédommagement des nuits blanches que je lui fais passer.
—Un cadeau!
—Faites entrer M. Souscarrières, Cavois, et tandis que je causerai avec lui, allez chercher votre femme.
—Mais elle sera couchée, monseigneur.
—Vous la ferez lever.
—Elle ne voudra pas venir.
—Prenez deux gardes avec vous.
Cavois se mit à rire.
—Eh bien, soit, monseigneur, dit-il, je vais vous l'amener, mais je vous préviens qu'elle a la langue bien pendue, Mme Cavois.
—Tant mieux, j'aime ces langues-là; elles sont rares à la cour, elles disent ce qu'elles pensent.
—Ainsi, c'est sérieux ce que Monseigneur a dit?
—Il n'y a rien de plus sérieux, Cavois.
—Monseigneur va être obéi.
Cavois sorti, le cardinal alla vivement au placard, et l'ouvrit.
A la même place où il avait mis la demande, il trouva la réponse.
Elle était rédigée avec le même laconisme que la demande.
La voici:
«Le comte de Moret est l'amant de Mme de la Montagne, et le seigneur de Souscarrières de Mme de Maugiron. Amant malheureux, le marquis de Pisani.»
—C'est étonnant, murmura le cardinal en refermant le placard, comme les choses s'enchaînent ce soir; je commence à croire, comme cet imbécile de du Tremblay, qu'il y a une providence.
En ce moment, le valet de chambre, Charpentier, ouvrait la porte et annonçait:
—Messire Pierre de Bellegarde, marquis de Montbrun, seigneur de Souscarrières!
CHAPITRE XIII.
OU Mme CAVOIS DEVIENT L'ASSOCIÉE DE M. MICHEL.
Celui qui se faisait annoncer avec ce pompeux étalage de titres, n'était autre, nos lecteurs le savent, que le duelliste Souscarrières, dont nous avons raconté les prouesses au commencement de ce volume.
Souscarrières entra d'un air dégagé et salua Son Eminence avec une désinvolture que, dans sa position, on pourrait qualifier d'effronterie.
Le cardinal eut l'air de chercher des yeux, comme si Souscarrières avait amené une suite avec lui.
—Pardon, monseigneur, dit Souscarrières en allongeant galamment le pied et en arrondissant le bras droit, avec lequel il tenait son chapeau, mais Votre Eminence paraît chercher quelque chose?
—Je cherche les personnes que l'on a annoncées avec vous, M. Michel.
—Michel, répéta Souscarrières faisant l'étonné, qui donc se nomme ainsi, monseigneur?
—Mais vous, mon cher monsieur, ce me semble.
—Oh! monseigneur commet une grave erreur, dans laquelle je ne voudrais pas le laisser; je suis le fils reconnu de messire Roger de Saint-Lary, duc de Bellegarde, grand écuyer de France; mon illustre père vit encore, et l'on peut s'informer à lui. Je suis seigneur de Souscarrières, d'un bien que j'ai acquis; j'ai été fait marquis par Mme la duchesse Nicole de Lorraine, à propos de mon mariage avec noble demoiselle Anne de Rogers.
—Mon cher monsieur Michel, reprit Richelieu, permettez-moi de vous raconter votre histoire, je la sais mieux que vous, elle vous instruira.
—Je sais, dit Souscarrières, que les grands hommes comme vous ont, après les journées de fatigue, besoin d'une heure d'amusement; heureux ceux qui peuvent, même à leurs dépens, donner cette heure de distraction à un si grand génie.
Et Souscarrières, enchanté du compliment qu'il venait de trouver, s'inclina devant le cardinal.
—Vous vous trompez du tout au tout, monsieur Michel, continua le cardinal, s'entêtant à lui donner ce nom: je ne suis pas fatigué, je n'ai pas besoin d'une heure d'amusement, et je ne veux pas prendre cette heure à vos dépens; seulement, comme j'ai une proposition à vous faire, je veux bien vous prouver que je ne suis pas, comme tout le monde, dupe de vos noms et de votre titre, et que c'est à cause de votre mérite personnel que je vous la fais.
Et le cardinal accompagna cette dernière phrase d'un de ces fins sourires qui, dans ses moments de bonne humeur, lui étaient particuliers.
—Je n'ai qu'à laisser parler Votre Eminence, dit Souscarrières, un peu déferré du tour que prenait la conversation.
—Je commence donc, n'est-ce pas, monsieur Michel?
Souscarrières s'inclina en homme qui ne peut opposer aucune résistance.
—Vous connaissez la rue des Bourdonnais, n'est-ce pas, monsieur Michel? demanda le cardinal.
—Il faudrait être du Cathay, monseigneur, pour ne la point connaître.
—Eh bien, vous avez connu aussi dans votre jeunesse un brave pâtissier qui tenait l'auberge des Carneaux et qui traitait par tête; ce digne homme, qui faisait d'excellente cuisine, et chez lequel j'ai mangé maintes fois, quand j'étais évêque de Luçon, s'appelait Michel et avait l'honneur d'être M. votre père.
—Je croyais avoir déjà dit à Votre Eminence que j'étais le fils reconnu de M. le duc de Bellegarde, insista, mais avec moins de confiance, le seigneur de Souscarrières.
—Rien n'est plus vrai, répliqua le cardinal, je vais même vous dire comment cette reconnaissance s'est faite. Ce digne pâtissier avait une femme fort jolie, à qui tous les seigneurs fréquentant l'auberge des Carneaux faisaient leur cour. Un beau jour, elle se trouva grosse et accoucha d'un fils; ce fils c'était vous, mon cher monsieur Michel; car, comme vous êtes né pendant le mariage et du vivant de M. votre père, ou, si vous voulez, du mari de votre mère, vous ne pouvez porter un autre nom que celui de M. votre père et de Mme votre mère; il n'y a que les rois, ne l'oubliez pas, mon cher monsieur Michel, qui aient le droit de légitimer les enfants adultérins.
—Diable! diable! murmura Souscarrières.
—Arrivons à notre reconnaissance; après avoir été un joli enfant, vous devîntes un beau jeune homme, adroit à tous les exercices du corps, jouant à la paume comme Fontenay, et faisant filer une carte comme personne. Arrivé à ce degré de perfection, vous résolûtes de faire servir ces divers talents à votre fortune, et, pour commencer la susdite fortune, vous passâtes en Angleterre, et vous y fûtes si heureux à toute sorte de jeux, que vous en revîntes avec 500,000 francs; est-ce bien cela?
—A quelques centaines de pistoles près, oui, monseigneur?
—Ce fut alors que vous eûtes, un beau matin, la visite d'un nommé Lalande, qui a été le maître de paume de S. M. notre sire le roi; or voilà ce qu'il vous dit, ou à peu près; ce sera le sens de son discours, si ce n'est pas précisément la lettre:—«Pardieu, monsieur de Souscarrières,» ah! pardon, j'oubliais (je ne sais pourquoi vous avez toujours eu de l'antipathie pour le nom de Michel, qui est pourtant un nom des plus agréables, de sorte que, du premier argent que vous avez eu, vous avez acheté, pour un millier de pistoles, une espèce de masure tombant en ruine et appelée dans le pays, c'est-à-dire du côté de Grosbois, Souscarrières, ce qui fit que vous ne vous appelâtes plus Michel, mais Souscarrières). Pardon d'avoir ouvert cette parenthèse, mais je la crois nécessaire à l'intelligence du récit.
Souscarrières s'inclina.
—Le petit Lalande vous dit donc: «Pardieu, monsieur Souscarrières, vous êtes bien fait, vous avez de l'esprit, vous avez du cœur, vous êtes adroit au jeu, heureux en amour; il ne nous manque que la naissance,—je sais bien qu'on n'est pas le maître de choisir son père et sa mère; sans quoi, chacun voudrait avoir pour auteur de ses jours un pair de France, et pour mère une duchesse à tabouret. Mais quand on est riche, il y a toujours moyen de corriger ces petites irrégularités du hasard.» Je n'étais point là, mon cher monsieur Michel, mais je devine les yeux que vous fîtes à cette ouverture. Lalande continua: «Il n'y a qu'à choisir, vous comprenez, entre tous les grande seigneurs qui firent l'amour à madame votre mère, un qui soit médiocrement scrupuleux, M. de Bellegarde, par exemple; voici le temps du grand jubilé qui approche: votre mère, qui sera enchantée de faire de vous un gentilhomme, ira trouver M. le Grand et lui dira que vous êtes à lui et non au pâtissier, que sa conscience ne peut pas souffrir que vous ayez le bien d'un homme qui n'est pas votre père; comme il n'a pas grande mémoire, il ne se souviendra même pas s'il a été son amant ou non, et comme il y aura 30,000 fr. au bout de sa reconnaissance, il vous reconnaîtra.» N'est-ce point ainsi que la chose s'est passée.
—A peu près, Monseigneur, je dois le dire; seulement Votre Eminence a oublié une chose.
—Laquelle? Si ma mémoire m'a fait défaut, quoiqu'elle soit meilleure que celle de M. de Bellegarde, je suis prêt à reconnaître mon erreur.
—C'est qu'outre les cinq cent mille francs mentionnés par Votre Eminence, j'ai rapporté d'Angleterre l'invention des chaises à porteurs, pour lesquelles, depuis trois ans, je sollicite un brevet en France.
—Vous vous trompez, cher monsieur Michel, je n'ai oublié ni l'invention, ni la demande de brevet que vous m'avez adressée pour la faire valoir, et je vous ai envoyé chercher tout particulièrement, au contraire, pour vous parler de cela; mais chaque chose a son tour. L'ordre, a dit un philosophe, est la moitié du génie, nous n'en sommes encore qu'à votre mariage.
—Ne pourrions-nous nous dispenser de cela, monseigneur?
—Impossible, que deviendrait votre titre de marquis, puisqu'il vous fut donné par la duchesse Nicole de Lorraine, à propos de votre mariage? Il a couru sur vous et sur cette digne duchesse, à cette époque, beaucoup de bruits que vous vous êtes bien gardé de démentir, et quand elle est morte, il y a six mois, vous avez fait prendre le deuil à un bambin de cinq ans que vous avez; mais, comme chacun a le droit d'habiller ses enfants à sa fantaisie, je ne vous ferai point de remontrances à cet endroit-là.
—Monseigneur est bien bon, dit Souscarrières.
—Quoi qu'il en soit, vous revîntes de Lorraine avec une jeune fille que vous aviez enlevée, Mlle Anne de Rogers; vous la disiez fille d'un grand seigneur, et elle était tout simplement fille de la duchesse. Ce fut à l'occasion de votre mariage avec elle que vous fûtes, dites-vous, fait marquis de Montbrun; mais, pour que la promotion fût valable, il eût fallu que ce fût M. Michel qui fût fait marquis, et non M. de Bellegarde, puisque étant enfant adultérin, vous ne pouviez être reconnu, et que n'ayant pas le droit de vous appeler Bellegarde, on ne pouvait pas vous faire marquis sous ce nom qui n'est pas et qui ne peut pas être le vôtre.
—Monseigneur est bien dur pour moi.
—Tout au contraire, cher monsieur Michel, je suis doux comme sirop, et vous allez le voir.
Mme Michel, qui ne connaissait pas quel bonheur lui était tombé en partage d'épouser un homme tel que vous, Mme Michel se laissa cajoler par Villaudry, vous savez, Villaudry, le cadet de celui que Moissens a tué; vous eûtes vent de quelque chose et la voulûtes jeter dans le canal de Souscarrières; mais vous n'étiez pas bien sûr, et comme vous n'êtes pas au fond un méchant homme, vous attendîtes d'être plus assuré.
L'assurance vint à propos d'un bracelet de cheveux qu'elle donna à Villaudry; cette fois, comme vous aviez la preuve, une lettre écrite tout entière de sa main, qui ne vous laissait point de doute sur votre disgrâce, vous la menâtes dans le parc, et, tirant votre poignard, vous lui dîtes de prier Dieu. Cette fois, ce n'était point comme lorsque vous l'aviez menacée de la jeter dans le canal, et elle vit bien que ce n'était point pour rire.
Et, en effet, vous lui portâtes un coup qu'elle para heureusement avec la main, mais elle en eut deux doigts coupés. Voyant son sang, vous en eûtes pitié, lui fîtes grâce de la vie et la renvoyâtes en Lorraine. Quant à Villaudry, justement parce que vous aviez été clément avec votre femme, vous résolûtes d'être implacable avec lui, et comme il était à la messe aux Minimes de la place Royale, vous entrâtes dans l'église, lui donnâtes un soufflet et mîtes l'épée à la main. Mais lui ne voulut point commettre un sacrilége et garda la sienne au fourreau.
Il est vrai de dire qu'il ne se souciait pas fort de se battre avec vous, et qu'il dit même: «Je le poignarderais, si ma réputation était bien établie; mais, par malheur, elle ne l'est pas, ce qui fait que je dois me battre.» Et, en effet, il vous appela, et comme si vous étiez le véritable fils de M. de Bellegarde et que vous n'ayez pas plus de mémoire que lui, vous vous battîtes sur la place Royale, là même où s'étaient battus Bouteville et Beuvron; vous vous conduisîtes à merveille, je le sais, vous acceptâtes toutes les exigences de votre adversaire, et il en fut quitte pour six coups d'épée que vous lui donnâtes avec la pointe et autant de soufflets que vous lui donnâtes avec la lame.
Mais Bouteville, lui aussi, s'était conduit à merveille, ce qui n'empêcha pas que je lui fisse couper la tête, ce que j'eusse fait aussi pour vous, si au lieu d'être M. Michel tout court, vous eussiez été réellement Pierre de Bellegarde, marquis de Montbrun, seigneur de Souscarrières; car, de plus que Bouteville, vous aviez tiré l'épée dans une église, ce qui fait qu'on vous eût coupé le poing avant de vous couper la tête; vous entendez, mon cher monsieur Michel.
—Oui, pardieu, monseigneur, j'entends, répondit Souscarrières, et je dois dire que j'ai, dans ma vie, entendu des conversations qui m'ont plus réjoui que celle-là.
—D'autant mieux que vous n'êtes pas au bout, et que ce soir encore vous êtes retombé dans la récidive avec ce pauvre marquis Pisani; en vérité, il faut être endiablé pour se battre avec un pareil polichinelle.
—Eh! monseigneur, ce n'est pas moi qui me suis battu avec lui, c'est lui qui s'est battu avec moi.
—Voyons: ce pauvre marquis n'était-il pas assez malheureux de ne pas avoir ses entrées dans la rue de la Cerisaie, comme vous et le comte de Moret y avez les vôtres.
—Comment, monseigneur, vous savez....
—Je sais que, si la pointe de votre épée n'avait pas rencontré le sommet de sa bosse, et s'il n'avait pas eu la chance d'avoir les côtes imbriquées les unes sur les autres de manière que le fer a glissé comme sur une cuirasse, il était cloué comme un scarabée contre la muraille: vous êtes donc une bien mauvaise tête, cher monsieur Michel.
—Je vous jure, monseigneur, que je ne lui ai aucunement cherché querelle, tout le monde vous le dirai; seulement, j'étais échauffé d'avoir couru depuis la rue de l'Homme-Armé jusqu'à la rue du Louvre.
A ces mots de la rue de l'Homme-Armé; Richelieu ouvrit à la fois les yeux et les oreilles.
—Il était échauffé, lui, continua Souscarrières, d'une querelle qu'il avait prise dans un cabaret.
—Oui, dit Richelieu, qui marchait comme en plein jour dans le chemin que Souscarrières, sans s'en douter, venait de lui ouvrir, dans le cabaret de l'Homme-Armé...
—Monseigneur! s'écria Souscarrières étonné....
—.... Où il était allé, continua Richelieu au risque de s'égarer, mais voulant tout savoir, où il était allé pour voir, si, par l'intermédiaire d'un certain Etienne Latil, il ne pourrait pas se débarrasser du comte de Moret, son rival; par bonheur, au lieu de trouver un sbire, il a trouvé un honnête spadassin, qui a refusé de tremper sa main dans le sang royal. Mais, savez-vous bien, mon cher monsieur Michel, qu'il y a dans votre épée tirée dans l'église, dans votre duel avec Villaudry, dans votre complicité au meurtre d'Etienne Latil, et dans votre rencontre avec le marquis de Pisani, de quoi vous faire couper le cou quatre fois, si vous aviez trente deux quartiers de noblesse au lieu d'avoir soixante-quatre quartiers de roture?
—Hélas, monseigneur, dit Souscarrières fort ébranlé, je le sais, et je déclare hautement que je ne dois la vie qu'à votre magnanimité.
—Et à votre intelligence, mon cher monsieur Michel.
—Ah! monseigneur, s'il m'était permis de mettre cette intelligence à la disposition de Votre Eminence, s'écria Souscarrières, en se jetant aux pieds du cardinal, je serais le plus heureux des hommes.
—Je ne dis pas non, Dieu m'en garde! car j'ai besoin d'hommes comme vous.
—Oui, monseigneur, d'hommes dévoués, j'ose le dire.
—Que je pourrai faire pendre le jour où ils ne le seront plus.
Souscarrières tressaillit.
—Oh! ce n'est jamais, dit-il, à moi qu'un pareil malheur arrivera, d'oublier ce que je dois à Votre Eminence.
—Cela vous regarde, mon cher M. Michel; vous tenez votre fortune entre vos mains, mais n'oubliez pas que moi je tiens le bout de la corde dans les miennes.
—Si seulement Son Excellence daignait me dire à quoi il lui conviendrait que j'appliquasse l'intelligence qu'elle veut bien me reconnaître.
—Oh! quant à cela, volontiers.
—J'écoute de toutes mes oreilles.
—Eh bien, supposons que je vous accorde le brevet de votre importation d'Angleterre.
—Le brevet des chaises à porteurs! s'écria Souscarrières, qui voyait se dessiner sous une forme palpable cette fortune que le cardinal venait de lui dire être entre ses mains, mais que jusque-là il n'avait entrevue qu'en rêve...
—De la moitié, dit le cardinal, de la moitié seulement; je réserve l'autre moitié pour un don que je veux faire.
—Encore une intelligence que Monseigneur veut récompenser, hasarda Souscarrières.
—Non, un dévouement, c'est plus rare.
—Monseigneur en est bien le maître; en me donnant un brevet pour la moitié, il me comblera.
—Soit! vous avez donc moitié des chaises à porteurs de Paris, mettons deux cents, par exemple.
—Mettons deux cents, oui, monseigneur.
—Cela fait quatre cents porteurs de chaises; eh bien, monsieur Michel, supposons ces quatre cents porteurs intelligents, remarquant où ils conduisent leurs pratiques, écoutant ce qu'elles disent, et tenant exactement note de leurs paroles et de leurs allées et venues; supposons encore à la tête de cette administration un homme intelligent qui me rende compte à moi, mais à moi seul, de ce qu'il voit, de ce qu'il entend, de ce qu'on lui rapporte; enfin, supposons toujours que cet homme n'ait que douze mille livres de rente, il s'en fera facilement vingt quatre, et qu'au lieu de s'appeler messire Pierre de Bellegarde, marquis de Montbrun et seigneur de Souscarrières... je lui dirai: Mon cher ami, prenez autant de noms que vous en voudrez; plus vous en prendrez de nouveaux, meilleur sera; et quant aux noms que vous vous êtes appropriés déjà, défendez-les contre ceux qui les réclameront, s'ils sont réclamés; mais ce n'est pas moi, soyez bien tranquille, qui vous chercherai le moindrement querelle pour cela.
—Et c'est sérieux ce que dit là monseigneur?
—Très-sérieux! mon cher monsieur Michel; le brevet de la moitié des chaises à porteurs en circulation dans Paris vous est accordé, et demain votre associée, qui aura déjà signé pour sa part le cahier des charges, ira vous le porter, pour que vous le signiez à votre tour: cela vous convient-il?
—Et le cahier des charges portera-t-il les obligations qui me sont imposées? demanda en hésitant Souscarrières.
—Aucunement, cher monsieur Michel; vous comprenez que la chose reste entre nous; il est même de la plus haute importance qu'elle ne soit pas ébruitée. Peste! si l'on vous savait à moi, tout serait manqué; il n'y aurait même point de mal à ce que l'on vous crût à Monsieur ou à la reine; pour cela il vous suffira de dire que je suis un tyran, que je persécute la reine, que vous ne comprenez pas que le roi Louis XIII vive sous un joug aussi dur qu'est le mien.
—Mais je ne pourrai jamais dire de pareilles choses! s'écria Souscarrières.
—Bon! en vous forçant un peu, vous verrez que cela viendra. Ainsi, c'est convenu, vos chaises vont devenir à la mode: elles feront de l'opposition; vous allez avoir toute la cour; on n'ira plus nulle part qu'en chaise, surtout si les vôtres sont à deux places et ont des rideaux bien épais.
—Monseigneur n'a pas de recommandation particulière à me faire?
—Oh! si fait! je vous recommande particulièrement les dames: Mme la princesse, d'abord; Mme Marie de Gonzague, Mme de Chevreuse, Mme de Fargis; puis les hommes: le comte de Moret, M. de Montmorency, M. de Chevreuse, le comte de Cramail. Je ne vous parle pas du marquis de Pisani; grâce à vous, il en a pour quelques jours à ne pas m'inquiéter.
—Monseigneur peut être tranquille; et quand commencerai-je mon exploitation?
—Le plus vite possible; dans huit jours cela peut être en train, à moins, toutefois, que les fonds ne vous manquent.
—Non, monseigneur; d'ailleurs, pour une pareille affaire, me manqueraient-ils personnellement, j'en trouverais.
—Dans ce cas-là, il ne faudrait pas même chercher, mais vous adresser directement à moi.
—A vous, monseigneur?
—Oui, n'ai-je pas un intérêt dans l'affaire? Mais, pardon, voici Cavois qui, à ce qu'il paraît, a quelque chose à me dire; c'est lui qui ira vous faire signer demain le petit papier en question, et, comme il en connaîtra toutes les conditions, même celles qui restent entre nous, c'est lui qui irait vous les rappeler en cas d'oubli; mais je crois être sûr que vous ne les oublierez pas. Entre Cavois, entre, tu vois monsieur, n'est-ce pas?
—Oui, monseigneur, répondit Cavois, qui avait obéi à l'ordre du cardinal.
—Eh bien, il est de mes amis; seulement il est de ceux qui viennent me voir de dix heures du soir à deux heures du matin; pour moi, mais pour moi seul, il s'appelle M. Michel; mais pour tout le monde c'est messire Pierre de Bellegarde, marquis de Montbrun, seigneur de Souscarrières.—Au revoir, monsieur Michel.
Souscarrières salua jusqu'à terre et sortit, ne pouvant croire à sa bonne fortune et se demandant si le cardinal lui avait parlé sérieusement ou n'avait voulu que se moquer de lui.
Mais, comme on savait le cardinal fort occupé, il finit par comprendre que le cardinal n'avait pas le temps de se moquer de lui, et, selon toute probabilité, il avait parlé sérieusement.
Quant au cardinal, comme il avait la conviction qu'il venait de recruter ses forces d'un puissant allié, sa bonne humeur lui était revenue, et ce fut de sa voix la plus aimable qu'il cria:
—Madame Cavois! eh! madame Cavois, venez donc.
CHAPITRE XIV.
OU LE CARDINAL COMMENCE A VOIR CLAIR SUR SON ÉCHIQUIER.
A peine cet appel était-il fait, que le cardinal vit entrer une petite femme de 25 à 26 ans, leste, pimpante, le nez en l'air, et qui ne paraissait nullement intimidée de se trouver en sa présence.
—Vous m'avez appelée, monseigneur, dit-elle, prenant la parole et avec un accent languedocien des plus prononcés, me voilà.
—Bon! et Cavois qui disait que peut-être vous ne voudriez pas venir.
—Moi, ne pas venir quand vous me faisiez l'honneur de m'appeler! Je n'avais garde! Votre Eminence ne m'eût point appelée, que je fusse venue toute seule.
—Mme Cavois! Mme Cavois! fit le capitaine des gardes, essayant de grossir sa voix.
—Mme Cavois tant que tu voudras, monseigneur m'a fait venir pour une chose ou pour une autre. Est-ce pour me parler? qu'il me parle. Est-ce pour que je lui parle? je lui parlerai.
—Pour l'un ou pour l'autre, Mme Cavois, dit le cardinal, faisant signe à son capitaine des gardes de ne pas intervenir dans la conversation.
—Ah! vous n'avez pas besoin de lui imposer silence, monseigneur, il suffira que je lui dise de se taire et il se taira. Est-ce que par hasard il voudrait faire croire qu'il est le maître?
—Monseigneur, excusez-la, dit Cavois, elle n'est point de la cour, et...
—Que monseigneur m'excuse! Ah! tu me la bâilles bonne, Cavois, c'est monseigneur qui a besoin d'être excusé.
—Comment! dit le cardinal en riant, c'est moi qui ai besoin d'être excusé?
—Certainement! Est-ce que c'est d'un chrétien de tenir des gens qui s'aiment, éternellement séparés l'un de l'autre, comme vous le faites?
—Ah ça, mais vous l'adorez donc votre mari?
—Comment ne l'adorerais-je pas, vous savez comment je l'ai connu, monseigneur?
—Non, mais dites-moi cela, madame Cavois, cela m'intéresse énormément.
—Mireille! Mireille! fit Cavois, essayant de rappeler sa femme à l'ordre.
—Cavois! Cavois! fit le cardinal, imitant l'accent de son capitaine des gardes.
—Eh bien, vous savez, moi, je suis la fille d'un gentilhomme de qualité du Languedoc, tandis que Cavois est fils d'un gentillâtre de Picardie.
Cavois fit un mouvement.
—Cela ne veut pas dire que je te méprise, Louis; mon père s'appelait de Serignan. Il a été maréchal de camp en Catalogne, ni plus ni moins. J'étais veuve d'un nommé Lacroix, toute jeune, sans enfants, et jolie; je puis m'en vanter.
—Vous l'êtes toujours, madame Cavois, dit le cardinal.
—Ah bien oui, jolie! J'avais seize ans, j'en ai vingt-six aujourd'hui, et huit enfants, monseigneur.
—Comment, huit enfants! Tu as fait huit enfants à ta femme, malheureux, et tu viens te plaindre que je t'empêche de coucher avec elle!
—Comment! tu t'en es plaint, mon petit Cavois! s'écria Mireille. O amour que tu es, laisse-moi t'embrasser.
Et, sans s'inquiéter de la présence du cardinal, elle sauta au cou de son mari et l'embrassa.
—Madame Cavois! madame Cavois! s'écria le capitaine des gardes tout tremblant, tandis que le cardinal, complétement ramené à la bonne humeur, se pâmait de rire.
—Je reprends, monseigneur, dit Mme Cavois, lorsqu'elle eut embrassé son mari tout à son aise. Il était dans ce temps-là à M. de Montmorency, il n'y avait donc rien d'étonnant que, quoique Picard, il vînt en Languedoc. Là il me voit et tombe amoureux de moi; mais comme il n'était pas très riche et que j'avais un peu de bien, voilà mon imbécile qui n'ose pas se déclarer. Sur ces entrefaites, il ramassa une mauvaise querelle, et, comme il devait se battre le lendemain, il s'en va chez un notaire, fait un testament en ma faveur et me donne, quoi? Tout ce qu'il a, ni plus ni moins, à moi, qui ne savais pas même qu'il m'aimât. Tout-à-coup, je vois arriver chez moi la femme du notaire, qui était mon amie; elle me dit: «Vous ne savez pas, si M. de Cavois meurt, vous héritez!»
—Cavois! je ne le connais pas.—Oh! reprit la femme du notaire, un beau garçon!—Il était beau garçon dans ce temps-là, monseigneur; depuis il est un peu déformé, mais n'importe, je ne l'en aime pas moins, n'est-ce pas, Cavois?
—Monseigneur, dit Cavois, d'un ton suppliant, vous l'excusez, n'est-ce pas?
—Dites donc, madame Cavois, fit Richelieu, si nous mettions ce pleurard à la porte?
—Oh! non, monseigneur, je ne le vois pas assez pour cela. Voilà donc qu'elle me conte qu'il m'aime comme un fou, qu'il se bat en duel le lendemain et que, s'il est tué, il me laisse tout son avoir. Ça me touche, vous comprenez. Je raconte ça à mon père, à mes frères, à tous mes amis, je les fais monter à cheval dès le matin et battre la campagne pour empêcher Cavois et son adversaire de se rencontrer. Bon! ils arrivent trop tard. Monsieur que vous voyez là a la main leste, il avait déjà donné deux coups d'épée à son adversaire; lui, rien. On me le ramène sain et sauf; je lui saute au cou. Si vous m'aimez, lui dis-je, il faut m'épouser. C'est mauvais de rester sur son appétit, et il m'épousa.
—Et il ne resta point sur son appétit, à ce qu'il paraît, dit le cardinal.
—Non parce que, voyez-vous, monseigneur, il n'y a pas d'homme plus heureux que ce coquin-là. C'est moi qui ai tout le soin des affaires, il n'a lui que son service près de Votre Eminence, une charge de paresseux; quand il revient au logis, par malheur c'est rare, je le caresse: mon petit Cavois par-ci, mon petit mari par-là! je me fais la plus jolie que je puis pour lui plaire; il n'entend parler de rien de fâcheux, pas de criailleries, pas de plaintes enfin; c'est comme si le sacrement n'y avait point passé.
—Ce que je vois dans tout cela, c'est que vous aimez mieux maître Cavois que le reste du monde.
—Oh! oui, monseigneur.
—Mieux que le roi?
—Je souhaite toutes sortes de prospérités au roi; mais si le roi mourrait que je n'en mourrais pas; tandis que si mon pauvre Cavois mourrait, tout ce que je pourrais désirer de mieux, c'est qu'il m'emmenât avec lui.
—Mieux que la reine?
—Je respecte Sa Majesté; seulement je trouve que, pour une reine de France, elle ne fait pas assez d'enfants; s'il lui arrivait un malheur, elle nous laisserait dans l'embarras; de cela je lui en veux.
—Mieux que moi?
—Je crois bien, mieux que vous, monseigneur; vous ne me faites que de la peine, tantôt en étant malade, tantôt en m'éloignant de lui, tantôt en l'emmenant à la guerre, comme vous venez de faire pendant près d'un an à La Rochelle, tandis que lui ne me fait que du plaisir.
—Mais enfin, dit Richelieu, si le roi mourait, si la reine mourait, si je mourais, si tout le monde mourait, que feriez-vous tous deux, tous seuls.
Mme de Cavois se mit à rire en regardant son mari:
—Eh bien, dit-elle, nous ferions...
—Oui, que feriez-vous?
—Nous ferions ce qu'Adam et Eve faisaient, monseigneur, quand ils étaient seuls aussi.
Le cardinal se mit à rire avec eux.
—Donc, dit-il, il y a huit enfants dans la maison?
—Excusez, monseigneur, il n'y en a plus que six; il a plu au Seigneur de nous en prendre deux.
—Oh! il vous les rendra, j'en suis sûr.
—Je l'espère bien, n'est-ce pas, Cavois?
—Eh bien, il faut pourvoir à l'existence de ces pauvres petits.
—Grâce à Dieu, monseigneur, ils ne pâtissent pas.
—Oui, mais si je venais à mourir, ils pâtiraient.
—Le ciel nous garde d'un pareil malheur, s'écrièrent les deux époux.
—J'espère qu'il vous en gardera, et moi aussi; en attendant, il faut tout prévoir; madame Cavois, je vous donne, à vous, par moitié, avec M. Michel, dit Pierre de Bellegarde, dit marquis de Montbrun, dit le seigneur de Souscarrières, le brevet des chaises à porteurs dans Paris.
—Oh! monseigneur.
—Sur ce, Cavois, continua Richelieu, emmenez votre femme et qu'elle soit contente de vous; ou sinon je vous mets aux arrêts pendant huit jours dans sa chambre à coucher.
—Oh! monseigneur, s'écrièrent les deux époux en se jetant à ses pieds et en lui baisant les mains.
Le cardinal étendit les deux mains sur eux.
—Que diable marmottez-vous là, monseigneur, demanda Mme Cavois, qui ne savait pas le latin.
—Les plus belles phrases de l'Evangile, mais que, par malheur, il est défendu aux cardinaux de mettre en pratique; allez.
Et, poussés par lui, tous deux sortirent de ce cabinet où, en deux heures, venaient de se passer tant de choses.
Resté seul, la figure du cardinal reprit sa gravité ordinaire.
—Voyons, dit-il, résumons-nous, et récapitulons les événements de la soirée; et tirant un carnet de sa poche, il écrivit dessus au crayon: