Le comte de Moret
«Par ordre du cardinal-ministre, il est enjoint, au nom du pouvoir temporel et spirituel, au nom de l'Etat et de l'Eglise, de répondre à toutes les questions, quelles qu'elles soient, et sur quelque sujet que ce soit, que lui fera le porteur des présentes, et de le mettre en rapport avec celle des prisonnières qu'il lui désignera.
«Ce 13 décembre de l'an de grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ, le 1628e.
«Armand, cardinal de Richelieu.»
—Devant de pareils commandements, dit la supérieure, je n'ai qu'à m'incliner.
—Veuillez alors ordonner à la sœur tourière de rentrer chez elle et de s'y enfermer.
—Vous avez entendu, sœur Perpétue, dit la supérieure, obéissez.
Sœur Perpétue posa son chandelier sur la plus haute des marches conduisant à la grille, entra dans son tour et s'y renferma.
Le cardinal, de son côté, ordonna à ses porteurs de se reculer avec leur litière jusqu'à la porte de la rue et de se tenir prêts à lui obéir au premier signal.
Pendant ce temps, la supérieure avait ouvert la grille, et le cardinal pénétrait dans le parloir.
—Pourquoi m'avez-vous dit, ma sœur, demanda-t-il d'une voix sévère, que la dame de Coëtman était morte, tandis qu'elle ne l'était pas?
—Parce que, répondit la supérieure, je regarde comme morte toute personne qu'un jugement a séparée de la société de ses semblables.
—Ceux-là seuls, reprit le cardinal, sont retranchés de la société de leurs semblables, sur lesquels s'est refermée la pierre du tombeau.
—La pierre du tombeau s'est refermée sur celle que vous demandez.
—La pierre qui se referme sur une personne vivante n'est point la pierre du tombeau; c'est la porte d'une prison, et toute porte de prison peut se rouvrir.
—Même, dit la religieuse en regardant le moine en face, lorsqu'un arrêt du Parlement a ordonné que cette porte resterait fermée dans le temps et l'éternité?
—Il n'y a pas de jugement sur lequel la justice ne puisse revenir, et je suis celui que le Seigneur a envoyé sur la terre pour juger les juges.
—Il n'y a qu'un homme en France qui puisse parler ainsi.
—Le roi? demanda le cardinal.
—Non, mais celui qui, au-dessous de lui par le rang, est au-dessus de lui par le génie, c'est Mgr le cardinal de Richelieu. Etes-vous le cardinal en personne? j'obéirai; mais mes ordres sont si précis que je résisterai à tout autre.
—Prenez cette lumière et conduisez-moi au tombeau de la dame de Coëtman, qui est au fond de la cour, à l'angle gauche; je suis le cardinal.
Et en même temps, rabattant son capuchon, il mit à découvert cette tête qui faisait sur ceux qui la voyaient en certaines circonstances l'effet que faisait celle de Méduse dans l'antiquité.
La supérieure resta un instant immobile, paralysée qu'elle était, non pas par la résistance, mais par l'étonnement; puis, avec cette obéissance passive qu'imposait en général à celui auquel il s'adressait, un commandement de Richelieu, elle se baissa, prit le chandelier, et, le bras tendu, marchant la première, elle dit:
—Suivez-moi, monseigneur.
Richelieu la suivit; on traversa la cour.
Il faisait une nuit calme, mais froide et sombre; les étoiles brillaient dans un ciel obscur, avec ces scintillements qui indiquent la prochaine arrivée des gelées hivernales.
La flamme de la cire montait verticalement vers le ciel; aucun souffle de vent ne venait la courber.
Il se faisait autour du moine et de la religieuse un cercle de lumière, qui se déplaçait avec eux, et qui, tour à tour, éclairait les objets vers lesquels ils s'avançaient et laissait dans l'ombre ceux qu'ils dépassaient.
Enfin, on commença d'apercevoir une construction ronde comme un marabout arabe; un trou noir et carré se dessinait au milieu, à la hauteur d'une poitrine d'homme: c'était la fenêtre; en approchant, on put voir que cette fenêtre était grillée, et que les barreaux formant cette grille étaient si rapprochés qu'à peine pouvait-on y passer le poing.
—C'est là? demanda le cardinal.
—C'est là, répondit la supérieure.
Et, comme on avançait toujours, il sembla au cardinal qu'une figure livide et deux mains pâles collées à ces barreaux s'en détachaient et disparaissaient dans l'obscurité intérieure du sépulcre.
Le cardinal s'approcha le premier, et, malgré l'odeur nauséabonde qui sortait de cette tombe, colla à son tour son visage aux barreaux pour tâcher de voir dans l'intérieur.
Mais la nuit y était si profonde, qu'il ne put rien distinguer que deux lumières verdâtres qui brillaient dans l'obscurité comme deux yeux de bête fauve.
Il recula d'un pas, prit la lumière des mains de la supérieure et la passa à travers les barreaux dans l'intérieur de la loge.
Mais l'air y était si méphitique, si épais, si chargé de miasmes, qu'en entrant dans la loge, la flamme de la cire pâlit, diminua de volume et fut prête à s'éteindre.
Le cardinal la tira à lui, et ce ne fut qu'à l'air extérieur qu'elle reprit sa vivacité.
Alors, tout à la fois pour épurer l'air et pour éclairer l'intérieur de ce tombeau, le cardinal alluma le papier sur lequel était l'ordre signé par lui, et dont il n'avait plus besoin, puisqu'il s'était fait connaître, et jeta ce papier tout flamboyant dans la loge.
Malgré l'intensité de l'atmosphère, il s'y fit alors une lumière assez grande pour que le cardinal pût voir contre la muraille, en face de la porte, une figure accroupie, les coudes sur les deux genoux, le menton sur ses deux poings; elle était complétement nue, à part un lambeau de vêtement qui la couvrait de la ceinture aux genoux; ses cheveux tombaient sur ses épaules, et de leur extrémité balayaient la dalle humide.
Cette figure était livide, hideuse, grelottante; elle regardait ce moine qui venait la chercher dans sa nuit avec des yeux caves, fixes, presque insensés.
Des gémissements réguliers sortaient à chaque haleine de sa poitrine, pénibles comme le souffle des agonisants. La douleur avait été si longue et si persistante, que la plainte s'était régularisée en un râle monotone et douloureux.
Le cardinal, quoique peu tendre à la douleur d'autrui, et même à la sienne, frissonna des pieds à la tête à ce spectacle, et jeta un regard de menaçant reproche à la supérieure qui murmura:
—C'était l'ordre.
—L'ordre de qui? demanda le cardinal.
—Du jugement.
—Quel est donc le texte de ce jugement?
—Que Jacqueline Le Voyer, dite marquise de Coëtman, femme d'Isaac de Varenne, sera enfermée dans une loge de pierre qui sera refermée sur elle, afin que personne n'y puisse pénétrer, et où elle ne sera nourrie que de pain et d'eau.
Le cardinal passa la main sur son front.
Puis, se rapprochant de la lucarne grillée, et par conséquent de la loge où la nuit s'était faite de nouveau.
—Est-ce vous, dit-il, poussant sa voix vers le point de la loge où il avait vu la pâle figure; est-ce vous qui êtes Jacqueline Le Voyer, dame de Coëtman?
—Du pain, du feu, des habits? répondit la prisonnière.
—Je vous demande, répéta le cardinal, si c'est vous qui êtes Jacqueline Le Voyer, dame de Coëtman?
—J'ai faim, j'ai froid, répondit la voix en s'accentuant d'un douloureux sanglot.
—Répondez d'abord à ce que je vous demande, insista le cardinal.
—Oh! si je vous dis que je suis celle que vous venez de nommer, vous me laisserez mourir de faim: voilà deux jours que l'on m'oublie malgré mes cris.
Le cardinal jeta un second regard sur la supérieure.
—L'ordre! l'ordre! murmura-t-elle.
—L'ordre était de la nourrir de pain et d'eau, et non de la laisser mourir de faim.
—Pourquoi s'obstine-t-elle à vivre? dit la supérieure.
Le cardinal sentit quelque chose comme un blasphème lui monter à la bouche.
Il se signa.
—C'est bien, dit-il, vous direz de qui cet ordre est venu de la laisser mourir, ou, j'en jure Dieu, vous prendrez sa place dans cette loge!
Puis, revenant à la misérable qui était l'objet de la discussion:
—Si vous me dites que c'est bien vous qui êtes la dame de Coëtman; si vous répondez fidèlement et sincèrement aux questions que j'ai à vous faire, dit le cardinal, dans une heure vous aurez des habits, du feu et du pain.
—Des habits! du feu! du pain! s'écria la prisonnière; sur quoi jurez-vous?
—Sur les cinq plaies de Notre Seigneur.
—Qui êtes-vous?
—Je suis prêtre.
—Alors je ne vous crois pas; ce sont les prêtres et les religieuses qui me torturent depuis neuf ans, laissez-moi mourir; je ne parlerai pas.
—Mais j'étais gentilhomme avant d'être prêtre, s'écria le cardinal, et je vous jure sur ma foi de gentilhomme.
—Et, à votre avis, demanda la prisonnière, qu'adviendrait-il à celui qui aurait manqué à ces deux serments?
—Il serait perdu d'honneur dans ce monde et damné dans l'autre.
—Eh bien, oui, s'écria-t-elle; oui, n'importe ce qui puisse arriver, je dirai tout.
—Et si je suis content de ce que vous direz, avec tout cela, pain, habits, feu, vous aurez la liberté.
—La liberté! s'écria la prisonnière, s'élançant contre l'ouverture à laquelle apparut sa figure hâve: oui, je suis Jacqueline le Voyer, dame de Coëtman; oui, je dirai tout, tout, tout!
Puis, comme atteinte d'un accès de folie joyeuse:
—La liberté! hurla-t-elle en éclatant de rire, mais de ce rire sinistre qui fait frissonner, et en secouant ses barreaux avec une force dont on eût cru ce corps débile et maigre, incapable, la liberté!—Oh! vous êtes donc Notre Seigneur Jésus-Christ en personne pour dire aux morts: Levez-vous et sortez de vos tombeaux!
—Ma sœur, dit le cardinal en se tournant vers la supérieure, j'oublierai tout, si dans cinq minutes, j'ai des instruments à l'aide desquels on puisse faire à ce sépulcre une ouverture assez grande pour que cette femme y puisse passer.
—Suivez-moi, dit la supérieure.
Le cardinal fit un mouvement.
—Ne vous éloignez pas, ne vous éloignez pas! dit la prisonnière, si elle vous emmène avec elle, vous ne reviendrez pas, je ne vous reverrai plus; le rayon céleste qui est descendu dans mon enfer s'éteindra, et je retomberai dans ma nuit.
Le cardinal étendit la main vers elle.
—Sois tranquille, pauvre créature, dit-il: avec l'aide de Dieu, ton martyre touche à sa fin.
Mais elle, saisissant de ses mains décharnées la main du cardinal et la retenant comme dans un double étau:
—Oh! je la tiens! s'écria-t-elle, votre main; la première main d'homme qui se soit étendue vers moi depuis dix ans; les autres étaient des griffes de tigres. Sois bénie, sois bénie, ô main humaine!
Et la prisonnière couvrit la main du cardinal de baisers.
Il n'eut point le courage de la lui retirer, et, appelant ses deux porteurs qui accoururent:
—Suivez cette femme, dit-il, en leur montrant la supérieure, elle va vous donner les outils nécessaires à éventrer cette tombe; il y a cinq pistoles pour chacun de vous.
Les deux hommes suivirent la supérieure, qui, la lumière à la main, les conduisit dans une espèce de caveau où l'on mettait les instruments de jardinage, et d'où ils sortirent cinq minutes après, le plus grand des deux portant une pioche sur son épaule, et l'autre une pince à la main.
Ils sondèrent la muraille, et, à l'endroit où elle leur parut la moins épaisse, ils se mirent à la besogne.
—Et maintenant, monseigneur, demanda la supérieure, que dois-je faire?
—Allez faire chauffer votre propre chambre, ordonna le cardinal, et préparer un souper.
La supérieure s'éloigna, le cardinal put la suivre des yeux, grâce à la cire allumée qu'elle emportait avec elle. Il la vit rentrer dans l'intérieur du couvent. Probablement, l'intention ne lui était pas même venue de lutter contre l'événement qui s'accomplissait; elle savait trop bien qu'au point où elle en était, quoique le pouvoir du cardinal fût loin d'avoir atteint la hauteur à laquelle il devait parvenir, elle n'avait à attendre de miséricorde que de lui, sa puissance ecclésiastique étant encore plus étendue à cette époque que sa puissance temporelle. Sous ces deux rapports, elle relevait entièrement de lui; comme maison de correction du pouvoir temporel, comme maison religieuse du pouvoir ecclésiastique.
Lorsque la prisonnière entendit résonner sur la pierre les coups de pioche et les grincements de la pince, elle crut seulement alors à ce que lui avait promis le cardinal.
—C'est donc vrai! c'est donc vrai! s'écria-t-elle. Oh! qui êtes-vous, afin que je vous bénisse dans ce monde et dans l'éternité?
Mais, quand elle entendit tomber les premières pierres à l'intérieur, quand ses yeux, habitués aux ténèbres comme ceux des oiseaux de nuit, perçurent l'infiltration, non pas de la lumière, mais de l'obscurité transparente qui se faisait dans son tombeau par une autre ouverture que par celle de cette lucarne grillée, qui depuis neuf ans lui donnait tout ce qui entrait de lumière dans ses yeux et tout ce qui entrait d'air dans sa poitrine, elle lâcha la main du cardinal, s'élança vers cette ouverture, et, au risque d'avoir les mains brisées par les coups de pioche, elle saisit les pierres, les secouant de toutes ses forces, et essayant de les desceller, pour hâter de son côté l'œuvre de sa délivrance.
Et, avant même que le trou fût assez grand pour qu'elle en pût sortir, elle passa la tête, puis les épaules, s'inquiétant peu de les meurtrir et de les déchirer, en criant:
—Aidez-moi, mais aidez-moi donc! tirez-moi hors de mon tombeau, mes libérateurs bénis, mes frères bien-aimés!
Et comme, par l'effort qu'elle avait fait, elle était déjà sortie à moitié, ils prirent par dessous les bras ce corps qui avait la couleur et la froideur de la pierre, de laquelle elle semblait éclore, et le tirèrent à eux.
Le premier mouvement de la pauvre créature, lorsqu'elle fut sortie, lorsqu'elle eut à pleins poumons respiré un air pur, lorsqu'elle eut étendu ses bras avec un douloureux cri de joie vers les étoiles, fut de tomber à genoux pour remercier Dieu; puis, voyant à deux pas d'elle son sauveur debout, elle tendit les bras de son côté et s'élança vers lui avec un cri de reconnaissance.
Mais lui, soit pitié pour cette femme demi-nue, soit pudeur pour lui-même, avait déjà détaché sa robe de moine qui, pour être revêtue et dévêtue plus vite, s'ouvrait du haut en bas par devant, et l'avait étendue sur ses épaules, tandis que lui demeurait avec le costume complet de cavalier, en velours noir avec des rubans violets.
—Couvrez-vous de cette robe, ma sœur, lui dit-il, en attendant les habits qui vous sont promis.
Puis, soit émotion, soit manque de forces, comme elle chancelait:
—Bonnes gens, dit-il aux porteurs en leur donnant une bourse qui pouvait contenir le double de ce qu'il leur avait promis, prenez entre vos bras cette femme trop faible pour marcher, et me l'apportez dans la chambre de la supérieure.
Puis, montant à cette chambre, où selon l'ordre qu'il avait donné, un grand feu s'allumait dans l'âtre, et où deux bougies brûlaient sur une table:
—Maintenant, dit-il à la supérieure, du papier, une plume, de l'encre, et laissez-nous.
La supérieure obéit.
Le cardinal, resté seul, s'accouda sur la table en murmurant:
—Cette fois je crois que le Seigneur est avec moi.
En ce moment, le plus grand des deux hommes apporta dans ses bras, comme il eût fait d'un enfant, la prisonnière, privée de tout sentiment, et la déposa, enveloppée dans la robe de moine, à quelque distance du feu, à la place que lui indiquait du doigt le cardinal.
Puis, saluant respectueusement, comme si connaissant la grandeur du rang, il y ajoutait celle de l'action, il sortit.
CHAPITRE IX.
LE RÉCIT.
Le cardinal demeura seul avec cette pauvre créature inanimée, que l'on eût pu croire morte, si des frissonnements nerveux n'eussent agité de temps en temps la robe de gros drap qui l'enveloppait, de telle façon que l'on ne voyait aucune partie de sa personne, mais seulement le relief de son corps, relief qui semblait bien plus celui d'un cadavre que d'une personne vivante.
Mais peu à peu, la bienfaisante influence du feu se fit sentir, les agitations du froc devinrent plus fréquentes; deux mains, que l'on eût prises pour celles d'un squelette, si leurs ongles, démesurément longs, n'eussent indiqué qu'elles appartenaient à un corps n'ayant point encore épuisé la somme de ses souffrances en ce monde, sortirent hors des manches, s'allongeant instinctivement vers le feu; puis, la tête pâle avec les orbites de ses yeux agrandis par la souffrance, bistrée jusqu'au milieu des joues, ses lèvres tirées par en haut et par en bas, laissant voir ses dents serrées, apparut à son tour, roide comme celle d'une tortue sortant de sa carapace. Les jambes se tendirent dans la même direction, laissant voir à l'extrémité de la robe deux pieds de marbre; puis, par un mouvement d'une roideur tout automatique, le corps se trouva assis, et sourdes comme si elles sortaient de la poitrine d'un trépassé, on entendit ces paroles:
—Du feu! comme c'est bon du feu!
Et, comme un enfant qui n'en connaît pas le danger, elle s'approcha insensiblement de ce feu, dont ses membres glacés mesuraient mal la chaleur.
—Prenez garde, ma sœur, dit le cardinal, vous allez vous brûler!
La dame de Coëtman tressaillit, et se tourna tout d'une pièce du côté d'où venait la voix; elle n'avait point vu que la chambre fût occupée par une autre personne qu'elle, ou plutôt elle n'avait rien vu que ce feu, l'attirant à lui, et lui donnant le vertige comme un abîme.
Elle regarda un instant le cardinal, qu'elle ne reconnut point dans son habit de cavalier, ne l'ayant vu que sous sa robe de moine.
—Qui êtes-vous? lui demanda-t-elle. Je connais votre voix; mais vous, je ne vous connais pas.
—Je suis celui qui vous a déjà donné un vêtement et du feu, et qui va vous donner du pain et la liberté.
Elle fit un effort de mémoire, et essayant de se souvenir.
—Oh! oui, dit-elle, en se traînant vers le cardinal, oui, vous m'avez promis tout cela; puis elle regarda autour d'elle, et baissant la voix: mais pourrez-vous tenir ce que vous m'avez promis? J'ai des ennemis terribles et puissants.
—Rassurez-vous, vous avez un protecteur plus terrible et plus puissant qu'eux.
—Lequel?
—Dieu!
La dame de Coëtman secoua la tête.
—Il m'a oubliée bien longtemps! dit-elle.
—Oui, mais quand il se souvient une fois, il n'oublie plus.
—J'ai bien faim! dit-elle.
Au même moment, comme si elle eût donné un ordre, et que cet ordre eût été exécuté, la porte s'ouvrit et deux religieuses apportant du pain, du vin, une tasse de bouillon et un poulet froid entrèrent.
A leur vue, la dame de Coëtman poussa un cri d'effroi.
—Oh! mes bourreaux! mes bourreaux! cria-t-elle. Défendez moi.
Et elle alla s'accroupir derrière le fauteuil du cardinal, afin de mettre son défenseur inconnu entre elle et les religieuses.
—Ce que j'apporte est-il suffisant, monseigneur? demanda du seuil de la chambre la supérieure.
—Oui, mais vous voyez la terreur qu'inspirent vos sœurs à la prisonnière; qu'elles déposent ce qu'elles apportent sur cette table et qu'elles se retirent.
Les religieuses déposèrent sur le bout de la table opposée à la dame de Coëtman le bouillon, le poulet, le pain, le vin, le verre.
Une cuiller était dans la tasse, une fourchette et un couteau étaient dans le même plat que le poulet.
—Venez, dit la supérieure à ses religieuses.
Toutes trois allaient sortir.
Le cardinal fit un geste en levant le doigt, la supérieure, qui vit que c'était à elle que ce geste s'adressait, s'arrêta.
—Songez que je goûterai à tout ce que mangera et boira cette femme, dit-il.
—Vous le pouvez sans crainte, monseigneur, répondit la supérieure.
Et, faisant une révérence, elle sortit.
La prisonnière attendit que la porte fût refermée, et alors elle étendit un bras décharné vers la table, qu'elle regardait en même temps d'un œil avide.
Mais le cardinal s'empara de la tasse de bouillon, dont il but d'abord une ou deux gorgées, et se tournant vers l'affamée, qui, les bras étendus vers lui, le couvrait du regard.
—Il y a deux jours que vous n'avez mangé, m'avez-vous dit?
—Trois, monseigneur.
—Pourquoi m'appelez-vous monseigneur?
—J'ai entendu que la supérieure vous appelait ainsi, et d'ailleurs il faut que vous soyez un grand de la terre pour oser prendre ma défense comme vous le faites.
—S'il y a trois jours que vous n'avez mangé, raison de plus pour prendre toute sorte de précautions. Prenez cette tasse, mais buvez le bouillon par cuillerée.
—Je ferai ce que vous ordonnez, monseigneur, en tout et toujours.
Elle prit avidement la tasse des mains du cardinal et porta la première cuillerée de bouillon à la bouche.
Mais la gorge semblait s'être resserrée, l'estomac semblait s'être rétréci, le bouillon ne passa qu'avec difficulté et douloureusement.
Peu à peu cependant la difficulté diminua, et après la quatrième ou cinquième cuillerée, elle put boire le reste à même la tasse.
En l'achevant, sa faiblesse était si grande qu'une sueur froide lui passa sur le front et qu'elle fut prête à s'évanouir.
Le cardinal lui versa le quart d'un verre de vin, lui recommandant après l'avoir goûté lui-même, de le boire à petites gorgées.
Elle le but à plusieurs reprises, ses joues se colorèrent d'une teinte fiévreuse, et mettant la main à sa poitrine:
—Oh! dit-elle, c'est du feu que je viens de boire.
—Et maintenant, lui dit le cardinal, remettez-vous un peu, nous allons causer.
Et, lui approchant un fauteuil à l'angle de la cheminée, en face de lui, il l'aida à s'asseoir dessus.
Nul, en voyant cet homme avoir pour ce débris humain les soins d'une garde-malade, n'eût certes voulu reconnaître en lui ce terrible prélat, la terreur de la noblesse française, qui faisait tomber les têtes que la royauté n'eût pas même essayé de faire plier.
Peut-être objectera-t-on que son intérêt se cachait derrière sa miséricorde.
Mais à ceci nous répondrons que la cruauté politique, lorsqu'elle est nécessaire, devient une justice.
—J'ai bien faim encore, dit la pauvre femme, en jetant un regard avide vers la table.
—Tout à l'heure, dit le cardinal, vous mangerez. En attendant, j'ai tenu ma promesse: vous avez chaud, vous allez manger, vous allez avoir des habits, vous allez être libre; tenez la vôtre.
—Que voulez-vous savoir?
—Comment avez-vous connu Ravaillac et où l'avez-vous vu pour la première fois?
—A Paris, chez moi. J'étais la confidente en toutes choses de Mme Henriette d'Entragues; Ravaillac était d'Angoulême, il y demeurait place du duc d'Epernon. Il y avait eu deux mauvaises affaires: accusé d'un meurtre, il avait été un an en prison, puis acquitté; mais en prison, il avait fait des dettes, il n'en sortit que pour y rentrer.
—Avez-vous jamais entendu parler de ses visions?
—Il me les raconta lui-même. La plus importante et la première fut celle-ci: une fois qu'il allumait du feu, la tête penchée, il vit un sarment de vigne qu'il tenait s'allonger et changer de forme; ce sarment devint la trompette sacrée de l'archange, il s'adapta de lui-même à sa bouche, et, sans qu'il eût besoin de souffler dedans, d'elle-même elle sonnait la guerre sainte, tandis qu'à droite et à gauche de sa bouche s'échappaient des torrents d'hosties.
—N'étudia-t-il point la théologie? demanda le cardinal.
—Il se borna à étudier cette seule question: «Du droit que tout chrétien a de tuer un roi ennemi du pape.» Lorsqu'il sortit de prison, M. d'Epernon sachant que c'était un homme religieux et visité de l'esprit du Seigneur, et qu'il avait été clerc chez son père, qui était solliciteur de procès, l'envoya à Paris suivre un procès qu'il y avait. M. d'Epernon lui donna, comme il devait passer par Orléans, des recommandations pour M. d'Entragues et pour sa fille Henriette, qui lui donnèrent une lettre, afin qu'à Paris il logeât chez moi.
—Quel effet vous fit-il la première fois que vous le vîtes? demanda le cardinal.
—Je fus fort effrayée de sa figure: c'était un homme grand et fort, charpenté vigoureusement, d'un roux foncé et noirâtre. Quand je le vis, je crus voir Judas; mais quand j'eus ouvert la lettre de Madame Henriette, quand j'y eus lu qu'il était fort religieux, quand j'eus reconnu moi-même qu'il était fort doux, je n'en eus plus peur.
—N'est-ce point de chez vous qu'il alla à Naples?
—Oui, pour le duc d'Epernon; il y mangea chez un nommé Hébert, secrétaire du duc de Guise, et, pour la première fois, il annonça qu'il tuerait le roi.
—Oui, je sais déjà cela, un nommé Latil m'a dit la même chose que vous. Avez-vous connu ce Latil?
—Oh! oui. C'était à l'époque où je fus arrêtée, le page de confiance de M. d'Epernon; lui aussi, doit savoir beaucoup de choses.
—Ce qu'il sait, il me l'a dit; continuez.
—J'ai bien faim, dit la dame de Coëtman.
Le cardinal lui versa un verre de vin et lui permit d'y tremper un peu de pain. Après avoir bu ce vin et mangé ce pain, elle se sentit toute réconfortée.
—A son retour de Naples vous le vîtes? demanda le cardinal.
—Qui, Ravaillac? Oui; ce fut alors que par deux fois, le jour de l'Ascension et de la Fête-Dieu, il me dit tout, c'est-à-dire qu'il était décidé à tuer le roi.
—Et quel air avait-il en vous faisant cette confidence?
—Il pleurait, disant qu'il avait des doutes, mais qu'il était forcé.
—Par qui?
—Par la reconnaissance qu'il devait à M. d'Epernon, qui faisait assassiner le roi pour tirer la reine-mère du danger où elle était.
—Et dans quel danger était la reine-mère?
—Le roi voulait faire faire le procès de Concini comme concussionnaire et le faire condamner à être pendu; celui de la reine-mère comme adultère, et la renvoyer à Florence.
—Et cette confidence faite, que résolûtes-vous?
—Comme Ravaillac ne savait point à cette époque que la reine-mère en fût, je pensai à lui tout dire. Le roi, à qui j'avais écrit pour lui demander une audience, n'ayant point répondu, et de fait à cette époque il pensait à toute autre chose, étant au plus fort de son amour pour la princesse de Condé, j'écrivis donc à la reine, et cela par trois fois, que j'avais un avis important à lui donner pour le salut du roi, et j'offrais de donner toute preuve. La reine me fit répondre qu'elle m'écouterait, que j'attendisse trois jours. Les trois jours se passèrent, le quatrième, elle partit pour Saint-Cloud.
—Par qui vous fit-elle dire cela?
—Par Vauthier, qui, à cette époque, était son apothicaire.
—Quelle idée vous vint alors?
—Que Ravaillac se trompait, et que la reine-mère était du complot.
—Et alors?
—Alors, comme j'étais résolue de sauver le roi à tout prix, j'allai aux jésuites de la rue Saint-Antoine demander le confesseur du roi.
—Comment vous reçurent-ils?
—Fort mal.
—Y trouvâtes-vous le père Cotton?
—Non, le père Cotton était sorti. Je fus reçue par le père procureur, qui me répondit que j'étais une visionnaire.—Avertissez au moins le confesseur de Sa Majesté, lui dis-je.—A quoi bon? répondit-il.—Mais, si l'on tue le roi! m'écriai-je.—Mêlez-vous de vos affaires.—Prenez garde! lui dis-je, s'il arrive malheur au roi, je vais droit aux juges, et je leur dis vos refus.—Alors, allez au père Cotton lui-même.—Où est-il?—A Fontainebleau. Mais inutile que vous y alliez, j'irai moi-même.
Le lendemain, ne me fiant pas à la parole du père procureur, je louai une voiture et j'allais partir pour Fontainebleau lorsque je fus arrêtée.
—Et comment se nommait le procureur des jésuites?
—Le père Philippe. Mais de la prison, j'écrivis encore deux fois à la reine, et l'une des lettres, j'en suis certaine, lui est parvenue.
—Et l'autre lettre?
—L'autre fut envoyée par moi à M. de Sully.
—Par qui?
—Par Mlle de Gournay.
—Je connais cela; une vieille demoiselle qui fait des livres.
—Justement. Elle alla trouver M. de Sully à l'Arsenal; mais comme les noms d'Epernon et de Concini y étaient, et que je disais les divers avis donnés par moi à la reine, M. de Sully n'osa montrer ma lettre au roi; seulement il lui dit qu'il était menacé, et que s'il voulait il nous ferait venir au Louvre, moi et Mlle de Gournay. Mais le roi, par malheur, avait reçu tant d'avis de ce genre, qu'il en haussa les épaules, et que M. de Sully rendit la lettre à Mlle de Gournay, comme ne méritant pas créance.
—Et quelle date pouvait avoir cette lettre?
—Elle devait être du 10 ou du 11 mai.
—Croyez-vous que Mlle de Gournay l'ait conservée?
—C'est possible: je ne l'ai pas revue. Je fus enlevée de la prison où j'étais, pendant une nuit—alors je comptais encore le temps—c'était pendant la nuit du 28 octobre 1619; un huissier entra dans ma cellule, me fit lever, et me lut un arrêt du Parlement qui me condamnait à passer le reste de ma vie dans une loge sans porte, ayant pour toute fenêtre une lucarne grillée, et moi, pour toute nourriture, du pain et de l'eau. Je trouvais bien rude et bien injuste d'être en prison pour avoir essayé de sauver le roi. Mais cette nouvelle condamnation m'anéantit. En entendant lire le jugement, je tombai évanouie sur le plancher; je n'avais que vingt-sept ans. Combien d'années allais-je donc avoir à souffrir! Pendant mon évanouissement, on me prit et l'on m'emporta dans une voiture. L'air, qui me frappa le visage à travers une fenêtre ouverte, me fit revenir à moi. J'étais assise entre deux exempts, dont chacun me tenait le poignet avec une petite chaîne. J'avais sur moi une robe de bure noire, dont je porte encore les derniers lambeaux. Je savais que l'on me conduisait au couvent des filles repenties, mais je ne savais pas ce que c'étaient que les filles repenties, et j'ignorais où le couvent était situé. La voiture passa à travers une porte qui s'ouvrit devant elle, s'engagea sous une voûte, entra dans une cour et s'arrêta près du tombeau dont vous m'avez tirée. Il y avait une ouverture par laquelle on me fit passer, et par laquelle un des exempts passa derrière moi. J'étais à demi morte: je ne fis aucune résistance. Il m'appuya debout contre la lucarne; une des chaînes avec lesquelles on me tenait les poignets me fut passée autour du col, et le second exempt me maintint du dehors, contre la lucarne, tandis que l'autre sortait librement. Dès qu'il fut sorti, deux hommes que j'avais entrevus dans les ténèbres se mirent au travail; c'était deux maçons; ils muraient l'ouverture. Seulement alors je revins à moi. Je poussai un cri terrible et voulus m'élancer vers eux. J'étais retenue par le col. J'eus un instant l'idée de m'étrangler, et je tirai de toutes mes forces; les anneaux de ma chaîne m'entrèrent dans le col, mais comme la chaîne n'avait pas de nœud coulant, je ne pus que tirer en avant de toute ma force, j'espérais que cette tension suffirait, mon souffle râlait, mes yeux voyaient couleur de sang; l'exempt lâcha la chaîne, je me précipitai vers l'ouverture, mais les maçons avaient déjà eu le temps de la fermer aux trois quarts. Je passai mes mains à travers l'ouverture, essayant de démolir cette bâtisse encore fraîche; un des maçons couvrit mes deux mains de plâtre, et l'autre posa une énorme pierre dessus. J'étais prise comme dans un piége. Je criai, je hurlai, j'envisageai d'un coup d'œil le nouveau supplice auquel j'allais être condamnée. Comme personne ne pouvait entrer dans mon cachot, et que je m'y trouvais attachée au côté opposé à la lucarne, j'allais mourir de faim, les deux mains scellées dans une muraille. Je demandai grâce. Un des maçons, sans me répondre, souleva la pierre avec une pince, je fis un effort violent, j'arrachai de l'interstice mes deux mains à moitié écrasées, et j'allai tomber au-dessous de la lucarne, épuisée par le double effort que j'avais fait pour m'étrangler et pour empêcher les maçons de fermer l'ouverture. Pendant ce temps, leur œuvre ténébreuse et fatale s'accomplit. Quand je revins à moi, la porte de mon tombeau était murée, j'étais ensevelie vivante. Le jugement rendu par le Parlement était mis à exécution.
Pendant huit jours je fus folle furieuse; les quatre premiers, je me roulai dans mon tombeau en poussant des cris désespérés; pendant ces quatre jours je ne mangeai point. Je voulais me laisser mourir de faim; je croyais que j'en aurais la force. Ce fut la soif qui me vainquit. Le cinquième jour, ma gorge brûlait; je bus quelques gouttes d'eau: c'était mon consentement à la vie.
Et puis, je me disais qu'il y avait dans tout cela une erreur sur laquelle on reviendrait certainement. Qu'il était impossible que sous le règne du fils de Henri IV, tandis que la veuve de Henri IV était toute-puissante, je me disais qu'il était impossible que l'on me punît, moi qui avais voulu sauver Henri IV, plus cruellement que le meurtrier qui l'avait assassiné, car son supplice à lui avait duré une heure, et Dieu seul savait combien d'heures, combien de jours, combien d'années devait durer le mien.
Mais cette espérance, elle aussi, avait fini par s'éteindre.
Quand je fus résolue à vivre, je demandai de la paille pour me coucher, mais la supérieure me répondit que le jugement portait que j'aurais pour nourriture du pain et de l'eau, et que si le Parlement eût voulu que j'eusse de la paille pour lit, il l'eût mis dans son arrêt. On me refusa donc ce que l'on accorde aux plus vils animaux, une botte de paille.
J'avais espéré, quand vinrent les rudes nuits de l'hiver, que je mourrais de froid. J'avais entendu dire que le froid était une mort assez douce. Plusieurs fois, pendant le premier hiver, je m'endormis, ou plutôt je m'évanouis, succombant à la rigueur du temps. Je me réveillai glacée, roidie, paralysée, mais je me réveillai.
Je vis renaître le printemps, je vis reparaître les fleurs, je vis reverdir les arbres, de douces brises pénétrèrent jusqu'à moi, et je leur exposai mon visage baigné de larmes. L'hiver semblait avoir tari en moi la source des pleurs, les larmes revinrent avec le printemps, c'est-à-dire avec la vie.
Il me semblerait impossible de vous dire de quelle douce mélancolie me pénétra le premier rayon de soleil qui, à travers ma lucarne, vint illuminer mon sépulcre. Je lui tendis les bras, j'essayai de le saisir et de le presser sur mon cœur; hélas! il m'échappait aussi fugitif que les espérances dont il semblait être le symbole.
Pendant les quatre premières années et une partie de la cinquième, je marquai les jours sur la muraille avec un morceau de verre que les enfants m'avaient jeté pendant ma folie furieuse; mais quand je vis le cinquième hiver, le courage me manqua. A quoi bon compter les jours que je vivais? Ce que j'avais de mieux à faire, c'était d'oublier jusqu'à ceux qui me restaient à vivre.
Au bout d'un an, couchant sur la terre nue, n'ayant pour m'appuyer qu'une muraille humide, mes vêtements commencèrent à s'user; au bout de deux ans ils se déchirèrent comme du papier détrempé, puis ils tombèrent en lambeaux. J'attendis jusqu'au dernier moment pour en demander d'autres; mais la supérieure me répondit que le jugement portait qu'on me donnerait du pain et de l'eau pour ma nourriture, mais ne portait pas qu'on me donnerait des habits; que j'avais droit au pain et à l'eau, mais pas à autre chose.
Je me dénudai peu à peu; l'hiver vint; ces nuits terribles que la première année j'avais eu tant de peine à supporter, vêtue d'une chaude robe de laine, je les subis nue ou à peu près. Je ramassais les lambeaux qui tombaient de mes vêtements, je les recollais, pour ainsi dire, sur ma peau. Mais peu à peu, ils tombèrent les uns après les autres comme les écorces d'un arbre, et je me trouvai nue. De temps en temps, des prêtres venaient me regarder par ma lucarne; les premiers que je vis, je les priai, je les appelai les hommes du Seigneur, les anges de l'humanité. Ils se mirent à rire. Depuis que j'étais nue, il en venait plus qu'auparavant, mais je ne leur parlais plus, et, autant que je le pouvais, je me voilais avec mes cheveux et avec mes mains.
Au reste, je ne vivais plus que d'une vie machinale, à peu près comme vivent les animaux. Je ne pensais plus ou presque plus. Je buvais, je mangeais, je dormais le plus possible. Pendant que je dormais, du moins, je ne me sentais pas vivre.
Il y a trois jours on ne m'apporta point ma nourriture à l'heure habituelle. Je crus que c'était un oubli involontaire. J'attendis, le soir vint, j'eus faim, j'appelai; on ne me répondit pas. La nuit, quoique souffrant déjà beaucoup, je ne pus dormir. Le lendemain matin, dès le jour, j'étais aux barreaux de ma fenêtre, pour voir venir ma nourriture, elle ne vint pas plus que la veille. Des religieuses passèrent, j'appelai, mais elles ne se retournèrent même pas, elles disaient leur rosaire. La nuit vint. Je compris une chose, c'est qu'on était résolu de me laisser mourir de faim. Quelle triste et faible nature que la nôtre! C'eût été un immense bonheur pour moi que la mort, j'en eus peur!
Cette seconde nuit-là, je ne pus dormir qu'une heure ou deux, et pendant ces courts assoupissements, je fis des rêves terribles. J'éprouvais d'atroces douleurs d'estomac et d'entrailles, qui me réveillaient au bout de peu d'instants, quand la faiblesse, plus que le sommeil, m'avait fait fermer les yeux. Le jour vint, mais je ne me levais point pour aller au-devant de ma nourriture; j'étais bien sûre qu'elle ne viendrait pas. La journée s'écoula dans d'immenses douleurs. Je criai non plus pour demander du pain, mais parce que la souffrance me faisait crier.
Inutile de dire que l'on ne vint point à mes cris.
Plusieurs fois, j'essayai de prier, mais inutilement. Je ne pouvais plus trouver le mot Dieu, qui, à cette heure, me vient si facilement à la bouche.
Le jour s'assombrit, l'ombre commença de se faire dans mon sépulcre, puis dans la cour, puis la nuit tomba. J'éprouvais de telles angoisses, que je crus que c'était la dernière. Je ne criais plus, je n'en avais point la force, je râlais.
Au milieu de mon agonie, je comptai les heures de la nuit, sans qu'une seule m'échappât. Le battant de l'horloge semblait frapper contre les parois de mon crâne, et en faire jaillir des millions d'étincelles. Enfin, minuit venait de sonner, quand le bruit de la porte que l'on ouvrait et que l'on fermait, bruit insolite à une pareille heure, arriva jusqu'à moi. Je me traînai jusqu'à ma lucarne, aux barreaux de laquelle je me cramponnai avec les deux mains et avec les dents pour ne pas tomber, et je vis de la lumière sous la voûte d'abord, dans le parloir ensuite; puis cette lumière descendit dans la cour et se dirigea de mon côté. Un instant j'espérai; mais en voyant que l'homme qui accompagnait la supérieure était un moine, tout fut fini: mes mains lâchèrent les barreaux, puis mes dents avec plus de peine, elles semblaient s'être soudées au fer, et j'allai m'asseoir où vous m'avez vue.
Il était temps, vingt-quatre heures de plus, vous ne trouviez que mon cadavre.
Comme si elle eût attendu la fin de ce récit pour entrer et peut-être en effet l'attendait-elle, la supérieure, aux dernières paroles que prononça la dame de Coëtman, parut sur le seuil de la chambre.
—Les ordres de monseigneur? demanda-t-elle.
—D'abord et avant tout, une question, et à cette question, je vous l'ai dit, il s'agit de répondre fidèlement.
—J'attends, monseigneur, dit la supérieure en s'inclinant.
—Qui est venu vous dire que l'on s'étonnait que cette pauvre créature, nue, au pain et à l'eau, et déjà plus qu'à moitié descendue au sépulcre, vécût si longtemps?
—C'est monseigneur qui m'ordonne de parler? dit la supérieure.
—C'est moi qui, en vertu de ma double autorité spirituelle et temporelle, vous dis: Je veux savoir quel est le véritable bourreau de cette femme, les autres n'étaient que des tortureurs.
—C'est messire Vauthier, astrologue et médecin de la reine-mère.
—Celui à qui j'ai adressé mes lettres, dit la dame de Coëtman, mais qui à cette époque n'était que son apothicaire.
—Eh bien, dit le cardinal, il faut que le désir de ceux qui voulaient la mort de cette femme soit accompli.—Il étendit la main vers la dame de Coëtman.—Pour tout le monde, excepté pour vous et pour moi, cette femme est morte. Voilà pourquoi cette nuit vous avez fait ouvrir la prison; c'était pour en tirer son cadavre. Et maintenant faites enterrer, à sa place et sous son nom, une pierre, un soliveau, une véritable morte que vous irez prendre dans le premier hôpital venu, peu m'importe, cela vous regarde et non pas moi.
—Il sera fait comme vous l'ordonnez, monseigneur.
—Trois de vos religieuses sont dans le secret: la tourière qui nous a ouvert la porte, les deux sœurs qui ont apporté le souper. Vous leur expliquerez ce qui arrive à ceux qui parlent quand ils devraient se taire. D'ailleurs—il montra de son doigt sec et impératif la dame de Coëtman—d'ailleurs elles auront l'exemple de madame sous les yeux.
—Est-ce tout, monseigneur?
—C'est tout. Seulement, en descendant, vous aurez la bonté de dire au plus grand de mes deux porteurs qu'il me faut d'ici à un quart d'heure une seconde chaise, pareille à la première, seulement fermant à clé, avec des rideaux aux portières.
—Je lui transmettrai les ordres de Monseigneur.
—Et maintenant, dit le cardinal, laissant reprendre à son caractère le côté jovial qui en était une des faces les plus accentuées, face que nous avons déjà vue apparaître pendant la nuit où il avait donné à Souscarrières et à Mme Cavois ce brevet des chaises, dont il venait par lui-même de constater la commodité, et que nous verrons plus d'une fois encore se faire jour dans le reste de notre récit;—maintenant, dit le cardinal à la dame de Coëtman, je crois que vous êtes assez bien pour manger une aile de cette volaille et pour boire un demi-verre de ce vin à la santé de notre bonne supérieure.
Trois jours après, notre chroniqueur l'Etoile écrivait d'après les renseignements envoyés par la supérieure des Filles repenties la note suivante de son journal:
«Dans la nuit du 13 au 14 décembre, est morte, dans la logette de pierre qui lui avait été bâtie dans la cour du couvent des Filles repenties, et d'où elle n'était pas sortie depuis neuf ans, c'est-à-dire depuis l'arrêt du Parlement qui la condamnait à une détention perpétuelle au pain et à l'eau, la demoiselle Jacqueline le Voyer, dite dame de Coëtman, femme d'Isaac de Varennes, soupçonnée de complicité avec Ravaillac, dans l'assassinat du bon roi Henri IV.
«Elle a été enterrée la nuit suivante dans le cimetière du couvent.»
CHAPITRE X.
MAXIMILIEN DE BÉTHUNE, DUC DE SULLY BARON DE ROSNY.
Pendant tout le temps que le récit de la dame de Coëtman avait duré, le cardinal avait écouté avec l'attention la plus profonde ce long et douloureux poëme; mais quoique de chaque mot de la pauvre victime ressortît une preuve morale de la complicité de Concini, de d'Epernon et de la reine-mère dans l'assassinat de Henri IV, aucune preuve matérielle n'avait surgi, visible, éclatante, irréfragable.
Mais ce qu'il y avait de plus clair que le jour, de plus limpide que le cristal, c'était non seulement l'innocence de la dame de Coëtman, mais encore son dévouement pour empêcher le parricide odieux du 14 mai, dévouement qu'elle avait payé de neuf ans de prison à la Conciergerie, et de neuf ans de sépulcre aux Filles-Repenties.
Ce qui restait au cardinal à se procurer, ce qu'il fallait qu'il obtînt à tout prix, puisque le procès de Ravaillac était brûlé, c'était cette feuille de papier écrite sur la roue et contenant les dernières révélations de Ravaillac.
Mais là était la difficulté, nous dirons même l'impossibilité, et c'était par là, avant de faire les recherches auxquelles nous voyons le cardinal se livrer, c'était par là qu'il avait commencé; mais du premier coup, il était allé se heurter à un obstacle qu'il avait regardé comme infranchissable.
Nous avons dit, nous le croyons du moins, que cette feuille était restée entre les mains du rapporteur du Parlement, messire Joly de Fleury; par malheur, depuis deux ans, messire Joly de Fleury était mort, et ce n'était qu'après le procès de Chalais, à son retour de Nantes, que le cardinal avait songé à faire collection de preuves contre la reine-mère, parce que ce n'était qu'à l'époque du procès de Chalais qu'il avait pu apprécier l'étendue de la haine que Marie de Médicis lui portait.
Messire Joly de Fleury avait laissé un fils et une fille.
Le cardinal les avait appelés tous deux en son cabinet de sa maison de la place Royale, et les avait interrogés sur l'existence de cette feuille, si importante pour lui et même pour l'histoire.
Mais cette feuille n'était plus entre leurs mains, et voici comment elle en était sortie.
Au mois de mars 1617, il y avait onze ans de cela, un jeune homme de 15 à 16 ans, tout vêtu de noir, avec un grand chapeau rabattu sur les yeux, s'était présenté chez M. Joly de Fleury, accompagné d'un compagnon de dix ou douze ans plus âgé que lui.
Le rapporteur au Parlement les avait reçus dans son cabinet, s'était entretenu pendant près d'une heure avec eux, les avait reconduits avec toutes sortes de marques de respect, jusqu'à la porte de la rue, où un carrosse, chose rare à cette époque, les attendait, et le soir, au souper, le digne magistrat avait dit à ses enfants:
«Mes enfants, si jamais on s'adresse à vous après ma mort pour demander cette feuille volante, contenant les aveux de Ravaillac sur la roue, dites que cette feuille n'est plus en votre possession, ou, mieux encore, qu'elle n'a jamais existé.»
Le cardinal, cinq ou six mois avant l'époque où notre récit a commencé, avait donc fait venir dans son cabinet, comme nous l'avons dit, la fille et le fils de messire Joly de Fleury, et les avait interrogés. Ils avaient d'abord essayé de nier l'existence de la feuille, comme le leur avait conseillé leur père; mais pressés de questions par le cardinal, après s'être consultés un instant, ils avaient fini par tout lui dire.
Seulement, ils ignoraient complétement quels pouvaient être les deux visiteurs mystérieux, qui, selon toute apparence, étant leur propriété, étaient venus demander à leur père cette pièce importante et l'avaient emportée avec eux.
C'était six mois après que la gravité du danger dont il était menacé avait forcé le cardinal à se livrer à de nouvelles recherches.
Plus que jamais, nous l'avons vu, cette pièce, complément de l'édifice qu'il bâtissait pour s'y mettre à l'abri des coups de Marie de Médicis, lui était nécessaire, mais plus que jamais il désespérait de la trouver.
Cependant, comme l'avait dit le Père Joseph, la Providence avait tant fait jusque-là pour le cardinal, qu'il était permis d'espérer qu'elle ne s'arrêterait point en si beau chemin.
En attendant, et comme preuve secondaire, il se procurerait cette lettre que Mme de Coëtman avait écrite au roi, qu'elle avait fait parvenir à Sully par l'intermédiaire de Mlle de Gournay, soit que Sully l'eût gardée, soit qu'il l'eût rendue à Mlle de Gournay.
Au reste, rien n'était plus facile à savoir: le vieux ministre, ou plutôt le vieil ami de Henri IV, vivait toujours, habitant l'été son château de Villebon, l'hiver son hôtel de la rue Saint-Antoine, situé entre la rue Royale et la rue de l'Egout-Sainte-Catherine. On assurait que, fidèle aux habitudes de travail prises par lui, il était toujours levé et dans son cabinet à cinq heures du matin.
Le cardinal tira de son gousset une magnifique montre, il était quatre heures.
A cinq heures et demie précises, après avoir passé à sa maison de la place Royale pour y prendre un chapeau, donner l'ordre de prévenir ses deux convives presque quotidiens: le P. Mulot, son aumônier, et Lafallons, son parasite, qu'il les attendaient à déjeuner, et de faire savoir à son bouffon, Bois-Robert, qu'il avait besoin de causer avec lui avant midi, le cardinal frappait à l'hôtel de Sully, lequel lui était ouvert par un suisse habillé comme on l'était sous le règne que l'on commençait d'appeler: le règne du grand roi.
Profitons de cette visite que rend Richelieu à Sully, le ministre méconnu de l'avenir, au ministre un peu trop surfait du passé, pour évoquer aux yeux de nos lecteurs une des personnalités les plus curieuses de la fin du seizième et du commencement du dix-septième siècle, personnalité assez mal comprise et surtout assez mal rendue par les historiens, qui se sont contentés de la regarder en face, c'est-à-dire avec sa physionomie d'apparat, au lieu d'en faire le tour et de l'étudier sous ses différents aspects.
Maximilien de Béthune, duc de Sully, arrivé, à l'époque où nous en sommes, à l'âge de soixante-huit ans, avait de singulières prétentions à l'égard de sa naissance. Au lieu de se laisser tout simplement, comme son père et son grand-père, descendre de la maison des comtes de Béthune de Flandre, il s'était fait un arbre généalogique dans lequel il descendait d'un Ecossais nommé Béthun, ce qui lui offrait l'avantage, lorsqu'il écrivait à l'évêque de Glasgow, de l'appeler: Mon cousin. Il avait encore une autre vision, c'était de se dire allié à la maison de Guise par la maison de Coucy, ce qui le faisait parent de l'empereur d'Autriche et du roi d'Espagne.
Sully, que l'on appelait M. de Rosny, parce qu'il était né au village de Rosny, près de Mantes, était, malgré sa parenté avec l'archevêque de Glasgow et son alliance avec les maisons d'Autriche et d'Espagne, un assez petit compagnon. Lorsque Gabrielle d'Estrées, croyant se faire de lui un serviteur dévoué, et ayant d'ailleurs à se plaindre de la rude franchise de M. de Sancy, le surintendant des finances, obtint de Henri IV que ce mauvais courtisan ferait place à Sully, Henri IV—et c'était un des grands défauts de ce grand roi—oublieux jusqu'à l'ingratitude et faible jusqu'à la lâcheté au sujet de ses maîtresses, Henri IV ne se souvint plus, sous cette pression égoïste de Gabrielle, que M. de Sancy, pour lui amener les Suisses, avait mis en gage le beau diamant qui aujourd'hui encore porte son nom et fait partie des diamants de la couronne.
Or, ces sacrifices faits à la France, le pauvre surintendant des finances, était devenu si pauvre, que loin qu'il se fût enrichi, comme le devait faire son successeur, Henri IV avait été obligé de lui donner, ce que l'on appelait à cette époque-là un arrêt de défense, et qui n'était rien autre chose qu'un sauf-conduit contre ses créanciers; aussi, le bonhomme Sancy, d'un caractère assez facétieux, se laissait parfois arrêter comme un créancier ordinaire, et conduire jusqu'à la porte de la prison, puis arrivé là, il leur montrait son arrêt, tirait sa révérence aux huissiers et s'en revenait de son côté, les laissant aller du leur où bon leur semblerait.
Mais la première chose que ne manqua point de faire Sully, lorsque le moment fut venu de prouver sa reconnaissance à sa protectrice, fut d'être infidèle à la religion des souvenirs. Lorsque Henri IV trouvant dans son désir d'épouser Gabrielle, l'avantage d'avoir des enfants tout faits, parla sérieusement de son mariage avec elle, il rencontra dans Sully un des antagonistes les plus acharnés de cette union.
Cette idée de Henri IV d'épouser Gabrielle n'était cependant pas une simple fantaisie d'amoureux.
Il voulait donner à la France une reine française, chose qu'elle n'avait jamais eue.
Henri IV, avec son prodigieux instinct politique et la profonde connaissance de sa grande faiblesse, ne se dissimulait point que, quelle que fût la femme qu'il épousât, cette femme aurait une grande influence sur les destinées de l'Etat. Il avait beau, dans les deux heures qu'il donnait par jour aux affaires, trancher les questions les plus ardues avec la brève vivacité du commandement militaire, chacun savait que ce terrible capitaine, qui voulait qu'on le crût libre et absolu, avait chez lui, femme ou maîtresse, son général, qui, de sa chambre à coucher, donnait le plus souvent ses ordres au conseil.
Sous un pareil roi, c'était donc une grosse affaire que le mariage.
Peu importait aux Espagnols d'avoir été vaincus à Arques et à Ivry, si une reine espagnole de naissance ou d'esprit, écartant Gabrielle, entrait dans le lit du roi et, du lit du roi, mettait la main sur le royaume.
Lorsque Henri IV avait décidé de se remarier, il était à peu près le seul souverain de l'Europe qui portât l'épée; c'était l'homme unique, le vainqueur apparaissant à l'Europe, monté sur le grand cheval au panache blanc d'Ivry. Eh bien, cette épée, celle de la France, il ne fallait point qu'elle lui fût volée à son chevet par une reine étrangère.
Voilà ce qu'un grand politique, ce qu'un homme de génie, ce que Richelieu, par exemple, eût compris, et ce que ne comprit point Sully.
Sully qui, par son œil bleu et dur, et par son teint de rose, à soixante ans, justifiait peut-être sa prétention d'être d'origine écossaise, était beaucoup plus craint qu'aimé, même de Henri IV; il portait la terreur partout, dit Marbault, secrétaire de Duplessis-Mornay, ses actes et ses yeux faisaient peur.
C'était un soldat avant tout, ayant fait la guerre toute sa vie; une main active, énergique, et, chose plus rare, une main financière. Il tenait déjà dans cette main, essentiellement centralisatrice, la guerre, les finances, la marine, il voulut encore y tenir l'artillerie. Gabrielle fit la sottise de faire donner par Henri IV la place de grand-maître à son père, un homme médiocre. Sully ne cherchait qu'une occasion d'être ingrat, on la lui offrait, il la saisit.
Du jour où Gabrielle avait fait cette injure, disons plus juste, ce passe-droit à Sully, elle avait donné sa démission de reine de France.
Henri IV avait reconnu ses deux fils, il leur avait reconnu des titres princiers et les avait fait baptiser sous ces titres. Le secrétaire d'Etat de Fresne envoya à Sully la quittance du baptême des enfants de France:—«Il n'y a pas d'enfants de France,» dit Sully en renvoyant la quittance.
Le roi n'osa insister.
C'était, dans Sully, une façon de tâter son maître. Peut-être, si Henri IV eût exigé, Sully cédait-il; ce fut Henri IV qui céda. Alors Sully s'aperçut d'une chose, c'est que le roi n'aimait pas autant Gabrielle qu'il le croyait lui-même.
Il lui opposa—à elle qui commençait à vieillir—une rivale toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante: une caisse pleine.
Gabrielle était, hélas! une caisse vide.
Cette caisse pleine était celle du grand duc de Toscane.
Ce dernier avait, depuis quelques années, envoyé au roi le portrait de sa nièce, un charmant portrait rayonnant de jeunesse et de fraîcheur, et dans lequel l'obésité précoce de Marie de Médicis pouvait être désignée sous le nom de florissante santé.
Gabrielle le vit.
—Je n'ai pas peur du portrait, dit-elle, mais de la caisse.
Henri IV fut mis en demeure de choisir entre la femme et l'argent.
Et comme il ne se décidait pas assez vite pour l'argent, on empoisonna la femme.
Il y avait à Paris un ex-cordonnier de Lucques, mais de race mauresque, nommé Zamet et signant pour tout titre dans les actes qu'il passait: Seigneur de dix sept cent mille écus. Adroit à tous les métiers, apte à faire fortune dans tous, Zamet, du temps qu'il était cordonnier, était parvenu à faire du pied de Henri III, pied fondant, il est vrai, pour nous servir d'un terme de la profession, un véritable pied de femme. Henri III, charmé de se voir un pied si charmant, nomma Zamet directeur de son petit cabinet, où il élevait et instruisait douze enfants de chœur: cet excellent roi aimait la musique!
Zamet commença sa fortune dans cet emploi. Au moment où tout le monde avait besoin d'argent, au plus chaud de la Ligue, il avait prêté à tout le monde: aux ligueurs, aux Espagnols, et même au roi de Navarre, à qui personne ne voulait prêter. Avait-il prévu la grandeur de Henri IV, comme Crassus celle de César? C'était, en ce cas, une ressemblance de plus avec ce célèbre banquier romain.
Cet homme était l'agent du grand-duc Ferdinand.
Sully et Zamet se comprirent.
Il fallait attendre le moment et le saisir; si on avait le coup d'œil juste et la main sûre, c'était partie gagnée.
Sully avait fait le valet près de Gabrielle, il le dit lui-même dans ses mémoires. Un jour, dans une discussion avec lui, elle l'appela valet. Sully voulait bien être un valet, mais ne voulait pas qu'on le lui dît.
Il se plaignit à Henri IV, et Henri IV dit à Gabrielle:
—J'aime mieux un valet comme lui que dix maîtresses comme vous.
L'heure était venue.
Ferdinand, l'ex-cardinal, se tenait aux aguets, allongeant par-dessus les Alpes le poison qui avait tué son frère François et sa belle-sœur Bianca.
Gabrielle était à Fontainebleau avec le roi; Pâques approchait; son confesseur exigea d'elle qu'elle allât faire ses Pâques à Paris; elle eut la fatale idée d'aller les faire chez Zamet, un Maure; cela devait lui porter malheur.
Sully, qui était brouillé avec elle, alla l'y voir. Pourquoi faire? Peut-être parce qu'il ne pouvait pas croire qu'elle eût commis une pareille imprudence.
La pauvre femme se croyait déjà reine. Pour plaire à Sully, elle fit comme si elle l'était, disant qu'elle verrait toujours avec grand plaisir la duchesse à ses levers et à ses couchers. La duchesse, furieuse, cria à l'impertinence.
—Les choses ne sont point comme on le croit, lui dit Sully pour l'apaiser, et vous allez voir un beau jeu bien joué, si la corde ne se rompt pas.
Evidemment il savait tout.
Comment! Sully savait qu'on allait empoisonner Gabrielle?
Sans doute! Sully était un homme d'Etat, aussi quitta-t-il Paris pour laisser les empoisonneurs opérer tout à leur aise; mais il recommanda bien qu'on le tînt au courant.
Nous disons les empoisonneurs, car il y en avait deux; le second était un nommé Lavarenne, qui mourut de saisissement parce qu'une pie, au lieu de l'appeler d'un nom d'homme, l'avait appelé d'un nom de poisson.
De même que Zamet était un ex-cordonnier, Lavarenne était un ex-cuisinier. C'était un drôle à toute sauce, que Henri IV avait tiré des cuisines de sa sœur Madame, où il jouissait d'une grande célébrité pour piquer des poulets. Elle le rencontra un jour, à l'époque où il avait fait fortune.—«Eh, lui dit-elle, il paraît, mon pauvre Lavarenne, que tu as plus gagné à porter les poulets de mon frère qu'à larder les miens.»
Cette apostrophe de Madame explique l'erreur de la pie et la susceptibilité de l'ex-lardeur de poulets.
C'est à lui que Sully avait dit:
—Que je sois le premier à le savoir, s'il arrivait par hasard quelque accident à Mme la duchesse de Beaufort.
Lavarenne n'y manqua point. Sully fut averti un des premiers.
Il lui raconte comment Gabrielle est tombée tout à coup malade, d'une maladie étrange et qui l'a tellement défigurée «que de crainte que cette vue n'en dégoutât le roi Henri IV, si jamais elle en revenait, il s'est hasardé, pour lui épargner un trop grand déplaisir, de lui écrire pour le supplier de rester à Fontainebleau, d'autant plus qu'elle était morte.»
Et il ajoutait:
«Et moi je suis ici, tenant cette pauvre femme comme morte, entre mes bras, ne croyant pas qu'elle vive encore une heure.»
Ainsi les deux drôles étaient si bien sûrs de la qualité de leur poison que, la pauvre Gabrielle toute vivante, l'un d'eux écrivait au roi qu'elle était morte, et à Sully qu'elle allait mourir.
Elle ne mourut cependant pas si vite que l'on croyait; elle agonisa jusqu'au samedi matin. C'était le vendredi soir que Lavarenne avait envoyé un messager à Sully. Il arriva qu'il faisait nuit encore; Sully embrassa sa femme, qui était au lit, et lui dit:
—Fille, vous n'irez point aux levers et aux couchers de Mme la duchesse; maintenant que la voilà morte, Dieu lui donne bonne vie et longue.
C'est lui-même, au reste, qui raconte, et dans ces mêmes termes, la chose dans ses mémoires.
Gabrielle morte, Sully n'eut pas de peine à décider Henri pour Marie de Médicis.
Mais dans l'intervalle de la mort au mariage, il eut une autre corde à rompre encore.
Ce fut celle d'Henriette d'Entragues.
Henri IV a, parmi nos rois de France, cette spécialité d'être toujours amoureux. A peine Gabrielle fut-elle morte, qu'il tomba amoureux d'Henriette d'Entragues, la fille de Marie Touchet. Pour céder, elle demandait une promesse de mariage; pour que sa fille cédât, le père demandait cinq cent mille francs.
Le roi montra la promesse de mariage à Sully, et lui ordonna de compter cinq cent mille francs au père.
Sully déchira la promesse de mariage et fit porter un demi million en monnaie d'argent dans la pièce qui précédait la chambre à coucher de Henri IV.
Henri IV, en rentrant dans sa chambre, marcha jusqu'aux genoux dans les charles et dans les florins, et même dans les florentins; une partie de cette somme venait de la Toscane.
—Ouais! dit-il, qu'est-ce que cela?
—Ce sont les cinq cent mille francs avec lesquels vous payez à M. d'Entragues un amour que ne vous livrera point sa fille.
—Ventre-saint-gris! dit le roi, je n'eusse jamais cru que cinq cent mille francs fissent un si gros volume. Tâche d'arranger la chose pour moitié, mon bon Sully.
Sully arrangea la chose pour trois cent mille francs et livra l'argent; mais, comme il l'avait prédit à Henri IV, Henriette d'Entragues ne livra point l'amour.
Il va sans dire que Henri IV, au risque de ce qui pourrait en arriver, refit la promesse de mariage déchirée par Sully.
Sully, que l'on appelait le restaurateur de la fortune publique, ne perdit pas, comme M. de Sancy, la sienne à cette restauration. Nous ne voulons pas dire qu'il fût voleur ou concussionnaire, mais il savait faire ses affaires, ne perdant jamais une occasion de gagner. Henri IV savait cela et souvent en plaisantait. En traversant la cour du Louvre, et en voulant saluer le roi, qui était au balcon, un jour Sully bronche.
—Ne vous étonnez point de ce faux pas, dit le roi, si le plus vigoureux de mes Suisses avait autant de pots de vin dans la tête que Sully en a dans son gousset, il ne se contenterait pas de broncher, il tomberait tout de son long.
Quoique surintendant des finances, Sully, aussi avare pour lui que pour la France, Sully n'avait pas encore de carrosse et trottait par Paris à cheval; et comme il montait assez mal à cheval, tout le monde, jusqu'aux enfants, se moquait de lui. Jamais il n'y eut surintendant plus rébarbatif; un Italien, venant pour la cinquième ou sixième fois à l'Arsenal, sans être parvenu à se faire payer ce qu'on lui devait, s'écria en voyant trois malfaiteurs pendus en Grève:
—O bienheureux pendus, qui n'avez plus rien à faire avec ce coquin de Sully!
Sully n'avait pas la même chance avec tout le monde, qu'avec ce digne Italien, qui se contentait d'envier le sort des pendus qui n'avaient plus affaire à lui; un nommé Pradel, ancien maître d'hôtel du vieux maréchal de Biron, ne pouvait avoir raison de Sully, qui non-seulement ne voulait point lui payer ses gages, mais un jour le voulut mettre dehors par les épaules. Comme ceci se passait dans la salle à manger de Sully, et que le couvert était mis, Pradel prit un couteau sur la table et poursuivit Sully jusque dans sa caisse, dont il referma à temps la porte sur l'irascible solliciteur; mais Pradel, son couteau à la main, alla trouver le roi, lui déclarant qu'il lui était parfaitement égal d'être pendu s'il ouvrait auparavant le ventre à M. Sully. Sully paya.
Il avait été le premier à planter des ormes sur les grandes routes; mais il était tellement détesté qu'on les coupait par plaisir, et comme de son nom on les appelait des Rosny, on disait en les abattant: «C'est un Rosny, faisons-en un Biron!»
A propos de Biron, Sully a raconté dans ses mémoires que le maréchal et les douze galants de la cour, ayant entrepris un ballet dont ils ne pouvaient venir à bout, le roi leur avait dit: «Vous ne vous en tirerez jamais, si Rosny ne vous aide.»
Et que s'étant mis au ballet, le ballet alla tout seul.
C'est que, chose dont il est assez difficile de se douter, quand on n'a vu Sully que dans les histoires, où il apparaît sans se dérider, avec l'austérité de sa figure huguenote, c'est que Sully était fou de la danse. Tous les soirs, jusqu'à la mort de Henri IV—à partir de cette mort, il ne dansa plus—tous les soirs, un valet de chambre du roi, nommé Laroche, lui jouait sur un luth les danses du temps, et dès les premières vibrations de la corde, Sully se mettait à danser tout seul, coiffé d'un bonnet extraordinaire, dont d'habitude il se couvrait la tête dans son cabinet. Il n'avait, il est vrai, que deux spectateurs, à moins que, pour rendre la fête plus complète, on n'allât chercher quelques femmes de «réputation mauvaise,» dit Tallemant des Réaux, qui est fort sévère pour Sully. Nous nous contenterons, nous, de dire douteuse. Les deux spectateurs qui, au besoin, comme on l'a vu, devenaient acteurs, étaient le président de Chivry et le seigneur de Chevigny.
S'il ne s'était agi pour danser en face de lui, que d'une femme légère, il eût pu se contenter de la duchesse de Sully, dont au reste les désordres l'inquiétaient si peu, que tous les mois, en lui donnant la rente mensuelle qu'il lui faisait, il avait l'habitude de lui dire: Tant pour la table, tant pour votre toilette, tant pour vos amants.
Un jour, ennuyé de rencontrer sur son escalier tant de gens qui n'avaient point affaire à lui, et qui demandaient la duchesse, il fit faire un escalier qui conduisait chez sa femme. Quand l'escalier fut terminé:
—Madame, lui dit-il, j'ai fait faire un escalier tout exprès pour vous; faites passer par cet escalier-là les gens que vous savez, car si j'en rencontre quelqu'un sur le mien, je lui en ferai sauter toutes les marches.
Le jour où il fut nommé grand-maître de l'artillerie, il prit pour cachet un aigle tenant la foudre avec cette devise: Quo jussa Jovis.
Celle du cardinal de Richelieu, qui montait les escaliers de Sully à cinq heures et demie du matin, était, on se le rappelle, un aigle dans les nuages avec: Aquila in nubilus.
—Qui faut-il annoncer? demandait le valet, qui précédait le visiteur matinal.
—Annoncez, répondit celui-ci, souriant d'avance de l'effet que cette annonce allait produire, annoncez M. le cardinal de Richelieu!
CHAPITRE XI.
LES DEUX AIGLES.
Et, en effet, si jamais annonce produisit un effet inattendu, ce fut celle qui frappa l'oreille de Sully, se retournant pour voir quel était l'importun qui venait le déranger avant le jour.
Il était occupé à écrire les volumineux mémoires qu'il nous a laissés, et se leva de son fauteuil à l'annonce du valet.
Il était vêtu à la mode de 1610, c'est-à-dire comme on s'habillait dix-huit ou vingt ans auparavant, de velours noir, avec les chausses et le pourpoint tailladés de satin violet. Il portait la fraise empesée, les cheveux courts, la barbe longue; dans cette barbe était, comme dans celle de Coligny, fiché un cure-dent, afin qu'il n'eût point à se déranger pour l'aller chercher, s'il était trop loin. Quoique la mode en fût passée depuis longtemps et qu'une grande robe de chambre recouvrît son pourpoint et tombât jusqu'à ses souliers de feutre, il portait ses ordres en diamants et ses chaînes de col, comme s'il eût dû, à l'heure accoutumée, assister au conseil de Henri IV. Vers une heure, quand le temps était beau, on le voyait, moins sa robe de chambre, descendre de son hôtel dans cet équipage, suivi de quatre Suisses qu'il entretenait pour lui servir de gardes, et se promener sous les arcades du Palais-Royal, où chacun s'arrêtait pour le regarder se mouvant gravement et avec lenteur, pareil au fantôme du siècle passé.
Chacun des deux hommes qui se trouvaient pour la première fois en présence était singulièrement représenté par sa devise. Aquila in nubibus, l'Aigle dans les nuages, et qui, au sein des nuages, à moitié voilé par eux, dirigeait tout en France, représentait admirablement le ministre qui était tout, et par lequel Louis XIII était roi; tandis qu'au contraire l'aigle lançant la foudre: Quo jussa Jovis, où l'envoie Jupiter, peignait d'une façon moins caractéristique Sully, bras droit de Henri IV, mais n'obéissant que quand Henri IV ordonne, et n'étant rien que par Henri IV.
Peut-être quelques lecteurs se plaindront-ils que tous ces détails sont inutiles, et diront-ils, à la seule recherche qu'ils sont du pittoresque et de l'inconnu, qu'ils savent ces détails aussi bien que moi; aussi n'est-ce pas pour ceux qui savent ces détails aussi bien que moi que je les consigne ici, et ceux-là peuvent les passer; mais c'est pour ceux qui les ignorent ou pour ceux, plus nombreux encore, qui, attirés par le titre ambitieux de roman historique, veulent apprendre quelque chose en le lisant, afin que ce titre soit justifié.
Richelieu, jeune relativement à Sully (il n'avait que quarante-deux ans, et Sully en avait soixante-huit), s'avança vers le vieil ami de Henri IV avec le respect qu'il devait à la fois à son âge et à sa réputation.
Sully lui désigna un fauteuil, Richelieu prit une chaise; le vieillard, orgueilleux, familier avec l'étiquette des cours, fut sensible à ce détail.
—Monsieur le duc, lui dit le cardinal en souriant, ma visite vous étonne?
—J'avoue, répondit Sully avec sa brusquerie ordinaire, que je ne m'y attendais pas.
—Pourquoi donc? monsieur le duc; tous les ministres qui ont travaillé ou qui travaillent pour la postérité, et nous sommes de ceux-là, sont solidaires du bonheur, de la gloire et de la grandeur du règne sous lequel ils sont appelés à rendre des services à la France; pourquoi donc, moi, qui sers humblement le fils, ne viendrais-je point chercher un appui, des conseils, des renseignements mêmes, près de celui qui a si glorieusement servi le père?
—Bon, fit Sully avec amertume, qui se souvient des services rendus, dès lors que celui qui les rendait est devenu inutile? Vieil arbre mort n'est pas même bon à faire du feu, aussi ne lui fait-on pas même l'honneur de l'abattre.
—Souvent le bois mort brille la nuit, monsieur le duc, quand le bois vivant se perd dans l'obscurité; mais Dieu merci, j'accepte la comparaison; vous êtes toujours un chêne, et j'espère que dans vos rameaux chantent harmonieusement votre gloire, ces oiseaux qu'on appelle les souvenirs.
—On m'a dit que vous faisiez des vers, monsieur le cardinal, dit dédaigneusement Sully?
—Oui, dans mes moments perdus; mais pour moi, monsieur le duc, j'ai appris la poésie, non pas précisément pour être poëte moi-même, mais pour être bon juge en poésie et récompenser les poëtes.
—Dans mon temps, fit Sully, on ne s'occupait point de ces messieurs-là.
—Votre temps, messire, répondit Richelieu, était un glorieux temps; on y enregistrait des noms de batailles qui s'appelaient Coutras, Arques, Ivry, Fontaine-Française; on y reprenait les projets de François Ier et de Henri II contre la maison d'Autriche; et vous étiez un des soutiens de cette grande politique.
—Ce qui me brouilla avec la reine mère.
—On y établissait l'influence française en Italie, continua le cardinal, sans paraître faire attention à l'interruption, que cependant il enregistrait soigneusement dans sa mémoire. On y acquérait la Savoie, la Bresse, le Bugey et le Valromey; on y soutenait les Pays-Bas insurgés contre l'Espagne; on rapprochait en Allemagne les luthériens des catholiques; on y formait le projet, et vous étiez l'instigateur de ce projet, d'une espèce de république chrétienne, où tous les différends eussent été jugés par une diète souveraine, où toutes les religions eussent été mises sur le pied d'égalité, où l'on armait pour rendre aux héritiers de Juliers les domaines confisqués sur eux par l'empereur Mathias...
—Oui, et ce fut au milieu de ces beaux projets que le frappèrent les parricides.
Richelieu enregistra la seconde interruption près de la première, car, sur la seconde comme sur la première, son intention était de revenir, et continua:
—Dans de si glorieux temps, on n'a point de loisirs à donner aux lettres; ce n'est point sous César que naissent les Horace et les Virgile; ou s'ils naissent sous César, c'est sous Auguste seulement qu'ils chantent. J'admire vos guerriers et vos législateurs, monsieur de Sully, ne méprisez pas trop mes poètes: c'est par les guerriers et les législateurs que les empires sont grands; mais c'est par les poètes qu'ils sont lumineux. L'avenir est une nuit comme le passé, les poètes sont les phares de cette nuit-là. Demandez aujourd'hui quels sont les ministres et les généraux d'Auguste, on vous nommera Agrippa, tous les autres sont oubliés. Demandez quels sont les protégés de Mécène, on vous nommera Virgile, Horace, Varon, Tibulle; Ovide proscrit, est une tache au règne du neveu de César; je ne puis pas être Agrippa ou Sully, laissez-moi être Mécène.
Sully regarda avec étonnement cet homme dont on lui avait dit vingt fois l'orgueilleuse tyrannie, et qui venait le trouver pour lui rappeler les jours glorieux de sa puissance et mettre sa grandeur présente aux pieds de sa grandeur passée.
Il tira son cure-dent de sa barbe, et le passant entre ses dents, qui eussent fait honneur à un jeune homme:
—Bon, bon, bon, dit-il, je vous passe vos poètes, quoiqu'ils ne fassent pas des choses bien merveilleuses.
—Monsieur de Sully, dit Richelieu, combien y a-t-il de temps que vous fîtes planter les ormes qui ombragent nos routes?
—Monsieur le cardinal, dit Sully, c'était de 1598 à 1604, donc il y a vingt-quatre ans.
—Etaient-ils aussi beaux et aussi vigoureux, lorsque vous les plantâtes qu'aujourd'hui?
—Avec cela qu'on les a bien arrangés, mes ormes!
—Oui, je sais que le peuple, qui se trompe aux meilleures intentions, et qui n'a pas vu l'ombre que la main prévoyante d'un grand homme semait sur les routes pour le bien-être des voyageurs fatigués, en a arraché une partie, mais ceux qui ont survécu n'ont-ils point étendu leurs branches, n'ont-ils pas multiplié leurs feuilles?
—Si fait, si fait, dit Sully tout joyeux, et quand je vois ceux qui restent, si vigoureux, si verts, si bien portants, je suis presque consolé pour ceux qui ne sont plus.
—Eh bien, moi, monsieur de Sully, dit Richelieu, il en est ainsi de mes poëtes; la critique en arrachera une partie, le bon goût une autre; mais ceux qui resteront n'en seront que plus forts et plus verdissants.
—Aujourd'hui, j'ai planté un orme qu'on appelle Rotrou; demain je planterai probablement un chêne qu'on appellera Corneille. J'arrose, en attendant, je ne dirai pas ceux qui ont poussé tout seuls sous votre règne: Desmarets, Bois-Robert, Mayret, Voiture, Chapelain, Gombeault, Baro, Resseiguier, la Morelle, Grandchamp, que sais-je moi? Ce n'est pas ma faute s'ils poussent mal et, au lieu de faire une forêt, ne font qu'un taillis.
—Soit, soit, soit, dit Sully; aux grands travailleurs—et l'on dit que vous êtes un grand travailleur, monsieur le cardinal—il faut des distractions, et dans vos moments perdus autant vaut vous faire jardinier qu'autre chose.
—Que Dieu bénisse mon jardin, monsieur de Sully, et il deviendra celui du monde entier.
—Mais enfin, dit Sully, je présume que vous ne vous êtes pas levé à cinq heures du matin pour venir me faire des compliments et me parler de vos poëtes?
—D'abord, je ne me suis pas levé à cinq heures, dit en souriant le cardinal, je ne me suis pas encore couché, voilà tout. De votre temps, monsieur de Sully, on se couchait tard peut-être, et l'on se levait de bonne heure, mais encore dormait-on! De mon temps à moi, on ne dort plus; non, je ne suis pas précisément venu pour vous faire des compliments et vous parler de mes poëtes, mais l'occasion s'en est trouvée en passant, et je n'ai eu garde de la laisser échapper; je suis venu pour vous parler de deux choses dont vous m'avez le premier parlé vous-même.
—Moi! je vous ai parlé de deux choses?
—Oui.
—Je n'ai rien dit...
—Excusez-moi; quand je vous rappelais vos grands projets contre l'Autriche et l'Espagne, vous avez dit: Projets qui m'ont brouillé avec la reine-mère.
—C'est vrai; n'est-elle pas Autrichienne par sa mère Jeanne, et Espagnole par son oncle Charles-Quint.
—Justement, et cependant c'était à vous, monsieur de Sully, qu'elle devait d'être reine de France.
—J'ai eu tort de donner ce conseil au roi Henri IV, mon auguste maître, et depuis, bien souvent, je m'en suis repenti.
—Eh bien, la même lutte que vous eûtes à soutenir, il y a vingt ans, et dans laquelle vous avez succombé, je la soutiens, moi, aujourd'hui, et peut-être y succomberais-je à mon tour pour le malheur de la France, car aujourd'hui j'ai deux reines contre moi, la jeune et la vieille.
—Par bonheur, dit Sully en grimaçant un sourire et en mâchant son cure-dents, ce n'est pas la jeune qui a le plus d'influence; le roi Henri IV aimait trop; son fils n'aime pas assez.
—Avez-vous quelquefois songé, monsieur le duc, à cette différence qui existe entre le père et le fils?
Sully regarda Richelieu d'un air railleur, comme pour demander: En êtes-vous là?
Puis:
—Entre le père et le fils, répéta-t-il, avec un accent étrange; oui, j'y ai songé et bien souvent.
—Vous rappelez-vous le père, tout activité, faisant vingt lieues à cheval dans sa journée et jouant à la paume le soir; toujours debout, tenant conseil en marchant, recevant les ambassadeurs en marchant, chassant du matin au soir, emporté dans tout, jouant pour gagner, trichant quand il ne gagnait pas, rendant l'argent mal gagné, c'est vrai, mais ne pouvant s'empêcher de tricher; sensible des nerfs, souriant de physionomie, mais d'un sourire toujours près des larmes; mobile jusqu'à la folie, mais mettant toujours le cœur de moitié dans ses moindres caprices; trompant les femmes, mais les honorant. Il avait reçu du ciel en naissant ce grand don qui fait pleurer sainte Thérèse sur Satan, qui ne peut que haïr: il aimait.
—Avez-vous connu le roi Henri IV? demanda Sully étonné.
—Je l'ai vu une fois ou deux dans ma jeunesse, dit Richelieu, voilà tout; mais je l'ai fort étudié. Mais, au contraire de lui, voyez son fils, lent comme un vieillard, morne comme un trépassé, ne marchant presque jamais, se tenant debout, mais immobile, près d'une fenêtre; regardant sans voir, chassant comme un automate, jouant sans désir de gagner, sans ennui de perdre. Dormant beaucoup, pleurant peu, n'aimant rien, et, ce qui pis est, n'aimant personne.
—Sur cet homme, je comprends, dit Sully, vous n'avez pas de prise.
—Si fait! car au milieu de tout cela, il a deux qualités; il a l'orgueil de la monarchie; il est jaloux de l'honneur de la France; ce sont deux éperons dont je l'aiguillonne et je le conduirais à la grandeur sans sa mère, sans cesse sur mon chemin pour défendre l'Espagne ou soutenir l'Autriche, quand, suivant la politique du grand roi Henri et de son grand ministre Sully, je veux attaquer ces deux éternelles ennemies de la France. Eh bien, je viens à vous, mon maître, à vous que j'étudie et que j'admire, comme financier surtout, je viens vous demander votre appui contre le mauvais génie qui fut votre ennemi autrefois et qui est le mien aujourd'hui.
—En quoi puis-je vous aider, demanda Sully, vous que l'on dit plus puissant que le roi?
—Vous avez dit que ce fut au milieu de ses beaux projets que les parricides frappèrent Henri IV?
—Ai-je dit les parricides, ou le parricide?
—Vous avez dit les parricides.
Sully se tut.
—Eh bien, continua Richelieu rapprochant sa chaise du fauteuil de Sully, rappelez bien tous vos souvenirs sur cette fatale date du 14 mai, et veuillez me dire quels sont les avis que vous avez reçus?
—On en reçut beaucoup; mais par malheur on y fit peu d'attention; quand la Providence veille, il arrive souvent que les hommes dorment; mais avant tout le roi Henri avait commis deux imprudences.
—Lesquelles?
—Après avoir promis au pape Paul V le rétablissement des jésuites, il lui répondit, quand il le pressa de tenir sa promesse:—«Si j'avais deux vies, j'en donnerais une pour satisfaire Votre Sainteté; mais, n'en ayant qu'une, je la garde pour votre service et l'intérêt de mes sujets.» La seconde fut de laisser insulter en plein Parlement le chevalier de la reine, l'illustrissime faquin Concino Concini; elle se crut avilie elle-même en voyant son Sigisbée, son brillant vainqueur des joûtes, celui qui avait éclipsé des princes, battu par des hommes de robe, plumé par des clercs, elle voua le roi à une vendetta italienne, et elle ferma son cœur à tous les avis qui lui furent donnés.
—Ces avis ne lui furent-ils point particulièrement donnés, demanda Richelieu, par une femme nommée la dame de Coëtman?
Sully tressaillit.
—Oui, particulièrement, dit-il, mais il y en eut d'autres. Il y eut un nommé Lagarde qui se trouvait à Naples chez Hébert, qui prévint le roi et que d'Epernon fit assassiner. Il y eut un certain Labrosse que l'on n'a point retrouvé, et qui, le 14 mai au matin, prévint M. de Vendôme que le passage du 13 au 14 serait fatal au roi.
—Mais... insista Richelieu, cette dame de Coëtman ne s'est-elle point aussi adressée à vous, monsieur le duc?
Sully baissa la tête.
—Les meilleurs et les plus dévoués, dit-il, ont leurs aveuglements; et cependant j'en parlai au roi; mais le roi haussa les épaules et dit: Que veux-tu, Rosny—il avait continué de m'appeler de mon nom de naissance quoiqu'il m'eût fait duc de Sully—que veux-tu Rosny? il en sera ce qu'il plaira à Dieu.
—Ce fut par une lettre que vous fûtes prévenu, n'est-ce pas, monsieur le duc?
—Oui.
—Cette lettre, à qui était-elle adressée?
—A moi, pour être remise au roi.
—Par qui vous était-elle adressée?
—Par la dame de Coëtman.
—Une autre femme s'était chargée de vous la remettre?
—Mlle de Gournay.
—Et puis-je vous demander, monsieur le duc—remarquez que c'est pour le bien et l'honneur de la France que j'ai l'honneur de vous questionner.
Sully fit un signe de la tête indiquant qu'il était prêt à répondre.
—Et cette lettre, pourquoi ne la remîtes-vous point au roi?
—Parce que les noms de la reine Marie de Médicis, celui de d'Epernon et celui de Concini y étaient en toutes lettres.
—Cette lettre vous l'avez gardée, monsieur le duc?
—Non, je l'ai rendue.
—Puis-je vous demander à qui?
—A celle qui l'avait apportée, à mademoiselle de Gournay.
—Avez-vous, monsieur le duc, quelque répugnance à m'écrire ces mots:
«Mlle de Gournay est autorisée à remettre à Mgr le cardinal de Richelieu la lettre adressée, le 11 mai 1610, à M. le duc de Sully par la dame de Coëtman.»
—Non, si Mlle de Gournay vous refusait; mais sans doute vous la donnera-t-elle, étant pauvre et ayant grand besoin d'être protégée par vous, sans que vous ayez besoin de mon autorisation.
—Cependant si elle refusait?
—Envoyez-moi un messager, et il vous rapportera mon autorisation.
—Maintenant un dernier mot, monsieur de Sully, et vous aurez acquis tous droits à ma reconnaissance.
Sully s'inclina.
—Il existait chez M. Joly de Fleury, dans une cassette murée, à l'angle des rues Saint-Honoré et des Bons-Enfants, le procès de Ravaillac au Parlement.
—La cassette a été réclamée et portée au palais de justice, où elle a disparu dans un incendie: de sorte que M. Joly de Fleury ne s'est plus trouvé possesseur que du procès-verbal dicté par Ravaillac sur l'échafaud, entre les tenailles et le plomb fondu.
—Cette feuille n'est plus entre les mains de la famille?
—Elle a été, en effet, rendue par M. Joly de Fleury avant sa mort.
—Savez vous à qui? demanda Richelieu.
—Oui.
—Vous le savez, s'écria-t-il, ne pouvant réprimer un sentiment de joie; alors... alors, vous allez me le dire, n'est-ce pas? Cette feuille, c'est mon salut, à moi, ce qui n'est rien; mais c'est la gloire, c'est la grandeur, c'est l'honneur de la France, ce qui est tout. Au nom du ciel, dites-moi à qui cette feuille a été remise.
—Impossible.
—Et pourquoi impossible?
—J'ai fait serment.
Le cardinal se leva.
—Du moment où le duc de Sully a fait serment, dit-il, honneur au serment de Sully; mais, en vérité, il y a une fatalité sur la France.
Et, sans même essayer de tenter Sully par une seule parole, il s'inclina profondément devant lui, reçut de la part du vieux ministre un salut poli, mais modéré, et se retira, commençant à douter de cette providence dont le P. Joseph lui avait promis le secours.
CHAPITRE XII.
LE CARDINAL EN ROBE DE CHAMBRE.
Le cardinal rentra chez lui, place Royale, vers sept heures du matin, renvoya ses porteurs, qui se déclarèrent bien payés et par conséquent, satisfaits de leur nuit, se coucha deux heures, et vers neuf heures et demie du matin descendit dans son cabinet en pantoufles et en robe de chambre.
Ce cabinet, c'était l'univers du duc de Richelieu. Il y travaillait douze à quatorze heures par jour; il y déjeunait avec son confesseur, ses bouffons et ses parasites, souvent même il y dormait sur un grand canapé en forme de lit, sur lequel il se jetait quand la besogne politique donnait par trop. D'habitude il dînait avec sa nièce.
Personne n'entrait dans ce cabinet renfermant tous les secrets de l'Etat, à moins que Richelieu n'y fût, excepté son secrétaire Charpentier, l'homme sur lequel il pouvait compter comme sur lui-même.
Une fois entré, il en faisait ouvrir les différentes portes par Charpentier, excepté cependant la porte donnant chez Marion Delorme, dont seul il avait la clef.
Cavois avait commis l'indiscrétion de dire que parfois, quand le cardinal, au lieu de remonter dans sa chambre et de se coucher dans son lit, se jetait tout habillé sur le canapé de son cabinet, il avait pendant la nuit entendu une seconde voix, qu'à son timbre il avait reconnue pour une voix de femme, laquelle voix dialoguait avec lui.
Les mauvaises langues avaient dit alors, et le bruit s'en était répandu, que c'était Marion Delorme, alors dans toute la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, puisqu'elle avait à peine dix-huit ans, qui passait comme une fée à travers la muraille ou comme un sylphe à travers le trou de la serrure, et qui venait causer avec le cardinal de choses n'ayant aucunement trait à la politique.
Mais personne ne pouvait dire l'avoir jamais vue chez le cardinal.
D'ailleurs, nous qui avons pénétré dans ce cabinet redouté, et qui en connaissons tous les secrets, nous savons qu'il existait une boîte aux lettres à l'aide de laquelle le cardinal correspondait avec sa belle voisine; Marion Delorme n'avait donc pas besoin de venir chez le cardinal, ni le cardinal d'aller chez Marion.
Ce jour-là probablement avait-il quelque chose à lui dire, car, de même que nous le lui avons déjà vu faire, à peine entré dans son cabinet, il écrivit deux lignes sur un morceau de papier, ouvrit la porte de communication, glissa le papier sous la seconde porte, tira la sonnette et referma la première.
Ce papier, nous pouvons le dire à nos lecteurs, pour lesquels nous n'avons rien de caché, contenait l'interrogation suivante:
—Combien de fois, depuis huit jours, M. le comte de Moret est-il venu chez Mme de la Montagne? est-il fidèle ou infidèle? en somme, que sait-on de lui?
Comme d'habitude, cette question était signée: «Armand.»
Mais, disons-le, l'écriture et la signature étaient déguisées et n'avaient rien de commun avec l'écriture et la signature du grand ministre.
Après quoi, il appela Charpentier et lui demanda qui était dans le salon voisin.
—Le R. P. Mulot, M. de Lafalone et M. de Bois-Robert, répondit le secrétaire.
—C'est bien, dit Richelieu, faites-les entrer.
Nous avons dit que le cardinal déjeunait d'habitude avec son confesseur, ses bouffons, ses parasites, et peut-être nos lecteurs ont-ils été étonnés de la société dans laquelle nous plaçons le confesseur de Son Eminence. Mais le P. Mulot n'était point un de ces casuistes rigides, qui surchargent leurs pénitents de Pater noster et d'Ave Maria...
Non, le P. Mulot était avant tout un ami du cardinal. Onze ans auparavant, lors de l'assassinat du maréchal d'Ancre, lorsque la reine-mère avait été exilée à Blois et le cardinal à Avignon, le P. Mulot, soit par amitié pour le jeune Richelieu, soit confiance dans son génie à venir, avait vendu tout ce qu'il possédait, et en avait tiré trois ou quatre mille écus pour le cardinal, alors évêque de Luçon. Aussi conservait-il son franc parler avec tout le monde, et ne se gênait-il pour qui que ce fût. Mais c'était surtout à l'endroit du mauvais vin qu'il était d'autant plus intraitable qu'il était tout à fait courtisan du bon. Un jour qu'il dînait chez M. d'Alaincourt, gouverneur de Lyon, et qu'il était mécontent du vin qu'on lui servait, il fit venir le laquais qui l'avait versé, et le prenant par l'oreille:
—Mon ami, lui dit-il, vous êtes un grand coquin de ne point avertir votre maître, qui, peut-être ne s'y connaissant pas, croit nous donner du vin et nous sert de la piquette.
A ce culte de la vigne, le digne aumônier avait gagné un nez qui, pareil à celui de Bardolph, le joyeux compagnon de Henri V, eût pu servir le soir de lanterne, de sorte qu'un jour, que, n'étant encore qu'évêque de Luçon, M. de Richelieu essayait des chapeaux de castor, et que le P. Mulot le regardait les essayer, M. de Richelieu en choisit un, et le mettant sur sa tête:—«Celui-ci me va-t-il bien? demanda-t-il.
—Il irait encore mieux à Votre Grandeur, répondit Bois-Robert, s'il était de la couleur du nez de votre aumônier.
Le brave Mulot ne pardonna jamais cette plaisanterie à Bois-Robert.
Le second convive attendu par le cardinal était un gentilhomme de Touraine, appelé Lafalone. C'était une espèce de gardien que le cardinal s'était fait donner par le roi avant qu'il eût des gardes, pour empêcher qu'on ne le dérangeât inutilement ou pour des choses de peu d'importance. Ce Lafalone était aussi grand mangeur que Mulot était buveur, et voir boire l'un et manger l'autre était un plaisir que se donnait presque tous les jours le cardinal. En effet, Lafalone ne pensait qu'à la table. Quand les autres disaient qu'il ferait beau promener, qu'il ferait beau chasser, qu'il ferait beau baigner aujourd'hui, lui, invariablement disait: qu'il ferait beau manger. Il en résulta que, quoique le cardinal eût des gardes, il n'en conserva pas moins Lafalone.
Le troisième convive ou plutôt la troisième personne à laquelle le cardinal avait fait dire de venir, était François Metel de Bois-Robert, l'un de ses collaborateurs, mais plutôt encore son bouffon. D'abord, on ne saurait dire pourquoi, Bois-Robert lui avait fort déplu. Il s'était sauvé de Rouen, où il était avocat, pour une mauvaise affaire que voulait lui faire une fille qui l'accusait de lui avoir fait deux enfants. En arrivant à Paris, il s'était attaché au cardinal Duperron, puis avait tenté de passer au service du cardinal; mais nous l'avons dit, il ne lui était point sympathique, et plusieurs fois il gronda ses gens de ne pas savoir le défaire de lui.
—Eh! monsieur, lui dit un jour Bois-Robert, vous laissez bien manger aux chiens les miettes de votre table, ne vaux-je pas bien un chien?
Cette humilité désarma le cardinal, et non-seulement il avait pris Bois-Robert en amitié mais encore il ne pouvait se passer de lui.
Quand le cardinal était de bonne humeur, il l'appelait: Le Bois tout court, à cause d'un don que lui avait fait M. de Châteauneuf sur le bois qui vient de Normandie.
C'était son journal du matin; par Bois-Robert, le cardinal connaissait tout ce qui se passait dans cette république des lettres qui commençait à se consolider; puis Bois-Robert, qui avait un cœur excellent, guidait la main du cardinal dans les bienfaits qu'elle devait répandre, et parfois, bon gré, mal gré, la forçait de s'ouvrir quand elle voulait rester fermée par quelque motif de haine ou de jalousie, et Bois-Robert, à sa manière, lui prouvait que celui qui peut se venger ne doit point haïr, et que celui qui est tout-puissant ne saurait être jaloux.
On comprend qu'avec cette éternelle tension d'esprit vers la politique, ces menaces éternelles de conspirations, cette lutte acharnée contre tout ce qui l'entourait, le cardinal avait besoin de temps en temps de se laisser aller à des gaités qui, pour lui, devenaient presque de l'hygiène; l'arc trop tendu et surtout toujours tendu se fût brisé.
C'était surtout après des nuits comme celle qu'il venait de passer, et au milieu de ses plus sombres préoccupations, que le cardinal recherchait la société des trois hommes avec lesquels nous allons le voir se reposer quelques instants de ses travaux, de ses angoisses et de ses fatigues.
D'ailleurs, outre les contes qu'il espérait tirer, comme d'habitude, de la verve intarissable de Bois-Robert, il avait à le charger de découvrir la demeure de la demoiselle de Gournay et de la lui amener.
Aussitôt sa lettre pour Marion Delorme déposée dans le couloir, il ordonna donc, comme nous l'avons dit, à Charpentier d'ouvrir à ses trois convives.
Charpentier ouvrit la porte.
Bois-Robert et Lafalone se firent des politesses pour passer; mais Mulot, qui paraissait de mauvaise humeur, les écarta tous deux et passa le premier.
Il tenait une lettre à la main.
—Oh! lui dit le cardinal, qu'avez-vous donc, mon cher abbé?
—Ce que j'ai, cria Mulot, en trépignant, j'ai que je suis furieux!
—Et pourquoi?
—Ils n'en feront jamais d'autres!
—Qui?
—Ceux qui m'écrivent de votre part.
—Bon Dieu! qu'ont-ils donc fourré dans votre lettre?
—Ce n'est pas la lettre qui est mal; au contraire, contre l'habitude de vos gens, elle est assez polie.
—Qui est donc mal, alors?
—L'adresse. Vous savez bien que je ne suis pas votre aumônier, attendu que, si je consens jamais à être l'aumônier de quelqu'un, ce sera de plus grand que vous. Je suis chanoine de la Sainte-Chapelle.
—Oh! alors, qu'ont-ils mis sur l'adresse?
—Ils ont mis: «A monsieur, monsieur Mulot, aumônier de Son Eminence,» les sots.
—Ouais! dit le cardinal en riant, car il se doutait bien qu'il allait s'attirer quelques rebuffades; si c'était moi qui eusse mis l'adresse?
—Si c'était vous, cela ne m'étonnerait pas, ce ne serait point, Dieu merci, la première sottise que vous auriez faite.
—Je suis bien aise de savoir que cela vous contrarie.
—Cela ne me contrarie pas, cela m'exaspère.
—Tant mieux!
—Pourquoi, tant mieux?
—Parce que vous n'êtes jamais si réjouissant que quand vous êtes en colère, et comme j'aime beaucoup à vous voir en colère, je ne vous écrirai plus jamais qu'à «monsieur Mulot, aumônier de Son Eminence.»
—Faites cela et vous verrez.
—Que verrai-je?
—Vous verrez que je vous laisserai déjeuner tout seul.
—Bon, je vous enverrai chercher par Cavois.
—Je ne mangerai pas.
—On vous fera manger de force.
—Je ne boirai pas.
—On débouchera sous votre nez des bouteilles de romanée, de clos-vougeot et de chambertin.
—Taisez-vous! taisez-vous! cria Mulot, au comble de l'exaspération, et marchant sur le cardinal les poings fermés. Tenez, je le dis hautement, vous êtes un méchant homme.
—Mulot! Mulot! dit le cardinal, pâmant de rire, au fur et à mesure que son interlocuteur pâmait de colère. Je vais vous faire arrêter!
—Et sous quel prétexte?
—Sous le prétexte que vous révélez le secret de la confession.
Les assistants éclatèrent de rire, tandis que Mulot déchirait la lettre en morceaux et la jetait au feu.
Pendant la discussion on avait apporté une table toute dressée.
—Ah! voyons ce qu'il y a pour déjeuner, dit Lafalone, et sachons si cela vaut la peine de déranger un brave gentilhomme qui avait chez lui son déjeuner magnifiquement servi?
Et levant les plats les uns après les autres:
—Ah! ah! blancs de chapons à la royale, un salmis de pluviers et d'alouettes, deux bécasses rôties, champignons farcis à la provençale, écrevisses à la manière de Bordeaux; à la rigueur, on peut déjeuner avec cela.
—Hé pardieu! fit Mulot, de la nourriture on en aura toujours assez; chacun sait que M. le cardinal donne dans tous les péchés mortels et particulièrement dans celui de la gourmandise; mais ce sont les vins qu'il s'agit d'examiner: Bouzy rouge, hum! bordeaux grand cru, c'est bon pour les gens qui ont mal à l'estomac, comme tous les vins de Bordeaux. Vivent les vins de Bourgogne! Nuits, ah! ah! pomard, moulin-à-vent, ce n'est pas ce qu'il y a de mieux, mais enfin il faudra s'en contenter.
—Comment, l'abbé, vous avez à votre déjeuner du champagne, du bordeaux, du bourgogne, et vous ne trouvez pas que ce soit assez?
—Je ne dis pas qu'il n'y en ait point assez, dit Mulot en se radoucissant, je dis seulement qu'il pourrait être meilleur.
—Déjeunes-tu avec nous, le Bois? demanda le cardinal.
—Son Eminence m'excusera; elle m'a fait ordonner de venir ce matin, mais elle ne m'a point parlé de déjeuner, et j'ai déjeuné avec Racan, qui ôtait ses chausses sur une borne au coin de la vieille rue du Temple et de la rue Saint-Antoine.
—Que diable viens-tu me conter-là? Mettez-vous donc à table, Mulot; asseyez-vous Lafalone, et silence pour écouter M. le Bois, qui va nous conter quelque joli mensonge.
—Qu'il conte! qu'il conte! dit Lafalone, ce n'est pas moi qui l'interromprai.
—Je bois ce verre de pomard à votre récit, maître le Bois, dit Mulot avec un reste de rancune, et qu'il soit plus amusant que d'habitude.
—Je ne le peux pas faire plus amusant qu'il n'est, dit Bois-Robert, puisque je raconte la vérité.
—La vérité, dit le cardinal; avec cela qu'il est d'habitude d'ôter ses chausses en pleine rue, à huit heures et demie du matin, sur une borne.
—Monseigneur, vous allez voir. Votre Eminence sait que Malherbe loge à cent pas d'ici, rue des Tournelles.
—Oui, je sais cela, dit le cardinal, qui, mangeant très peu, à cause de son mauvais estomac, pouvait parler en mangeant.
—Eh bien, il paraît qu'hier soir ils avaient fait orgie chez lui avec Ivrande et Racan, de sorte que, comme Malherbe n'a qu'une chambre, les trois compagnons, ivres-morts, ont couché dans la même chambre. Racan se réveille le premier, il paraît qu'il avait affaire de bonne heure, il se lève, prend les chausses d'Ivrande pour son caleçon, les passe sans s'apercevoir de la méprise, met les siennes par-dessus, achève sa toilette et sort. Cinq minutes après, Ivrande veut se lever à son tour et ne trouve plus ses chausses. «Mordieu! dit-il à Malherbe, il faut que ce soit ce maître distrait de Racan qui les ait prises.»
Et sur ce, Ivrande passe les chausses de Malherbe, qui était encore au lit, et, malgré les cris de celui-ci, sort tout courant pour rejoindre Racan qu'il aperçoit s'en allant gravement avec un derrière deux fois plus gros qu'il n'était convenable. Ivrande le rejoint, et réclame son bien.
—C'est par ma foi vrai, et tu as raison, lui dit Racan.
Et, sans plus de façon, il s'assied, comme j'ai eu l'honneur de le dire à Votre Eminence, à l'angle de la rue Saint-Antoine et de la rue Vieille-du-Temple, à l'endroit le plus passant de Paris, ôte d'abord les chausses de dessus, puis celles de dessous, rend celles de dessous à Ivrande, et repasse les siennes. Je suis arrivé dans ce moment-là et j'ai offert à Racan de lui payer à déjeuner; il a refusé d'abord, en disant qu'il n'était levé si matin que parce qu'il avait une affaire de la plus haute importance à terminer, mais quand il a voulu se rappeler quelle affaire il avait à finir, il n'a jamais pu en venir à bout; à la fin de notre déjeuner seulement, il s'est frappé tout à coup le front:
—Bon! dit-il, je me remémore ce que j'avais à faire.
—Et qu'avait-il de si pressant à faire, demanda le cardinal, qui, comme toujours, trouvait le plus grand plaisir au conte de Bois-Robert?
—Il avait à aller demander des nouvelles de la santé de madame la marquise de Rambouillet, qui, depuis l'accident arrivé au marquis de Pisani, a la fièvre.
—En effet, dit le cardinal, j'ai su par ma nièce qu'elle était fort malade. Vous m'y faites penser, le Bois; vous prendrez de ses nouvelles de ma part, en passant chez elle.
—Inutile, monseigneur.
—Pourquoi cela, inutile?
—Parce qu'elle est guérie.
—Guérie, et qui l'a traitée?
—Voiture.
—Bah! Il s'est donc fait médecin?
—Non, monseigneur, mais Votre Eminence va voir qu'il n'est aucunement besoin d'être médecin pour guérir de la fièvre.
—Comment cela?
—Il ne s'agit que d'avoir deux ours.
—Comment, deux ours?
—Oui, notre Voiture avait entendu dire, qu'en faisant une grande surprise à une personne qui avait la fièvre, on pouvait guérir cette personne, et il s'en allait par les rues cherchant quelle surprise il pourrait faire à madame de Rambouillet, lorsqu'il rencontra deux montreurs d'ours avec leurs bêtes.
—Oh! pardieu! dit-il, voilà mon affaire.
Il prend avec lui les Savoyards et les animaux et conduit le tout à l'hôtel Rambouillet.
La marquise était alors assise près de son feu, protégée par un paravent. Voiture entre à pas de loup, approche deux chaises du paravent et fait monter dessus ses deux ours. Mme de Rambouillet entend souffler derrière elle, se retourne et aperçoit au-dessus de sa tête deux museaux grognants. Elle pensa en mourir de peur, mais la fièvre fut coupée.
—Oh! la bonne histoire, dit le cardinal. Qu'en pensez-vous, Mulot?
—Je pense qu'aux yeux de Dieu, tous les moyens sont bons, dit l'aumônier, que le vin rendait tendre à la religion, pourvu que l'on soit en état de grâce avec lui.
—Dieu! foin du prêcheur, dans quelle mauvaise compagnie met-il Dieu! avec Voiture, un Savoyard et deux ours, et le tout chez la marquise de Rambouillet.
—Dieu est partout, dit l'aumônier en levant béatiquement les yeux et son verre au ciel. Mais vous, monseigneur, vous ne croyez pas en Dieu.
—Comment, je ne crois pas en Dieu! dit le cardinal.
—N'allez-vous pas me dire que vous y croyez maintenant, dit l'abbé, fixant sur le cardinal ses petits yeux noirs, illuminés par son nez.
—Mais certainement, que j'y crois.
—Allons donc, dans votre dernière confession, vous m'avez avoué que vous n'y croyiez pas.
—Lafalone! Le Bois! s'écria en riant le cardinal, n'allez pas croire un mot de ce que vous dit Mulot, il est tellement ivre qu'il confond ma confession avec son examen de conscience. Avez-vous fini, Lafalone?
—J'achève, monseigneur.
—Bien! Aussitôt que vous aurez fini, dites-nous les grâces et laissez-moi libre; j'ai à charger le Bois d'une commission secrète.
—Et moi, monseigneur, dit le Blois, j'ai une petite pétition à vous présenter.
—Encore un protégé.
—Non, monseigneur, une protégée.
—Le Bois! le Bois! tu t'égares, mon ami.
—Oh monseigneur, elle a soixante-dix ans!
—Et que fait ta protégée?
—Des vers, monseigneur.
—Des vers?
—Oui, et même de fort beaux. Voulez-vous en entendre?
—Non pas, cela endormirait Mulot et donnerait une indigestion à Lafalone.
—Quatre seulement.
—Oh quatre, il n'y a pas d'inconvénient.
—Tenez, monseigneur, dit Bois Robert en présentant au cardinal une gravure de Jeanne d'Arc qu'il avait, en entrant, posée sur un fauteuil, voici.
—Mais, dit le cardinal, ceci est une gravure et tu me parles de vers!
—Lisez au dessous de la gravure, monseigneur.
—Ah! très-bien.
Et le cardinal lut les quatre vers suivants:
La douceur de tes yeux et ce glaive irrité?
La douceur de mes yeux caresse ma patrie,
Et mon glaive en fureur lui rend sa liberté.
—Tiens, tiens, tiens, fit le cardinal, et il relut les vers une seconde fois. Mais ils sont très-bien ces vers; ils ont la tournure fière et puissante, de qui sont-ils?
—Lisez le nom de l'auteur, il est écrit au-dessous, monseigneur.
—Marie Lejars, demoiselle de Gournay.
—Comment! s'écria le cardinal, ces vers sont de Mlle de Gournay?
—De Mlle de Gournay, oui, monseigneur.
—De Mlle de Gournay, qui a fait un volume intitulé: L'Ombre.
—Qui a fait un volume intitulé: L'Ombre.
—Mais c'est justement chez elle que je voulais t'envoyer, le Bois.
—Comme cela se trouve.
—Prends mon carrosse et va me la quérir.
—Le malheureux, fit Mulot, il leur fera tant faire de courses pour ses malheureux poètes, qu'il crèvera les chevaux de monseigneur.
—L'abbé, dit Bois-Robert, si Dieu avait créé les chevaux de monseigneur pour qu'ils se reposassent, il les eût faits chanoines de la Sainte-Chapelle.
—Ah! pour cette fois, vous en tenez, compère, dit en éclatant de rire Richelieu, tandis que Mulot grommelait, ne trouvant rien à répondre.
—Mais que l'aumônier de monseigneur se rassure!
—Je ne suis pas l'aumônier de monseigneur, hurla Mulot exaspéré.
—La demoiselle de Gournay est là, fit Bois-Robert.
—Comment, la demoiselle de Gournay est là, demanda le cardinal.
—Oui, comme je comptais ce matin solliciter pour elle une faveur de Son Eminence, et que, connaissant la bonté de Son Eminence, j'étais sûr qu'elle me l'accorderait, je lui ai fait dire d'être chez monseigneur entre dix heures et dix heures et demie, de sorte qu'elle doit attendre.
—Le Bois, tu es un homme précieux; allons, l'abbé, encore un verre de nuits; allons, Lafalone, encore une cuillerée de ces confitures, et dites vos grâces; il ne faut pas faire attendre Mlle de Gournay, qui est demoiselle noble et fille d'adoption de Montaigne.
Lafalone croisa béatiquement les mains sur son gros ventre, et les yeux dévotement levés au ciel:
—Seigneur Dieu, dit-il, faites-nous la grâce de bien digérer ce bon déjeuner que nous avons si bien mangé.
C'était ce que le cardinal appelait les grâces de Lafalone.
—Et maintenant, messieurs, dit le cardinal, laissez-moi.
Lafalone et Mulot se levèrent à cette invitation, Lafalone le visage épanoui, Mulot la figure rechignée, et tous deux gagnèrent la porte, Lafalone roulant sur lui-même et disant:
—Décidément, l'on déjeune bien chez Son Eminence.
Mulot, titubant comme un Silène, et balbutiant, les mains levées au ciel:
—Un cardinal qui ne croit pas en Dieu, abomination de la désolation!
Quant à Bois-Robert, heureux d'annoncer une bonne nouvelle à sa protégée, il s'était déjà élancé hors du cabinet de Son Eminence.
Le cardinal resta un instant seul; mais si court que fût cet instant, il lui suffit pour rendre à son visage anguleux, à son front pâle et à son œil pensif leur sévère physionomie.
—La feuille existe, murmura-t-il; Sully connaît celui qui la tient. Oh! moi aussi, je le connaîtrai.
Et comme Bois-Robert rentrait tenant la demoiselle de Gournay par la main, le sourire, hôte inusité de cette sombre physionomie, reparut momentanément sur ses lèvres.
CHAPITRE XIII.
LA DEMOISELLE DE GOURNAY.
La demoiselle de Gournay était, comme nous l'avons dit, une vieille fille, née vers le milieu du seizième siècle; elle était de Picardie et était de bonne maison.
A l'âge de 19 ans, elle avait lu les Essais de Montaigne, et en étant restée émerveillée, elle avait désiré connaître l'auteur.
Justement, sur ces entrefaites, Montaigne était venu à Paris; aussitôt elle s'enquit de son adresse, l'envoya saluer et lui déclarer l'estime qu'elle faisait de sa personne et de son livre.
Montaigne vint la voir le lendemain, et la trouvant si jeune et si enthousiaste, lui offrit l'affection et l'alliance de père à fille, ce qu'elle reçut avec reconnaissance.
A partir de ce jour, elle ajouta au-dessous de sa signature: Fille d'alliance de Montaigne.
Elle faisait des vers pas trop mauvais, comme on l'a vu; mais ces vers la nourrissaient mal, et elle était dans un état voisin de la misère, lorsque Bois-Robert, que l'on nommait le solliciteur des Muses affligées, sut sa détresse et résolut de la présenter au cardinal de Richelieu.
Bois-Robert connaissait si bien sa puissance sur le cardinal, qu'il disait:
—Je ne demande pas plus que d'être aussi bien dans l'autre monde avec monseigneur Jésus-Christ que je suis dans celui-ci avec monseigneur le cardinal.
Bois-Robert n'hésita point à conduire sa protégée place Royale, et, par un hasard étrange, il lui donnait rendez-vous, dans le salon d'attente de Son Eminence, le jour même et à l'heure même où le cardinal comptait lui dire de la lui amener.
La pauvre vieille fille se trouvait donc là à point nommé, et semblait, en habile solliciteuse, avoir prévenu les désirs du cardinal.
Ce fut, nous l'avons dit, avec un visage souriant qu'il la reçut, et comme il connaissait son Paris littéraire sur le bout du doigt, il la salua avec un compliment tiré tout entier de vieux mots extraordinaires de son livre de L'Ombre.
Mais elle alors, sans se déconcerter.
—Vous riez de la pauvre vieille, dit-elle; mais riez, riez, grand génie! ne faut-il pas que le monde entier contribue à votre divertissement!
Le cardinal, étonné de cette présence d'esprit et touché de cette humilité, lui fit ses excuses.
Puis, se retournant vers Bois-Robert:
—Voyons, le Bois, dit-il, que veux-tu que nous fassions pour Mlle de Gournay?
—Ce n'est pas à moi de mettre des bornes à la générosité de Votre Eminence, dit Bois-Robert en s'inclinant.
—Eh bien, reprit le cardinal, je lui donne deux cents écus de pension.
C'était beaucoup pour cette époque-là, et surtout pour une pauvre vieille fille. Deux cents écus faisaient douze cents livres, et douze cents livres de cette époque en faisaient quatre à cinq mille de la nôtre.
Aussi la demoiselle de Gournay commença-t-elle un geste et une phrase de remercîment; mais Bois-Robert, qui n'était pas content et qui ne tenait pas le cardinal quitte pour si peu, l'arrêta au milieu de son geste et au premier mot de sa phrase.
—Monseigneur a dit deux cents écus? dit le Bois.
—Oui, fit le cardinal.
—Bon pour elle, monseigneur, et elle vous en remercie; mais Mlle de Gournay a des domestiques.
—Ah! elle a des domestiques! fit le cardinal.
—Oui, une fille de noblesse ne peut se servir elle-même, monseigneur comprendra cela.
—Je le comprends; et quels domestiques a Mlle de Gournay? demanda le cardinal, décidé d'avance, pour se l'acquérir, à faire en faveur de la solliciteuse tout ce que lui demanderait Bois-Robert.
—Elle a Mlle Jamyn, répondit Bois-Robert.
—Oh! monsieur Bois-Robert, murmura la vieille fille, trouvant que Bois-Robert prenait bien des libertés sur le terrain de la bienveillance du cardinal.
—Laissez-moi faire, laissez-moi faire, dit Bois-Robert: je connais Son Eminence.
—Et qu'est-ce que c'est que Mlle Jamyn? demanda le cardinal.
—La bâtarde d'Amadis Jamyn, page de Ronsard.
—Je donne cinquante livres par an pour la bâtarde d'Amadis Jamyn, page de Ronsard, répondit le cardinal.
La vieille fit un mouvement pour se lever, mais Bois-Robert la fit rasseoir.
—Bon pour Mlle Jamyn, dit le solliciteur obstiné, et Mlle de Gournay vous remercie en son nom; mais elle a encore ma mie Piaillon.
—Qu'est-ce que ma mie Piaillon? demanda le cardinal, tandis que la pauvre Mlle de Gournay faisait à Bois-Robert des gestes désespérés auxquels celui-ci ne paraissait point accorder la moindre attention.
—Ma mie Piaillon? Votre Eminence ne connaît pas ma mie Piaillon?
—Non, le Bois, je l'avoue.
—C'est la chatte de Mlle de Gournay.
—Monseigneur, s'écria la vieille fille, excusez, je vous en supplie.
Le cardinal fit un signe de la main pour la rassurer.
—Je donne vingt livres de pension à ma mie Piaillon, à la condition qu'elle aura des tripes.
—Oui, elle en aura, et même des tripes à la mode de Caen, si Votre Eminence l'exige, et Mlle de Gournay vous remercie au nom de ma mie Piaillon, monseigneur, mais...
—Comment, le Bois? dit le cardinal ne pouvant s'empêcher de rire, il y a un mais?
—Oui, monseigneur; mais ma mie Piaillon vient de chatonner.
—Oh! fit la demoiselle de Gournay confuse et joignant les mains.
—Combien de chatons? demanda le cardinal.
—Cinq!
—Ouais! fit le cardinal, ma mie Piaillon est bien féconde; n'importe, le Bois, j'ajoute une pistole pour chaque chaton.
Et maintenant, mademoiselle de Gournay, dit Bois-Robert enchanté, je vous permets de remercier Son Eminence.
—Pas encore, pas encore, dit le cardinal, et ce n'est point à Mlle de Gournay de me remercier maintenant, tandis que ce sera probablement à moi, au contraire, de la remercier tout à l'heure.
—Bah! fit Bois-Robert étonné.
—Laisse-nous seuls, le Bois, j'ai une grâce à demander à mademoiselle.
Bois-Robert jeta un regard ébahi sur le cardinal, puis sur Mlle de Gournay.
—Oui, je vois bien ce qui se passe dans votre esprit, maître drôle, dit le cardinal; mais si j'entends le moindre propos sur l'honneur de Mlle de Gournay venant de vous, vous aurez affaire à moi. Attendez mademoiselle dans le salon.
Bois-Robert salua et sortit; il ne comprenait absolument rien à ce qui se passait.
Le cardinal s'assura que la porte était bien refermée, et s'approchant de Mlle de Gournay non moins étonnée que Bois-Robert:
—Oui, mademoiselle, lui dit-il, j'ai une grâce à vous demander.
—Laquelle, monseigneur? fit la pauvre vieille fille.
—C'est de reporter vos souvenirs en arrière; cela vous sera facile; vous devez avoir bonne mémoire, n'est-ce pas?
—Excellente, monseigneur, si ce n'est pas trop loin.
—Le renseignement que j'ai à vous demander concerne un fait ou plutôt deux faits qui se sont passés du 9 au 11 mai 1610.
Mlle de Gournay fit un soubresaut à cette date, et regarda le cardinal d'un œil qui trahissait l'inquiétude.
—Du 9 au 11 mai, répéta-t-elle, du 9 au 11 mai 1610, c'est-à-dire l'année même où fut assassiné notre pauvre cher roi Henri IV, le bien-aimé.
—Justement, mademoiselle, et le renseignement que j'ai à vous demander est relatif à sa mort.
Mlle de Gournay ne répondit rien, mais son inquiétude parut redoubler.
—Ne vous inquiétez point, mademoiselle, dit Richelieu, l'espèce d'enquête que je vous fais subir ne vous concerne aucunement. Et, bien loin de vous en vouloir, sachez, pour n'en avoir de reconnaissance qu'à vous même, que c'est à votre fidélité aux bons principes, à cette époque, bien plus qu'à la sollicitation de Bois-Robert, que vous devez la faveur, bien au-dessous de votre mérite, que je viens de vous accorder.
—Excusez-moi, monseigneur, dit la pauvre fille toute troublée, mais je n'y comprends rien.
—Deux mots suffiront pour vous mettre au courant: vous avez connu une femme nommée Jeanne le Voyer, dame de Coëtman?
Cette fois, Mlle de Gournay tressaillit et pâlit visiblement.
—Oui, dit-elle, elle est du même pays que moi, mais d'une trentaine d'années plus jeune, si toutefois elle vit encore.
—Elle vous remit, le 9 ou le 10 mai, elle ne se rappelait plus elle-même le jour précis, une lettre adressée à M. de Sully, mais pour être communiquée au roi Henri IV?
—Le 10 mai, oui, monseigneur.
—Vous savez ce que contenait cette lettre?
—C'était un avis au roi qu'il devait être assassiné.
—La lettre nommait les auteurs du complot?
—Oui, monseigneur, dit la demoiselle de Gournay toute tremblante.
—Vous vous rappelez les personnes dénoncées par la dame de Coëtman?
—Je me les rappelle.
—Voulez-vous me dire leurs noms?
—C'est bien grave, ce que vous me demandez là, monseigneur!
—Vous avez raison; je vais vous les nommer; vous vous contenterez de répondre oui ou non par un signe de tête. Les personnes dénoncées par Mme de Coëtman étaient: la reine-mère, Marie de Médicis, le maréchal d'Ancre et le duc d'Epernon?
La demoiselle de Gournay, plus morte que vive, fit de la tête un signe affirmatif.
—Cette lettre, continua le cardinal, vous la remîtes à M. de Sully, qui eut l'immense tort de ne pas la montrer au roi et vous la rendit, se contentant de lui en parler.
—Tout cela est parfaitement exact, monseigneur, dit Mlle de Gournay.
—Cette lettre, vous l'avez gardée?
—Oui, monseigneur; car deux personnes seulement avaient le droit de me la réclamer; le duc de Sully, auquel elle était adressée, et la dame de Coëtman qui l'avait écrite.
—Vous n'avez jamais entendu reparler de M. de Sully?
—Non, monseigneur.
—Ni de la dame de Coëtman?
—J'ai appris qu'elle avait été arrêtée le 13; je ne l'ai pas revue depuis, et ne sais si elle est morte ou vivante.
—Donc vous avez cette lettre?
—Oui, monseigneur.
—Eh bien, la grâce que j'ai à vous demander, ma chère demoiselle, c'est de me la remettre.
—Impossible, monseigneur, dit Mlle de Gournay avec une fermeté dont un instant auparavant on l'eût crue incapable.
—Pourquoi cela?
—Parce que, comme j'avais l'honneur de le dire, il n'y a qu'un instant, à Votre Eminence, deux personnes seulement ont le droit de me réclamer cette lettre; la dame de Coëtman, qui a été accusée de complicité dans cette sombre et douloureuse affaire et à qui elle peut servir de justification, et M. le duc de Sully.
—La dame de Coëtman n'a pas besoin, à l'heure qu'il est, de justification, attendu qu'elle est morte cette nuit, entre une heure et deux heures, au couvent des Filles repenties.
—Dieu ait son âme! dit Mlle de Gournay en se signant, ce fut une martyre.
—Et quant au duc de Sully, continua le cardinal, s'étant si peu soucié de la lettre depuis dix-huit ans, il est probable qu'il ne s'en soucie pas davantage aujourd'hui.
Mlle de Gournay secoua la tête.
—Je ne puis rien faire qu'avec la permission de M. de Sully, dit-elle, surtout la dame de Coëtman n'étant plus de ce monde.
—Et cependant, dit Richelieu, si je mettais les grâces que je vous ai accordées au prix de cette lettre.
Mlle de Gournay se leva avec une dignité suprême.
—Monseigneur, dit-elle, je suis fille de noblesse et, par conséquent gentilfemme, comme vous êtes gentilhomme... Je mourrai de faim s'il le faut, mais ne ferai point une chose que me reprocherait ma conscience.
—Vous ne mourrez pas de faim, noble fille, et votre conscience ne vous reprochera rien, dit le cardinal avec une visible satisfaction de voir tant de loyauté dans une pauvre faiseuse de livres; j'ai promesse de M. de Sully de vous donner cette permission, et vous allez aller vous-même à l'hôtel de Sully avec mon capitaine des gardes, pour la lui demander.
Puis, appelant à la fois Cavois et Bois-Robert, qui entrèrent chacun par une porte:
—Cavois, dit-il, vous allez conduire de ma part et dans mon carrosse Mlle de Gournay chez M. le duc de Sully; vous ferez en sorte, en me nommant, qu'elle soit introduite sans attendre; puis l'accompagnerez, en carrosse toujours, jusque chez elle, et là elle vous remettra une lettre que vous ne rendrez qu'à moi.
Puis s'adressant à Bois-Robert:
—Le Bois, ajouta-t-il, je double la pension de la demoiselle de Gournay, de la bâtarde d'Amadis Jamyn, de ma mie Piaillon et des chatons: est-ce bien cela, et n'ai-je oublié personne?
—Non, monseigneur, dit Bois-Robert au comble de la joie.
—Vous vous entendrez avec mon trésorier, afin que cette pension courre du Ier janvier de l'année 1628.
—Ah! monseigneur, s'écria Mlle de Gournay saisissant la main de Richelieu pour la lui baiser.
—C'est à moi de baiser la vôtre, mademoiselle, dit le cardinal.
—Monseigneur, monseigneur, fit Mlle de Gournay essayant de retirer sa main, à une vieille fille de mon âge!
—Main loyale vaut bien jeune main, dit le cardinal.
Et il baisa la main de Mlle de Gournay aussi respectueusement que si elle n'eût eu que 25 ans.
Mlle de Gournay sortit par une porte avec Cavois, et Bois-Robert par l'autre.
CHAPITRE XIV.
LE RAPPORT DE SOUSCARRIÈRES.
Resté seul, le cardinal appela son secrétaire Charpentier et lui demanda sa correspondance du jour. Elle contenait trois lettres importantes:
Une de Beautru, l'ambassadeur, ou plutôt l'envoyé en Espagne, car jamais Beautru ne fut ambassadeur en titre; sa position de demi-bouffon à la cour, nous dirions d'homme d'esprit si nous ne craignions pas d'être impertinent pour la haute diplomatie, ne permettant pas qu'on lui donnât le titre d'ambassadeur.
La seconde, de La Saladie, envoyé extraordinaire en Piémont, à Mantoue, à Venise et à Rome.
La troisième de Charnassé, envoyé de confiance en Allemagne et chargé d'une mission secrète pour Gustave-Adolphe.
Peut-être Beautru n'avait-il été choisi, par Mgr de Richelieu, que parce qu'il était un des grands ennemis de M. d'Epernon; s'étant permis quelques plaisanteries sur le duc, le duc le fit prendre par les Simon, déjà mentionnés, on s'en souviendra, par Latil comme des donneurs d'étrivières: encore mal remis de cet accident, et les reins endoloris, il vint faire visite à la reine-mère, s'appuyant sur une canne.
—Avez-vous donc la goutte, monsieur de Beautru, lui demanda la reine-mère, que vous êtes obligé de vous appuyer sur un bâton?
—Madame, répondit le prince de Guéménée, Beautru n'a pas la goutte, mais il porte le bâton comme saint Laurent porte son gril, pour montrer l'instrument de son martyre.
Etant en province, le juge d'une petite ville l'importunait si souvent qu'il avait ordonné à son valet de ne plus le laisser entrer; le juge se présente; malgré la défense, le valet l'annonce.
—Ne t'ai-je pas ordonné, drôle, de trouver un prétexte pour me débarrasser de lui?
—Par ma foi oui, vous m'avez dit cela, mais je ne sais que lui dire.
—Dis-lui que je suis au lit, pardieu!
Le valet sort et rentre.
—Monsieur, il dit qu'il attendra que vous soyez levé.
—Dis-lui que je suis malade, alors.
Le valet sort et rentre:
—Monsieur, il dit qu'il vous enseignera une recette.
—Dis-lui que je suis à l'extrémité.
Le valet sort et rentre.
—Monsieur, il dit qu'il veut vous faire ses adieux.
—Dis-lui que je suis mort.
Le valet sort et rentre.
—Monsieur, il dit qu'il veut vous jeter de l'eau bénite.
—Alors, fais-le entrer, dit Beautru avec un soupir; je n'aurais jamais cru trouver un homme plus entêté que moi.
Une des choses qui le recommandaient au cardinal, c'était d'abord son honnêteté. Le cardinal disait de lui: «J'aime mieux la conscience de Beautru, qu'on appelle un bouffon, que celle de deux cardinaux de Bérulle.» Ce qui le recommandait encore au cardinal c'était son souverain mépris pour Rome, qu'il appelait une chemise apostolique; le cardinal lui communiqua un jour une promotion de dix cardinaux nommés par Urbain XIII, et dont le dernier s'appelait Fachinetti.
—Je n'en vois que neuf, dit Beautru.
—Bon! et Fachinetti, dit le cardinal?
—Excusez-moi, monseigneur, répondit Beautru, je croyais que c'était le titre des neuf autres.
Beautru écrivait que l'Espagne n'avait point paru prendre sa mission au sérieux. Le comte-duc Olivarès l'avait conduit voir le poulailler du roi qui était bien tenu, et lui avait dit qu'il ne doutait point que, dès que S. M. Philippe IV saurait son arrivée, il ne lui envoyât della gallos, ce qui en espagnol faisait un jeu de mots médiocrement poli pour la France. Il ajoutait qu'il invitait le cardinal à ne voir dans toutes les propositions que ferait l'Espagne, qu'un moyen de gagner du temps, le cabinet de Madrid étant lié par un traité avec Charles-Emmanuel pour l'aider à prendre le Montferrat, quitte à le partager avec lui quand il serait pris. Il recommandait surtout à son Eminence de se défier de plus en plus de Fargis qui appartenait de corps et d'âme—Beautru mettait l'âme en doute,—mais tout au moins de corps, à la reine mère, et qui ne faisait rien que sur les notes de sa femme, lesquelles n'étaient rien autre chose que les instructions de Marie de Médicis et d'Anne d'Autriche.
Richelieu, après avoir lu la dépêche de Beautru, fit un imperceptible mouvement d'épaule et murmura:
—J'aimerais mieux la paix, mais je suis prêt à la guerre.
La dépêche de La Saladie était plus explicite encore.
Le duc Charles-Emmanuel, auquel Richelieu faisait offrir, s'il voulait renoncer à ses prétentions sur le Montferrat et sur Mantoue, la ville de Trin, avec douze mille écus de rente en terres souveraines, avait refusé et avait tout simplement répondu qu'il aimait autant Cazal que Trin, et que Cazal serait pris avant que les troupes du roi fussent à Lyon.
A l'arrivée de La Saladie à Mantoue, le nouveau duc qui commençait à désespérer, avait repris courage, mais il ajoutait qu'il fallait renoncer au premier plan, qui était de faire débarquer le duc de Guise avec 7,000 hommes à Gênes, les Espagnols gardant tous les passages de Gênes dans le Montferrat. Le roi devait donc se contenter de forcer le pas de Suze, position bien défendue, mais non imprenable.
Après avoir vu le duc de Savoie et le duc de Mantoue, La Saladie annonçait qu'il partait pour Venise.
Richelieu prit son cahier de notes et écrivit:
«Rappeler le chevalier Marini, notre ambassadeur à Turin en lui ordonnant d'annoncer à Charles-Emmanuel que le roi le regarde comme un ennemi éclairé.»
Charnassé, dans l'intelligence duquel le cardinal avait d'ailleurs la plus grande confiance, était parti longtemps avant les deux autres, devant passer avant d'arriver en Suède, par Constantinople et la Russie. M. de Charnassé, sous le poids d'une grande douleur, venant de perdre une femme qu'il adorait, avait sollicité du cardinal, cette mission, qui l'éloignait de Paris. Il avait traversé Constantinople, la Russie, et était arrivé près de Gustave.
La lettre du baron n'était qu'un long panégyrique du roi de Suède, qu'il présentait à Richelieu comme le seul homme capable d'arrêter le progrès des armes impériales en Allemagne, si les protestants voulaient signer une ligue avec lui.
Richelieu réfléchit un instant, puis comme s'il rompait avec un dernier scrupule:
—Bon, fit-il, le pape dira ce qu'il voudra: au bout du compte, je suis cardinal, et il ne peut me décardinaliser; mais la gloire et la grandeur de la France avant tout!
Et tirant un papier à lui, il écrivit:
—Exhorter le roi Gustave dès qu'il en aura fini avec les Russes à passer en Allemagne au secours de ceux de sa religion, dont Ferdinand méditait la perte.
«Promettre au roi Gustave que Richelieu lui fournira une grosse somme d'argent, s'il seconde sa politique, et laisser espérer que le roi de France attaquera en même temps la Lorraine pour faire une diversion.»
Le cardinal, comme on le voit, n'oubliait pas la lettre en chiffres que, huit jours auparavant, Rossignol avait déchiffrée.
Enfin le cardinal ajoutait:
«Si l'entreprise du roi de Suède commence bien et promet un bon succès, le roi de France ne gardera plus aucun ménagement à l'endroit de la maison d'Autriche.»
«La lettre pour le chevalier Marini et la dépêche pour Charnassé partiront le jour même.
Le cardinal en était là de son travail diplomatique, lorsque Cavois rentra, lui rapportant la lettre de Mme de Coëtman, dont M. de Sully avait donné décharge à Mlle de Gournay.
Elle était conçue en ces termes: