Le comte de Moret
Et par cent mille autres surnoms
Des pauvres amants outragée;
L'un la dit plus dure que le fer,
L'autre la surnomme enfer,
Et l'autre la nomme enragée.
L'un l'appelle soucis et pleurs,
L'autre tristesse et douleurs
Et l'autre la désespérée.
Mais moi, parce qu'elle a toujours
Eté propice à mes amours,
Je la surnomme la sucrée!
Quant au plus âgé des deux jeunes gens, il ne jouait pas de la viole, il ne chantait pas, il était trop occupé pour cela.
Tous ses soins étaient concentrés sur la jeune femme dont il s'était fait le guide et sur les dangers qui la menaçaient, elle et sa monture, dans le chemin étroit et difficile, tandis qu'elle le regardait de cet œil doux et charmant dont les femmes regardent l'homme que non-seulement elles aiment et qui les aime, mais qui se dévoue soit à leur sûreté, soit à leur fantaisie, second dévouement dont elles sont parfois plus reconnaissantes que du premier.
Au bout d'un moment, à l'un des détours du sentier, la petite caravane fit halte.
Cette halte était occasionnée par une grave question à résoudre.
On approchait, comme nous l'avons dit, de Chaumont, c'est-à-dire du dernier bourg français, puisque, depuis deux heures déjà l'on avait dépassé Exilles, et son fort; on était donc éloigné d'une demi-lieue à peine de la borne qui sépare le Dauphiné du Piémont.
Au delà de cette borne, on allait se trouver en pays ennemi, puisque non-seulement Charles-Emmanuel savait les grands préparatifs que le cardinal faisait contre lui, mais encore avait été officiellement prévenu que s'il ne donnait point passage aux troupes qui allaient faire lever le siége de Cazal et ne se joignait, point à elles, la guerre lui était d'avance déclarée.
Or, la grave question qui s'agitait était celle-ci: Passerait-on franchement par ce que l'on appelait le Pas de Suze, au risque d'être reconnu et arrêté par Charles-Emmanuel, ou prendrait-on un guide, et en suivant ce guide, quelque chemin détourné qui permettrait d'éviter Suze et même Turin, pour aller directement en Lombardie?
La jeune fille, avec cette charmante confiance que la femme qui aime a dans l'homme aimé, s'abandonnait absolument à la prudence et au courage de son conducteur; elle ne savait que le regarder de ses beaux yeux noirs et avec son doux sourire en disant:
—Vous savez mieux que moi ce qu'il faut faire, faites ce que vous voudrez.
Le jeune homme, effrayé de cette responsabilité, à l'endroit de la femme qu'il aimait, se tourna, comme pour l'interroger, vers celle dont le visage était caché sous son capuchon.
—Et vous, madame, lui demanda-t-il, quel est votre avis?
Celle à qui la parole était adressée, leva son capuchon, et l'on put voir le visage d'une femme de 45 à 55 ans, vieilli, amaigri, ravagé par une longue souffrance, les yeux seuls, devenus trop grands à force de chercher à voir dans l'inconnu, semblaient vivants au milieu de cette face pâle qui semblait déjà en proie à la rigidité cadavérique.
—Plaît-il? demanda-t-elle.
Elle n'avait rien écouté, rien entendu, à peine avait-elle remarqué que l'on avait fait halte.
Le jeune homme haussa la voix, car le bruit que faisait la Doire, en roulant au fond du précipice, empêchait que l'on entendît des paroles prononcées non-seulement à voix basse, mais avec un accent ordinaire.
Le jeune homme la mit au courant de la question.
—Mon avis, dit-elle, puisque vous voulez bien le demander, est que nous nous arrêtions à la prochaine ville, et, puisqu'elle est ville frontière, que nous y demandions des renseignements locaux. S'il existe des chemins détournés, on nous les indiquera; si nous avons besoin d'un guide, nous l'y trouverons; quelques heures de plus ou de moins n'ont aucune importance, mais ce qui est important, c'est que nous ne soyons pas, c'est-à-dire que vous ne soyez pas reconnu.
—Chère madame, répondit le jeune homme, la sagesse en personne a parlé par votre bouche, et nous suivrons votre avis.
—Eh bien? demanda la jeune fille.
—Eh bien, tout est arrêté, mais que regardiez-vous?
—Voyez donc, n'est-ce pas une chose miraculeuse sur ce plateau?
Les yeux du jeune homme se tournèrent dans la direction indiquée.
—Quoi? demanda-t-il.
—Des fleurs dans cette saison!
Et, en effet, presque immédiatement au-dessous de la ligne des neiges, on voyait étinceler quelques fleurs d'un rouge vif.
—Ici, chère Isabelle, dit le jeune homme, il n'y a pas de saison, et l'hiver est à peu près éternel; cependant, de temps en temps, pour réjouir la vue et pour qu'il soit dit que dans son inépuisable fécondité, la nature est toujours jeune, quelque belle fée laisse en passant tomber de sa main la semence de cette fleur qui pousse jusqu'au milieu des neiges, et que pour cette raison on appelle la rose des Alpes.
—Oh! la charmante fleur, dit Isabelle.
—La désirez-vous? s'écria le jeune homme.
Et avant que la jeune fille eût pu répondre, il s'était élancé et gravissait le roc qui le séparait du plateau et de la fleur.
—Comte, comte, s'écria la jeune fille, au nom du ciel! ne faites donc point de pareilles folies, ou je n'oserai plus rien regarder ou du moins ne plus rien voir.
Mais celui auquel on avait donné le titre de comte et dans la personne duquel nous n'avons aucune raison pour qu'on ne reconnaisse pas le comte de Moret, était déjà parvenu sur le plateau, avait déjà cueilli la fleur et se laissait, en vrai montagnard, glisser le long du rocher, quoiqu'il eût, en homme qui prévoit toutes les éventualités, ainsi que son compagnon, autour de la taille une corde roulée en guise de ceinture, corde destinée à aider le voyageur dans les montées et dans les descentes difficiles.
Il présenta la rose des Alpes à la jeune fille qui, rougissant de plaisir, la porta à ses lèvres, puis ouvrit sa robe et la glissa dans sa poitrine.
En ce moment, un bruit pareil à celui du tonnerre se fit entendre venant de la cime de la montagne; un nuage de neige obscurcit l'atmosphère, et l'on vit avec la rapidité de l'éclair glisser sur la déclivité rapide une montagne blanche qui allait se précipitant de haut en bas, et qui augmentait de vitesse et de force à mesure qu'elle se précipitait.
—Gare à l'avalanche! cria le plus jeune des deux voyageurs en sautant à bas de son mulet, tandis que son compagnon, saisissant Isabelle entre ses bras, allait s'appuyer avec elle contre le rocher auquel il demandait un abri.
La voyageuse pâle rejeta son capuchon en arrière et regarda tranquillement ce qui se passait.
Tout à coup cependant elle poussa un cri.
L'avalanche n'était que partielle; elle enveloppait un espace de cinq cents pas à peu près et commençait à deux cents pas en avant de la petite caravane, qui sentit la terre trembler sous ses pas et le souffle puissant de la mort passer devant elle.
Mais ce cri poussé par la femme pâle n'était point un cri de terreur personnelle; elle seule avait vu ce que n'avait pu voir le plus jeune des deux hommes, c'est-à-dire le page Galaor, préoccupé qu'il était de sa conversation personnelle, ni le comte de Moret, préoccupé qu'il était de la sûreté d'Isabelle; elle avait vu la trombe foudroyante envelopper l'homme et l'animal qui marchaient à trois cents pas devant eux et les précipiter dans l'abîme.
A ce cri, le comte de Moret et Galaor se retournèrent avec une anxiété d'autant plus grande, que, se sentant instinctivement sauvés, ils songèrent, par ce retour naturel à l'homme, au danger que pouvaient courir les autres.
Mais ils ne virent rien que la femme pâle, qui, le bras tendu vers un point qu'elle indiquait du doigt, criait:
—Là! là! là!
Alors leurs yeux se portèrent sur le chemin que son exiguïté même avait préservé de l'encombrement.
Le mulet et le marchand forain qui les précédaient avaient disparu, le chemin était vide.
Le comte de Moret comprit tout.
—Venez doucement, dit-il à Isabelle, venez en vous appuyant au rocher, et vous, ma chère madame de Coëtman, suivez Isabelle; et nous, Galaor, courons: peut-être est-il possible de sauver ce malheureux.
Et s'élançant avec l'agilité d'un montagnard, le comte de Moret, suivi de Galaor, se précipita vers l'endroit que lui indiquait le doigt de la femme pâle, qui n'était autre, comme nous venons de le dire, que Mme de Coëtman, que le cardinal de Richelieu, si confiant qu'il fût dans le respect du comte de Moret et dans la chasteté d'Isabelle, avait jugé à propos, ne fût-ce que par concession aux convenances mondaines, de leur donner pour compagne de voyage.
CHAPITRE II.
GUILLAUME COUTET.
Arrivés à l'endroit indiqué, les deux jeunes gens, en s'appuyant l'un à l'autre, jetèrent avec terreur le regard dans le précipice.
Ils ne virent rien d'abord, leurs yeux se portaient trop loin.
Mais ils entendirent directement au-dessous d'eux ces paroles aussi nettement articulées que le permettait la profonde terreur de celui qui les prononçait.
—Si vous êtes chrétiens, pour l'amour de Dieu, sauvez-moi!
Leurs yeux se portèrent dans la direction de la voix, et ils aperçurent à dix pieds au-dessous d'eux, surplombant un précipice de mille à douze cents pieds, un homme accroché à un sapin à moitié déraciné et pliant sous son poids.
Ses pieds s'appuyaient à une aspérité du rocher qui pouvait l'aider à se maintenir où il était, mais qui devenait inutile du moment où l'arbre achèverait de se rompre; à ce moment, qui ne pouvait tarder, il était évident qu'il serait avec son soutien précipité dans l'abîme.
Le comte de Moret jugea le péril d'un coup d'œil.
—Coupe un bâton de dix-huit pouces de long cria-t-il, et assez fort pour soutenir un homme.
Galaor, montagnard comme Moret, comprit à l'instant même l'intention du comte.
Il tira de son fourreau une espèce de poignard à large lame aiguë et tranchante, se jeta sur un térébinthe brisé, et en quelques instants, en eût fait ce que désirait le comte, c'est-à-dire une espèce de traverse d'échelle.
Pendant ce temps, le comte avait déroulé la corde qui l'enveloppait et qui mesurait une longueur double de la distance du malheureux dont ils entreprenaient le sauvetage.
En quelques secondes la traverse fut solidement fixée à l'extrémité de la corde, et après les paroles d'encouragement jetées au malheureux suspendu entre la vie et la mort, il vit descendre à lui la corde et la traverse.
Il s'en empara, s'y attacha solidement au moment même où le sapin déraciné roulait dans le précipice.
Une inquiétude restait; le rocher sur lequel devait glisser la corde était tranchant et pouvait, dans son mouvement d'ascension, couper cette corde.
Par bonheur, les deux femmes venaient de les joindre, et les mulets avec elles. On fit approcher l'un d'eux du bord, mais à une distance cependant qui permit à celui qu'on voulait sauver de poser ses pieds à terre. On passa la corde par-dessus la selle, et tandis qu'Isabelle priait, les yeux tournés contre le rocher, et que Mme de Coëtman maintenait avec une force presque virile le mulet par la bride, les deux hommes s'attachèrent à la corde et, d'un commun effort, la tirèrent à eux.
La corde glissa comme sur une poulie, et au bout de quelques secondes on vit apparaître au niveau du précipice la tête pâle du malheureux qui venait si miraculeusement d'échapper à la mort.
Un cri de joie salua cette apparition, et à ce cri seulement Isabelle se retourna et joignit sa voix à celle de ses compagnons pour crier à son tour:
—Courage, courage, vous êtes sauvé.
En effet, l'homme mettait le pied sur le rocher, et, lâchant la corde, se cramponnait à la selle du mulet.
On fit faire au mulet un pas en arrière, et l'homme, au bout de ses forces, lâcha son nouvel appui, battit l'air de ses bras en faisant entendre une espèce de cri inarticulé, et tomba évanoui dans les bras du comte de Moret.
Le comte de Moret approcha de sa bouche une gourde pleine d'une de ces liqueurs vivifiantes qui ont précédé de cent ans l'alcool, et toujours étaient fabriquées dans les Alpes, et lui en fit boire quelques gouttes.
Il est évident que la force qui l'avait soutenu tant qu'il y avait danger, l'avait abandonné au moment où il avait compris qu'il était sauvé.
Le comte de Moret le coucha le dos appuyé au rocher et, tandis qu'Isabelle lui faisait respirer un flacon de sels alcalins, dénoua la traverse, qu'il jeta loin de lui avec ce dédain qu'a l'homme pour tout instrument ayant rendu le service qu'il devait rendre, et enroula de nouveau la corde autour de sa ceinture.
Galaor, de son côté, remettait avec l'insouciance de son âge son couteau de chasse au fourreau.
Au bout de quelques instants, à la suite de deux ou trois mouvements convulsifs, l'homme ouvrit les yeux.
L'expression de son visage indiquait qu'il ne se souvenait de rien de ce qui lui était arrivé; mais peu à peu la mémoire lui revint, il comprit les obligations qu'il avait à ceux dont il était entouré, et ses premières paroles furent des actions de grâces.
Puis, à son tour, le comte de Moret, qu'il prenait pour un simple montagnard, lui expliqua ce qui s'était passé.
—Je me nomme Guillaume Coutet, lui répondit l'homme. J'ai une femme qui vous doit de n'être pas veuve, trois enfants qui vous doivent de ne pas être orphelins; mais dans quelque circonstance que ce soit, si vous avez besoin de ma vie, demandez la.
Alors, s'appuyant sur le comte, en proie à cette terreur rétrospective plus terrible que la terreur qui précède ou accompagne l'accident, il s'approcha du précipice, considéra en frémissant le sapin brisé, puis jeta un coup d'œil sur ce chaos informe de neige, de quartiers de glace, d'arbres déracinés, de rocs amoncelés qui gisaient au fond de la vallée, faisant écumer la Doire contre l'obstacle imprévu qu'ils venaient de mettre à son cours.
Il poussa un soupir en pensant au mulet et à son chargement, seule fortune qu'il possédât, selon toute probabilité, et qui était perdue.
Mais, par un retour sur lui-même, il murmura:
—La vie est le plus grand bien qui vienne de vous, mon Dieu, et du moment où elle est sauve, merci à vous, mon Dieu, et à ceux qui me l'ont conservée.
Mais au moment de se mettre en route, il s'aperçut que, soit faiblesse morale, soit commotion de la chute, il lui était impossible de faire un pas.
—Vous avez déjà trop fait pour moi, dit-il au comte de Moret et à Isabelle; puisque je ne puis rien faire pour vous en échange de la vie que je vous dois, que je ne vous retarde pas dans votre voyage. Seulement ayez la bonté de prévenir l'hôte du Genévrier d'or qu'un accident est arrivé à son parent Guillaume Coutet, lequel est resté sur la route, et le prie de lui envoyer des secours.
Le comte de Moret dit quelques mots tout bas à Isabelle, qui répondit par un signe d'affirmation.
Puis s'adressant au pauvre diable:
—Mon cher ami, lui dit-il, nous ne vous abandonnerons pas, du moment où Dieu a permis que nous eussions le bonheur de vous sauver la vie. Nous ne sommes plus qu'à une demi-heure de la ville.—Vous allez monter sur mon mulet, et comme je faisais tout-à-l'heure quand l'accident est arrivé, je conduirai celui de madame par la bride.
Guillaume Coutet voulut faire quelques observations, mais le comte de Moret lui ferma la bouche en lui disant:
—J'ai besoin de vous, mon ami, et peut-être pouvez-vous, dans les vingt-quatre heures, vous acquitter du service que je vous ai rendu, en m'en rendant un plus grand encore.
—Bien vrai? demanda Guillaume Coutet.
—Foi de gentilhomme! répondit le comte de Moret, oubliant qu'il se dénonçait par ces paroles.
—Excusez-moi, dit le marchand forain en s'inclinant, mais je dois, je le vois bien, vous obéir à double titre: d'abord parce que vous m'avez sauvé la vie, et ensuite parce que vous avez droit par votre rang de commander à un pauvre paysan comme moi.
Alors, avec l'aide du comte et de Galaor, Guillaume Coutet monta sur le mulet du comte, tandis que celui-ci reprenait sa place à la tête du mulet d'Isabelle—heureuse que l'homme qu'elle aimait eût eu l'occasion de donner devant elle une preuve de son adresse, de son courage et de son humanité.
Un quart d'heure après, la petite caravane entrait dans le bourg de Chaumont et s'arrêtait à la porte du Genévrier d'or.
Au premier mot que dit Guillaume Coutet à l'hôte du Genévrier d'or, non pas du rang de l'homme qui lui avait sauvé la vie, mais du service qu'il lui avait rendu, maître Germain mit l'hôtel tout entier à sa disposition.
Le comte de Moret n'avait pas besoin de tout l'hôtel; il avait besoin d'une grande chambre à deux lits, pour Isabelle et la dame de Coëtman, et d'une autre chambre pour lui et Galaor.
Il eut donc la double satisfaction d'avoir ce qu'il désirait et de ne déranger personne. Quant à Guillaume Coutet, il eut la propre chambre et le lit de son cousin. Le médecin que l'on envoya chercher visita Guillaume Coutet des pieds à la tête et déclara qu'il n'avait aucun des deux cent quatre-vingt-deux os que la nature a cru nécessaires à la constitution de l'homme, brisés; il fallait lui faire prendre un bain de plantes aromatiques, dans lequel on ferait fondre quelques poignées de sel, et ensuite lui frotter le corps avec du camphre.
Moyennant cela et quelques verres de vin chaud richement épicé qu'on lui ferait boire, le docteur espérait que le lendemain ou le surlendemain, au plus tard, le malade serait en état de continuer son chemin.
Le comte de Moret, après s'être occupé de tout ce qui pouvait concourir au bien-être des deux voyageuses, veilla lui-même à ce que les prescriptions du médecin fussent exactement exécutées; puis, lorsque les frictions eurent été faites et que le malade eut déclaré qu'il se sentait mieux, il vint s'asseoir au chevet de son lit.
Guillaume Coutet lui renouvela ses protestations de dévouement.
—Le comte de Moret le laissa dire, puis quand il eut fini:
—C'est Dieu, prétendez-vous, mon ami, qui m'a conduit sur votre route, soit; mais peut-être Dieu, en m'y conduisant, avait-il un double dessein: celui de vous sauver par moi, celui de m'aider par vous.
—Si cela était, dit le malade, je me tiendrais pour l'homme le plus heureux qui ait jamais existé.
—Je suis chargé par M. le cardinal de Richelieu—vous voyez que je ne veux pas avoir de secrets pour vous, et que je me confie entièrement à votre reconnaissance—je suis chargé, par M. le cardinal de Richelieu, de reconduire à son père, à Mantoue, la jeune dame que vous avez vue, et à laquelle il porte le plus grand intérêt.
—Dieu vous conduise et vous protége dans votre voyage.
—Oui, mais à Exilles nous avons appris que le Pas de Suze était coupé par des barricades et des fortifications sévèrement gardées; si nous sommes reconnus, nous sommes arrêtés, attendu que le duc de Savoie voudra faire de nous des otages.
—Il faudrait éviter Suze.
—Le peut-on?
—Oui, si vous vous fiez à moi.
—Vous êtes du pays?
—Je suis de Gravière.
—Vous connaissez les chemins?
—J'ai passé, pour éviter les gabelles, par tous les sentiers de la montagne.
—Vous vous chargez d'être notre guide.
—Le chemin est rude.
—Nous ne craignons ni le danger ni la fatigue.
—C'est bien, je réponds de tout.
Le comte de Moret fit un signe de tête indiquant que cette promesse lui suffisait.
—Maintenant, dit-il, ce n'est point le tout.
—Que désirez-vous encore? demanda Guillaume Coutet.
—Je désire des renseignements sur les travaux que l'on exécute en avant de Suze.
—Rien de plus facile: mon frère y travaille comme terrassier.
—Et où demeure votre frère?
—A Gravière, comme moi.
—Puis-je aller trouver votre frère avec un mot de vous?
—Pourquoi ne viendrait-il pas, au contraire, vous trouver ici?
—Est-ce possible?
—Rien de plus facile: Gravière est à peine à une heure et demie d'ici; mon cousin va l'aller chercher à cheval et le ramener en croupe.
—Quel âge a votre frère?
—Deux ou trois ans de plus que Votre Excellence.
—Quelle taille a-t-il?
—Celle de Votre Excellence.
—Y a-t-il beaucoup de personnes de Gravière employées aux travaux?
—Il est seul.
—Croyez-vous que votre frère sera disposé à me rendre service?
—Lorsqu'il saura ce que vous avez fait pour moi, il passera dans le feu pour vous.
—C'est bien, envoyez-le chercher; inutile de dire qu'il y aura une bonne récompense pour lui.
—Inutile, comme dit Votre Excellence, mon frère étant déjà récompensé.
—Alors que notre hôte l'aille chercher.
—Ayez l'obligeance de l'appeler et de me laisser seul avec lui pour qu'il n'ait aucun doute que c'est moi qui le fais demander.
—Je vous l'envoie.
Le comte de Moret sortit, et un quart d'heure après, maître Germain enfourchait son cheval et prenait la route de Gravière.
Une heure plus tard, il rentrait à son hôtel du Genévrier d'or, ramenant en croupe Marie Coutet, frère de Guillaume Coutet.
CHAPITRE III.
MARIE COUTET.
Marie Coutet était un jeune homme de vingt-six ans, comme l'avait indiqué son frère en lui donnant trois ou quatre ans de plus que le comte de Moret; il avait la beauté mâle et la force virile des montagnards; sa figure franche indiquait un cœur loyal; sa taille bien prise, ses épaules larges, les proportions vigoureuses de ses jambes et de ses bras indiquaient un corps nerveux.
Il avait été mis pendant la route au courant de la situation. Il savait que son frère, emporté par une avalanche, avait eu le bonheur de s'accrocher, en tombant, à un sapin et avait été sauvé par un voyageur qui passait.
Maintenant, pourquoi son frère, qui était hors de danger, l'envoyait-il chercher? c'est ce qu'il ignorait.
Il n'en accourait pas moins avec une rapidité qui témoignait de son dévouement aux désirs de son frère.
A peine arrivé, il monta à la chambre de Guillaume Coutet, causa dix minutes avec lui; après quoi, appelant maître Germain, il le pria de faire monter le Gentilhomme.
Le comte de Moret se rendit à l'invitation.
—Excellence, lui dit Guillaume, voici mon frère Marie, qui sait que je vous dois la vie et qui, comme moi, se met à votre entière disposition.
Le comte de Moret jeta un regard rapide sur le jeune montagnard et, du premier coup d'œil, crut reconnaître en lui le courage allié à la franchise.
—Votre nom, lui dit-il est français.
—En effet, Excellence, répondit Marie Coutet, mon frère et moi sommes d'origine française. Mon père et ma mère étaient de Phenieux; ils vinrent s'établir à Gravière, et nous y naquîmes tous deux.
Il montra son frère.
—Alors vous êtes restés Français.
—De cœur comme de nom.
—Cependant vous travaillez aux fortifications de Suze.
—On me donne douze sous pour remuer la terre toute la journée; toute la journée je remue la terre, sans m'inquiéter ni pourquoi je la remue, ni à qui elle appartient.
—Mais alors vous servez contre votre pays.
Le jeune homme haussa les épaules.
—Pourquoi mon pays ne me fait-il pas servir pour lui? dit-il.
—Si je vous demande des détails sur tous les travaux que vous faites, me les donnerez-vous?
—On ne m'a pas demandé le secret, par conséquent je ne suis pas obligé de le garder.
—Connaissez-vous quelque chose aux termes de fortification?
—J'entends parler, par nos ingénieurs, de redoutes, de demi-lunes, de contrescarpes; mais j'ignore complétement ce que cela veut dire.
—Vous ne pourriez pas me dessiner la forme des travaux qui sont en avant de Suze, et particulièrement de ceux des Crêts de Montabon et des Crêts de Montmoron.
—Je ne sais ni lire, ni écrire. Je n'ai jamais tenu un crayon.
—Laisse-t-on approcher les étrangers des travaux?
—Non. Une ligne de sentinelles est placée à un quart de lieue en avant.
—Pouvez-vous m'emmener avec vous comme travailleur? On m'a dit que l'on cherchait des travailleurs partout.
—Pour combien de jours?
—Pour un jour seulement.
—Le lendemain, en ne vous voyant pas revenir, on prendra méfiance.
—Pouvez-vous faire le malade pendant vingt-quatre heures?
—Oui.
—Et puis-je me présenter à votre place?
—Sans doute; mon frère vous donnera un billet pour le chef des travailleurs, Jean Miroux.—Le lendemain, je vais mieux, je reprends mon service, il n'y a rien à dire.
—Vous entendez, Guillaume?
—Oui, excellence.
—A quelle heure commencent les travaux?
—A sept heures du matin.
—Alors, il n'y a pas de temps à perdre. Faites écrire le billet par votre frère, retournez à Gravière, et à sept heures du matin je serai aux travaux.
—Et des habits?
—N'en avez-vous pas à me prêter?
—Ma garde-robe n'est pas bien fournie.
—N'en trouverai-je point ici de tout faits chez un tailleur?
—Ils sembleront bien neufs.
—On les souillera.
—Si l'on voit Votre Excellence faire des emplettes, on se doutera de quelque chose... le duc de Savoie a des espions partout.
—Vous êtes à peu près de ma taille, vous les ferez pour moi; voici de l'argent.
Le comte tendit une bourse à Marie Coutet.
—Mais il y a beaucoup trop.
—Vous me rendrez ce que vous n'aurez pas dépensé.
Les choses arrêtées ainsi, Marie Coutet sortit pour faire ses emplettes; Guillaume Coutet fit demander une plume et de l'encre pour écrire le billet, et le comte de Moret descendit pour prévenir Isabelle de son absence, à laquelle il donna pour cause la nécessité de reconnaître le chemin que l'on aurait à parcourir dans la journée du surlendemain.
Les rapprochements du voyage, la singularité de la situation, le double aveu de leur amour, avaient mis les deux jeunes gens dans une position pour ainsi dire exceptionnelle.
La mission officielle qu'avait reçue le comte de Moret, de veiller sur sa fiancée, avait à sa passion d'amant ajouté quelque chose de doux et de fraternel; aussi rien n'était plus charmant que les heures d'intimité où chacun, se penchant sur l'autre, regardait au fond de son cœur comme au fond des lacs qu'ils rencontraient sur leur route, et grâce à la rapidité de leurs pensées, lisaient au plus profond ces deux mots qui, comme les étoiles, semblaient une réflexion du ciel: Je t'aime.
Isabelle, sous la garde de la dame de Coëtman et de Galaor, restant, en outre de ce côté de la frontière française, n'avait rien à craindre; mais il n'en était point ainsi du comte de Moret se hasardant sur une terre étrangère et perfide: aussi l'heure qu'il passa près de sa fiancée fut elle accompagnée de toutes ces douces terreurs, de toutes ces amoureuses recommandations qui précèdent, entre deux amants, une séparation, si courte qu'elle soit ou promette de l'être. C'est dans ces heures de charmantes angoisses, que l'amant devrait faire naître par calcul si, hélas! elles ne venaient pas d'elles-mêmes, que, sans résistance comme sans volonté de les prendre, les faveurs chastes de l'amour sont accordées. Aussi le jeune homme était-il depuis une heure aux pieds de sa maîtresse et croyait-il y être à peine depuis dix minutes, lorsque maître Germain lui fit dire que Marie Coutet l'attendait avec les habits qu'il avait achetés.
Chose bien inutile, car, sans promesse même il n'y eût point manqué, Isabelle lui fit promettre de ne point partir sans lui dire adieu; aussi, un quart d'heure après, se présentait-il devant elle habillé en paysan piémontais.
Quelques minutes furent employées par la jeune fille à examiner en détail le nouvel ajustement dont le comte était revêtu et à trouver que chaque pièce qui le composait lui allait à merveille. Il y a une période ascendante de l'amour où tout embellit, fût-ce un habit de bure, l'homme ou la femme qu'on aime; par malheur, aussi, il y a la période opposée, où rien ne peut lui rendre le charme qu'il a perdu.
Il fallait se quitter: dix heures du soir sonnaient à Chaumont, il fallait deux heures pour aller à Gravière, où l'on ne serait par conséquent, qu'à minuit, et à sept heures du matin le comte devait être rendu aux travaux.
Avant de partir, il se munit de la lettre écrite par Guillaume Coutet, et qui était conçue en ces termes:
«Mon cher Jean Miroux,
«Celui qui vous remettra cette lettre vous annoncera à la fois et mon retour de Lyon, où j'étais allé acheter des marchandises de mon état et l'accident qui m'est arrivé entre Saint-Laurent et Chaumont. Ayant été entraîné par un éboulement de neige dans un précipice, au bord duquel j'ai, par la grâce du bon Dieu, trouvé un sapin auquel je me suis accroché, position pénible de laquelle m'ont tiré des voyageurs qui passaient, bonnes âmes de chrétiens que je prie Dieu de recevoir dans son paradis; tant il y a que je suis tout meurtri de ma chute, et que mon frère Marie est obligé de rester près de moi pour me frotter; mais comme il ne veut pas que le travail souffre de son absence et de mon accident, il vous envoie son camarade Jaquelino pour le remplacer; il espère demain reprendre son service, et moi le mien. Il n'y a que mon pauvre mulet Dur-au-Trot—vous vous rappelez que c'est comme cela que vous l'avez baptisé vous-même—qui a roulé jusqu'au fond et qui est perdu avec la marchandise, ayant plus de cinquante pieds de neige sur le corps. Mais, Dieu merci, pour un mulet et quelques ballots de cotonnade, la vie n'est point en danger et les affaires ne péricliteront pas.
«Votre cousin issu de germain,
«Guillaume Coutet»
Le comte de Moret lut la lettre et sourit plus d'une fois en la lisant; elle était bien telle qu'il la désirait, quoiqu'il reconnût lui-même que s'il eût été chargé de sa rédaction, il eût eu grand'peine à la dicter ainsi.
Comme cette lettre était la seule chose qu'il attendît, et que le cheval de maître Germain était tout sellé à la porte, il baisa une dernière fois la main d'Isabelle, qui se tenait à l'entrée du corridor, sauta en selle, invita Marie Coutet à monter en croupe derrière lui, répondit au souhait de bon voyage qu'une douce voix lui envoyait par la fenêtre, et partit sur un cheval qui, si la recherche de la paternité n'eût point été interdite, eût été, sans contestation, reconnu pour le père du pauvre mulet que Jean Miroux, par expérience probablement, avait surnommé Dur-au-Trot.
Une heure après, les deux jeunes gens étaient au village de Gravière, et le lendemain, à sept heures, le comte de Moret présentait à Jean Miroux la lettre de Guillaume Coutet et était admis, sans contestation aucune, au nombre des travailleurs, en remplacement de Marie Coutet.
Comme l'avait prévu Guillaume, Jean Miroux demanda quelques détails sur l'accident arrivé à son cousin, et que Jaquelino était parfaitement en état de lui donner.
CHAPITRE IV.
POURQUOI LE COMTE DE MORET AVAIT ÉTÉ TRAVAILLER AUX FORTIFICATIONS DU PAS DE SUZE.
Comme on le devine bien, ce n'était point pour sa propre satisfaction et pour son instruction particulière que le comte de Moret avait pris l'habit et la place d'un paysan piémontais et était allé travailler pendant un jour comme un simple manœuvre aux fortifications du pas de Suze.
Non, dans la conversation que le comte de Moret avait eue avec le cardinal de Richelieu, celui-ci avait découvert des horizons politiques dignes du fils de Henri IV, et le fils de Henri IV, ayant senti s'épancher la bienveillance du grand ministre à son égard, avait résolu de la mériter afin qu'elle lui arrivât non point comme une faveur, mais comme un droit.
En conséquence, comprenant qu'il pouvait rendre un grand service au cardinal et au roi son frère, au risque d'être reconnu et traité comme espion, il avait résolu de voir lui-même les fortifications que faisait construire le duc de Savoie, afin d'en rendre un compte exact au cardinal.
Aussi à son retour, après avoir souhaité à Isabelle, comme Roméo à Juliette, que le sommeil se posât sur ses yeux, plus léger que l'abeille sur la rose, il se retira dans sa chambre, où il avait fait d'avance porter papier, encre et plume, et commença à écrire au cardinal la lettre suivante:
A Son Eminence Monseigneur le cardinal de Richelieu.
«Monseigneur,
«Permettez qu'au moment de franchir la frontière de France, j'adresse cette lettre à Votre Eminence pour lui dire que jusqu'ici notre voyage s'est accompli sans amener aucun accident qui mérite d'être rapporté.
«Mais en approchant de la frontière, j'ai appris des nouvelles qui me paraissent devoir être d'une importance réelle pour Votre Eminence, se préparant comme elle le fait à marcher sur le Piémont.
«Le duc de Savoie, qui essaie de gagner du temps en promettant le passage des troupes à travers ses Etats, fait fortifier le pas de Suze.
«Alors j'ai pris la résolution de me rendre compte, par mes yeux, des travaux qu'il fait exécuter.
«La Providence a fait que j'ai eu le bonheur de sauver la vie à un paysan de Gravière, dont le frère travaillait aux fortifications. Je pris la place de ce frère, et je passai un jour au milieu des travailleurs.
«Mais auparavant de dire à Votre Eminence ce que j'ai vu et fait pendant cette journée, je dois lui rendre un compte exact des difficultés naturelles qu'elle trouvera sur son passage, en lui faisant connaître autant que possible celles qu'elle doit combattre et celles qu'elle doit éviter.
«Chaumont, d'où j'ai l'honneur d'écrire à Votre Eminence, est le dernier bourg qui appartienne au roi. A un quart de lieue au-delà se trouve la borne qui sépare le Dauphiné du Piémont. Un peu plus avant dans les terres du duc de Savoie, on rencontre un énorme rocher escarpé de tous côtés, abordable par une seule rampe étroite environnée elle-même de précipices. Charles-Emmanuel regarde cette roche comme une fortification naturelle opposée à la marche des Français et y entretient une garnison. Cette roche s'appelle Gelane; en l'évitant on s'engouffre dans une vallée creusée entre deux montagnes très hautes, dont l'une se nomme le Crêt de Montabon et l'autre le Crêt de Montmoron.
«C'est entre ces deux montagnes, chemin de Suze et seule porte de l'Italie, que s'exécutent les travaux dont j'ai parlé à Votre Eminence, et que j'ai voulu visiter moi-même pour vous dire en quoi ils consistaient.
«Le duc de Savoie a fait fermer le passage qui se trouve entre les deux montagnes par une demi-lune et par un bon retranchement, soutenu de deux barricades distantes d'environ deux cents pas l'une de l'autre, et dont les feux se croisent.
«En outre, Son Altesse a fait élever sur la double pente des deux montagnes, dont l'une, le Crêt de Montabon, est surmontée d'un château fort, de petites redoutes où peuvent facilement s'abriter cent hommes, et de petites places de défense où ils peuvent tenir de vingt à vingt-cinq.
«Tout cela serait garni par du canon venant de Suze, tandis que de notre côté il sera impossible de mettre une seule pièce en batterie.
«La vallée, sur une longueur d'un quart de lieue, n'est large, en plusieurs endroits, que de dix-huit à vingt pas, et se rétrécit parfois jusqu'à dix: presque partout elle est embarrassée de roches et de cailloux, qu'aucune machine ne pourrait remuer.
«En arrivant le matin aux travaux, j'appris que le duc de Savoie et son fils devaient dans la journée venir de Turin à Suze, afin de hâter les fortifications: et, en effet, vers une heure de l'après-midi, ils arrivèrent et se rendirent aussitôt au milieu des travailleurs; ils avaient amené trois mille hommes qu'ils avaient laissés à Suze, en annonçant pour le surlendemain un autre corps de cinq mille.
«Envoyé sur la pente du Crêt de Montmoron pour y annoncer l'arrivée du duc de Savoie, je vis de près la seconde redoute qui correspond à celle du Crêt de Montabon. Elle m'a confirmé dans cette opinion que le pas de Suze ne peut être forcé de face, mais devait être tourné.
«Cette nuit, vers trois heures du matin, profitant du clair de lune, nous partirons de Chaumont, conduits par l'homme à qui j'ai sauvé la vie, et qui répond sur sa tête de nous conduire hors des Etats du duc de Savoie par des chemins à lui connus.
«Aussitôt Mlle de Lautrec remise à ses parents, je quitte Milan, et par le chemin le plus court je reviens au-devant de vous, monsieur le cardinal, pour reprendre ma place dans les rangs de l'armée, et assurer Votre Eminence de mon profond respect et de ma parfaite admiration.
«Antoine de BOURBON, comte de MORET.»
A trois heures du matin, en effet, la petite caravane se remettait en chemin et sortait de Chaumont dans le même ordre qu'elle y était entrée, augmentée seulement du guide, Guillaume Coutet.
Tous les cinq étaient à mulet, quoique Coutet les eût prévenus que, pour franchir certain passage, il leur faudrait descendre de leurs montures.
Les voyageurs marchaient droit sur Gelane, qui se dressait au milieu des ténèbres comme un autre géant Admanastor; mais cinq cents pas avant d'y arriver, Guillaume Coutet, qui marchait le premier, prit un sentier à peine visible qui s'écartait vivement vers la gauche. Au bout d'un quart d'heure on entendit le bruit d'un torrent.
Ce torrent, l'un des mille affluents qui vont se jeter dans le Pô, était grossi par les pluies et présentait par sa crue une difficulté qu'on n'avait pas prévue.
Guillaume s'arrêta sur la rive, regarda au-dessus et au-dessous de lui, et parut chercher un endroit plus facile; mais, sans lui laisser le temps de réfléchir, le comte de Moret, avec ce bouillant besoin qu'ont les cœurs amoureux de se jeter dans le danger lorsque deux beaux yeux les regardent, poussa son mulet dans la rivière.
Mais Guillaume Coutet s'y était jeté en moins de temps que lui, et, arrêtant son mulet, il lui dit de ce ton impérieux que les guides qui ont charge de vous prennent dans les moments où s'offre un danger réel:
—Ceci n'est point votre affaire, mais la mienne; restez.
Le comte obéit.
Isabelle descendit le talus à son tour et alla se placer auprès du jeune homme. Galaor et la dame de Coëtman demeurèrent sur la berge.
La dame de Coëtman, plus pâle encore à la lueur de la lune qu'à la clarté du jour, regardait le torrent du même œil qu'elle avait regardé le précipice, c'est-à-dire avec l'impassibilité de la femme qui avait vécu dix ans côte à côte avec la mort.
Le mulet de Guillaume commença à s'avancer en droite ligne pendant un tiers à peu près de la largeur du torrent; puis, arrivé là, le courant trop rapide le fit dévier; un instant l'animal, entraîné fut forcé de se mettre à la nage, et son cavalier ne fut plus maître de lui; mais grâce à son sang froid et à l'habitude que la contrebande lui avait donnés de ces sortes d'accidents, il parvint à soutenir la tête de son mulet hors de l'eau, et celui-ci, nageant et luttant toujours quoique ayant fait près de vingt-cinq ou trente pas à la dérive, finit par prendre terre et, ruisselant et soufflant, conduisit son cavalier à l'autre bord.
Isabelle, à cette vue, avait saisi la main du comte de Moret et la pressait avec une force qui indiquait la mesure de sa terreur non pour le danger que courait le guide ou qu'elle allait courir elle-même, forcée qu'elle était de traverser la rivière, mais pour celui qu'eût couru son amant s'il l'eût traversée le premier, comme c'était son intention.
Parvenu, comme nous l'avons dit, à la rive opposée, Guillaume la suivit en la remontant; puis, arrivé à la hauteur du groupe qui stationnait sur l'autre rive, il lui fit signe d'attendre et continua de remonter le courant pendant l'espace de cinquante pas environ.
Alors il se remit à l'eau dans le sens inverse afin de sonder un autre gué, et, plus heureux cette fois que la première, il ne perdit point pied, quoique son mulet eût de l'eau jusqu'au ventre.
Revenu sur le même bord qu'eux, il appela à lui d'un signe ses compagnons de voyage, qui s'empressèrent de le rejoindre; quant à lui, il n'avait pas voulu s'éloigner de l'endroit où il avait trouvé le gué, de peur de perdre de vue la ligne suivie par lui et de tomber ou plutôt de faire tomber les autres dans quelques bas-fonds.
Les dispositions étaient prises pour faire passer la rivière aux deux femmes: d'abord on placerait le mulet d'Isabelle entre celui de Guillaume et du comte de Moret, de manière qu'elle eût à sa droite et à sa gauche quelqu'un prêt à lui prêter son secours.
Puis Guillaume repasserait le torrent pour la quatrième fois, et la dame de Coëtman le franchirait à son tour entre Guillaume et le page.
La dame de Coëtman écouta cet arrangement avec son indifférence ordinaire, et fit signe de la tête qu'elle approuvait.
Guillaume, Isabelle et le comte de Moret se mirent à l'eau dans l'ordre convenu et s'avancèrent vers l'autre bord, qu'ils atteignirent sans accident.
Mais en se retournant, la première chose qu'ils aperçurent fut la dame de Coëtman qui, sans attendre qu'on l'allât chercher, avait poussé son mulet à la rivière. Galaor n'avait pas voulu demeurer en arrière, et la suivait.
Tous deux gagnèrent la rive sans accident.
Le comte de Moret, malgré ses longues bottes, avait senti la fraîcheur de l'eau lui monter jusqu'aux genoux. Il ne douta point qu'Isabelle ne fût mouillée comme lui, et il craignait pour elle l'impression de cette eau glacée.
Il demanda à Guillaume où l'on pourrait s'arrêter et trouver du feu; à une heure de là à peu près, Guillaume connaissait dans la montagne une chaumière, où d'habitude s'arrêtaient les contrebandiers; là on trouverait du feu et tout ce dont on pourrait avoir besoin.
Le terrain permettait de faire rapidement une demi-lieue à peu près, on mit les mulets au trot, et l'on arriva promptement aux premières arêtes de la montagne.
Force fut de marcher un à un, le sentier se rétrécissant de manière à ne pouvoir donner passage à deux personnes de front.
Guillaume, comme il avait fait jusque-là en pareil cas, prit la tête de la colonne, puis vinrent Isabelle et le comte de Moret, puis la dame de Coëtman et Galaor.
La pluie qui était tombée en détrempant la neige rendait le chemin plus facile; on put donc marcher au pas allongé et, à l'heure dite par Guillaume, arriver à la porte de la chaumière indiquée.
Isabelle hésitait à y entrer et demandait à poursuivre son chemin. Cette porte entr'ouverte laissait voir nombreuse compagnie, et cette compagnie était de l'espèce la plus mêlée; mais Guillaume la rassura en lui promettant un coin séparé qui lui permettrait de ne se trouver en contact avec aucun homme dont le costume et le visage l'inquiétaient.
Au reste, les voyageurs étaient bien armés; chacun d'eux avait, outre les couteaux de chasse dont nous avons déjà parlé, et avec l'un desquels nous avons vu Galaor couper un térébinthe et le transformer en traverse d'échelle, chacun d'eux avait dans les fontes de sa mule une longue paire de pistolets à roues comme on les faisait à cette époque. Guillaume, de son côté, portait à sa ceinture une arme qui tenait le milieu entre le couteau de chasse et le poignard, et en bandoulière une de ces carabines comme, en effet, on en faisait déjà venir du Tyrol pour la chasse au chamois.
On fit halte à la porte. Guillaume descendit seul et entra.
CHAPITRE V.
UNE HALTE DANS LA MONTAGNE.
Guillaume sortit au bout d'un instant, mit son doigt sur sa bouche, prit sa mule par la bride et fit signe aux voyageurs de le suivre.
On contourna la chaumière, on entra dans une espèce de cour, et l'on conduisit les mules sous un hangar où se trouvaient déjà une douzaine de ces animaux.
Guillaume fit descendre les deux femmes et les invita à le suivre.
Isabelle se tourna vers le comte. Tout cœur aimant reprend une partie de la confiance qu'il avait mise en Dieu pour la reporter en celui qu'elle aime.
—J'ai peur, fit elle.
—Ne craignez rien, dit le comte, je veille sur vous.
—D'ailleurs, fit Guillaume, qui avait entendu, si nous avions quelque chose à craindre, ce ne serait point ici, j'y ai trop d'amis.
—Et nous? demanda le comte.
—Passez vos pistolets dans vos ceintures, un pareil ornement n'est point de luxe dans le pays et dans le temps où nous voyageons—et attendez-moi.
Il détacha de la croupe des mulets la portion du bagage afférente aux deux femmes et, suivi par elles, s'avança vers la chaumière.
Une femme les attendait, qui les introduisit dans une espèce de fournil, dans la cheminée duquel pétilla bientôt un feu clair.
—Restez ici, madame, dit Guillaume à Isabelle; vous y êtes aussi en sûreté que dans l'auberge du Genévrier d'or. Je vais m'occuper de ces messieurs.
Le comte de Moret et Galaor avaient suivi les indications données par Guillaume: ils avaient mis pied à terre, passé leurs pistolets dans leur ceinture et détaché les valises, dans lesquelles étaient leurs effets de voyage.
La sécurité de Guillaume ne s'étendait pas jusqu'aux porte-manteaux, il ne garantissait que les personnes.
Tous trois s'acheminèrent vers l'entrée de l'auberge et y pénétrèrent par la porte principale, au seuil de laquelle ils s'étaient arrêtés un instant.
Ce n'était pas sans raison qu'Isabelle avait été effrayée de la société qui y était réunie. Moins timides qu'elle, les deux jeunes gens n'hésitèrent pas à s'y mêler; mais le regard qu'ils échangèrent, le sourire qui effleura leurs lèvres, le geste simultané qu'ils firent en portant la main à la crosse de leurs pistolets, indiquaient qu'ils n'avaient point une foi absolue dans la promesse de Guillaume.
Quant à celui-ci, contrebandier et braconnier dès l'enfance, il paraissait être dans son élément; il s'ouvrit avec les coudes et les épaules un chemin vers l'immense cheminée où se chauffaient, fumant et buvant, une douzaine d'individus auxquels il eût été difficile à l'œil le plus perspicace d'attribuer une profession quelconque, attendu que n'en ayant point de spéciale, ils s'apprêtaient à les exercer toutes.
Guillaume s'approcha de la cheminée, dit quelques mots à l'oreille de deux hommes qui se levèrent aussitôt, et, avec un salut dans lequel ne perçait aucun mécontentement d'être dérangés, cédèrent leurs places en emportant leurs siéges, c'est-à-dire les ballots sur lesquels ils étaient assis.
Les valises prirent la place des ballots, et le comte de Moret et Galaor, celle des deux hommes.
Ce fut alors seulement que les deux jeunes gens purent jeter un regard sur cette réunion d'hommes, que, jusque-là, ils n'avaient fait qu'entrevoir; ce regard donnait parfaitement raison aux craintes de Mlle de Lautrec.
La majeure partie de ceux qui se trouvaient là appartenaient évidemment à l'honorable corporation des contrebandiers dont faisait partie Guillaume Coutet; mais les autres, braconniers à l'affût de toute sorte de gibier, routiers, condottieri, mercenaires de tous pays, Espagnols, Italiens, Allemands, formaient un mélange des plus curieux, où pour exprimer la pensée, toutes les langues jetaient leurs expressions non-seulement les plus pittoresques, mais les plus énergiques, et dont le chimiste le plus habile eût eu grand'peine à analyser les multiples éléments.
Ces éléments, loin de se combiner, au reste, semblaient s'obstiner à garder leur hétérogénéité; seulement, ceux qui appartenaient à la même famille se soutenaient et s'appuyaient l'un à l'autre.
L'élément espagnol dominait.
Tout assiégé pouvant se sauver de Cazal, où l'on mourait de faim, tout déserteur fuyant du Milanais sous prétexte de solde irrégulière, gagnait la montagne, et là adoptait une de ces industries mystérieuses et nocturnes dont, dans tous les pays, la montagne est le théâtre.
Réunis, tous ces hommes se mêlaient, formant, si l'on peut dire cela, ces courants divers d'un fleuve roulant à l'abîme; au-dessus de leurs têtes flottait la vapeur du tabac, des boissons chaudes et des haleines avinées; quelques chandelles fumeuses collées aux murailles ou tremblantes sur les tables, à chaque coup de poing qui les faisait bondir, ajoutaient leurs émanations fétides à cette atmosphère qu'elles éclairaient sans parvenir à la rendre limpide et où elles apparaissaient entourées d'un cercle jaunâtre comme la lune à la veille des jours pluvieux.
De temps en temps, on entendait des cris plus violents et plus aigus, on voyait s'agiter dans cette espèce de nuée des silhouettes menaçantes; si la discussion devenait une rixe entre un Espagnol et un Allemand, entre un Français et un Italien, Allemands et Espagnols, Français et Italiens se ralliaient à ceux de leur langue; si les deux partis se trouvaient d'égale force ou à peu près, la mêlée devenait générale; mais si, au contraire, les forces de l'un des deux adversaires étaient par trop inférieures à celles de l'autre, on les laissait terminer la querelle comme ils l'entendaient, soit par le baiser de paix, soit par un coup de couteau.
A peine les deux jeunes gens étaient-ils assis et commençaient-ils à se réchauffer, qu'une de ces querelles qui n'étaient jamais qu'à moitié endormies, se réveilla dans un angle de l'auberge. Les jurons allemands et espagnols mêlés, indiquaient les nationalités différentes des deux adversaires. A l'instant même, on vit se dresser au milieu de la vapeur une douzaine d'individus prêts à s'élancer vers l'angle où se faisait le bruit et où s'échangeaient les invectives; mais comme sur ces douze individus neuf étaient Espagnols et trois Allemands, les trois Allemands se rassirent presque aussitôt sur leurs bancs en disant: Ce n'est rien, et les neuf Espagnols sur leurs siéges en disant: Laissez faire.
Cette liberté d'agir fit bientôt des deux disputeurs deux combattants. On vit les mouvements suivre la violence des paroles et augmenter de violence avec elles; puis, dans le cercle jaunâtre formé autour de la chandelle, briller les lames des couteaux; les imprécations indiquant des blessures plus ou moins graves, selon que l'imprécation était plus ou moins forte, se succédèrent de plus en plus rapprochées; enfin un cri de douleur se fit entendre, un homme enjamba rapidement tabourets et chaises, s'élança par la porte et disparut.
Un râle d'agonie se fit entendre sous la table.
Au moment où il avait vu briller les couteaux, le comte de Moret avait fait un mouvement naturel à tout cœur non endurci pour secourir les combattants; mais une main de fer l'avait saisi par le bras et l'avait cloué sur sa valise.
C'était Guillaume qui lui rendait ce service aussi prudent que peu philanthropique.
—Par le Christ! lui dit-il, ne bougez pas!
—Mais, vous voyez bien, s'écria le comte, qu'ils vont s'égorger!
—Que vous importe, répondit tranquillement Guillaume, cela les regarde, laissez-les faire!
Et comme on l'a vu, on les avait laissé faire, en effet.
Le résultat était que l'un, le coup frappé, s'était échappé par la porte, et que l'autre, le coup reçu, s'était d'abord appuyé au mur, puis avait glissé, puis était tombé entre la muraille et le banc, où il râlait en attendant qu'il mourût.
Une fois la lutte terminée, une fois le meurtrier parti, il ne restait plus qu'un mourant auquel il n'y avait point d'inconvénient à porter secours; aussi, comme c'était l'Allemand qui avait succombé, laissa-t-on ses deux ou trois compatriotes tirer son corps de dessous la table et le poser dessus.
Le coup était frappé de bas en haut, avec un de ces couteaux catalans à la lame aiguë comme une aiguille, mais qui va s'élargissant. Il avait passé entre la septième et la huitième côte et était allé chercher le cœur; c'est ce qu'il fut facile de voir à la position de la plaie et à la rapidité de la mort, car, à peine le blessé fut-il couché sur la table, qu'il fut pris d'une dernière crispation et qu'il expira.
A défaut de parents et d'amis, il était juste que ce fussent les compatriotes qui héritassent, et personne ne s'opposa à cette décision qui parut avoir été prise à l'amiable entre les trois enfants de la Germanie. On fouilla le mort, on se partagea son argent, ses armes, ses habits, comme si l'on eût fait la chose du monde la plus simple; puis, le partage fait, on prit—les trois Allemands toujours—le cadavre auquel on avait laissé sa chemise et ses chausses, on le traîna jusqu'à un endroit où le chemin longeait un précipice de mille pieds de profondeur, et on le laissa glisser sur la pente qui aboutissait au précipice, comme on laisse glisser le long de la planche qui conduit à l'abîme de l'Océan le corps d'un marin mort à bord d'un vaisseau voguant dans les hautes mers.
Seulement, quelques secondes après, on entendit le bruit mat d'un corps humain s'écrasant sur les rochers.
De père, de mère, de parents, de famille, d'amis, il n'en fut pas question, et nul n'y songea. Comment s'appelait-il et d'où venait-il, qui était-il? on ne s'en occupa point davantage; c'était un atome de moins dans l'infini, et l'œil de Dieu seul est assez perçant pour voir et compter les atomes humains.
Lui mort, il ne manqua pas plus à la création que l'hirondelle qui, à l'approche de l'hiver, part pour un autre monde, ne laissant point de trace de son sillage dans l'air, ou que la fourmi qu'en passant le voyageur, sans la voir, écrase sous son pied.
Seulement, le comte de Moret fut épouvanté en songeant qu'Isabelle eût pu assister à ce terrible spectacle et qu'elle n'était séparée que par une cloison du lieu où il s'était accompli. Il se leva machinalement et alla droit à la porte du retrait où elle était cachée; l'hôtesse était assise sur le seuil.
—Ne soyez pas inquiet, lui dit-elle, mon beau jeune homme, je veille.
En ce moment même, comme si Isabelle eût senti à travers les cloisons son amant venir à elle, la porte s'ouvrit, et avec son doux sourire d'ange qui fait son paradis partout où il est:
—Soyez le bienvenu, mon ami, dit-elle, nous sommes prêtes et n'attendons que vous.
—Alors, refermez votre porte, chère Isabelle, je viens de prévenir Guillaume et Galaor, n'ouvrez qu'à ma voix.
La porte se referma.
En se retournant, le comte se trouva face à face avec Guillaume.
—Ces dames sont prêtes, lui dit-il; partons le plus tôt que nous pourrons, cette atmosphère me soulève le cœur.
—C'est bien, mais ne rentrez point, il ne faut pas que l'on nous voie sortir tous ensemble, je vais vous envoyer le jeune homme; dans dix minutes, je sortirai avec les deux valises.
—Soupçonnez-vous quelque danger?
—Il y a là des gens de toute espèce; et vous avez vu le cas qu'ils font de la vie d'un homme.
—Comment nous avez-vous fait entrer ici, sachant quelles espèces de bandits nous y trouverions?
—Il y a deux mois que je ne suis passé par ce chemin; il y a deux mois, il n'était pas question de l'expédition en Italie, c'est l'approche et le voisinage de la guerre qui nous amènent tous ces bandits; je ne pouvais ni les deviner ni les prévoir, sans quoi nous eussions passé outre.
—Eh bien, allez prévenir Galaor, nous allons tenir les mules prêtes, nous n'aurons qu'à monter dessus et à nous éloigner.
—J'y vais.
Cinq minutes après, les quatre voyageurs et leur guide quittaient le plus secrètement et surtout le moins bruyamment possible l'auberge des contrebandiers et reprenaient leur voyage un instant interrompu.
CHAPITRE VI.
LES AMES ET LES ÉTOILES.
En sortant de la cour, Guillaume fit remarquer au comte une longue traînée de sang qui rougissait la neige et qui disparaissait à l'endroit où le cadavre avait été précipité.
Le fait n'avait point besoin de commentaires; ils échangèrent un regard et posèrent instinctivement la main sur la crosse de leurs pistolets.
De même qu'Isabelle n'avait rien entendu, elle ne vit rien. Le comte lui avait dit d'être tranquille, elle l'était.
La lune jetait sa froide lumière sur tout ce paysage couvert de neige, et de temps en temps disparaissait sous des nuages sombres qui roulaient au ciel comme d'immenses vagues de vapeur.
Le chemin était assez beau pour qu'Isabelle laissât à son mulet le soin de la conduite et perdît son regard dans l'infini céleste.
On sait que l'hiver, par les temps froids, dans les montagnes surtout, qui, par leur position, dominent les brouillards de la terre, les étoiles brillent d'un feu plus pur et plus étincelant.
D'une nature rêveuse et mélancolique, Isabelle se perdait dans sa contemplation.
Inquiet de son silence, les amants s'inquiètent de tout, le comte de Moret sauta de sa mule et vint d'une main s'appuyer à la croupe du mulet d'Isabelle en lui tendant l'autre main.
—A quoi pensez vous, ma chère bien-aimée? lui demanda-t-il.
—A quoi voulez-vous que je pense, mon ami, quand je regarde ce firmament étoilé, si non à la puissance infinie de Dieu et au peu de place que nous tenons dans cet univers que notre orgueil croit fait pour nous.
—Que serait-ce donc, ma chère rêveuse, si vous connaissiez la grosseur réelle de tous ces mondes qui roulent autour de nous, comparés à l'infinité de notre globe!
—Vous la connaissez, vous?
Le comte sourit.
—J'ai étudié, lui dit-il, l'astronomie sous un grand maître italien, professeur à Padoue, qui, m'ayant pris en particulière amitié, m'a révélé ses secrets qu'il n'ose mettre au jour encore, les croyant dangereux à sa propre sûreté.
—La science comporte-t-elle de tels secrets? mon ami.
—Oui, si ces secrets sont en opposition avec les textes sacrés!
—Il faut croire, avant tout, comte! Et, dans les cœurs religieux, la foi prime la science.
—N'oubliez pas, chère Isabelle, que vous parlez à un fils de Henri IV; que je suis né d'un père mal converti, et que sa recommandation, non pas en mourant—hélas! sa mort a été si rapide qu'il n'a pas eu le temps de penser à moi—mais lorsqu'il vivait, était celle-ci: Laissez-le étudier, laissez-le apprendre, et, lorsqu'il saura, laissez la croyance à son libre examen.
—N'êtes-vous point catholique? demanda Isabelle avec une certaine inquiétude.
—Oh! si fait, rassurez-vous, dit le comte; seulement, mon professeur, vieux calviniste, m'a appris à soumettre toute croyance au creuset de ma raison, et à repousser toute théorie religieuse qui commence par annihiler une partie de l'intelligence au profit de la foi. Je crois donc, mais aux choses dont je me rends compte, répugnant à me laisser imposer toute croyance ténébreuse que ne saurait m'expliquer celui qui me la prêche, ce qui ne m'empêche pas de m'abîmer en Dieu, dans la paternité immense duquel j'irai chercher un refuge s'il m'arrivait jamais un grand malheur.
—Je respire, dit Isabelle en souriant, je craignais d'avoir affaire à un païen.
—Vous avez affaire à pis que cela, Isabelle. Un païen consent à se convertir; un penseur veut s'éclairer, et, en s'éclairant, c'est-à-dire au fur et à mesure qu'il s'avance vers la vérité éternelle, il s'éloigne du dogme. Si j'eusse vécu en Espagne du temps de Philippe II, chère Isabelle, il est probable qu'à l'heure, qu'il est, je serais brûlé comme hérétique.
—Oh! mon Dieu! Mais à propos de ces étoiles que je regardais, que vous disait donc ce savant italien?
—Une chose que vous allez nier, quoiqu'elle me paraisse être la vérité absolue.
—Je ne nierai rien de ce que vous m'affirmerez, mon ami.
—Avez-vous habité sur le rivage de la mer?
—J'ai été deux fois à Marseille.
—Quelle était, pour vous, l'heure la plus charmante de la journée?
—Celle où le soleil se couchait.
—N'eussiez-vous point juré alors que c'était lui qui traçait sa route dans le ciel et qui à la fin de la journée se précipitait dans la mer.
—Et je le jurerais encore.
—Eh bien, vous vous trompiez, Isabelle; le soleil est fixe, et c'est la terre qui marche.
—Impossible!
—Je vous avais bien dit que vous nieriez.
—Mais si la terre marchait, je la sentirais marcher.
—Non, car avec elle marche l'atmosphère qui nous enveloppe.
—Mais si elle ne faisait que marcher, nous verrions toujours le soleil.
—Vous avez raison, Isabelle, et votre justesse d'esprit nous éclaire presque à l'égal de la science; non-seulement notre terre marche, mais elle tourne; dans ce moment, par exemple, le soleil éclaire la face opposée à celle où nous sommes.
—Mais si cela était vrai, nous aurions les pieds en l'air et la tête en bas.
—Ainsi sommes-nous relativement; mais cette atmosphère dont je vous ai parlé, nous enveloppe et nous soutient.
—Je ne vous comprends point, Antoine, et comme je ne veux pas douter, parlons d'autre chose.
—De quoi parlerons-nous?
—De la chose à laquelle je pensais quand vous êtes venu vous jeter dans ma pensée.
—Et à quoi pensiez-vous?
—Je me demandais si tous ces mondes semés au-dessus de nos têtes n'avaient point été créés pour être habités par nos âmes après notre mort.
—Je ne vous eusse pas crue si ambitieuse, chère Isabelle.
—Ambitieuse, et pourquoi?
—Deux ou trois de ces mondes seulement sont plus petits que le nôtre: Vénus, Mercure, la lune, trois en tout; d'autres sont quatre-vingt fois, sept cents fois, quatorze cents fois plus gros que la terre.
—Le soleil, je comprends cela encore, c'est l'astre privilégié parmi les astres; nous lui devons tout jusqu'au principe de notre existence; sa chaleur, sa puissance, sa gloire nous environnent et nous pénètrent. C'est lui qui fait battre non-seulement nos cœurs, mais le cœur de la terre.
—Vous venez, chère Isabelle, de dire mieux avec votre imagination et votre poésie que ne dirait mon savant maître italien avec toute sa science.
—Mais, insista Isabelle, comment ces points lumineux que nous voyons dans le ciel sont-ils plus gros que la terre?
—Je ne vous parle pas de ceux qui échappent à notre vue par l'énorme distance où ils sont de nous, comme Uranus et Saturne; mais voyez cette étoile d'un jaune d'or!
—Je la vois.
—C'est Jupiter; il est mille quatre cent quatorze fois plus gros que la terre, aussi a-t-il quatre lunes qui lui donnent une lumière permanente et un printemps éternel.
—Mais comment nous semble-t-il si petit, lorsque le soleil nous semble si gros?
—C'est qu'en effet le soleil est cinq fois plus gros que lui, que nous ne sommes qu'à trente huit millions de lieues du soleil, et qu'il en est lui, à deux cents millions de lieues, c'est-à-dire à cent soixante-deux millions de lieues de nous.
—Mais qui vous a dit tout cela, Antoine?
—Mon savant italien.
—Et vous l'appelez?
—Galilée.
—Et vous croyez à ce qu'il vous a dit?
—J'y crois fermement.
—Alors, mon cher comte, vous m'effrayez avec vos distances, et je ne crois pas que ma pauvre âme se hasarde jamais à un pareil voyage.
—Si nous avons une âme, Isabelle.
—En douteriez-vous?
—Cela ne m'est pas absolument démontré.
—Ne discutons pas là-dessus; j'ai le bonheur, n'étant point si savante que vous, de croire à mon âme, moi.
—Si vous croyez à votre âme, j'essayerai de croire à la mienne.
—Mais enfin, supposons que vous en ayez une et que vous fussiez libre, après votre mort, de lui choisir un séjour soit temporaire soit éternel; vers quel monde la dirigeriez-vous?
—Et vous, ma chère Isabelle, voyons?
—Moi! j'avoue que j'ai une prédilection pour la lune, c'est l'astre des amants malheureux.
—Vous auriez raison comme distance, ma chère Isabelle, car c'est la planète la plus rapprochée de nous, puisqu'elle n'est éloignée de la terre que de 96,000 lieues environ; mais c'est évidemment celle où votre âme serait le plus mal.
—Pourquoi cela?
—Mais parce qu'elle est inhabitable même pour une âme!
—Oh! quel malheur! vous en êtes sûr?
—Vous allez en juger; les meilleurs télescopes qui existent au monde sont ceux de Padoue. Eh bien, braqués sur votre planète favorite, ma chère Isabelle, ils dénoncent partout la stérilité et la solitude, du moins sur son hémisphère visible; pas d'atmosphère, par conséquent, pas de rivière, pas de lacs, pas d'océan, pas de végétation. Il est vrai que, du côté qui nous restera toujours invisible, il se peut qu'elle ait tout ce qui lui manque de l'autre. Cependant le doute existant, je ne vous conseillerais pas d'y envoyer votre âme, ce qui ne veut pas dire que la mienne ne l'y suivrait pas.
—Mais vous qui connaissez tous ces mondes comme si vous les aviez habités, mon cher comte, dans lequel de tous ces astres, de tous ces satellites, de toutes ces planètes, car je ne sais quel nom donner à toutes ces constellations, dans lequel attireriez-vous mon âme, si elle mettait, chose dont j'ai bien peur, la même obstination à suivre votre âme que la vôtre à suivre la mienne.
—Oh! dit le comte, je n'hésiterais pas un seul instant... dans Vénus.
—Pour un homme qui affirme n'être point païen, voici une demeure bien compromettante; et où est cette Vénus, objet de votre prédilection.
—Voyez-vous, chère Isabelle, ce bleuet de flamme qui fleurit au ciel, c'est Vénus; c'est l'avant-courrière du soir, l'avant-courrière de l'aurore; la planète la plus radieuse de tout notre système; elle est éloignée du soleil de 28 millions de lieues à peu près, et elle en reçoit deux fois plus de chaleur et de lumière que de la terre; elle a une atmosphère qui ressemble à la nôtre, et, quoique atteignant à peine la moitié de notre grosseur, elle a des montagnes de 120 mille pieds d'élévation. Or, comme Vénus, ainsi que Mercure, est constamment ou presque constamment couverte de nuages, elle doit être sillonnée par les ruisseaux et les fleuves qui manquent à la lune, et qui doivent faire pour les âmes qui se promènent sur leurs rives un murmure et une fraîcheur adorables.
—Va donc pour Vénus, dit Isabelle.
Ce pacte venait d'être conclu lorsque le bruit d'un pas précipité et se rapprochant rapidement se fit entendre des voyageurs, qui s'arrêtèrent instinctivement et tournèrent la tête du côté d'où venait le bruit.
Un homme accourait à toutes jambes et, n'osant appeler, faisait avec son chapeau des signes que permettait d'apercevoir la splendide clarté de la lune glissant pour le moment entre deux masses de nuages comme une barque sur une mer d'azur.
Il était évident que cet homme avait quelque communication importante à faire à la petite caravane.
Lorsqu'il ne fut plus qu'à cent pas environ, il se hasarda à lancer devant lui le nom de Guillaume.
Guillaume descendit de son mulet et courut au devant de l'homme qu'il avait reconnu pour un des deux contrebandiers invités par lui à céder leur place devant le feu au comte de Moret et à Galaor.
Les deux hommes se joignirent à cinquante pas environ des voyageurs, échangèrent rapidement quelques paroles et revinrent à grands pas vers eux.
—Alerte, alerte, ami Jaquelino, dit Guillaume, affectant exprès vis-à-vis du comte un air de familiarité qui devait donner au contrebandier son ami le change sur la position sociale des voyageurs—position sociale qu'il avait parfaitement devinée—nous sommes poursuivis, et il s'agit de trouver un endroit où nous cacher, pour laisser passer ceux qui nous poursuivent.
CHAPITRE VII.
LE PONT DE GIACON.
Voici en effet ce qui s'était passé à l'auberge des contrebandiers, après que le comte de Moret, Galaor et Guillaume Coutet furent sortis de la salle commune.
La porte donnant sur la route de la montagne s'était rouverte, et l'on avait vu reparaître la tête de l'Espagnol qui s'était enfui après avoir tué l'Allemand.
Tout était aussi tranquille dans la salle que si rien ne s'y fût passé.
—Hé! les Espagnols, dit-il.
Et il se rejeta en arrière.
Les Espagnols se levèrent et sortirent pour répondre à l'appel de leur compatriote.
Le contrebandier ami de Guillaume Coutet se douta de quelque complot. Il sortit par la porte opposée et, par la cour, s'approcha du groupe.
Il entendit alors l'Espagnol raconter à ses compagnons qu'à travers la lucarne du fournil ouverte sur le jardin, il avait vu deux femmes, dont l'une paraissait une grande dame. Ces dames, à son avis, devaient faire partie de la caravane conduite par Guillaume.
C'était un coup, et probablement un bon coup à faire.
Ils étaient dix; ils viendraient probablement à bout, sans beaucoup d'efforts, des trois hommes, dont l'un était presque un enfant, et l'autre un guide, lequel, en cette qualité, n'avait aucune raison de se faire tuer pour des gens qu'il ne connaissait pas.
L'Espagnol n'avait pas eu grand'peine à convaincre ses camarades, gens de sac et de corde, comme lui, et le groupe s'était séparé chacun allant prendre ses armes.
Alors, lui, avait pris ses jambes à son cou et s'était élancé par la route, sûr que de tel pas que marchassent les Espagnols, il arriverait encore avant eux.
Et, en effet, il était arrivé avant eux; mais il n'y avait pas de temps à perdre, et ils ne devaient pas être loin.
Les deux hommes tinrent conseil; ils connaissaient admirablement le pays tous les deux. Seulement on ne cache pas facilement cinq voyageurs et cinq mulets. Ces quatre mots, le pont de Giacon, sortirent à la fois de la bouche des deux contrebandiers.
Le pont de Giacon était une grande arche de pierres jetée sur un torrent descendant des montagnes et allant se jeter dans un des affluents du Pô. Là le chemin bifurquait et se séparait en deux branches. L'une remontait vers Venaux, l'autre descendait vers Suze, qu'elle contournait en la dominant.
Arrivés là, les routiers espagnols, incertains, prendraient l'une ou l'autre; si l'on avait le bonheur de ne pas être découvert par eux, on prendrait celle qu'ils ne prendraient pas.
Comme les Espagnols ne pouvaient deviner que les voyageurs avaient été prévenus, la supposition ne devait pas même leur venir qu'ils se cacheraient.
La probabilité était donc qu'ils suivraient sans défiance l'un ou l'autre des deux chemins.
Il s'en fallait encore de dix minutes à peu près que l'on atteignît le pont de Giacon.
Guillaume prit le mulet d'Isabelle par la bride, son compagnon celui de la dame de Coëtman, et l'on pressa la marche.
Au reste, la providence venait en aide aux voyageurs,—un océan de nuages noirs, non-seulement dérobait aux yeux ces belles constellations qui avaient fourni à Isabelle une si poétique, et au comte de Moret une si savante conversation, mais encore s'avançait rapidement pour engloutir la lune.—Cinq minutes encore, et les objets éclairés par elle allaient rentrer dans l'obscurité.
Le contrebandier lâcha la bride du mulet de la dame de Coëtman, demeura d'une cinquantaine de pas en arrière, se coucha l'oreille contre terre et écouta.
Pendant ce temps-là, pour qu'un bruit ne l'empêchât point d'entendre l'autre, la caravane s'était arrêtée.
Au bout de quelques secondes d'auscultation, il se releva et accourut.
On les entend, dit-il, mais ils sont encore à six cents pas de nous; par bonheur, dans une minute la lune va être cachée. N'importe, ne perdons pas de temps.
On se remit en marche. Les nuages noirs continuèrent à envahir le ciel, la lune disparut; au même moment, les voyageurs, dans un reste de crépuscule, voyaient se dresser devant eux l'arche du pont, en même temps qu'ils entendaient le bruit du torrent qui descendait de la montagne.
Guillaume qui conduisait le premier mulet, le fit dévier de la route, en appuyant à gauche. Une ligne à peine visible, taillée dans le roc, conduisait au bout du torrent encaissé d'une soixantaine de pieds.
Ce sentier, s'il était permis de donner ce nom à une pareille ride de terrain, avait été évidemment tracé par les mulets qui, dans les jours chauds de l'été, descendaient jusqu'à l'eau pour se rafraîchir.
Si rapide et si abrupte que fut la descente, elle se fit sans accident.
Le contrebandier était resté en haut, couché à terre et écoutant.
—Ils approchent, dit-il, je m'éloigne pour les dérouter, ne vous occupez pas de moi. Empêchez seulement les mulets de hennir, j'emmène la mule.
Guillaume fit entrer les quatre voyageurs sous l'arche du pont, lia avec des mouchoirs la bouche aux mulets, tandis que son compagnon s'éloignait par la branche du chemin qui remontait à Venaux.
Bientôt on entendit distinctement les pas des bandits espagnols; cachés comme ils l'étaient et protégés par la double obscurité des nuages et du pont, les voyageurs étaient complétement invisibles, et si quelque bruit ou quelque accident imprévu ne les trahissait pas, il était impossible qu'ils fussent découverts.
Les Espagnols s'arrêtèrent sur le pont même et entrèrent en délibération pour décider laquelle des deux branches ils prendraient, de celle qui descendait vers Suze ou de celle qui montait vers Venaux.
La discussion était vive, et ceux des voyageurs qui entendaient l'espagnol pouvaient entendre les raisons que chacun faisait valoir à l'appui de son opinion.
Tout à coup on entendit une chanson chantée par une voix d'homme. L'homme qui chantait cette chanson venait de Giacon.
Guillaume serra la main du comte de Moret en mettant un doigt sur ses lèvres: il avait reconnu la voix de son compagnon.
Cette voix produisit à l'instant l'effet d'interrompre la conversation des routiers.
—Bon! reprit l'un d'eux après un instant de silence, nous allons être renseignés.
Quatre se détachèrent et allèrent au-devant du chanteur.
—Eh! l'homme, lui demandèrent-ils en italien, quoiqu'ils se servissent de la locution espagnole hombre, as-tu rencontré des voyageurs sur ta route?
—Voulez-vous parler des deux hommes et des deux femmes conduits par Guillaume Coutet, le marchand de Gravière? demanda celui qui était interrogé, changeant sa réponse en demande.
—Justement.
—Eh bien, ils sont à peine à cinq cents pas d'ici; si vous avez affaire à eux, allongez le pas, et vous les rejoindrez à moitié chemin de Giacon.
Ce renseignement leva les incertitudes et mit tout le monde d'accord. Les bandits prirent la route conduisant à Venaux.
Les voyageurs, du fond de leur obscurité, les virent passer comme des ombres et marchant d'un pas qui, si les voyageurs eussent été, en effet, à l'endroit indiqué par le contrebandier, leur eût permis de les rejoindre promptement.
Quant au contrebandier, il continua son chemin vers Suze, indiquant aux voyageurs celui qu'ils devaient suivre eux-mêmes.
En effet, après cinq minutes d'attente silencieuse, les voyageurs n'entendant plus résonner sur la route le bruit des pas des bandits, descendirent, guidés par Guillaume, le lit même du torrent. Cinq cents pas plus loin, ils se réunissaient au contrebandier, qui, hésitant à retourner à l'auberge après la fausse indication qu'il avait donnée, demanda aux voyageurs la permission de rester avec eux, permission qui lui fut accordée à l'instant même, pendant que le comte de Moret lui promettait, quand on serait à la frontière du Piémont, une bonne récompense pour l'avis si à propos donné par lui.
On continua la route en pressant le pas des mulets, ce que permettait le chemin devenu un peu meilleur, et l'on se rapprocha insensiblement de Suze. A mesure que l'on se rapprochait, les deux guides recommandaient une circonspection plus grande; mais le sentier que suivait la petite caravane était tellement inconnu et si peu fréquenté, que l'on avait oublié d'y mettre les sentinelles, quoique l'on pût par ce chemin, auquel la ville est en quelque sorte adossée, arriver sur le rempart.
Le rempart lui-même était désert, les approches de la ville étant défendues par les fortifications faites un quart de lieue en avant, c'est-à-dire au Pas de Suze.
Au reste, après avoir un instant longé le rempart de la ville, le sentier s'en éloignait brusquement, se rejetant dans la montagne et aboutissant à Malavet, où l'on coucha.
Le lendemain, on tint conseil.
On pouvait descendre dans la plaine, et par Rivarolo et Joui, gagner le lac Majeur; mais là on rencontrait un danger pire: on tombait entre les mains des Espagnols.
Il est vrai que le comte de Moret, chargé à son départ de France d'une lettre de don Gonzales de Cordoue, gouverneur de Milan, pour la reine Anne, pouvait aller droit à lui, et dire qu'il revenait au nom des deux reines, chargé de quelque mission pour Rome ou pour Venise; mais il lui fallait ruser, et toute dissimulation pesait au cœur loyal de ce vrai fils du Béarnais.
Puis, ce qui était plus probable encore, ce moyen, qui simplifiait les choses, abrégeait en même temps le voyage, et ce que voulait Antoine de Bourbon, c'est que le voyage, au contraire, durât indéfiniment. Son avis, tout puissant d'ailleurs, l'emporta donc.
Cet avis était que l'on fît un grand détour par Boste, Damudossolo, Sonovre, et qu'en contournant tout le bassin lombard on arrivât à Vérone, où l'on serait en sûreté. A Vérone on se séparerait un ou deux jours, et après ce repos, dont les femmes surtout, après un pareil voyage qui ne se pouvait faire qu'à mulet ou à cheval, auraient grand besoin, on partirait pour Mantoue, terme du voyage.
A Ivrica, le contrebandier qui était venu donner avis à la petite caravane du danger qu'elle courait, quitta les voyageurs, parfaitement récompensé de son dévouement, récompense qui convainquait d'autant plus Guillaume Coutet qu'il avait l'honneur de servir de guide à quelque grand seigneur voyageant incognito.
Mais rendons-lui cette justice de dire que ce fut la reconnaissance, et non cette certitude, qui lui fit insister pour accompagner les voyageurs jusqu'au bout de leur voyage. Au reste, ce fut chose facile à obtenir. Si Guillaume Coutet avait voué au comte la reconnaissance que doit l'homme à celui qui lui a sauvé la vie, Antoine de Bourbon éprouvait pour lui cette profonde sympathie et cette douce tendresse que ressent de son côté le sauveur pour l'homme auquel il l'a sauvée.
Après des incidents divers, mais qui, n'ayant pas la gravité de ceux que nous avons racontés, n'auraient pas un assez puissant intérêt pour mériter l'attention du lecteur, après vingt-sept jours de voyage et de fatigue, on arriva enfin à Mantoue, par Tordi, Nogaro et Castellarez.
CHAPITRE VIII.
LE SERMENT.
Aucune lettre, aucun courrier, aucun message quelconque n'avait annoncé au baron de Lautrec l'arrivée de sa fille. Il en résulta que, quoi qu'il passât pour un père médiocrement tendre, les premiers moments du retour furent donnés tout entiers à l'effusion de la double tendresse paternelle et filiale.
Ce ne fut qu'au bout d'un instant qu'il put s'occuper des compagnons de voyage de sa fille et lire la lettre que lui adressait le cardinal de Richelieu.
Par cette lettre il apprenait le nom illustre du jeune homme auquel le soin de sa fille avait été confié et l'intérêt que le cardinal portait à Isabelle.
C'était une raison pour lui de prévenir immédiatement le nouveau duc de Mantoue, Charles de Gonzague, de l'arrivée de sa fille et de l'hôte illustre qui, en même temps qu'elle, avait franchi le seuil de sa maison. On expédia en conséquence un serviteur au château de Té, qu'occupait le duc, pour lui annoncer cette nouvelle, qui ne pouvait manquer d'avoir un grand intérêt pour lui, puisque par le comte de Moret, c'est-à-dire par le frère naturel de Louis XIII, il allait avoir les plus exacts renseignements sur les intentions du cardinal et du roi.
Aussi, à la demande d'audience qu'il lui avait faite, le duc de Mantoue répondit-il en montant à cheval et en venant lui-même chez celui qu'il tenait à juste raison pour un de ses plus fidèles serviteurs.
Il y trouva le comte de Moret, qu'il traita en fils de Henri IV, refusant de se couvrir et de s'asseoir devant lui.
Au reste, le duc avait appris directement, par l'ambassadeur, des nouvelles de Paris, le 4 janvier 1629, c'est-à-dire quelques jours après le départ du comte de Moret et d'Isabelle. Le cardinal, fort de la promesse que lui avait faite le roi de le soutenir, l'avait littéralement enlevé sans souffrir que personne l'accompagnât; pas un courtisan pour lui travailler l'esprit, pas un conseiller pour le faire dévier de la route où le cardinal l'avait engagé.
On savait que, le jeudi 15 janvier, le roi avait dîné à Moulins et couché à Varenne.
Puis rien au delà du 15 janvier, et l'on était au 5 février.
Mais ce que l'on savait, c'est que la peste qui s'était déclarée en Italie, avait franchi les monts et s'étendait jusqu'à Lyon. Le roi aurait-il le courage, malgré le fléau mortel, malgré le froid effroyable qu'il faisait, de continuer sa route, de braver la peste à Lyon et le froid dans les montages.
Pour qui connaissait le caractère véritable et changeant du roi, il y avait à craindre. Mais pour quiconque connaissait le caractère inflexible du cardinal, il y avait à espérer.
Le comte de Moret ne put que répéter au duc de Mantoue ce que lui avait dit le cardinal, qu'on allait commencer par faire lever le siége de Cazal, et que l'on s'occuperait immédiatement de faire passer des secours à Mantoue.
Il n'y avait pas de temps à perdre: Charles, duc de Nevers, avait su de sources certaines que Monsieur, dans le premier moment de colère, s'était mis en rapport avec Waldstein. Il attirait vers la France, sans honte et sans remords, ces nouvelles bandes d'Attila sans savoir s'il y aurait à Châlons un Aétius pour les anéantir. Deux chefs des barbares, Alhinger et Gallas, savants dans l'art terrible de la ruine et du pillage, s'étaient depuis deux ou trois mois avancés doucement et occupaient Worms, Francfort, la Souabe.
Le pauvre duc de Mantoue les voyait déjà apparaître au sommet des Alpes, plus terribles que ces bandes sauvages de Cimbres et de Teutons qui se laissaient glisser sur les neiges et qui traversaient les rivières sur leurs boucliers.
Tout cela défendait au comte de Moret un long séjour à Mantoue. Il avait promis au cardinal de revenir pour prendre part à la campagne; d'un autre côté le duc Charles le pressait de repartir pour exposer sa position au roi. Cette position était si grave, que le baron de Lautrec regrettait presque qu'on lui eût renvoyé sa fille.
Dès le lendemain de son arrivée, Isabelle, appelée par son père, avait eu une explication avec lui; dans cette explication son père lui avait dit les engagements pris par lui vis-à-vis du baron de Pontis. Mais Isabelle avait franchement répondu par les engagements pris par elle vis-à-vis du comte de Moret. De si bonne naissance que fût M. de Pontis, Antoine de Bourbon sur ce point l'emportait, non-seulement sur lui, mais sur tous les gentilshommes qui n'étaient pas de race royale directe. Le baron se contenta donc de faire venir le comte de Moret dans son cabinet, de l'interroger sur ses intentions, que celui-ci lui déclara avec sa franchise habituelle, lui donnant l'assurance qu'au besoin et pour l'aider à retirer honorablement sa parole, le cardinal se mettrait en avant et lui forcerait la main.
Seulement le baron de Lautrec ne laissa point ignorer au comte que s'il était tué, ou contractait d'autres engagements, il reprenait son autorité paternelle sur sa fille, autorité dont il ne se départait que devant la protection que le cardinal voulait accorder au jeune comte, et qu'alors il n'admettrait de la part d'Isabelle aucune résistance.
Le soir même de cette double explication, les jeunes gens, en se promenant au bord du fleuve de Virgile, se racontèrent chacun l'un à l'autre la conversation qu'ils avaient eue avec le baron; Isabelle n'en espérait pas tant, et comme son amant lui promit positivement de ne pas se faire tuer et de n'avoir jamais d'autre épouse qu'elle, la chose lui suffit.
Nous nous servons du mot un peu prétentieux d'épouse, et même nous le soulignons, parce qu'il nous semble que, tout fils de Henri IV que fût Antoine de Bourbon, il y avait dans sa promesse une de ces petites restrictions mentales dont les jésuites faisaient un si habile usage. Dans l'engagement de ne pas se faire tuer il n'y avait à coup sûr aucune arrière-pensée; mais nous n'oserions en dire autant de celui de n'avoir jamais d'autre épouse qu'Isabelle de Lautrec. En pesant chaque parole de cet engagement, on verra bien qu'il ne s'étendait pas aux maîtresses; et dans les moments où le diable le tentait, et les amants les plus fidèles ont de ces moments-là, ne fussent-ils point les fils de l'hérétique Henri IV, et dans les moments où le diable le tentait, nous devons dire que le jeune Basque Jaquelino voyait passer dans un nuage de feu sa belle cousine Marina, laquelle, aussi à son aise au milieu des flammes qu'une salamandre, lui lançait des regards dont le double rayon allait l'un à son cœur qu'il brûlait, l'autre à son esprit qu'il rendait insensé.
D'ailleurs n'avait-il pas pris un soir dans l'antichambre de Marie de Gonzague, avec cette terrible incendiaire des cœurs, au moment où elle allait monter dans sa chaise, un de ces rendez-vous comme on en prend avec Satan, et dont Satan ne vous dégage que lorsqu'on a fait honneur à sa parole en l'allant trouver au plus profond de l'enfer.
Nous n'oserions pas dire qu'au moment où Antoine de Bourbon fit à Isabelle de Lautrec le chaste serment qui n'avait aucune analogie avec l'engagement pris avec Mme de Fargis, le souvenir de cette Vénus Astarté fût venu prononcer à ses oreilles quelques mots de cet amour profane dont elle brûlait le cœur de ses amants; mais ce que nous savons, c'est que le comte de Moret voulut un autre témoin de l'engagement qu'il prenait que ce fleuve païen qu'on appelle le Mincio; d'autres lampes que toutes ces constellations mythologiques qu'on appelle Vénus, Jupiter, Saturne, Cassiopée, et demanda à Isabelle de le renouveler dans un temple chrétien en présence de Dieu, et que le souvenir matériel d'un anneau, portant la date du jour et de la promesse que ce jour avait vu faire, augmentât encore la solennité du serment.
Isabelle promit tout ce que voulut son amant, comme sa compatriote Juliette, dont pour toucher la tombe elle n'avait, en quelque sorte, qu'à étendre la main; elle lui eût, à coup sûr, accordé tout ce qu'il lui eût demandé en lui répétant les paroles du poëte anglais:
Mon amour est profond et grand comme la mer!
Le lendemain, à la même heure, c'est-à-dire vers neuf heures du soir, deux ombres, dont l'une marchait à quelques pas derrière l'autre, se glissaient dans l'église Saint-André par une des portes latérales du monument sacré, et, à la lueur des lampes qui veillent éternellement devant l'ex-voto en mémoire des miracles accomplis par les différents saints auxquels les autels sont consacrés, s'acheminaient vers l'autel de Notre-Dame-des-Anges, nom charmant qui avait succédé à un nom plus charmant encore, à celui de Notre-Dame-des-Amours, première invocation sous laquelle elle avait été adorée, mais que lui avait enlevée, un demi siècle auparavant, la susceptibilité d'un évêque.
La jeune fille arriva la première et s'agenouilla.
Le jeune homme la suivait et s'agenouilla à sa droite.
Tous deux rayonnants de jeunesse et de beauté, ils étaient admirables à voir à la lueur tremblante de la lampe; elle, la tête baissée, les yeux humides de douces larmes; lui, le front levé, les yeux étincelants de bonheur.
Chacun d'eux fit une prière mentale; quand nous disons chacun d'eux, nous répondons d'Isabelle de Lautrec. Sans doute les paroles échappées du cœur se formulèrent sur les lèvres en élancements sacrés vers la mère du seigneur; mais l'homme ne sait prier que dans le malheur; pour la félicité il n'a que des balbutiements de désir et des soupirs de flamme.
Puis, ce premier bouillonnement du cœur apaisé, leurs mains se cherchèrent et frémirent en se rencontrant. Isabelle poussa un soupir de joie plaintif comme un cri de douleur, puis, sans s'inquiéter du lieu où elle était:
—Oh! mon ami, dit-elle, oh! combien je t'aime.
Le comte regardait la madone.
—Oh! s'écria-t-il, la madone a souri; et moi aussi et moi aussi, je t'aime, mon Isabelle adorée.
Et leurs deux têtes retombèrent sur leurs poitrines écrasées sous le poids de leur bonheur.
Le comte tenait la main d'Isabelle appuyée contre la poitrine, il la dégagea doucement de l'étreinte dont l'enveloppait la sienne, la mit à nu, l'appuya ardemment contre ses lèvres, puis tirant l'anneau du plus petit de ses doigts, il le passa au second doigt de cette main en disant:
—Sainte mère de Dieu, sainte protectrice de tout amour humain et céleste, vous qui souriez aux flammes pures et qui venez de sourire à la nôtre, soyez témoin que je m'engage par serment à n'avoir jamais d'autre épouse qu'Isabelle de Lautrec; si je manque à mon serment, punissez-moi.
—On! non, non. Vierge sainte, s'écria Isabelle, ne le punissez pas.
—Isabelle! fit le comte, en essayant de serrer la jeune fille dans ses bras.
Mais celle-ci s'écarta doucement, retenue par la sainteté du lieu.
—Madone vénérée et toute-puissante, dit-elle, écoutez le serment que je vous fais à mon tour. Je jure ici à votre autel, et par vos pieds divins que j'embrasse, qu'à partir d'aujourd'hui j'appartiens corps et âme à celui qui vient de passer cet anneau à mon doigt, et que, fût-il mort, ou, ce qui est bien pis, manquât-il à son serment, je ne serai l'épouse de personne, mais seulement celle de votre divin Fils.
Un baiser éteignit cette dernière parole sur les lèvres d'Isabelle, et la sainte madone sourit du baiser du comte comme elle avait souri de l'exclamation d'Isabelle, car elle se souvenait qu'elle s'était appelée Notre-Dame-des-Amours avant de s'appeler Notre-Dame-des-Anges!
CHAPITRE IX.
LE JOURNAL DE M. DE BASSOMPIERRE.
Comme l'avait appris le duc de Mantoue par l'intermédiaire de l'ambassadeur, le cardinal et le roi avaient quitté Paris le 4 janvier, et le jeudi 15 ils avaient dîné à Moulins et soupé à Varenne, qu'il ne faut pas confondre avec cet autre Varennes du département de la Meuse, que l'arrestation du roi a rendu célèbre.
Pour toute entrée en campagne, nous n'avons de guide fidèle que le journal de M. de Bassompierre; aussi est-ce lui que nous allons suivre dans la partie historique de notre récit.
Lorsque le roi, après le pacte fait avec le cardinal, sortit du cabinet de Son Eminence, il rencontra dans l'antichambre M. de Bassompierre, qui était allé pour faire sa cour au cardinal revenu en faveur.
En l'apercevant, le roi s'arrêta et se retournant vers Richelieu, qui l'accompagnait jusqu'à la porte de la rue:
«Eh! tenez, monsieur le cardinal, en voici un qui nous accompagnera à coup sûr et qui me servira bien.
Le cardinal sourit et fit un geste d'approbation.
—C'est l'habitude de M. le maréchal, dit-il.
—Que Votre Majesté m'excuse de manquer aux lois de l'étiquette en l'interrogeant; mais où la suivrai-je?
—En Italie, dit le roi, où je vais en personne pour faire lever le siége de Cazal. Apprêtez-vous donc à partir, monsieur le maréchal; je prendrai avec vous Créquy, qui connaît ces pays-là, et j'espère que nous ferons parler de nous.
—Sire, répondit Bassompierre en s'inclinant, je suis votre serviteur et vous suivrai au bout du monde, et même dans la lune, s'il vous plaît d'y monter.
—Nous n'irons ni si loin, ni si haut, monsieur le maréchal. En tout cas, le rendez-vous est à Grenoble; si quelque chose vous fait faute pour votre entrée en campagne, adressez vous à M. le cardinal.
—Sire, dit Bassompierre, avec l'aide de Dieu, rien ne me manquera, surtout si Votre Majesté donne l'ordre à ce vieux coquin de La Vieuville de me payer ce qui m'est dû comme colonel général des Suisses.
Le roi se mit à rire.
—Si La Vieuville ne vous paie pas, dit-il, voici M. le cardinal qui vous paiera.
—Bien vrai? dit Bassompierre d'un air de doute.
—Si vrai, monsieur le maréchal, que si, séance tenante, vous voulez bien me donner votre reçu, comme s'il n'y avait pas de temps à perdre, attendu que dans trois ou quatre jours nous partons, vous vous en irez avec votre argent.
—Monsieur le cardinal, dit Bassompierre avec cet air de grand seigneur qui n'appartenait qu'à lui, je ne porte jamais d'argent sur moi que quand je vais au jeu du roi; j'aurai, si vous le voulez bien, l'honneur de vous laisser la quittance, et j'enverrai un laquais prendre l'argent.
Le roi parti, Bassompierre laissa son reçu au cardinal, et le lendemain envoya prendre l'argent.
Dès le même soir où le cardinal avait dit à Louis XIII qu'un roi ne manquait point à sa parole, il envoya les cent cinquante mille écus à M. le duc d'Orléans, les soixante mille livres à la reine-mère, et les trente mille à la reine Anne.
L'Angély reçut de son côté les trente mille livres que le roi lui avait offertes, et Saint-Simon son brevet d'écuyer du roi avec quinze mille livres de traitement par an.
Quant à Baradas, on sait qu'il n'avait point attendu, et qu'il s'était fait payer ses trente mille livres le jour même où le roi les lui avait données en un bon au porteur.
Tous ces comptes réglés, le cardinal avait, lui aussi, donné ses gratifications. Charpentier, Rossignol et Cavois avait eu part à ses largesses; mais la gratification de Cavois, si généreuse qu'elle fût, n'avait pu consoler sa femme, qui avait entrevu dans la démission du cardinal une suite de nuits calmes et sans dérangements, nuits qui étaient l'unique but vers lequel tendaient tous ses vœux, secondés, comme nous l'avons vu, par les prières de ses enfants. Malheureusement, l'homme, en créant un Dieu individuel, et en chargeant ce Dieu de donner à chaque homme ce que cet homme lui demande, l'a tellement accablé de besogne, qu'il y a des moments où il laisse passer les prières les plus simples et les plus raisonnables sans avoir le temps de les exaucer.
La pauvre Mme Cavois était tombée dans un de ces moments-là, et Cavois, en suivant Son Eminence, allait de nouveau la laisser veuve; heureusement il la laissait enceinte.
Le roi avait conservé à son frère le titre de lieutenant général; mais, du moment où le cardinal venait avec le roi, il était évident que ce serait M. de Richelieu qui prendrait la conduite de la guerre, et que la lieutenance générale serait une sinécure. Aussi, quoi qu'il eût envoyé son train à Montargis et qu'il s'en fût fait suivre jusqu'au delà de Moulins, arrivé à Chavanes il se ravisa et là annonça à Bassompierre que, comme il ne voulait pas avoir l'air d'être insensible à l'injure qui lui avait été faite, il se retirait dans sa principauté de Dombes, où il attendrait les ordres du roi. Bassompierre insista fort pour le faire changer de résolution, mais ne put rien obtenir de lui.
Personne ne se trompa à cette résolution de Monsieur, et chacun porta au compte de sa lâcheté les prétendues susceptibilités de son orgueil.
Le roi avait traversé rapidement Lyon, où la peste sévissait et s'était arrêté à Grenoble.
Le lundi 19 février, il envoya le marquis de Thoiras à Vienne pour faire joindre l'armée et s'occuper du passage de l'artillerie par-dessus les monts.
Le duc de Montmorency avait, de son côté, fait annoncer au roi qu'il arrivait par Nîmes, Sisteron et Gap, et qu'il joindrait le roi, à Briançon.
Là commençaient les embarras sérieux.
Les deux reines, sous prétexte des craintes que leur inspirait l'état du roi, mais en réalité pour miner l'influence du cardinal, étaient parties dans le but de rejoindre le roi à Grenoble; mais il leur avait fait dire de s'arrêter à Lyon, et elles n'avaient point osé désobéir à cet ordre; mais de Lyon elles faisaient tout le mal qu'elles pouvaient, neutralisant Créquy, qui devait amener le passage des monts, paralysant Guise, qui devait amener la flotte.
Rien ne découragea le cardinal; tant qu'il tenait le roi, le roi était sa force. Il espérait que la présence du roi, le danger personnel qu'il courait à passer les Alpes en hiver, arracheraient des provinces voisines les secours nécessaires, et il en eût été ainsi sans les manœuvres des deux reines.
Arrivé à Briançon, il se trouva que les ordres des deux reines avaient été si bien suivis, que rien de ce qui devait y être réuni n'avait même paru: pas de vivres, pas de mulets, douze canons et presque pas de munitions.
Joignez à cela deux cent mille francs en tout dans les coffres, tant chacun avait tiré de son côté sur les malheureux millions empruntés par le cardinal.
Puis, en face de soi, le prince le plus perfide et le plus rusé de l'Europe.
Toutes ces oppositions n'arrêtèrent pas un instant le cardinal; il réunit ses plus habiles ingénieurs et chercha avec eux le moyen de tout faire passer à bras d'homme. Charles VIII avait le premier transporté du canon à travers les Alpes, mais c'était dans la belle saison. Il fallait manœuvrer à travers des montagnes presque inaccessibles l'été, à plus forte raison l'hiver. On monta l'artillerie avec des câbles et des moulinets attachés par des cordes aux affûts; des hommes tournaient les moulinets, tandis que d'autres tiraient les câbles à force de bras. Les boulets furent portés dans des hottes; les munitions, les poudres, les balles, enfermées dans des barriques, furent mises sur le dos des quelques mules que l'on put se procurer à prix d'or. En six jours, sous cet attirail on passa le mont Genève et descendit à Oulx. Le cardinal poussa jusqu'à Chaumont, où il avait hâte de prendre des renseignements et de vérifier si ceux que lui avaient adressés le comte de Moret étaient vrais.
Ce fut là que, vérification faite des cartouches, il apprit que chaque homme avait sept coups à tirer.
—Qu'importe! répondit-il, si Suze est prise au cinquième.
Cependant le bruit de tous ces préparatifs arriva aux oreilles de Charles-Emmanuel; mais le roi et le cardinal étaient déjà à Briançon, que le prince de Savoie les croyait encore à Lyon. En conséquence, il envoya Victor-Amédée, son fils, attendre le roi Louis XIII à Grenoble; mais à Grenoble il apprit que le roi était déjà passé et devait à cette heure avoir franchi les monts.
Victor-Amédée se mit aussitôt en chasse du roi et du cardinal; il arriva derrière Louis XIII à Oulx, au moment où descendaient de la montagne les dernières pièces d'artillerie, et demanda audience. Le roi le reçut; mais, ne voulant rien entendre de ce qu'il avait à lui dire, il le renvoya au cardinal. Victor-Amédée partit immédiatement pour Chaumont.
Là le prince de Savoie, élevé à l'école de la ruse, voulut vis à-vis du cardinal user des moyens familiers à lui et à son père; mais cette fois la ruse se trouvait en face du génie, le serpent en face du lion.
Le cardinal comprit aux premières paroles du prince que le duc de Savoie n'avait eu qu'un but en lui envoyant son fils, c'était de gagner du temps. Mais où le roi se fût laissé prendre peut-être, le cardinal vit clair dans les desseins du négociateur.
Victor-Amédée venait demander que l'on accordât à son père le temps de se dégager de la parole qu'il avait confiée au gouverneur de Milan de ne pas laisser les troupes françaises traverser ses Etats.
Mais avant même qu'il eût formulé cette demande, le cardinal l'arrêtait.
—Pardon, mon prince, lui dit-il, mais S. A. le duc de Savoie demande du temps, permettez-moi de vous le dire, pour dégager une parole qu'il n'a pas pu donner.
—Comment cela? demanda le prince.
—Parce que, dans ses derniers traités avec la France, il s'est engagé verbalement vis-à-vis du roi, mon maître, à lui livrer un passage à travers ses Etats, au cas où il aurait besoin de soutenir ses alliés.
—Mais, fit en hésitant Victor-Amédée, c'est moi qui demande pardon à Votre Eminence, je n'ai vu nulle part cette clause dans les traités entre la France et le Piémont.
—Et vous savez bien pourquoi vous ne l'avez pas vue, prince; c'est encore par déférence pour le duc votre père, que l'on s'est contenté de sa parole d'honneur au lieu d'exiger sa signature. Mais, selon lui, le roi d'Espagne se fût plaint qu'il accordât un tel privilége à la France et ne lui eût pas laissé un instant de repos qu'il n'eût obtenu un droit pareil.
—Mais, hasarda Victor-Amédée, le duc mon père ne refuse point passage au roi votre maître!
—Alors, dit le cardinal en souriant, car il se rappelait dans tous ses détails la lettre que lui avait adressée le comte de Moret, c'est pour faire honneur au roi de France que S. A. le duc de Piémont a fermé le passage de Suze par une demi-lune avec un bon retranchement pouvant contenir trois cents hommes et soutenu de deux barricades derrière lesquelles trois cents autres peuvent s'abriter, et qu'outre le fort de Montabon, il a bâti sur la pente des deux montagnes deux redoutes avec des petites places de défense dont les feux se croisent. C'est pour faciliter sa route et celle de l'armée française, que ne trouvant pas suffisantes les difficultés offertes par le col même de la vallée, il y a fait rouler du haut de la montagne des quartiers de rochers tels qu'aucune machine ne les pourrait mouvoir, et c'est pour planter des arbres et des fleurs sur notre chemin qu'il a mis, depuis six semaines, la pioche et la bêche aux mains de 300 travailleurs, dont vous et votre auguste père ne dédaigneriez pas de visiter et de presser les travaux. Non, prince, ne rusons pas, parlons franchement et comme des souverains doivent parler. Vous demandez du temps pour donner à don Guzman Gonzalès celui de prendre Cazal, dont la garnison meurt héroïquement de faim; eh bien, nous, comme notre intérêt et notre devoir est de secourir cette garnison, nous vous disons: Monseigneur, le duc votre père nous doit le passage, le duc votre père nous le donnera. D'Oulx ici, il faut à notre matériel deux jours pour arriver.
Le cardinal tira sa montre.
—Il est onze heures du matin, dit-il; à onze heures du matin, après-demain, nous entrerons en Piémont, et nous marcherons sur Suze. Après-demain, c'est mardi; mercredi, au point du jour, nous attaquerons; tenez-vous la chose pour dite, et comme vous n'avez pas de temps à perdre, monseigneur, pour faire vos réflexions, si vous nous ouvrez le passage, ou prendre vos dispositions si vous le défendez, je ne vous retiens pas; monseigneur, franche paix ou bonne guerre.
—J'ai peur que ce ne soit bonne guerre, monsieur le cardinal, dit Victor Amédée en se levant.
—Au point de vue chrétien et comme ministre du Seigneur, je hais la guerre; mais au point de vue politique et comme ministre de France, je crois parfois la guerre, non pas une bonne chose, mais une chose nécessaire. La France est dans son droit, elle le fera respecter. Lorsque deux Etats en viennent aux mains, malheur à celui qui se fait le champion du mensonge et de la perfidie. Dieu nous voit, Dieu nous jugera.
Et, cette fois, le cardinal salua le prince, lui faisant comprendre qu'une plus longue conversation serait inutile, et que son parti de marcher sur Cazal, quels que fussent les obstacles que l'on multiplierait sur sa route était irrévocablement pris.
CHAPITRE X.
OU LE LECTEUR RETROUVE UN ANCIEN AMI.
A peine Victor-Amédée était-il sorti, que le cardinal s'approcha d'une table et écrivit la lettre suivante:
«Sire,
«Si Votre Majesté, comme Dieu m'en donne l'espérance, a heureusement vu s'achever le passage de notre matériel par-dessus les monts, je la supplie bien humblement d'ordonner qu'artillerie, caissons, et toute machine de guerre soient immédiatement acheminés sur Chaumont, où le roi aura, sur ma prière, la bonté de se rendre lui même sans aucun retard, le jour des hostilités étant, sauf contre-ordre de Sa Majesté, fixé à mercredi matin, 6 mars. A la suite de la conversation que j'ai eue avec le prince Victor-Amédée, j'ai dû engager la parole de Votre Majesté, et je crois qu'il ne faudrait la dégager qu'avec de graves raisons de le faire.
«J'attends donc avec impatience une réponse de Votre Majesté, ou mieux encore, Votre Majesté elle-même.
«Je lui envoie un homme sûr, auquel Sa Majesté peut se fier en toute chose, même comme compagnon de route dans le cas où Sa Majesté voudrait voyager de nuit et incognito.
«J'ai l'honneur d'être,
De Votre Majesté,
«Le très-humble sujet et très-dévoué serviteur,
«Armand † RICHELIEU.»
Cette lettre écrite et cachetée, le cardinal appela:
—Etienne!
Aussitôt la porte de la chambre s'ouvrit, et l'on vit apparaître sur le seuil notre ancienne connaissance de l'hôtellerie de la Barbe Peinte, Etienne Latil, non pas comme nous l'avions vu entrer dans le cabinet du cardinal à Chaillot, c'est-à-dire les genoux tremblants, forcé de s'appuyer à la muraille pour ne pas tomber, pâle et articulant avec peine ses offres de dévouement, mais la tête haute, le jarret tendu, la moustache relevée, le chapeau à la main droite, la main gauche au pommeau de l'épée, un vrai capitaine de Callot, enfin.
C'est qu'en effet quatre mois s'étaient écoulés depuis que, frappé à la fois par le marquis Pisani et par Souscarrières, il était tombé, sans connaissance sur le carreau de l'hôtellerie de maître Soleil.
Or, quand il n'est pas tué du coup, il n'en faut pas tant à un gaillard organisé comme l'était Etienne Latil pour se remettre sur pied, plus solide et plus triomphant que jamais.
L'approche des hostilités avait même donné à son visage un air de gaieté qui n'échappa point au cardinal.
—Etienne, lui dit-il, il s'agit de monter à l'instant même à cheval, à moins que tu n'aimes mieux, pour ta commodité personnelle, faire la route à pied, mais arrange toi comme tu voudras, il faut que cette lettre, qui est de la plus haute importance, soit remise au roi avant dix heures du soir.
—Votre Eminence veut-elle me dire quelle heure il est?
Le cardinal tira sa montre.
—Il est près de midi.
—Et le roi est à Oulx?
—Oui.
—A huit heures le roi aura sa lettre, ou j'aurai roulé dans la Douaire.
—Tâchez de ne pas rouler dans la Douaire, ce qui me ferait de la peine, et que le roi ait sa lettre, ce qui, au contraire, me fera plaisir.
—J'espère, sur ces deux points satisfaire Votre Eminence.
Le cardinal connaissait Latil pour un homme de parole, il ne jugea pas à propos d'insister et se contenta de lui faire signe qu'il était libre.
Latil, en effet, courut à l'écurie, choisit un bon cheval, ne s'arrêta chez le maréchal ferrant que le temps de le faire ferrer à crampons et, l'opération terminée, sauta sur son dos et s'élança sur la route d'Oulx.
Au reste, il trouva le chemin meilleur qu'il ne s'y attendait; dans le but d'y faire passer les canons et tout le matériel, les pionniers s'en étaient emparés et le rendaient praticable à peu près.
A quatre heures, Etienne était à St. Laurent, à sept heures et demie il était à Oulx.
Le roi soupait servi par Saint-Simon qui avait succédé dans sa faveur à Baradas. Au bas bout de la table se tenait l'Angély tout habillé de neuf.
A peine eut-on annoncé au roi un message de la part du cardinal, qu'il ordonna que le messager fut introduit près de lui.
Latil, tout en conservant les formes voulues par l'étiquette, science à laquelle il avait été façonné du temps qu'il était page du duc d'Epernon, n'était pas homme à se laisser intimider par la majesté royale.
Il entra donc bravement dans la salle, s'avança vers le roi, mit un genou en terre, et lui présenta la lettre du cardinal, posée sur le dessus de son chapeau.
Louis XIII le regarda faire avec un certain étonnement; Latil avait suivi les règles de l'étiquette de l'ancienne cour.
—Ouais! fit-il, en prenant le pli; qui donc vous a appris ces belles manières, mon ami?
—N'était-ce point de cette façon, Sire, que l'on présentait les lettres à votre illustre père, de glorieuse mémoire?
—Si fait! mais la mode en est un peu passée.
—Le respect étant le même, Sire, m'est avis que l'étiquette eût dû rester la même.
—Tu me parais bien fort sur l'étiquette pour un soldat?
—J'ai d'abord été page de M. le duc d'Epernon, et c'est à cette époque que j'eus l'honneur de présenter plus d'une fois au roi Henri IV des lettres de la façon dont je viens d'avoir l'honneur d'en présenter une à son fils.
—Page du duc d'Epernon! répéta le roi.
—Et comme tel, Sire, j'étais sur le marchepied de la voiture le 14 mai 1610, rue de la Ferronnerie; Votre Majesté n'a-t-elle point entendu raconter que c'était un page qui avait arrêté l'assassin dont il n'avait pas voulu lâcher le manteau malgré les coups de couteau dont il avait eu les mains criblées.
Latil, toujours un genou en terre devant le roi, tira ses gants de peau de daim, et, montrant ses mains sillonnées de cicatrices:
—Sire, voyez mes mains, dit-il.
Le roi regarda un instant cet homme avec une émotion visible, puis:
—Ces mains-là, dit-il, ne peuvent être que des mains loyales; donne-moi tes mains, mon brave.
Et, prenant les mains de Latil il les lui serra.
—Maintenant, dit il, relève-toi.
Latil se releva.
—C'était un grand roi, Sire, que le roi Henri IV, dit Latil.
—Oui, répondit Louis XIII, et Dieu me fasse la grâce de lui ressembler.
—L'occasion s'en présente, Sire, répliqua Latil, en montrant au roi le pli qu'il lui apportait.
—J'y tâcherai, fit le roi en ouvrant la lettre.
—Ah! dit il après avoir lu, M. le cardinal nous dit qu'il a engagé notre honneur, et qu'il nous attend pour le dégager, ne le faisons pas attendre... Saint-Simon, prévenez MM. de Créquy et de Bassompierre que j'ai à leur parler à l'instant même.
Les deux maréchaux avaient des logements dans la maison attenante à celle du roi. En quelques minutes ils furent donc avertis. M. de Schomberg était à Exilles et M. de Montmorency à Saint-Laurent.
Le roi communiqua aux deux maréchaux la lettre de M. de Richelieu et leur donna l'ordre d'acheminer le plus vite possible sur Chaumont l'artillerie et les munitions, leur déclarant qu'il fallait que le lendemain, dans la journée, le tout fût à Chaumont.
Quant à eux, il les attendrait dans la soirée du mardi, pour prendre part au conseil de guerre qui aurait lieu dans la soirée, et dans lequel on déciderait le mode d'attaque du lendemain.
A dix heures du soir, par une nuit obscure, sans lune, sans étoiles, chargée de neige, le roi partit à cheval, accompagné de Saint-Simon et d'Angély seulement. Comme on avait eu la précaution de ne faire ferrer aucun cheval à glace, Latil obtint du roi de monter le sien; lui qui suivait pour la troisième fois la même route marcherait à pied en sondant le chemin.
Jamais le roi ne s'était si bien porté, ni n'avait vécu dans un pareil contentement de lui-même; il avait, nous l'avons dit, sinon la force, mais le sentiment de la grandeur; en changeant son panache noir contre un panache blanc, pourquoi Suze ne ferait-elle pas un pendant à Ivry.
Latil marchait devant le cheval du roi, sondant la route avec un bâton ferré; de temps en temps il s'arrêtait, cherchait un meilleur passage, prenait le cheval par la bride et lui faisait traverser le mauvais pas.
A chaque poste, le roi se faisait reconnaître, donnait l'ordre d'acheminer les troupes sur Chaumont, et jouissait d'une des plus douces prérogatives de la puissance en se sentant obéi.
Un peu avant d'arriver à Saint-Laurent, Latil devina, à l'âpreté de la bise, l'approche de cette espèce de tourbillons que dans les pays de montagne on baptise du nom de chasse neige. Il invita le roi à descendre de cheval et à se placer entre Saint-Simon, l'Angély et lui; mais le roi voulut rester à cheval, disant que, du moment où il s'était fait soldat, il devait se conduire en soldat.
En conséquence, il se contenta de s'envelopper de son manteau et attendit.
Le tourbillon ne se fit point attendre. Il arriva sifflant.
L'Angély et Saint-Simon se pressèrent aux côtés du roi qui s'enveloppa de son manteau. Latil saisit des deux mains le mors du cheval et tourna le dos à l'ouragan.
Il passa terrible et rugissant. Les cavaliers sentirent leurs chevaux trembler entre leurs jambes: dans les grands cataclysmes de la nature, les animaux partagent la frayeur de l'homme.
La gourmette de soie qui tenait le chapeau du roi fut brisée, et le feutre noir aux plumes noires disparut dans les ténèbres comme un sombre oiseau de nuit.
Puis, en un instant, la route se couvrit de neige à une hauteur de deux pieds.
En arrivant à Saint-Laurent, le roi s'informa du logement de M. de Montmorency. Il était une heure du matin. M. de Montmorency s'était jeté tout habillé sur son lit.
Au premier mot de la présence du roi, le duc s'élança par les degrés et se trouva debout sur le seuil de la porte attendant les ordres du roi.
Cette rapidité fit plaisir à Louis XIII, et quoique peu sympathique à M. de Montmorency, qui, ainsi que nous l'avons dit, avait été fort amoureux de la reine, il le reçut bien.
Le duc offrit au roi de l'accompagner et de lui donner une escorte.
Mais Louis XIII répondit que tant qu'il serait sur la terre de France, il se croyait en sûreté; que l'escorte qu'il avait lui paraissait suffisante, étant toute dévouée; qu'il invitait seulement M. de Montmorency à se trouver à Chaumont pour l'heure du conseil le lendemain, à neuf heures du soir. La seule chose qu'il consentit à accepter fut un autre chapeau, et comme, en le mettant sur sa tête, il s'aperçut qu'il avait trois plumes blanches, ce souvenir de la bataille d'Ivry lui revint à la pensée:
—C'est un signe de bonheur, dit-il.
En sortant de Saint-Laurent, la neige était si haute, que Latil invita le roi à descendre de cheval.
Le roi descendit.
Latil prit le cheval du roi, ou plutôt le sien, par la bride, l'Angély vint après, puis Saint-Simon. Louis XIII se trouvait ainsi marcher le dernier sur le chemin que lui aplanissaient les trois hommes et les trois chevaux.
Saint-Simon, qui voulait rendre au cardinal, en reconnaissance des faveurs qu'il en avait reçues, vantait au roi toutes ces précautions et faisait valoir la prévoyance de celui qui les avait prises.
—Oui, oui, répondait Louis XIII, M. le cardinal est un bon serviteur; je doute que mon frère à sa place eût eu pour moi toutes ces précautions-là.
Deux heures après, le roi arrivait sans accident, aussi fier de son chapeau perdu que d'une blessure, aussi fier de sa marche de nuit que d'une victoire, à la porte de l'hôtel du Genévrier d'or, et recommandait que l'on ne réveillât point le cardinal.
—Son Eminence ne dort pas, lui répondit maître Germain.
—Et que fait-elle à cette heure? demanda le roi.
—Je travaille à la grandeur de Votre Majesté, dit M. le cardinal paraissant, et M. de Pontis m'aide de tout son pouvoir dans cette glorieuse besogne.
Et le cardinal fit en effet entrer le roi dans sa chambre, où il trouva un grand feu allumé pour le réchauffer et une immense carte du pays, dressée par M. de Pontis, étendue sur une table.
CHAPITRE XI.
OU MONSIEUR LE CARDINAL TROUVE LE GUIDE DONT IL AVAIT BESOIN.
Un des grands mérites du cardinal fut, non pas de donner au roi Louis XIII des vertus qu'il n'avait pas, mais de lui faire croire qu'il les avait perdues.
Paresseux et languissant, il lui fit croire qu'il était actif; timide et défiant, il lui fit croire qu'il était brave; cruel et sanguinaire, il lui fit croire qu'il était juste.
Tout en disant que sa présence n'était point urgente à cette heure de nuit, Richelieu donna de grands éloges à ce soin de sa gloire et de celle de France qui l'avait fait, par un pareil temps, par de semblables chemins et au milieu de profondes ténèbres, venir à son premier appel; mais il exigea que le roi se couchât à l'instant même, la journée dans laquelle on entrait et celle du lendemain restant tout entières.
Dès le point du jour au reste, les ordres avaient été donnés tout le long de la route pour que les troupes échelonnées à Saint-Laurent, à Exilles et à Sehault s'acheminassent sur Chaumont.
Ces troupes étaient sous les ordres du comte de Soissons, des ducs de Longueville, de la Trémouille, d'Halliun et de La Valette, des comtes d'Harcourt, de Sault, des marquis de Canaples, de Mortemar, de Tavanne, de Valence et de Thoyras.
Les quatre commandements supérieurs étaient exercés par les maréchaux de Créquy, de Bassompierre, de Schomberg et le duc de Montmorency.
Le génie du cardinal planait sur le tout; il pensait, le roi ordonnait.
Comme le fait que nous allons raconter est avec le siége de La Rochelle, que nous avons raconté déjà dans notre livre des Trois Mousquetaires, le point culminant et glorieux du règne de Louis XIII, on nous permettra d'entrer dans quelques détails sur le forcement de ce fameux pas de Suze dont les historiens officiels ont fait si grand bruit.
En quittant Richelieu, Victor-Amédée, pour se ménager une sortie, comme on dit au théâtre, avait annoncé qu'il partait pour Rivoli où l'attendait le duc son père, et que dans les vingt-quatre heures il rapporterait l'ultimatum de Charles-Emmanuel; mais lorsqu'il arriva à Rivoli, le duc de Savoie, qui ne cherchait qu'à traîner les choses en longueur, était parti pour Turin.
Aussi, vers cinq heures du soir, au lieu de Victor-Amédée, ce fut le premier ministre du prince, le comte de Verrue, qui se fit annoncer chez le cardinal.
A cette annonce, le cardinal se tourna vers le roi.
—Sa Majesté, demanda-t-il, fera-t-elle à M. le comte de Verrue l'honneur de le recevoir, ou m'abandonnera-t-elle ce soin?
—Si c'eût été le prince Victor-Amédée qui fût revenu, selon sa promesse, je l'eusse reçu; mais puisque le duc de Savoie juge à propos de m'envoyer son premier ministre, il est juste que ce soit mon premier ministre qui lui réponde.
—Alors le roi me donne carte blanche, fit le cardinal?
—Entièrement.
—D'ailleurs, reprit Richelieu, en laissant cette porte ouverte, Votre Majesté entendra tout notre discours, et si quelque chose lui déplaît dans mes paroles, elle sera libre de paraître et de me démentir.
Louis XIII fit de la tête un signe d'assentiment. Richelieu, en laissant la porte ouverte, passa dans la chambre où l'attendait le comte de Verrue.
Le Comte de Verrue, qu'il ne faut pas confondre avec son petit-fils, mari de la célèbre Jeanne d'Albret de Luynes, maîtresse de Victor-Amédée II, et qui fut connue sous le nom de la Dame de volupté, ce comte de Verrue, dont l'histoire fait à peine mention, était un homme de quarante ans, d'un sens droit, d'un esprit remarquable, d'un courage à toute épreuve; chargé d'une mission difficile, il y apportait toute la franchise que pouvait mettre dans ses tortueuses négociations un émissaire de Charles-Emmanuel.
En voyant la figure grave du cardinal, cet œil profond qui fouillait les cœurs, en se trouvant en face de ce génie qui à lui seul tenait en équilibre tous les autres souverains de l'Europe, il s'inclina profondément et respectueusement.
—Monseigneur, dit-il, je viens au lieu et place du prince Victor-Amédée, forcé de rester près du duc son père, atteint d'une si grave indisposition que lorsque son fils après avoir quitté Votre Eminence, est arrivé hier soir à Rivoli, il s'était fait transporter à Turin.
—Alors, dit Richelieu, vous venez chargé des pleins pouvoirs du duc de Savoie, monsieur le comte.
—Je viens vous annoncer sa prochaine arrivée, monseigneur; tout malade qu'il est, M. le duc veut plaider près de Sa Majesté sa cause en personne; il se fait apporter en chaise.
—Et quand croyez-vous qu'il soit ici, monsieur le comte?
—L'état de faiblesse dans lequel se trouve Son Altesse, la lenteur de ce moyen de locomotion m'autorisent à vous dire que, dans mon appréciation, il ne peut être ici qu'après-demain au plus tôt.
—Et vers quelle heure?
—Je n'oserais pas promettre avant midi.
—Je suis au désespoir, monsieur le comte; mais j'ai dit au prince Victor-Amédée qu'au point du jour on attaquerait les retranchements de Suze; au point du jour on les attaquera.
—J'espère que Votre Eminence se départira de cette rigueur, dit le comte de Verrue, lorsqu'elle saura que le duc de Savoie ne refuse pas le passage.
—Eh bien alors, dit Richelieu, si nous sommes d'accord, il n'y a plus besoin d'entrevue.
—Il est vrai, dit le comte de Verrue, assez embarrassé, que Son Altesse y met une condition.
—Ah! ah! fit le cardinal en souriant, et laquelle?
—Ou plutôt conserve une espérance, ajouta le comte.
—Dites.
—Eh bien, Son Altesse le duc espère qu'en conséquence de cette déférence et du grand sacrifice qu'il fait, Sa Majesté très-chrétienne lui fera céder par le duc de Mantoue la même partie du Montferrat que le roi d'Espagne lui laissait dans le partage, ou s'il ne veut point les lui donner à lui, qu'il en fera cadeau à Mme sa sœur, et à cette condition les passages seront ouverts demain.
Le cardinal regarda un instant le comte, qui ne put soutenir ce regard et baissa les yeux; alors, et comme s'il n'eût attendu que cela:
—Monsieur le comte, dit le cardinal, toute l'Europe a si bonne opinion de la justice du roi, mon maître, que je ne sais comment M. le duc de Savoie a pu s'imaginer que Sa Majesté consentirait à une pareille proposition; pour moi, je suis assuré qu'elle ne l'acceptera jamais. Le roi d'Espagne a bien pu accorder une partie de ce qui ne lui appartient pas, afin d'engager M. le duc à favoriser une injuste usurpation; mais à Dieu ne plaise que le roi mon maître, qui traverse les monts pour venir au secours d'un prince opprimé, dispose ainsi du bien de son allié; si M. le duc ne veut pas se souvenir de ce que peut un roi de France, après demain on le lui remettra en mémoire.
—Mais puis-je espérer au moins que ces dernières propositions seront transmises par Votre Eminence à Sa Majesté?
—Inutile, monsieur le comte, dit une voix derrière le cardinal; le roi a tout entendu et s'étonne qu'un homme qui doit le connaître lui fasse une proposition où son honneur est taché et celui de la France compromis. Je renouvelle donc l'engagement pris, ou plutôt la menace faite par M. le cardinal. Si demain les passages ne sont point ouverts sans condition, après-demain, au point du jour, ils seront attaqués.
Puis, se redressant et portant le pied en avant avec cette dignité qu'il savait prendre parfois:
—J'y serai en personne, ajouta-t-il, et l'on pourra me reconnaître à ces plumes blanches, comme au même signe on reconnut mon auguste père à Ivry. J'espère que M. le duc voudra bien prendre un signe pareil afin que le fort de la bataille se porte où nous serons tous les deux; portez-lui mes propres paroles, monsieur, ce sont les seules que je puisse et doive répondre.
Et il salua de la main le comte, qui lui répondit par un salut profond et se retira.
Toute la soirée et toute la nuit l'armée continua de se réunir autour de Chaumont; le lendemain soir, le roi commandait à vingt-trois mille hommes de pied et à quatre mille chevaux.
Vers dix heures du soir, l'artillerie et tout le matériel de l'armée se rangeaient en dehors de Chaumont, les canons la gueule tournée du côté du territoire ennemi. Le roi ordonna de passer la visite des caissons et de lui faire un rapport sur le nombre de coups que l'on avait à tirer. A cette époque où la baïonnette n'était point encore inventée, c'étaient le canon et le mousquet qui décidaient tout.
Aujourd'hui le fusil a repris le rang secondaire qu'il doit occuper dans les manœuvres d'un peuple essentiellement guerrier.
Il est devenu, comme l'avait prédit le maréchal de Saxe, le manche de la baïonnette.
A minuit, on entra au conseil.
Il se composait du roi, du cardinal, du duc de Montmorency et des trois maréchaux Bassompierre, Schomberg et Créquy.
Bassompierre, qui était le doyen, eut la parole; il jeta les yeux sur la carte, étudia les positions de l'ennemi, que l'on connaissait parfaitement, grâce aux renseignements donnés par le comte de Moret.
—Sauf meilleur avis, dit-il, voici ma proposition, Sire.
Et, saluant le roi, et M. le cardinal, pour bien indiquer que c'était à eux deux qu'il s'adressait:
—Je propose que les régiments des gardes françaises et suisses prennent la tête; le régiment de Navarre, le régiment d'Estillac, la gauche. Les deux ailes feront monter chacune deux cents mousquetaires qui gagneront le sommet des deux crêtes de Montmoron et de Montabon: une fois au sommet des deux montagnes, rien ne leur sera plus facile que de gagner l'éminence sur les gardes des barricades. Aux premiers coups de fusil que nous entendrons sur les hauteurs, nous donnerons; et tandis que les mousquetaires attaqueront les barricades par derrière, nous les attaquerons de face avec les deux régiments des gardes. Approchez-vous de la carte, messieurs, voyez la position de l'ennemi, et si vous avez à proposer un meilleur plan que le mien, faites hardiment.
Le maréchal de Créquy et le maréchal de Schomberg étudièrent la carte à leur tour et se rallièrent à l'avis de Bassompierre.
Restait le duc de Montmorency.
Le duc de Montmorency était plus connu pour ce bouillant courage qu'il poussait jusqu'à la témérité que comme stratégiste et homme de prudence et de prévision sur le champ de bataille; d'ailleurs il parlait avec une certaine difficulté, ayant au commencement de ses discours un certain bégayement qui l'abandonnait à mesure qu'il parlait.
Cependant il prit bravement la parole que lui offrait le roi.
—Sire, dit-il, je suis de l'avis de M. le maréchal de Bassompierre et de MM. de Créquy et de Schomberg, qui connaissent le grand cas que je fais de leur courage et de leur expérience; mais les barricades et les redoutes prises, et je ne doute point que nous ne les prenions, restera la partie la plus difficile à forcer; c'est-à-dire la demi-lune qui barre entièrement le chemin. N'y aurait-il pas moyen de faire pour cette partie des retranchements ce que M. de Bassompierre, avec tant de justesse, a proposé de faire pour les redoutes? Ne pourrait-on pas enfin, par quelque sentier de la montagne, si ardu, si extravagant qu'il soit, tourner la position, redescendre entre la demi-lune de Suze, puis attaquer par derrière dans cette dernière position, l'ennemi que nous attaquerions par devant; il ne s'agirait pour cela que de trouver un guide fidèle et un officier intrépide, deux choses qui ne me paraissent point impossibles à rencontrer.
—Vous entendez les propositions de M. de Montmorency, dit le roi; les approuvez-vous?
—Excellentes! répondirent les maréchaux, mais il n'y a pas de temps à perdre pour se procurer ce guide et cet officier.
En ce moment Etienne Latil disait quelques mots tout bas à l'oreille du cardinal dont le visage rayonna.
—Messieurs, dit-il, je crois que la Providence nous envoie guide fidèle et officier intrépide en une seule et même personne.
Et se retournant vers Latil qui attendait les ordres:
Capitaine Latil, dit-il, faites entrer M. le comte de Moret.
Latil s'inclina et sortit.
Cinq minutes après, le comte de Moret entrait, et, sous l'humble habit de montagnard qui le cachait, chacun put reconnaître, à cette ressemblance avec son auguste père, ressemblance qui faisait tant envie au roi Louis XIII, l'illustre fils de Henri IV arrivant à l'instant même de Mantoue, envoyé par la Providence comme le disait le cardinal de Richelieu.
CHAPITRE XII.
LE PAS DE SUZE.
Le comte de Moret, grâce à la route que nous lui avons vu suivre pour traverser avec sécurité le Piémont, et qu'il avait étudiée avec une attention toute particulière, pouvait à la fois être un guide fidèle et un intrépide officier.
En effet, à peine la question eut-elle été exposée que, prenant un crayon, il traça sur la carte dressée par M. de Pontis ce sentier qui conduisait de Chaumont à l'auberge des contrebandiers et de l'auberge des contrebandiers au pont de Giacon, puis il s'arrêta pour raconter par quel hasard il avait été forcé de changer de route pour échapper aux bandits espagnols, et comment ce changement de route l'avait conduit à cette portion de sentier de laquelle on pouvait se laisser glisser sur les remparts de Suze adossées à la montagne.
Il fut autorisé à prendre cinq cents hommes avec lui, une troupe plus considérable eût été trop difficile à manœuvrer dans de pareils chemins.
Le cardinal voulait que le jeune prince prît quelques heures de repos, mais celui-ci s'y refusa; s'il voulait être arrivé à temps pour faire sa diversion au moment de l'attaque, il n'avait pas une minute à perdre.
Il pria le cardinal de lui donner, pour commander sous lui, Etienne Latil, du dévouement et du courage desquels il n'avait point à douter.
C'était combler tous les désirs de celui-ci.
A trois heures la troupe partit sans bruit, chaque homme portait sur lui une journée de vivres.
Nul des cinq cents soldats qui allaient marcher sous les ordres du comte de Moret ne connaissait ce jeune capitaine; mais lorsqu'on leur eut dit que celui qu'ils avaient pour chef était le fils de Henri IV, ils se pressèrent autour de lui avec des cris de joie, et il fallut qu'à la lueur de deux torches il laissât voir son visage dont la ressemblance avec celui du Béarnais redoubla l'enthousiasme.
A peine les cinq cents hommes du comte de Moret eurent-ils défilé, protégés par une nuit dont l'obscurité ne permettait pas de voir à dix pas devant soi, que le reste de l'armée se mit en mouvement. Le temps était exécrable, la terre était couverte de deux pieds de neige.
On fit halte cinq cents pas en avant du rocher de Gélasse.
Six pièces de canon de six livres de balles étaient menées au crochet pour forcer la barricade.
Cinquante hommes restaient à la garde du parc d'artillerie.
Les troupes qui devaient donner étaient sept compagnies des gardes, six des Suisses, dix-neuf de Navarre, quatorze d'Estissac et quinze de Saulx.
Plus les mousquetaires à cheval du roi.
Chaque corps devait jeter devant lui cinquante enfants perdus soutenus de cent hommes, lesquels seraient eux-mêmes soutenus par cinq cents.
Vers six heures du matin, les troupes furent mises en ordre.
Le roi, qui présidait à ces préparatifs, ordonna à un certain nombre de ses mousquetaires de se mêler aux enfants perdus.
Puis il donna l'ordre au sieur de Comminges, précédé d'un trompette, de franchir la frontière et de demander au duc de Savoie passage pour l'armée et la personne du roi.
M. de Comminges partit, mais à cent pas de la première barricade il fut arrêté.
M. le comte de Verrue sortit et vint au-devant de lui.
—Que voulez-vous, monsieur? demanda le comte de Verrue au parlementaire.
—Nous voulons passer, monsieur, répondit celui-ci.
—Mais, reprit le comte de Verrue, comment voulez-vous passer?... en amis, ou en ennemis?
—En amis, si vous nous ouvrez les passages; en ennemis, si vous les fermez, vu que je suis chargé par le roi, mon maître, d'aller à Suze et de lui préparer un logis, attendu qu'il a le dessein d'y coucher demain.
—Monsieur, répondit le comte de Verrue, le roi, mon maître, tiendrait à grand honneur de loger Sa Majesté; mais elle vient si grandement accompagnée qu'avant de rien décider, il faut que j'aille prendre les ordres de Son Altesse.
—Bon, dit Comminges, auriez-vous, par hasard, l'intention de nous disputer le passage?
—J'ai eu l'honneur de vous dire, monsieur, répéta froidement le comte de Verrue, qu'il me faut savoir, premièrement, à ce sujet, l'intention de Son Altesse.
—Monsieur, je vous préviens, dit Comminges, que je vais faire mon rapport au roi.
—Vous pouvez faire ce qu'il vous plaira, monsieur, répondit le comte de Verrue, vous en êtes parfaitement le maître.
Et sur ce, chacun salua l'autre, M. de Verrue retournant du côté des barricades, et Comminges revenant vers le roi.
—Eh bien, monsieur? demanda Louis XIII à Comminges.
Comminges raconta son entretien avec le comte de Verrue. Louis XIII écouta sans perdre une parole, et quand Comminges eut fini:
—Le comte de Verrue, dit le roi, a répondu non-seulement en fidèle serviteur, mais en homme d'esprit et qui sait son métier.
En ce moment le roi était sur l'extrême frontière de France, entre les enfants perdus prêts à marcher, et les cinq cents hommes qui devaient les soutenir.
Bassompierre s'approcha de lui, le visage souriant et le chapeau à la main.
—Sire, dit-il, l'assemblée est prête, les violons sont d'accord, les masques sont à la porte; quand il plaira à Votre Majesté, nous donnerons le ballet.
Le roi le regarda le sourcil froncé.
—Monsieur le maréchal, savez-vous bien que l'on vient de me faire le rapport et que nous n'avons que cinq cents livres de plomb dans le parc de l'artillerie?
—Bon, Sire, répondit Bassompierre, il est bien temps maintenant de songer à cela; faut-il que pour un masque qui n'est pas prêt, le ballet ne se danse pas; laissez-nous faire, et tout ira bien.
—M'en répondez-vous? fit le roi en regardant fixement le maréchal.
—Sire, ce serait téméraire à moi de cautionner une chose aussi douteuse que la victoire; mais je vous réponds que nous en reviendrons à notre honneur, ou que je serai mort ou pris.
—Prenez garde si nous sommes battus, monsieur de Bassompierre, je m'en prends à vous.
—Bast! que peut-il m'arriver de plus que d'être appelé par Votre Majesté le marquis d'Uxelles, mais soyez tranquille, sire, je tâcherai de ne pas mériter une pareille injure. Laissez-moi faire seulement.
—Sire, dit le cardinal, qui se tenait à cheval près du roi, à la mine de M. le maréchal, j'ai bon espoir.
Puis s'adressant à Bassompierre:
—Allez, monsieur le maréchal, allez, lui dit-il, et faites de votre mieux.
Bassompierre alla répondre à M. de Créquy qui l'attendait, mit pied à terre avec MM. de Créquy et de Montmorency pour charger en tête des tranchées. M. de Schomberg seul resta à cheval ayant la goutte dans le genou.
On marcha ainsi sur le rocher de Gélasse, au pied duquel il fallait passer; mais on ne sait pourquoi l'ennemi avait abandonné cette position, si forte qu'elle fût, craignant peut-être que ceux qui la défendraient ne fussent coupés et obligés de se rendre.
Mais à peine nos troupes eurent-elles dépassé le rocher qu'elles se trouvèrent démasquées, et que le feu commença à la fois de la montagne et de la grande barricade.
A cette première décharge, M. de Schomberg fut blessé d'une mitraille dans les reins.
Bassompierre suivit la vallée et marcha droit sur la demi-lune, qui fermait le pas de Suze, M. de Créquy marchant en tête et côte à côte avec lui.
M. de Montmorency, comme un simple tirailleur, s'élança sur la montagne de gauche, c'est-à-dire sur la crête de Montmoron.
M. de Schomberg se fit attacher sur son cheval, que l'on conduisit par la bride à cause de la difficulté du chemin, et, arrivé sur la montagne, marcha au milieu des enfants perdus.
On tourna les barricades, et, selon le plan de M. de Bassompierre, on fusilla leurs défenseurs par derrière, tandis que l'on attaquait en face.
Les Valaisans et les Piémontais se défendirent vaillamment; Victor-Amédée et son père étaient dans la redoute du Crêt de Montabon.
Montmorency, avec son impétuosité ordinaire, avait attaqué et emporté la barricade de gauche, et comme son armure le gênait pour marcher à pied, il en avait semé toutes les pièces le long de la route, et attaqua la redoute en simple justaucorps de buffle et en chausses de velours.
Bassompierre, de son côté, suivait le fond de la vallée, essuyant tout le feu de la demi-lune. Le roi venait ensuite avec son panache blanc, et M. le cardinal en habit de velours feuille-morte brodé d'or.
Trois fois on vint à l'assaut des redoutes, et trois fois on fut repoussé. Les boulets bondissaient en ricochant de roc en roc au fond de la vallée et tuèrent un écuyer de M. de Créquy aux pieds du cheval du roi.
MM. de Bassompierre et de Créquy résolurent alors d'escalader avec cinq cents hommes: Bassompierre la montagne de gauche, pour se réunir à M. de Montmorency; M. de Créquy la montagne de droite, pour soutenir M. de Schomberg.
Deux mille cinq cents hommes restaient au fond de la vallée pour marcher sur la demi-lune.
Bassompierre, un peu gros et déjà âgé de cinquante ans, s'appuyait sur un garde pour gravir la pente rapide; tout à coup il sentit que son appui lui manquait; le garde venait de recevoir une balle dans la poitrine.
Il arriva au sommet de la montagne au moment où M. de Montmorency, lui troisième, venait de sauter dans la route.—Il y descendit le quatrième.
M. de Montmorency fut légèrement blessé au bras, M. de Bassompierre eut ses habits criblés de balles.
La redoute de gauche fut emportée.—Valaisans et Piémontais se réfugièrent dans la demi-lune.
Les deux chefs jetèrent alors les yeux sur la redoute de droite.
On y combattait avec le même acharnement.
Enfin on vit deux cavaliers en sortir et se diriger au grand galop par un chemin qui, probablement, avait été pratiqué pour leur retraite vers la demi-lune de Suze.
C'était le duc de Savoie, Charles Emmanuel, et son fils, Victor-Amédée.
Un flot de fuyards les suivait. La redoute de droite était prise.
Restait la demi-lune, c'est-à-dire la besogne la plus rude.
Louis XIII envoya féliciter les maréchaux et M. de Montmorency sur leur réussite mais en leur ordonnant de se ménager.
Bassompierre lui fit répondre en son nom et au nom de MM. de Schomberg, de Créquy, de Montmorency.