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Le comte de Moret

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«Au roi Henri IV, Majesté très-aimée!

«Prière instante au nom de la France, au nom de son intérêt, au nom de sa vie, de faire arrêter un homme nommé François Ravaillac, connu partout sous le nom de Tueur du Roi, qui m'a avoué à moi-même son dessein horrible, et que l'on dit, j'ose à peine le répéter, poussé à ce parricide par la reine, par le maréchal d'Ancre et par le duc d'Epernon.

«Trois lettres étant écrites par moi, la très humble servante de Sa Majesté, à la reine et étant restées sans réponse, je m'adresse au roi et prie M. le duc de Sully, que je crois le meilleur ami de Sa Majesté, et même je l'adjure au besoin de mettre cette lettre sous les yeux du roi dont je suis la très-humble sujette et servante,

«Jeanne Levoyer, dame de Coetman

Richelieu fit un signe de satisfaction, indiquant que la lettre était bien telle qu'il la désirait; et ouvrant le tiroir secret dans lequel était le fil correspondant à la chambre de sa nièce, après avoir hésité s'il n'appellerait point celle-ci, il referma le tiroir, s'apercevant que Cavois se tenait debout devant lui et paraissait avoir encore quelque chose à lui dire.

—Eh bien, Cavois, que veux-tu encore, importun? lui demanda-t-il de ce ton auquel ses familiers ne se trompaient point, et qu'il prenait lorsqu'il était de belle humeur.

—Eminence, c'est M. de Souscarrières qui vous fait tenir son premier rapport.

—Ah! c'est vrai! va prendre le premier rapport de M. de Souscarrières et apporte-le moi.

Cavois sortit.

Le cardinal, comme si l'annonce de Cavois lui eût rappelé un souvenir oublié, se leva, alla à la porte de communication donnant chez Marion Delorme, l'ouvrit et ramassa le billet qui gisait sur le plancher.

Il contenait le renseignement suivant:

«Venu une seule fois, depuis huit jours, chez Mme de la Montagne: on le croit amoureux d'une demoiselle de la reine, nommée Isabelle de Lautrec.»

—Ah! ah! fit le duc, la fille du baron François de Lautrec, qui est près du duc de Rethellois, à Mantoue!

Et il écrivit en note:

«Donner ordre au baron de Lautrec de rappeler sa fille près de lui.»

Puis se parlant à lui-même:

—Comme mon intention est d'envoyer le comte de Moret faire la guerre en Italie, murmura-t-il, il ira de grand cœur, ne fût-ce que pour se rapprocher de sa bien-aimée.

Comme il achevait de prendre cette note, Cavois entra et lui remit un papier sous enveloppe aux armes de Bellegarde.

Le cardinal déchira l'enveloppe, déplia le papier et lut:

Rapport du sieur Michel, dit Souscarrières, à Son Eminence le cardinal de Richelieu.

«Hier, 13 décembre, premier jour de l'exercice du sieur Michel, dit Souscarrières:

«M. Mirabel, ambassadeur d'Espagne, a pris une chaise rue Saint-Sulpice, et s'est fait conduire chez le joaillier Lopez, où il était rendu à onze heures du matin.

«Vers la même heure, Mme de Fargis prenait une chaise à la rue des Poulies et se faisait, de son côté, conduire chez Lopez.

«Un des porteurs a vu l'ambassadeur d'Espagne causer avec la dame de la reine et lui remettre un billet.

«A midi, M. le cardinal de Bérulle a pris une chaise, quai des Galeries du Louvre, et s'est fait conduire chez M. le duc de Bellegarde et chez le maréchal de Bassompierre. Par mes relations dans la maison de M. de Bellegarde, dont on s'obstine à me croire le fils, j'ai su qu'il était question d'un conseil secret aux Tuileries, à l'endroit de la guerre du Piémont. A ce conseil seront convoqués M. de Guise et M. de Marillac. M. le cardinal sera averti du jour.»

—Ah! ah! fit le cardinal, je me doutais bien que ce drôle-là ne me serait pas inutile.

«Mme Bellier, femme de chambre de la reine, a pris vers deux heures une chaise et s'est fait conduire chez Michel Dauze, apothicaire de la reine, lequel a pris une chaise à son tour, la nuit venue, et s'est fait conduire au Louvre.

—Bon, murmura Richelieu, la reine régnante voudrait-elle avoir son Vauthier comme la reine-mère? nous la surveillerons.

Puis, sur son cahier de notes il écrivit:

«Acheter Mme Bellier, femme de chambre de la reine, et Patrocle, écuyer de la petite écurie, son amant.»

«Hier, vers huit heures du soir, S. M. la reine-mère a pris une chaise et s'est fait conduire chez la présidente de Verdun, où se faisait conduire, de son côté, un astrologue nommé le Censuré. L'entretien a duré une heure; le Censuré est sorti regardant à la lueur de la lanterne de la chaise une très belle bague de diamant, cadeau qui, selon toute probabilité, lui venait de S. M. la reine-mère. On ignore le sujet de la conversation.

«Hier soir, M. le comte de Moret a pris une chaise rue Sainte-Avoie et s'est fait conduire à l'hôtel Longueville, où il y avait grande réunion, et où se sont fait conduire, également en chaise, M. d'Orléans, le duc de Montmorency, Mme de Fargis...

«En sortant, Mme de Fargis a, dans le vestibule, échangé quelques mots avec M. le comte de Moret. On n'a entendu que ceux qui ont paru satisfaire également M. le comte de Moret et Mme de Fargis, car Mme de Fargis s'est éloignée en riant et M. le comte de Moret en chantant.

—Tout cela est excellent, murmura le cardinal, continuons.

«Hier, entre onze heures et minuit, M. le cardinal de Richelieu, déguisé en capucin...

—Ah! ah! fit le cardinal en s'interrompant.

Puis il reprit avec une curiosité croissante:

Déguisé en capucin, a pris une chaise rue Royale, et s'est fait conduire rue de l'Homme-Armé, à l'hôtellerie de la Barbe Peinte.

—Hum! fit le cardinal.

«A l'hôtellerie de la Barbe Peinte, où il est resté jusqu'à une heure et demie dans la chambre d'Etienne Latil; à une heure et demie, Son Eminence est descendue et a donné l'ordre de la conduire rue des Postes, au couvent des filles repenties.»

—Diable! diable!»

Puis, la curiosité le poussant:

«Là il s'est fait ouvrir les portes par la sœur tourière, a fait lever la supérieure, s'est fait conduire par elle à la loge de la dame de Coëtman; après un quart d'heure de conversation à travers la lucarne grillée de cette loge, il a appelé ses deux porteurs et leur a ordonné de pratiquer dans la muraille une ouverture par laquelle la dame de Coëtman pût passer; une demi-heure après, l'ordre de Son Eminence était exécuté.»

Le cardinal s'arrêta un instant comme pour réfléchir, et continua:

«Comme à sa sortie de la loge, la dame de Coëtman était à peu près nue, Mgr le cardinal l'enveloppa dans sa robe, et restant nu tête et en habit noir, la fit déposer dans la chambre de la supérieure, près d'un grand feu, où la dame de Coëtman se réchauffa et reprit des forces. A trois heures, monseigneur envoya chercher une seconde chaise pour la dame de Coëtman, et la conduisit chez le baigneur Nollet, en face le pont Notre-Dame, où il donna quelques ordres, continuant seul son chemin.

—Allons! allons! murmura le cardinal, le drôle est habile, tant mieux, tant mieux; continuons:

«A cinq heures moins un quart, Son Eminence est rentrée chez elle, place Royale, et à cinq heures et quelques minutes, ayant changé de costume, elle est remontée en chaise avec son costume ordinaire, et s'est fait conduire à l'hôtel Sully, où elle est restée une demi-heure à peu près; vers six heures un quart, elle rentrait place Royale.

«Dix minutes après sa rentrée, Mme de Combalet prenait une chaise à son tour, se faisait conduire chez le baigneur Nollet, et après y être restée une heure à peu près, ramenait, vers les huit heures du matin, chez elle, la dame de Coëtman habillée en carmélite.

«Tel est le rapport que le sieur Michel, dit Souscarrières, a l'honneur de soumettre à Son Eminence, lui affirmant l'exactitude des faits qui y sont consignés.

«Et a signé: «Michel, dit Souscarrières

—Ah! pardieu, s'écria le cardinal, voilà par ma foi, un adroit coquin. Cavois! Cavois!

Le capitaine des gardes entra:

—Monseigneur?

—L'homme qui a apporté ce papier est-il encore là? demanda le cardinal.

—Monseigneur, répondit Cavois, si je ne me trompe, c'est M. Souscarrières lui-même.

—Fais-le entrer, mon cher Cavois, fais-le entrer.

Comme si le seigneur de Souscarrières n'eût attendu que cette autorisation, il parut sur le seuil de la porte du cabinet, vêtu d'un costume sombre, mais élégant néanmoins; il fit une profonde révérence au cardinal.

—Venez ici, monsieur Michel, lui dit Son Eminence.

—Me voici, monseigneur, dit Souscarrières.

—Je ne m'étais pas trompé en vous donnant ma confiance, vous êtes un homme habile.

—Si monseigneur est content de moi, je serai en même temps un homme heureux.

—Très-content; seulement, je n'aime pas les énigmes, n'ayant pas le temps de les deviner. Comment se fait-il que tous les détails qui me sont personnels soient venus aussi exactement à votre connaissance?

—Monseigneur, répondit Souscarrières avec un sourire dans lequel on pouvait voir briller le contentement de lui-même, je me suis douté que Votre Eminence voudrait tâter en personne du nouveau mode de locomotion qu'il venait d'autoriser.

—Eh bien?

—Eh bien, monseigneur, je me suis embusqué rue Royale, et j'ai reconnu Son Eminence.

—Après?

—Après, monseigneur; le plus grand des porteurs, celui qui a frappé à la porte du couvent, qui a porté la dame de Coëtman près du feu, qui a été chercher la chaise à porteurs fermée à clef, c'était moi.

—Ah! ma foi, fit le cardinal, vous m'en direz tant!

FIN DU DEUXIÈME VOLUME.

TROISIÈME VOLUME.


CHAPITRE Ier.

LES LARDOIRES DU ROI LOUIS XIII.

Et maintenant, il faut, pour les besoins de notre récit, que nos lecteurs nous permettent de leur faire faire plus ample connaissance avec le roi Louis XIII, qu'ils ont entrevu à peine pendant cette nuit où, poussé par les pressentiments du cardinal de Richelieu dans la chambre de la reine, il n'y entra que pour s'assurer que l'on n'y tenait point cabale et lui annoncer que, par ordre de Bouvard, il se purgeait le lendemain et se faisait saigner le surlendemain.

Il s'était purgé, il s'était fait saigner, et n'en était ni plus gai ni plus rouge; mais tout au contraire, sa mélancolie n'avait fait qu'augmenter.

Cette mélancolie, dont nul ne connaissait la cause et qui avait pris le roi dès l'âge de quatorze à quinze ans, le conduisait à essayer les uns après les autres toutes sortes de divertissements qui ne le divertissaient pas. Joignez à cela qu'il était presque le seul à la cour, avec son fou l'Angély, qui fût vêtu de noir, ce qui ajoutait encore à son air lugubre.

Rien n'était donc plus triste que ses appartements, dans lesquels, à l'exception de la reine Anne d'Autriche et de la reine-mère, qui du reste, avaient toujours le soin de prévenir le roi lorsqu'elles désiraient lui rendre visite, il n'entrait jamais aucune femme.

Souvent, lorsque l'on avait audience de lui, en arrivant à l'heure désignée, on était reçu ou par Beringhen, qu'en sa qualité de premier valet de chambre on appelait M. le Premier, ou par M. de Tréville, ou par M. de Guitaut; l'un ou l'autre de ces messieurs vous introduisait dans le salon où l'on cherchait inutilement des yeux le roi; le roi était dans une embrasure de fenêtre avec quelqu'un de son intimité, à qui il avait fait l'honneur de dire: Monsieur un tel, venez avec moi et ennuyons-nous. Et sur ce point, on était toujours sûr qu'il se tenait religieusement parole à lui et aux autres.

Plus d'une fois la reine, dans le but d'avoir prise sur ce morne personnage, et trop sûre de ne pouvoir y parvenir par elle-même, avait, sur le conseil de la reine-mère, admis dans son intimité ou attaché à sa maison quelque belle créature de la fidélité de laquelle elle était certaine, espérant que cette glace se fondrait aux rayons de deux beaux yeux, mais toujours inutilement.

Ce roi, que de Luynes, après quatre ans de mariage, avait été obligé de porter dans la chambre de sa femme, avait des favoris, jamais des favorites. La buggera a passato i monti, disaient les Italiens.

La belle Mme de Chevreuse, elle que l'on pouvait appeler l'Irrésistible, y avait essayé, et malgré la triple séduction de sa jeunesse, de sa beauté et de son esprit, elle y avait échoué.

—Mais, Sire, lui dit-elle un jour, impatientée de cette invincible froideur, vous n'avez donc pas de maîtresse.

—Si fait, madame, j'en ai, lui répondit le roi.

—Comment donc les aimez-vous, alors?

—De la ceinture en haut, répondit le roi.

—Bon, fit Mme de Chevreuse, la première fois que je viendrai au Louvre, je ferai comme Gros-Guillaume, je mettrai ma ceinture au milieu des cuisses.

C'était un espoir pareil qui avait fait appeler à la cour la belle et chaste enfant que nous avons déjà présentée à nos lecteurs sous le nom d'Isabelle de Lautrec. On savait son dévouement acharné à la reine qui l'avait fait élever, quoique son père fût attaché, lui, au duc de Rethellois. Et en effet, elle était si belle, que Louis XIII s'en était d'abord fort occupé; il avait causé avec elle, et son esprit l'avait charmé. Elle, de son côté, tout à fait ignorante des desseins que l'on avait sur elle, avait répondu au roi avec modestie et respect. Mais il avait, six mois avant l'époque où nous sommes arrivés, recruté un nouveau page de sa chambre, et non-seulement le roi ne s'était plus occupé d'Isabelle, mais encore il avait presque entièrement cessé d'aller chez la reine.

Et en effet les favoris se succédaient près du roi avec une rapidité qui n'avait rien de rassurant pour celui qui, comme on dit en terme de turf, tenait momentanément la corde.

Il y avait d'abord eu Pierrot, ce petit paysan dont nous avons parlé.

Vint ensuite Luynes, le chef des oiseaux de cabinet; puis son porteur d'arbalète d'Esplan, qu'il fit marquis de Grimaud.

Puis Chalais, auquel il laissa couper la tête.

Puis Baradas, le favori du moment.

Et enfin Saint-Simon, le favori aspirant qui comptait sur la disgrâce de Baradas, disgrâce que l'on pouvait toujours prévoir quant on connaissait la fragilité de cet étrange sentiment qui, chez le roi Louis XIII, tenait un inqualifiable milieu entre l'amitié et l'amour.

En dehors de ses favoris, le roi Louis XIII avait des familiers; c'étaient: M. de Tréville, le commandant de ses mousquetaires, dont nous nous sommes assez occupés dans quelques-uns de nos livres, pour que nous nous contentions de le nommer ici; le comte de Nogent Beautru, frère de celui que le cardinal venait d'envoyer en Espagne, qui, la première fois qu'il avait été présenté à la cour, avait eu la chance, pour lui faire passer un endroit des Tuileries où il y avait de l'eau, de porter le roi sur ses épaules, comme saint-Christophe avait porté Jésus-Christ, et qui avait le rare privilége, non-seulement comme son fou l'Angély, de tout lui dire, mais encore de dérider ce front funèbre, par ses plaisanteries.

Bassompierre, fait maréchal en 1622, bien plus par les souvenirs d'alcôve de Marie de Médicis que par ses propres souvenirs de bataille; homme, du reste, d'un esprit assez charmant, et d'un manque de cœur assez complet, pour résumer en lui toute cette époque qui s'étend de la première partie du seizième siècle à la première partie du dix-septième; Lublet des Noyers, son secrétaire, ou plutôt son valet, La Vieuville, le surintendant des finances, Guitaut, son capitaine des gardes, homme tout dévoué à lui et à la reine Anne d'Autriche, qui, à toutes les offres que lui fit le cardinal pour se l'attacher, ne fit jamais d'autres réponses que: «Impossible, Votre Eminence, je suis au roi et l'Evangile défend de servir deux maîtres» et enfin, le maréchal de Marillac, frère du garde des sceaux, qui devait, lui aussi, être une des taches sanglantes du règne de Louis XIII, ou plutôt du ministère du cardinal de Richelieu.

Ceci posé comme explication préliminaire, il arriva que, le lendemain du jour où Souscarrières avait fait au cardinal un rapport si véridique et si circonstancié des événements de la nuit précédente, le roi, après avoir déjeuné avec Baradas, fait une partie de volant avec Nogent, et ordonné que l'on prévînt deux de ses musiciens, Molinier et Justin, de prendre l'un son luth, l'autre sa viole, pour le distraire pendant la grande occupation à laquelle il allait se livrer, se tourna vers MM. de Bassompierre, de Marillac, des Noyers et La Vieuville, qui étaient venus lui faire leur cour.

—Messieurs, allons larder! fit-il.

—Allons larder, messieurs, dit l'Angély en nasillant, voyez comme cela s'accorde bien: majesté et larder!

Et, sur cette plaisanterie assez médiocre et que nous ne rappellerions pas si elle n'était historique, il enfonça son chapeau sur son oreille et celui de Nogent sur le milieu de sa tête.

—Eh bien, drôle, que fais-tu? lui dit Nogent.

—Je me couvre, et je vous couvre, dit l'Angély.

—Devant le roi, y penses-tu?

—Bah! pour des bouffons, c'est sans conséquence...

—Sire, faites donc taire votre fou! s'écria Nogent furieux.

—Bon! Nogent, dit Louis XIII, est-ce que l'on fait taire l'Angély?

—On me paye pour tout dire, fit l'Angély; si je me taisais, je ferais comme M. de La Vieuville, qu'on fait surintendant des finances pour qu'il y ait des finances, et qui n'a pas de finances, je volerais mon argent.

—Mais Votre Majesté n'a pas entendu ce qu'il a dit.

—Si fait, mais tu m'en dis bien d'autres à moi.

—A vous, Sire?

—Oui, tout à l'heure, quand, en jouant à la raquette, j'ai manqué le volant. Ne m'as-tu pas dit: «En voilà un beau Louis le Juste!» Si je ne te regardais pas un peu comme le confrère de l'Angély, crois-tu que je te laisserais me dire de ces choses-là? Allons larder, messieurs, allons larder!

Ces deux mots: Allons larder, méritent une explication, sous peine de ne pas être intelligibles pour nos lecteurs; cette explication, nous allons la donner.

Nous avons dit, à deux endroits différents déjà, que, pour combattre sa mélancolie, le roi se livrait à toute sorte de divertissements qui ne le divertissaient pas. Il avait, enfant, fait des canons avec du cuir, des jets d'eau avec des plumes; étant jeune homme il avait enluminé des images, ce que ses courtisans avaient appelé faire de la peinture; il avait fait ce que ses courtisans avaient appelé de la musique, c'est-à-dire joué du tambour, exercice auquel, s'il faut en croire Bassompierre, il réussissait très-bien.

Il avait fait des cages et des châssis, avec M. des Noyers. Il s'était fait confiturier et avait fait d'excellentes confitures; puis jardinier et avait réussi à avoir en février des pois verts qu'il avait fait vendre, et que, pour lui faire sa cour, M. de Montauron avait achetés. Enfin il s'était mis à faire la barbe, et un beau jour, dans l'ardeur qu'il avait pour cet amusement, il avait réuni tous ses officiers, et lui-même leur avait coupé la barbe, ne leur laissant au menton, dans sa parcimonieuse munificence que ce bouquet de poil que, depuis ce jour, en commémoration d'une main auguste, on a appelé une royale, si bien que le lendemain, le pont-Neuf suivant courait par le Louvre:

Hélas! ma pauvre barbe,
Qui t'a donc faite ainsi?
C'est le grand roi Louis
Treizième de ce nom
Qui toute ébarba sa maison.
Ça, monsieur de la Force,
Faut vous la faire aussi.
Hélas, Sire, merci,
Ne me la faites pas:
Me méconnaîtraient mes soldats.
Laissons la barbe en pointe
Au cousin Richelieu,
Car par la vertudieu
Ce serait trop oser
Que de prétendre la raser.

Or, le roi Louis XIII avait fini par se lasser de faire la barbe, comme il finissait par se lasser de tout, et comme il était descendu quelques jours auparavant dans sa cuisine, afin d'y introduire une mesure économique dans laquelle la générale Coquet perdit sa soupe au lait et M. de la Vrillière ses biscuits du matin; il avait vu son cuisinier et ses marmitons piquer, ceux-ci des longes de veau, ceux-là des filets de bœuf, ceux-là des lièvres, ceux-là des faisans; il avait trouvé cette opération des plus récréatives. Il en résultait que, depuis un mois à peu près, Sa Majesté avait adopté ce nouveau divertissement.

Sa Majesté lardait et faisait larder avec elle ses courtisans.

Je ne sais si l'art de la cuisine avait à gagner en passant par des mains royales, mais l'état de l'ornementation y avait fait de grands progrès. Les longes de veau et les filets de bœuf surtout qui présentaient une plus grande surface, redescendaient à l'office avec les dessins les plus variés. Le roi se bornait à larder en paysage, c'est-à-dire qu'il dessinait des arbres, des maisons, de chasses, des chiens, des loups, des cerfs, des fleurs de lys; mais Nogent et les autres ne se bornaient point à des figures héraldiques et variaient leurs dessins de la façon la plus fantastique, ce qui leur valait quelquefois, de la part du roi Charles Louis, les admonestations les plus sévères et faisait exiler impitoyablement des tables royales les morceaux ornementés par eux.

Et maintenant que voici nos lecteurs suffisamment renseignés, reprenons le cours de notre récit.

Sur ces mots:—Messieurs, allons larder, les personnes que nous avons nommées se hâtèrent donc de suivre le roi.

Bassompierre profita du moment où l'on passait dans la salle à manger, dans la pièce destinée au nouvel exercice adopté par le roi, dans laquelle cinq ou six tables de marbre avaient chacune, soit sa longe de veau, soit son filet de bœuf, son lièvre, soit son faisan, et où l'écuyer Georges attendait au milieu d'assiettes pleines de lardons taillés d'avance, et tenant en main des lardoires d'argent qu'il remettait à ceux qui désiraient faire leur cour à Sa Majesté en l'imitant, et surtout en se laissant vaincre par elle; Bassompierre, disons-nous, profita de ce moment pour poser la main sur l'épaule du surintendant des finances et lui dire assez bas pour y mettre de la forme, assez haut pour être entendu:

—Monsieur le surintendant, sans être trop curieux, pourrait-on vous demander quand vous comptez me payer mon dernier quartier de colonel général des Suisses, que j'ai acheté cent mille écus, et que j'ai payé rubis sur l'ongle?

Mais au lieu de lui répondre, M. de La Vieuville qui, comme Nogent, donnait parfois dans la pasquinade, se mit à étendre et à rapprocher ses bras en disant:

—Je nage, je nage, je nage!

—Par ma foi, dit Bassompierre, j'ai deviné bien des énigmes dans ma vie, mais je ne sais pas le mot de celle-là.

—Monsieur le maréchal, dit La Vieuville, quand on nage, c'est qu'on a perdu pied, n'est-ce pas?

—Oui.

—Et quand on a perdu pied, c'est qu'on n'a plus de fond.

—Après?

—Eh bien, je n'ai plus de fond; je nage, je nage, je nage!

En ce moment, M. le duc d'Angoulême, bâtard de Charles IX et de Marie Touchet, venait de se joindre au cortége avec le duc de Guise que nous avons déjà vu dans la soirée de la princesse Marie, et à qui le duc d'Orléans avait promis un corps, dans l'armée où il serait lieutenant-général pour le roi dans l'expédition d'Italie, et tous deux attendaient pour s'avancer que le roi les remarquât. Bassompierre, qui ne trouvait rien à répondre à de Vieuville et qui n'aimait point à rester court, s'accrocha bravement au duc d'Angoulême, nous disons bravement, parce que le duc d'Angoulême était pour la réplique, comme on disait alors, un des meilleurs becs de l'époque.

—Vous nagez, vous nagez, vous nagez, c'est très bien; les oies et les canards nagent aussi; mais cela ne me regarde pas, moi. Ah! pardieu, si je faisais de la fausse monnaie, comme M. d'Angoulême, cela ne m'inquiéterait pas!

Le duc d'Angoulême, qui probablement n'avait pas de riposte prête, fit semblant de ne pas entendre; mais le roi Louis XIII avait entendu, et comme il était très médisant de caractère:

—Entendez-vous ce que dit M. Bassompierre, mon cousin? fit-il.

—Non, Sire, je suis sourd de l'oreille droite, répondit le duc.

—Comme César, dit Bassompierre.

—Il vous demande si vous faites toujours de la fausse monnaie?

—Pardon, Sire, reprit Bassompierre, je ne demande pas si M. d'Angoulême continue à faire de la fausse monnaie, ce qui serait dubitatif; je dis qu'il en fait, ce qui est affirmatif.

Le duc d'Angoulême haussa les épaules.

—Voilà vingt ans, dit-il, que l'on me harpigne avec cette fadaise.

—Qu'y a-t-il de vrai, voyons, dites, mon cousin, demanda le roi.

—Ah! mon Dieu, Sire, voilà la vérité pure: je loue, dans mon château de Gros-Bois, une chambre à un alchimiste nommé Merlin, qui la prétend merveilleusement située pour la recherche de la pierre philosophale. Il m'en donne quatre mille écus par an, à la condition de ne pas lui demander ce qu'il y fait et de lui laisser jouir du privilége qu'ont les habitations de France, de ne point être visitées par la justice. Vous comprenez bien, Sire, que louant une seule chambre plus qu'on ne m'offrait pour tout le château, je n'irai point, par une indiscrétion ridicule, perdre un si bon locataire.

—Voyez, Bassompierre, comme vous êtes méchante langue, dit le roi; quoi de plus honnête que l'industrie de notre cousin?

—D'ailleurs, dit le duc d'Angoulême, qui ne se tenait point pour battu, quand je ferais un peu de fausse monnaie, moi, fils du roi Charles IX, roi de France; votre père, de glorieuse mémoire, fils d'Antoine de Bourbon, qui n'était que roi de Navarre, volait bien.

—Comment, mon père volait! s'écria Louis XIII.

—Ah! dit Bassompierre, à telles enseignes qu'il m'a dit à moi un jour: «Je suis bien heureux d'être roi, sans cela je serais pendu.»

—Le roi votre père, Sire, continua le duc d'Angoulême, sauf le respect que je dois à Votre Majesté, volait au jeu d'abord.

—Au jeu! dit Louis XIII. Je vous ferai observer, mon cousin, que voler au jeu n'est pas voler, c'est tricher. D'ailleurs, après la partie, il rendait l'argent.

—Pas toujours, dit Bassompierre.

—Comment, pas toujours! fit le roi.

—Non, sur ma parole, et votre auguste mère vous garantira le fait que je vais vous citer. Un jour, ou plutôt un soir, que j'avais l'honneur de jouer avec le roi, et qu'il y avait cinquante pistoles au jeu, il se trouva des demi-pistoles parmi les pistoles. Sire, dis-je au roi, que je savais sujet à caution, c'est Votre Majesté qui a voulu faire passer des demi-pistoles pour des pistoles? Non, c'est vous, répliqua le roi.

—Alors, continua Bassompierre, je pris tout, pistoles et demi-pistoles, j'ouvris une fenêtre, et je les jetai aux laquais qui attendaient dans la cour; puis je revins faire le jeu avec des pistoles entières.

—Ah! ah! dit le roi, vous avez fait cela, Bassompierre?

—Oui Sire, et votre auguste mère dit même à ce sujet: «Aujourd'hui, Bassompierre fait le roi, et le roi fait Bassompierre.»

—Foi de gentilhomme, c'était bien dit, s'écria Louis XIII; et qu'a répondu mon père?

—Sire, sans doute, ses malheurs conjugaux avec la reine Marguerite l'avaient rendu injuste, car il a répondu très faussement à mon avis: «Vous voudriez bien qu'il fût le roi, vous auriez un mari plus jeune!»

—Et qui gagna la partie? demanda Louis XIII.

—Le roi Henri IV, Sire; à telles enseignes qu'il empocha, dans la préoccupation que lui avait sans doute donnée l'observation de la reine, qu'il empocha, quoi qu'en dise Votre Majesté, l'enjeu entier, sans me rendre même la différence qu'il y avait entre les pistoles et les demi-pistoles.

—Oh! dit le duc d'Angoulême, je lui ai vu voler mieux que cela.

—A mon père? demanda Louis XIII.

—Je lui ai vu voler un manteau, moi.

—Un manteau!

—Il est vrai qu'il n'était encore que roi de Navarre.

—Bon, dit Louis XIII, racontez-nous cela, mon cousin.

—Le roi Henri III venait de mourir assassiné à Saint-Cloud, dans cette maison de M. de Gondy où la Saint-Barthélemy avait été résolue par lui, n'étant encore que duc d'Anjou, et le jour anniversaire de celui où cette résolution avait été prise; or, le roi de Navarre était là, puisque ce fut entre ses bras que Henri III mourut, en lui léguant le trône; et comme il lui fallait porter le deuil en velours violet, et qu'il n'avait pas de quoi acheter un pourpoint et des chausses, il roula le manteau du mort, qui était justement de la couleur et de l'étoffe qu'il lui fallait pour son deuil, le mit sous son bras et se sauva, croyant que nul n'avait fait attention à lui; mais Sa Majesté avait pour excuse, si les rois ont besoin d'excuse pour voler, qu'elle était si pauvre que, sans le hasard de ce manteau, elle n'eût point su porter le deuil.

—Plaignez-vous donc, maintenant, mon cousin, que vous ne pouvez pas payer vos domestiques, dit le roi, quand le roi n'avait pas même une chambre qu'il pût louer quatre mille écus par an à un alchimiste.

—Excusez-moi, Sire, dit le duc d'Angoulême, il est impossible que mes domestiques se soient plaints de ce que je ne les payais pas; mais je ne me suis jamais plaint, moi, de ne pas pouvoir les payer. A telles enseignes, comme disait tout à l'heure M. de Bassompierre, que la dernière fois qu'ils sont venus me demander leurs gages, protestant qu'ils n'avaient pas un carolus, je leur ai répondu tout simplement: «C'est à vous de vous pourvoir, imbéciles que vous êtes. Quatre rues aboutissent à l'hôtel d'Angoulême, vous êtes en bon lieu, industriez-vous.» Ils ont suivi mon conseil; depuis ce temps-là on entend bien parler de quelques vols de nuit dans la rue Pavée, dans la rue des Francs-Bourgeois, dans la rue Neuve-Sainte Catherine et dans la rue de la Couture; mais mes drôles ne me parlent plus de leurs gages.

—Oui, dit Louis XIII, et un beau jour je les ferai pendre, vos drôles, devant la porte de votre hôtel.

—Si vous êtes en faveur près du cardinal, Sire, dit en riant le duc d'Angoulême.

Et il se jeta sur une longe de veau, qu'il se mit à transpercer, avec non moins de fureur que si la lardoire était une épée et la longue de veau le cardinal.

—Ah! par ma foi, Louis, dit l'Angély, m'est avis que c'est toi cette fois qui es lardé.


CHAPITRE II.

PENDANT QUE LE ROI LARDE.

C'étaient ces répliques-là, que son entourage, au reste, ne lui épargnait point, qui mettaient le roi en rage contre son ministre et qui lui faisaient de ces révolutions subites et inattendues qui mettaient incessamment le cardinal à deux doigts de sa perte.

Si les ennemis de Son Eminence prenaient Louis XIII dans un de ces moments-là, il adoptait avec eux les résolutions les plus désespérées, quitte à ne pas les suivre, et leur faisait les plus belles promesses, quitte à ne point les tenir.

Or, comme la bile que lui avait fait faire le duc d'Angoulême lui montait à la gorge, le roi, tout en lardant sa longe de veau, regardait autour de lui, cherchant quelqu'un qui lui donnât une occasion plausible de laisser tomber sur lui sa colère, ses yeux s'arrêtèrent alors sur ses deux musiciens, placés sur une espèce d'estrade, l'un égratignant son luth, l'autre raclant sa viole, avec la même animosité que le roi mettait à piquer son veau.

Il s'aperçut d'une chose à laquelle jusque-là il n'avait fait aucune attention, c'est que chacun d'eux n'était habillé qu'à moitié.

Molinier, qui avait un pourpoint, n'avait ni trousses, ni bas.

Justin, qui avait des trousses et des bas, n'avait pas de pourpoint.

—Ouais! dit Louis XIII, que signifie cette mascarade?

—Un instant, dit l'Angély, c'est à moi de répondre.

—Fou! s'écria le roi, prends garde de me lasser à la fin!

L'Angély prit une lardoire des mains de Georges et se mit en garde comme s'il tenait une épée.

—Avec cela que j'ai peur de toi, dit-il, avance si tu l'oses.

L'Angély avait près de Louis XIII des priviléges que nul n'avait. Tout au contraire des autres rois, Louis XIII ne voulait pas être égayé; le plus souvent, quand ils étaient seuls, leur conversation roulait sur la mort; Louis XIII aimait fort à faire, sur le peut-être de l'autre monde, les plus fantastiques et surtout les plus désespérantes suppositions; l'Angély l'accompagnait et souvent le guidait dans ce pélerinage d'outre-tombe; il était l'Horatio de cet autre prince de Danemark, cherchant—qui sait? peut-être comme le premier les meurtriers de son père, et le dialogue d'Hamlet avec les fossoyeurs était une conversation folâtre près de la leur.

C'était donc, dans ces discussions folâtres avec l'Angély, presque toujours le roi qui finissait par céder et qui revenait au bouffon.

Il en fut encore ainsi cette fois.

—Voyons, dit Louis XIII, explique-toi, bouffon.

—Louis, qui as été nommé Louis-le-Juste, parce que tu es né sous le signe de la Balance, sois une fois digne de ton nom, pour que mon confrère Nogent ne t'insulte pas comme il a fait tout à l'heure. Hier, pour je ne sais quelle niaiserie, tu as eu, toi, roi de France et de Navarre, la pauvreté de retrancher à ces malheureux la moitié de leurs appointements, et ils ne peuvent s'habiller qu'à moitié. Et maintenant, si tu veux t'en prendre à quelqu'un de la négligence de leur toilette, cherche-moi querelle à moi, car c'est moi qui leur ai donné le conseil de venir ainsi.

—Conseil de fou! dit le roi.

—Il n'y a que ceux-là qui réussissent, reprit l'Angély.

Les deux musiciens se levèrent et firent la révérence.

—C'est bien, c'est bien, dit le roi. Assez; puis il regarda autour de lui pour voir ceux qui se livraient au même travail que lui.

Des Noyers piquait un lièvre, La Vieuville un faisan, Nogent un bœuf, Saint-Simon, qui ne piquait pas, lui tenait l'assiette au lard. Bassompierre causait avec le duc de Guise, Baradas jouait au bilboquet, le duc d'Angoulême s'était accommodé dans un fauteuil et dormait ou faisait semblant de dormir.

—Que dites-vous là, au duc de Guise, maréchal? Ce doit être fort intéressant.

—Pour nous, oui, Sire, répondit Bassompierre: M. le duc de Guise me cherche querelle.

—A quel propos?

—Il paraît que M. de Vendôme s'ennuie en prison.

—Bon! dit l'Angély, je croyais qu'on ne s'ennuyait qu'au Louvre.

—Et, continua Bassompierre, il m'a écrit.

—A vous?...

—Probablement il me croit en faveur.

—Eh bien, que veut-il, mon frère de Vendôme?

—Que tu lui envoies un de tes pages, dit l'Angély.

—Tais-toi, fou! dit le roi.

—Il veut sortir de Vincennes et faire la guerre d'Italie.

—Alors, dit l'Angély, gare aux Piémontais s'ils tournent le dos.

—Et il vous écrit? demanda le roi.

—Oui, en me disant qu'il regarde la chose comme inutile, attendu que je devais être de la coterie de M. de Guise.

—Pourquoi cela?

—Parce que je suis l'amant de Mme de Conti, sa sœur.

—Et que lui avez-vous répondu?

—Je lui ai répondu que cela n'y faisait rien, que j'avais été l'amant de toutes ses tantes, et que je ne l'en aimais pas mieux pour cela.

—Et vous, mon cousin d'Angoulême, que faites-vous? demanda le roi.

—Je rêve, Sire.

—A quoi?

—A la guerre du Piémont.

—Et que rêvez-vous?

—Je rêve, Sire, que Votre Majesté se met à la tête de ses armées et marche en personne sur l'Italie, et que, sur un des plus hauts rochers des Alpes, on inscrit son nom entre ceux d'Annibal et de Charlemagne. Que dites-vous de mon rêve, Sire?

—Qu'il vaut mieux rêver comme cela que veiller comme font les autres, dit l'Angély.

—Et qui commandera sous moi: mon frère ou le cardinal? demanda le roi.

—Entendons-nous, dit l'Angély, si c'est ton frère, il commandera sous toi, mais si c'est le cardinal, il commandera sur toi.

—Là où est le roi, dit le duc de Guise, personne ne commande.

—Bon! dit l'Angély, avec cela que votre père, le Balafré, n'a pas commandé dans Paris du temps du roi Henri III.

—La chose n'en a pas mieux tourné pour lui, dit Bassompierre.

—Messieurs, dit le roi, la guerre du Piémont est une grosse affaire, aussi a-t-il été arrêté entre ma mère et moi qu'elle serait décidée en conseil. Vous avez déjà dû être prévenu, maréchal, que vous assisteriez à ce conseil. Mon cousin d'Angoulême et M. de Guise, je vous préviens de mon côté; je ne vous cache pas qu'il y a dans le conseil de la reine un grand parti pour Monsieur.

—Sire, reprit le duc d'Angoulême, je le dis hautement et d'avance, mon avis sera pour M. le cardinal. Après l'affaire de La Rochelle, ce serait lui faire une grande injustice que de lui ôter le commandement pour tout autre que le roi.

—C'est votre avis? dit Louis XIII.

—Oui, Sire.

—Savez-vous qu'il y a deux ans, le cardinal voulait vous envoyer à Vincennes, et que c'est moi qui l'en ai empêché?

—Votre Majesté a eu tort.

—Comment, j'ai eu tort?

—Oui. Si Son Eminence voulait m'envoyer à Vincennes, c'est que je méritais d'y aller.

—Prends exemple sur ton cousin d'Angoulême, dit l'Angély, c'est un homme d'expérience.

—Je présume, mon cousin, que si l'on vous offrait le commandement de l'armée, vous ne seriez point de cet avis-là.

—Si mon roi que je respecte, et auquel je dois obéir, m'ordonnait de prendre le commandement de l'armée, je le prendrais; mais s'il se contentait de me l'offrir, je le porterais à Son Eminence, en lui disant: Faites-moi une part égale à celle de M. de Bassompierre, de Bellegarde, de Guise et de Créquy, et je serai trop heureux.

—Peste, M. d'Angoulême, dit Bassompierre, je ne vous savais pas si modeste.

—Je suis modeste quand je me juge, maréchal, et orgueilleux quand je me compare.

—Et toi, Louis, voyons, pour qui seras-tu? Pour le cardinal, pour Monsieur, ou pour toi? Quant à moi, je déclare qu'à ta place je nommerais Monsieur.

—Et pourquoi cela? fou.

—C'est parce qu'ayant été malade tout le temps du siége de La Rochelle, il aurait peut-être l'idée de prendre sa revanche en Italie. Peut-être les pays chauds conviennent-ils mieux à ton frère que les pays froids.

—Pas quand il y fait trop chaud, dit Baradas.

—Ah! tu te décides à parler, dit le roi.

—Oui, répliqua Baradas, quand je trouve quelque chose à dire.

—Pourquoi ne piques-tu pas?

—Mais parce que j'ai les mains propres, et que je ne veux pas sentir mauvais.

—Tiens! dit Louis XIII, tirant un flacon de sa poche, voilà de quoi te parfumer.

—Qu'est-ce? demanda Baradas.

—De l'eau de Naffe.

—Vous savez que je la déteste, votre eau de Naffe.

Le roi s'approcha de Baradas et lui jeta au visage quelques gouttes de l'eau contenue dans son flacon.

Mais, à peine l'eau eut-elle touché le jeune homme, qu'il bondit sur le roi, lui arracha le flacon des mains et le brisa sur le plancher.

—Ah! messieurs, dit le roi en pâlissant, que feriez-vous si un page se rendait coupable envers vous d'une insulte pareille à celle que ce petit coquin s'est permise à mon égard?

On se tut.

Bassompierre seul, incapable de retenir sa langue, dit:

—Sire, je le ferais fouetter.

—Ah! vous me feriez fouetter, monsieur le maréchal, dit Baradas exaspéré.

Et tirant son épée malgré la présence du roi, il s'élança sur le maréchal.

Le duc de Guise et le duc d'Angoulême le retinrent.

—Monsieur Baradas, comme il est défendu, sous peine d'avoir le poing coupé, de tirer l'épée devant le roi, vous permettrez que je me tienne dans le respect que je lui dois; mais, comme vous méritez une leçon, je vais vous la donner. Georges, une lardoire.

Et prenant des mains de l'écuyer une lardoire:

—Lâchez M. Baradas, dit Bassompierre.

On lâcha Baradas qui, malgré les cris du roi, se jeta furieux sur le maréchal. Mais le maréchal était un vieil escrimeur qui, s'il n'avait pas beaucoup tiré l'épée contre l'ennemi, l'avait plus d'une fois tirée contre ses amis; de sorte qu'avec une adresse parfaite, sans se lever du fauteuil où il était assis, il para les coups que lui portait le favori, et profitant du premier jour qu'il trouva, lui enfonça sa lardoire dans l'épaule et l'y laissa.

—Là, dit-il, mon petit jeune homme, cela vaut encore mieux que le fouet, et vous vous en souviendrez plus longtemps.

En voyant le sang rougir la manche de Baradas, le roi poussa un cri.

—M. de Bassompierre, dit-il, ne vous présentez jamais devant moi.

Le maréchal prit son chapeau.

—Sire, dit-il, Votre Majesté me permettra d'en appeler de cet arrêt.

—A qui? demanda le roi.

—A Philippe éveillé.

Et tandis que le roi criait:—Bouvard! que l'on m'aille chercher Bouvard! Bassompierre sortait haussant les épaules, saluant de la main le duc d'Angoulême et le duc de Guise, en murmurant:

—Lui, le fils de Henri IV? Jamais!...


CHAPITRE III.

LE MAGASIN D'ILDEFONSE LOPEZ.

Nos lecteurs se rappelleront sans doute avoir vu dans le rapport de Souscarrières au cardinal que Mme de Fargis et l'ambassadeur d'Espagne, M. de Mirabel, avaient échangé un billet chez le lapidaire Lopez.

Or ce que ne savait point Souscarrières, c'est que le lapidaire Lopez appartenait corps et âme au cardinal, chose à laquelle il avait tout intérêt, car à son double titre de mahométan et de juif—il passait près des uns pour être juif, et près des autres pour être mahométan—il eût eu grand'peine à se tirer d'affaires sans avanies, malgré le soin qu'il avait de manger ostensiblement du porc tous les jours, pour prouver qu'il n'était sectateur ni de Moïse, ni de Mahomet, qui tous deux défendaient à leurs adeptes la chair du pourceau.

Et cependant, un jour, il avait failli payer cher la bêtise d'un maître des requêtes: accusé de payer en France des pensions pour l'Espagne, un maître des requêtes se présenta chez lui, visita ses registres, et y trouva cette inscription, qu'il déclara des plus compromettantes:

«Guadaçamilles por el senor de Bassompierre.»

Lopez, prévenu qu'il allait être accusé de haute trahison, de compte à demi avec le maréchal, courut chez Mme de Rambouillet, qui était, avec la belle Julie, une de ses meilleures pratiques; il venait lui demander sa protection et lui dire que tout son crime était d'avoir porté sur son registre de demandes:

«Guadaçamilles por el senor de Bassompierre.»

Madame de Rambouillet fit descendre son mari, et lui exposa le cas. Celui-ci courut aussitôt chez le maître des requêtes, qui était de ses amis, auquel il affirma l'innocence de Lopez.

—Et cependant, mon cher marquis, la chose est claire, lui dit le maître des requêtes: Guadaçamilles.

Le marquis l'arrêta.

—Parlez-vous espagnol? demanda-t-il au magistrat.

—Non.

—Savez-vous ce que veut dire: Guadaçamilles?

—Non, mais par le nom seul, je préjuge que cela signifie quelque chose de formidable.

—Eh bien! mon cher monsieur, cela signifie: Tapisserie de cuir pour M. de Bassompierre.

Le maître des requêtes n'y voulait point croire. Il fallut qu'on se procurât un dictionnaire espagnol et que le maître des requêtes y cherchât lui-même la traduction du mot qui l'avait tant préoccupé.

Le fait est que Lopez était d'origine mauresque; mais les Maures ayant été chassés d'Espagne en 1610, Lopez avait été envoyé en France pour y plaider les intérêts des fugitifs et adressé à M. le marquis de Rambouillet, qui parlait espagnol. Lopez était un homme d'esprit; il conseilla à des marchands de draps une opération à Constantinople: l'opération réussit; les marchands lui firent, dans leurs bénéfices, une part sur laquelle il ne comptait pas: avec cette part, il acheta un diamant brut, le fit tailler, gagna dessus, de sorte que de toutes parts on lui envoyait des diamants bruts comme au meilleur tailleur de diamants qui existât. Il en résulta que toutes les belles pierreries de l'époque lui passèrent par les mains, d'autant plus qu'il eut la chance de trouver un ouvrier encore plus habile que lui, qui consentit à s'engager à son service. Cet homme était tellement adroit que, lorsqu'il était nécessaire, il fendait un diamant en deux.

Lorsqu'il s'était agi du siége de La Rochelle, le cardinal l'avait envoyé en Hollande pour faire faire des vaisseaux, et même pour en acheter de tout faits. A Amsterdam et à Rotterdam, il avait acheté une foule de choses venant de l'Inde et de la Chine, de façon qu'il avait en quelque sorte non-seulement importé, mais encore inventé le bric-à-brac en France.

Sa mission en Hollande ayant achevé de faire sa fortune, et tout le monde ayant ignoré la véritable cause du voyage, il avait pu appartenir à Mgr le cardinal sans que personne s'en doutât.

Lui aussi avait remarqué cette coïncidence de la visite de l'ambassadeur d'Espagne avec Mme de Fargis, et son tailleur de diamants avait vu le billet échangé, de sorte que le cardinal avait de son côté reçu un double avis, et comme l'avis de Lopez confirmait en tout point celui de Souscarrières, il en avait pris une plus grande estime pour l'intelligence de ce dernier.

Le cardinal savait donc, lorsque la reine, dans la matinée du 14, fit demander des chaises pour toute sa maison, qu'il était question, non-seulement d'une visite de femme qui veut acheter des bijoux, mais encore de reine qui veut vendre un royaume.

Aussi le 14 décembre, vers onze heures du matin, au moment où M. de Bassompierre plantait une lardoire dans le deltoïde de Baradas, et comme la reine était près de descendre, accompagnée de Mme de Fargis, d'Isabelle de Lautrec, de Mme de Chevreuse et de Patrocle, son premier écuyer, Mme Bellier, sa première femme de chambre, entra tenant d'une main une cage à perroquet recouverte d'une mante espagnole, et de l'autre, une lettre:

—Ah! mon dieu! que m'apportez-vous là? demanda la reine.

—Un cadeau que fait à Votre Majesté S. A. l'infante Claire-Eugénie.

—Alors, cela nous arrive de Bruxelles? fit la reine.

—Oui, Votre Majesté, et voici la lettre de la princesse vous annonçant ce cadeau.

—Voyons d'abord, dit avec une curiosité féminine la reine en étendant la main vers la mante.

—Non pas, dit Mme de Bellier, tirant la cage en arrière, Votre Majesté doit d'abord lire la lettre.

—Et qui a porté la lettre et la cage?

—Michel Danse, l'apothicaire de Votre Majesté. Votre Majesté sait que c'est lui qui est votre correspondant en Belgique. Voici la lettre de Son Altesse.

La reine prit la lettre, la décacheta et lut:

«Ma chère nièce, je vous envoie un perroquet merveilleux qui, pourvu que vous ne l'effarouchiez pas en le découvrant, vous fera un compliment en cinq langues différentes. C'est un bon petit animal, bien doux et bien fidèle. Vous n'aurez jamais, j'en suis sûre, à vous plaindre de lui.

«Votre tante dévouée,

«CLAIRE-EUGÉNIE.»

—Ah! dit la reine—qu'il parle! qu'il parle!

Aussitôt une petite voix sortit de dessous la mante, et dit en français:

La reine Anne d'Autriche est la plus belle princesse du monde.

—Ah! c'est merveilleux! s'écria la reine. Je voudrais maintenant, mon cher oiseau, vous entendre parler espagnol.

A peine ce souhait était exprimé, que le perroquet disait:

Yo quiero dona Anna hacer por usted todo para que sus deseos lleguen.

—Maintenant en italien, dit la reine. Avez-vous quelque chose à me dire en italien?

L'oiseau ne se fit point attendre, et l'on entendit la même voix, avec l'accent italien seulement dire:

Dares la mia vita per la carissima patrona mia!

La reine battit les mains de joie.

—Et quelles sont les autres langues que parle encore mon perroquet? demanda-t-elle.

—L'anglais et le hollandais, Majesté, répondit Mme de Bellier.

—En anglais, en anglais, dit Anne d'Autriche.

Et le perroquet, sans autre sommation, dit aussitôt:

Give me your hand, and I shall give you my heart.

—Ah! dit la reine, je ne comprends pas très bien. Vous savez l'anglais, ma chère Isabelle?

—Oui, madame.

—Avez-vous compris?

—Le perroquet a dit:

«Donnez-moi votre main, je vous donnerai mon cœur.»

—Oh! bravo! dit la reine. Et maintenant, quelle langue avez-vous dit qu'il parlait encore, Bellier?

—Le hollandais, madame.

—Oh! quel malheur! s'écria la reine, personne ici ne sait le hollandais.

—Si fait, Votre Majesté, répondit Mme de Fargis, Beringhen est de la Frise; il sait le hollandais.

—Appelez Beringhen, dit la reine; il doit être dans l'antichambre du roi.

Mme de Fargis courut et ramena Beringhen.

C'était un grand et beau garçon, blond de cheveux, roux de barbe, moitié Hollandais, moitié Allemand, quoiqu'il eût été élevé en France, très-aimé du roi, auquel, de son côté, il était très dévoué.

Mme de Fargis accourut le tirant par la manche; il ignorait ce qu'on lui voulait, et, fidèle à sa consigne, il avait fallu faire valoir l'ordre exprès de la reine pour qu'il quittât son poste, à l'antichambre.

Mais le perroquet était si intelligent, qu'une fois Beringhen entré, il comprit qu'il pouvait parler hollandais, et sans attendre qu'on lui demandât son cinquième compliment, il dit:

Och myne welbeminde koningin ik bemin maar ik bemin u meer in hollandsch myne niefte geboorte taal.

—Oh! oh! fit Beringhen fort étonné, voilà un perroquet qui parle hollandais comme s'il était d'Amsterdam.

—Et que m'a-t-il dit, s'il vous plaît, M. de Beringhen? demanda la reine.

—Il a dit à Votre Majesté:

«Oh! ma bien aimée reine, je vous aime; mais vous aime encore plus en hollandais, ma chère langue natale.»

—Bon, dit la reine, maintenant on peut le voir, et je ne doute pas qu'il ne soit aussi beau que bien instruit.

En disant ces mots, elle tira la mante, et, chose dont on s'était déjà douté, au lieu d'un perroquet, on trouva dans la cage une jolie petite naine en costume frison, ayant à peine deux pieds de haut, et qui fit une belle révérence à Sa Majesté.

Puis elle sortit de la cage par la porte, qui était assez haute pour qu'elle pût passer sans se baisser, et fit une seconde révérence des plus gracieuses à la reine.

La reine la prit entre ses bras et l'embrassa comme elle eût fait d'un enfant, et de fait, quoiqu'elle eût quinze ans passées, elle n'était pas beaucoup plus grande qu'une petite fille de deux ans.

En ce moment on entendit par le corridor appeler:

—Monsieur le premier! monsieur le premier!

C'était ainsi que l'on appelait, selon l'étiquette de la cour, le premier valet de chambre.

Beringhen, qui n'avait plus affaire chez la reine, sortit rapidement et rencontra à la porte le second valet de chambre qui le cherchait.

La reine entendit ces mots échangés rapidement, tandis que la porte était encore ouverte:

—Qu'y a-t-il?

—Le roi demande M. Bouvard.

—Mon Dieu! dit la reine, serait-il arrivé malheur à Sa Majesté?

Et elle sortit pour s'informer; mais elle ne fit qu'apercevoir les chausses des deux valets de chambre, qui couraient chacun dans une direction différente.

On vint prévenir la reine que les chaises étaient prêtes.

—Oh! dit-elle, je ne puis cependant point sortir sans savoir ce qui est arrivé chez le roi.

—Que Votre Majesté n'y va-t-elle? dit Mlle de Lautrec.

—Je n'ose, dit la reine, le roi ne m'ayant pas fait demander.

—Etrange pays, murmura Isabelle, que celui où une femme inquiète n'ose point demander des nouvelles de son mari!

—Voulez-vous que j'aille en prendre, moi? dit Mme de Fargis.

—Et si le roi se fâche?

—Bon! il ne me mangera pas, votre roi Louis XIII.

Puis s'approchant de la reine tout bas:

—Que je le prenne entre deux portes, et je vous rapporterai de ses nouvelles.

Et, en trois bonds, elle fut dehors.

Au bout de cinq minutes, elle rentra, précédée par un bruyant éclat de rire.

La reine respira.

—Il paraît que cela n'est pas bien grave? dit-elle.

—Très grave, au contraire, il y a eu un duel.

—Un duel! fit la reine.

—Oui, en présence du roi même.

—Et quels sont les audacieux qui ont osé?

—M. de Bassompierre et M. Baradas. M. de Baradas a été blessé.

—D'un coup d'épée?

—Non, d'un coup de lardoire.

Et Mme de Fargis, qui avait repris son sérieux, éclata de nouveau d'un de ces rires bruyants et égrenés comme un chapelet de perles, qui n'appartenait qu'à cette joyeuse nature.

—Maintenant que vous voilà renseignées, mesdames, dit la reine, je ne crois pas que cet accident doive empêcher votre visite au signor Lopez.

Et comme Baradas, tout beau garçon qu'il était, n'inspirait une grande sympathie ni à la reine ni aux dames de sa suite, personne n'eut l'idée de faire la moindre objection à la proposition de la reine.

Celle-ci mit sa petite naine entre les bras de Mme Bellier. On lui avait demandé son nom, et elle avait répondu qu'elle s'appelait Gretchen, ce qui veut dire à la fois Marguerite et perle.

Au bas du grand escalier du Louvre, on trouva les chaises; il y en avait une à deux places, la reine y monta avec Mme de Fargis et la petite Gretchen.

Dix minutes après, on descendait chez Lopez, qui demeurait au coin de la rue du Mouton et de la place de Grève.

Au moment où les porteurs déposèrent la chaise où était la reine devant la porte de Lopez, qui se tenait devant le seuil, le bonnet à la main, un jeune homme se précipita pour ouvrir la chaise et offrir le poignet à la reine.

Ce jeune homme, c'était le comte de Moret.

Un mot de la cousine Marina avait prévenu le cousin Jaquelino que la reine devait se trouver de onze heures à midi chez Lopez, et il y était accouru.

Venait-il pour saluer la reine, pour serrer la main à Mme de Fargis, ou pour échanger un regard avec Isabelle, c'est ce que nous ne saurions dire; mais ce que nous pouvons affirmer, c'est que, dès qu'il eut salué la reine et qu'il eut serré la main de Mme de Fargis, il courut à la seconde litière, et offrant son bras à Mlle de Lautrec, avec le même cérémonial qu'il avait fait pour la reine:

—Excusez moi, mademoiselle, dit-il à Isabelle, de ne point être venu d'abord à vous, comme le voulait absolument mon cœur; mais là où est la reine, le respect doit passer avant tout, même avant l'amour.

Et saluant la jeune fille qu'il venait d'amener au groupe qui se formait autour de la reine, il fit un pas en arrière, sans lui donner le temps de lui répondre autrement que par sa rougeur.

La manière de procéder du comte de Moret était si différente de celle des autres gentilshommes, et dans les trois circonstances où il s'était trouvé en face d'Isabelle, il lui avait manifesté tant de respect et exprimé tant d'amour, qu'il était impossible que chacune de ces rencontres n'eût pas laissé sa trace dans le cœur de la jeune fille. Aussi demeura-t-elle immobile et pensive dans un coin du magasin de Lopez, sans s'occuper le moins du monde de toutes les richesses déployées devant elle.

Aussitôt arrivée, la reine avait cherché des yeux l'ambassadeur d'Espagne, et l'avait aperçu causant avec le tailleur de diamants, auquel il paraissait demander la valeur de quelques pierreries.

Elle, de son côté, apportait à Lopez un magnifique filet de perles; quelques-unes étaient mortes, et il s'agissait de les remplacer par des perles vivantes.

Mais le prix des huit ou dix perles qui manquaient était si élevé, que la reine hésitait à dire à Lopez de les lui fournir, lorsque Mme de Fargis qui causait avec le comte de Moret, et qui avait une oreille à ce que lui disait Antoine de Bourbon et une autre à ce que disait la reine, accourut:

—Qu'a donc Votre Majesté? demanda-t-elle, et de quelle chose est-elle donc embarrassée?

—Vous le voyez, ma chère, d'abord j'ai envie de ce beau crucifix, et ce juif de Lopez ne veut pas me le donner à moins de mille pistoles.

—Ah! dit Mme de Fargis, ce n'est pas raisonnable, Lopez, de vendre la copie mille pistoles, quand vous n'avez vendu l'original que trente deniers.

—D'abord, dit Lopez, je ne suis pas juif, je suis musulman.

—Juif ou musulman, c'est tout un, dit Mme de Fargis.

—Et puis, continua la reine, j'ai besoin de douze perles pour ressortir mon collier, et il veut me les vendre cinquante pistoles la pièce.

—N'est-ce que cela qui vous embarrasse? demanda Mme de Fargis; j'ai vos sept cents pistoles.

—Où cela, ma mie? demanda la reine.

—Mais dans les poches de ce gros homme noir, qui marchande là-bas toute cette tapisserie de l'Inde.

—Eh mais, c'est Particelli.

—Non, ne confondons pas, c'est M. d'Emery.

—Mais Particelli et d'Emery, n'est-ce pas le même?

—Pour tout le monde, madame, mais pas pour le roi.

—Je ne comprends pas.

—Comment! vous ignorez que, lorsque le cardinal l'a placé comme trésorier de l'argenterie chez le roi, sous le nom de M. d'Emery, le roi a dit: «Eh bien, soit, monsieur le cardinal, mettez-y ce d'Emery le plus vite possible.—Et pourquoi cela? demanda le cardinal étonné.—Parce qu'on m'a dit que ce coquin de Particelli prétendait à la place.—Bon! a répondu le cardinal, Particelli a été pendu.—J'en suis fort aise, a répondu le roi, car c'est un grand voleur!»

—De sorte que? demanda la Reine qui ne comprenait point.

—De sorte que, dit Fargis, je n'ai qu'à dire un mot à l'oreille de M. d'Emery pour que M. d'Emery vous donne à l'instant vos sept cents pistoles.

—Et comment m'acquitterai-je envers lui?

—Tout simplement en ne disant pas au roi que d'Emery et Particelli ne font qu'un.

Et elle courut à d'Emery, qui n'avait pas vu la reine, tant il était occupé de ses étoffes, et d'ailleurs il avait la vue basse; mais dès qu'il sut qu'elle était là, et surtout dès que Mme de Fargis lui eut dit un mot à l'oreille, accourut-il aussi vite que le lui permettaient ses petites jambes et son gros ventre.

—Ah! madame, dit Fargis, remerciez M. Particelli.

—D'Emery! fit le trésorier.

—Et de quoi, mon Dieu! fit la reine.

—Au premier mot que M. Particelli a su de votre embarras...

—D'Emery! d'Emery! répéta le trésorier.

—Il a offert à Votre Majesté de lui ouvrir un crédit de 20,000 livres chez Lopez.

—Vingt-mille livres! s'écria le petit homme, diable!

—Voulez-vous plus, et trouvez-vous que ce n'est point assez pour une grande reine, monsieur Particelli?

—D'Emery! d'Emery! d'Emery! répéta-t-il avec désespoir. Trop heureux de pouvoir être utile à Sa Majesté, mais au nom du ciel, appelez-moi d'Emery.

—C'est vrai, dit Mme de Fargis, Particelli est le nom d'un pendu.

—Merci, M. d'Emery, dit la reine, vous me rendez un véritable service.

—C'est moi qui suis l'obligé de Votre Majesté; mais je lui serais bien reconnaissant de prier Mme de Fargis, qui se trompe toujours, de ne plus m'appeler Particelli.

—C'est convenu, M. d'Emery, c'est convenu; seulement venez dire à M. Lopez que la reine peut prendre chez lui pour 20,000 livres, et qu'il n'aura affaire qu'à vous.

—A l'instant même. Mais c'est convenu, jamais plus de Particelli, n'est-ce pas?

—Non, monsieur d'Emery, non, monsieur d'Emery, non, monsieur d'Emery, répondit Mme de Fargis, en suivant l'ex-pendu jusqu'à ce qu'elle l'eût abouché avec Lopez.

Pendant ce temps la reine et l'ambassadeur d'Espagne avaient échangé un coup d'œil et s'étaient insensiblement rapprochés l'un de l'autre. Le comte de Moret se tenait appuyé contre une colonne et regardait Isabelle de Lautrec, qui faisait semblant de jouer avec la naine et de causer avec Mme de Bellier, mais qui, nous devons le dire, n'était guère au jeu de l'une, ni à la conversation de l'autre. Mme de Fargis veillait à ce que le crédit ouvert à Sa Majesté fût bien de vingt mille livres; d'Emery et Lopez discutaient les conditions de ce crédit. Tout le monde était donc si occupé de ses affaires, que nul ne pensait à celles de l'ambassadeur et de la reine, qui, à force de marcher l'un au devant de l'autre, se trouvèrent enfin côte à côte.

Les compliments furent courts, et l'on passa vite aux choses intéressantes.

—Votre Majesté, dit l'ambassadeur, a reçu une lettre de don Gonzalès.

—Oui, par le comte de Moret.

—Elle a lu non-seulement les lignes visibles écrites par le gouverneur de Milan...

—Mais encore les lignes invisibles écrites par mon frère.

—Et la reine a médité le conseil qui lui était donné.

La reine rougit et baissa les yeux.

—Madame, dit l'ambassadeur, il y a des nécessités d'Etat devant lesquelles les plus hauts fronts se courbent, devant lesquelles les plus sévères vertus fléchissent. Si le roi mourait?

—Dieu nous garde de ce malheur! monsieur.

—Mais enfin si le roi mourait, qu'arriverait-il de vous?

—Dieu en déciderait.

—Il ne faut pas tout laisser décider à Dieu, madame. Avez-vous quelque confiance dans la parole de Monsieur.

—Aucune, c'est un misérable.

—On vous renverrait en Espagne, ou l'on vous confinerait dans quelque couvent de France.

—Je ne me dissimule pas que tel serait mon sort.

—Comptez-vous sur quelque appui de la part de votre belle-mère?

—Sur aucun; elle fait semblant de m'aimer, et au fond me déteste.

—Vous le voyez, tandis qu'au contraire Votre Majesté enceinte à la mort du roi, tout le monde est aux pieds de la régente.

—Je le sais, monsieur.

—Eh bien?

La reine poussa un soupir.

—Je n'aime personne, murmura-t-elle.

—Vous voulez dire que vous aimez encore quelqu'un—qu'il est par malheur inutile d'aimer.

Anne d'Autriche essuya une larme.

—Lopez nous regarde, madame, dit l'ambassadeur. Je n'ai pas tant de confiance que vous dans ce Lopez. Séparons-nous, mais auparavant promettez-moi une chose.

—Laquelle, monsieur?

—Une chose que je vous demande au nom de votre auguste frère, au nom du repos de la France et de l'Espagne.

—Que voulez-vous que je vous promette, monsieur?

—Eh bien, que, dans les circonstances graves que nous avons prévues, vous fermerez les yeux, et vous laisserez conduire par Mme de Fargis.

—La reine vous le promet, monsieur, dit Mme de Fargis en apparaissant entre la reine et l'ambassadeur, et moi je m'y engage au nom de Sa Majesté.

Puis tout bas:

—Lopez vous regarde, dit-elle, et le tailleur de diamants vous écoute.

—Madame, dit la reine en haussant la voix, il va être deux heures de l'après-midi; il faut rentrer au Louvre pour dîner et surtout pour demander des nouvelles de ce pauvre M. Baradas!


CHAPITRE IV.

LES CONSEILS DE L'ANGELY.

Le roi Louis XIII avait d'abord, comme on l'a vu, été offensé de l'insolence de son favori, lorsque celui-ci lui avait arraché des mains le flacon d'eau de fleurs d'orangers qu'il lui offrait pour se parfumer, et l'avait jeté à ses pieds. Mais à peine avait-il vu, de la blessure que lui avait faite M. de Bassompierre, couler le sang précieux de son bien-aimé Baradas, que toute sa colère s'était convertie en douleur, et que, se jetant à corps perdu sur lui, il lui avait tiré la lardoire restée dans la blessure, et malgré sa résistance, résistance suscitée non point par le respect mais par la fureur, il avait, en arguant de ses connaissances en médecine, voulu panser la plaie lui-même.

Mais la bonté de Louis XIII pour son favori, bonté ou faiblesse qui rappelait celle de Henri III pour ses mignons, avaient fait de celui-ci un enfant gâté.

Il repoussa le roi, repoussa tout le monde déclarant qu'il n'oublierait l'insulte qui lui avait été faite, de la part que le roi avait prise à cette insulte, que si justice lui était rendue par l'envoi du maréchal de Bassompierre à la Bastille, ou par concession d'un duel public comme celui qui avait illustré le règne de Henri II et s'était terminé par la mort de la Châtaigneraie.

Le roi essaya de le calmer; Baradas eût pardonné un coup d'épée et même, d'un coup d'épée venant du maréchal de Bassompierre eût tiré un certain orgueil, mais il ne pardonnait pas un coup de lardoire. Tout fut donc inutile, le blessé ne sortant pas de cet ultimatum: un duel juridique en présence du roi et de toute la cour, ou le maréchal à la Bastille.

Baradas se retira donc dans sa chambre, non moins majestueusement qu'Achille s'était retiré dans sa tente, lorsque Agamemnon avait refusé de lui rendre la belle Briséis.

L'événement, au reste, avait jeté un certain trouble parmi les lardeurs, et même parmi ceux qui ne lardaient pas. Le duc de Guise et le duc d'Angoulême, les premiers, avaient gagné la porte et étaient sortis ensemble.

La porte refermée, et arrivé de l'autre côté du seuil, le duc de Guise s'était arrêté et, regardant le duc d'Angoulême:

—Eh bien, lui demanda-t-il, qu'en dites-vous?

Le duc haussa les épaules.

—J'en dis que mon pauvre roi Henri III, tant calomnié, n'a pas été, au bout du compte, plus désespéré pour la mort de Quélus, de Schomberg et de Maugiron, que ne vient de l'être notre bon roi Louis XIII pour l'égratignure de M. de Baradas.

—Est-il possible qu'un fils ressemble si peu à son père! murmura le duc de Guise en jetant un regard de côté, comme s'il eût voulu, à travers la porte, voir ce qui se passait dans la chambre qu'il venait de quitter; par ma foi, j'avoue que j'aimais encore mieux le roi Henri IV, tout huguenot qu'il fût resté au fond du cœur.

—Bon! vous dites cela parce que le roi Henri IV est mort; mais de son vivant vous l'abominiez.

—Il avait fait assez de mal à notre maison, pour que nous ne fussions pas de ses meilleurs amis.

—Quant à cela, je l'admets, dit le duc d'Angoulême; mais ce que je n'admets pas, c'est cette ressemblance absolue que vous voulez trouver entre les enfants et les maris de leurs mères. De cette ressemblance, savez-vous bien qu'il n'est pas donné à tout le monde d'en jouir ainsi. Tenez, à commencer par vous, mon cher duc, et M. d'Angoulême s'appuya tendrement sur le bras de son interlocuteur, en mettant le pied sur les marches de l'escalier, ainsi, à commencer par vous, moi qui ai eu l'honneur de connaître le mari de madame votre mère, et qui ai eu le bonheur de vous connaître, j'oserai dire, sans y entendre le moindrement malice, bien entendu, qu'il n'y a aucune ressemblance entre vous et lui.

—Mon cher duc! mon cher duc! murmura M. de Guise, ne sachant pas, ou plutôt sachant trop où un interlocuteur, aussi goguenard que M. d'Angoulême, pouvait le mener en prenant un pareil chemin.

—Mais non, insista le duc avec cet air de bonhomie qu'il prenait avec tant d'art, qu'on ne savait jamais s'il raillait ou s'il parlait sérieusement, mais non, et c'est visible, pardieu! Nous nous souvenons tous, excepté vous, de feu votre père. Il était grand, vous êtes petit; il avait le nez aquilin, vous l'avez camus; il avait les yeux noirs, vous les avez gris.

—Que ne dites-vous aussi qu'il avait une balafre à la joue, et que je ne l'ai pas.

—Parce que vous ne pouvez pas avoir ce qui ne s'attrape qu'à la guerre, vous qui n'avez jamais vu le feu.

—Comment, s'écria le duc de Guise, je n'ai jamais vu le feu! et à La Rochelle donc?

—C'est vrai, j'oubliais, il a pris à votre bâtiment—le feu!

—Duc, dit M. de Guise, détachant son bras de celui du duc d'Angoulême, je crois que vous êtes dans un mauvais jour, et qu'autant vaut que nous nous séparions.

—Moi! dans un mauvais jour, que vous ai-je donc dit? pas des choses désagréables, je l'espère, ou ce serait sans intention. On ressemble à qui l'on peut, vous comprenez bien; ça c'est une affaire de hasard. Est-ce que par exemple moi je ressemble à mon père Charles IX, qui était rouge de cheveux et rouge de peau; mais on ne doit pas se désoler pour cela, on ressemble toujours à quelqu'un.

—Tenez, notre roi, par exemple; eh bien, il ressemble au cousin de la reine-mère, qui est venu en France avec elle, au duc de Bracciano; vous le rappelez-vous ce Virginio Orsini?—Monsieur, de son côté, ressemble au maréchal d'Ancre comme une goutte d'eau à une autre. Vous-même vous ne vous doutez peut-être pas à qui vous ressemblez.

—Non je ne saurais pas le savoir.

—C'est vrai, vous ne l'avez pas pu connaître, puisqu'il a été tué six mois avant votre connaissance par votre oncle Mayenne. Eh bien, vous ressemblez à s'y méprendre à M. le comte de Saint-Megrin; est-ce qu'on ne vous l'a pas dit déjà?

—Si fait! seulement lorsqu'on me l'a dit je me suis fâché, mon cher duc, je vous en préviens.

—Parce qu'on vous le disait méchamment et non sans malice, comme je le fais, moi. Est-ce que je me suis fâché tout à l'heure quand M. de Bassompierre m'a dit que je faisais de la fausse monnaie, mais c'est vous qui êtes mal disposé et non pas moi; aussi je vous laisse.

—Et je crois que vous faites bien, dit M. de Guise, en prenant le côté de la rue de l'Arbre-Sec qui conduisait à la rue Saint-Honoré.

Et doublant le pas il s'éloigna rapidement de son caustique interlocuteur, lequel resta un instant à sa place avec l'air étonné d'un homme qui ne comprend pas chez les autres une susceptibilité qu'il se vantait de n'avoir pas lui-même.

Après quoi il se dirigea vers le pont Neuf, espérant trouver sur ce lieu de passage quelque autre victime, pour continuer sur elle la petite torture commencée sur le duc de Guise.

Pendant ce temps, les autres courtisans s'étaient éclipsés peu à peu, et le roi s'était retrouvé seul avec l'Angély.

Celui-ci, qui ne voulait pas perdre une si belle occasion de jouer son rôle de bouffon, vint se planter devant le roi qui se tenait assis, triste, la tête basse et les yeux fixés en terre.

—Heu! fit l'Angély en poussant un gros soupir.

Louis releva la tête.

—Eh bien? lui demanda-t-il du ton d'un homme qui s'attend à voir celui à qui il s'adresse abonder dans son sens.

—Eh bien? répéta l'Angély du même ton plaintif.

—Que dis-tu de M. Bassompierre?

—Je dis, répondit l'Angély, laissant percer dans son accent l'expression d'une admiration railleuse, je dis qu'il joue joliment de la lardoire et qu'il faut qu'il ait été cuisinier dans sa jeunesse.

Un éclair passa dans l'œil morne de Louis XIII.

—L'Angély, dit-il, je te défends de plaisanter avec l'accident arrivé à M. de Baradas.

Le visage de l'Angély prit l'expression de la plus profonde douleur.

—La cour prendra-t-elle le deuil? demanda-t-il.

—Si tu dis encore un mot, bouffon, dit le roi en se levant et en frappant du pied, je te fais fouetter jusqu'au sang.

Et il se mit à marcher avec agitation dans la chambre.

—Bon! dit l'Angély en s'asseyant, comme pour mettre à couvert la partie menacée, sur le fauteuil que venait de quitter le roi, me voilà menacé d'être le bouc émissaire de messieurs les pages de Sa Majesté. Quand ils auront commis une faute, c'est moi que l'on fouettera. Ah! mon confrère Nogent avait bien raison, et tu ne t'appelles pas Louis le Juste pour rien. Peste!

—Oh! dit Louis XIII sans riposter à la plaisanterie du bouffon, à laquelle il n'eût su que répondre, je me vengerai sur M. de Bassompierre.

—As-tu entendu raconter l'histoire d'un certain serpent qui voulut ronger une lime et qui s'y usa les dents?

—Que veux-tu dire encore avec tes apologues?

—Je veux dire, mon fils, que tout roi que tu es, tu n'as pas plus le pouvoir de perdre tes ennemis que de sauver tes amis—cela regarde notre ministre Richelieu.—C'est toi qu'on appelle le Juste de ton vivant, mais cela pourra bien être lui qu'on appellera le Juste après sa mort.

—Quoi!

—Tu ne trouves pas, Louis?—Je trouve, moi! Ainsi, par exemple, quand il est venu te dire—«Sire, pendant que je veille à la fois à votre salut et à la gloire de la France, votre frère conspire contre moi, c'est-à-dire contre vous. Il devait venir me demander à dîner avec toute sa suite au château de Fleury, et pendant que l'on serait à table, M. de Chalais devait me passer son épée au travers du corps. En voilà la preuve. D'ailleurs, interrogez votre frère, il vous le dira.»—Tu interroges ton frère, il prend peur comme toujours, se jette à tes pieds et te dit tout.—Ah! voilà un crime de haute trahison et pour lequel une tête mérite de tomber sur l'échafaud. Mais quand tu vas dire à M. de Richelieu:—Cardinal, je lardais, Baradas ne lardait pas, j'ai voulu le faire larder, et sur son refus, je lui ai jeté au visage de l'eau de Naffe. Lui, sans respect pour ma majesté, m'a arraché le flacon des mains et l'a brisé sur le plancher. Alors j'ai demandé ce que méritait un page qui se permettait une pareille insulte envers son roi. Le maréchal de Bassompierre, en homme sensé, a répondu:—Le fouet, Sire. Sur ce, M. Baradas a tiré son épée et s'est jeté sur M. de Bassompierre, qui, pour garder la révérence qu'il me devait, n'a pas tiré la sienne et s'est contenté de prendre une lardoire des mains de Georges et de la planter dans le bras de M. Baradas. Je demande, en conséquence, que M. de Bassompierre soit envoyé à la Bastille.» Ton ministre, je le soutiens contre tous et même contre toi, ton ministre, qui est la justice en personne, te répondra:—Mais c'est M. de Bassompierre qui a raison, et non votre page, que je n'enverrai pas à la Bastille, parce que je n'y envoie que les princes et les grands seigneurs; mais que je ferai fouetter pour vous avoir arraché le flacon des mains, et mettre au pilori pour avoir tiré l'épée devant vous, à qui je ne parle, moi, votre ministre, moi, l'homme le plus important de la France, après vous, et même avant vous, qu'à voix basse et la tête inclinée.

—Que lui répondras-tu, à ton ministre?

—J'aime Baradas et je hais M. de Richelieu, voilà tout ce que je puis te dire.

—Que veux-tu? c'est un double tort: tu hais un grand homme qui fait tout ce qu'il peut pour te faire grand, et tu aimes un petit drôle qui est capable de te conseiller un crime, comme de Luynes, ou de le commettre, comme Chalais.

—N'as-tu pas entendu qu'il demande le duel juridique? Nous avons un exemple dans la monarchie: celui de Jarnac et de la Châtaigneraie, sous le roi Henri II.

—Bon, voilà que tu oublies qu'il y a soixante-quinze ans de cela, que Jarnac et la Châtaigneraie étaient deux grands seigneurs qui pouvaient tirer l'épée l'un contre l'autre, que la France en était encore aux temps chevaleresques, et qu'enfin il n'y avait point contre les duels les édits qui viennent de faire tomber en Grève la tête de Bouteville, c'est-à-dire d'un Montmorency. Va parler à M. de Richelieu d'autoriser M. Baradas, page du roi, à se battre contre M. de Bassompierre, maréchal de France, colonel général des Suisses, et tu verras comme il te recevra!

—Il faut pourtant que le pauvre Baradas ait une satisfaction quelconque, ou il le fera comme il le dit.

—Et que fera-t-il?

—Il restera chez lui!

—Et crois-tu que la terre cessera de tourner pour cela, puisque M. Galilée prétend qu'elle tourne!... Non, M. Baradas est un fat et un ingrat comme les autres,—dont tu te dégoûteras comme des autres;—quant à moi, si j'étais à ta place, je sais bien ce que je ferais, mon fils.

—Et que ferais-tu? car au bout du compte, l'Angély, je dois le dire, tu me donnes parfois de bons conseils.

—Tu peux même dire que je suis le seul qui t'en donne de bons.

—Et le cardinal, dont tu parlais tout à l'heure?

—Tu ne lui en demandes pas; il ne peut pas t'en donner.

—Voyons, l'Angély, à ma place, que ferais-tu?

—Tu es si malheureux en favoris, que j'essayerais d'une favorite.

Louis XIII fit un geste qui tenait le milieu entre la chasteté et la répugnance.

—Je te jure, mon fils, lui dit le bouffon, que tu ne sais pas ce que tu refuses; il ne faut pas absolument mépriser les femmes, elles ont du bon.

—Pas à la cour, du moins.

—Comment, pas à la cour?

—Elles sont si dévergondées qu'elles me font honte.

—O mon fils, ce n'est pas pour Mme de Chevreuse, j'espère, que tu dis cela?

—Ah! oui, parle-m'en de Mme de Chevreuse.

—Tiens! dit l'Angély de l'air le plus naïf du monde, et moi qui la croyais sage.

—Bon, demande à milord Rich, demande à Châteauneuf, demande au vieil archevêque de Tours, Bertrand de Chaux, dans les papiers duquel on a retrouvé un billet de 25,000 livres déchiré et signé de Mme de Chevreuse.

—Oui, c'est vrai; je me rappelle même qu'à cette époque-là, sur les instances de la reine, qui n'avait rien à refuser à sa favorite, comme tu n'as rien à refuser à ton favori, tu demandas pour ce digne archevêque le chapeau qui te fut refusé, si bien que le pauvre bonhomme allait partout disant: Si le roi eût été en faveur, j'étais cardinal. Mais trois amants, dont un archevêque, ce n'est pas trop pour une femme qui, à vingt-huit ans, n'a encore eu que deux maris.

—Oh! nous ne sommes pas encore au bout de la liste; demande au prince de Marillac, demande à son chevalier servant Crufft, demande...

—Non, par ma foi, dit l'Angély, je suis trop paresseux pour aller demander des renseignements à tous ces gens-là; j'aime mieux passer à une autre.—Nous avons Mme de Fargis. Ah! tu ne diras point que celle-là n'est point une vestale.

—Bon, tu plaisantes, bouffon. Et Créquy, et Cramail, et le garde-des-sceaux Marillac. Est-ce que tu ne connais pas la fameuse prose rimée latine:

Fargia dic mihi sodes
Quantas commisisti Sardes
Inter primas alque Laudes
Quando.....

Le roi s'arrêta court.

—Par ma foi non, je ne la connaissais pas, dit l'Angély, chante-moi donc le couplet jusqu'à la fin, cela me distraira.

—Je n'oserais, dit Louis en rougissant, il y a des mots qu'une bouche chaste ne saurait répéter.

—Ce qui ne t'empêche pas de la savoir par cœur, hypocrite. Continuons donc. Voyons, que dis-tu de la princesse de Conti, elle est un peu mûre, mais elle n'en a que plus d'expérience.

—Après ce que Bassompierre en a dit, ce serait être fou, et après ce qu'elle en a dit elle-même, ce serait être stupide.

—J'ai entendu ce qu'en a dit le maréchal, mais je ne sais pas ce qu'elle en a dit elle-même; dis, mon fils, dis, tu racontes si bien, du moins les anecdotes grivoises.

—Eh bien, elle disait à son frère, qui jouait toujours sans gagner jamais:—Ne joue donc plus, mon frère. Mais lui, répondit:—Je ne jouerai plus, ma sœur, quand vous ne ferez plus l'amour.—Oh! le méchant, répliqua-t-elle, il ne s'en corrigera jamais.—D'ailleurs, ma conscience répugne à parler d'amour à une femme mariée.

—Cela m'explique pourquoi tu ne parles pas d'amour à la reine. Passons donc aux demoiselles. Voyons, que dis-tu de la belle Isabelle de Lautrec? Ah! celle-là, tu ne diras point qu'elle n'est pas sage.

Louis XIII rougit jusqu'aux oreilles.

—Ah! ah! dit l'Angély, aurais-je mis dans le blanc, par hasard.

—Je n'ai rien à dire contre la vertu de Mlle de Lautrec, au contraire, dit Louis XIII d'une voix dans laquelle il était facile de distinguer un léger tremblement.

—Contre sa beauté?

—Encore moins.

—Et contre son esprit?

—Elle est charmante, mais...

—Mais quoi?

—Je ne sais si je devrais te dire cela, l'Angély, mais.....

—Allons donc.

—Mais il m'a paru qu'elle n'avait point pour moi une grande sympathie.

—Bon, mon fils, tu te fais tort à toi-même, et c'est la modestie qui te perd.

—Et la reine, si je t'écoute, que dira-t-elle?

—S'il est besoin que quelqu'un tienne les mains de Mlle de Lautrec, elle s'en chargera, ne fût-ce que pour te voir hors de toutes ces vilenies de pages et d'écuyers.

—Mais Baradas?

—Baradas sera jaloux comme un tigre et essayera de poignarder Mlle de Lautrec; mais en la prévenant, elle portera une cuirasse, comme Jeanne d'Arc; en tout cas, essaye!

—Mais si Baradas, au lieu de revenir à moi, se fâche tout à fait?

—Eh bien, il te restera Saint-Simon.

—Un gentil garçon, dit le roi, et le seul qui, à la chasse, souffle proprement dans son cor.

—Eh bien! tu le vois, te voilà déjà à moitié consolé.

—Que dois-je faire, l'Angély?

—Suivre mes conseils et ceux de M. de Richelieu; avec un fou comme moi et un ministre comme lui, tu seras dans six mois le premier souverain de l'Europe.

—Eh bien donc, dit Louis, avec un soupir, j'essaierai.

—Eh quand cela, demanda l'Angély?

—Dès ce soir.

—Allons donc, sois homme ce soir, et demain tu seras roi.


CHAPITRE V.

LA CONFESSION.

Le lendemain du jour où le roi Louis XIII, sur les conseils de son fou l'Angély, avait pris la résolution de rendre M. Baradas jaloux, le cardinal de Richelieu expédiait Cavois à l'hôtel Montmorency avec une lettre adressée au prince et conçue en ces termes:

«Monsieur le duc,

«Permettez que j'use d'un des priviléges de ma charge de ministre en vous exprimant le grand désir que j'aurais de vous voir et de parler sérieusement avec vous, comme avec un de nos capitaines les plus distingués, de la campagne qui va s'ouvrir.

«Permettez, en outre, que je vous apprenne le désir que l'entrevue ait lieu dans ma maison de la place Royale, voisine de votre hôtel, et que je vous prie de venir à pied et sans suite, afin que cette entrevue, toute à votre satisfaction, je l'espère, reste secrète.

«Si neuf heures du matin était une heure à votre convenance, elle serait aussi à la mienne.

«Vous pourriez vous faire accompagner, si vous n'y voyez aucun inconvénient et s'il consentait à me faire le même honneur que vous, de votre jeune ami le comte de Moret, sur lequel j'ai des projets tout à fait dignes du nom qu'il porte et de la source d'où il sort.

«Croyez-moi avec la plus sincère considération, monsieur le duc, votre très-dévoué serviteur.

«Armand, cardinal de Richelieu.»

Un quart d'heure après avoir été chargé du soin de porter cette lettre, Cavois revint avec la réponse du duc. M. de Montmorency avait reçu à merveille le messager, et faisait dire au cardinal qu'il acceptait le rendez-vous avec reconnaissance et serait chez lui à l'heure dite, avec le comte de Moret.

Le cardinal parut fort satisfait de la réponse, demanda à Cavois des nouvelles de sa femme, apprit avec plaisir que, grâce au soin qu'il avait eu, pendant les huit ou dix derniers jours écoulés, de ne retenir Cavois que deux nuits au Palais-Royal, le ménage jouissait de la plus douce sérénité, et se mit à son travail ordinaire.

Le soir, le cardinal envoya le P. Joseph prendre des nouvelles du blessé Latil; il allait de mieux en mieux, mais ne pouvait encore quitter la chambre.

Le lendemain, au point du jour, le cardinal, selon son habitude, descendit dans son cabinet; mais de si bonne heure qu'il se fût levé, quelqu'un l'attendait déjà, et on lui annonça que, dix minutes auparavant, une dame voilée, qui avait dit ne vouloir se faire connaître qu'à lui, s'était présentée et était demeurée dans l'antichambre.

Le cardinal employait tant de personnes différentes à sa police, que, pensant qu'il avait affaire à quelqu'un de ses agents, ou plutôt de ses agentes, il ne chercha même point à deviner laquelle, et ordonna à son valet de chambre Guillemot de faire entrer la personne qui demandait à lui parler, et de veiller à ce que personne n'interrompît sa conférence avec l'inconnue; quand il voudrait donner un ordre quelconque, il frapperait sur son timbre.

Puis jetant les yeux sur la pendule, il vit qu'il lui restait plus d'une heure avant l'arrivée de M. de Montmorency, et pensant qu'une heure lui suffirait pour expédier la dame voilée, il ne crut pas devoir ajouter d'autre recommandation.

Cinq minutes après, Guillemot entrait conduisant la personne annoncée.

Elle demeura debout, près de la porte. Le cardinal fit un signe à Guillemot qui sortit, et le laissa seul avec la personne qu'il venait d'introduire.

Le cardinal n'avait eu qu'un regard à jeter sur elle pour s'assurer, aux trois ou quatre pas qu'elle avait faits pour entrer dans le cabinet, qu'elle était jeune, et pour reconnaître à sa mine, qu'elle était de distinction.

Alors voyant, malgré le voile qui lui couvrait le visage, que l'inconnue paraissait fort intimidée:

—Madame, lui dit-il, vous avez désiré une audience de moi. Me voici: parlez.

Et en même temps il lui faisait signe de s'avancer vers lui.

La dame voilée fit un pas; mais, se sentant chanceler, elle se soutint d'une main au dos d'une chaise, tandis que, de l'autre, elle essayait de comprimer les battements de son cœur.

Et même sa tête, légèrement renversée en arrière, indiquait qu'elle était en proie à un de ces spasmes causés par l'émotion ou par la crainte.

Le cardinal était trop observateur pour se tromper à ces signes.

—A la terreur que je vous inspire, madame, dit-il en souriant, je suis tenté de croire que vous venez à moi de la part de mes ennemis. Rassurez-vous; vinssiez-vous de leur part, du moment que vous venez chez moi, vous y serez reçue comme la colombe le fut dans l'arche.

—Peut-être, en effet, viens-je du camp de vos ennemis, monseigneur; mais j'en sors en fugitive et pour vous demander à la fois votre appui comme prélat et comme ministre; comme prêtre, je viens vous supplier de m'entendre en confession; comme ministre, je viens implorer votre protection.

Et l'inconnue joignait les mains en signe de prière.

—Il m'est facile de vous entendre en confession, dussiez-vous me rester inconnue, mais il m'est difficile de vous protéger sans savoir qui vous êtes.

—Du moment où j'aurai la preuve d'être entendue en confession par vous, monseigneur, je n'aurai plus aucune raison de demeurer inconnue, puisque la confession mettra sur vos lèvres son sceau sacré.

—Alors, dit le cardinal s'asseyant, venez ici ma fille, et ayez double confiance en moi, puisque vous m'invoquez au double titre de prêtre et de ministre.

La pauvre jeune femme s'approchant du cardinal, se mit à genoux près de lui et leva son voile.

Le cardinal la suivait des yeux avec une curiosité qui prouvait qu'il ne croyait pas avoir affaire à une pénitente vulgaire. Mais lorsque cette pénitente leva son voile il ne put s'empêcher de pousser un cri de surprise.

—Isabelle de Lautrec, murmura-t-il.

—Moi-même, monseigneur, puis-je espérer que ma vue n'a rien changé aux bonnes dispositions de Votre Eminence?

—Non, mon enfant, dit le cardinal en lui serrant vivement la main, vous êtes la fille d'un des bons serviteurs de la France, et par conséquent d'un homme que j'estime et que j'aime; et depuis que vous êtes à la cour de France, où je vous ai vue arriver avec quelque défiance, je dois dire que je n'ai eu qu'à approuver la conduite que vous y avez tenue.

—Merci, monseigneur, vous me rendez toute ma confiance, et je viens justement implorer votre bonté pour me tirer du double danger que je cours.

—Si c'est une prière que vous me faites ou un conseil que vous me demandez, mon enfant, ne demeurez pas à genoux, et asseyez-vous près de moi.

—Non, monseigneur, laissez-moi ainsi, je vous prie. Je désire que les aveux que j'ai à vous faire gardent tout le caractère de la confession. Autrement ils prendraient peut-être le caractère d'une dénonciation et s'arrêteraient sur ma bouche.

—Faites ainsi que vous l'entendrez, ma fille, dit le cardinal. Dieu me garde de combattre les susceptibilités de votre conscience, ces susceptibilités fussent-elles exagérées.

—Lorsqu'on me força à demeurer en France, monseigneur, quoique mon père partît pour l'Italie, avec M. duc de Nevers, on fit valoir à mon père deux choses: la fatigue que j'éprouverais dans un long voyage, et le danger que je courrais dans une ville qui pouvait être assiégée et prise d'assaut. En outre, en m'offrant près de Sa Majesté une place qui pouvait satisfaire les désirs d'une jeune fille, même plus ambitieuse que moi...

—Continuez, et dites-moi si vous ne vîtes pas bientôt quelque danger dans cette place que vous occupiez.

—Oui monseigneur, il me sembla que l'on avait spéculé sur ma jeunesse et mon dévouement à ma royale maîtresse. Le roi parut faire à moi une attention que je ne méritais certes pas. Le respect, pendant quelque temps, m'empêcha de me rendre compte des impressions de Sa Majesté, que sa timidité maintenait, du reste, dans les limites d'une galante courtoisie, et cependant un jour il me sembla que je devais compte à la reine de quelques mots qui m'avaient été dits comme venant de la part du roi; mais, à mon grand étonnement, la reine se prit à rire, et me dit: «Ce serait un grand bonheur, chère enfant, si le roi devenait amoureux de vous.» Je réfléchis toute la nuit à ces paroles, et il me sembla qu'on avait eu sur mon séjour à la cour et sur ma position près de la reine, d'autres vues que celles qu'on avait laissé paraître. Le lendemain le roi redoubla d'assiduité; en huit jours, il était venu trois fois au cercle de la reine, ce qui ne lui était jamais arrivé. Mais au premier mot qu'il me dit, je lui fis une révérence et, prétextant près de la reine une indisposition, je lui demandai la permission de me retirer. La cause de ma retraite était si visible, qu'à partir de cette soirée, le roi non-seulement ne me parla plus, mais ne s'approcha même plus de moi. Quant à la reine Anne, elle parut éprouver de ma susceptibilité un vif déplaisir, et lorsque je lui demandai la cause de son refroidissement envers moi, elle se contenta de répondre: «Je n'ai rien contre vous que le regret du service que vous eussiez pu nous rendre et que vous ne nous avez pas rendu.» La reine-mère fut encore plus froide pour moi que la reine.

—Et, demanda le cardinal, avez vous compris le genre de service que la reine attendait de vous?

—Je m'en doutais vaguement, monseigneur, plutôt par la rougeur instinctive que je sentis monter à mon front que par la révélation de mon intelligence. Cependant, comme sans devenir bienveillante, la reine continua d'être douce pour moi, je ne me plaignis point, et demeurai près d'elle, lui rendant tous les services qu'il était en mon pouvoir de lui rendre. Mais hier, monseigneur, à mon grand étonnement et à celui des deux reines, Sa Majesté, qui depuis plus de deux semaines n'était point venue au cercle des dames, entra sans avoir prévenu personne de son arrivée, et, le visage souriant, contre son habitude, salua sa femme, baisa la main de sa mère et s'avança près de moi. La reine m'ayant permis de m'asseoir devant elle, je me levai à la vue du roi, mais il me fit rasseoir; et, tout en jouant avec la naine Gretchen, qu'a envoyée à sa nièce l'infante Claire-Eugénie, le roi m'adressa la parole, s'informa de ma santé, m'annonça qu'à la prochaine chasse il inviterait les reines et me demanda si je les accompagnerais. C'était une chose si extraordinaire que les attentions du roi pour une femme, que je sentais tous les yeux fixés sur moi, et qu'une rougeur bien autrement ardente que la première me couvrit le visage. Je ne sais ce que je répondis à Sa Majesté, ou plutôt je ne répondis pas, je balbutiai des paroles sans suite. Je voulus me lever, le roi me retint par la main.

Je retombai paralysée sur ma chaise, pour cacher mon trouble. Je pris la petite Gretchen dans mes bras; mais elle, qui dans cette position voyait mon visage, tout courbé qu'il fût vers la terre, se mit tout haut à me dire: «Pourquoi donc pleurez-vous?» Et, en effet, des larmes involontaires coulaient silencieusement de mes yeux et roulaient sur mes joues. Je ne sais quelle signification le roi donna à mes larmes, mais il me serra la main, tira des bonbons de son drageoir et les donna à la petite naine, qui éclata d'un méchant rire, glissa de mes bras et s'en alla parler tout bas à la reine. Restée seule et isolée, je n'osais ni me lever ni demeurer à ma place; un pareil malaise ne pouvait durer, je sentis le sang bruire à mes oreilles, mes tempes se gonflèrent, les meubles parurent se mouvoir, les murs semblèrent osciller. Je sentis les forces me manquer, la vie se retirer de moi; je m'évanouis.

Quand je repris mes sens, j'étais couchée sur mon lit et Mme de Fargis était assise près de moi.

—Mme de Fargis! répéta le cardinal en souriant.

—Oui, monseigneur.

—Continuez, mon enfant.

—Je ne demande pas mieux; mais ce qu'elle me dit est si étrange, les félicitations qu'elle m'adressa sont si humiliantes, les exhortations qu'elle me dit sont si singulières, que je ne sais comment les dire à Votre Eminence.

—Oui, fit le cardinal, elle vous dit que le roi était amoureux de vous, n'est-ce pas? Elle vous félicita d'avoir opéré sur Sa Majesté un miracle que la reine elle-même n'avait pas pu opérer. Et elle vous exhorta à entretenir du mieux que vous pourriez cet amour, afin que, succédant dans les bonnes grâces du roi à son favori qui le boude, vous puissiez par votre dévouement servir les intérêts politiques de mes ennemis.

—Votre nom n'a point été prononcé, monseigneur.

—Non, pour le premier jour c'eût été trop, mais j'ai bien deviné ce qu'elle vous a dit, n'est-ce pas?

—Mot pour mot, monseigneur.

—Et que répondîtes-vous?

—Rien; j'avais achevé de comprendre ce dont je n'avais eu, aux premières attentions du roi, qu'un vague pressentiment. On voulait faire de moi un instrument politique. Bientôt, comme je continuais de pleurer et de trembler, la reine entra et m'embrassa; mais cet embrassement, au lieu de me soulager, me serra le cœur et me fit froid. Il me sembla qu'il devait y avoir un secret venimeux, caché dans ce baiser qu'une femme et surtout qu'une reine, donne à la jeune fille menacée de l'amour de son époux pour l'affermir et encourager cet amour!—Puis, prenant Mme de Fargis à part, elle échangea bas quelques mots avec elle, en me disant:—Bonne nuit, chère Isabelle, croyez à tout ce que vous dira Fargis, et surtout à ce que notre reconnaissance est disposée à faire en échange de votre dévouement—et elle rentra dans sa chambre. Mme de Fargis resta. A l'entendre, je n'avais qu'à me laisser faire, c'est-à-dire qu'à me laisser aimer du roi. Elle parla longtemps sans que je répondisse, essayant de me faire comprendre ce que c'était que l'amour du roi, et combien cet amour se contenterait de peu. Sans doute elle crut m'avoir convaincue, car elle m'embrassa à son tour et me quitta; mais à peine eut-elle refermé la porte sur elle que ma résolution fut prise: c'était de venir à vous, monseigneur, de me jeter à vos pieds et de vous tout dire.

—Mais ce que vous me racontez-là, mon enfant, dit le cardinal, est le récit de vos craintes; or, ces craintes n'étant ni un péché ni un crime, mais au contraire une preuve de votre innocence et de votre loyauté, je ne vois pas pourquoi vous vous êtes crue obligée de me faire ce récit à genoux et de lui donner la forme d'une confession.

—C'est que je ne vous ai pas tout dit, monseigneur: cette indifférence ou plutôt cette crainte que m'inspire le roi, je ne l'éprouve pas pour tout le monde, et ma seule hésitation en venant à vous n'est pas causée par la nécessité de dire à Votre Eminence: Le roi m'aime, mais par celle de lui dire: Monseigneur, j'ai peur d'en aimer un autre.

—Et cet autre, est-ce donc un crime de l'aimer?

—Non, mais un danger, monseigneur.

—Un danger, pourquoi cela? Votre âge est celui de l'amour, et la mission de la femme, indiquée à la fois par la nature et par la société, est d'aimer et d'être aimée.

—Mais non pas quand celui qu'elle craint d'aimer est au-dessus d'elle par le rang et par la naissance.

—Votre naissance, mon enfant, est plus qu'honorable, et votre nom, quoiqu'il ne brille plus du même éclat qu'il y a cent ans, marche encore l'égal des plus beaux noms de France.

—Monseigneur, monseigneur, ne m'encouragez pas dans une espérance folle et surtout dangereuse.

—Croyez-vous donc que celui que vous aimez ne vous aime pas?

—Je crois qu'il m'aime au contraire, monseigneur, et c'est ce qui m'épouvante.

—Vous vous êtes aperçue de cet amour?

—Il m'en a fait l'aveu.

—Et maintenant que la confession est faite, vous m'avez parlé d'une prière.

—La prière, la voici, monseigneur; cet amour du roi, si peu exigeant qu'il soit, deviendra une tache du moment où je l'aurai autorisé, et même du moment où je l'aurai repoussé, car on aura intérêt à y faire croire, et je ne veux pas être un instant soupçonnée par celui qui m'aime et que je crains d'aimer; la prière est donc, monseigneur, de me renvoyer à mon père. Quel que soit le danger là-bas, il sera moins grand qu'ici.

—Si j'avais affaire à un cœur moins pur et moins noble que le vôtre, moi aussi je me joindrais à ceux qui ne craignent pas de ternir votre pureté et de briser votre cœur; moi aussi je vous dirais: «Laissez-vous aimer de ce roi qui n'a jamais rien aimé au monde et qui, peut-être par vous, commencera enfin à aimer;» Je vous dirais: «Feignez d'être la complice de ces deux femmes qui travaillent à l'abaissement de la France, et soyez mon alliée, à moi, qui veux sa grandeur.» Mais vous n'êtes pas de celles à qui l'on fait de ces propositions; vous désirez quitter la France, vous la quitterez; vous désirez retourner près de votre père, je vous en donnerai les moyens.

—Oh! merci, s'écria la jeune fille en saisissant la main du cardinal et en la baisant avant que celui-ci ait eu le temps de s'y opposer.

—La route ne sera peut-être pas sans danger.

—Les véritables dangers, monseigneur, sont pour moi à cette cour, où je me vois menacée de périls mystérieux et inconnus, où je sens trembler incessamment sous mes pieds le terrain sur lequel je marche, et où l'innocence de mon cœur et la virginité de mes pensées sont des chances de plus de succomber.—Eloignez-moi de ces reines qui conspirent, de ces princes qui feignent des amours qu'ils n'ont pas, de ces courtisans qui intriguent, de ces femmes qui conseillent, comme toutes simples et toutes naturelles, des choses impossibles, et de ces bouches augustes qui promettent, à la honte, les récompenses dues à l'honneur et à la loyauté. Eloignez-moi d'ici monseigneur, et tant qu'il me sera donné par le Seigneur de rester honnête et pure, je vous serai reconnaissante.

—Je n'ai rien à refuser à qui me prie pour une pareille cause et par de semblables instances. Relevez-vous, dans une heure tout sera sinon prêt, du moins arrêté pour votre départ.

—Ne m'absolvez-vous pas, monseigneur?

—A qui n'a point commis de faute, l'absolution est inutile.

—Bénissez moi au moins, et votre bénédiction effacera peut-être le trouble de mon cœur.

—Les mains que j'étendrais sur vous, mon enfant, chargé d'affaires et de préoccupations mondaines comme je le suis, seraient moins pures que ce cœur, tout troublé qu'il est. C'est à Dieu de vous bénir, mais pas à moi, et je le prie ardemment de remplacer par sa suprême bonté, mon insuffisante tendresse.

En ce moment neuf heures sonnèrent. Richelieu s'approcha de son bureau et frappa sur un timbre.

Guillemot parut.

Les personnes que j'attendais sont-elles arrivées? demanda le cardinal.

—En ce moment même le prince vient d'entrer dans la galerie des tableaux.

—Seul, ou accompagné?

—Avec un jeune homme.

—Mademoiselle, dit le cardinal, avant de vous rendre une réponse, je ne dirai pas définitive, mais détaillée, j'ai besoin de causer avec les deux personnes qui viennent d'arriver. Guillemot, conduisez Mlle de Lautrec chez ma nièce, dans une demie-heure vous entrerez pour demander si je suis libre.

Et saluant respectueusement Mlle de Lautrec, qui suivit le valet de chambre, il alla ouvrir lui-même la porte de la galerie de tableaux où se promenaient, mais depuis quelques minutes seulement, le duc de Montmorency et le comte de Moret.


CHAPITRE VI.

OU M. LE CARDINAL DE RICHELIEU FAIT UNE COMÉDIE SANS LE SECOURS DE SES COLLABORATEURS.

Les deux princes n'avaient attendu qu'un instant, et l'on connaissait l'exigence de la multiplicité des affaires dont était chargé le cardinal, pour que, l'attente eût-elle été plus longue, ils eussent eu la susceptibilité d'en témoigner le moindre mécontentement. Sans avoir atteint ce degré suprême auquel il arriva après la fameuse journée baptisée, par l'histoire, la journée des Dupes, il était déjà regardé, sinon de fait, du moins de droit, comme premier ministre; seulement il est important de dire que dans les questions de paix ou de guerre il n'avait que l'initiative, sa voix et la prépondérance de son génie, éternellement combattu par la haine des deux reines et par une espèce de conseil d'Etat s'assemblant au Luxembourg, et présidé par le cardinal de Bérulle. Les décisions prises, le roi intervenait, approuvait ou improuvait. C'était sur cette approbation ou improbation, que pesait plus particulièrement tantôt Richelieu, tantôt la reine-mère, selon l'humeur dans laquelle se trouvait Louis XIII.

Or la grande affaire qui allait se décider dans deux ou trois jours, c'était, non point la guerre d'Italie—elle était arrêtée—Mais c'était le choix du chef qu'on donnerait à cette armée.

C'était de cette question importante que le cardinal comptait entretenir les deux princes qu'il désirait occuper dans cette guerre, lorsqu'il avait écrit la veille au duc de Montmorency et au comte de Moret; seulement, son entrevue avec Isabelle de Lautrec et l'intérêt que la jeune femme lui avait inspiré venaient, dans leurs détails, de modifier les intentions qu'il avait sur le comte.

C'était la première fois que M. de Montmorency se trouvait en face de Richelieu depuis l'exécution de son cousin de Bouteville; mais nous avons vu que le gouverneur du Languedoc avait fait le premier un pas vers le cardinal, en allant à la soirée de la princesse Marie de Gonzague saluer Mme de Combalet, qui n'avait pas manqué de raconter à son oncle un fait de cette importance.

Le cardinal était trop bon politique pour ne pas comprendre que ce salut à la nièce était en réalité adressé à l'oncle, et que c'était une ouverture de paix que lui faisait le prince.

Quant au comte de Moret, c'était autre chose; non-seulement le jeune homme par sa franchise, par son caractère tout français, au milieu de tant de caractères espagnols et italiens, par son courage bien connu, et dont il avait, à peine âgé de vingt-deux ans, donné tant de preuves, inspirait au cardinal un intérêt réel; mais encore il tenait beaucoup à le ménager, à le protéger, à aider sa fortune—étant le seul fils de Henri IV qui n'eût point encore ouvertement conspiré contre lui.—Le comte de Moret, livré, honoré, ayant un commandement dans l'armée, servant la France, représentée dans sa politique par le duc de Richelieu, était un contre-poids aux deux Vendôme, emprisonnés pour avoir conspiré contre lui.

Or, dans l'opinion du cardinal, il était temps qu'il arrêtât le jeune prince sur la pente où il était engagé, jeté au milieu des cabales de la reine Anne d'Autriche et de la reine-mère, prêt à devenir l'amant de Mme de Fargis ou à redevenir l'amant de Mme de Chevreuse, il ne tarderait pas à être enveloppé de tant de liens que lui même, le voulût-il, ne pourrait plus se dégager.

Le cardinal offrit sa main à M. de Montmorency, qui la prit et la serra sincèrement; mais il ne se permit pas cette familiarité avec le comte de Moret, qui était de sang royal, et s'inclina à peu près comme il eût fait pour Monsieur.

Les premiers compliments échangés:

—Monsieur le duc, lui dit le cardinal, lorsqu'il s'était agi de la guerre de La Rochelle, guerre maritime que je désirais conduire sans opposition, je vous ai racheté votre titre de grand amiral et vous l'ai payé le prix que vous avez demandé. Aujourd'hui, il s'agit, non plus de vous vendre, mais de vous donner mieux que je ne vous ai pris.

—Son Eminence croit-elle, dit le duc avec son plus gracieux sourire, que lorsqu'il est question tout à la fois de son service et du bien de l'Etat, il soit besoin, pour s'assurer mon dévouement, de commencer par me faire une promesse?

—Non, monsieur le duc, je sais que nul plus que vous n'est prodigue de son précieux sang, et c'est parce que je connais votre courage et votre loyauté, que je vais m'expliquer clairement avec vous.

Montmorency s'inclina.

—Lorsque votre père mourut, quoique héritier de sa fortune et de ses titres, il y avait une charge cependant dont vous ne pouviez hériter à cause de votre extrême jeunesse—c'était celle de connétable. L'épée fleurdelisée, vous le savez, ne se remet pas aux mains d'un enfant. Un bras vigoureux d'ailleurs était là, prêt à la prendre et à la porter loyalement. C'était celui du seigneur de Lesdiguières. Il fut fait connétable à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. Seulement il la laissa échapper. Depuis ce temps, le maréchal de Créquy, son gendre, aspire à le remplacer. Mais l'épée de connétable n'est point une quenouille qui se transmette par les femmes. M. de Créquy a eu cette année une occasion de la conquérir, c'était de faire réussir l'expédition du duc de Nevers, au lieu de la faire manquer en se déclarant pour la reine-mère, contre la France et contre moi. Il a donné sa démission de connétable; moi vivant il ne le sera jamais!

Un souffle joyeux et brûlant sortit de la poitrine du duc de Montmorency.

Ce témoignage de satisfaction n'échappa point au cardinal.—Il continua:

—La confiance que j'avais dans le maréchal de Créquy, je la reporte en vous, prince. Votre parenté avec la reine-mère n'influera point sur votre amour pour la France, car, comprenez-le bien, cette guerre d'Italie, c'est selon le résultat bon ou mauvais qu'elle aura la grandeur ou l'abaissement de la France.

Et comme le comte de Moret écoutait attentivement ce que disait le cardinal:

—Vous faites bien de me prêter, vous aussi, attention, mon jeune prince, dit-il; car nul plus que vous ne doit aimer cette France pour laquelle votre auguste père a tout donné, même sa vie.

Et comme il voyait que le duc de Montmorency attendait avec impatience la fin de son discours:

—Je terminerai en peu de paroles, dit-il: je mettrai dans ces dernières paroles la même franchise que j'ai mise dans tout mon entretien. Si, comme je l'espère, je suis chargé de la conduite de la guerre, vous aurez le principal commandement de l'armée, mon cher duc; et, le siége de Cazal levé, vous trouverez derrière la porte cette épée de connétable qui ainsi rentrera pour la troisième fois dans votre famille. Et maintenant réfléchissez, monsieur le duc, si vous avez plus à attendre d'un autre que de moi. Je ne vous en voudrais pas, puisque je vous offre toute liberté.

—Votre main! monseigneur, dit Montmorency.

Le cardinal lui tendit la main.

—Au nom de la France, monseigneur, lui dit Montmorency, recevez-moi comme votre homme lige; je promets d'obéir en tous points à Votre Eminence, excepté le cas où l'honneur de mon nom serait compromis.

—Si je ne suis pas prince, monsieur le duc, dit Richelieu avec une suprême dignité, je suis gentilhomme. Croyez bien que je ne demanderai jamais à un Montmorency rien dont il ait à rougir.

—Et quand faudra-t-il être prêt, monseigneur?

—Le plus tôt possible, monsieur le duc. Je compte, en supposant toujours que la direction de la guerre me soit confiée, entrer en campagne au commencement du mois prochain.

—Il n'y a pas de temps à perdre alors monseigneur. Je pars pour mon gouvernement ce soir même, et le 10 janvier je serai à Lyon avec cent gentilshommes et cinq cents cavaliers.

—Mais, demanda le cardinal, il faut supposer le cas où un autre que moi serait chargé de la direction de la guerre. Oserai-je vous demander ce que vous feriez dans cette circonstance?

—Tout autre que Votre Eminence ne paraissant point à la hauteur du projet, je n'obéirai qu'à S. M. le roi Louis XIII et à vous.

—Partez, prince, vous savez où je vous ai dit que vous attendait l'épée de connétable.

—Dois-je emmener avec moi mon jeune ami le comte de Moret?

—Non, monsieur le duc, j'ai sur M. le comte de Moret des vues toutes particulières, et je désire lui donner, de son côté, une mission importante. S'il la refuse, il sera libre de vous rejoindre; laissez-lui seulement un serviteur sur lequel il puisse compter comme sur lui-même, la mission qu'il va recevoir de moi nécessitant courage de sa part et dévouement de la part de ceux qui l'accompagneront.

Le duc et le comte de Moret échangèrent à voix basse quelques mots, parmi lesquels le cardinal put entendre ceux-ci, dits par le comte de Moret au duc.

—Laissez-moi Galuar.

Puis, la joie dans le cœur, le prince saisit la main du cardinal, la pressa avec reconnaissance et s'élança hors de l'appartement.

Resté seul avec le comte de Moret, le cardinal s'approcha de lui, et, le regardant avec une respectueuse tendresse:

—Monsieur le comte, lui dit-il, ne vous étonnez point de l'intérêt que je me permets de vous porter, intérêt auquel m'autorisent et ma position et mon âge, qui est double du vôtre; mais parmi tous les enfants du roi Henri, vous seul êtes son véritable portrait, et il est permis à ceux qui ont aimé le père d'aimer le fils.

Le jeune prince se trouvait pour la première fois en face de Richelieu, pour la première fois il entendait le son de voix, et prévenu contre lui par ce qu'il avait entendu dire, il s'étonna tout à la fois que cette figure sévère pût se dérider, et que cette voix impérative pût s'adoucir.

—Monseigneur, lui répondit-il en riant, mais non cependant sans laisser percer dans sa voix une certaine émotion, Votre Eminence est bien bonne de s'occuper d'un jeune fou qui n'a pensé jusqu'ici qu'à s'amuser du mieux qu'il a pu, et qui, si on lui demandait à lui-même à quoi il est bon, ne saurait que répondre.

—Un vrai fils de Henri IV est bon à tout, monsieur, dit le cardinal, car avec le sang se transmet le courage et l'intelligence. Et c'est pour cela que je ne veux pas, en vous laissant faire fausse route, vous jeter dans les périls auxquels vous vous exposez.

—Moi, monseigneur, s'exclama le jeune homme un peu étonné, dans quelle voie mauvaise suis-je donc engagé, et quels sont donc les dangers qui me menacent?

—Voulez vous me prêter quelques minutes d'attention, M. le comte, et pendant ces quelques minutes m'écouter sérieusement?

—Ce serait un devoir que mon âge et mon nom m'imposeraient, monseigneur, quand vous ne seriez pas ministre et homme de génie. Je vous écoute donc, non pas sérieusement, mais respectueusement.

—Vous êtes arrivé à Paris dans les derniers jours de novembre, le 28, je crois.

—Le 28, monseigneur.

—Vous étiez chargé de lettres du Milanais et du Piémont pour la reine Marie de Médicis, pour la reine Anne d'Autriche et pour Monsieur.

Le comte regarda le cardinal avec étonnement, hésita un instant à répondre; mais enfin, entraîné par la vérité et par l'influence qu'exerce un homme de génie:

—Oui, monseigneur, dit-il.

—Mais comme les deux reines et Monsieur étaient allés au devant du roi, vous avez été obligé de demeurer huit jours à Paris. Pour ne pas rester oisif pendant ces huit jours, vous avez fait votre cour à la sœur de Marion Delorme, à Mme de la Montagne. Jeune, beau, riche, fils de roi, vous n'avez pas eu à languir; dès le lendemain du jour où vous vous êtes présenté chez elle, vous étiez son amant.

—Est-ce ce que vous appelez faire fausse route et m'exposer à des dangers dont vous voudriez me garantir? demanda en riant le comte de Moret, s'étonnant qu'un ministre de la gravité du cardinal descendit à de pareils détails.

—Non, monsieur; nous allons y arriver; non, ce n'est point être l'amant de la sœur d'une courtisane, ce que j'appelle faire fausse route, quoique vous ayez pu voir que cet amour n'était pas tout à fait sans danger. Ce fou de Pisani a cru que c'était de Mme de Maugiron que vous étiez l'amant. Il a voulu vous faire assassiner; par bonheur, il a trouvé un sbire plus honnête homme que lui, lequel, fidèle à la mémoire du grand roi, a refusé de porter la main sur son fils. Il est vrai que ce brave homme a été victime de son honnêteté, et que vous-même l'avez vu couché sur une table, mourant et se confessant à un capucin.

—Puis-je vous demander, monseigneur, dit le comte de Moret, espérant embarrasser Richelieu, quel jour et à quel endroit j'ai été témoin de ce douloureux spectacle?

—Mais le 5 décembre dernier, vers six heures du soir, dans une salle de l'hôtellerie de la Barbe Peinte, au moment où, déguisé en gentilhomme basque, vous veniez de quitter Mme de Fargis, déguisée en Catalane, et venant vous annoncer que la reine Anne d'Autriche, la reine Marie de Médicis et Monsieur, vous attendraient au Louvre entre onze heures et minuit.

—Ah! par ma foi, monseigneur, cette fois-ci je me rends, et je reconnais que votre police est bien faite.

—Eh bien, comte, maintenant croyez-vous que ce soit pour moi et par crainte du mal que vous pouvez me faire, que je suis arrivé à réunir sur vous de si exacts renseignements?

—Je ne sais, mais il est probable que Votre Eminence a eu cependant un intérêt quelconque.

—Un grand, comte, j'ai voulu sauver le fils du roi Henri IV du mal qu'il pouvait se faire à lui-même.

—Comment cela, monseigneur?

—Que la reine Marie de Médicis, qui est à la fois Italienne et Autrichienne, que la reine Anne d'Autriche, qui est à la fois Autrichienne et Espagnole, conspirent contre la France, c'est un crime, mais un crime qui se conçoit, les liens de famille ne l'emportent souvent que trop sur les devoirs de la royauté. Mais que le comte de Moret, c'est-à-dire le fils d'une Française et du roi le plus français qui ait jamais existé, conspire avec deux reines aveugles et parjures en faveur de l'Espagne et de l'Autriche, c'est ce que j'empêcherai, par la persuasion d'abord, par la prière ensuite, et enfin par la force s'il le faut.

—Mais qui vous a dit que je conspire, monseigneur?

—Vous ne conspirez pas encore, comte; mais peut-être, par entraînement chevaleresque, n'eussiez-vous point tardé à conspirer, et c'est pour cela que j'ai voulu vous dire à vous-même: Fils de Henri IV, toute sa vie votre père a poursuivi l'abaissement de l'Espagne et de l'Autriche. Ne vous alliez pas à ceux qui veulent leur élévation aux dépens des intérêts de la France. Fils de Henri IV, l'Autriche et l'Espagne ont tué votre père; ne commettez pas cette impiété de vous allier aux ennemis de votre père.

—Mais pourquoi Votre Eminence ne dit-elle pas à Monsieur ce qu'elle me dit à moi?

—Parce que Monsieur n'a rien à faire là-dedans, étant le fils de Concini, et non de Henri IV.

—Monsieur le cardinal, songez à ce que vous dites.

—Oui, je sais que je m'expose à la colère de la reine-mère, à la colère de Monsieur, à la colère du roi même, si le comte de Moret s'éloigne de celui qui veut son bien pour aller à ceux qui veulent le mal; mais le comte de Moret sera reconnaissant du grand intérêt que je lui porte et qui n'a pas d'autre source que le grand amour et la grande admiration que j'ai pour le roi son père, et le comte de Moret tiendra secret tout ce que je lui ai dit ce soir, pour son bien et pour celui de la France.

—Votre Eminence n'a pas besoin que je lui donne ma parole, n'est-ce pas?

—On ne demande pas de ces choses-là au fils de Henri IV.

—Mais enfin, Votre Eminence ne m'a pas seulement fait venir pour me donner des conseils, mais aussi, lui ai-je entendu dire, pour me confier une mission.

—Oui, comte, une mission qui vous éloigne de ce danger que je crains pour vous.

—Qui m'éloigne du danger?

Richelieu fit signe que oui.

—Et par conséquent de Paris?

—Il s'agirait de retourner en Italie.

—Hum! fit le comte de Moret.

—Avez vous des raisons pour ne pas retourner en Italie?

—Non, mais j'en aurais pour rester à Paris.

—Alors vous refusez, monsieur le comte?

—Non, je ne refuse pas, surtout si la mission peut s'ajourner.

—Il s'agit de partir ce soir ou demain au plus tard.

—Impossible, monseigneur, dit le comte de Moret en secouant la tête.

—Comment! s'écria le cardinal, laisserez-vous une guerre se faire sans y prendre part?

—Non; seulement je quitterai Paris avec tout le monde, et le plus tard possible.

—C'est bien résolu dans votre esprit, monsieur le comte?

—C'est bien résolu, monseigneur.

—Je regrette votre répugnance à ce départ. Il n'y a qu'à vous, qu'à votre courage, à votre loyauté, à votre courtoisie que j'aurais voulu confier la fille d'un homme pour lequel j'ai la plus haute estime. Je chercherai quelqu'un, comte, qui veuille bien vous remplacer près de Mlle Isabelle de Lautrec.

—Isabelle de Lautrec! s'écria le comte de Moret. C'était Isabelle de Lautrec que vous vouliez renvoyer à son père?

—Elle-même; qu'y a-t-il donc dans ce nom qui vous étonne?

—Oh! mais, monseigneur, pardon.

—Je vais aviser et lui trouver un autre protecteur.

—Non pas, non pas, monseigneur, inutile de chercher plus loin: le conducteur, le défenseur de Mlle de Lautrec, celui qui se fera tuer pour elle, il est trouvé, le voilà, c'est moi.

—Alors, dit le cardinal, je n'ai plus à m'inquiéter de rien?

—Non, monseigneur.

—Vous acceptez?

—J'accepte.

—En ce cas, voici mes dernières instructions.

—J'écoute.

—Vous remettrez Mlle de Lautrec, qui pendant tout le voyage vous sera aussi sacrée qu'une sœur.

—Je le jure.

—A son père, qui est à Mantoue; puis vous reviendrez rejoindre l'armée et prendre un commandement sous M. de Montmorency.

—Oui, monseigneur.

—Et si le hasard faisait—vous comprenez, un homme de prévoyance doit supposer tout ce qui est possible—si le hasard faisait que vous vous aimassiez...

Le comte de Moret fit un mouvement.

—C'est une supposition, vous comprenez bien, puisque vous ne vous êtes pas vus, puisque vous ne vous connaissez point. Eh bien, le cas échéant, je ne puis rien faire pour vous, monseigneur, qui êtes fils de roi, mais je puis faire beaucoup pour Mlle de Lautrec et pour son père.

—Vous pouvez faire de moi le plus heureux des hommes, monseigneur. J'aime Mlle de Lautrec.

—Ah vraiment, voyez comme cela se rencontre; est-ce que ce serait elle, par hasard, qui, le soir où vous avez été au Louvre, vous aurait pris sur l'escalier des mains de Mme de Chevreuse déguisée en page, et vous aurait conduit à travers le corridor noir jusqu'à la chambre de la reine? Avouez que dans ce cas ce serait un hasard miraculeux.

—Monseigneur, dit le comte de Moret, regardant le cardinal avec stupéfaction, je ne connais que mon admiration pour vous qui égale ma reconnaissance; mais...

Le comte s'arrêta inquiet.

—Mais quoi? demanda le cardinal.

—Il me reste un doute.

—Lequel?

—J'aime Mlle de Lautrec, mais j'ignore si Mlle de Lautrec m'aime, et si, malgré mon dévouement, elle m'accepterait pour son protecteur.

—Ah! quant à cela, monsieur le comte, cela ne me regarde plus et devient tout à fait votre affaire, c'est à vous d'obtenir d'elle ce que vous désirez.

—Mais où cela? comment la verrai-je? je n'ai aucune occasion de la rencontrer, et s'il faut, comme le disait Votre Eminence, que son départ ait lieu ce soir ou demain matin au plus tard, je ne sais d'ici là comment la voir.

—Vous avez raison, monsieur le comte, une entrevue entre vous est urgente, et tandis que vous allez y réfléchir de votre côté, je vais, moi, y réfléchir du mien. Attendez un instant dans ce cabinet, j'ai quelques ordres à donner.

Le comte de Moret s'inclina, suivant des yeux, avec un étonnement mêlé d'admiration cet homme, si éminemment au-dessus des autres hommes, qui, de son cabinet, conduisait l'Europe et qui, malgré les intrigues dont il était entouré, malgré les dangers qui le menaçaient, trouvait du temps pour s'occuper des intérêts particuliers et descendre dans les moindres détails de la vie.

La porte par laquelle le cardinal avait disparu refermée, le comte de Moret resta machinalement les yeux fixés sur cette porte, et il n'en avait pas encore détourné son regard, lorsqu'elle se rouvrit et que dans son encadrement, il vit apparaître, non pas le cardinal, mais Mlle de Lautrec elle-même.

Les deux amants, comme frappés en même temps du choc électrique, poussèrent chacun de son côté, un cri d'étonnement, puis avec la rapidité de la pensée, le comte de Moret s'élançant au-devant d'Isabelle, tombait à ses genoux et saisissait sa main, qu'il baisait avec une ardeur qui prouvait à la jeune fille qu'elle avait peut-être trouvé un protecteur dangereux, mais un défenseur dévoué.

Pendant ce temps, le cardinal, arrivé à son but d'éloigner le fils de Henri IV de la cour et de s'en faire un partisan, se réjouissait, croyant avoir trouvé un dénoûment à son héroï-comédie, sans la participation de ses collaborateurs ordinaires, MM. Desmarets, Rotrou, l'Estoile et Mayret.

Corneille on se le rappelle, n'avait pas encore eu l'honneur d'être présenté au cardinal.


CHAPITRE VII.

LE CONSEIL.

Le grand événement, l'événement attendu de tous avec anxiété, surtout de Richelieu, qui se croyait sûr du roi autant que l'on pouvait être sûr de Louis XIII, était la tenue d'un conseil chez la reine-mère, au palais du Luxembourg, qu'elle avait fait bâtir pendant la régence sur le modèle des palais florentins, et pour la galerie duquel Rubens avait exécuté, dix ans auparavant, les magnifiques tableaux représentant les événements les plus importants de la vie de Marie de Médicis, et qui font aujourd'hui un des principaux ornements de la galerie du Louvre.

Le conseil se tenait le soir.

Il était formé du ministère particulier de la reine Marie de Médicis, qui se composait de créatures complétement à elle, et qui était présidé par le cardinal de Bérulle, et conduit par Vauthier, plus du maréchal de Marillac, qui était devenu maréchal sans avoir jamais vu le feu, et que dans ses mémoires le cardinal appelle toujours Marillac-l'Epée, parce qu'ayant eu querelle à la paume avec un nommé Caboche, il l'avait tué en le rencontrant sur sa route, sans lui donner le temps de se défendre, plus enfin, son frère aîné Marillac, le garde des sceaux, qui était un des amants de Fargis. A ce conseil on adjoignait, dans les grandes circonstances, des espèces de conseillers honoraires qui étaient des capitaines les plus renommés et des seigneurs les plus élevés de l'époque, et c'est ainsi qu'au conseil dans lequel nous allons introduire nos lecteurs, on avait adjoint le duc d'Angoulême, le duc de Guise, le duc de Bellegarde et le maréchal de Bassompierre.

Monsieur, depuis quelque temps, était rentré dans ce conseil, dont il était sorti à propos du procès de Chalais. Le roi y assistait de son côté lorsqu'il croyait la discussion assez importante pour nécessiter sa présence.

La délibération du conseil prise, on en référait, nous l'avons dit, au roi, qui approuvait, improuvait ou même changeait complétement la détermination adoptée.

Le cardinal de Richelieu, premier ministre en réalité, par l'influence de son génie, mais qui n'en eut le titre et le pouvoir absolu qu'un an après les événements que nous venons de raconter, n'avait que sa voix dans ce conseil, mais presque toujours l'amenait à son avis qu'appuyaient d'habitude le duc de Marillac, le duc de Guise, le duc d'Angoulême, et quelquefois le maréchal de Bassompierre; mais que contrariaient toujours systématiquement la reine-mère, Vauthier, le cardinal de Bérulle, et les deux ou trois voix qui obéissaient passivement aux signes négatifs ou affirmatifs que leur faisait Marie de Médicis.

Ce soir-là, Monsieur, sous le prétexte de se brouiller avec la reine-mère, avait déclaré ne point vouloir assister au conseil; mais, malgré son absence, du moment où sa mère se chargeait de ses intérêts, il n'en était que plus puissant.

Le conseil était indiqué pour huit heures du soir.

A huit heures un quart, toutes les personnes convoquées étaient à leur poste et se tenaient debout devant la reine Marie de Médicis, assise.

A huit heures et demie, le roi entra, salua sa mère, qui se leva à son tour, lui baisa les mains, s'assit près d'elle sur un fauteuil un peu plus élevé que le sien, se couvrit et prononça les paroles sacramentelles:

—Asseyez-vous!

MM. les membres du ministère et les conseillers honoraires s'assirent autour de la table, sur des tabourets préparés à cet effet en nombre égal à celui des délibérants.

Le roi étendit circulairement son regard, de manière à passer en revue tous les assistants; puis, de sa même voix mélancolique et sans timbre, comme il eût dit toute autre chose, il dit:

—Je ne vois pas monsieur mon frère. Où est-il donc?

—A cause de sa désobéissance à votre volonté, sans doute n'ose-t-il point se présenter devant vous. Votre bon plaisir est-il que nous procédions sans lui?

Le roi, sans répondre de vive voix, fit de la tête un signe affirmatif.

Puis, s'adressant non seulement aux membres du conseil, mais aux gentilshommes convoqués dans le but de donner leur avis sur la délibération:

—Messieurs, dit-il, vous savez tous ce dont il s'agit aujourd'hui.—Il s'agit de savoir si nous devons faire lever le siége de Cazal, secourir Mantoue afin d'affermir les prétentions du duc de Nevers—prétentions que nous avons appuyées—et arrêter les entreprises du duc de Savoie sur le Montferrat. Bien que le droit de faire la paix et la guerre soit un droit royal, nous désirons nous éclairer de vos lumières avant de prendre une décision, ne prétendant aucunement amoindrir notre droit par les conseils que nous vous demandons. La parole est à notre ministre, M. le cardinal de Richelieu, pour nous exposer la situation des affaires.

Richelieu se leva, et, saluant les deux majestés:

—L'exposé sera court, dit-il. Le duc Vincent de Gonzague, en mourant, a laissé tous ses droits au duché de Mantoue, au duc de Nevers, oncle des trois derniers souverains de ce duché, morts sans enfants mâles. Le duc de Savoie avait espéré marier un de ses fils avec l'héritière du Montferrat et du Mantouan, et se créer en Italie cette puissance de second ordre, objet de sa constante ambition, et qui l'a fait si souvent trahir ses promesses envers la France. Le ministre de S. M. le roi Louis XIII a cru alors qu'il était d'une bonne politique, étant déjà allié avec le Saint-Père et les Vénitiens, de se donner, en appuyant l'avènement d'un Français aux duchés de Mantoue et du Montferrat, un partisan zélé au milieu des puissances lombardes, et d'acquérir ainsi sur lui une prépondérance suivie sur les affaires d'Italie, et d'y neutraliser au contraire l'influence de l'Espagne et de l'Autriche. C'est dans ce but que le ministre de Sa Majesté a agi jusqu'ici; et c'était pour préparer les voies de cette campagne qu'il avait, il y a plusieurs mois, envoyé une première armée, qui, par une faute du maréchal de Créquy, faute que l'on pourrait presque qualifier de trahison, a été non pas battue par le duc de Savoie, comme les ennemis de la France se sont empressés de le dire, mais manquant, les fantassins de vivres, les cavaliers de vivres et de fourrage, s'est dispersée et fondue, pour ainsi dire, au souffle de la faim; donc, cette politique adoptée, cette première démarche hostile faite, il ne s'agissait que d'attendre une époque favorable pour poursuivre l'entreprise commencée;—cette époque, le ministre du roi est d'avis qu'elle est arrivée. La Rochelle prise nous permet de disposer de notre armée et de notre flotte. La question posée à Leurs Majestés est celle-ci: Fera-t-on ou ne fera-t-on pas la guerre? et si on la fait, la fera-t-on tout de suite ou attendra-t-on? Le ministre de Sa Majesté, qui est pour la guerre et pour la guerre immédiate, se tient prêt à répondre aux objections qui lui seront faites.

Et saluant le roi et la reine Marie, le cardinal s'assit, abandonnant la parole à son adversaire, ou plutôt à un seul adversaire, le cardinal Bérulle.

Celui-ci, de son côté, sachant bien que c'était à lui de répondre, consulta, du regard, la reine-mère qui d'un signe lui répondit qu'il avait carrière, se leva, salua les deux majestés, et dit:

—Le projet de faire la guerre en Italie, malgré les bonnes raisons apparentes que nous a données M. le cardinal de Richelieu, nous paraît non-seulement dangereux, mais impossible. L'Allemagne, presque subjuguée, fournit à l'Empereur Ferdinand des armées innombrables, auxquelles les forces militaires de la France ne peuvent être comparées; et, de son côté, S. M. Philippe III, l'auguste frère de la reine, trouve dans les mines du nouveau monde des trésors suffisants à payer des armées aussi nombreuses que celles des anciens rois de Perse. Dans ce moment, au lieu de songer à l'Italie, l'Empereur ne s'occupe qu'à réduire les protestants et à tirer de leurs mains les évêchés, les monastères et les autres biens ecclésiastiques dont ils se sont emparés injustement.

Pourquoi la France, c'est-à-dire la fille aînée de l'Eglise, s'opposerait-elle à une si noble et si chrétienne entreprise; ne vaut-il pas mieux, au contraire, que le roi l'appuie, et qu'il achève d'extirper l'hérésie en France pendant que l'empereur et le roi d'Espagne travailleront à la battre en Allemagne et dans les Pays-Bas, pour exécuter des desseins chimériques et directement opposés au bien de l'Eglise? M. de Richelieu parle de paix avec l'Angleterre et laisse entendre une alliance avec les puissances hérétiques, chose capable de flétrir à jamais la gloire de Sa Majesté. Au lieu de faire la paix avec l'Angleterre, n'avons-nous pas chance, au contraire, en poursuivant la guerre contre le roi Charles Ier, d'espérer qu'il en sera enfin réduit à donner satisfaction à la France en rappelant les femmes et les serviteurs de la reine si indignement chassés contre la bonne foi d'un traité solennel et à cesser les précautions contre les catholiques anglais. Que savons-nous si Dieu ne veut pas rétablir la vraie religion en Angleterre, pendant que l'hérésie se détruira en France, en Allemagne et dans les Pays-Bas. Dans la conviction que j'ai parlé dans les intérêts de la France et du Trône, je mets mon humble opinion aux pieds de Leurs Majestés.

Et le cardinal s'assit à son tour, non sans avoir du regard recueilli les marques d'approbation que lui adressaient ouvertement la reine Marie et les membres de son conseil, et justement le garde des sceaux Marillac, ramené au parti des reines par les soins de Mme de Fargis.

Le roi, se tournant alors vers le cardinal de Richelieu:

—Vous avez entendu, monsieur le cardinal, dit-il, et, si vous avez à répondre, répondez.

Richelieu se leva.

—Je crois, dit-il, mon honorable collègue, M. le cardinal de Bérulle mal informé de la situation politique de l'Allemagne et financière de l'Espagne; la puissance de l'empereur Ferdinand, qu'il nous représente comme si fort redoutable, n'est point tellement établie en Allemagne qu'on ne puisse l'ébranler, le jour où, sans avoir besoin de nous allier à lui, nous pousserons sur l'empereur le lion du Nord, le grand Gustave-Adolphe, à qui il ne manque, pour prendre cette grande décision, que quelques centaines de mille livres, qu'à un moment donné on fera luire à ses yeux comme un des ces phares qui indiquent aux vaisseaux leur chemin. Le ministre de Sa Majesté sait même de source certaine que ces armées de Ferdinand dont parle M. le cardinal de Bérulle donnent de grands ombrages à Maximilien, duc de Bavière, chef de la ligue catholique. Le ministre de Sa Majesté se fait fort, à un moment donné, de prendre ces armées si terribles entre les armées protestantes de Gustave-Adolphe et les armées catholiques de Maximilien. Quant aux trésors imaginaires du roi Philippe III, qu'on permette au ministre du roi de les réduire à leur juste valeur. Le roi d'Espagne tire à peine cinq cent mille écus par an des Indes, et le conseil de Madrid s'est trouvé fort déconcerté quand, il y a deux mois, on apprit que l'amiral des Pays-Bas, Hein, avait pris et coulé à fond, dans le golfe du Mexique, les galions d'Espagne et leur charge, estimée à 12 millions, et, à la suite de cette nouvelle, les affaires de S. M. le roi d'Espagne se trouvèrent même dans un si grand désordre, qu'il ne put envoyer à l'empereur Ferdinand le subside d'un million qu'il lui avait promis. Maintenant, pour répondre à la seconde partie du discours de son adversaire, le ministre du roi fera humblement observer à Sa Majesté qu'elle ne saurait souffrir avec honneur l'oppression du duc de Mantoue, que non-seulement il a reconnu, mais que son ambassadeur, M. de Chamans, a fait nommer, par son influence sur le dernier duc. Sa Majesté doit non-seulement protéger ses alliés en Italie, mais encore protéger contre l'Espagne cette belle contrée de l'Europe que l'Espagne tend éternellement à subjuguer, et où elle est déjà trop puissante.

Si nous n'appuyons pas vigoureusement le duc de Mantoue, celui-ci, incapable de résister à l'Espagne, sera obligé de consentir à l'échange de ses Etats avec d'autres Etats hors de l'Italie, ce que la cour d'Espagne lui propose en ce moment. Déjà, ne l'oubliez pas, le feu duc Vincent a été sur le point de consentir à ce marché et d'échanger le Montferrat pour faire dépit à Charles-Emmanuel, et pour lui donner des voisins capables d'arrêter ses mouvements continuels. Enfin, l'avis du ministre de Sa Majesté est qu'il y aurait non-seulement préjudice, mais encore honte à laisser impunie la témérité du duc de Savoie, qui brouille depuis plus de trente ans les affaires de la France et de ses alliés; qui lie mille intrigues contraires au service et à l'intérêt de Sa Majesté, dont on trouve la main dans la conspiration de Chalais, comme on l'avait déjà trouvée dans la conspiration de Biron, et qui s'est fait l'allié des Anglais dans leurs entreprises sur l'île de Ré.

Puis alors, se tournant vers le roi et s'adressant directement à lui:

—En prenant cette ville rebelle, ajouta le cardinal de Richelieu, vous avez heureusement exécuté, Sire, le projet le plus glorieux pour vous, et le plus avantageux à votre Etat. L'Italie, oppressée depuis un an par les armes du roi d'Espagne et du duc de Savoie, implore le secours de votre bras victorieux. Refuseriez-vous de prendre en main la cause de vos voisins et de vos alliés que l'on veut injustement dépouiller de leurs héritages. Eh bien, moi, Sire, moi, votre ministre, j'ose vous promettre que, si vous formez aujourd'hui cette noble résolution, le succès n'en sera pas moins heureux que celui du siége de La Rochelle. Je ne suis ni prophète—et Richelieu regarda avec un sourire son collègue le cardinal de Bérulle—ni fils de prophète, mais je puis assurer Votre Majesté que, si elle ne perd point de temps dans l'exécution de son dessein, vous aurez délivré Cazal et donné la paix à l'Italie avant la fin du mois de mai prochain.

En revenant, avec votre armée, dans le Languedoc, vous achèverez de réduire le parti huguenot au mois de juillet; enfin, Votre Majesté, victorieuse partout, pourra prendre du repos à Fontainebleau ou partout ailleurs, pendant les beaux jours de l'automne.

Un mouvement approbateur courut parmi les gentilshommes invités à assister à la séance, et il fut visible que le duc d'Angoulême, le duc de Guise surtout, approuvaient tout particulièrement l'avis de M. de Richelieu.

Le roi prit la parole:

—M. le cardinal, dit-il, a bien fait, toutes les fois qu'il a parlé de lui-même et de la politique suivie, de dire le ministre du roi, car cette politique, c'est d'après mes ordres qu'elle a agi.—Oui, nous sommes de son avis; oui, la guerre est nécessaire en Italie; oui, nous devons y soutenir nos alliés; oui, nous devons y maintenir notre suprématie, en y restreignant autant que possible non-seulement le pouvoir, mais l'influence de l'Espagne: notre honneur y est engagé.

Malgré le respect que l'on devait au roi, quelques applaudissements éclatèrent du côté des amis du cardinal, tandis que les amis de la reine retenaient à peine leurs murmures. Marie de Médicis et le cardinal de Bérulle échangèrent vivement quelques paroles à voix basse.

Le visage du roi prit une expression sévère, il jeta un regard oblique, presque menaçant du côté d'où venaient les murmures, et continua:

—La question dont nous avons à nous occuper maintenant n'est donc pas de discuter la paix ou la guerre, puisque la guerre est décidée, mais l'époque où nous devons nous mettre en campagne,—bien entendu que les opinions ouïes, nous nous réservons de décider en dernier ressort. Parlez, monsieur de Bérulle, car vous êtes, nous ne l'ignorons pas, l'expression d'une volonté que nous respectons toujours, même quand nous ne la suivons pas.

Marie de Médicis fit à Louis XIII, qui avait parlé assis et couvert, un léger signe de remerciement.

Puis se tournant vers Bérulle:

—Une invitation du roi est un ordre, dit-elle; parlez, monsieur le cardinal.

Bérulle se leva.

—Le ministre du roi, dit-il avec affectation, appuyant sur ces deux mots: le ministre du roi, a proposé de faire la guerre immédiatement, et j'ai le regret d'être sur ce point encore, d'un avis diamétralement opposé au sien. Si je ne suis point dans l'erreur, Sa Majesté a exprimé son désir de conduire cette guerre en personne; or, pour deux raisons, je me déclarerai contre cette guerre entreprise trop précipitamment. La première de ces raisons la voici, c'est que l'armée du roi, fatiguée par le long siége de La Rochelle, a besoin de se remettre dans de bons quartiers d'hiver; quand la traînant des bords de l'Océan au pied des Alpes sans lui laisser le temps de se reposer, on s'expose à voir les soldats, rebutés par une longue marche, déserter en foule; ce serait une cruauté d'exposer ces braves gens aux rigueurs de l'hiver, sur des montagnes couvertes de neige et inaccessibles, et un crime de lèse-majesté que d'y conduire le roi, eût-on l'argent nécessaire, et on ne l'a pas, vu qu'il y a huit jours à peine, sur cent mille livres qu'a fait demander l'auguste mère de Votre Majesté à son ministre, il n'a pu, en arguant de la pénurie d'argent, lui envoyer que cinquante mille,—eût-on l'argent nécessaire et on ne l'a pas, tous les mulets du royaume ne suffiraient pas pour porter les vivres dont a besoin l'armée, sans compter qu'il est impossible de transporter à cette époque de l'année l'artillerie dans des chemins inconnus, et qu'il faudrait même dans la saison d'été faire étudier par des ingénieurs. Ne vaut-il pas mieux remettre l'expédition au printemps, on fixera d'ici là les préparatifs, et la plupart des choses nécessaires se pourront conduire par mer. Les Vénitiens, plus intéressés que nous dans l'affaire des ducs de Mantoue, ne s'émeuvent pas de l'invasion du Montferrat par Charles-Emmanuel et prétendent laisser tout le fait de l'entreprise au roi. Doit-on présumer que ces messieurs s'embarqueront avec plus de chaleur quand ils verront le duc de Mantoue plus opprimé et le secours de la France encore plus éloigné; enfin, la chose que Sa Majesté doit éviter encore plus soigneusement que toute autre, c'est de rompre avec le roi catholique, ce qui serait infiniment plus préjudiciable à l'Etat que la conservation de Cazal et de Mantoue ne peut être avantageuse.—J'ai dit.

Le discours du cardinal de Bérulle parut avoir fait une certaine impression sur le conseil; il ne discutait plus la guerre, en faveur de laquelle le roi s'était déclaré, il discutait l'opportunité de cette guerre dans le moment difficile où l'on se trouvait. D'ailleurs les capitaines admis au conseil,—Bellegarde, le duc d'Angoulême, le duc de Guise, Marillac-l'Epée—n'étant plus des jeunes gens—et ardents à la guerre, parce qu'elle offrait des chances à leur ambition, demandaient une guerre où il y eût plus de danger que de fatigue, attendu que, pour braver la fatigue, il faut être jeune, tandis que pour braver le danger il ne faut être que courageux.

Le cardinal se leva.

—Je vais répondre, dit-il, sur tous les points à mon honorable collègue. Oui, quoique je ne pense pas que Sa Majesté ait encore pris sur ce point une entière résolution, je crois qu'il entre dans les vues du roi de conduire la guerre en personne. Sa Majesté sur ce point décidera dans sa sagesse, et je n'ai qu'une crainte, c'est qu'elle sacrifie ses propres intérêts à ceux de l'Etat, comme c'est le devoir d'un roi de le faire. Quant à la question des fatigues que l'armée aura à supporter, que le cardinal de Bérulle ne s'en inquiète point. Une partie transportée par mer débarque à cette heure à Marseille et marche sur Lyon, où sera le quartier général. L'autre avance à petites journées à travers la France, bien nourrie, bien logée, bien payée, sans avoir depuis un mois perdu un seul homme par la désertion, attendu que le soldat bien payé, bien logé, bien nourri, ne déserte pas. Quant aux difficultés que l'armée éprouvera à travers les Alpes, il vaut mieux les affronter vite et avoir à lutter contre la nature que de donner à notre ennemi le temps de hérisser les passages que l'armée compte prendre, de canons et de forteresses.

Il est vrai qu'il y a quelques jours j'ai eu le regret de refuser cinquante mille livres à l'auguste mère du roi, sur les cent mille qu'elle m'avait fait l'honneur de me demander; mais je ne me suis permis de décider cette réduction qu'après l'avoir soumise au roi qui l'a approuvée; malgré ce refus qui n'indiquait point un manque d'argent, mais la nécessité seulement de ne point faire de dépenses inutiles, nous sommes financièrement en mesure de faire cette guerre; en engageant mon honneur et mes biens particuliers, j'ai trouvé à emprunter six millions. Quant aux chemins, leur étude est faite depuis longtemps, car depuis longtemps Sa Majesté songe à cette guerre, et elle m'a ordonné d'envoyer quelqu'un en Dauphiné, en Savoie et en Piémont pour les reconnaître, et sur le travail qu'en a fait M. de Pontis, M. d'Ercure, maréchal des logis des armées du roi, a donné une carte exacte du pays. Donc, tous les préparatifs de la guerre sont faits, donc l'argent nécessaire à la guerre est dans les coffres, et comme la guerre étrangère, de l'avis de Sa Majesté, presse pour la gloire de ses armes et pour la réparation de son honneur, que la guerre intestine qui, La Rochelle abattue et l'Espagne occupée en Italie, ne paraît pas offrir de grands dangers, je supplie Sa Majesté de vouloir bien décider à son tour que l'on entrera immédiatement en campagne, répondant sur ma tête du succès de l'entreprise. Et à mon tour, j'ai dit!

Et le cardinal reprit sa place, priant du regard le roi Louis XIII d'appuyer la proposition qu'il venait de faire, et qui, d'ailleurs, paraissait arrêtée d'avance entre lui et le roi.

Le roi ne fit point attendre le cardinal, et à peine fut-il assis et eut-il cessé de parler, qu'étendant la main sur le tapis de la table.

—Messieurs, dit-il, c'est ma volonté que vous a fait connaître M. le cardinal de Richelieu, mon ministre. La guerre est décidée contre M. le duc de Savoie, et notre désir est que l'on ne perde pas de temps pour se mettre en campagne. Ceux de vous qui auront des demandes à faire pour être aidés dans leurs équipages, n'auront qu'à s'adresser à M. le cardinal. Plus tard je ferai savoir si je ferai la guerre en personne, et qui, dans cette guerre, sera mon lieutenant-général. Sur ce, le conseil n'étant à autre fin, ajouta le roi en se levant, je prie Dieu, messieurs, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

Le conseil est levé.

Et, saluant la reine-mère, Louis XIII se retira dans son appartement.

Le cardinal l'avait emporté sur les deux points proposés par lui, la guerre contre le duc de Savoie et l'entrée immédiate en campagne. On ne doutait donc point qu'il ne réussît mêmement sur le troisième, qui était de se faire donner la conduite de la guerre, comme il s'était fait donner la conduite du siége de La Rochelle.

Aussi chacun se réunit-il autour de lui pour le féliciter, même le garde des sceaux Marillac, qui, tout en conspirant pour la reine, tenait à conserver les apparences de la neutralité.

Marie de Médicis, les dents serrées par la colère, le sourcil froncé, se retira donc de son côté, accompagnée seulement de Bérulle et de Vauthier.

—Je crois, dit-elle, que nous pouvons dire comme François Ier après la bataille de Pavie: «Tout est perdu, sauf l'honneur.»

—Bon, dit Vauthier, rien n'est perdu, au contraire tant que le roi n'aura pas nommé M. de Richelieu son lieutenant général.

—Mais ne croyez-vous pas, dit la reine-mère, qu'il est déjà nommé lieutenant général dans l'esprit du roi?

—C'est possible, dit Vauthier, mais il ne l'est pas encore en réalité.

—Avez-vous donc un moyen d'empêcher cette nomination? demanda Marie de Médicis.

—Peut-être, répondit Vauthier; mais il faudrait que, sans perdre un instant, j'eusse un entretien avec Mg le duc d'Orléans.

—Je vais le chercher, dit Bérulle, et je vous l'amène.

—Allez, dit la reine-mère, et ne perdez pas un instant.

Puis, se retournant vers Vauthier:

—Et ce moyen, lui demanda-t-elle, quel est-il?

—Quand nous serons dans un endroit où nous serons sûrs de n'être écoutés ni entendus de personne, je le dirai à Votre Majesté.

—Venez vite alors.»

Et la reine et son conseiller se jetèrent dans un corridor conduisant aux appartements particuliers de Marie de Médicis.


CHAPITRE VIII.

LE MOYEN DE VAUTHIER.

Quoiqu'il eût son appartement chez la reine-mère, c'est-à-dire au palais du Luxembourg, le roi était rentré au Louvre pour échapper aux obsessions dont il sentait bien qu'il ne pouvait manquer d'être l'objet, de la part des deux reines.

Et, en effet, quoique rentrée chez elle, Marie de Médicis eût écouté avec la plus grande attention et approuvé le projet que lui avait exposé Vauthier, avant de recourir à ce projet elle résolut de faire une seconde tentative sur son fils.

Quant à Louis XIII, comme nous l'avons dit, il était resté chez lui, et, à peine rentré, il avait fait appeler d'Angély.

Mais il avait d'abord demandé si M. de Baradas n'avait rien dit ou fait dire.

Baradas avait gardé le silence le plus complet.

C'était ce silence dans lequel s'obstinait à demeurer le page boudeur, qui avait causé la mauvaise humeur du roi au conseil, mauvaise humeur qui n'avait point échappé à Vauthier, mauvaise humeur dont il connaissait la cause, cause sur laquelle il avait basé tout son plan de campagne.

Ainsi Louis XIII qui s'était assez peu avancé avec Mlle de Lautrec, se promettait-il de suivre le conseil de l'Angély et d'aller en avant, jusqu'à ce que le bruit de cette fantaisie arrivât jusqu'à Baradas, que la crainte de perdre son crédit devait à l'instant même, selon l'Angély, ramener aux pieds du roi.

Mais il surgissait dans ce projet un empêchement inattendu dont le roi n'avait pu se rendre compte, et dont personne n'avait pu lui donner l'explication; la veille au soir, quoiqu'elle fût de service, Mlle de Lautrec n'était point venue au cercle de la reine, et Louis XIII, en interrogeant celle-ci, n'avait eu d'autre réponse que quelques mots exprimant le plus grand étonnement de la part d'Anne d'Autriche. De toute la journée Mlle de Lautrec n'avait point paru au Louvre, la reine l'avait inutilement fait chercher dans sa chambre et partout dans le palais, personne ne l'avait vue et n'avait pu en donner des nouvelles.

Aussi le roi, intrigué de cette absence, avait-il chargé l'Angély d'en prendre des informations de son côté, et c'était pour cela particulièrement qu'aussitôt son retour il avait fait demander son fou.

Mais l'Angély n'avait pas été plus heureux que les autres, il revenait sans aucun renseignement précis.

Au point de vue de son penchant pour Mlle de Lautrec, la chose était à peu près indifférente à Louis XIII; mais il n'en était pas de même au point de vue de Baradas: le moyen avait paru si infaillible à l'Angély, que le roi avait fini par croire lui-même à son infaillibilité.

Il se désespérait donc, accusant le destin de prendre un soin tout particulier de s'opposer à tout ce qu'il désirait, lorsque Beringhen gratta doucement à la porte; le roi reconnut la manière de gratter de Beringhen, et pensant que c'était une personne de plus—et une personne du dévouement de laquelle il était sûr—à consulter, il répondit d'une voix assez bienveillante:

—Entrez.

M. le Premier entra.

—Que me veux-tu, Beringhen? demanda le roi; ne sais-tu point que je n'aime pas à être dérangé quand je m'ennuie avec l'Angély?

—Je n'en dirai pas autant, fit l'Angély, et vous êtes le bienvenu, M. Beringhen.

—Sire, dit le valet de chambre, je ne me permettrais pas de déranger Votre Majesté quand elle m'a dit qu'elle voulait s'ennuyer tranquillement, pour quelqu'un qui n'aurait pas tout droit de me donner des ordres; mais j'ai dû obéir à LL. MM. la reine Marie de Médicis et la reine Anne d'Autriche.

—Comment! s'écria Louis XIII, les reines sont là?

—Oui, Sire.

—Toutes deux?

—Oui, Sire.

—Et elles veulent me parler ensemble?

—Ensemble, oui, sire.

Le roi regarda autour de lui, comme s'il cherchait de quel côté il pourrait fuir, et peut-être eût-il cédé à son premier mouvement, si la porte ne se fût point ouverte et si Marie de Médicis ne fût point entrée suivie de la reine Anne d'Autriche.

Le roi devint très pâle et fut pris d'un petit tremblement fébrile, auquel il était sujet quand il subissait une grande contrariété; mais alors il se roidissait en lui-même et devenait inaccessible à la prière.

En ce cas-là, il faisait face au danger, avec l'immobilité et le sombre entêtement d'un taureau qui présente les cornes.

Il se retourna vers sa mère comme vers l'antagoniste le plus dangereux:

—Par ma foi de gentilhomme, madame, je croyais la discussion finie avec le conseil, et que, le conseil fini, j'échapperais à de nouvelles persécutions. Que me voulez-vous? dites vite.

—Je veux, mon fils, dit Marie de Médicis, tandis que la reine, les mains jointes, semblait s'unir par une prière mentale aux prières de sa belle mère,—je veux que vous ayez pitié sinon de nous que vous désespérez, du moins de vous-même. Ce n'est donc pas assez que, faible et souffrant comme vous l'êtes, cet homme vous ait tenu six mois dans les marais de l'Aunis; le voilà maintenant qui veut vous faire essuyer les neiges des Alpes pendant les plus grandes rigueurs de l'hiver.

—Eh! madame, dit le roi, les fièvres de marais, auxquelles Dieu a permis que j'échappasse, M. le cardinal ne les a-t-il point bravées comme moi, et direz-vous qu'en m'exposant il se ménage? Ces neiges, ces froideurs des Alpes, dois-je les supporter seul, et ne sera-t-il pas là, à mes côtés, pour donner avec moi aux soldats, l'exemple du courage, de la constance et des privations?

—Je ne conteste pas, mon fils; l'exemple fut en effet donné par M. le cardinal en même temps que par vous; mais comparez-vous l'importance de votre vie à la sienne? Dix ministres comme M. le cardinal peuvent mourir sans que la monarchie soit une minute ébranlée; mais vous, à la moindre indisposition, la France tremble, et votre mère et votre femme supplient Dieu de vous conserver à la France et à elles!

La reine Anne d'Autriche se mit à genoux en effet.

—Monseigneur, dit-elle, nous sommes non-seulement à genoux devant le Seigneur Dieu, mais devant vous, pour vous supplier comme nous supplierions Dieu, de ne pas nous abandonner. Songez que ce que Votre Majesté regarde comme un devoir est pour nous l'objet d'une terreur profonde, et en effet, s'il arrivait malheur à Votre Majesté qu'arriverait-il de nous et de la France?

—Le Seigneur Dieu, en permettant ma mort, en aurait prévu les suites et serait là pour y pourvoir, madame. Il est impossible de rien changer aux résolutions prises.

—Et pourquoi cela? demanda Marie de Médicis; est-il donc besoin, puisque cette malheureuse guerre est décidée contre notre avis à tous....

—A toutes! vous voulez dire, madame, interrompit le roi.

—Est-il donc besoin, continua Marie de Médicis, sans relever l'interruption, que vous la fassiez en personne; n'avez-vous donc point votre ministre bien-aimé?

—Vous savez, interrompit une seconde fois le roi, que je n'aime point M. le cardinal, madame; seulement je le respecte, je l'admire et le regarde, après Dieu, comme la providence de ce royaume.

—Eh bien! Sire, la Providence veille sur les Etats de loin comme de près; chargez votre ministre de la conduite de cette guerre et restez près de nous et avec nous.

—Oui, n'est-ce pas, pour que l'insubordination se mette dans les autres chefs, pour que vos Guise, vos Bassompierre, vos Bellegarde refusent d'obéir à un prêtre et compromettent la fortune de la France. Non, madame, pour qu'on reconnaisse le génie de M. le cardinal, il faut que je le reconnaisse tout le premier.—Ah! s'il y avait un prince de ma maison auquel je pusse me fier.

—N'avez-vous pas votre frère? N'avez-vous pas Monsieur?

—Permettez-moi de vous dire, madame, que je vous trouve bien tendre à l'endroit d'un fils désobéissant et d'un frère révolté.

—Et c'est justement, mon fils, pour faire rentrer dans notre malheureuse famille la paix, qui semble exilée, que je suis si tendre à l'endroit de ce fils, qui, je l'avoue, par sa désobéissance, mériterait d'être puni au lieu d'être récompensé. Mais il est des moments suprêmes où la logique cesse d'être la règle conductrice de la politique et où il faut passer à côté de ce qui serait juste, pour arriver à ce qui est bon, et Dieu lui-même nous donne parfois l'exemple de ces erreurs nécessaires, en récompensant ce qui est mauvais, en punissant ce qui est bon. Nommez, Sire, nommez votre ministre chef de la guerre, et mettez sous ses ordres Monsieur comme lieutenant-général, et j'ai la certitude que, si vous accordez cette faveur à votre frère, il renoncera à son amour insensé et consentira au départ de la princesse Marie.

—Vous oubliez, madame, dit Louis XIII en fronçant le sourcil, que je suis le roi, et par conséquent le maître; que, pour que ce départ ait lieu, et il devrait avoir eu lieu depuis longtemps, il suffit, non pas que mon frère consente, mais que j'ordonne; c'est lutter contre mon pouvoir que de paraître consentir à faire une chose que j'ai le droit de commander. Ma résolution est prise, madame; à l'avenir, je commanderai, et il faudra se contenter de m'obéir. C'est ainsi que j'agis depuis deux ans, c'est-à dire depuis le voyage d'Amiens, dit le roi, en appuyant sur ces mots et en regardant la reine Anne d'Autriche, et depuis deux ans je m'en trouve bien.

Anne, qui était restée aux genoux du roi, se releva à ces dures paroles et fit un pas en arrière en portant ses mains à ses yeux, comme pour cacher ses larmes.

Le roi fit un mouvement pour la retenir; mais ce mouvement fut à peine visible, et il le réprima immédiatement.

Cependant, sa mère le remarqua, et lui saisissant les mains:

—Louis, mon enfant, lui dit-elle, ce n'est plus une discussion, c'est une prière; ce n'est plus une reine qui parle au roi, c'est une mère qui parle à son fils. Louis, au nom de mon amour, que vous avez méconnu quelquefois, mais auquel vous avez toujours fini par rendre justice, cédez à nos supplications; vous êtes le roi, c'est-à-dire qu'en vous résident tout pouvoir et toute sagesse; revenez à votre première décision, et, croyez-le bien, non seulement votre femme et votre mère, mais la France vous en seront reconnaissantes.

—C'est bien, madame, dit le roi, pour terminer une discussion qui le fatiguait, la nuit porte conseil, et je réfléchirai cette nuit à tout ce que vous m'avez dit.

Et il fit à sa mère et à sa femme un de ces saluts comme en savent faire les rois, et qui disent que l'audience est terminée.

Les deux reines sortirent, Anne d'Autriche s'appuyait sur le bras de la reine mère, mais à peine eurent-elles fait vingt pas dans le corridor qu'une porte s'ouvrit, et qu'à travers l'entrebâillement de cette porte parut la tête de Gaston d'Orléans.

—Eh bien? demanda-t-il.

—Eh bien! dit la reine-mère, nous avons fait ce que nous avons pu, c'est à vous de faire le reste.

—Savez-vous où est l'appartement de M. de Baradas? demanda le duc.

—Je m'en suis informée: la quatrième porte à gauche, presque en face de la chambre du roi.

—C'est bien, dit Gaston, quand je devrais lui promettre mon duché d'Orléans, il fera ce que nous voulons; quitte après, bien entendu, à ne pas le lui donner.

Et les deux reines et le jeune prince se quittèrent, les reines rentrant dans leur appartement, S. A. R. Gaston d'Orléans marchant dans le sens opposé et gagnant sur la pointe du pied l'appartement de M. de Baradas.

Nous ignorons ce qui se passa entre Monsieur et le jeune page, si Monsieur lui promit le duché d'Orléans, ou l'un de ses duchés de Dombes ou de Montpensier; mais, ce que nous savons, c'est qu'une demi-heure après être entré dans la tente d'Achille, l'Ulysse moderne regagnait, toujours sur la pointe du pied, l'appartement des deux reines, dont il ouvrait la porte d'un air joyeux et en disant d'une voix pleine d'espérance:

—Victoire! il est chez le roi.

Et, en effet, presque au même instant, surprenant Sa Majesté au moment où elle s'y attendait le moins, M. de Baradas ouvrait, sans se donner la peine de gratter selon l'étiquette, la porte du roi Louis XIII, qui jetait un cri de joie en reconnaissant son page et le recevait à bras ouverts.


CHAPITRE IX.

LE FÉTU DE PAILLE INVISIBLE, LE GRAIN DE SABLE INAPERÇU.

Tandis que toutes ces basses intrigues se nouaient contre lui, le cardinal, courbé à la lueur d'une lampe, sur une carte qu'on appelait alors la marche du royaume, carte qui, dans ses moindres détails déroulait sous les yeux la double frontière de France et de Savoie, suivait avec M. de Pontis, son ingénieur géographe et l'auteur de la carte que le cardinal avait devant lui, la marche que devait suivre l'armée, les villes ou les villages où elle devait faire halte, et marquait les chemins par lesquels les vivres nécessaires à la subsistance de trente mille hommes pouvaient arriver.

La carte revue par M. d'Escures, comme nous l'avons dit, relevait avec la plus grande exactitude, vallées, montagnes, torrents, et jusqu'aux ruisseaux; le cardinal était enchanté, c'était la première carte de cette valeur qu'il avait sous les yeux.

Comme Bonaparte, couché sur la carte d'Italie, disait, au mois de mars 1800, en montrant les plaines de Marengo: C'est ici que je battrai Mélas, le cardinal de Richelieu, autant homme de guerre qu'il était peu homme d'Eglise, le cardinal de Richelieu disait d'avance: C'est ici que je battrai Charles-Emmanuel.

Puis, dans sa joie, se retournant vers M. de Pontis:

—Monsieur le vicomte, lui dit-il, vous êtes non-seulement un fidèle, mais un habile serviteur du roi, et la guerre finie à notre avantage, comme nous l'espérons, vous aurez droit à une récompense. Cette récompense, vous me la demanderez, et si elle est, comme je n'en doute pas, dans la mesure de mes moyens, cette récompense vous est accordée d'avance.

—Monseigneur, dit M. de Pontis en s'inclinant, tout homme a son ambition, les uns dans la tête, les autres dans le cœur, et le moment venu, puisque j'ai permission de Votre Eminence, je lui ouvrirai mon cœur.

—Ah! fit le cardinal, vous êtes amoureux, vicomte.

—Oui, monseigneur.

—Et vous aimez au-dessus de vous.

—Comme nom peut-être, mais pas comme position de fortune.

—Et en quoi puis-je vous servir en pareille occurrence?

—Le père de celle que j'aime est un fidèle serviteur de Votre Eminence, qui ne fera rien qu'avec sa permission.

Le cardinal réfléchit un instant comme si un souvenir se présentait à sa mémoire.

—Ah! dit-il, n'est-ce pas vous, mon cher vicomte, qui avez, il y a un an à peu près, amené en France et conduit près de la reine Mlle Isabelle de Lautrec?

—Oui, monseigneur, dit le vicomte de Pontis en rougissant.

—Mais, dès cette époque, Mlle de Lautrec n'avait-elle point été présentée à Sa Majesté comme votre fiancée.

—Comme ma fiancée, non, monseigneur, comme ma promise, oui. Et, en effet, M. de Lautrec, au premier mot que je lui avais dit de mon amour pour sa fille m'avait répondu: «Isabelle n'a que quinze ans, vous avez, de votre côté un chemin à faire; dans deux ans, quand les affaires d'Italie seront arrangées, nous reparlerons de cela, et si vous aimez toujours Isabelle, si vous avez l'agrément du cardinal, je serai heureux de vous appeler mon fils.»

—Et Mlle de Lautrec est-elle entrée pour quelque chose dans les promesses de son père?

—Mlle de Lautrec, quand je lui ai parlé de mon amour et quand elle a su que j'étais autorisé par son père à lui parler, m'a répondu, je devrais dire s'est contentée de me répondre que son cœur était libre, et qu'elle respectait trop son père pour ne pas obéir à ses volontés.

—Et à quelle époque vous a-t-elle dit cela?

—Il y a un an, monseigneur.

—Et depuis l'avez-vous revue?

—Rarement.

—Et, quand vous l'avez revue, lui avez-vous parlé de votre amour?

—Il y a quatre jours seulement.

—Qu'a-t-elle répondu?

—Elle a rougi et a balbutié quelques paroles dont j'ai attribué l'embarras à son émotion.

Le cardinal sourit; et à lui-même:—Il me semble, dit-il, qu'elle a oublié ce détail dans sa confession.

Le vicomte de Pontis regarda le cardinal avec inquiétude.

—Votre Eminence aurait-elle quelque objection à faire à mes désirs? demanda-t-il.

—Aucune, vicomte, aucune; faites-vous aimer de Mlle de Lautrec, et, s'il y a empêchement à votre bonheur, cet empêchement ne viendra point de moi.

La sérénité reparut sur le visage du vicomte.

—Merci, monseigneur, dit-il en s'inclinant.

En ce moment la pendule sonnait deux heures du matin.

Le cardinal congédia le vicomte avec une certaine tristesse, car, d'après les aveux que lui avait faits Isabelle, il comprenait qu'il lui serait difficile, impossible même de donner à ce bon serviteur la récompense qu'il ambitionnait.

Il se préparait à remonter dans sa chambre, lorsque la porte de l'appartement de Mme de Combalet s'ouvrit et que celle-ci, la bouche et les yeux souriants, apparut sur le seuil.

—O chère Marie, dit le cardinal, est-ce raisonnable de veiller jusqu'à une pareille heure de la nuit, quand depuis trois heures et plus vous devriez être dans votre chambre à vous reposer?

—Cher oncle, dit Mme de Combalet, la joie comme le chagrin empêche de dormir, et je n'eusse pas fermé l'œil sans vous féliciter de votre succès. Lorsque vous êtes triste, vous me laissez partager votre tristesse; quand vous êtes victorieux, car c'est une victoire, n'est-ce pas, que vous avez obtenue aujourd'hui?...

—Une véritable victoire, Marie, dit le cardinal, le cœur dilaté et en respirant à pleine poitrine.

—Eh bien, reprit Mme de Combalet, quand vous êtes victorieux, laissez-moi partager votre triomphe.

—Oh! oui, vous avez raison de réclamer une part de ma joie, car vous y avez droit, ma chère Marie; vous faites partie de ma vie, et, par conséquent, vous avez votre part faite d'avance de ce qui m'arrive d'heureux ou de malheureux. Or, aujourd'hui seulement et pour la première fois, je respire librement; cette fois, je n'ai pas eu besoin pour monter un degré de plus, de mettre le pied sur la première marche de l'échafaud d'un de mes ennemis,—victoire d'autant plus belle, Marie, qu'elle est toute pacifique et due à la seule persuasion,—les esclaves que l'on soumet par la force restent nos ennemis ,—ceux que l'on soumet par le raisonnement deviennent vos apôtres.—Oh! si Dieu m'aide, dans six mois, ma chère Marie, il y aura une puissance crainte et respectée de toutes les autres puissances. Cette puissance sera la France, car, dans six mois, que la Providence continue d'écarter de moi ces deux femmes perfides, dans six mois le siége de Cazal sera levé, Mantoue secourue et les protestants du Languedoc, voyant revenir l'Italie et se tourner contre eux notre armée victorieuse, demanderont la paix sans qu'il soit besoin, je l'espère, de leur faire la guerre, et alors le pape ne pourra pas refuser de me faire légat, légat a latere, légat à vie, et je tiendrai à la fois dans ma main le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, car, je l'espère, le roi est bien à moi maintenant, et à moins qu'il ne se rencontre sur ma route ce fétu de paille invisible, ce grain de sable inaperçu qui font chavirer les plus grands projets, je suis maître de la France et de l'Italie. Embrassez-moi, Marie, et dormez du sommeil que vous méritez si bien. Quant à moi, je ne dirai pas: Je vais dormir, mais je vais essayer de dormir.

—Mais vous serez brisé demain.

—Non. La joie tient lieu de sommeil, et jamais je ne me suis si bien porté.

—Permettez-vous que demain, en m'éveillant, j'entre chez vous, mon cher oncle, pour savoir comment vous avez passé la nuit?

—Entre, entre, et que mon soleil levant, comme mon soleil couchant, soit un regard de tes beaux yeux; et alors je serai sûr d'avoir une belle journée, comme je suis sûr d'avoir une belle nuit.

Et embrassant Mme de Combalet au front, il la conduisit jusqu'à la porte de sa chambre et demeura sur le seuil, la regardant jusqu'à ce qu'elle se fût perdue dans la pénombre de l'escalier.

Alors seulement le cardinal referma la porte et s'apprêta à monter à son tour à son appartement; mais au moment où il allait sortir de son cabinet, il entendit frapper un petit coup à la porte qui donnait chez Marion Delorme.

Il crut s'être trompé, s'arrêta et écouta de nouveau; cette fois les coups redoublèrent de rapidité et de force; il n'y avait point à s'y tromper, quelqu'un heurtait à la porte de communication qui donnait du cabinet dans la chambre voisine.

Richelieu donna un tour de clef à la porte par laquelle il allait sortir, alla pousser le verrou des autres portes, et, s'approchant de l'entrée secrète perdue dans la boiserie:

—Qui frappe? demanda-t-il à voix basse.

—Moi! répondit une voix de femme. Etes-vous seul?

—Oui.

—Ouvrez-moi alors. J'ai à vous communiquer quelque chose que je crois d'une certaine importance.

Le cardinal regarda autour de lui pour voir s'il était bien seul en effet; puis, poussant le ressort, il ouvrit le passage secret dans lequel apparut un beau jeune homme frisant une fausse moustache.

Ce jeune homme, c'était Marion.

—Ah! vous voilà, beau page, dit Richelieu souriant; j'avoue que, si j'attendais quelqu'un à cette heure, ce n'était pas vous.

—Ne m'avez-vous pas dit: A quelque heure que ce soit, quand vous aurez quelque chose d'important à me dire, si je ne suis pas dans mon cabinet, sonnez; si j'y suis, frappez.

—Je vous l'ai dit, ma chère Marion, et je vous remercie de vous en souvenir.

Et s'asseyant, le cardinal fit signe à Marion de s'asseoir près de lui.

—Sous ce costume! fit Marion, en riant et pirouettant sur la pointe du pied pour montrer au cardinal toutes les élégances de sa personne, même sous un habit qui n'était pas celui de son sexe;—non, ce serait manquer de respect à Votre Eminence; je resterai debout, s'il vous plaît, monseigneur, pour vous faire mon petit rapport à moins que vous n'aimiez mieux que je vous parle un genou en terre; mais alors ce serait une confession, et non pas un rapport, et cela nous entraînerait trop loin tous les deux.

—Parlez comme vous voudrez; Marion, dit le cardinal, laissant percer une certaine inquiétude sur son front; car si je ne me trompe, vous m'avez demandé cette entrevue pour me préparer à une mauvaise nouvelle, et les mauvaises nouvelles, comme il faut y parer, on ne les sait jamais trop tôt.

—Je ne saurais dire si la nouvelle est mauvaise; mon instinct de femme me dit qu'elle n'est pas bonne. Vous apprécierez.

—J'écoute.

—Votre Eminence a appris que le roi était brouillé avec son favori, M. Baradas.

—Ou plutôt que M. Baradas était brouillé avec le roi.

—En effet, c'est plus juste, puisque c'était M. Baradas qui boudait le roi. Eh bien, ce soir, pendant que le roi était avec son fou l'Angély, les deux reines sont entrées, et après une demi-heure environ, sont sorties; elles étaient fort émues et ont causé un instant avec Mgr le duc d'Orléans; après quoi M. le duc d'Orléans s'est entretenu près d'un quart d'heure, dans l'embrasure d'une fenêtre, avec M. Baradas: on paraissait discuter. Enfin le prince et le page sont tombés d'accord, tous deux sont sortis ensemble, Monsieur est resté dans le corridor jusqu'à ce qu'il eût vu entrer Baradas chez le roi; après quoi il a disparu à son tour dans le corridor qui conduit à l'appartement des deux reines.

Le cardinal resta pensif pendant un instant, puis regardant Marion sans se donner la peine de dissimuler son inquiétude:

—Vous me donnez des détails d'une précision telle, dit-il, que je ne vous demande pas si vous êtes sûre de leur exactitude.

—J'en suis sûre, et d'ailleurs je n'ai aucune raison de cacher à Votre Eminence de qui je les tiens.

—S'il n'y a pas d'indiscrétion, ma belle amie, je serais, je vous l'avoue, bien aise de le savoir.

—Non-seulement il n'y a pas d'indiscrétion, mais je suis convaincue que je rends service à celui qui me les a donnés.

—C'est donc un ami.

—C'est quelqu'un qui désire que Votre Eminence le tienne pour son dévoué serviteur.

—Son nom?

—Saint-Simon.

—Ce petit page du roi?

—Justement.

—Vous le connaissez?

—Je le connais et je ne le connais pas, tant il y a qu'il est venu chez moi ce soir.

—Ce soir ou cette nuit?

—Contentez-vous de ce que je vous dirai, monseigneur. Il est donc venu chez moi ce soir et m'a raconté cette histoire toute chaude. Il sortait du Louvre. En allant chez son camarade Baradas, il avait vu les deux reines sortant de chez Sa Majesté. Elles étaient si préoccupées qu'elles ne l'ont pas vu, lui; il a continué son chemin, après les avoir vues, dans un entre-deux de portes, parler avec M. le duc d'Orléans. Puis il est entré chez Baradas; le page boudait toujours et disait que le lendemain il quitterait le Louvre. Au bout d'un instant Monsieur est entré. Il n'a pas fait attention au petit Saint-Simon. Lui, s'est tenu coi; et, comme je vous l'ai dit, il a vu son camarade causer avec le prince dans l'embrasure d'une fenêtre, puis tous deux sortir, Baradas entrer chez le roi, et Monsieur courir, selon toute probabilité, rendre compte de sa bonne réussite aux reines.

—Et le petit Saint Simon est venu vous dire tout cela pour que la chose me fût répétée, dites-vous?

—Oh ma foi, je vais vous répéter ses propres paroles: «Ma chère Marion, a-t-il dit, je crois qu'il y a dans toutes ces allées et ces venues, une machination contre M. le cardinal de Richelieu; on vous dit de ses bonnes amies, je ne vous demande pas si c'est ou si ce n'est pas vrai, mais si c'est vrai, prévenez-le et dites-lui que je suis son humble serviteur.»

—C'est un garçon d'esprit, et je ne l'oublierai point à l'occasion, dites-le lui de ma part; et quant à vous, ma chère Marion, je cherche comment je pourrai vous prouver ma reconnaissance.

—Ah, monseigneur.

—J'y aviserai; mais en attendant....

Le cardinal tira de son doigt un diamant magnifique.

—Tenez, continua-t-il, prenez ce diamant en mémoire de moi.

Mais Marion, au lieu de tendre la main, la mettait derrière son dos.

Le cardinal la lui prit, en tira lui-même le gant et lui mit le diamant au doigt.

Puis, lui baisant la main:

—Marion, dit-il, soyez-moi toujours aussi bonne amie que vous l'êtes, et vous ne vous en repentirez pas.

—Monseigneur, lui dit Marion, je trompe parfois mes amants, mes amis jamais.

Et le poing sur la hanche, le chapeau à plume à la main, l'insouciance de la jeunesse et de la beauté au front, le sourire de l'amour et de la volupté sur les lèvres, tirant sa révérence comme eût fait un véritable page, elle rentra chez elle, regardant son diamant et chantant une villanelle de Desportes.

Le cardinal resta seul, et passant sa main sur son front assombri.

—Ah! voilà, dit-il, le fétu de paille invisible, voilà le grain de sable inaperçu!

Puis avec une expression de mépris impossible à rendre:

—Ah! dit-il, un Baradas!!


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