Le comte de Moret
Je sens l'ennui, je sens l'émoi
S'endormir, et, ravi, me semble
Que dans mes coffres j'ai plus d'or,
Plus d'argent et plus de trésor
Que Midas et Crésus ensemble.
Sauter, danser, me couronner
La tête d'un tortis de lierre.
Je foule en esprit les honneurs,
Rois, reines, princes, grands seigneurs,
Et du pied j'écrase la terre.
Pour m'arracher hors du cerveau
Le soin, par qui le cœur me tombe.
Versez-donc pour me l'arracher,
Il vaut mieux aussi se coucher
Ivre au lit que mort dans la tombe!
CHAPITRE XV.
TU QUOQUE, BARADAS!
Lorsque Louis XIII sortit de son oratoire, il trouva l'Angély qui, les bras croisés sur la table, la tête posée sur les bras, dormait ou faisait semblant de dormir.
Il le regarda un instant avec une mélancolie profonde; et cet esprit incomplet et égoïste, qui cependant de temps en temps était illuminé par des éclairs instinctifs du vrai et du juste, que n'avait pu complétement éteindre la mauvaise éducation qu'il avait reçue, fut pris d'une grande compassion pour ce compagnon de sa tristesse, qui s'était dévoué à lui, non pas pour l'égayer, comme faisaient les autres fous près des rois ses prédécesseurs, mais pour parcourir avec lui tous les cercles de cet enfer monotone au ciel sombre, appelé l'ennui.
Il se rappela l'offre qu'il lui avait faite, et qu'avec son insouciance ordinaire l'Angély avait non pas refusée, mais éludée; il se rappela le désintéressement et la patience avec lesquels l'Angély subissait tous les caprices de sa mauvaise humeur, son dévouement désintéressé au milieu des tendresses ambitieuses et des amitiés rapaces dont il était entouré; et, cherchant autour de lui un encrier, une plume et du papier, il écrivit, avec tous les renseignements et les formules nécessaires, ce bon de trois mille pistoles qui devait faire le pendant de celui de Baradas.
Et il le lui glissa dans la poche en prenant toutes sortes de soins pour ne pas le réveiller. Puis, rentrant dans sa chambre à coucher, il se fit jouer du luth pendant une heure par ses ménétriers, appela Beringhen, se fit mettre au lit et, une fois au lit, envoya chercher Baradas pour venir causer avec lui.
Baradas arriva tout joyeux: il venait de compter, de recompter, d'empiler et de rempiler ses trois mille pistoles.
Le roi le fit asseoir sur le pied de son lit et d'un air de reproche:
—Pourquoi as-tu l'air si gai que cela, Baradas? lui demanda-t-il.
—J'ai l'air si gai que cela, répondit celui-ci, parce que je n'ai aucun motif d'être triste, et que, au contraire, j'ai une cause d'être joyeux.
—Quelle cause? demanda Louis XIII en soupirant.
—Mais Votre Majesté oublie donc qu'elle m'a régalé de trois mille pistoles!
—Non, je m'en souviens, au contraire.
—Eh bien, ces trois mille pistoles, je dois dire à Votre Majesté que je n'y comptais pas.
—Pourquoi n'y comptais-tu pas?
—L'homme propose, Dieu dispose.
—Mais quand l'homme est roi?
—Cela n'empêche pas Dieu d'être Dieu!
—Eh bien.
—Eh bien, Sire, à mon grand étonnement, j'ai été payé à vue, rubis sur l'ongle. Peste! M. Charpentier est, à mon avis, un bien plus grand homme que M. La Vieuville, qui vous répond quand on lui demande de l'argent: «Je nage, je nage, je nage.»
—De sorte que tu as les trois mille pistoles.
—Oui, Sire.
—Et que te voilà riche.
—Eh, eh!
—Qu'en vas-tu faire? tu vas, en mauvais chrétien, les dépenser comme l'enfant prodigue, au jeu et avec des femmes.
—Sire, dit Baradas, prenant son air hypocrite, Votre Majesté sait que je ne joue jamais.
—Tu me l'as dit, du moins.
—Et que quant aux femmes, je ne puis pas les souffrir.
—Bien vrai, Baradas?
—C'est-à-dire que c'est ma querelle incessante avec ce mauvais sujet de Saint-Simon, à qui je montre sans cesse l'exemple de Votre Majesté.
—La femme, vois-tu, Baradas, elle a été créée pour la perte de notre âme; la femme n'a pas été séduite par le serpent; la femme, c'est le serpent lui-même.
—Oh! que c'est bien dit, cela, Sire, et comme je vais retenir cette maxime pour l'écrire dans mon livre de messe.
—A propos de messe... dimanche dernier, j'avais les yeux sur toi, et tu m'as paru distrait, Baradas.
—Cela a semblé à Votre Majesté, parce que le hasard a fait que mes yeux se tournaient du même côté que les siens, du côté de Mlle de Lautrec.
Le roi se mordit les moustaches, et changeant la conversation:
—Voyons, demanda-t-il, que comptes-tu faire de ton argent?
—Si j'en avais trois ou quatre fois autant, j'en ferais des œuvres pieuses, répondit le page; je le consacrerais à la fondation d'un couvent ou à l'érection d'une chapelle; mais n'ayant qu'une somme restreinte...
—Baradas, je ne suis pas riche, dit le roi.
—Je ne me plains pas, Sire, et me tiens pour très heureux, au contraire; seulement, je dis: N'ayant qu'une somme restreinte, j'en donnerai d'abord moitié à ma mère et à mes sœurs.
—Puis, continua Baradas, je diviserai les quinze cents pistoles restantes en deux parts, sept cent cinquante serviront à m'acheter deux bons chevaux de campagne pour suivre Votre Majesté à la guerre d'Italie, à louer et à habiller un laquais, à acheter des armes.
A chaque proposition de Baradas, le roi avait applaudi.
—Et des sept cent cinquante restant que feras-tu?
—Je les garderai comme argent de poche et comme réserve. Dieu merci, Sire, continua Baradas en levant les yeux au ciel, les bonnes actions à faire ne manquent pas, et sur toutes les routes on rencontre des orphelins à secourir et des veuves à consoler.
—Embrasse-moi, Baradas, embrasse-moi, dit le roi touché jusqu'aux larmes; emploie ton argent comme tu le dis, mon enfant, et je veillerai à ce que ton petit trésor ne s'épuise pas.
—Sire, dit Baradas, vous êtes grand, magnifique, sage comme le roi Salomon, et vous possédez sur lui cet avantage, aux yeux du Seigneur, de n'avoir point trois cents femmes et huit cents...
—Qu'en ferais-je, Seigneur!... s'écria le roi, épouvanté à cette seule idée, en levant les bras au ciel. Mais cette conversation seule est un péché, Baradas, car elle présente à l'esprit des idées et même des objets que réprouvent la morale et la religion.
—Votre Majesté a raison, dit Baradas; veut-elle que je lui fasse quelque lecture pieuse?
Baradas savait que c'était la manière la plus prompte d'endormir le roi. Il se leva, alla prendre la Consolation éternelle de Gerson, revint s'asseoir, non pas sur le lit, mais près du lit, et, d'une voix pleine de componction, commença sa lecture.
A la troisième page, le roi dormait profondément.
Baradas se leva sur la pointe des pieds, remit le livre à sa place, gagna sans bruit la porte, sans bruit l'ouvrit et la referma, et alla reprendre avec Saint-Simon sa partie de dés interrompue.
Le lendemain à dix heures le roi sortait du Louvre en carrosse, et à dix heures un quart il entrait dans ce cabinet vert où, depuis deux jours, tant de choses qu'il ne soupçonnait même pas, ou qu'il envisageait forcément, lui étaient apparues sous leur véritable point de vue.
Il y trouva Charpentier qui l'attendait.
Le roi était pâle, fatigué, abattu.
Il demanda si les rapports étaient arrivés.
Charpentier répondit que le P. Joseph étant rentré dans son couvent, il n'y aurait point de rapport de ce côté; mais seulement de la part de Souscarrières et de Lopez.
Ces rapports sont-ils arrivés? demanda le roi.
—J'ai eu l'honneur de dire à Sa Majesté, répondit Charpentier, que sachant que c'était à Sa Majesté elle-même qu'ils avaient à faire aujourd'hui, MM. Lopez et Souscarrières ont dit qu'ils apporteraient leurs rapports eux-mêmes. Le roi se contentera de lire leurs rapports ou les fera appeler s'il désire de plus amples éclaircissements.
—Et les ont-ils apportés?
—M. Lopez est là avec le sien; mais, pour laisser tout le temps à Sa Majesté de causer avec lui et d'ouvrir la correspondance de M. le cardinal, je n'ai donné rendez-vous à M. Souscarrières qu'à midi.
—Faites entrer Lopez.
Charpentier sortit et quelques secondes après annonça don Ildefonse Lopez.
Lopez entra le chapeau à la main, et saluant jusqu'à terre.
—C'est bien, c'est bien, monsieur Lopez, dit le roi, je vous connais depuis longtemps, et vous me coûtez cher.
—Comment cela, Sire?
—N'est-ce pas chez vous que la reine a acheté ses bijoux?
—Oui, Sire.
—Eh bien, avant-hier encore, la reine m'a demandé vingt mille livres pour le rassortiment d'un fil de perles, rassortiment qu'elle a fait chez vous.
Lopez se mit à rire, et en riant montra des dents qu'il eût pu faire passer pour des perles.
—De quoi riez-vous? demanda le roi.
—Sire, dois-je vous parler à vous comme je parlerais à M. le cardinal?
—Parfaitement.
—Eh bien, il y a dans le rapport que je faisais aujourd'hui à Son Eminence un paragraphe consacré à ce fil de perles, ou plutôt à ses conséquences.
—Lisez-moi ce paragraphe.
—Je suis aux ordres du roi; mais Votre Majesté ne comprendrait rien à ma lecture si je ne lui donnais quelques explications préparatoires.
—Donnez.
—Le 22 décembre dernier, S. M. la reine se présenta, en effet, chez moi, sous le prétexte de rassortir un fil de perles.
—Sous le prétexte, avez-vous dit?
—Sous le prétexte, oui, Sire.
—Quel était donc le but réel?
—De se rencontrer avec l'ambassadeur d'Espagne, M. le marquis de Mirabel, qui devait se trouver là, par hasard.
—Par hasard?
—Sans doute, Sire, c'est toujours par hasard que S. M. la reine rencontre le marquis de Mirabel, qui a reçu défense de se présenter au Louvre autrement que les jours de réception, ou les jours où il y serait mandé.
—C'est moi qui, sur le conseil du cardinal, ai fait donner cet ordre.
—Il faut donc que S. M. la reine, quand elle a quelque chose à dire à l'ambassadeur du roi son frère, et quelque chose à entendre de lui, le rencontre, par hasard, puisqu'elle ne peut plus le voir autrement.
—Et c'est chez vous que cette rencontre se fait?
—Avec autorisation du cardinal.
—De sorte que la reine s'est rencontrée avec l'ambassadeur d'Espagne.
—Oui, sire.
—Et ils ont eu une longue conférence?
—Ils ont échangé quelques paroles seulement.
—Il faudrait savoir quelles étaient ces paroles.
—M. le cardinal le sait déjà.
—Mais moi je ne le sais pas. M. le cardinal était fort discret.
—C'est-à-dire qu'il ne voulait pas tourmenter inutilement Votre Majesté.
—Et quelles sont ces paroles?
—Je ne puis dire à Votre Majesté que celles qui ont été entendues de mon tailleur de diamants.
—Il connaît donc l'espagnol?
—Je le lui ai fait apprendre sur l'ordre de M. le cardinal; mais tout le monde croit qu'il ne l'entend pas, de sorte que personne ne se défie de lui.
—Ils ont dit?
—L'AMBASSADEUR: Votre Majesté a-t-elle reçu, par l'intermédiaire du gouvernement de Milan et par les soins de M. le comte de Moret, une lettre de son illustre frère?
—LA REINE: Oui, monsieur.
—Votre Majesté a-t-elle réfléchi à son contenu?
—J'y ai réfléchi déjà, j'y réfléchirai encore, et je vous ferai réponse.
—Par quel moyen?
—Par le moyen d'une boîte, qui sera censée contenir des étoffes, et qui contiendra cette petite naine que vous voyez jouant avec Mme de Bellier et Mlle de Lautrec.
—Vous croyez pouvoir vous y fier?
—Elle m'a été donnée par ma tante Claire-Eugénie, infante des Pays-Bas, qui est toute dans l'intérêt de l'Espagne.
—Dans l'intérêt de l'Espagne! répéta le roi; ainsi tout ce qui m'entoure est dans l'intérêt de l'Espagne, c'est-à-dire de mes ennemis: et cette petite naine?
—On l'a apportée dans sa boîte, et comme elle parle très bien l'espagnol, elle a dit à Mme de Mirabel: «Madame, ma maîtresse m'a dit qu'elle prenait en considération le conseil que lui avait donné son frère, et que si la santé du roi continuait à empirer, elle aviserait à ne point être prise au dépourvu.»
—A ne point être prise au dépourvu, répéta le roi.
—Nous n'avons pas compris ce que cela voulait dire, Sire, dit Lopez, en baissant la tête.
—Je le comprends, moi, dit le roi en fronçant le sourcil; c'est tout ce qu'il faut. Et la reine ne vous a pas fait dire en même temps qu'elle allait être en mesure pour les perles qu'elle vous a achetées?
—J'en suis payé, Sire, dit Lopez.
—Comment, vous êtes payé?
—Oui, Sire.
—Et par qui?
—Par M. Particelli.
—Particelli, le banquier italien?
—Oui.
—Mais on m'a dit qu'il avait été pendu.
—C'est vrai, c'est vrai, dit Lopez; mais avant de mourir il a cédé sa banque à M. d'Emery, un bien honnête homme.
—En tout, murmura Louis XIII, en tout! On me vole et l'on me trompe en tout. Et la reine n'a pas revu M. de Mirabel?
—La reine régnante, non; la reine-mère, si.
—Ma mère! et quand cela?
—Hier.
—Dans quel but?
—Pour lui annoncer que M. le cardinal était renversé, que M. de Bérulle le remplaçait, et que Monsieur était nommé lieutenant général, et qu'il pouvait, par conséquent, écrire au roi Philippe IV ou au comte-duc que la guerre d'Italie n'aurait pas lieu.
—Comment! que la guerre d'Italie n'aurait pas lieu?
—Ce sont les propres paroles de Sa Majesté.
—Oui, je comprends, on laissera cette armée-ci comme la première, sans solde, sans vivres, sans vêtements. Oh! les misérables, les misérables! s'écria le roi, pressant son front entre ses deux mains. Avez-vous encore autre chose à me dire?
—Des choses peu importantes, Sire. M. Baradas est venu ce matin à la maison acheter des bijoux.
—Quels bijoux?
—Un collier, un bracelet, des épingles à cheveux.
—Pour combien?
—Pour trois cents pistoles.
—Qu'avait-il à faire de collier, de bracelet, d'épingles à cheveux.
—Probablement pour quelque maîtresse, Sire.
—Hein! fit le roi, hier soir encore, il me disait qu'il détestait les femmes; et puis?
—C'est tout, Sire.
—Résumons. La reine Anne et M. de Mirabel: si mon état empire, elle avisera à ne pas être prise au dépourvu. La reine-mère et M. de Mirabel: M. de Mirabel peut écrire à S. M. Philippe IV que, M. de Bérulle remplaçant M. de Richelieu, et mon frère étant lieutenant-général, la guerre d'Italie n'aura pas lieu! Enfin M. Baradas, achetant des colliers, des bracelets, des épingles à cheveux avec l'argent que je lui ai donné.—C'est bien, monsieur Lopez, je sais de votre côté tout ce que je voulais savoir; continuez à me bien servir ou à bien servir M. le cardinal, ce qui est la même chose, et ne perdez pas un mot de ce qui se dira chez vous.
—Votre Majesté voit que je n'ai pas besoin de recommandation.
—Allez, monsieur Lopez, allez, j'ai hâte d'en finir avec toutes ces trahisons; dites, en vous en allant, qu'on m'envoie M. Souscarrières, s'il est là.
—Me voilà, Sire, dit une voix.
Et Souscarrières parut sur le seuil de la porte, le chapeau à la main, le jarret plié, le coup-de-pied en avant, perdant par la façon dont il se tenait plié, la moitié de sa taille.
—Ah! vous écoutiez, monsieur, dit le roi.
—Non, Sire, mon zèle est si grand pour Votre Majesté que j'ai deviné qu'elle désirait me voir.
—Ah! ah! et avez-vous beaucoup de choses intéressantes à me dire.
—Mon rapport ne date que de deux jours, Sire.
—Dites-moi ce qui s'est passé depuis deux jours.
—Avant-hier, Monsieur, l'auguste frère de Votre Majesté, a pris une chaise et s'est fait conduire chez l'ambassadeur du duc de Lorraine et chez l'ambassadeur d'Espagne.
—Je sais ce qu'il y allait faire, continuez.
—Hier, vers onze heures, Sa Majesté la reine-mère a pris une chaise et s'est fait conduire au magasin de Lopez, en même temps que M. l'ambassadeur d'Espagne prenait aussi une chaise et s'y faisait conduire de son côté.
—Je sais ce qu'ils avaient à se dire; continuez.
—Hier, M. Baradas a pris une chaise au Louvre et s'est fait conduire place Royale, chez M. le cardinal. Il est monté, et, cinq minutes après, est descendu avec un sac d'argent très lourd.
—Je sais cela.
—De la porte de M. le cardinal, il a gagné à pied la porte voisine.
—Quelle porte? demanda vivement le roi.
—Celle de Mlle Delorme.
—Celle de Mlle Delorme?... et est-il entré chez Mlle Delorme?
—Non, Sire, il s'est contenté de frapper à la porte. Un laquais est venu ouvrir, M. Baradas lui a remis une lettre.
—Une lettre!
—Oui, Sire; puis la lettre remise, il est remonté en chaise et s'est fait reconduire au Louvre. Ce matin, il est sorti de nouveau.
—Oui, il s'est fait conduire chez Lopez, y a acheté des bijoux, et de là... de là où est-il allé?
—Il est rentré au Louvre, Sire, en commandant une chaise pour toute la nuit.
—Avez-vous autre chose à me dire?
—Sur qui, Sire?
—Sur M. Baradas.
—Non, Sire.
—Bien, allez.
—Mais, Sire, j'aurais à vous parler de Mme de Fargis.
—Allez.
—De M. de Marillac.
—Allez.
—De Monsieur.
—Ce que je sais me suffit. Allez.
—Du blessé Etienne Latil, qui s'est fait conduire chez M. le cardinal à Chaillot.
—Peu m'importe. Allez.
—En ce cas, Sire, je me retire.
—Retirez-vous.
—Puis-je, en me retirant emporter l'espérance que le roi est content de moi?
—Trop content!
Souscarrières salua et sortit à reculons.
Le roi n'attendit pas même qu'il fût sorti pour frapper deux coups sur le timbre.
Charpentier accourut.
—Monsieur Charpentier, dit le roi, quand M. le cardinal avait affaire à Mlle Delorme, comment faisait-il pour l'appeler?
—C'était bien simple, dit Charpentier.
Et Charpentier poussa le ressort, fit jouer sur ses gonds la porte secrète, tira la sonnette qui se trouvait entre les deux portes, et se retournant vers le roi:
—Si Mlle Delorme est chez elle, dit-il, elle va venir à l'instant même; dois-je refermer la porte?
—Inutile.
—Sa Majesté désire-t-elle être seule, ou veut-elle que je reste?
—Laissez-moi seul.
Charpentier se retira. Quant à Louis XIII il resta debout et impatient en face du passage secret.
Au bout de quelques secondes, un pas léger se fit entendre; mais quelque léger qu'il fût, l'oreille tendue du roi le recueillit.
—Ah! dit-il, je vais enfin savoir si c'est vrai!
A peine avait-il achevé que la porte s'ouvrit et que Marion, vêtue d'une robe de satin blanc, avec un simple fil de perles au cou, une forêt de boucles noires tombant sur ses rondes et blanches épaules, apparut dans tout l'éclat de sa beauté de dix huit ans.
Louis XIII, quoique peu accessible à la beauté des femmes, recula ébloui.
Marion entra, fit une révérence adorable, où le respect était habilement mêlé à la coquetterie, et les yeux baissés, modeste comme une pensionnaire:
—Mon roi, devant lequel je n'espérais point avoir l'honneur de paraître, dit-elle, me fait appeler; c'est à genoux que je dois écouter ses paroles, c'est à ses pieds que je dois recevoir ses ordres.
Le roi balbutia quelques mots sans suite qui donnèrent le temps à Marion de jouir du triomphe qu'elle venait d'obtenir.
—Impossible, dit le roi, impossible, je me trompe ou l'on me trompe, vous n'êtes pas Mlle Marie Delorme.
—Hélas, Sire, je suis tout simplement Marion.
—Alors, si vous êtes... Marion......
Marion s'inclina, les yeux baissés avec une humilité parfaite.
—Si vous êtes Marion, continua le roi, vous avez dû recevoir hier une lettre?
—J'en reçois beaucoup tous les jours, Sire, dit la courtisane en riant.
—Une lettre qui vous a été apportée entre cinq et six heures?
—Entre cinq et six heures, Sire, j'ai reçu quatorze lettres.
—Les avez-vous conservées?
—J'en ai brûlé douze; j'ai gardé la treizième sur mon cœur; la quatorzième, la voilà!
—C'est son écriture! s'écria le roi.
Et il tira vivement la lettre des mains de Marion.
Puis se tournant et la retournant:
—Elle n'est pas décachetée, dit-il.
—Elle vient de quelqu'un qui approche le roi, et sachant que j'aurais peut-être le suprême honneur de voir le roi aujourd'hui, je me suis fait un devoir de rendre à Sa Majesté cette lettre telle que je l'avais reçue.
Le roi regarda Marion avec étonnement, puis la lettre avec dépit.
—Ah! dit-il, je voudrais bien savoir ce qu'il y a dans cette lettre?
—Il y a un moyen, c'est de la décacheter.
—Si j'étais lieutenant de police, dit Louis XIII, je ferais cela; mais je suis roi.
Marion lui prit doucement la lettre des mains.
—Mais, comme elle m'est adressée, à moi, je puis la décacheter.
Et la décachetant, en effet, elle rendit la lettre à Louis XIII.
Louis XIII hésita encore un instant; mais tous les sentiments mauvais qui conseillent un cœur passionné l'emportant sur ce mouvement éphémère de délicatesse, il lut à demi-voix, baissant le ton au fur et à mesure qu'il avançait dans sa lecture.
Le contenu de la lettre, nous devons l'avouer, n'était pas fait pour rendre à Louis XIII cette bonne humeur dont l'expression, du reste, si elle y était apparue, n'avait jamais séjourné sur son visage pendant plus de quelques minutes.
Voici le contenu de cette lettre:
«Belle Marion,
«J'ai vingt ans; quelques femmes ont déjà eu la bonté, non seulement de me dire que j'étais joli garçon, mais encore de faire tout ce qu'il fallait pour que je ne doutasse pas que c'était leur opinion. De plus, je suis le favori très-favorisé du roi Louis XIII, qui, tout ladre qu'il soit, vient de me faire, je ne sais par quelle inspiration, cadeau de trois mille pistoles. Mon ami Saint-Simon m'assure que vous êtes non-seulement la plus belle, mais la meilleure fille du monde. Eh bien, il s'agit de manger à nous deux, en un mois, les trente mille livres que mon imbécile de roi m'a données. Mettons dix mille livres pour les robes et les bijoux, dix mille livres pour les chevaux et les carrosses, et les dernières dix mille livres pour les bals et le jeu.—Cette proposition vous convient-elle, dites-moi oui, et j'accours avec mon sac; vous déplaît-elle, répondez-moi non, et, mon sac au cou, je cours me jeter à la rivière.
«Vous dites oui, n'est-ce pas? car vous ne voudriez pas être cause de la mort d'un pauvre garçon qui n'a commis d'autre crime que de vous aimer éperdûment sans avoir eu l'honneur de vous voir jamais.
«En attendant demain soir, mon sac et moi sommes à vos pieds.
«Votre tout dévoué,
«Baradas.»
Louis avait lu les dernières lignes d'une voix tremblante et qui fût demeurée inintelligible, eût-il parlé assez haut pour être entendu.
Les derniers mots lus, ses bras se détendirent, la main qui tenait la lettre tomba à la hauteur du genou, son visage pâlit jusqu'à la lividité, ses yeux se levèrent au ciel, empreints du plus profond désespoir, et—de même que César, qui avait paru sentir à peine les coups de poignard des autres conjurés, s'écria en se voyant frapper par la seule main qui lui fût chère: Tu quoque, Brute,—Louis XIII, avec un accent lamentable s'écria:
—Et toi aussi, Baradas!
Et sans regarder davantage Marion Delorme, sans paraître s'apercevoir qu'elle fût là, le roi jeta, sans l'agrafer, son manteau sur son épaule, mit son feutre sur sa tête, et du plat de la main, l'enfonça jusqu'aux yeux, descendit l'escalier, et à pas précipités, s'élança dans sa voiture, dont un laquais lui tenait la portière ouverte, en criant au cocher:
—A Chaillot!
Quant à Marion, qui, en voyant le roi faire cette curieuse sortie, avait couru à la fenêtre et, en écartant le rideau, l'avait vu s'élancer dans son carrosse, elle demeura un instant immobile après la voiture disparue; puis, avec ce sourire malin et railleur qui n'appartenait qu'à elle:
—Décidément, dit-elle, j'aurais mieux fait de venir en page.
CHAPITRE XVI.
COMMENT, EN FAISANT CHACUN LEUR PREMIÈRE SORTIE, ETIENNE LATIL ET LE MARQUIS DE PISANI EURENT LA CHANCE DE SE RENCONTRER.
Nous avons dit que le cardinal s'était retiré dans sa maison de campagne de Chaillot pour laisser sa maison de la place Royale, c'est-à-dire son ministère, à Louis XIII.
Le bruit de sa disgrâce s'était vite répandu dans Paris, et dans un rendez-vous que Mme de Fargis avait donné à la Barbe Peinte au garde des sceaux Marillac, elle lui avait appris cette grande nouvelle.
Cette grande nouvelle avait bientôt débordé de la chambre où elle avait été dite,—elle était descendue jusqu'à Mme Soleil; de Mme Soleil elle avait gagné son époux et avec son époux elle était entrée dans la chambre d'Etienne Latil, qui, depuis trois jours seulement avait quitté son lit et commençait à se promener par la chambre appuyé sur son épée.
Maître Soleil lui avait offert sa propre canne,—beau jonc, à pommeau d'agate comme la bague de Muddarah le bâtard; mais Latil avait refusé, regardant comme indigne d'un homme d'épée de s'appuyer sur autre chose que sur son épée.
A cette nouvelle de la disgrâce de Richelieu, il s'arrêta court, s'appuya des deux mains sur le pommeau de sa rapière, et regardant maître Soleil en face:
—C'est vrai, ce que vous dites-là? lui demanda-t-il.
—Vrai comme l'Evangile.
—Et de qui tenez-vous la nouvelle?
—D'une dame de la cour.
Etienne Latil connaissait trop bien la maison dans laquelle l'accident qui lui était arrivé l'avait forcé d'élire domicile, pour ne point savoir qu'elle recevait, sous le masque, des visiteurs de toute condition.
Il fit donc tout pensif deux ou trois pas, et revenant à maître Soleil:
—Et maintenant qu'il n'est plus ministre, que pensez-vous de la sûreté personnelle de M. le cardinal?
Maître Soleil secoua la tête et fit entendre une espèce de grognement.
—Je pense, dit-il, que s'il n'emmène pas des gardes avec lui, il ne ferait pas mal de porter à Chaillot, sous son camail, la cuirasse qu'à La Rochelle il portait par-dessus.
—Croyez-vous, demanda Latil, que ce soit le seul danger qu'il coure?
—Quant à la nourriture, dit Soleil, je pense bien que sa nièce, Mme de Combalet, aura la sage précaution de trouver quelqu'un qui goûte les plats avant lui.
Puis il ajouta avec le gros sourire qui épanouissait sa large face.
—Seulement, où trouvera-t-on ce quelqu'un là?
—Il est trouvé, maître Soleil, dit Latil, appelez moi une chaise.
—Comment, s'écria maître Soleil, vous allez faire l'imprudence de sortir?
—Je vais faire cette imprudence, oui, mon hôte, et comme je ne me dissimule pas que c'est une imprudence, et que dans la situation où je me trouve une imprudence peut me coûter la vie, nous allons régler notre petit compte, pour qu'en cas de mort vous ne perdiez rien.—Trois semaines de maladie, neuf brocs de tisane, deux chopes de vin, et les soins assidus de Mme Soleil—ce qui n'a point de prix—cela vaut-il plus de vingt pistoles?
—Remarquez bien, monsieur Latil, que je ne vous demande rien, et que l'honneur de vous avoir logé, nourri...
—Oh, nourri! J'ai été facile à nourrir.
—Et désaltéré me suffirait, mais si vous voulez absolument me compter vingt pistoles en signe de votre satisfaction...
—Tu ne les refuserais point, n'est-ce pas?
—Je ne vous ferai pas cette insulte, Dieu m'en garde.
—Appelle une chaise, tandis que je te compterai les vingt pistoles.
Maître Soleil salua, sortit, rentra, vint droit à la table sur laquelle étaient alignées les deux cents livres, par cette attraction naturelle qui existe entre l'argent et les aubergistes, compta l'argent du regard, avec cette sûreté de coup d'œil qui n'appartient qu'à certains états; puis, lorsqu'il fut sûr qu'il ne manquait pas un denier aux deux cents livres:
—Votre chaise est prête, mon maître, dit-il.
Latil remit au fourreau son épée qu'il avait posée sur la table, et, faisant à maître Soleil un signe impératif pour qu'il s'approchât de lui.
—Allons, ton bras, fit-il.
—Mon bras pour sortir de ma maison, cher monsieur Etienne, c'est avec bien du regret que je vous le donne, allez.
—Soleil, mon ami, dit Latil, ce serait avec un profond regret que je verrais le plus petit nuage sur ta face resplendissante. Aussi je te promets qu'à mon retour tu auras ma première visite, surtout si tu me gardes un broc de ce petit vin de Coulanges, auquel je ne fais fête que depuis quelques jours, et que je quitte avec le regret de ne pas l'avoir plus intimement connu.
—J'en ai une pièce de trois cents brocs, monsieur Latil, je vous la garde.
—A trois brocs par jour, il y en a pour trois mois en pension chez vous, maître Soleil à moins que mes moyens ne me le permettent pas.
—Bon, alors, on vous fera crédit; un homme qui a pour amis M. de Moret, M. de Montmorency, M. de Richelieu, un fils de roi, un prince et un cardinal!
Latil secoua la tête.
—Un bon fermier-général serait moins honorable, mais plus sûr, mon cher monsieur, dit sentencieusement Latil en mettant le pied dans la chaise.
—Où faut-il dire à vos porteurs de vous conduire, mon hôte?
—A l'hôtel Montmorency, où j'ai un devoir à remplir d'abord, ensuite à Chaillot.
—A l'hôtel de Mgr. le duc de Montmorency, cria Soleil, de manière que l'on entendît la recommandation, tout à la fois de la rue des Blancs-Manteaux et de la rue Sainte-Croix de la Bretonnerie.
Les porteurs ne se le firent point dire deux fois et partirent d'un pas allongé et élastique qu'ils adoptaient sur l'avis, qu'ils avaient reçu de maître Soleil, de ménager leur client relevant d'une longue et douloureuse maladie.
Ils s'arrêtèrent à la porte du duc; le suisse en grand costume, sa canne à la main, se tenait debout au seuil.
Latil lui fit signe de venir à lui. Le suisse s'approcha.
—Mon ami, lui dit-il, voici une demi-pistole, faites-moi le plaisir de me répondre.
Le suisse mit le chapeau à la main, ce qui était une manière de répondre.
—Je suis un gentilhomme blessé, auquel M. le comte de Moret a fait l'honneur de venir faire une visite pendant sa maladie, et à qui il a fait promettre de lui rendre cette visite dès qu'il pourrait se tenir debout. Je sors aujourd'hui pour la première fois, et je tiens ma promesse. Puis-je avoir l'honneur d'être reçu par M. le comte.
—M. le comte de Moret, dit le suisse, a quitté l'hôtel depuis cinq jours, et personne ne sait où il est.
—Pas même monseigneur?
—Monseigneur était parti la veille pour son gouvernement du Languedoc.
—Je joue de malheur, mais j'ai tenu ma promesse à M. le comte; c'est tout ce que l'on peut demander d'un homme d'honneur.
—Maintenant, dit le suisse, M. le comte de Moret a fait faire, en quittant l'hôtel, par le page Galaor qui l'accompagne, et qui est revenu exprès pour la renouveler, une recommandation qui pourrait bien concerner Votre Seigneurie.
—Laquelle?
—Il a ordonné que si un gentilhomme nommé Etienne Latil se présentait à l'hôtel, on lui offrît la nourriture et le couvert, et qu'on le traitât enfin comme un homme de sa confiance et attaché à sa maison.
Latil ôta son chapeau à M. de Moret absent.
—M le comte de Moret, dit-il, s'est conduit comme un digne fils de Henri IV qu'il est. Je suis en effet ce gentilhomme, et j'aurai l'honneur, à son retour, de lui présenter mes remercîments et de me mettre à son service. Voici, mon ami, une autre demi-pistole pour le plaisir que vous me faites, en m'annonçant que M. le comte de Moret a bien voulu penser à moi.—Porteurs à Chaillot, hôtel de M. le cardinal.
Les porteurs se replacèrent dans leurs brancards, se remirent à marcher du même pas et prirent la rue Simon-le-franc, la rue Maubuée et la rue Trousse-vache, pour gagner la rue Saint-Honoré par la rue de la Ferronnerie.
Or, le hasard faisait qu'à l'instant même où Latil, à la porte de l'hôtel Montmorency, disait à ses porteurs: A Chaillot, le hasard faisait, disons-nous, que le marquis Pisani, que les événements importants que nous avons racontés nous ont forcé de perdre de vue, assez bien remis du coup d'épée que lui avait donné Souscarrières pour faire une première sortie, et jugeant que cette première sortie devait avoir pour but d'aller faire ses excuses au comte de Moret, montait de son côté dans une chaise et, après avoir recommandé à ses porteurs de marcher avec toute la précaution due à un malade, terminait la recommandation par un mot: A l'hôtel Montmorency.
Les porteurs qui partaient de l'hôtel Rambouillet descendirent naturellement la rue Saint-Thomas du Louvre et prirent la rue Saint-Honoré, qu'ils remontèrent pour gagner la rue de la Ferronnerie.
Il résulta de cette double manœuvre que les deux chaises se croisèrent à la hauteur de la rue de l'Arbre-Sec, et que le marquis Pisani, préoccupé de la façon dont il allait débiter au comte de Moret dont il ignorait l'absence, un compliment assez difficile, ne reconnut point Etienne Latil, tandis qu'Etienne Latil, que rien ne préoccupait, reconnut le marquis Pisani.
On devine l'effet que fit une pareille vision sur l'irascible spadassin.
Il jeta un cri qui arrêta court ses porteurs, et passant la tête par la vitre ouverte:
—Hé! monsieur le bossu! cria-t-il.
Peut-être eût-il été plus intelligent au marquis Pisani de ne point s'apercevoir que l'interpellation s'adressait à lui; mais il avait tellement la conscience de sa gibbosité, que son premier mouvement fut de sortir à son tour la tête par la portière de sa chaise, pour voir qui l'appelait ainsi par son infirmité au lieu de l'appeler par son titre.
—Plaît-il? demanda le marquis, en faisant de son côté signe à ses porteurs de s'arrêter.
—Il me plaît que vous veuillez bien m'attendre un instant; j'ai un vieux compte à régler avec vous, répondit Latil.
Puis à, ses porteurs:
—Eh vite, dit-il, portez ma chaise à côté de celle de ce gentilhomme, et ayez soin que les portières soient bien en face l'une de l'autre.
Les porteurs se retournèrent dans leurs brancards et transportèrent la chaise de Latil à l'endroit indiqué.
—Est-ce bien ici, notre bourgeois? demandèrent-ils.
—Ici parfaitement, dit Latil. Ah!
Cette exclamation était arrachée au spadassin par la joie de se trouver en face du marquis inconnu, dont le titre seul lui avait été révélé par la bague qu'il lui avait montrée.
De son côté, Pisani venait de reconnaître Latil.
—En avant! cria-t-il à ses porteurs, je n'ai point affaire à cet homme.
—Oui, mais par malheur, cet homme a affaire à vous, mon mignon. Ne bougez pas, vous autres, cria-t-il aux porteurs de la chaise adverse qui avaient l'air de vouloir obéir à l'ordre reçu. Ne bougez pas ou ventre saint-gris! comme disait le roi Henri IV, je vous coupe les oreilles.
Les porteurs, qui avaient déjà soulevé la chaise, la reposèrent sur le pavé.
Les passants, attirés par le bruit, commençaient à s'amasser autour des deux chaises.
—Et moi, si vous ne marchez point, je vous fais bâtonner par mes gens.
Les porteurs du marquis secouèrent la tête.
—Nous aimons mieux être bâtonnés, dirent-ils, que d'avoir les oreilles coupées.
Puis, tirant leurs deux brancards des coulisses dans lesquelles ils étaient passés:
—D'ailleurs, dirent-ils, si vos gens viennent avec leurs bâtons, nous avons de quoi répondre.
—Bravo mes amis, dit Latil voyant que la chance était pour lui, voici quatre pistoles pour boire à ma santé. Je puis vous dire mon nom, je m'appelle Etienne Latil, tandis que je défie votre marquis bossu de dire le sien.
—Ah! misérable, s'écria Pisani, tu n'as donc pas assez des deux coups d'épée que je t'ai déjà donnés?
—Non-seulement j'en ai assez, dit Latil, mais j'en ai trop; c'est pour cela que je veux absolument vous en rendre un.
—Tu abuses de ce que je ne puis pas encore me tenir sur mes jambes.
—Bah! vraiment, dit Latil; alors la partie est égale, nous allons nous battre assis. En garde, marquis!... Ah! vous n'avez pas là vos trois gardes du corps avec vous; et je vous défie de me faire donner un coup d'épée par derrière.
Et Latil tira son épée et en porta la pointe à la hauteur des yeux de son adversaire.
Il n'y avait point à reculer; un cercle entourait les deux chaises. D'ailleurs, nous l'avons déjà dit, le marquis Pisani était brave; il tira son épée à son tour, et sans que l'on vît ni l'un ni l'autre des combattants, les seules portières ouvertes étant celles qui correspondaient l'une à l'autre, on aperçut les deux lames passer chacune par une portière, se croiser, avec toutes les ressources de l'art, s'attaquant avec des feintes, parant avec des contres, plonger tour à tour avec rage dans l'intervalle, tantôt par l'une, tantôt par l'autre portière.
Enfin, après un combat qui dura près de cinq minutes, au grand amusement des spectateurs, un cri, ou plutôt un blasphème sortit de l'une des deux chaises.
Latil venait de clouer le bras de son adversaire à la carcasse de la chaise.
—Là! fit Etienne Latil, prenez toujours cela en à-compte, mon beau marquis, et n'oubliez pas que chaque fois que je vous rencontrerai je vous en ferai autant.
Les gens du peuple ont une grande prédilection pour les vainqueurs, surtout quand ils sont beaux et généreux.
Latil était plutôt bien que mal, il avait fait preuve de générosité en jetant quatre pistoles sur le pavé.
Le marquis de Pisani était bossu et laid et n'avait montré aucune pistole.
Il eut certainement eu tort s'il eût appelé à la justice des assistants.
Il en prit son parti.
—A l'hôtel Rambouillet, dit Pisani.
—A Chaillot, dit Etienne Latil.
CHAPITRE XVII.
LE CARDINAL A CHAILLOT.
Arrivé à Chaillot, le cardinal s'était trouvé à peu près dans la même situation qu'Atlas, après que celui-ci, fatigué de porter le monde, l'avait déposé pour quelques instants sur les épaules de son ami Hercule.
Il respira.
—Ah! murmura-t-il, je vais donc faire des vers tout à loisir.
Et, en effet, Chaillot était la retraite où le cardinal se reposait de la politique, nous ne dirons pas en faisant de la prose, mais en faisant des vers.
Un cabinet situé au rez-de-chaussée, et dont la porte s'ouvrait dans un magnifique jardin, sur une allée de tilleuls sombre et fraîche, même dans les jours les plus ardents de l'été, était le sanctuaire où il se réfugiait un jour ou deux par mois.
Cette fois, il venait lui demander le repos et l'oubli: pour combien de temps? il n'en savait rien.
Sa première idée, en mettant le pied dans cette oasis poétique, avait été d'envoyer chercher ses collaborateurs ordinaires à qui, pareil à un général d'armée, il distribuait le travail dans ce grand combat de la pensée qui était en pleine activité en Espagne, qui s'en allait mourant en Italie, qui venait de s'éteindre avec Shakespeare en Angleterre, et qui allait commencer en France avec Rotrou et Corneille.
Mais il avait réfléchi qu'il n'était plus, dans sa maison de Chaillot, le ministre puissant qui distribuait les récompenses, mais un simple particulier ayant par-dessus les autres le désavantage d'être très compromettant pour ses amis. Il avait donc résolu d'attendre que ses anciens amis vinssent à lui, mais y vinssent sans être appelés.
Il avait donc tiré des cartons le plan d'une nouvelle tragédie, Mirame, qui n'était rien autre qu'une vengeance contre la reine régnante, et les scènes qu'il en avait déjà esquissées.
Le cardinal de Richelieu, déjà assez mauvais catholique, ne restait pas assez bon chrétien pour pratiquer l'oubli des injures; blessé profondément par cette intrigue mystérieuse et invisible qui venait de le renverser, et dont il regardait la reine Anne comme un des agents les plus actifs, il se consolait à l'idée de lui rendre le mal qu'elle lui avait fait.
Nous sommes on ne peut plus fâché de révéler les faiblesses secrètes du grand ministre; mais nous nous sommes fait son historien, et non son panégyriste.
La première marque de sympathie lui vint d'un côté où il était loin de l'attendre. Guillemot, son valet de chambre, lui annonça qu'une chaise s'était arrêtée à la porte; qu'un homme, qui paraissait encore mal remis d'une grande maladie ou d'une grave blessure, en était descendu, en s'appuyant aux murailles et s'était arrêté dans l'anti-chambre et assis sur un banc en disant:
—Ma place est là.
Les porteurs payés étaient repartis du même pas qu'ils étaient venus.
Cet homme, coiffé d'un feutre tant soit peu bossué, était enveloppé d'un manteau couleur tabac d'Espagne, il portait une ceinture qui se rapprochait plus du militaire que du civil, et portait en diagonale une épée qui n'avait sa pareille que dans les dessins de Callot, qui commençaient à être à la mode.
On lui avait demandé qui l'on devait annoncer à M. le cardinal; ce à quoi il avait répondu:
—Je ne suis rien,—n'annoncez donc personne.
On lui avait demandé ce qu'il venait faire, et il avait dit simplement:
—M. le cardinal n'a plus de gardes,—je viens veiller à sa sûreté.
La chose avait paru assez bizarre à Guillemot pour qu'il crût devoir avertir Mme de Combalet et prévenir M. le cardinal.
Il avait prévenu Mme de Combalet et avertissait M. le cardinal.
Le cardinal donna ordre qu'on lui amenât ce mystérieux défenseur.
Cinq minutes après la porte s'ouvrit, et Etienne Latil apparaissait sur le seuil, pâle, ayant besoin, pour se soutenir, de s'appuyer au chambranle, le chapeau à la main droite, la main gauche au pommeau de son épée.
Avec son habitude des physionomies, avec son admirable mémoire des visages, Richelieu n'eut qu'à jeter un regard sur lui pour le reconnaître.
—Ah! ah! dit-il, c'est vous mon cher Latil.
—Moi-même, Votre Eminence.
—Cela va mieux à ce qu'il paraît.
—Oui, monseigneur, et je profite de ma convalescence pour venir offrir mes services à Votre Eminence.
—Merci, merci, dit en riant le cardinal, je n'ai personne dont je veuille me défaire.
—C'est possible, fit Latil; mais n'y a-t-il pas des gens qui voudraient se défaire de vous?
—Ah! cela, dit le cardinal, c'est plus que probable.
En ce moment, Mme de Combalet entra par une porte latérale, et son regard inquiet se porta rapidement de son oncle à l'aventurier inconnu qui se tenait près de la porte.
—Tenez, Marie, lui dit le cardinal, soyez reconnaissante, comme moi, à ce brave garçon, le premier qui vienne m'offrir ses services dans ma disgrâce.
—Oh! je ne serai pas le dernier, dit Latil; seulement, je ne suis point fâché d'avoir pris rang avant les autres.
—Mon oncle, dit Mme de Combalet avec un regard rapide et compatissant qui n'appartient qu'à la femme, monsieur est bien pâle et me paraît bien faible.
—C'est d'autant plus méritant à lui que je sais par mon médecin, qui le visite de temps en temps, que depuis huit jours seulement il est hors de danger, et qu'il n'y a que trois jours qu'il se lève. C'est d'autant plus méritant à lui, disais-je donc, de s'être dérangé pour moi.
—Ah! dit Mme de Combalet, n'est-ce pas monsieur qui a manqué succomber dans une rixe au cabaret de la Barbe Peinte?
—Vous êtes bien bonne, ma belle dame. C'était bel et bien dans un guet-apens, mais je viens de le rejoindre, le maudit bossu, et je l'ai renvoyé chez lui avec un joli coup d'épée à travers le bras.
—Le marquis de Pisani! s'écria Mme de Combalet; le malheureux n'a pas de chance, il y a huit jours qu'il était encore au lit de la blessure qu'il avait reçue le soir même du jour où vous avez failli être assassiné.
—Le marquis Pisani, le marquis Pisani, dit Latil; je ne suis point fâché de savoir son nom. C'est donc pour cela qu'il a dit à ses porteurs: Hôtel Rambouillet, tandis que je disais aux miens: A Chaillot!—Hôtel Rambouillet, je me souviendrai de l'adresse.
—Mais comment vous êtes-vous battu, tous deux vous soutenant à peine? demanda le cardinal.
—Nous nous sommes battus dans nos chaises, monseigneur; c'est très-commode quand on est malade.
—Et vous venez me dire cela à moi, après les édits que j'ai rendus contre le duel; il est vrai, ajouta le cardinal, que je ne suis plus ministre, et que, ne l'étant plus, il en sera de cette amélioration comme de toutes les autres que j'ai tentées: dans un an, disparues!...
Et le cardinal poussa un soupir qui prouva qu'il n'était point encore aussi détaché qu'il eût voulu le faire croire, des choses de ce monde.
—Mais vous dites, mon cher oncle, demanda Mme de Combalet, que M. Latil, car c'est M. Latil, je crois, que s'appelle monsieur, venait vous offrir ses services; de quel genre étaient les services que monsieur venait vous offrir?
Latil montrant son épée.
—Services à la fois offensifs et défensifs, dit-il. M. le cardinal n'a plus de capitaine des gardes, plus de gardes; c'est à moi de lui servir de tout ceci.
—Comment, plus de capitaine des gardes! dit une voix de femme derrière Latil; il me semble qu'il a toujours son Cavois, qui est aussi mon Cavois à moi.
—Ah! dit le cardinal, je connais cette voix-là, il me semble; venez ici, chère madame Cavois, venez.
Une femme leste et pimpante, quoique atteignant la trentaine et que les formes primitives commençassent à disparaître sous un certain embonpoint, glissa rapidement entre Latil et le chambranle de la porte opposé à celui auquel il s'appuyait, et se trouva en face du cardinal et de Mme de Combalet.
—Ah! dit-elle en se frottant les mains, vous voilà donc débarrassé de votre affreux ministère et de tout le tracas qu'il nous donnait.
—Comment, qu'il nous donnait? dit le cardinal; mon ministère vous donnait donc du tracas à vous aussi, chère madame?
—Ah! je crois bien, je n'en dormais ni jour ni nuit, je craignais toujours pour Votre Eminence quelque catastrophe dans laquelle mon pauvre Cavois serait mêlé. Le jour, j'y pensais, et je tressaillais au moindre bruit; la nuit, j'en rêvais, et je m'éveillais en sursaut: vous n'avez pas idée des mauvais rêves que fait une femme quand elle couche seule.
—Mais M. Cavois? demanda en riant Mme de Combalet.
—Avec cela qu'il couche avec moi, n'est-ce pas? pauvre Cavois! Dieu merci, ce n'est pas la bonne volonté qui lui manque! Nous avons eu huit enfants en neuf ans, ce qui prouve qu'il ne s'engourdit pas trop; mais plus ça avançait, plus ça allait mal. M. le cardinal l'avait emmené au siége de La Rochelle, où il est resté huit mois; heureusement que j'étais grosse quand il est parti, de sorte qu'il n'y a pas eu de temps perdu; mais M. le cardinal allait l'emmener en Italie, chère madame, comprenez-vous cela? et Dieu sait pour combien de temps! Mais j'ai tant prié Dieu que je crois qu'il a fait un miracle en ma faveur, et que c'est grâce à mes prières que M. le cardinal a perdu sa place.
—Merci, madame Cavois, dit le cardinal en riant,
—Oui, merci, dit Mme de Combalet, et c'est une grande faveur, en effet, que Dieu nous accorde, chère madame Cavois, que de vous rendre, à vous votre mari et à moi mon oncle.
—Oh! dit Mme Cavois, un mari et un oncle, ce n'est pas la même chose.
—Mais, dit le cardinal, si Cavois ne me suit pas, il suivra le roi.
—Où ça? où ça? demanda Mme Cavois.
—En Italie donc.
—Avec cela qu'il ira en Italie! Ah! vous ne le connaissez pas encore, monsieur le cardinal... Lui me quitter! lui se séparer de sa petite femme!... jamais!
—Mais il vous quittait bien, il se séparait bien de vous pour moi.
—Pour vous, oui... parce que je ne sais pas ce que vous lui avez fait, mais vous l'avez comme ensorcelé... ce n'est pas une forte tête, pauvre homme, et s'il ne m'avait pas eue pour conduire la maison et élever les enfants, je ne sais pas comment il s'en serait tiré... Mais, pour un autre que vous, se séparer de sa femme!... fâcher Dieu en couchant avec elle une fois par hasard!... jamais!
—Mais les devoirs de sa charge?
—De quelle charge?
—En quittant mon service, Cavois passe à celui du roi.
—Bon, prenez-y garde; en quittant votre service, monseigneur, Cavois passe au mien. J'espère bien qu'à l'heure qu'il est, il a déjà donné sa démission à Sa Majesté.
—Vous a-t-il donc dit qu'il devait le faire?
—Est-ce qu'il a besoin de me dire ce qu'il fera? est-ce que je ne le sais pas d'avance? est-ce que je ne vois pas tout au travers de lui comme à travers un cristal? Quand je vous dis que c'est fait à cette heure-ci, c'est fait, quoi!
—Mais, ma chère madame Cavois, dit le cardinal, la place de capitaine des gardes valait six mille livres par an; ces six mille livres vont manquer dans votre petit ménage, et comme simple particulier je ne puis pas décemment avoir un capitaine des gardes à six mille livres. Songez à vos huit enfants.
—Bon, est-ce que vous n'y avez pas pourvu? Et le privilége des chaises, qui vaut douze mille livres par an, est-ce que cela n'est pas préférable à une place que le roi enlève et donne à son caprice? Nos enfants, Dieu merci, sont gros et gras, et vous allez voir s'ils souffrent. Entrez, les petits, entrez tous.
—Comment! vos enfants sont là?
—Excepté le dernier, qui est venu pendant le siége de La Rochelle et qui est en nourrice, n'ayant que cinq mois; mais il a passé procuration à celui qui pousse.
—Comment, vous êtes déjà grosse, chère madame Cavois?
—Beau miracle, il y a près d'un mois que mon mari est revenu;—entrez tous, entrez tous, M. le cardinal le permet.
—Oui, je le permets, mais, en même temps, je permets ou plutôt j'ordonne à Latil de s'asseoir;—prenez un fauteuil et asseyez vous, Latil.
Latil ne répondit pas et obéit. S'il fût resté debout une minute de plus, il se fût trouvé mal.
Pendant ce temps toute la progéniture des Cavois défilait par rang de taille, l'aîné en tête, beau garçon de neuf ans, puis une fille, jusqu'au dernier qui était un enfant de deux ans.
Rangés en face du cardinal, ils présentaient l'aspect des tuyaux d'une flûte de Pan.
—Là, maintenant, dit Mme Cavois, voilà l'homme à qui nous devons tout, vous, votre père et moi; mettez-vous à genoux devant lui pour le remercier.
—Madame Cavois, madame Cavois, on ne se met à genoux que devant Dieu.
—Et devant ceux qui le représentent: d'ailleurs, c'est à moi à donner des ordres à mes enfants: à genoux marmaille.
Les enfants obéirent.
—Là, maintenant, dit Mme Cavois s'adressant à l'aîné, Armand, répète à M. le cardinal la prière que je t'ai apprise, et que tu dois dire soir et matin.
—Mon Dieu, seigneur, dit l'enfant, donnez la santé à mon père, à ma mère, à mes frères, à mes sœurs, et faites que S. Exc. le cardinal, à qui nous devons tout, et auquel nous vous supplions d'accorder toute sorte de biens, perde son ministère, afin que papa puisse rentrer tous les soirs à la maison.
—Amen, répondirent en chœur tous les autres enfants.
—Eh bien, dit le cardinal en riant, cela ne m'étonne point qu'une prière faite d'un si bon cœur et avec tant d'ensemble ait été exaucée.
—Là, fit Mme Cavois, maintenant que nous avons dit à monseigneur tout ce que nous avions à lui dire, levez-vous et partons.
Les enfants se levèrent avec le même ensemble qu'ils s'étaient agenouillés.
—Hein! dit Mme Cavois, comme cela obéit!
—Madame Cavois, dit le cardinal, si jamais je rentre au ministère, je vous fais nommer capitaine instructeur des troupes de Sa Majesté.
—Dieu vous en garde! monseigneur.
Mme de Combalet embrassa les enfants et la mère, qui les fit monter deux par deux dans trois chaises attendant à la porte, et monta dans la quatrième avec le plus petit de tous.
Le cardinal les suivit des yeux avec un certain attendrissement.
—Monseigneur, dit Latil en se soulevant sur son fauteuil, vous n'avez plus besoin de moi, comme homme d'épée, puisque vous avez M. Cavois qui vous suit dans votre disgrâce, mais vous n'avez pas que le fer à craindre: votre ennemie s'appelle Médicis.
—Oui, n'est-ce pas, c'est votre avis, à vous aussi? dit Mme de Combalet en rentrant; le poison...
—Il faut une personne dévouée qui goûte tout ce que boira et tout ce que mangera Votre Eminence. Je m'offre.
—Oh, pour cela, mon cher monsieur Latil, dit en souriant Mme de Combalet, vous arrivez trop tard. Il y a déjà quelqu'un qui s'est offert.
—Et qui a été accepté?
—Je l'espère du moins, dit Mme de Combalet, regardant tendrement son oncle.
—Et qui cela? demanda Latil.
—Moi, dit Mme de Combalet.
—Alors, dit Latil, je n'ai plus besoin ici. Adieu, monseigneur.
—Que faites-vous? dit le cardinal.
—Je m'en vais. Vous avez un capitaine des gardes, vous avez un dégustateur; à quel titre resterai-je chez Votre Eminence?
—A titre d'ami, Etienne Latil, un cœur comme le vôtre est rare, et l'ayant trouvé, je ne veux pas le perdre.
Puis se tournant vers Mme de Combalet:
—Ma chère Marie, lui dit il, c'est à vous que je confie, âme et corps, mon ami Latil. Si je ne trouve pas à cette heure une occasion de l'occuper selon ses mérites, peut-être cette occasion se présentera-t-elle plus tard. Allez, en supposant que mes amis littéraires me soient aussi fidèles, de leur côté que mon capitaine des gardes et mon lieutenant, il faut que je leur taille de la besogne pour demain.
—M. Jean Rotrou, dit la voix de Guillemot annonçant.
—Vous le voyez, dit le cardinal à Mme de Combalet et à Latil, en voilà déjà un qui ne s'est pas fait attendre.
—Mon Dieu, dit Etienne Latil, faut-il que mon père ne m'ait pas fait apprendre la poésie!
CHAPITRE XVIII.
MIRAME.
Rotrou n'était pas seul.
Le cardinal regarda avec curiosité ce compagnon inconnu qui le suivait le chapeau à la main, et dans cette pose inclinée qui indique l'admiration et non la servilité.
—C'est vous, de Rotrou, dit le cardinal, en lui tendant la main; je ne vous cache point que je comptais sur la fidélité de mes confrères les poëtes, avant celle de tous les autres. Je suis heureux de voir que vous êtes le plus fidèle de mes fidèles.
—Si j'avais pu prévoir ce qui vous arrive, monseigneur, vous m'eussiez trouvé ici, et c'est moi qui eusse ouvert à l'illustre disgracié les portes de sa retraite; ah! continua de Rotrou, en se frottant les mains, nous allons donc travailler, c'est si bon de faire des vers!
—Est-ce l'avis de ce jeune homme, demanda Richelieu, en regardant le compagnon de Rotrou.
—C'est si bien son avis, monseigneur, que c'est lui qui est venu m'annoncer cette nouvelle, qu'il venait d'apprendre chez madame de Rambouillet, et qui m'a supplié du moment où Votre Eminence n'était plus ministre, de ne pas perdre un instant pour le présenter à vous. Il espère que maintenant que les affaires d'Etat vous laissent du temps, vous aurez celui d'aller voir sa comédie que l'on va jouer à l'hôtel de Bourgogne.
—Et quelle est la pièce que vont nous donner messieurs les comédiens? demanda le cardinal.
—Réponds toi-même, dit Rotrou.
—Mélite, monseigneur, répondit timidement le jeune homme vêtu de noir.
—Ah! ah, dit Richelieu, si j'ai bonne mémoire, vous êtes ce monsieur Corneille que votre ami Rotrou prétend destiné à nous effacer tous, et même lui comme les autres.
—L'amitié est indulgente, monseigneur, et mon compatriote Rotrou est pour moi plus qu'un ami, c'est un frère.
—J'aime à voir en poésie ces unions que l'antiquité a parfois chantées parmi les guerriers, mais jamais parmi les poètes.
Puis se retournant vers Corneille:
—Et vous êtes ambitieux, jeune homme.
—Oui, monseigneur; j'ai surtout une ambition qui, si elle se réalisait, me comblerait de joie.
—Laquelle?
—Demandez à mon ami Rotrou.
—Oh! oh! un ambitieux timide, fit le cardinal.
—Mieux que cela, monseigneur, modeste.
—Et cette ambition, demanda le cardinal, puis-je la réaliser?
—Oui, monseigneur, d'un mot, dit Corneille.
—Alors, dites-la, jamais je n'ai été plus disposé à réaliser les ambitions des autres que depuis que j'ai vu le néant des miennes.
—Monseigneur, mon ami Corneille ambitionne l'honneur d'être reçu au nombre de vos collaborateurs. Si Votre Eminence fût resté ministre, il eût attendu le succès de sa comédie pour vous être présenté; mais, du moment où vous voilà redevenu un simple grand homme, ayant du temps devant lui, il a dit: Jean, mon ami, M. le cardinal va se mettre à la besogne, pressons-nous, ou je trouverai la place prise.
—La place n'est pas prise, monsieur Corneille, dit le cardinal, et elle est à vous, vous souperez avec moi, messieurs, et si d'ici là nos compagnons nous arrivent, je vous distribuerai ce soir même le plan d'une nouvelle tragédie dont j'ai déjà esquissé quelque chose.
Le cardinal ne se trompait pas dans ses suppositions et, le soir, la même table réunissait ceux que l'on a appelés depuis les cinq auteurs, c'est-à-dire Bois-Robert, Colletet, Rotrou et Corneille.
Richelieu leur fit les honneurs de sa table avec la cordialité d'un confrère. Puis, le souper fini, on passa au cabinet de travail, où Richelieu, brûlant d'impatience de faire partager à ses collaborateurs son enthousiasme pour le sujet qu'il allait leur donner à traiter, se hâta de tirer de son bureau un petit cahier sur lequel, de son écriture en grosse lettre, était écrit le mot: Mirame.
—Messieurs, dit le cardinal, de tout ce que nous avons entrepris jusqu'ici, voici mon œuvre de préférence. Le nom que vous avez déjà lu tous, Mirame, ne vous en dira rien, car le nom comme la pièce est œuvre d'invention pure; seulement, comme il n'est point donné à l'homme d'inventer, mais seulement de reproduire des idées générales et des faits accomplis, en variant selon le degré d'imagination du poète, la forme sous laquelle il les reproduit, vous reconnaîtrez très probablement sous les noms supposés, les noms véritables, et dans les localités imaginaires les lieux réels. Je ne vous empêche point de faire, même tout haut, les commentaires qui vous seront agréables.
Les auditeurs s'inclinèrent; seul Corneille regarda Rotrou en homme qui veut dire:
—Je n'y comprends absolument rien, mais je m'en rapporte à toi pour m'expliquer ce que cela peut signifier. Rotrou, d'un geste lui répondit qu'il aurait toutes les explications qu'il pourrait désirer.
Richelieu laissa aux deux jeunes gens le temps de faire leur jeu muet et reprit:
—Je suppose un roi de Bithynie, peu importe lequel, en rivalité avec le roi de Colchos. Le roi de Bithynie a une fille, nommée Mirame, laquelle a une confidente nommée Almire et une suivante nommée Alcine.
De son côté, le roi de Colchos, en guerre avec le roi de Bithynie, a un favori très-séduisant, très-aimable, très-élégant; en cherchant bien, nous trouverions très-certainement, dans un des pays qui avoisinent la France, un type équivalent à celui d'Arimant.
—Le duc de Buckingham, dit Bois-Robert.
—Justement, dit Richelieu.
Rotrou poussa de son genou le genou de Corneille qui ouvrit de grands yeux, mais qui ne comprit pas d'avantage qu'il n'avait fait jusques-là, malgré ce nom de Buckingham qui éclaircissait cependant la question.
—Azamor, roi de Phrygie, allié du roi de Bythinie, est non-seulement amoureux, mais encore fiancé de Mirame.
—Qui ne l'aime pas, dit Bois-Robert, parce qu'elle aime Arimant.
—Tu as deviné juste, le Bois, dit Richelieu en riant; vous voyez la situation, n'est-ce pas, messieurs?
—C'est bien simple, dit Colletet, Mirame aime l'ennemi de son père; elle trahit son père pour son amant.
Rotrou donna un second coup de genou à Corneille.
Corneille comprenait de moins en moins.
—Oh! comme vous y allez, Colletet, dit-il; trahit! trahit: C'est bon pour une femme de trahir son mari, mais une fille trahir complétement, matériellement son père, non, ce serait trop fort; non, elle se contente, au second acte, de recevoir son amant dans les jardins du palais.
—Comme certaine reine de France, dit l'Etoile, a reçu milord Buckingham...
—Eh bien, mais voulez-vous vous taire, monsieur de l'Etoile; si votre père vous entendait, il consignerait cela dans son journal comme un fait historique; enfin on en vient aux mains: Arimant, vainqueur d'abord, est, par un de ces retours de fortune si communs dans les annales de la guerre, vaincu ensuite par Azamor. Mirame apprend tour à tour sa victoire et sa défaite, ce qui lui permet de se livrer aux sentiments les plus opposés. Arimant, vaincu, n'a pas voulu survivre à sa honte; il s'est jeté sur son épée, on le croit mort. Mirame veut mourir et s'adresse à sa confidente, Mme de Chevreuse. Je me trompe. Comment le nom de Mme de Chevreuse se trouve-t-il sous ma langue à propos de Mirame? Elle s'adresse à sa confidente Almire, laquelle lui propose de s'empoisonner avec elle à l'aide d'une herbe qu'elle a apportée de Colchos. Toutes deux respirent l'herbe et tombent évanouies. Pendant ce temps, on a pansé les blessures d'Arimant, qui ne sont pas mortelles. Il revient à lui, mais pour se désespérer de la mort de Mirame. Quand Almire termine les angoisses de tout le monde en assurant qu'elle a fait respirer à la princesse une herbe somnifère et non vénéneuse, la même avec laquelle Médée a endormi le serpent qui gardait la toison d'or, qu'en conséquence Mirame n'est pas morte, mais qu'elle dort seulement, et Mirame reprend ses sens pour apprendre que son amant vit, que le roi de Colchos propose la paix, qu'Azamor renonce à sa main et que rien ne s'oppose plus à son union avec Arimant.
—Bravo! crièrent en chœur Colletet, l'Etoile et Bois-Robert.
—C'est sublime, ajouta Bois-Robert, en chérissant sur le tout.
—On peut, en effet, tirer parti de la situation, fit Rotrou. Qu'en dis-tu, Corneille?
Corneille fit un signe de tête.
—Vous me paraissez froid, monsieur Corneille, dit Richelieu un peu piqué du silence du plus jeune de ses auditeurs, qu'il s'attendait à voir bondir d'enthousiasme.
—Non, monseigneur, dit Corneille, je réfléchissais seulement à la coupe des actes.
—Elle est tout indiquée, dit Richelieu. Le premier acte finit à la scène entre Almire et Mirame, lorsque Mirame consent à recevoir Arimant dans les jardins du palais. Le second, lorsque après l'avoir reçu, elle jette un regard effrayé sur son imprudence et s'écrie:
Que d'infidélités pour paraître fidèle
—Oh! bravo, dit le Bois, belle antithèse, magnifique pensée.
—Le troisième, continua le cardinal, finit au désespoir d'Azamor, en voyant que, tout vaincu qu'il soit, Mirame lui préfère Arimant; le quatrième, à la résolution que prend Mirame de mourir; et le cinquième, au consentement que donne le roi de Bithynie au mariage de sa fille avec Arimant.
—Mais alors, dit l'Etoile, si le plan est fait, monseigneur, la tragédie est faite.
—Non-seulement le plan est fait, dit Richelieu, mais un certain nombre de vers qu'il faudra, attendu que j'y tiens beaucoup, trouver moyen de placer dans mon œuvre.
—Voyons les vers, monseigneur, dit Bois-Robert.
—Dans la première scène entre le roi et son confident Acaste, le roi se plaignant de l'amant de sa fille pour l'ennemi de son royaume, dit:
Je méprise l'effet d'une si grande armée;
Mais j'en crains bien la cause et ne puis sans effroi
Penser qu'elle me touche ou qu'elle vient de moi.
En effet, c'est mon sang, c'est lui que je redoute.
ACASTE.
LE ROI.
Je m'expliquerai mieux, c'est mon sang le plus beau
Celle qui vous paraît un céleste flambeau,
Est un flambeau fatal à toute ma famille.
Et peut-être à l'Etat: en un mot c'est ma fille.
Son cœur qui s'abandonne au jeu d'un étranger,
En l'attirant ici m'attire le danger.
Cependant que partout je me montre invincible,
Elle se laisse vaincre!
ACASTE.
LE ROI
On sape mon Etat et dedans et dehors;
On corrompt mes sujets, on conspire ma perte,
Tantôt ouvertement, tantôt à force ouverte!
A ces vers, dits avec emphase, les applaudissements des cinq auditeurs répondirent. A cette époque, la versification dramatique était encore loin d'être arrivée à ce degré de perfection auquel la poussèrent Corneille et Racine. L'antithèse régnait despotiquement sur la fin de la période; on préférait encore le vers à effet aux beaux vers; plus tard, on préféra les beaux vers aux bons vers; puis enfin on comprit que les bons vers, c'est-à-dire les vers en situation, étaient les meilleurs de tous.
Excité par cette approbation unanime, Richelieu continua:
—Dans le même acte, dit-il, j'ai esquissé entre Mirame et son père une scène qui devra être conservée entière par celui de vous, messieurs, qui se chargera du premier acte, cette scène renferme toute ma pensée, et une pensée à laquelle je ne veux rien changer.
—Dites, monseigneur, firent l'Etoile, Colletet et Bois-Robert.
—Nous vous écoutons, monseigneur, dit Rotrou.
—J'ai oublié de vous dire que Mirame avait d'abord été fiancée au prince de Colchos, dit Richelieu, mais que le prince de Colchos était mort; elle se sert du prétexte de ce premier amour pour rester fidèle à Arimant et ne point épouser Azamor. Voici la scène entre elle et son père; chacun est libre de voir les allusions qu'il lui plaira.
LE ROI
Le superbe Arimant, plein de vaine espérance,
Demande à me parler et prétend de vous voir.
Sans espoir de la paix, dois-je le recevoir?
—Lisez milord Buckingham venant en ambassadeur près de Sa Majesté Louis XIII, dit Bois-Robert.
Rotrou poussa pour la troisième fois le genou de Corneille, qui lui rendit son attouchement; il commençait à comprendre.
—Mirame, répond, dit Richelieu,
Si vous la concluez, je veux bien qu'il me voie;
Mais s'il rompt avec nous, on pourrait m'obliger
Aussitôt à mourir qu'à voir cet étranger.
LE ROI.
MIRAME.
LE ROI.
MIRAME.
LE ROI.
—Je tiens beaucoup à ce vers qui doit rester tel qu'il est, dit Richelieu s'interrompant.
—Celui qui oserait y toucher, dit Bois-Robert, serait incapable de comprendre sa beauté, continuez, continuez.
Le cardinal reprit en scandant complaisamment le vers.
MIRAME.
—J'espère que vous ne laisserez pas toucher à celui-ci non plus, dit Colletet.
Richelieu continua.
MIRAME.
—Belle pensée, murmura Corneille.
—Vous pensez, jeune homme, dit Richelieu avec complaisance.
LE ROI.
MIRAME.
LE ROI.
MIRAME.
Richelieu s'interrompit.
—Voici où j'en suis resté, dit-il, dans le second et dans le troisième j'ai esquissé des scènes que je communiquerai à ceux qui seront chargés du deuxième et du troisième acte.
—Qui se chargera des deux premiers, dit Bois-Robert, qui osera mettre ses vers avant et après les vôtres, monseigneur?
—Voyez, messieurs, dit Richelieu, au comble de la joie, accessible qu'il était comme un enfant à la louange littéraire, lui si sévère pour lui-même dans les questions politiques, voyez si vous croyez le poids des deux premiers actes trop lourd, on pourra tirer les cinq actes au sort.
—La jeunesse ne doute de rien, monseigneur, dit Rotrou; mon ami Corneille et moi nous nous chargeons des deux premiers actes.
—Téméraires, dit en riant Richelieu.
—Votre éminence aura seulement la bonté de nous donner un plan détaillé des scènes, afin que nous ne nous écartions pas un instant de sa volonté.
—Alors, dit Bois-Robert, je me chargerai du troisième.
—Et moi du quatrième, dit l'Etoile.
—Et moi du cinquième, dit Colletet.
—Si vous vous chargez du cinquième, Colletet, dit Richelieu, je vous recommanderai, et lui touchant sur l'épaule, il l'emmena dans l'embrasure d'une fenêtre où il lui parla à voix basse.
Pendant ce temps Rotrou se penchait à l'oreille de son ami Corneille.
—Pierre, lui dit-il, à partir de cette heure, la fortune est dans ta main, c'est à toi de ne pas la laisser échapper.
—Que faut-il faire pour cela? demanda Corneille, toujours naïf.
—Des vers qui ne vaillent pas mieux que ceux de M. le cardinal! dit Rotrou.
CHAPITRE XIX.
LES NOUVELLES DE LA COUR.
Les cinq actes de Mirame distribués, la recommandation, faite pour le cinquième à Colletet, les collaborateurs du cardinal prirent congé de lui, moins Corneille et Rotrou, qu'il garda une partie de la nuit pour leur dicter le plan complet des deux premiers actes.
Bois-Robert devait revenir dans la matinée du lendemain, et recevoir ses instructions et pour lui et pour ses deux autres compagnons, à qui il était chargé de les communiquer.
Corneille et Rotrou couchèrent à Chaillot.
Le lendemain matin, ils déjeunèrent avec le cardinal, qui leur fit ses dernières recommandations. Pendant le déjeuner, Bois-Robert arriva, Corneille et Rotrou prirent congé; Bois-Robert resta.
Le cardinal n'avait pas de secrets pour Bois-Robert, et Bois-Robert avait pu voir, malgré l'affectation du cardinal à ne s'occuper que de sa tragédie, quelle préoccupation profonde se cachait derrière cette frivole occupation.
Bois-Robert avait communiqué avec Charpentier et avec Rossignol; il avait su le retour de Beautru, de La Saladie et de Charnassé. Il avait été trouver le Père Joseph dans son couvent, et dès la veille il avait pu dire au cardinal quelle avait été la réponse du moine; cette réponse avait fort réjoui Richelieu, qui avait confiance entière dans la discrétion, mais non pas dans l'ambition du moine, qui, en effet, plus tard le trahit, mais qui avait jugé que l'heure de la trahison n'était pas venue encore; enfin il savait que Souscarrières et Lopez devaient faire leurs rapports dans la journée.
Donc, tout espoir de revoir le roi n'était point perdu, et cette troisième journée que le cardinal avait fixée pour terme à ses espérances, n'était pas encore écoulée.
Vers deux heures, on entendit le galop d'un cheval, le cardinal courut à la fenêtre, quoiqu'il fût bien sûr que le cavalier ne pouvait être le roi.
Si sûr de lui même que fut le cardinal, il ne put retenir un cri de joie: un jeune homme, portant le costume des pages du roi, sauta lestement à bas de son cheval, jeta la bride au bras d'un laquais du cardinal qui reconnut Saint-Simon, cet ami de Baradas qui avait donné un si important avis à Marion Delorme.
—Bois-Robert, dit vivement le cardinal, faites entrer ce jeune homme près de moi et veillez à ce que personne ne nous interrompe.
Bois-Robert se précipita par les escaliers, et presque aussitôt, on entendit le pas rapide du jeune homme qui montait les degrés quatre à quatre.
A la porte de la chambre, où l'attendait le cardinal, il se trouva face à face avec lui.
Le jeune homme s'arrêta court, arracha plutôt qu'il ne souleva son chapeau de sa tête et mit un genou en terre devant le cardinal.
—Que faites-vous, monsieur? lui demanda en riant le cardinal, je ne suis pas le roi.
—Vous ne l'êtes plus, monseigneur, c'est vrai; mais avec l'aide de Dieu, dit le jeune homme, vous allez le redevenir.
Un frisson de plaisir courut par les veines du cardinal.
—Vous m'avez rendu service, monsieur, dit-il, et si je redeviens ministre, ce que j'aurais peut-être tort de désirer, je tâcherai d'oublier mes ennemis, mais je vous promets de me souvenir de mes amis. Avez-vous quelque chose de bon à m'annoncer? Mais relevez-vous donc, je vous prie.
—Je viens de la part d'une belle dame que je n'ose pas nommer devant monseigneur, reprit Saint-Simon en se relevant.
—C'est bien, dit le cardinal, je devinerai.
—Elle m'a chargé de dire à Votre Eminence qu'elle verrait le roi vers trois heures, et qu'elle serait bien étonnée si, à trois heures et demie, le roi n'était pas chez vous.
—Cette dame, dit Richelieu, n'est probablement pas de la cour ou ne va pas à la cour, car elle ignore les règles de l'étiquette, sinon elle ne supposerait pas que le roi pût visiter le plus humble de ses sujets.
—Cette dame n'est point de la cour, c'est vrai, dit Saint-Simon; elle ne va pas à la cour, c'est vrai encore; mais beaucoup de gens de la cour vont chez elle et se tiennent honorés d'y aller: il en résulte que je croirais fort à ses prédictions si elle me faisait l'honneur de m'en faire quelqu'une.
—Ne vous en a-t-elle jamais fait?
—A moi, monseigneur? dit Saint-Simon en riant du rire franc de la jeunesse et en montrant des dents magnifiques.
—Oui; ne vous a-t-elle jamais dit que si, selon toute probabilité, M. Baradas tombait en défaveur du roi, ce serait M. de Saint-Simon qui lui succéderait, et qu'à l'avancement de ce jeune homme certain cardinal qui fut ministre et que l'on prétend devoir le redevenir, ne s'opposerait point, mais aiderait, au contraire!
—Elle m'a dit quelque chose comme cela, monseigneur; mais ce n'était point une prédiction, c'était une promesse, et je me fie moins aux promesses de Marion Delorme!.... Ah! mon Dieu, voilà que, sans le vouloir, je l'ai nommée.
—Je suis comme César, dit Richelieu, j'ai l'oreille droite un peu dure, je n'ai point entendu.
—Pardon, monseigneur, dit Saint-Simon, je croyais que c'était l'oreille gauche dont César entendait mal?
—C'est possible, répondit le cardinal, mais en tous cas, j'ai un avantage sur lui: je suis sourd de celle de laquelle je ne veux pas entendre; mais vous venez de la cour, quelles nouvelles? Bien entendu que je ne vous demande que les nouvelles que chacun sait, et que je ne sais point, habitant Chaillot, c'est-à-dire la province.
—Les nouvelles? dit Saint-Simon, mais les voici en quelques mots: il y a trois jours, M. le cardinal a donné sa démission, et il y avait fête au Louvre.
—Je sais cela.
—Le roi a fait des promesses à tout le monde. Cinquante mille écus au duc d'Orléans, soixante mille livres à la reine-mère, trente mille livres à la reine régnante.
—Et les leur a-t-il donnés?
—Non et voilà l'imprudence. Les augustes donataires s'en sont rapportés à la parole du roi et, au lieu de lui faire signer des bons, séance tenante, sur un certain intendant nommé Charpentier, ils se sont contentés de la promesse du roi, mais...
—Mais?
—Mais le lendemain, en rentrant de la place Royale, le roi n'a vu personne et s'est enfermé chez lui, où il a dîné tête à tête avec l'Angély, auquel il a offert trente mille livres, que l'Angély a refusé tout net.
—Ah!
—Cela étonne Votre Eminence?
—Non.
—Alors il a fait venir Baradas, auquel il a promis trente mille livres; mais Baradas, moins confiant que Monsieur, que S. M. la reine-mère, que S. M. la reine régnante, s'est fait signer un bon tout de suite et a été le toucher dans la soirée.
—Mais les autres?
—Les autres attendent toujours; ce matin il y a eu conseil au Louvre; le conseil s'est composé de Monsieur, de la reine-mère, de la reine régnante, de Marillac les sceaux, de Marillac l'épée, de La Vieuville, qui rage toujours, vu que le roi a remis à M. Charpentier la clef du trésor, de M. de Bassompierre, et je ne sais plus trop de qui.
—Le roi... le roi...
—Le roi? répéta Saint-Simon.
—A-t-il assisté au conseil?
—Non, monseigneur, le roi a fait dire qu'il était malade.
—Et de quoi a-t-il été question, le savez-vous?
—De la guerre, probablement.
—Qui vous le fait croire?
—Mgr Gaston est sorti furieux d'un mot que lui a dit M. de Bassompierre.
—Voyons le mot?
—Mgr Gaston, en sa qualité de lieutenant général, traçait la marche de l'armée; il s'agissait de traverser une rivière, la Durance, je crois.
—Où la traverserons-nous? demanda Bassompierre.
—Là! monsieur, répondit Mgr Gaston en posant son doigt sur la carte.
—Je vous ferai observer, monseigneur, que votre doigt n'est point un pont, a dit Bassompierre; de sorte que Mgr Gaston est sorti furieux du conseil.
Un sourire de joie illumina le visage de Richelieu.
—Je ne sais à qui tient, dit-il, que je ne leur laisse passer les rivières où ils voudront, et que je ne me tienne à l'écart pour rire à mon aise de leurs désastres.
—Dont vous ne rirez pas, monseigneur, dit Saint-Simon, d'un ton plus grave qu'on ne pouvait l'attendre de lui.
Richelieu le regarda.
—Car leur désastre, continua le jeune homme, leur désastre serait celui de la France.
—Bien, monsieur, dit le duc, et je vous remercie; vous dites donc que le roi n'a vu personne de sa famille depuis avant-hier.
—Personne, monseigneur, je vous l'affirme.
—Et que M. Baradas a seul touché ses trente mille livres.
—De cela, je suis sûr, il m'a fait appeler au bas de l'escalier pour l'aider à transporter toute sa richesse chez lui.
—Et que va-t-il faire de ses trente mille livres?
—Rien encore, monseigneur; mais par une lettre il a offert à Marion Delorme, puisque j'ai dit son nom une fois, je puis le répéter une seconde, n'est-ce pas, monseigneur?
—Oui. Qu'a-t-il offert à Marion Delorme?
—De les manger avec elle.
—Et comment lui a-t-il fait cette offre? de vive voix?
—Non, par lettre, heureusement.
—Et Marion a gardé cette lettre, j'espère; elle a cette lettre entre les mains.
Saint-Simon tira sa montre.
—Trois heures et demie, dit-il, en regardant sa montre; à cette heure-ci, elle doit s'en être dessaisie.
—Pour qui? demanda vivement le cardinal?
—Mais pour le roi! monseigneur.
—Pour le roi!
—Voilà ce qui lui faisait croire que la journée ne se passerait pas sans que vous revissiez Sa Majesté.
—Ah! je comprends, maintenant.
En ce moment, le bruit d'une voiture arrivant à fond de train se fit entendre.
Le cardinal s'appuya, pâlissant, à un fauteuil.
Saint-Simon courut à la fenêtre:
—Le roi! cria-t-il.
Au même instant, la porte donnant sur l'escalier s'ouvrit, et Bois-Robert se précipita dans la chambre, criant:
—Le roi!
La porte de Mme de Combalet s'ouvrit, et d'une voix tremblante d'émotion:
—Le roi! murmura-t-elle.
—Allez tous, dit le cardinal, et laissez-moi seul avec Sa Majesté.
Chacun disparut par une porte, tandis que le cardinal s'essuyait le front.
Alors on entendit des pas dans l'escalier, ces pas montaient les degrés marche à marche et d'une manière mesurée.
Guillemot parut sur la porte et annonça:
—Le roi!
—Ah! par ma foi, murmura le cardinal, décidément, c'est un grand diplomate que ma voisine Marion Delorme.
CHAPITRE XX.
POURQUOI LE ROI LOUIS XIII ÉTAIT TOUJOURS VÊTU DE NOIR.
Guillemot s'effaça rapidement, et le roi Louis XIII et le cardinal de Richelieu se trouvèrent face à face.
—Sire, dit Richelieu en s'inclinant respectueusement, ma surprise a été si grande en apprenant que le roi descendait à la porte de mon humble maison, qu'au lieu de me précipiter comme je le devais au devant de lui et de l'attendre au bas de l'escalier, je suis resté ici les pieds cloués au parquet, et qu'à cette heure encore, en son auguste présence, je doute que ce soit Sa Majesté elle-même qui ait ainsi daigné descendre jusqu'à moi.
Le roi regarda autour de lui.
—Nous sommes seuls, monsieur le cardinal? dit-il.
—Seuls, Votre Majesté.
—Vous en êtes certain?
—J'en suis certain, Sire.
—Et nous pouvons parler en toute liberté?
—En toute liberté.
—Alors, fermez cette porte, et écoutez-moi.
Le cardinal s'inclina, obéit, ferma la porte et montra du doigt au roi un fauteuil dans lequel le roi s'assit ou plutôt se laissa tomber.
Le cardinal se tint debout et attendit.
Le roi leva lentement les yeux sur le cardinal, et le regardant un instant:
—Monsieur le cardinal, dit-il, j'ai eu tort.
—Tort, Sire! en quoi?
—De faire ce que j'ai fait.
Le cardinal regarda fixement le roi à son tour.
—Sire, dit il, une grande explication, une de ces explications claires, nettes, précises, qui ne laissent pas un doute, pas un nuage, pas une ombre, était, je crois, nécessaire entre nous; les paroles que vient de prononcer Votre Majesté me font croire que l'heure de cette explication est venue.
—Monsieur le cardinal, dit Louis XIII se redressant, j'espère que vous n'oublierez pas...
—Que vous êtes le roi Louis XIII, et que je suis son humble serviteur, le cardinal de Richelieu, non, Sire, soyez tranquille; mais cependant, avec le profond respect que j'ai pour Votre Majesté, je demande la permission de vous le dire: si j'ai le malheur de la blesser, je me retirerai si loin que non-seulement elle n'aura jamais l'ennui de me revoir, ni même le désagrément d'entendre à l'avenir même prononcer mon nom. Si au contraire, elle admet que mes raisons soient bonnes, que mes sujets de plaintes soient réels, elle n'a qu'à me dire du même accent dont elle vient de dire: J'ai eu tort, elle n'aura qu'à dire: Cardinal, vous avez raison, et nous laisserons tomber le passé dans le gouffre de l'oubli.
—Parlez, monsieur, dit le roi, je vous écoute.
—Sire, commençons, s'il vous plaît, par ce qui ne peut pas se discuter, par mon désintéressement et ma probité.
—Les ai-je jamais attaqués? demanda le roi.
—Non, mais Votre Majesté les a laissé attaquer devant elle, et c'est un grand tort qu'elle a eu.
—Monsieur! fit le roi.
—Sire, ou je dirai tout, ou je me tairai; Votre Majesté m'ordonne-t-elle de me taire?
—Non, ventre saint-gris, comme disait le roi mon père, je vous ordonne, au contraire, de parler; mais..... ménagez-moi les reproches.
—Je suis cependant obligé de faire à Votre Majesté ceux que je crois qu'elle mérite.
Le roi se leva, frappa du pied, alla de son fauteuil à la fenêtre, de la fenêtre à la porte, de la porte à son fauteuil, regarda Richelieu, qui resta muet, et finit enfin par se rasseoir, en disant:
—Parlez; je mets mon orgueil royal aux pieds du crucifix, je suis prêt à tout entendre.
—J'ai dit, Sire, que je commencerais par mon désintéressement et ma probité; veuillez donc m'écouter.
Louis XIII fit un signe de tête.
—J'ai de mon patrimoine, continua le cardinal, vingt-cinq mille livres de rente; le roi m'a donné six abbayes, qui rapportent cent vingt-cinq mille livres; j'ai donc en tout, de rente, cent cinquante mille livres.
—Je sais cela, dit le roi.
—Votre Majesté sait aussi, sans doute, que je suis, étant ministre, bien entendu, entouré de complots et de poignards, à ce point que je dois avoir des gardes et un capitaine pour me défendre.
—Je sais encore cela.
—Eh bien, Sire, j'ai refusé soixante mille livres de pension que vous m'avez offertes, après la prise de La Rochelle.
—Je m'en souviens.
—J'ai refusé les appointements de l'amirauté, quarante mille livres; j'ai refusé un droit d'amiral, cent mille écus, ou plutôt je l'ai accepté, mais j'en ai fait don à l'Etat. Enfin, j'ai refusé un million que les financiers m'offraient pour ne pas être poursuivis; ils ont été poursuivis, et je les ai forcés de dégorger dix millions dans les caisses du roi.
—Il n'y a pas de contestation là-dessus, monsieur le cardinal, dit le roi en tenant son chapeau, et je me plais à dire que vous êtes le plus honnête homme de mon royaume.
Le cardinal salua.
—Or, continua-t-il, quels sont mes ennemis près de Votre Majesté; quels sont ceux qui m'accusent en face de la France et qui me calomnient aux yeux de l'Europe; ceux qui devraient être les premiers à me rendre justice comme vous, Sire! S. A. R. Mgr Gaston votre frère, la reine Anne régnante, S. M. la reine mère.
Le roi poussa un soupir; le cardinal venait de toucher la plaie, il continua:
—S. A. R. Monsieur m'a toujours détesté; comment ai-je répondu à sa haine? Dans l'affaire de Chalais il n'était question de rien moins que de m'assassiner; les aveux de toutes parts, et même de la part de monseigneur, ont été clairs et précis; comment me suis je vengé? Je lui ai fait épouser la plus riche héritière du royaume, Mlle de Montpensier; j'ai obtenu pour lui de Votre Majesté, l'apanage et le titre de duc d'Orléans, Mgr Gaston possède à cette heure un million et demi de revenu.
—C'est-à-dire qu'il est plus riche que moi, monsieur le cardinal.
—Le roi n'a pas besoin d'être riche, il peut ce qu'il veut. Quand le roi a besoin d'un million, il demande un million, et tout est dit.
—C'est vrai, dit le roi, puisqu'avant-hier vous m'en avez donné quatre, et hier un et demi.
—Faut-il que je rappelle à Votre Majesté combien m'en veut la reine Anne d'Autriche et tout ce qu'elle a fait contre moi, et quel est mon crime à ses yeux; le respect me ferme la bouche.
—Non, parlez, monsieur le cardinal; je puis, je dois, je veux tout entendre.
—Sire, le grand malheur des princes, la grande calamité des Etats, sont les mariages des rois avec des princesses étrangères; les reines, venant soit d'Autriche, soit d'Italie, soit d'Espagne, apportent sur le trône des sympathies de famille qui, à un moment donné, deviennent des crimes d'Etat; combien de reines ont volé et voleront encore, au profit de leur père ou de leur frère, l'épée de la France sous le chevet du roi, leur mari? Qu'arrive-t-il alors? C'est qu'il y a crime de trahison, et que ses crimes ne pouvant pas être poursuivis sur les vrais coupables, on frappe tout autour d'eux, et que des têtes tombent qui ne devraient pas tomber. Après avoir conspiré avec l'Angleterre, la reine Anne, qui m'en veut, parce qu'elle voit en moi le champion de la France, conspire aujourd'hui avec l'Espagne et avec l'Autriche.
—Je le sais! je le sais! dit le roi d'une voix étouffée; mais la reine Anne n'a aucun pouvoir sur moi.
—C'est vrai; mais en direz-vous autant de la reine Marie, Sire, de la reine Marie, la plus cruelle de mes trois ennemies, parce que c'est pour elle que j'ai le plus fait.
—Pardonnez-lui, monsieur le cardinal.
—Non, Sire, je ne le lui pardonne pas.
—Même si je vous en prie?
—Même si vous me l'ordonnez; oh! je l'ai dit à Votre Majesté, puisqu'elle est venue me chercher ici, il faut qu'ici la vérité tout entière lui soit dite.
Le roi poussa un soupir.
—Croyez-vous que je ne la connais pas, la vérité? dit-il d'une voix altérée.
—Pas tout entière et il faut qu'entière elle vous soit dite une fois; votre mère, Sire, c'est terrible à dire à son fils, mais votre mère...
—Eh bien, ma mère? dit le roi regardant fixement le cardinal.
Ce regard du roi, qui eût arrêté les paroles dans la bouche d'un homme moins résolu à tout braver que l'était le cardinal, sembla, au contraire, les en faire jaillir.
—Votre mère, Sire, reprit-il, votre mère était infidèle à son époux. Avant d'être la femme de son mari, votre mère, lorsqu'elle a abordé à Marseille...
—Taisez vous, monsieur, dit le roi, les murs écoutent et entendent parfois, dit-on. S'ils écoutent et s'ils entendent, ils peuvent parler, et personne ne doit savoir, que vous et moi pourquoi j'hésite à donner un héritier à la couronne, quand tout le monde m'en presse, et vous tout le premier, et ce que je vous dis est si vrai, monsieur, ajouta le roi, en se levant et en saisissant la main du cardinal, que si je croyais mon frère fils du roi Henri IV, c'est-à-dire du seul sang qui ait le droit de régner sur la France, aussi vrai que Dieu et vous m'entendez, monsieur, j'aurais déjà abdiqué en sa faveur et me serais retiré dans un cloître où j'aurais prié pour ma mère et pour la France. Avez-vous encore autre chose à me dire, monsieur; m'ayant dit cela, vous pouvez tout me dire, maintenant?
—Eh bien oui, Sire, je vous dirai tout! s'écria le cardinal étonné, car je commence à comprendre qu'au respect que j'ai déjà pour Votre Majesté, va se joindre un sentiment d'admiration d'autant plus profonde qu'elle restera secrète. Oh! Sire, quel horizon de tristesse me cachait le voile que vous venez de soulever, et Dieu m'est témoin que si je ne croyais pas l'avenir de la France intéressé à ce que je vais vous dire, je m'arrêterais là et n'irais point jusqu'au bout; Sire, avez-vous essayé de voir clair dans le mystère terrible du 14 mai?
—Oui, et j'y suis parvenu.
—Mais les vrais assassins, les connaissez-vous, Sire?
—L'assassinat du maréchal d'Ancre, dont je parle sans remords, et que j'accomplirais encore demain s'il n'était déjà accompli depuis onze ans, vous prouvera du moins que je connaissais l'un d'entre eux si je ne connais pas les autres.
—Mais moi, Sire! moi qui n'avais pas les mêmes raisons que Votre Majesté pour rester aveugle, moi j'ai été jusqu'au fond du mystère et je les connais tous, moi, les assassins!
Le roi poussa un gémissement.
—Vous ignorez, Sire, qu'il y a eu une sainte femme, une créature dévouée qui sachant que le crime devait s'accomplir, avait juré elle, que le crime ne s'accomplirait pas. Savez-vous quelle a été sa récompense?
—On l'a enfermée dans un tombeau, dont elle a vu, vivante, la porte se murer sur elle, et où elle est restée dix-huit ans exposée aux rayons brûlants de l'été, à la bise glacée de l'hiver; sa loge était aux Filles repenties; elle s'appelait la Coëtman, elle est morte il y a douze jours seulement.
—Et sachant cela, Sire, Votre Majesté a souffert qu'une pareille iniquité s'accomplit!
—Les rois sont personnes sacrées, monsieur le cardinal, répondit Louis XIII avec ce culte terrible de la monarchie qui, sous Louis XIV, devait aller jusqu'à l'idolâtrie; et malheur à ceux qui pénètrent dans leurs secrets.
—Eh bien! Sire, ce secret, il y a encore une autre personne que vous, une autre personne que moi qui le sait.
Le roi fixa son œil clair sur le cardinal; cet œil interrogeait mieux que n'eussent fait des paroles.
—Vous avez peut-être entendu dire, continua Richelieu, que sur l'échafaud Ravaillac avait demandé à faire des aveux.
—Oui, dit Louis XIII pâlissant.
—Vous avez peut-être entendu dire encore que le greffier alors s'approcha de lui, et que sous la dictée du patient, déjà à moitié mutilé, le greffier écrivit le nom des vrais coupables.
—Oui, dit Louis XIII, sur une feuille volante détachée du procès.
Et le cardinal crut le voir pâlir encore.
—Vous avez peut-être entendu dire enfin que cette feuille avait été recueillie par le rapporteur Joly de Fleury, et gardée soigneusement par lui.
—J'ai entendu dire tout cela, monsieur le cardinal, après?.... après?....
—Eh bien, j'ai voulu reprendre cette feuille chez les enfants de M. Joly de Fleury; deux hommes inconnus, l'un, un jeune homme de seize ans, l'autre, un homme de vingt-six, se sont présentés un jour chez le rapporteur, se sont faits connaître à lui, ont eu l'influence de se faire remettre ce précieux feuillet et l'ont emporté.
—Et Votre Eminence, qui sait tout, n'a pas pu savoir quels étaient ces deux hommes? demanda le roi.
—Non, Sire, répondit le cardinal.
—Eh bien, je vais vous le dire, moi, fit le roi en saisissant fiévreusement le bras du cardinal: l'aîné de ces deux hommes, c'était M. de Luynes; le plus jeune c'était moi!
—Vous, Sire, s'écria le cardinal en reculant d'étonnement.
—Et, dit le roi en fouillant dans sa poitrine et en tirant d'une poche intérieure un papier jauni et froissé, et ce procès-verbal daté par Ravaillac sur l'échafaud, cette feuille fatale qui porte les noms des coupables, la voilà!
—O Sire! dit Richelieu, reconnaissant à la pâleur du roi ce qu'il avait dû souffrir pendant toute cette scène, pardonnez-moi; tout ce que je viens de vous dire, je croyais que vous l'ignoriez.
—Et quelle cause donniez-vous donc à ma tristesse, à mon isolement, à mon deuil. Est-ce donc l'habitude des rois de France de se vêtir comme je le suis. Chez nous autres souverains, le deuil d'un père, d'une mère, d'un frère, d'une sœur, d'un parent, d'un autre roi, se porte en violet; mais chez tous les hommes, roi et sujets, le deuil du bonheur se porte en noir.
—Sire, dit le cardinal, il est inutile de garder ce papier, brûlez-le.
—Non pas, monsieur, je suis faible; mais par bonheur, je me connais. Ma mère est ma mère, au bout du compte, et de temps en temps elle reprend son empire sur moi. Mais quand je sens que cet empire me fait dévier de la ligne droite et me pousse à quelque chose d'injuste, je regarde ce papier et il me rend la force, ce papier. Monsieur le cardinal, dit le roi d'une voix sombre, mais résolue, gardez-le comme un pacte entre nous, et le jour où il me faudra rompre avec ma mère, l'éloigner de moi, l'exiler de Paris, la chasser de la France, ce papier à la main, exigez de moi ce que vous voudrez.
Le cardinal hésitait.
—Prenez, dit le roi, prenez, je le veux.
Le cardinal s'inclina et prit le papier.
—Puisque Votre Majesté le veut, dit-il.
—Et maintenant, ne me faites plus de conditions, monsieur le cardinal, la France et moi nous nous remettons entre vos mains.
Le cardinal prit les mains du roi, mit un genou en terre, les baisa et lui dit:
—Sire, en échange de cet instant, Votre Majesté acceptera, je l'espère, le dévouement de toute ma vie.
—J'y compte, monsieur, dit le roi avec cette suprême majesté qu'il savait prendre dans certains moments; et maintenant, ajouta-t-il, mon cher cardinal, oublions tout ce qui s'est passé, dédaignons toutes ces misérables intrigues de ma mère, de mon frère et de la reine, et ne nous occupons plus que de la gloire de nos armes et de la grandeur de la France.
OU LE CARDINAL RÈGLE LE COMPTE DU ROI.
Le lendemain, à deux heures après-midi, le roi Louis XIII, assis dans un grand fauteuil, la canne entre les jambes, son chapeau noir à plumes noires posé sur sa canne, le sourcil un peu moins froncé, le visage un peu moins pâle que d'habitude, regardait le cardinal de Richelieu assis à son bureau et travaillant.
Tous deux étaient dans ce cabinet de la place Royale, où nous avons vu le roi, pendant ses trois jours de règne, passer de si mauvaises heures.
Le cardinal écrivait, le roi attendait.
Le cardinal leva la tête.
—Sire, dit-il, j'ai écrit en Espagne, à Mantoue, à Venise et à Rome, et j'ai eu l'honneur de montrer à Votre Majesté mes lettres qu'elle a approuvées. Maintenant je viens, toujours par l'ordre de Votre Majesté, d'écrire à son cousin le roi de Suède. Cette réponse était plus difficile à faire que les autres. S. M. le roi Gustave-Adolphe, trop éloigné de nous, apprécie mal les hommes tout en jugeant bien les événements, et les appréciant avec son esprit à lui, et ne les jugeant point sur l'impression générale.
—Lisez, lisez, monsieur le cardinal, dit Louis XIII, je sais parfaitement ce que contenait la lettre de mon cousin Gustave.
Le cardinal salua et lut:
«Sire,
«Cette familiarité avec laquelle Votre Majesté veut bien m'écrire est un grand honneur pour moi, tandis que ma familiarité à moi envers Votre Majesté, quoique autorisée par elle, serait tout à la fois un manque de respect et un oubli de l'humilité que m'impose le peu d'opinion que j'ai de moi-même et ce titre de prince de l'Eglise que vous voulez bien me donner.
«Non, Sire, je ne suis pas un grand homme; non, Sire, je ne suis pas un homme de génie. Seulement je suis, comme vous voulez bien me le dire, un honnête homme, et c'est à ce point de vue que le roi mon maître veut bien surtout m'apprécier, n'ayant besoin d'avoir recours qu'à lui-même dans toutes les questions où le génie et la grandeur ont besoin d'intervenir. Je traiterai donc directement avec Votre Majesté, comme elle le désire, mais comme simple ministre du roi de France.
«Oui, sire, je suis sûr de mon roi, plus sûr aujourd'hui que jamais, car aujourd'hui encore il vient, en me maintenant au pouvoir contre l'opinion de la reine Marie de Médicis, sa mère, contre celle de la reine Anne, son épouse, contre celle Mgr Gaston, son frère, de me donner une nouvelle preuve que, si son cœur cède parfois à ces beaux sentiments de piété filiale, d'amitié fraternelle et de tendresse conjugale qui sont le bonheur des autres hommes, et que Dieu a mis dans tous les cœurs honnêtes et bien nés, la raison d'Etat vient aussitôt corriger ces nobles élans de l'âme auxquels les rois sont parfois forcés de résister, en se faisant une vertu âpre et rigide, qui met le bien de ses sujets et les nécessités du gouvernement avant les lois mêmes de la nature.
«Un des grands malheurs de la royauté, Sire, est que Dieu ait placé si haut ses représentants sur la terre, que les rois, ne pouvant avoir d'amis, soient forcés d'avoir des favoris. Mais, loin de se laisser influencer par ses favoris, vous avez pu voir que mon maître, à qui a été donné le beau surnom de Juste, a su, au contraire—et M. de Chalais, que vous nommez, en est la preuve—a su les abandonner même à la justice criminelle, du moment où ils étaient accusés d'empiéter d'une façon fatale sur les affaires d'Etat; et mon maître a le regard trop pénétrant et la main trop ferme pour permettre que jamais une intrigue, si bien ourdie qu'elle soit et si puissants que soient ceux qui la mettront en avant, renverse un homme qui a dévoué son esprit à son roi et son cœur à la France; peut-être un jour descendrai-je du pouvoir, mais je puis affirmer que je n'en tomberai pas.
«Oui, Sire—et mon roi, à qui j'ai eu l'honneur de communiquer votre lettre, n'ayant rien de caché pour lui, m'autorise à vous le dire,—oui, je suis sûr, sauf la permission de Dieu, qui peut m'enlever de ce monde au moment où j'y penserai le moins, oui, je suis sûr de rester trois ans au pouvoir, et, en ce moment même, le roi m'en renouvelle l'assurance—en effet, Louis XIII fit à Richelieu un signe affirmatif.—Oui, je suis sûr de rester trois ans au pouvoir et de tenir, au nom du roi et au mien, les engagements que je prends directement avec vous par ordre très positif de mon maître.
«Quant à appeler Votre Majesté ami Gustave,—je ne connais que deux hommes dans l'antiquité: Alexandre et César; que trois hommes dans notre monarchie moderne: Charlemagne, Philippe-Auguste et Henri IV, qui puissent se permettre vis-à-vis d'elle une si flatteuse familiarité. Moi, qui suis si peu de chose, je ne puis que me dire de Votre Majesté le très humble et très obéissant serviteur.
† Armand, cardinal Richelieu.
«Comme le désire Votre Majesté, et comme mon roi est enchanté d'en donner l'ordre, ce sera M. le baron de Charnassé qui lui remettra cette lettre et qui sera chargé de négocier avec Votre Majesté cette grande affaire de la ligue protestante, pour laquelle il a les pleins pouvoirs du roi, et, si vous y tenez absolument, j'ajouterai les miens.»
Pendant tout le temps que le cardinal avait lu cette longue lettre, qui était une apologie du roi un peu trop librement attaqué par Gustave-Adolphe, Louis XIII, tout en mordant à deux ou trois passages sa moustache, avait approuvé de la tête; mais quand la lettre fut complétement achevée, il demeura un instant pensif et demanda au cardinal:
—Eminence, en votre qualité de théologien, pouvez-vous m'affirmer que cette alliance avec un hérétique ne compromet point le salut de mon âme?
—Comme c'est moi qui l'ai conseillée à Votre Majesté, s'il y a un péché je le prends sur moi.
—Voilà qui me rassure un peu, dit Louis XIII, mais ayant tout fait depuis que vous êtes ministre et comptant dans l'avenir tout faire d'après vos avis, croyez-vous, mon cher cardinal, que l'un de nous puisse être damné sans l'autre?
—La question est trop difficile pour que j'essaye d'y répondre; mais tout ce que je puis dire à Votre Majesté, c'est que ma prière à Dieu est de ne jamais me séparer d'elle, soit en ce monde, soit pendant l'éternité.
—Ah! fit le roi respirant, notre travail est donc fini, mon cher cardinal.
—Pas encore tout à fait, Sire, dit Richelieu, et je prie Votre Majesté de m'accorder encore quelques instants pour l'entretenir des engagements qu'elle a pris et des promesses qu'elle a faites.
—Voulez-vous parler des sommes que m'avaient demandées mon frère, ma mère et ma femme?
—Oui, Sire.
—Des traîtres, des trompeurs et des infidèles. Vous qui prêchez si bien l'économie, n'allez vous pas me donner le conseil de récompenser l'infidélité, le mensonge et la trahison?
—Non, Sire; mais je vais dire à Votre Majesté: Une parole royale est sacrée; une fois donnée, elle doit être tenue. Votre Majesté a promis cinquante mille écus à son frère...
—S'il était lieutenant général; puisqu'il ne l'est plus!
—Raison de plus, pour lui donner un dédommagement.
—Un fourbe qui a fait semblant d'aimer la princesse Marie rien que pour nous susciter des embarras de toute espèce.
—Dont nous voilà sortis, je l'espère, puisque lui-même a dit qu'il renonçait à cet amour.
—Tout en faisant son prix pour y renoncer.
—S'il a fait son prix, Sire, il faut lui payer cette renonciation au taux qu'il a fixé lui-même.
—Cinquante mille écus!
—C'est cher, je le sais bien; mais un roi n'a que sa parole.
—Il n'aura pas plutôt ses cinquante mille écus qu'il se sauvera avec en Crète, près du roi Minos, comme il appelle le duc Charles IV.
—Tant mieux, Sire, car alors les cinquante mille écus auront été placés; pour cinquante mille écus, nous prendrons la Lorraine.
—Et vous croyez que l'empereur Ferdinand nous laissera faire?
—A quoi nous servirait Gustave-Adolphe?
Le roi réfléchit un instant.
—Vous êtes un rude joueur d'échecs, monsieur le cardinal, dit-il; monsieur mon frère aura ses cinquante mille écus; mais quant à ma mère, qu'elle ne compte pas sur ses soixante mille livres!
—Sire, S. M. la reine mère avait besoin de cette somme il y a déjà longtemps, puisqu'elle m'avait demandé cent mille livres, et qu'à mon grand regret je n'avais pu lui en donner que cinquante. Mais à cette époque nous étions totalement dépourvus d'argent, tandis qu'aujourd'hui nous en avons.
—Cardinal, vous oubliez tout ce que vous m'avez dit hier de ma mère?
—Vous ai-je dit qu'elle ne fût pas votre mère, Sire?
—Non; pour mon malheur et pour celui de la France, elle l'est.
—Sire, vous avez signé à S. M. la reine-mère un bon de soixante-mille livres.
—J'ai promis, je n'ai rien signé.
—Une promesse royale est bien autrement sacrée qu'un écrit!
—Alors c'est vous qui les lui donnerez et non pas moi; peut-être nous en aura-t-elle quelque reconnaissance et nous laissera-t-elle tranquilles?
—La reine ne nous laissera jamais tranquilles, Sire; l'esprit tracassier des Médicis est en elle, et elle passera sa vie à regretter deux choses qu'elle ne peut reprendre: la jeunesse évanouie et son pouvoir perdu.
—Passe encore pour la reine-mère, mais la reine, qui se fait payer son fil de perles par M. d'Emery et qui me le redemande!... oh! pour ceci par exemple!
—Cela ne prouve qu'une chose, Sire, c'est que la reine, pour recourir à de pareils moyens, est fort gênée. Or, il n'est point convenable, quand le roi a la clef d'une caisse contenant plus de quatre millions, que la reine emprunte vingt mille livres à un particulier. Sa Majesté appréciera, je l'espère, et au lieu d'un bon de trente mille livres, signera un bon de cinquante mille livres à la reine, à la condition qu'elle remboursera les vingt mille livres à M. d'Emery. La couronne de France est d'or pur, Sire, et elle doit reluire aussi bien au front de la reine qu'à celui du roi.
Le roi se leva, alla au cardinal et lui tendit la main.
—Non-seulement, monsieur le cardinal, dit-il, vous êtes un grand ministre, un bon conseiller, mais encore un ennemi généreux; je vous autorise, monsieur le cardinal, à faire payer les différentes sommes dont nous venons de régler l'emploi.
—C'est le roi qui les a promises, c'est au roi de les acquitter; le roi signera des bons que l'on présentera à la caisse et qui seront payés à vue; mais il me semble que Sa Majesté oublie une des gratifications qu'il a accordées.
—Laquelle?
—Je croyais que, dans sa généreuse répartition, le roi avait accordé à M. de l'Angély, son fou, la même somme qu'à M. de Baradas, son favori, trente mille livres.
Le roi rougit.
—L'Angély a refusé, dit-il.
—Raison de plus, Sire, pour maintenir la libéralité. M. l'Angély a refusé pour que les gens qui demandent ou qui acceptent le croyent véritablement fou, et ne sollicitent pas sa place près de Votre Majesté. Mais le roi n'a que deux vrais amis près de lui, son fou et moi; qu'il ne soit pas ingrat auprès de l'un, après avoir si largement récompensé l'autre.
—Soit, vous avez raison, monsieur le cardinal; mais il y a un petit drôle qui a mérité toute ma colère, et celui-là...
—Celui-là, Sire, Votre majesté n'oubliera point qu'il a été près de trois mois son favori, et qu'un roi de France peut bien donner dix mille livres par mois à celui qu'il honore de son intimité.
—Oui, mais qu'il aille les offrir à une fille comme Mlle Delorme.
—Fille très-utile, Sire, puisque c'est elle qui m'a prévenu de la disgrâce dans laquelle j'allais tomber et qui, en me donnant le temps de penser à ma chute, m'a permis de l'envisager en face. Sans elle, Sire, en apprenant, sans y être préparé, que j'avais démérité des bontés du roi, je fusse resté sur le coup. Une compagnie pour M. de Baradas, Sire, et qu'il prouve à Votre Majesté qu'il vous reste fidèle serviteur, comme vous lui restez bon maître.
Le roi réfléchit un instant.
—Monsieur le cardinal, demanda-t-il, que dites-vous de son camarade Saint-Simon?
—Je dis qu'il m'est fort recommandé, Sire, par une personne à qui je veux beaucoup de bien, et qu'il est très-propre à tenir près de Votre Majesté la place que l'ingratitude de M. Baradas laisse vacante.
—Sans compter, ajouta le roi, qu'il sonne admirablement le cor; je suis bien aise que vous me le recommandiez, cardinal, je verrai à faire quelque chose pour lui. A propos, et le conseil?
—Votre Majesté veut-elle le fixer à demain à midi au Louvre; j'exposerai mon plan de campagne, et nous tâcherons d'avoir, pour passer les rivières, autre chose que les doigts de Monsieur.
Le roi regarda le cardinal avec l'étonnement qu'il manifestait chaque fois qu'il le voyait si bien instruit de choses qu'il eût dû ignorer.
—Mon cher cardinal, lui dit-il en riant, vous avez à coup sûr un démon à votre service, à moins que vous ne soyez—ce à quoi j'ai plus d'une fois pensé—à moins que vous ne soyez le démon lui-même.
FIN DU TROISIÈME VOLUME.
QUATRIÈME VOLUME.
CHAPITRE Ier.
L'AVALANCHE.
Au moment même où le conseil, convoqué cette fois par Richelieu, se réunissait au Louvre, c'est-à-dire vers onze heures du matin, une petite caravane, qui était partie de Doulx au point du jour, apparaissait à l'extrémité des maisons de la petite ville d'Exilles, située sur l'extrême frontière de France, et qui n'est plus séparée des Etats du prince de Piémont que par Chaumont, dernier bourg appartenant au territoire français.
Cette caravane se composait de quatre personnes montées sur des mulets.
Deux hommes et deux femmes.
Dans les deux hommes, qui voyageaient à visage découvert avec le costume basque, il était facile de reconnaître deux jeunes gens, dont le plus âgé avait vingt-trois ans et le plus jeune dix-huit ans à peine.
Quant aux deux femmes, il était plus difficile de savoir leur âge, vêtues qu'elles étaient de robes de pélerines à larges capuchons, qui leur cachaient entièrement le visage, précaution que l'on pouvait aussi bien attribuer au froid qu'au désir de ne pas être reconnues.
A cette époque les Alpes n'étaient point comme aujourd'hui sillonnées par les magnifiques chemins du Simplon, du mont Cenis, et du Saint-Gothard, et l'on ne pénétrait en Italie que par des sentiers où rarement deux piétons eussent pu marcher de front, et où les mulets trottaient, allure qui d'ailleurs leur est non-seulement familière, mais sympathique au suprême degré.
Pour le moment, un des deux cavaliers, et c'était le plus âgé des deux, marchait à pied, tenant par la bride un des mulets, monté par la plus jeune des femmes, laquelle, ne voyant personne sur la route, qu'une espèce de marchand ambulant qui précédait la caravane de cinq cents pas environ, fouettant devant lui un petit cheval chargé de ballots, avait rejeté son capuchon en arrière, et qui, par la mise en évidence de cheveux d'un blond doux, d'un teint merveilleux de fraîcheur, accusait à peine dix-sept à dix-huit ans.
L'autre femme suivait le visage entièrement enseveli dans son capuchon. La tête courbée, soit par le poids de la pensée, soit par celui de la fatigue; elle paraissait parfaitement insouciante du chemin qu'elle suivait ou plutôt que suivait sa monture, sur l'extrême crête d'un rocher qui, d'un côté, dominait le précipice et, de l'autre côté était dominé par la montagne couverte de neige. Son mulet, plus préoccupé qu'elle du chemin, abaissait de temps en temps la tête, flairait le vide et paraissait comprendre, par le soin qu'il mettait à n'avancer un pied que quand les trois autres étaient bien assurés, toute l'étendue du danger qu'il y avait pour lui à faire un faux pas.
Ce danger était si réel, que, pour ne pas le voir et peut-être pour ne point céder à ce démon du vide qu'on appelle le vertige, et auquel il est si difficile de résister, le quatrième voyageur, jeune homme aux cheveux blonds, à la taille mince et bien prise, aux yeux flamboyants de jeunesse et de vie, assis sur son mulet à la manière des femmes, c'est-à-dire de côté et tournant le dos à l'abîme, chantait en s'accompagnant d'une mandoline pendue à son cou par un ruban bleu de ciel, les vers suivants, tandis que le quatrième mulet, débarrassé de son cavalier, suivait librement le mulet du chanteur: