Le comte de Moret
«Le comte de Moret, arrivé depuis huit jours de Savoie, amoureux de Mme de la Montagne,—rendez-vous avec la Fargis à l'hôtel de l'Homme-Armé—lui, déguisé en Basque—elle en Catalane—chargé selon toute probabilité de lettres pour les deux reines par Charles-Emmanuel—assassinat d'Etienne Latil, pour refus de tuer le comte de Moret—Pisani, repoussé par Mme de Maugiron—blessé par Souscarrières—sauvé par sa bosse.
—Souscarrières breveté des chaises à porteurs, chef de ma police laïque, pour faire pendant à du Tremblay, chef de ma police religieuse.
—La reine absente du ballet pour cause de migraine.»
—Qu'y a-t-il encore? voyons!
Et il chercha dans sa mémoire.
—Ah! dit-il tout à coup, et cette lettre soustraite dans le portefeuille du médecin du roi, Senelle, et vendue à du Tremblay par son valet de chambre. Voyons un peu ce qu'elle dit, maintenant que Rossignol en a retrouvé le chiffre, et il appela:
—Rossignol! Rossignol!
Le même petit bonhomme à lunettes reparut.
—La lettre et le chiffre, dit le cardinal.
—Les voici, monseigneur.
Le cardinal les prit.
—C'est bien, dit-il, à demain, et si je suis content de votre traduction, c'est un bon de quarante pistoles, au lieu d'un bon de vingt, que vous aurez à faire.
—J'espère que Votre Eminence en sera contente.
Rossignol sorti, le cardinal ouvrit la lettre et la lut:
Voici textuellement ce qu'elle disait:
«Si Jupiter est chassé de l'Olympe, il peut se réfugier en Crète, Minos lui offrira l'hospitalité avec grand plaisir. Mais la santé de Céphale ne peut durer; pourquoi, en cas de mort, ne ferait-on pas épouser Procris à Jupiter? Le bruit court que l'Oracle veut se débarrasser de Procris pour faire épouser Vénus à Céphale. En attendant, que Jupiter continue de faire la cour à Hébé, et à feindre à propos de cette passion la plus grande mésintelligence avec Junon. Il est important que tout fin qu'il est, ou plutôt qu'il se croit, l'Oracle se trompe en croyant Jupiter amoureux d'Hébé.
«Minos.»
—Maintenant, dit le cardinal après avoir lu, voyons le chiffre:
Le chiffre, comme nous l'avons dit, était joint à la lettre; il était tel que nous le mettons sous les yeux de nos lecteurs.
| CÉPHALE, | LE ROI. | 
| PROCRIS, | LA REINE. | 
| JUPITER, | MONSIEUR. | 
| JUNON, | MARIE DE MÉDICIS. | 
| L'OLYMPE, | LE LOUVRE. | 
| L'ORACLE, | LE CARDINAL. | 
| VÉNUS, | Mme DE COMBALET. | 
| HÉBÉ, | MARIE DE GONZAGUE. | 
| HÉBÉ, | MARIE DE GONZAGUE. | 
| MINOS, | CHARLES IV, DUC DE LORRAINE. | 
| LA CRÈTE, | LA LORRAINE. | 
«Si Monsieur est chassé du Louvre, il peut se réfugier en Lorraine; le duc Charles IV lui offrira l'hospitalité avec le plus grand plaisir, mais la santé du Roi ne peut durer; pourquoi, en cas de mort, ne ferait-on pas épouser la Reine à Monsieur? Le bruit court que le Cardinal veut marier Mme de Combalet au Roi. En attendant, que Monsieur continue de faire la cour à Marie de Gonzague et à feindre à propos de cette passion la plus grande mésintelligence avec Marie de Médicis; il est important que tout fin qu'il est, ou plutôt qu'il se croit, le Cardinal se trompe en croyant Monsieur amoureux de Marie de Gonzague.
«Charles IV.»
Richelieu relut la dépêche une seconde fois, puis avec le sourire du joueur triomphant:
—Allons, dit-il, je commence à voir clair sur mon échiquier.
FIN DU PREMIER VOLUME.
DEUXIÈME VOLUME.
CHAPITRE Ier.
ÉTAT DE L'EUROPE EN 1628.
Arrivés au point où nous en sommes, nous croyons qu'il n'y aurait point de mal à ce que le lecteur, comme le cardinal de Richelieu, vît un peu clair sur son échiquier.
Le fiat lux nous sera plus facile à faire, à nous, après deux cent trente-sept ans, qu'au cardinal, qui, entouré de mille trames diverses, rebondissant de conspirations en conspirations, ne se dégageant d'un complot que pour retomber dans un autre, trouvait toujours un voile étendu entre lui et les horizons qu'il avait besoin de découvrir, et qui, des feux follets flottant sur les intérêts de chacun, était forcé de faire jaillir une clarté générale.
Si ce livre était simplement un de ces livres que l'on expose entre un keepsake ou un album, sur une table de salon, pour que les visiteurs en admirent les gravures, ou qui, après avoir amusé le boudoir, sont destinés à faire rire ou pleurer les antichambres, nous passerions par-dessus certains détails, que les esprits frivoles ou pressés peuvent traiter d'ennuyeux; mais comme nous avons la prétention que nos livres deviennent, sinon de notre vivant, du moins après notre mort, des livres de bibliothèque, nous demanderons à nos lecteurs la permission de leur faire passer sous les yeux, au commencement de ce chapitre, une revue de la situation de l'Europe, revue nécessaire au frontispice de notre second volume, et qui, rétrospectivement, ne sera point inutile à l'intelligence du premier.
Depuis les dernières années du règne de Henri IV et depuis les premières années du ministère de Richelieu, la France, non-seulement avait pris rang au nombre des grandes nations, mais encore était devenue le point sur lequel se fixaient tous les regards, et déjà à la tête des autres royaumes européens par son intelligence, elle était à la veille de prendre la même place comme puissance matérielle.
Disons en quelques lignes quel était l'état du reste de l'Europe.
Commençons par le grand centre religieux, rayonnant à la fois sur l'Autriche, sur l'Espagne et sur la France; commençons par Rome.
Celui qui règne temporellement sur Rome et spirituellement sur le reste du monde catholique, est un petit vieillard morose, âgé de soixante ans, Florentin et avare comme un Florentin, Italien avant tout, prince avant tout, oncle surtout, avant tout. Il pense à acquérir des morceaux de terre pour le Saint Siége et des richesses pour ses neveux, dont trois sont cardinaux: François et les deux Antoine, et le quatrième, Thaddée, général des troupes papales. Pour satisfaire aux exigences de ce népotisme, Rome est au pillage:—«Ce que ne firent point les Barbares,» dit Marforio, ce Caton, le censeur des papes,—«les Barberini l'ont fait.» Et, en effet, Matteo Barberini, exalté au pontificat, sous le nom d'Urbain VIII, a réuni au patrimoine de saint Pierre le duché dont il porte le nom. Sous lui, le Gésu et la Propagande, fondés par le beau neveu de Grégoire XV, Mgr Ludoviso, florissent, organisent, au nom et sous le drapeau d'Ignace de Loyola: le Gésu, la police du globe, et la Propagande, sa conquête. De là sortiront ces armées de prêcheurs, tendres pour les Chinois, féroces pour l'Europe. A l'heure qu'il est, sans vouloir personnellement se mettre en avant, il essaye de contenir les Espagnols dans leur duché de Milan, et d'empêcher les Autrichiens de franchir les Alpes. Il pousse la France à secourir Mantoue et à faire lever le siége de Cazal; mais il refuse de l'aider d'un seul homme ou d'un seul baïoque; dans ses moments perdus, il corrige les hymnes de l'Eglise et compose des poésies anacréontiques.
Dès 1624, Richelieu l'a mesuré, et, par dessus sa tête, il a vu le néant de Rome et apprécié cette politique tremblotante qui avait déjà perdu de son prestige religieux et qui empruntait le peu de force matérielle qui lui restait encore, tantôt à l'Autriche, tantôt à l'Espagne.
Depuis la mort de Philippe, l'Espagne cache sa décadence sous de grands mots et de grands airs. Elle a pour roi Philippe IV, frère d'Anne d'Autriche, espèce de monarque fainéant, qui règne sous son premier ministre, le comte duc d'Olivarès, comme Louis XIII règne sous le cardinal duc de Richelieu. Seulement, le ministre français est un homme de génie, et le ministre espagnol un casse-cou politique. De ses Indes occidentales, qui ont fait rouler un fleuve d'or à travers les règnes de Charles Quint et de Philippe II, Philippe IV tire à peine cinq cent mille écus. Hein, l'amiral des Provinces-Unies, vient de couler dans le golfe du Mexique des galions chargés de lingots d'or estimés à plus de douze millions.
L'Espagne est si haletante, que le petit duc savoyard, le bossu Charles-Emmanuel, qu'on appelle par dérision le prince des marmottes, a par deux fois tenu dans sa main les destinées de ce fastueux empire, sur lequel Charles-Quint se vantait de ne pas voir se coucher le soleil. Aujourd'hui elle n'est plus rien, pas même la caissière de Ferdinand II, auquel elle déclare qu'elle ne peut plus donner d'argent! Les bûchers de Philippe II, le roi des flammes, ont tari la sève humaine qui surabondait dans les siècles précédents, et Philippe III, en chassant les Maures, a extirpé la greffe étrangère par laquelle elle pouvait revivre. Une fois, elle a été obligée de s'entendre avec des voleurs pour brûler Venise. Son grand général, c'est Spinola, un condottiere italien; son ambassadeur est un peintre flamand, Rubens.
L'Allemagne, depuis l'ouverture de la guerre de Trente ans, c'est-à-dire depuis 1618, est un marché d'hommes. Trois ou quatre comptoirs sont ouverts à l'est, au nord, à l'occident et au centre, où l'on vend de la chair humaine. Tout désespéré qui ne veut pas se tuer, ou se faire moine, ce qui est le suicide du moyen âge, de quelque pays qu'il soit, n'a qu'à traverser le Rhin, la Vistule ou le Danube, et il trouvera à se vendre.
Le marché de l'est est tenu par le vieux Betlem Gabor, qui va mourir après avoir pris part à quarante deux batailles rangées, s'être fait appeler roi et avoir inventé tous ces déguisements militaires: bonnets à poil des hulans, manches flottantes des hussards, à l'aide desquels on essaye de se faire peur les uns aux autres; son armée est l'école d'où est sortie la cavalerie légère. Que promet-il à ses enrôlés? Pas de solde, pas de vivres, c'est à eux de manger et de s'enrichir comme ils l'entendront. Il leur donne la guerre sans loi: l'infini du hasard.
Au nord, le marché est tenu par Gustave-Adolphe, le bon, le joyeux Gustave, qui, tout au contraire de Betlem Gabor, fait pendre les pillards, l'illustre capitaine, élève du Français Lagardie, et qui vient, par ses victoires sur la Pologne, de se faire livrer les places fortes de la Livonie et de la Prusse polonaise. Il est occupé, pour le moment, à faire alliance avec les protestants d'Allemagne contre l'empereur Ferdinand II, l'ennemi mortel des protestants, qui a rendu contre eux l'édit de restitution, qui pourra servir de modèle à l'édit de Nantes, que rendra Louis XIV cinquante ans après.
C'est le maître de son époque. Nous parlons de Gustave-Adolphe, dans l'art militaire; c'est le créateur de la guerre moderne; il n'a, ni le génie morose de Coligny, ni la gravité de Guillaume le Taciturne, ni la farouche âpreté de Maurice de Nassau; sa sérénité est inaltérable, et le sourire joue sur ses lèvres, au centre de la bataille. Haut de six pieds, gros à l'avenant, il lui fallait des chevaux énormes. Son obésité le gênait parfois, mais le servait aussi: une balle qui eût tué Spinola, le maigre Génois, se logea dans sa graisse, qui se referma sur elle, et il n'en entendit plus parler.
Le marché d'occident est tenu par la Hollande, toute désorientée et divisée contre elle-même; elle avait deux têtes: Barnewelt et Maurice, elle vient de les couper. Barnewelt, esprit doux, ami de la liberté, mais surtout de la paix, chef du parti des provinces, partisan de la décentralisation, et par conséquent de la faiblesse, ambassadeur près d'Elisabeth, près de Henri IV et de Jacques Ier, qui fait rendre aux Provinces-Unies par ce dernier: la Brille, Flessingue et Ramekens, et qui meurt sur l'échafaud, hérétique et traître.
Maurice, qui a sauvé dix fois la Hollande, mais qui a tué Barnewelt, et qui, à ce meurtre, a perdu sa popularité,—Maurice, qui se croit aimé et qui est haï. Un matin, il traverse le marché de Gorcum et salue le peuple en souriant. Il croit que, salué par lui, le peuple va jeter joyeusement ses chapeaux en l'air et crier: Vive Nassau! Le peuple reste muet et garde son chapeau sur la tête. A partir de ce moment, son impopularité le tue, le veilleur infatigable, le capitaine insensible au danger, le dormeur au sommeil profond, l'homme gras maigrit, ne dort plus et meurt. C'est son frère cadet qui lui succède, Frédéric-Henri, et qui, comme faisant partie de l'héritage, reprend le marché d'hommes: petit comptoir, bien vêtus, bien nourris, régulièrement payés, faisant une guerre toute stratégique sur des chaussées de marais, et restant, pour bloquer scientifiquement une bicoque, deux ans dans l'eau jusqu'aux genoux. Les braves gens se ménagent, mais le gouvernement économe de la Hollande les ménage encore plus qu'ils ne se ménagent eux-mêmes; à ceux qui s'exposent aux canons et aux mousquetades les chefs crient: Eh! là-bas, ne vous faites pas tuer, chacun de vous représente un capital de 3,000 francs.
Mais le grand marché n'est ni au nord, ni à l'est, ni à l'occident: il est au centre même de l'Allemagne; il est tenu par un homme de race douteuse, par un chef de pillards et de bandits, dont Schiller a fait un héros. Est-il Slave, est-il Allemand? Sa tête ronde et ses yeux bleus disent: Je suis Slave. Ses cheveux d'un blond roux disent: Je suis Allemand. Son teint olivâtre dit: Je suis Bohême.
En effet, ce soldat maigre, ce capitaine à la mine sinistre, qui signe Waldstein, est né à Prague; il est né au milieu des ruines, des incendies et des massacres; aussi n'a-t-il ni foi, ni loi. Cependant, il a une croyance, ou plutôt trois. Il croit aux étoiles, il croit au hasard, il croit à l'argent. Il a établi le règne du soldat sur l'Europe, comme le péché a établi le règne de la mort sur le monde. Enrichi par la guerre, protégé par Ferdinand II, qui le fera assassiner, drapé dans un manteau de prince, il n'a ni la sérénité de Gustave, ni la mobilité physiognomique de Spinola; aux cris, aux plaintes, aux pleurs des femmes, aux accusations, aux menaces, aux imprécations des hommes, il n'est ni ému ni colère. C'est un spectre aveugle et sourd, pis que cela, c'est un joueur qui a deviné que la reine du monde, c'est la loterie. Il laisse le soldat tout jouer: la vie des hommes, l'honneur des femmes, le sang des peuples. Quiconque a un fouet à la main est prince, quiconque a une épée au côté est roi. Richelieu a longtemps étudié ce démon; il cite, dans un éloge qu'il fait de lui, cette série de crimes qu'il ne commit pas, mais laissa commettre, et, pour caractériser sa diabolique indifférence, il dit cette phrase caractéristique:—«Et avec cela pas méchant!»
Pour en finir avec l'Allemagne, la guerre de Trente ans va son train; sa première période, la période palatine, a fini en 1623. L'électeur palatin, Frédéric V, battu par l'Empereur, a perdu dans sa défaite la couronne de Bohême; la période danoise est en train de s'accomplir, Christian IV, roi de Danemark, est aux prises avec Wallenstein et Tilly, et, dans un an, elle en sera à la période suédoise.
Passons donc à l'Angleterre.
Quoique plus riche que l'Espagne, l'Angleterre n'est pas moins malade qu'elle. Le roi est en même temps en querelle avec son pays et avec sa femme; il est brouillé à moitié avec son parlement, qu'il va dissoudre, et tout-à-fait avec sa femme, qu'il veut nous renvoyer.
Charles Ier avait épousé Henriette de France, le seul enfant des enfants légitimes de Henri IV qui fût sûrement de lui. Madame Henriette était une petite brune, vive, spirituelle, plutôt agréable que séduisante, plutôt jolie que belle, brouillonne et têtue, sensuelle et galante; elle avait eu une jeunesse accidentée.
Bérulle, en la conduisant en Angleterre, lui proposait, à dix-sept ans, la repentante Madeleine pour modèle. Sortant de France, elle trouva l'Angleterre triste et sauvage; habituée à notre peuple bruyant et joyeux, elle trouva les Anglais tristes et graves; son mari lui plut médiocrement, elle prit comme une pénitence ce mariage avec un roi grondeur et violent, figure raide, altière et froide. Danois par sa mère, Charles Ier avait dans les veines un peu des glaces du pôle, avec cela honnête homme; elle essaya de son pouvoir par de petites querelles, vit que le roi revenait toujours le premier, et ne craignant plus rien, elle en essaya de grandes.
Son mariage avait été une véritable invasion catholique. Bérulle, qui la conduisit à son époux, et qui lui donnait ce bon conseil de modeler son repentir sur celui de la Madeleine, ignorait toute la haine que l'Angleterre gardait au papisme; plein des espérances que lui avait données un évêque français, que le faible Jacques avait laissé officier à Londres et confirmer en un jour dix-huit mille catholiques, il crut que l'on pouvait tout exiger, et exigea que les enfants, même catholiques, succédassent, qu'ils restassent aux mains de leur mère jusqu'à l'âge de treize ans, que la jeune reine eût un évêque, que cet évêque et son clergé parussent dans les rues de Londres avec leurs costumes; il résulta de toutes ces exigences accordées que la reine méconnut le terrain sur lequel elle marchait, qu'au lieu d'une épouse aimante, gracieuse et soumise, Charles Ier trouva en elle une triste et sèche catholique, convertissant le lit nuptial en chaire théologique et soumettant les désirs du roi aux jeûnes non-seulement de l'Eglise, mais de la controverse.
Ce ne fut pas tout: par une belle matinée de mai, la jeune reine traversa Londres dans toute sa longueur, et s'en alla avec son évêque, ses aumôniers, ses femmes, s'agenouiller au gibet de Tyburn, où avait été, vingt ans auparavant, lors de la conspiration des poudres, pendu le père Garnet et ses jésuites et, aux yeux de Londres indignée, fit sa prière pour le repos de l'âme de ces illustres assassins, qui, à l'aide de trente-six tonneaux de poudre, voulaient d'un seul coup faire sauter le roi, les ministres et le Parlement.
Le roi ne pouvait croire à cet outrage fait à la morale publique et à la religion de l'Etat: il entra dans une de ces violentes colères qui font tout oublier, ou plutôt qui font souvenir de tout. «Qu'on les chasse comme des bêtes sauvages—écrivit-il—ces prêtres et ces femmes qui vont prier au gibet des meurtriers!» La reine cria, la reine pleura, ses évêques et ses aumôniers excommunièrent et maudirent, les femmes se lamentèrent, comme les filles de Sion emmenées en esclavage, quand elles mouraient, au fond du cœur, de l'envie de rentrer en France.
Le reine courut à la fenêtre pour leur faire des signes d'adieux. Charles Ier, qui entrait en ce moment dans sa chambre, la pria de ne pas donner ce scandale si en dehors des mœurs anglaises, la reine cria plus fort, Charles la prit à bras-le-corps pour l'éloigner de la fenêtre, la reine se cramponna aux barreaux, Charles l'en arracha par violence, la reine s'évanouit, étendant vers le ciel ses mains ensanglantées, pour appeler la vengeance de Dieu sur son mari. Dieu répondit, le jour où, par une autre fenêtre, celle de White-Hall, Charles marcha à l'échafaud.
De cette querelle entre mari et femme, notre brouille avec l'Angleterre. Charles Ier fut mis au ban des reines de la chrétienté, comme un Barbe-Bleue britannique, et Urbain VIII, sur cette vague donnée d'une écorchure douteuse, dit à l'ambassadeur espagnol:—Votre maître est tenu de tirer l'épée pour une princesse affligée, ou il n'est ni catholique, ni chevalier!—La jeune reine d'Espagne, de son côté, sœur d'Henriette, écrivit de sa main au cardinal de Richelieu, appelant sa galanterie au secours d'une reine opprimée; l'infante de Bruxelles et la reine mère s'adressèrent au roi; Bérulle brocha sur le tout; on n'eut pas de peine à faire croire à Louis XIII, faible comme tous les petits esprits, que l'expulsion de ces Français était un outrage à sa couronne! Richelieu seul tint bon, de là le secours donné par l'Angleterre aux protestants de La Rochelle, l'assassinat de Buckingham, le deuil de cœur d'Anne d'Autriche, et cette ligue universelle des reines et des princesses contre Richelieu.
Maintenant, revenons en Italie, en Italie où nous allons trouver l'explication de toutes ces lettres que nous avons vu le comte de Moret remettre à la reine, à la reine mère et à Gaston d'Orléans, dans la situation politique du Montferrat et du Piémont, et dans l'exposition des intérêts rivaux du duc de Mantoue et du duc de Savoie.
Le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, d'autant plus ambitieux que sa souveraineté était plus exiguë, l'avait augmentée violemment du marquisat de Saluces, lorsque, allant en France pour discuter la légitimité de sa conquête, ne pouvant rien obtenir de Henri IV, à cet endroit, il entra dans la conspiration de Biron, conspiration non-seulement de haute trahison contre le roi, mais de lèse-patrie contre la France, qu'il s'agissait de morceler.
Toutes les provinces du Midi devaient appartenir à Philippe III.
Biron recevait la Bourgogne et la Franche-Comté avec une infante d'Espagne en mariage.
Le duc de Savoie avait le Lyonnais, la Provence et le Dauphiné.
La conspiration fut découverte: la tête de Biron tomba.
Henri IV eût laissé le duc de Savoie tranquille dans ses Etats, si celui-ci n'eût point été poussé à la guerre par l'Autriche. Il s'agissait, par le besoin d'argent, de forcer Henri à épouser Marie de Médicis. Henri se décida, toucha la dot, battit à plate couture le duc de Savoie, le força de traiter avec lui, et lui laissant le marquisat de Saluces, lui prit la Bresse entière, le Bugey, le Valromey, le pays de Gex, les deux rives du Rhône, depuis Genève jusqu'à Saint-Genix, et enfin le château Dauphin, situé au sommet de la vallée de Vraita.
A part Château-Dauphin, Charles-Emmanuel n'avait rien perdu en Piémont; au lieu d'être à cheval sur les Alpes, il n'en gardait plus que le versant oriental, mais il restait le maître des passages qui conduisaient de la France en Italie.
Ce fut à cette occasion que notre spirituel Béarnais baptisa Charles-Emmanuel du nom de prince des Marmottes, qui lui resta.
Il fallut bien qu'à partir de ce moment le prince des Marmottes se regardât comme un prince italien.
Il ne s'agissait plus pour lui que de s'agrandir en Italie.
Il y fit plusieurs tentatives infructueuses, quand une occasion se présenta, qu'il crut non-seulement opportune mais immanquable.
François de Gonzague, duc de Mantoue et du Montferrat, mourut ne laissant de son mariage avec Marguerite de Savoie, fille de Charles-Emmanuel, qu'une fille unique. Son grand-père réclama la tutelle de l'enfant pour la douairière de Montferrat. Il comptait marier un jour avec elle son fils aîné Victor-Amédée, et réunir ainsi le Mantouan et le Montferrat au Piémont. Mais le cardinal Ferdinand de Gonzague, frère du duc mort, accourut de Rome, s'empara de la régence et fit enfermer sa nièce au château de Goïto, de peur qu'elle ne tombât au pouvoir de son oncle maternel.
Le cardinal Ferdinand mourut à son tour, et il y eut un moment d'espoir pour Charles-Emmanuel; mais le troisième frère, Vincent de Gonzague, vint réclamer la succession et s'en empara sans conteste.
Charles-Emmanuel prit patience; accablé d'infirmités, le nouveau duc ne pouvait durer longtemps. Il tomba malade en effet, et Charles-Emmanuel se crut sûr cette fois de tenir le Montferrat et le Mantouan.
Mais il ne voyait pas l'orage qui se formait contre lui de ce côté-ci des monts.
Il y avait en France un certain Louis de Gonzague, duc de Nevers, chef d'une branche cadette; il avait eu pour fils Charles de Nevers, qui se trouvait oncle des trois derniers souverains du Montferrat; son fils, le duc de Rethellois, se trouvait donc cousin de Marie de Gonzague, héritière de Mantoue et du Montferrat.
Or, l'intérêt du cardinal de Richelieu—et l'intérêt du cardinal de Richelieu était toujours celui de la France—l'intérêt du cardinal de Richelieu voulait qu'il y eût un partisan zélé des fleurs de lis au milieu des puissances lombardes, toujours prêtes à se déclarer pour l'Autriche ou l'Espagne; le marquis de Saint-Chamont, notre ambassadeur près Vincent de Gonzague reçut ses instructions, et Vincent de Gonzague déclarait, en mourant, le duc de Nevers son héritier universel.
Le duc de Rethellois vint prendre possession, au nom de son père, avec le titre de vicaire général, et la princesse Marie fut envoyée en France, où on la mit sous la sauvegarde de Catherine de Gonzague, duchesse douairière de Longueville, femme de Henri Ier d'Orléans, et qui se trouvait être la tante de Marie, étant fille de ce même Charles de Gonzague qui venait d'être appelé au duché de Mantoue.
Un des concurrents de Charles de Nevers était César de Gonzague, duc de Guastalla, dont le grand-père avait été accusé d'avoir empoisonné le Dauphin, frère aîné de Henri II, et d'avoir assassiné cet infâme Pierre-Louis Farnèse, duc de Parme, fils du pape Paul III.
L'autre, nous le connaissons, c'était le duc de Savoie.
Cette politique de la France le rapprocha à l'instant de l'Espagne et de l'Autriche. Les Autrichiens occupèrent le Mantouan, et don Gonzalès de Cordoue se chargea de reprendre aux Français qui les occupaient: Cazal, Nice, de la Paille, Monte-Calvo et le pont de Sture.
Les Espagnols prirent tout, excepté Cazal, et le duc de Savoie se trouva en deux mois maître de tout le pays compris entre le Pô, le Tanaro et le Belbo.
Tout cela se passait tandis que nous faisions le siége de La Rochelle.
Ce fut alors que la France envoya, pour le comte de Rethellois, ces 16,000 hommes, commandés par le marquis d'Uxelles, lesquels, manquant de vivres et de solde par la négligence, ou plutôt par la trahison de Créquy, furent repoussés par Charles-Emmanuel, au grand regret du cardinal.
Mais il lui restait au centre du Piémont une ville qui avait vaillamment tenu et sur laquelle flottait toujours le drapeau de la France, c'était Cazal, défendue par un brave et loyal capitaine, nommé le chevalier de Gurron.
Malgré la déclaration bien positive faite par Richelieu, que la France soutiendrait les droits de Charles de Nevers, le duc de Savoie avait grand espoir que ce prétendant serait un jour ou l'autre abandonné du roi Louis XIII, car il connaissait la haine que lui portait Marie de Médicis, qu'il avait autrefois refusé d'épouser, sous prétexte que les Médicis n'étaient pas de naissance à s'allier avec les Gonzague, qui étaient princes avant que les Médicis ne fussent seulement gentilshommes.
Et maintenant on connaît la cause des ressentiments qui poursuivent le cardinal, et dont il s'est plaint si amèrement à sa nièce.
La reine-mère hait le cardinal de Richelieu pour une multitude de raisons; la première et la plus âcre de toutes, c'est qu'il a été son amant et qu'il ne l'est plus; qu'il a commencé par lui obéir en toutes choses, et qu'il a fini par lui être opposé sur tous les points; que Richelieu veut la grandeur de la France et l'abaissement de l'Autriche, tandis qu'elle veut la grandeur de l'Autriche et l'abaissement de la France, et qu'enfin Richelieu veut faire un duc de Mantoue, de Nevers, dont elle ne veut rien faire, à cause de la vieille rancune qu'elle garde contre lui.
La reine Anne d'Autriche hait le cardinal de Richelieu, parce qu'il a traversé ses amours avec Buckingham, ébruité la scandaleuse scène des jardins d'Amiens, chassé d'auprès d'elle Mme de Chevreuse, sa complaisante amie, battu les Anglais, avec lesquels était son cœur, qui ne fut jamais à la France, parce qu'elle le soupçonne sourdement, n'osant le faire tout haut, d'avoir dirigé le couteau de Felton contre la poitrine du beau duc, et, enfin, parce qu'il surveille obstinément les nouvelles amours qu'elle pourrait avoir, et qu'elle sait qu'aucune de ses actions, même les plus cachées, ne lui échappe.
Le duc d'Orléans hait le cardinal de Richelieu, parce qu'il sait que le cardinal le connaît ambitieux, lâche et méchant, attendant avec impatience la mort de son frère, capable de la hâter dans l'occasion, parce qu'il lui a ôté l'entrée au conseil, emprisonné son précepteur Ornano, décapité son complice Chalais, et que, pour toute punition d'avoir conspiré sa mort, il l'a enrichi et déshonoré. Au reste, n'aimant personne que lui-même, il ne compte, la mort de son frère arrivant, épouser la reine, plus âgée que lui de sept ans, que dans le cas où la reine serait enceinte.
Enfin le roi le haïssait parce qu'il sentait que tout dans le cardinal était génie, patriotisme, amour réel de la France, tandis qu'en lui tout était égoïsme, indifférence, infériorité, parce qu'il ne régnerait pas tant que le cardinal vivrait, et régnerait mal le cardinal mort: mais une chose le ramène incessamment au cardinal, dont incessamment on l'éloigne.
On se demande quel est le philtre qu'il lui a fait boire, le talisman qu'il lui a pendu au cou, l'anneau enchanté qu'il lui a passé au doigt! Son charme, c'est sa caisse toujours pleine d'or, et toujours ouverte pour le roi. Concini l'avait tenu dans la misère, Marie de Médicis dans l'indigence, Louis XIII n'avait jamais eu d'argent, le magicien toucha la terre de sa baguette, et le Pactole jaillit aux yeux du roi, qui dès lors eut toujours de l'argent, même quand Richelieu n'en avait pas.
Dans l'espérance que maintenant tout est aussi clair sur l'échiquier de nos lecteurs que sur celui de Richelieu, nous allons reprendre notre récit où nous l'avons laissé à la fin du premier volume.
CHAPITRE II.
MARIE DE GONZAGUE.
Pour arriver au résultat que nous venons de promettre, c'est-à-dire pour reprendre notre récit où nous l'avons abandonné à la fin de notre dernier volume, il faut que nos lecteurs aient la bonté d'entrer avec nous à l'hôtel de Longueville, qui, adossé à celui de la marquise de Rambouillet, coupe avec lui, en deux, le terrain qui s'étend de la rue Saint-Thomas-du-Louvre à la rue Saint-Nicaise, c'est-à-dire est situé comme l'hôtel Rambouillet, entre l'église Saint-Thomas-du-Louvre et l'hôpital des Quinze-Vingts; seulement son entrée est rue Saint-Nicaise, juste en face des Tuileries, tandis que l'entrée de l'hôtel de la marquise, est, nous l'avons dit, rue Saint-Thomas-du-Louvre.
Huit jours se sont passés depuis les événements qui ont fait, jusqu'à présent, le sujet de notre récit.
L'hôtel, qui appartient au prince Henri de Condé, le même qui prenait Chapelain pour un statuaire, et qui a été habité par lui et par Mme la princesse sa femme, avec laquelle nous avons fait connaissance à la soirée de Mme de Rambouillet, a été abandonné en 1612, deux ans après son mariage avec Mlle de Montmorency, époque à laquelle il acheta, rue Neuve Saint-Lambert, un magnifique hôtel qui débaptisa cette rue pour lui donner le nom de rue de Condé, qu'elle porte aujourd'hui. Il est habité seulement, au moment où nous sommes arrivés, c'est-à-dire au 13 décembre 1628 (les événements sont tellement importants à cette époque, qu'il est bon de prendre les dates), par Mme la duchesse douairière de Longueville et par sa pupille, Son Altesse la princesse Marie, fille de François de Gonzague, dont la succession causa tant de troubles, non seulement en Italie, mais en Autriche et en Espagne, et de Marguerite de Savoie, fille elle-même de Charles-Emmanuel.
Marie de Gonzague, née en 1612, atteignait donc sa seizième année; tous les historiens du temps s'accordent à affirmer qu'elle était belle à ravir, et les chroniqueurs, plus précis dans leurs dires, nous apprennent que cette beauté consistait: dans une taille moyenne parfaitement prise; dans ce teint mat des femmes nées à Mantoue, que, comme les femmes d'Arles, elles doivent aux émanations des marais qui les entourent; dans des cheveux noirs, des yeux bleus, des sourcils et des cils de velours, des dents de perle et des lèvres de corail, un nez grec d'une forme irréprochable dominant ces lèvres, qui n'avaient pas besoin du secours de la voix pour faire les plus suaves promesses.
Inutile de dire que, vu le rôle important qu'elle était appelée à jouer comme fiancée du duc de Rethellois, fils de Charles de Nevers, héritier du duc Vincent, dans les événements qui allaient s'accomplir, Marie de Gonzague, à qui sa beauté eût suffi, comme à l'étoile polaire son éclat, pour attirer les regards de tous les jeunes cavaliers de la cour, attirait en même temps ceux des hommes que leur âge, leur gravité ou leur ambition, poussaient à la politique.
On la savait d'abord puissamment protégée par le cardinal de Richelieu, et c'était un motif de plus, pour ceux qui voulaient faire leur cour au cardinal, de faire à la belle Marie de Gonzague une cour assidue.
C'était évidemment à cette protection du cardinal, protection dont la présence de Mme de Combalet était une preuve, que nous pouvons voir, vers sept heures du soir, arriver rue Saint-Nicaise, et descendre à la porte de l'hôtel de Longueville, les uns de leurs voitures, et les autres de la nouvelle invention qui depuis la veille est en pratique, c'est-à-dire de ces chaises à porteurs dont Souscarrières partage le brevet avec Mme Cavois, les principaux personnages de l'époque, qu'on introduit, au fur et à mesure qu'ils arrivent, dans le salon au plafond orné de caissons peints représentant les faits et gestes du bâtard Dunois, fondateur de la maison de Longueville, et de tapisseries qu'éclairaient à peine un immense lustre descendant du centre du plafond, et des candélabres posés sur les cheminées et sur les consoles, où se tient la princesse Marie.
Un des premiers arrivés était M. le prince.
Comme M. le prince jouera un certain rôle dans notre récit, qu'il en a joué un grand dans l'époque qui précède et dans celle qui doit suivre, rôle triste et ténébreux, nous demandons au lecteur la permission de lui faire connaître ce rejeton dégénéré de la première branche des Condé.
Les premiers Condé étaient braves et rieurs, celui-ci était lâche et sombre. Il disait tout haut: «Je suis un poltron, c'est vrai, mais Vendôme l'est encore plus que moi!»—Et cela le consolait, en supposant qu'il eût besoin de consolation.
Expliquons ce changement.
En mourant assassiné à Jarnac, ce charmant petit prince de Condé qui, quoique un peu bossu, était la coqueluche de toutes les femmes et duquel on disait:
Qui toujours chante et toujours rit,
Toujours caresse la mignonne,
Dieu gard' de mal le petit homme!
En mourant assassiné à Jarnac, ce charmant petit prince de Condé laissait un fils, qui devint, avec le jeune Henri de Navarre, le chef du parti protestant.
Celui-là, c'était le digne fils de son père qui, au combat de Jarnac, avait chargé à la tête de cinq cents gentilshommes avec un bras en écharpe et une jambe cassée, dont les os traversaient sa botte. Ce fut lui qui, le jour de la Saint-Barthélemy, à Charles IX, qui lui criait: Mort ou messe! répondait: Mort! tandis que Henri, plus prudent, répondait: Messe!
Celui-là, c'était le dernier des grands Condé de la première race.
Il ne devait pas mourir sur un champ de bataille, glorieusement couvert de blessures, et assassiné par un autre Montesquiou. Il devait mourir tout simplement empoisonné par sa femme.
Après une absence de cinq mois, il revint à son château des Andelys; sa femme, une demoiselle de La Trémouille, était enceinte d'un page gascon. Au dessert du dîner qu'elle lui donna à son retour, elle lui servit une pêche.
Deux heures plus tard, il était mort!
La même nuit, le page se sauvait en Espagne.
Accusée par le cri public, l'empoisonneuse fut arrêtée.
Le fils de l'adultère naquit dans la prison où sa mère resta huit ans sans qu'on osât lui faire son procès, tant on était sûr de la trouver coupable! Au bout de huit ans, Henri IV, qui ne voulait pas voir s'éteindre les Condé, ce magnifique rameau de l'arbre des Bourbons, fit sortir de prison, sans jugement, la veuve absoute par la clémence royale, mais condamnée par la conscience publique.
Disons en deux mots comment ce Henri, prince de Condé, deuxième du nom, qui prenait Chapelain pour un statuaire, avait épousé Mlle de Montmorency; l'histoire est curieuse et mérite que nous ouvrions une parenthèse pour la raconter, cette parenthèse dût-elle être un peu longue. Il n'y a pas de mal, d'ailleurs, que l'on apprenne chez les romanciers certains détails qu'oublient de raconter les historiens, soit qu'ils les jugent indignes de l'histoire, soit que probablement ils les ignorent eux-mêmes.
En 1609, la reine Marie de Médicis montait un ballet, et le roi Henri IV boudait, parce que, comme danseuse dans ce ballet, composé des plus jolies femmes de la cour, elle avait refusé d'admettre Jacqueline de Bueil, mère du héros de notre histoire, du comte de Moret.
Et comme les illustres danseuses qui devaient figurer au ballet étaient obligées, pour aller faire répétition à la salle de spectacle du Louvre, de passer devant la porte de Henri IV, Henri IV, en signe de mauvaise humeur, fermait sa porte.
Un jour, il la laissa entrebâillée.
Par cette porte entrebâillée, il vit passer Mlle Charlotte de Montmorency.
«Or, dit Bassompierre dans ses mémoires, il n'y avait rien sous le ciel de plus beau que Mlle de Montmorency, ni de meilleure grâce, ni de plus parfait.»
Cette vision lui parut si radieuse que sa mauvaise humeur prit immédiatement des ailes de papillon et s'envola. Il se leva du fauteuil où il boudait et la suivit, comme Enée suivait Vénus enveloppée d'un nuage.
Ce jour-là, et pour la première fois, il assista donc au ballet.
Il y avait un moment où les dames, vêtues en nymphes, et, si léger que soit de nos jours le costume de nymphe, il était encore plus léger au dix-neuvième siècle; il y avait, disons-nous, un moment où les dames vêtues en nymphes, faisaient toutes à la fois semblant de lever le javelot, comme si elles eussent voulu le lancer à un but quelconque; Mlle de Montmorency, en levant le sien, se tourna vers le roi et sembla vouloir l'en percer; le roi ne se doutant point du danger qu'il courait, était venu sans cuirasse; aussi dit-il que la belle Charlotte fit de si bonne grâce cette action de le menacer de son javelot, qu'il crut sentir le javelot pénétrer au plus profond de son cœur.
Mme de Rambouillet et Mlle Paulet étaient de ce ballet, et ce fut de ce jour que toutes deux firent amitié avec Mlle de Montmorency, quoiqu'elles fussent de cinq ou six ans plus âgées qu'elle.
A partir de ce jour-là, le bon roi Henri IV oublia Jacqueline de Bueil; il était fort oublieux, comme on sait, et il ne songea plus qu'à s'assurer la possession de Mlle de Montmorency. Il ne s'agissait pour cela que de trouver à la belle Charlotte un mari complaisant qui, moyennant une dot de quatre ou cinq cent mille francs, fermât d'autant plus les yeux que le roi les ouvrirait davantage.
Il en avait fait ainsi pour la comtesse de Moret, qu'il avait mariée à M. de Cesy, lequel était parti pour une ambassade le soir même de ses noces.
Le roi croyait avoir son homme sous la main.
Il jeta les yeux sur cet enfant du meurtre et de l'adultère. Marié de la main du roi et à la fille d'un connétable, la tache de sa naissance disparaissait.
D'ailleurs toutes les conditions furent faites avec lui. Il promit tout ce que l'on voulut; le connétable donna cent mille écus à sa fille, Henri IV un demi-million, et Henri II de Condé, qui la veille avait dix mille livres de rentes, se trouva le matin de ses noces en avoir cinquante.
Il est vrai que le soir, il devait partir. Il ne partit pas.
Cependant il tint le côté de la convention qui consistait à rester la première nuit de ses noces dans une chambre séparée de celle de sa femme, et le pauvre amoureux de cinquante ans obtint d'elle que, pour bien lui prouver qu'elle était seule et maîtresse d'elle-même, elle se montrerait sur son balcon, ses cheveux dénoués et entre deux flambeaux.
En l'apercevant, le roi faillit mourir de joie.
Il serait trop long de suivre Henri dans les folies que lui fit faire ce dernier amour, au milieu duquel le coup de couteau de Ravaillac l'arrêta court, au moment où il allait chercher chez la belle Mlle Paulet des consolations que la charmante Lionne lui prodiguait et qui ne le consolaient pas.
Après la mort du roi, M. de Condé rentra en France avec sa femme, qui était toujours Mlle de Montmorency, et qui ne devint Mme de Condé que pendant les trois ans que son mari passa à la Bastille. Il est probable qu'avec les dispositions bien connues de M. de Condé pour les écoliers de Bourges, sans ces trois ans passés à la Bastille, ni le grand Condé, ni Mme de Longueville n'auraient jamais vu le jour.
M. le prince était surtout connu pour son avarice; il courait à cheval dans les rues de Paris, sur une haquenée et avec un seul valet, quand il avait des procès ou qu'il allait solliciter ses juges. La Martellière, fameux avocat de l'époque, avait, comme les médecins, des jours de consultations gratis. Il y allait ces jours-là.
Toujours fort mal vêtu, il avait fait ce soir-là meilleure toilette que de coutume; peut-être savait-il trouver le duc de Montmorency, son beau-frère, chez la princesse Marie, et avait-il fait toilette pour lui, le duc lui ayant dit que la première fois qu'il le rencontrerait vêtu d'une façon indigne d'un prince du sang, il ferait semblant de ne pas le connaître.
C'est que Henri II, duc de Montmorency, était l'antipode de Henri II, prince de Condé; c'était le frère de la belle Charlotte, et il était aussi élégant que M. de Condé l'était peu, aussi libéral que M. de Condé était avare. Un jour, ayant entendu dire à un gentilhomme que, s'il trouvait 20,000 écus à emprunter pour deux ans, sa fortune serait faite:
—N'allez pas plus loin, lui dit-il, ils sont trouvés.
Et sur un bout de papier, il écrivit au crayon: Bon pour 20,000 écus.
—Portez cela demain à mon intendant, dit-il au gentilhomme, et tâchez de prospérer.
Deux ans après, en effet, le gentilhomme rapporta à M. de Montmorency les 20,000 écus.
—Allez, allez, monsieur, lui dit le duc, c'est bien assez que vous me les ayez rapportés, je vous les donne de bon cœur.
Il avait été fort amoureux de la reine, en même temps que M. de Bellegarde, avec lequel il faillit se couper la gorge à ce sujet. La reine, qui coquetait avec tous deux, ne savait lequel écouter, lorsque Buckingham vint à la cour et les mit d'accord, quoique M. de Montmorency n'eût alors que trente ans et que M. de Bellegarde en eût soixante. Il paraît que le vieux gentilhomme avait à cette occasion fait autant de bruit que le jeune prince, car, à cette époque, on fredonna ce couplet dans toutes les alcôves:
Ne luit plus au Louvre,
Chacun le découvre
Et dit qu'un berger
Arrivé de Douvre
L'a fait déloger.
Les rois, du moment où ils sont mariés, n'y voient pas plus clair que les autres maris; aussi Louis XIII exila-t-il à ce propos M. de Montmorency à Chantilly; rentré en grâce par l'influence de Marie de Médicis, il était revenu passer un mois à la cour, puis était parti pour son gouvernement du Languedoc, où il avait appris la nouvelle du duel et l'exécution en Grève de son cousin François de Montmorency, comte de Bouteville.
Par sa femme, Maria Felice Orsini, fille de ce même Virginio Orsini, qui avait accompagné Marie de Médicis en France, il était neveu de la reine-mère; de là venait la protection dont elle l'honorait.
Jalouse comme une italienne, Maria Orsini, qui, selon le poète Théophile, avait la blancheur des neiges célestes, avait commencé par fort tourmenter son mari, qui avait, dit Tallemant des Réaux, une telle vogue, qu'il n'y avait pas une femme, de celles qui avaient un peu de galanterie en tête, qui ne voulût à toute force être cajolée par lui.
Enfin, un compromis était intervenu entre le duc et sa femme, par lequel celle-ci lui permettait de faire autant de galanteries qu'il lui plairait, pourvu qu'il vînt les lui raconter. Une de ses amies lui disait un jour qu'elle ne comprenait point qu'elle donnât à son mari une telle latitude, et surtout qu'elle en exigeât le récit.
—Bon, répondit-elle; je ménage ce récit-là pour le moment où nous sommes couchés, et j'y trouve toujours mon compte.
Et en effet, il n'était point étonnant que les femmes, surtout celles de cette époque toute sensuelle, se prissent de passion pour un beau prince de trente-trois ans, de la première famille de France, riche à millions, gouverneur d'une province, amiral de France à 17 ans, duc et pair à 18, chevalier du Saint-Esprit à 25, qui comptait parmi ses ancêtres quatre connétables et six maréchaux, et dont la suite ordinaire se composait de cent gentilshommes et de trente pages.
Mais revenons à la soirée de la princesse Marie. Quelques moments après l'arrivée à l'hôtel de Longueville du prince de Condé qui, nous l'avons dit, avait fait toilette, afin d'éviter les reproches de M. de Montmorency, la porte du salon s'ouvrit à deux battants, et l'huissier cria:
—Son Altesse Royale Monseigneur Gaston d'Orléans.
Toutes les conversations s'arrêtèrent; ceux qui étaient debout restèrent debout, ceux qui étaient assis se levèrent, la princesse Marie elle-même.
—Bon! dit Mme de Combalet, confidente du cardinal, en se levant à son tour et en saluant plus respectueusement que personne, voici la comédie qui commence; ne perdons pas un mot de ce qui se dira sur le théâtre, ni, s'il est possible, de ce qui se fera dans les coulisses.
CHAPITRE III.
LE COMMENCEMENT DE LA COMÉDIE.
Et, en effet, c'était la première fois que publiquement, et au milieu d'une grande soirée, le duc d'Orléans se présentait chez la princesse Marie de Gonzague.
Il était facile de voir qu'il avait donné à sa toilette un soin tout particulier. Il était vêtu d'un pourpoint de velours blanc, passementé d'or, avec le manteau pareil, doublé de satin cerise; il portait des chausses de velours cerise, de la même couleur que la doublure de son manteau; il était coiffé, ou plutôt il tenait à la main, car, contre son habitude, il s'était découvert, et tout le monde le remarqua, il tenait à la main un chapeau de feutre blanc, avec une ganse de diamants et des plumes cerise. Enfin il était chaussé de bas de soie et de souliers de satin blanc; des flots de rubans aux deux couleurs adoptées par lui sortaient, abondants et pleins d'élégance, de toutes les ouvertures de son pourpoint et à l'endroit des jarretières.
Mgr Gaston était peu aimé, encore moins estimé. Nous avons dit le tort que lui avait fait dans ce monde brave, élégant et chevaleresque, sa conduite dans le procès de Chalais; aussi fut-il accueilli par un silence général.
En l'entendant annoncer, la princesse Marie avait jeté un coup-d'œil d'intelligence à la douairière de Longueville. Dans la journée, on avait reçu une lettre de Son Altesse Royale qui prévenait Mme de Longueville de sa visite pour le soir et la priait, s'il était possible, de lui ménager quelques minutes d'entretien avec la princesse Marie, à laquelle il avait, disait-il, des choses de la plus haute importance à communiquer.
Il s'avança vers la princesse Marie, en sifflotant un petit air de chasse; mais comme on savait que devant la reine même il ne pouvait s'empêcher de siffler, personne ne s'inquiéta de cette inconvenance, pas même la princesse Marie, qui lui tendit gracieusement la main.
Le prince la lui baisa en l'appuyant longtemps et fortement contre ses lèvres, puis il salua courtoisement Mme la douairière de Longueville, s'inclina presque légèrement devant Mme de Combalet, et s'adressant à la fois aux cavaliers et aux dames:
—Par ma foi, dit-il, mesdames et messieurs, je vous recommande la nouvelle invention de M. Souscarrières; rien de plus commode, sur mon honneur. Connaissez-vous cela, princesse?
—Non, monseigneur, j'en ai entendu parler seulement par quelques personnes qui ont employé ce véhicule pour me venir saluer ce soir.
—C'est en vérité ce qu'il y a de plus commode, et quoique nous ne soyons pas grands amis, M. de Richelieu et moi, je ne puis qu'applaudir à cette innovation pour laquelle il a donné privilége à M. de Bellegarde. Son père, qui est grand écuyer, n'aura dans toute sa vie rien inventé de pareil, et je proposerais de donner le revenu de toutes ses charges à son fils pour le service qu'il nous rend. Imaginez-vous, princesse, une brouette fort propre, doublée de velours, avec glaces quand on veut voir, rideaux quand on ne veut pas être vu, et où l'on est très bien assis. Il y en a pour aller seul et d'autres pour aller à deux. Cela est porté par des Auvergnats, qui vont au pas, au trot ou au galop, selon les besoins et la rétribution du voituré.
J'ai essayé du pas tant que j'ai été dans le Louvre, et du trot quand j'ai été sorti; ils ont le pas fort cadencé et le trot fort doux. Ce qu'il y a de commode, c'est qu'ils viennent, si le temps est mauvais, vous chercher jusque dans le vestibule, où ne peuvent venir vous prendre les carrosses, et ce qu'il y a de merveilleux, c'est que le marchepied n'existant pas, on n'est jamais crotté; on pose la chaise, cela s'appelle une chaise, et celui qui en sort se trouve de niveau avec le parquet. Il ne tiendra pas à moi, je vous jure, que l'invention ne devienne à la mode. Je vous la recommande, duc, dit-il en s'adressant à Montmorency et en le saluant de la tête.
—Je m'en suis servi aujourd'hui même, dit le duc en s'inclinant, et je suis en tout point de l'avis de Votre Altesse.
Puis se retournant du côté du duc de Guise, qui, lui aussi, se trouvait là:
—Bonjour, mon cousin, dit-il, quelles nouvelles de la guerre?
—C'est à vous, monseigneur, qu'il faut en demander; plus les rayons du soleil sont près de nous, plus ils nous éclairent.
—Oui, quand ils ne nous aveuglent pas. Quant à moi, je suis plus que borgne en politique; et si cela continue, je solliciterai la princesse Marie de vouloir bien demander une chambre pour moi à ses voisins MM. les Quinze-Vingts.
—Si Votre Altesse désire savoir des nouvelles, nous pourrons lui en donner. J'ai reçu avis que Mlle Isabelle de Lautrec, son service fini près de la reine, viendrait ce soir nous communiquer une lettre qu'elle a reçue du baron de Lautrec, son père, qui, comme vous le savez, est à Mantoue, près du duc de Rethellois.
—Mais, demanda Mgr Gaston, ces nouvelles peuvent-elles être rendues publiques?
—Le baron le pense, monseigneur, et le lui dit dans sa lettre.
—En échange, dit Gaston, je vous donnerai des nouvelles d'alcôves, les seules qui m'intéressent, maintenant que j'ai renoncé à la politique.
—Dites, monseigneur, dites, firent les dames en riant.
Mme de Combalet, par habitude, se couvrit le visage de son éventail.
—Je parie, dit le duc de Guise, que vous voulez parler de mon gredin de fils?
—Justement! Vous savez qu'il se fait donner la chemise comme un prince du sang, huit ou dix personnes ont fait la sottise de la lui passer; mais il y a quelques jours, il la donna à l'abbé de Retz, qui a fait semblant de la chauffer et l'a laissée tomber dans le feu, où elle a brûlé, après quoi l'abbé a pris son chapeau, a salué et est sorti.
—Il a, par ma foi! bien fait, dit le duc de Guise, et il en aura mon compliment la première fois que je le rencontrerai.
—Si j'osais prendre la parole, dit Mme de Combalet, je dirais qu'il a fait pis que cela.
—Oh! dites, dites, madame, fit M. de Guise.
—Eh bien, à la dernière visite qu'il a faite à sa sœur, Mme de Saint-Pierre, à Reims, il dîna avec elle au parloir, et ensuite entra au couvent, comme prince, après le dîner; le voilà, avec ses seize ans, qu'il se met à courir après les religieuses, qu'il attrape la plus belle, et que, bon gré mal gré, il l'embrasse.—Mon frère! criait Mme de Saint-Pierre, vous moquez vous des épouses de Jésus-Christ?—Bon! répondait le vaurien, Dieu est trop puissant pour permettre que l'on embrasse ses épouses, si telle n'était pas sa volonté.—Je me plaindrai à la reine! disait la religieuse embrassée, qui était très-jolie. L'abbesse eut peur.—Embrassez celle-là aussi, dit-elle au prince.—Ah! ma sœur, elle est bien laide.—Raison de plus, vous aurez l'air d'avoir fait la chose par enfantillage, et sans savoir ce que vous faites.—Est-ce bien utile, ma sœur?—Très utile, ou la jolie se plaindra.—Eh bien, toute laide qu'elle soit, puisque vous le voulez, elle sera embrassée. Et il l'embrassa; la laide lui en sut gré et empêcha la jolie de se plaindre.
—Et comment savez-vous cela, belle veuve? demanda le duc à Mme de Combalet.
—Mme de Saint-Pierre a fait son rapport à mon oncle; mais mon oncle a une telle faiblesse pour la maison de Guise, qu'il n'a fait qu'en rire.
—Je l'ai rencontré il y a un mois à peu près, dit M. le prince, avec un bas de soie jaune, en guise de plume, à son chapeau. Que voulait dire cette nouvelle folie?
—Cela voulait dire, fit M. d'Orléans, qu'il était alors amoureux de la Villiers de l'hôtel de Bourgogne, et qu'elle jouait un rôle dans lequel elle portait des bas jaunes. Il lui fit faire, par Tristan l'Hermite, des compliments sur sa jambe. Elle tira un de ses bas et le remit à Tristan en disant: Si M. de Joinville veut, durant trois jours, porter à son chapeau ce bas en guise de plume, il pourra me venir après demander tout ce qu'il voudra.
—Eh bien?
—Eh bien, il a porté le bas trois jours, et voilà mon cousin de Guise, son père, qui vous dira que le quatrième, il n'est rentré à l'hôtel de Guise qu'à onze heures du matin.
—Voilà une belle vie pour un futur archevêque!
—En ce moment-ci, continua Son Altesse Royale, c'est de Mlle de Pons, une grosse blonde, joufflue, qui est à la reine, qu'il est amoureux; l'autre jour elle s'est purgée, il s'est informé de l'adresse de son apothicaire, il a pris la même drogue qu'elle, en lui écrivant: «Il ne sera pas dit que vous serez purgée, et que je ne me serai pas purgé en même temps que vous.»
—Ah! dit le duc, cela m'explique pourquoi le maître fou a fait venir à l'hôtel de Guise tous les montreurs de chiens de Paris, l'autre jour. Imaginez-vous que je rentre à l'hôtel, et que je trouve la cour pleine de chiens en toutes sortes de costumes; il y en avait plus de trois cents, avec une trentaine de baladins, qui traînaient chacun sa meute.
—Que fais-tu là, Joinville? lui demandai-je.
—Je me donne le spectacle, mon père, me répondit-il. Devinez pourquoi il avait fait venir tous ces bateleurs?—Pour leur promettre à chacun un louis si, dans trois jours, tous les chiens savants de Paris ne sautaient plus que pour Mlle de Pons.
—A propos, dit Gaston, qui, avec son caractère inquiet, trouvait que l'on s'occupait bien longtemps de la même chose, en votre qualité de voisine, chère douairière, vous devez avoir des nouvelles du pauvre Pisani; on m'en a donné hier de lui, qui n'étaient pas trop mauvaises.
—J'en ai fait prendre ce matin, et l'on m'a dit que les médecins répondaient à peu près de lui.
—Nous allons en avoir de fraîches, dit le duc de Montmorency, j'ai déposé le comte de Moret à la porte de l'hôtel Rambouillet, où il a voulu aller en prendre en personne.
—Comment! le comte de Moret, dit madame de Combalet, qui disait donc que Pisani avait voulu le faire tuer?
—Oui, dit le duc, mais il paraît que c'était un quiproquo.
En ce moment, la porte s'ouvrit et l'huissier annonça:
—Monseigneur Antoine de Bourbon, comte de Moret.
—Oh! tenez, dit le duc, le voilà, il vous racontera la chose lui-même, et beaucoup mieux que moi qui bredouille, aussitôt que je veux dire vingt mots de suite.
Le comte de Moret entra, et tous les yeux en effet se tournèrent de son côté, et, nous devons le dire, tout particulièrement ceux des dames.
N'ayant point été présenté encore à la princesse Marie, il attendit à la porte que M. de Montmorency l'y vînt prendre et le conduisît à la princesse, ce que le duc s'empressa de faire, avec la grâce dont il faisait toute chose.
Non moins gracieusement, le jeune prince salua la princesse, lui baisa la main, lui donna en deux mots des nouvelles du comte de Rethellois, qu'il avait vu en passant à Mantoue, baisa la main de la douairière de Longueville, ramassa le bouquet qui, dans le mouvement qu'avait fait Mme de Combalet pour lui ouvrir la route, s'était détaché de sa guimpe et était allé tomber à terre, le lui tendit avec une charmante révérence, et, après s'être incliné profondément devant Mgr Gaston, alla prendre modestement sa place près du duc de Montmorency.
—Mon cher prince, lui dit celui-ci, quand la cérémonie fut achevée, justement comme vous alliez entrer, on parlait de vous.
—Ah! bah! suis-je donc un personnage si important pour que l'on s'occupe de moi en si bonne compagnie?
—Vous avez bien raison, monseigneur, dit une voix de femme, un homme qu'on veut assassiner parce qu'il est l'amant de la sœur de Marion Delorme, vaut-il la peine que l'on s'occupe de lui?
—Holà! dit le prince, voilà une voix que je connais. N'est-ce pas celle de ma cousine?
—Oui-dà! maître Jaquelino, répondit Mme de Fargis en s'avançant et en lui tendant la main.
Le comte la lui serra. Puis tout bas:
—Vous savez qu'il faut que je vous revoie et surtout que je vous parle. Je suis amoureux.
—De moi?
—Un peu, mais d'une autre beaucoup.
—Impertinent! Comment l'appelez vous?
—Je ne sais pas son nom.
—Est-elle jolie, au moins?
—Je ne l'ai jamais vue.
—Est-elle jeune?
—Elle doit l'être.
—A quoi jugez-vous cela?
—A sa voix que j'ai entendue, à sa main que j'ai touchée, à son haleine que j'ai bue!
—Ah! mon cousin, comme vous dites ces choses-là.
—J'ai vingt et un ans, je les dis comme je les sens.
—O jeunesse! jeunesse! dit Mme de Fargis; diamant sans prix et qui pourtant se ternit si vite!
—Mon cher comte, interrompit le duc, vous savez que toutes les dames sont jalouses de votre cousine; car c'est ainsi je crois que vous avez appelé Mme de Fargis, elles veulent savoir comment vous avez été faire une visite à l'homme qui a voulu vous faire assassiner.
—D'abord, répondit le comte de Moret, avec sa charmante légèreté, parce que, si je ne le suis pas encore, à coup sûr je serai un jour cousin de Mme de Rambouillet.
—Par qui? demanda Monsieur d'Orléans, qui se piquait de connaître toutes les généalogies, expliquez-nous cela, monsieur de Moret.
—Mais, par ma cousine de Fargis, qui a épousé M. de Fargis d'Angennes, cousin de Mme de Rambouillet.
—Comment êtes-vous donc cousin de Mme de Fargis?
—Cela, répondit le comte de Moret, c'est notre secret, n'est-ce pas, cousine Marina?
—Oui, cousin Jaquelino, dit en riant Mme de Fargis.
—Puis avant d'être le cousin de Mme de Rambouillet, j'ai été de ses bons amis.
—Mais, dit Mme de Combalet, à peine vous ai-je vu une fois ou deux chez elle.
—Elle m'a prié de cesser mes visites.
—Pourquoi cela? demanda Mme de Sablé.
—Parce que M. de Chevreuse était jaloux de moi.
—A l'endroit de qui?
—Combien sommes-nous dans ce salon? trente, à peu près; je vous le donne à chacun en mille, cela fait trente mille.
—Nous donnons notre langue aux chiens.
—A l'endroit de sa femme!
Un immense éclat de rire accueillit la déclaration du comte.
—Mais avec tout cela, dit Mme de Montbazon, qui craignait que de sa belle-sœur on ne passât à elle, le comte n'achève pas l'histoire de son assassinat.
—Ah! ventre-saint-Gris! elle est bien simple. Compromettrai-je Mme de la Montagne, en disant que j'étais son amant?
—Pas plus que Mme de Chevreuse.
—Eh bien, le pauvre Pisani a cru que c'était Mme de Maugiron qui faisait mon bonheur. Certaine déviation qu'il a dans la taille le rend susceptible; certaines vérités que lui dit son miroir le rendent irascible. Au lieu de m'appeler sur le terrain, où j'aurais été de grand cœur, il a chargé un sbire de sa querelle; il est tombé sur un sbire honnête homme qui a refusé. Vous voyez qu'il n'a pas de chance; il a voulu tuer le sbire, il l'a manqué; il a voulu tuer Souscarrières, qui ne l'a pas manqué. Et voilà l'histoire.
—Non, ce n'est pas là l'histoire, insista Monsieur. Comment êtes-vous allé faire une visite à l'homme qui a voulu vous assassiner?
—Mais parce qu'il ne pouvait venir, lui! Je suis une bonne âme, monseigneur. J'ai pensé que le pauvre Pisani croirait peut-être que je lui en veux et que cela pourrait lui donner le cauchemar; j'ai donc été lui serrer franchement la main et lui dire que, si, à l'avenir, lui ou tout autre, croit avoir à se plaindre de moi, on n'aura qu'à m'appeler sur le terrain; je ne suis qu'un simple gentilhomme, et je ne me crois pas le droit de refuser réparation à quiconque j'aurais offensé; seulement, je tâcherai de n'offenser personne.
Et le jeune homme prononça ces paroles avec une telle douceur et en même temps une telle fermeté qu'un murmure approbateur répondit au sourire franc et loyal qui s'épanouissait sur ses lèvres.
A peine avait-il fini, que la porte s'ouvrit une nouvelle fois et que l'huissier annonça:
—Mademoiselle Isabelle de Lautrec.
Au moment où elle entra, on put, derrière elle, distinguer un valet de pied, à la livrée du château, qui l'avait accompagnée.
En apercevant la jeune fille, le comte de Moret éprouva un sentiment d'attraction étrange et fit un pas comme pour aller à elle.
Elle s'avança, gracieuse et rougissante, vers la princesse Marie, et, s'inclinant respectueusement devant son fauteuil:
—Madame, dit-elle, j'ai congé de Sa Majesté pour apporter à Votre Altesse une lettre de mon père, renfermant de bonnes nouvelles pour vous, et je profite de la permission pour déposer, avec mes respects, cette lettre à vos pieds.
Aux premières paroles qu'avait prononcées Mlle de Lautrec, le comte de Moret avait tressailli jusqu'au fond du cœur, et, saisissant la main de Mme de Fargis et la secouant avec force:
—Oh! murmura-t-il, la voilà! la voilà! c'est elle que j'aime!
CHAPITRE IV.
ISABELLE ET MARINA.
Comme l'avait préjugé le comte de Moret, sans la connaître, sans savoir son nom, mais par cette merveilleuse intuition de la jeunesse, qui fait le sentiment plus infaillible que les sens, Mlle Isabelle de Lautrec était parfaitement belle, mais d'une beauté toute différente de celle de la princesse Marie.
La princesse Marie était brune avec des yeux bleus; Isabelle de Lautrec était blonde avec des yeux, des cils et des sourcils noirs. Sa peau, d'une blancheur éclatante, fine et pleine de transparence, avait la nuance délicate de la feuille de rose; son cou, un peu long, avait l'ondulation charmante que l'on trouve dans les femmes de Pérugin et de la première manière de son élève Sanzio; ses mains, longues, fines et blanches, semblaient moulées sur les mains de la Ferronnière de Vinci; sa robe traînante ne permettait pas de voir même l'ombre de ses pieds; mais on devinait à l'élancement, à la flexibilité et à la finesse de sa taille, on devinait que le pied devait être en harmonie avec la main, c'est-à-dire fin, délicat et cambré.
Au moment où elle se courbait devant la princesse, celle-ci la prit entre ses bras et la baisa au front.
—A Dieu ne plaise, dit-elle, que je laisse se courber devant moi la fille d'un des meilleurs serviteurs de notre maison, qui vient m'apporter de bonnes nouvelles! Maintenant, chère fille de notre ami, votre père vous dit-il que ces nouvelles sont pour moi seule, ou que je puis en faire part à ceux qui nous aiment?
—Vous verrez dans le post-scriptum, madame, qu'il est autorisé par M. de la Saludie, ambassadeur de Sa Majesté, à répandre hautement en Italie les nouvelles qu'il vous envoie, et que Votre Altesse peut, de son côté, les faire connaître en France.
La princesse Marie jeta un regard interrogateur sur Mme de Combalet, qui, par un signe imperceptible de tête, confirma ce que venait de dire la belle messagère.
Marie lut d'abord la lettre tout bas.
Tandis qu'elle la lisait, la jeune fille, qui jusque-là n'avait vu que la princesse, et à laquelle les vingt-cinq ou trente personnages qui étaient dans le salon n'avaient apparu que comme à travers un nuage, se retourna et se hasarda, pour ainsi dire, à parcourir des yeux le reste de l'assemblée.
Arrivé au comte de Moret, son regard se croisa avec le sien, et chacun d'eux allumant et lançant en même temps l'étincelle électrique qui soumet le cœur à sa puissance, reçut le coup et le donna.
Isabelle pâlit et s'appuya au fauteuil de la princesse.
Le comte de Moret vit son émotion, et il lui sembla entendre le chœur des anges chantant au ciel: Gloire à Dieu.
L'huissier, en l'annonçant, avait dit son nom, elle appartenait donc à cette vieille et illustre famille des Lautrec, que son illustration historique faisait presque l'égale de celle des princes.
Elle n'avait jamais aimé: jusque-là il l'avait espéré, maintenant il en était sûr.
Pendant ce temps-là, la princesse Marie avait achevé sa lettre.
—Messieurs, dit-elle, voici les nouvelles que nous donne le père de ma chère Isabelle. Il a vu, à son passage à Mantoue, M. de la Saludie, envoyé extraordinaire de Sa Majesté près des puissances d'Italie. M. de la Saludie était chargé de signifier au duc de Mantoue et au Sénat de Venise, au nom du cardinal, la prise de La Rochelle. Il était chargé, en outre, de déclarer que la France se préparait à soutenir Cazal et à assurer au duc Charles de Nevers la possession de ses Etats. En passant à Turin, il avait vu le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, et l'avait invité, au nom du roi, son beau frère, et au nom du cardinal, à se désister de ses entreprises sur le Montferrat. Il était chargé d'offrir au duc de Savoie, en dédommagement, la ville de Trino, avec douze mille écus de rente, en terre souveraine.
«M. de Beautru est parti pour l'Espagne, et M. de Charnassé pour l'Autriche, l'Allemagne et la Suède, avec les mêmes instructions.»
—Bon, dit Monsieur, j'espère que le cardinal ne va pas nous allier avec les protestants.
—Eh! dit M. le Prince, si c'était cependant le seul moyen de contenir en Allemagne Waldstein et ses bandits, pour mon compte, je n'y mettrais pas d'opposition.
—Allons! fit Gaston d'Orléans, voilà le sang huguenot qui parle.
—J'aurais cru, dit en riant M. le Prince, qu'il y avait bien autant de sang huguenot dans les veines de Votre Altesse que dans les miennes; de Henri de Navarre à Henri de Condé la seule différence qu'il y ait, c'est que la messe a rapporté à l'un un royaume, à l'autre rien du tout.
—C'est égal, messieurs, dit le duc de Montmorency, voilà une grande nouvelle. Et a-t-on quelque idée du général à qui sera confié le commandement de l'armée que l'on envoie en Italie?
—Pas encore, répondit Monsieur, mais il est probable, monsieur le duc, que le cardinal, qui vous a acheté un million votre charge d'amiral, pour pouvoir conduire le siège de La Rochelle comme il l'entendait, achètera un million le droit de diriger en personne la campagne d'Italie, et deux millions même, s'il est besoin.
—Avouez, monseigneur, dit Mme de Combalet, que, s'il la dirigeait comme il a dirigé le siége de La Rochelle, ni le roi ni la France n'auraient pas trop à s'en plaindre, et que beaucoup qui demanderaient un million, au lieu de le donner, ne s'en tireraient peut-être pas si bien.
Gaston se mordit les lèvres. Il n'avait point paru un instant au siége de La Rochelle, après s'être fait donner cinq cent mille francs pour ses frais de campagne.
—J'espère, monseigneur, dit le duc de Guise, que vous ne laisserez pas échapper cette occasion de faire valoir vos droits.
—Si j'en suis, dit Monsieur, vous en serez, mon cousin. J'ai assez reçu de la maison de Guise par les mains de Mlle de Montpensier pour être heureux de vous prouver que je ne suis pas un ingrat. Et vous aussi, mon cher duc, continua Gaston en allant à M. de Montmorency, et je m'en féliciterais surtout parce que ce serait pour moi une belle occasion de réparer les injures que jusqu'ici l'on vous a faites. Il y a dans le trophée d'armes de votre père une épée de connétable qui ne me paraîtrait pas trop lourde pour la main du fils. Seulement, si cela arrivait, n'oubliez pas, mon cher duc, que j'aurais plaisir à voir près de vous, faisant ses premières armes sous un si bon maître, mon très cher frère le comte de Moret.
Le comte de Moret s'inclina. Quant au duc, comme les paroles de Gaston flattaient sa suprême ambition:
—Voilà des paroles qui ne sont point semées sur le sable, monseigneur, répondit-il, et l'occasion s'en présentant, Votre Altesse verra que j'ai de la mémoire.
En ce moment, l'huissier entra par une porte latérale et dit quelques mots tout bas à Mme la duchesse douairière de Longueville, qui sortit aussitôt par cette même porte.
Les hommes se formèrent en groupe autour de Monsieur. La certitude d'une guerre—certitude que l'on venait d'acquérir, car l'on savait que le Savoyard ne laisserait pas débloquer Cazal, les Espagnols reprendre le Montferrat, et Ferdinand assurer le duc de Nevers dans Mantoue—donnait à Monsieur une grande importance. Il était impossible qu'une pareille expédition se fît sans lui, et, dans ce cas, sa grande position dans l'armée lui donnerait la disposition de quelques beaux commandements.
L'huissier rentra au bout d'un instant et dit quelques mots tout bas à la princesse Marie, qui sortit avec lui par la même porte qui avait donné déjà passage à Mme de Longueville.
Mme de Combalet, qui était près d'elle, entendit le mot Vauthier, et tressaillit. Vauthier, on se le rappelle, était l'homme secret de la reine-mère.
Cinq minutes après, ce fut Mgr Gaston que le même huissier vint prier d'aller rejoindre Mme la douairière de Longueville et la princesse Marie.
—Messieurs, dit-il en saluant ses interlocuteurs, n'oubliez pas que je ne suis rien, que je n'ambitionne autre chose au monde que d'être le chevalier de la princesse Marie, et que n'étant rien, je n'ai rien promis à personne.
Et sur ces paroles, le chapeau sur la tête, il sortit en sautillant et les deux mains dans les poches de son haut-de-chausse, comme c'était son habitude.
A peine fut-il sorti, que le comte de Moret, profitant de l'étonnement général que causait la disparition successive de la douairière de Longueville, de la princesse Marie et de S. A. R. Monsieur traversa le salon, alla droit à Isabelle de Lautrec, et s'inclinant devant la jeune fille interdite:
—Mademoiselle, dit-il, veuillez tenir pour certain qu'il y a de par le monde un homme qui, la nuit où il vous a rencontrée sans vous avoir vue, a fait le serment d'être à vous à la vie à la mort, et qui ce soir, après vous avoir vue, renouvelle le serment; cet homme, c'est le comte de Moret.
Et, sans attendre la réponse de la jeune fille, plus rougissante et plus interdite encore qu'auparavant, il la salua respectueusement et sortit.
En passant dans un corridor sombre, conduisant à l'antichambre assez mal éclairée elle-même, comme c'était l'habitude à cette époque, le comte de Moret sentit un bras qui se glissait sous le sien, puis, sortant d'une coiffe noire doublée de satin rose, un souffle pareil à une flamme qui passait sur son visage, tandis qu'une voix amie, avec l'accent d'un doux reproche, lui disait:
—Ainsi, voilà la pauvre Marina sacrifiée!
Il reconnut la voix, mais plus encore cette haleine brûlante de Mme de Fargis, qui déjà une fois, à l'hôtellerie de la Barbe Peinte, avait effleuré son visage.
—Le comte de Moret lui échappe, c'est vrai, dit-il, en se penchant vers cette haleine dévorante, qui semblait sortir de la bouche de Vénus Astarté elle-même, mais...
—Mais quoi? demanda la questionneuse, en se haussant de son côté sur la pointe des pieds, de sorte que malgré l'obscurité, le jeune homme pouvait voir briller dans la coiffe ses yeux comme deux diamants noirs, ses dents comme un fil de perles.
—Mais, continua le comte de Moret, Jaquelino lui reste, et si elle s'en contente...
—Elle s'en contentera, dit la magicienne.
Et le jeune homme sentit aussitôt sur ses lèvres l'âcre et douce morsure de cet amour que l'antiquité, qui avait un mot pour chaque chose et un nom pour chaque sentiment, avait appelé Eros.
Tandis que, tout chancelant sous ce frisson voluptueux qui passait dans ses veines, et qui semblait, jusqu'à la dernière goutte, faire affluer son sang vers le cœur, Antoine de Bourbon, les yeux fermés, la bouche entr'ouverte, la tête renversée en arrière, s'appuyait à la muraille avec un soupir qui ressemblait à une plainte, la belle Marina dégageait son bras du sien et, légère comme l'oiseau de Vénus, s'élançait dans une chaise en disant:
—Au Louvre!
—Par ma foi! dit le comte de Moret, en se détachant de la muraille où il semblait incrusté, vive la France pour les amours! il y a de la variété entre eux, au moins! j'y suis revenu depuis quinze jours à peine, et me voilà engagé à trois personnes, quoique réellement je n'en aime qu'une seule; mais Ventre-saint-gris, on n'est pas fils de Henri IV pour rien, et eussé-je six amours au lieu de trois, eh bien! on tâchera de leur faire face!
Ivre, ébloui, trébuchant, il gagna le perron, appela ses porteurs, monta dans sa chaise à son tour, et, rêvant à son triple amour, se fit conduire à l'hôtel Montmorency.
CHAPITRE V.
OU MONSEIGNEUR GASTON, COMME LE ROI CHARLES IX, JOUE SON PETIT ROLE.
En voyant la douairière de Longueville, la princesse Marie et Mgr Gaston sortir par la même porte, appelés par le même huissier, le reste de la société pensa bien qu'il s'était passé quelque chose d'extraordinaire, et, soit discrétion, soit que onze heures qui venaient de sonner indiquassent le moment de la retraite, après avoir attendu un certain nombre de minutes, se retira.
Mme de Combalet se retirait comme les autres, lorsque l'huissier, qui semblait guetter son passage dans le corridor sombre dont nous avons déjà parlé, lui dit à voix basse:
—Madame la douairière vous sera fort obligée, si vous voulez bien ne pas vous retirer sans l'avoir vue.
Et, en même temps, il lui ouvrit la porte d'un petit boudoir, où elle pouvait attendre seule.
Mme de Combalet ne s'était pas trompée quand elle avait cru entendre ou plutôt avait entendu le nom de Vauthier.
Vauthier avait en effet été envoyé à Mme de Longueville pour la prévenir que la reine-mère verrait avec regret se renouveler, dans des conditions régulières et fréquentes, les deux ou trois visites que Gaston d'Orléans avait déjà faites à la princesse Marie de Gonzague.
C'est alors que Mme de Longueville avait fait venir sa nièce pour lui faire part du message de la reine-mère.
La princesse Marie, franche et loyale personne, proposa à l'instant même de faire venir le prince et de lui demander une explication; Vauthier voulut se retirer, mais la douairière et la princesse exigèrent qu'il restât, et qu'il répétât au prince les propres termes dont il s'était servi à leur égard.
On a vu comment le prince sortit du salon.
Guidés par l'huissier, il entra dans le cabinet où il était attendu.
En apercevant Vauthier, feint ou réel, il manifesta un éclair d'étonnement, et le couvrant de son œil dur, tout en marchant vers lui:
—Que faites-vous ici, monsieur, lui demanda-t-il, et qui vous a envoyé?
Sans doute Vauthier savait que, de la part de la reine-mère, la colère était feinte puisqu'il avait lu avec elle le conseil du duc de Savoie, qu'elle mettait à exécution à cette heure; mais il ignorait jusqu'à quel point Gaston entrait dans cette querelle supposée, qui devait, aux yeux de tous, séparer la mère et le fils.
—Monseigneur, dit-il, je ne suis que l'humble serviteur de la reine, votre auguste mère, je suis forcé, par conséquent, d'exécuter les ordres qu'elle me donne; or, je viens, sur son ordre, supplier Mme la douairière de Longueville et Mme la princesse Marie de ne point encourager un amour qui irait à l'encontre des volontés du roi et des siennes.
—Vous entendez, monseigneur, répondit Mme de Longueville, il y a presque une accusation dans un désir royal exprimé de cette façon; nous attendrons donc de la loyauté de Votre Altesse que Sa majesté la reine soit exactement informée et des causes de votre visite et du but dans lequel elle est faite.
—Monsieur Vauthier, dit le duc de ce ton superbement hautain qu'il savait prendre à l'occasion, et que même il prenait plus souvent qu'à l'occasion, vous êtes trop au courant des événements importants qui se sont passés à la cour de France depuis le commencement du siècle pour ignorer le jour et l'année où je suis né.
—Dieu m'en garde, monseigneur; Votre Altesse est née le 25 avril 1608.
—Eh bien, monsieur, nous sommes aujourd'hui le 13 décembre 1628, c'est-à-dire que j'ai vingt ans, sept mois, dix-neuf jours, je suis donc depuis sept mois, dix-neuf jours, sorti de la tutelle des femmes. De plus, j'ai été marié une première fois contre mon gré. Je suis assez riche pour enrichir ma femme si elle était pauvre, assez grand seigneur pour l'ennoblir, si elle n'était pas noble, et je compte, la seconde fois, la raison d'état n'ayant rien à faire avec un cadet de famille, je compte, la seconde fois, me marier comme je l'entendrai.
—Monseigneur, dirent à la fois Mme de Longueville et sa nièce, vous n'exigerez point, ne fût-ce que par égard pour nous, que M. Vauthier porte une pareille réponse à Sa Majesté la reine, votre mère.
—M. Vauthier, si la chose lui convient, peut dire que je n'ai pas répondu, et alors, en rentrant au Louvre, c'est moi qui répondrai à Mme ma mère.
Et il fit signe à Vauthier de sortir; Vauthier baissa la tête et obéit.
—Monseigneur, dit Mme de Longueville.
Mais Gaston l'interrompant:
—Madame, depuis plusieurs mois déjà, je dirai mieux, depuis que je l'ai vue, j'aime la princesse Marie; le respect que j'ai pour elle et pour vous fait que je ne lui eusse probablement pas fait cet aveu avant mes vingt et un ans accomplis, car, de son côté, Dieu merci! ayant à peine seize ans, elle a tout le temps d'attendre; mais puisque d'un côté le mauvais vouloir de ma mère tente de m'éloigner d'elle; puisque, de l'autre, la politique veut que celle que j'aime épouse un pauvre petit prince d'Italie, je dirai à Son Altesse: Madame, mes joues roses ne me rendent guère propre à la galanterie qui règne, c'est-à-dire à faire le malade, à être pâle et à être toujours prêt à m'évanouir, mais je ne vous en aime pas moins; c'est donc à vous de réfléchir à mon offre, car, vous le comprenez bien, l'offre de mon cœur, c'est l'offre de ma main. Choisissez donc entre le duc de Rethellois et moi, entre Mantoue et Paris, entre un petit prince italien et le frère du roi de France.
—Ah! monseigneur, dit Mme de Longueville, si vous étiez libre de vos actions, comme un simple gentilhomme, si vous ne dépendiez pas de la reine, du cardinal, du roi!
—Du roi, madame, je dépends du roi, c'est vrai; mais c'est mon affaire d'obtenir de lui permission pour ce mariage, et je m'en fais fort; mais quant au cardinal et à la reine, ce sont eux, peut-être, qui bientôt dépendront de moi.
—Comment cela, monseigneur? demandèrent les deux dames.
—Oh! mon Dieu, je vais vous le dire, fit Gaston en affectant la franchise; mon frère Louis XIII, marié depuis treize ans, et n'ayant point d'enfants après treize ans de mariage, n'en n'aura jamais; quant à sa santé, vous savez ce qu'elle est, et qu'évidemment, un jour ou l'autre, il me laissera le trône de France.
—Ainsi, dit Mme de Longueville, vous considérez, monseigneur, comme ne pouvant tarder, la mort du roi votre frère.
La princesse Marie ne parlait point, mais comme son cœur, en ne parlant pour personne, laissait germer l'ambition dans sa jeune tête, elle ne perdait point une parole de ce que disait Monsieur.
—Bouvard le regarde comme un homme perdu, madame, et s'émerveille qu'il vive encore; mais sur ce point les augures sont d'accord avec Bouvard.
—Les augures? demanda Mme de Longueville.
Marie redoubla d'attention.
—Ma mère a consulté le premier astrologue de l'Italie, Fabroni, et il a répondu que le roi Louis dirait adieu au monde avant que le soleil ait parcouru le signe de l'Ecrevisse de l'année 1630: c'est donc dix-huit mois que Fabroni lui donne à vivre, et même chose m'a été dite à moi-même et à plusieurs de mes domestiques par un médecin nommé Duval. Il est vrai que mal en a pris à ce dernier; car le cardinal, ayant su qu'il avait tiré l'horoscope du roi, l'a fait arrêter et condamner secrètement aux galères, en vertu des anciennes lois romaines, qui défendent de rechercher combien d'années le prince doit vivre. Eh bien, madame ma mère sait tout cela, ma mère s'attend, comme la reine et comme moi, à la mort de son fils aîné; c'est pourquoi elle veut, pour peser sur moi, comme elle a pesé sur mon frère, me marier à une princesse de Toscane, qui lui soit redevable de la couronne; mais il n'en sera point ainsi, j'en jure Dieu! Je vous aime, et à moins que vous n'éprouviez une invincible aversion pour moi, vous serez ma femme.
—Mais, demanda Mme la douairière de Longueville, monseigneur a-t-il une idée de ce que pense le cardinal de Richelieu à l'endroit de ce mariage.
—Ne vous inquiétez pas du cardinal, nous l'aurons.
—Et comment cela?
—Dame! fit le duc d'Orléans, il faudrait pour cela que vous m'aidassiez un peu.
—De quelle façon?
—Le comte de Soissons est las de son exil, n'est-ce pas?
—Il s'en désespère; mais il n'y a de ce côté rien à obtenir de M. de Richelieu.
—Bon! s'il épousait sa nièce.
—Mme de Combalet?
Les deux femmes se regardèrent.
—Le cardinal, continua Gaston, pour s'allier à une maison royale, passerait par tout ce que l'on voudrait.
Les deux dames se regardèrent de nouveau.
—Ce que monseigneur dit là est-il sérieux? demanda Mme de Longueville.
—On ne peut plus sérieux!
—C'est qu'alors j'en parlerais à ma fille qui a grande puissance sur son frère.
—Parlez-lui en, madame.
Puis se retournant vers la princesse Marie:
—Mais tout cela, dit-il, n'est qu'un vain projet, madame, si dans ce complot votre cœur ne se fait pas le complice du mien.
—Votre Altesse sait que je suis fiancée au duc de Rethellois, dit la princesse Marie. Je ne puis personnellement rien faire contre la chaîne qui me lie et m'empêche de parler; mais le jour où ma chaîne sera brisée, et ma parole libre, Votre Altesse, qu'elle le croie bien, n'aura pas à se plaindre de ma réponse.
La princesse fit une révérence et s'apprêta à sortir; mais Gaston lui saisit vivement la main, et la baisant avec passion:
—Ah! madame, lui dit-il, vous venez de me faire le plus heureux des hommes, et je ne veux pas douter de la réussite d'un projet auquel mon bonheur est attaché.
Et tandis que la princesse Marie sortait par une porte, Gaston s'élançait par l'autre, avec la vivacité d'un homme qui a besoin d'aller chercher dans la fraîcheur de l'air extérieur un calmant à sa passion.
Mme de Longueville, qui se rappelait qu'elle avait fait prier Mme de Combalet de l'attendre, poussa une porte qui se trouvait devant elle et qui, n'étant pas fermée, céda à la première pression; elle jeta presque un cri d'étonnement en se trouvant devant la nièce du cardinal, que l'huissier avait imprudemment introduite dans la chambre attenante à celle où venait d'avoir lieu l'explication avec Mgr Gaston d'Orléans.
—Madame, lui dit la douairière, sachant Mgr le cardinal notre ami et notre protecteur, et ne voulant rien faire de mystérieux, ou qui lui soit désagréable, je vous avais priée d'attendre la fin d'une explication entre nous et Sa Majesté la reine mère, explication provoquée par les deux ou trois visites que nous a faites Son Altesse Royale Monsieur.
—Merci, chère duchesse, dit Mme de Combalet, et je vous prie de croire que j'apprécie la délicatesse qui vous a fait m'ouvrir la porte de ce cabinet, afin que je ne perdisse pas un mot de votre conversation.
—Et, demanda avec une certaine hésitation la douairière, vous avez entendu, je présume, toute la partie qui vous concernait? Quant à moi, à part l'honneur de voir ma nièce duchesse d'Orléans, sœur du roi, reine peut-être, je serais très-heureuse, madame, de vous voir entrer dans notre famille, et Mlle de Longueville et moi userons de tout notre pouvoir sur le comte de Soissons, en supposant, ce dont je doute, que nous ayons besoin d'en user.
—Merci, madame, répondit Mme de Combalet, et j'apprécie tout l'honneur qu'il y aurait pour moi à devenir la femme d'un prince du sang; mais en revêtant ma robe de veuve j'ai fait deux serments: le premier de ne me remarier jamais, le second de me dévouer tout entière à mon oncle. Je tiendrai mes deux serments, madame, sans autre regret, croyez-le bien, que celui que j'éprouverais à voir la combinaison de Monsieur manquer à cause de moi.
Et, saluant Mme de Longueville, elle prit, avec le plus gracieux, mais en même temps avec le plus calme sourire du monde, congé de l'ambitieuse douairière, qui ne comprenait pas qu'il y eût un serment qui tînt devant la perspective orgueilleuse de devenir comtesse de Soissons.
CHAPITRE VI.
EVE ET LE SERPENT.
Au Louvre! avait dit, on se le rappelle, Mme de Fargis. Et, obéissant à cet ordre, ses porteurs l'avaient déposée devant l'escalier de service, conduisant à la fois chez le roi et chez la reine, et qui s'ouvrait, pour le remplacer, à l'heure où se fermait le grand escalier, c'est-à-dire à dix heures du soir.
Mme de Fargis reprenait, ce soir-là même, sa semaine près de la reine.
La reine l'aimait fort, comme elle avait aimé, comme elle aimait encore Mme de Chevreuse; mais sur Mme de Chevreuse, qui s'était fait connaître par une foule d'imprudences, le roi et le cardinal avaient l'œil ouvert. Cette éternelle rieuse était antipathique à Louis XIII, qui, même étant enfant, n'avait pas ri dix fois dans sa vie. Mme de Chevreuse, exilée, comme nous l'avons déjà dit, on lui avait substitué Mme de Fargis, plus complaisante encore que Mme de Chevreuse: jolie, ardente, effrontée, tout à fait propre à aguerrir la reine par ses exemples; ce qui lui avait fait cette fortune inespérée d'être placée près de la reine, c'était d'abord la position de son mari, de Fargis d'Angennes, cousin de Mme de Rambouillet, et notre ambassadeur à Madrid; mais surtout ce qui l'avait servie dans son ambition, c'était d'être restée trois ans aux carmélites de la rue Saint-Jacques, où elle s'était liée avec Mme de Combalet, qui l'avait recommandée au cardinal.
La reine l'attendait avec impatience. L'aventureuse princesse, tout en regrettant, tout en pleurant même encore Buckingham, aspirait sinon à des aventures, du moins à des émotions nouvelles. Ce cœur de vingt-six ans, où jamais son mari n'avait été tenté de prendre la moindre place, demandait à être occupé par des semblants d'amour, à défaut de passions réelles, et comme ces harpes éoliennes, placées au haut des tours, jetait un cri, une plainte, un son joyeux, le plus souvent une vibration vague, à tous les souffles qui passaient.
Puis son avenir n'était guère plus riant que le passé. Ce roi morose, ce triste maître, le mari sans désirs, c'était encore ce qu'il y avait de plus heureux pour elle, que de le garder. Ce qui pouvait lui arriver de plus heureux, à l'heure de cette mort, qui paraissait si instante, que chacun s'y attendait et y était préparé, c'était d'épouser Monsieur, qui, ayant sept ans de moins qu'elle, ne la berçait de l'espoir de la prendre pour femme que dans la crainte que, dans un moment de désespoir ou d'amour, elle ne trouvât à sa situation un remède qui éloignât à tout jamais Gaston du trône, en la faisant régente.
Et en effet, elle n'avait que ces trois alternatives, le roi mourant: épouser Gaston d'Orléans, être régente ou renvoyée en Espagne.
Elle se tenait donc triste et rêveuse dans un petit cabinet attenant à sa chambre, où n'entraient que ses plus familiers et les femmes de son service, lisant des yeux, sans lire de l'esprit, une nouvelle tragi-comédie de Guilhem de Castro, que lui avait donnée M. de Mirabel, ambassadeur d'Espagne, et qui était intitulée la Jeunesse du Cid.
A sa manière de gratter à la porte, elle reconnut Mme de Fargis, et jetant loin d'elle le livre qui devait quelques années plus tard, avoir une si grande influence sur sa vie, elle cria d'une voix brève et joyeuse:
—Entrez!
Encouragée ainsi, Mme de Fargis n'entra point, mais fit irruption dans le cabinet et vint tomber aux genoux d'Anne d'Autriche, en saisissant ses deux belles mains qu'elle baisa avec une passion qui fit sourire la reine.
—Sais-tu, lui dit-elle, que je me figure parfois, ma belle Fargis, que tu es un amant déguisé en femme, et qu'un beau jour, quand tu te seras bien assurée de mon amitié, tu te révéleras tout à coup à moi.
—Eh bien, si cela était, ma belle Majesté, ma gracieuse souveraine, dit-elle en fixant ses yeux ardents sur Anne d'Autriche, en même temps que, les dents serrées et les lèvres entr'ouvertes, elle serrait ses mains avec un frissonnement nerveux, en seriez-vous bien désespérée?
—Oh! oui, bien désespérée, car je serais obligée de sonner et de te faire mettre à la porte, de sorte qu'à mon grand regret je ne te verrais plus, car, avec Chevreuse, tu es la seule qui me distraie.
—Mon Dieu, que la vertu est donc une chose farouche et hors de nature, puisqu'elle n'a pour résultat que d'éloigner les uns des autres les cœurs qui s'aiment, et que les âmes indulgentes, comme moi, me paraissent bien plus selon l'esprit de Dieu, que vos prudes hypocrites qui prennent à rebrousse poil le moindre compliment.
—Sais-tu qu'il y a huit jours que je ne t'ai vue, Fargis!
—Que cela? Bon Dieu, ma douce reine, il me semble à moi qu'il y a huit siècles.
—Et qu'as-tu fait pendant ces huit siècles?
—Pas grand'chose de bon, ma chère Majesté. J'ai été amoureuse, à ce que je crois.
—A ce que tu crois?
—Oui.
—Mon Dieu! que tu es folle de dire de pareilles choses, et comme on ferait bien mieux de te fermer la bouche avec la main, à la première parole que tu dis.
—Que Votre Majesté essaye un peu, et elle verra comment sa main sera reçue.
Anne lui mit en riant sur les lèvres, le creux d'une main que Mme de Fargis, toujours à genoux devant elle, baisa avec passion.
Anne retira vivement sa main.
—Ne m'embrasse donc pas ainsi, mignonne, dit-elle, tu me donnes la fièvre. Et de qui es-tu amoureuse?
—D'un rêve.
—Comment, d'un rêve?
—Mais, oui, c'est un rêve, au milieu de notre époque, dans le siècle des Vendôme, des Condé, des Grammont, des Courtauvaux et des Barrada, que de trouver un jeune homme de vingt-deux ans, beau, noble et amoureux...
—De toi?
—De moi? Oui, peut-être. Seulement, il en aime une autre.
—En vérité, tu es folle, Fargis, et je ne comprends rien à ce que tu me dis.
—Je le crois bien! Votre Majesté est une véritable religieuse.
—Et toi, qu'es-tu donc? Ne sors-tu pas des carmélites?
—Si fait, avec Mme de Combalet.
—Et tu disais donc que tu étais amoureuse d'un rêve?
—Oui, et même vous le connaissez, mon rêve.
—Moi?
—Quand je pense que si je suis damnée à cause de ce péché-là, c'est pour Votre Majesté que j'aurai perdu mon âme.
—Oh! ma pauvre Fargis, tu y auras bien mis un peu du tien.
—Est-ce que Votre Majesté ne le trouve pas charmant?
—Mais qui donc?
—Notre messager, le comte de Moret.
—Ah! en effet, oui, c'est un digne gentilhomme, et qui m'a fait l'effet d'un vrai chevalier.
—Ah! ma chère reine, si tous les fils de Henri IV étaient comme lui, oh! je réponds bien que le trône de France ne chômerait pas d'héritiers, comme il fait en ce moment.
—A propos d'héritier, dit la reine pensive, il faut que je te montre une lettre qu'il m'a remise; elle était de mon frère Philippe IV, et me donnait un conseil que je ne comprends pas très bien.
—Je vous l'expliquerai, moi. Allez, il y a bien peu de choses que je ne comprenne pas.
—Sibylle! dit la reine en la regardant avec un sourire indiquant qu'elle ne doutait pas le moins du monde de sa pénétration.
Et elle fit, avec sa nonchalance habituelle, un mouvement pour se lever.
—Puis-je épargner une peine quelconque à Votre Majesté? demanda Mme de Fargis.
—Non, il n'y a que moi qui connaisse le secret du tiroir où se trouve la lettre.
Et elle alla à un petit meuble qu'elle ouvrit comme on ouvre tous les meubles, amena un tiroir à elle, fit jouer le secret, et prit dans le double fond du tiroir la copie de la dépêche que lui avait apportée le comte, et qui, outre la lettre ostensible de don Gonzalès de Cordoue, en renfermait, on se le rappelle, une qui ne devait être lue que de la reine seule.
Puis, avec cette lettre, elle revint prendre sa place sur l'espèce de divan où elle était assise.
—Mets-toi là près de moi, dit-elle à Mme de Fargis, en lui indiquant sa place sur le canapé.
—Comment! sur le même siége que Votre Majesté?
—Oui, il faut que nous parlions bas.
Mme de Fargis jeta les yeux sur le papier que la reine tenait à la main.
—Voyons, dit-elle, j'écoute et je me recueille. D'abord, que disent ces trois ou quatre lignes-là?
—Rien; elles me donnent le conseil de maintenir le plus longtemps possible ton mari en Espagne.
—Rien! et Votre Majesté appelle cela rien! Mais c'est tout à fait important, au contraire. Oui, sans doute, il faut que M. de Fargis reste en Espagne, et le plus longtemps possible: dix ans, vingt ans, toujours! Oh! que voilà donc un homme qui donne un bon avis. Voyons l'autre, s'il est à la hauteur du premier. Je déclare que Votre Majesté a pour conseiller le roi Salomon en personne. Vite! vite! vite!
—Ne seras-tu donc jamais sérieuse, même dans les choses les plus graves?
Et la reine haussa doucement les épaules.
—Maintenant, voici ce que me dit mon frère Philippe IV.
—Et ce que ne comprend pas très bien Votre Majesté.
—Ce que je ne comprends pas du tout, Fargis, dit la reine, avec un air d'innocence parfaitement joué.
—Voyons cela.
«Ma sœur—lut la reine—je connais par notre bon ami M. de Fargis, le projet qui, en cas de mort du roi Louis XIII, vous promet pour mari son frère et successeur au trône, Gaston d'Orléans.»
—Vilain projet, interrompit Mme de Fargis, pour prendre aussi mauvais et peut-être pire que l'on n'avait.
—Attends donc! et la reine continua:
«Mais ce qui serait mieux encore, c'est qu'à l'époque de cette mort, vous vous trouvassiez enceinte.»
—Oh! oui, murmura Mme de Fargis, voilà ce qui vaudrait mieux que tout.
«—Les reines de France,»—poursuivit Anne d'Autriche, en paraissant chercher le sens des paroles qu'elle lisait,—ont un «grand avantage sur leurs époux; elles peuvent faire des dauphins sans eux, et ils n'en peuvent pas faire sans elles.»
—Et c'est cela que Votre Majesté ne comprend pas du tout?
—Ou du moins qui me paraît impraticable, ma bonne Fargis.
—Quel malheur! dit Mme de Fargis, en levant les yeux au ciel, d'avoir affaire, dans les circonstances comme celles-là, quand il s'agit non-seulement du bonheur d'une grande reine, mais encore de la félicité d'un grand peuple, quel malheur d'avoir affaire à une trop honnête femme.
—Que veux-tu dire?
—Je veux dire que si, dans les jardins d'Amiens, n'est-ce pas, vous eussiez fait ce que j'eusse fait à votre place, ayant affaire à un homme aimant Votre Majesté plus que sa vie, puisqu'il a donné sa vie pour elle, si, au lieu d'appeler Laporte ou Putanges, vous n'eussiez pas appelé du tout...
—Eh bien?
—Eh bien, il arriverait peut-être aujourd'hui que votre frère n'aurait pas besoin de vous donner le conseil qu'il vous donne, et que ce dauphin, si difficile à faire, serait fait.
—Mais c'eût été un double crime!
—Où Votre Majesté voit-elle deux crimes dans une action que lui conseille non-seulement un grand roi, mais un roi connu par sa piété.
—Je trompais mon mari d'abord, et ensuite je mettais sur le trône de France le fils d'un Anglais.
—D'abord, tromper un mari, est, dans tous les pays du monde, un péché véniel, et Votre Majesté n'a qu'à jeter les yeux autour d'elle pour s'assurer que c'est l'opinion de la majorité, sinon de ses sujets, du moins de ses sujettes; puis, tromper un mari comme le roi Louis XIII, qui n'est pas un mari ou qui l'est si peu que ce n'est point la peine d'en parler, non-seulement n'est pas même un péché véniel, mais une action louable.
—Fargis!
—Eh! vous le savez bien, madame, au fond du cœur, et vous n'en êtes pas à vous reprocher ce malheureux cri qui a fait tant de scandale, tandis que le silence accommodait tout.
—Hélas!
—Voilà donc la première question jugée, et votre hélas! madame, me donne gain de cause; reste la seconde, et là, je suis forcée de dire que Votre Majesté a pleinement raison.
—Tu vois.
—Mais supposons une chose, par exemple, supposons qu'au lieu d'avoir affaire à un anglais, à un homme charmant, mais de race étrangère, supposons que vous ayez eu affaire à un homme non moins charmant que lui—Anne poussa un soupir—à un homme de race française, mieux encore, à un homme de race royale, à... un vrai fils de Henri IV, par exemple, tandis que le roi Louis XIII me fait, par ses goûts, ses habitudes, son caractère, l'effet de descendre de certain Virginio Orsini.
—Toi aussi, Fargis, tu crois à ces calomnies?
—Si ce sont des calomnies, en tout cas elles viennent du pays de Votre Majesté. Supposons enfin que le comte de Moret se fût trouvé à la place du duc de Buckingham, croyez-vous que le crime eût été aussi grand, et qu'au contraire, ce n'eût pas été un moyen dont la Providence se fût servie pour remettre le vrai sang de Henri IV sur le trône de France?
—Mais Fargis, je n'aime pas le comte de Moret, moi.
—Eh bien, là, madame, serait l'expiation du péché, puisqu'il y aurait sacrifice, et que, dans ce cas-là, vous vous sacrifieriez encore plus à la gloire et à la félicité de la France, qu'à vos propres intérêts.
—Fargis, je ne comprends pas comment une femme se donne à un autre homme qu'à son mari et ne meure pas de honte la première fois qu'au grand jour, elle se trouve face à face avec cet homme-là.
—Ah! madame! madame! dit Fargis, si toutes les femmes pensaient comme Votre Majesté, que de maris en deuil sans savoir de quelle maladie leurs femmes sont mortes! Eh bien, oui, autrefois on a vu de ces choses-là; mais depuis l'invention des éventails ce genre d'accidents est devenu beaucoup moins fréquent.
—Fargis! Fargis! tu es bien la plus immorale personne qu'il y ait au monde, et je ne sais pas si Chevreuse elle-même est aussi perverse que toi. Et de qui est-il amoureux, ton rêve?
—De votre protégée Isabelle.
—D'Isabelle de Lautrec, qui me l'a amené l'autre soir? Mais où l'avait-il vue?
—Il ne l'avait pas vue; c'est un amour qui lui est venu en jouant au colin Maillard avec elle, dans les corridors sombres et dans les cabinets noirs.
—Pauvre garçon! son amour n'ira pas tout seul. Je crois qu'il y a un accord entre son père et un certain vicomte de Pontis. Enfin, nous recauserons de tout cela, Fargis. Je voudrais reconnaître le service qu'il m'a rendu.
—Et celui qu'il pourrait vous rendre encore!
—Fargis!
—Madame?
—En vérité, elle vous répond avec le même calme que si elle ne vous disait pas des choses énormes. Fargis, viens m'aider à me mettre au lit, ma fille. O mon Dieu, que tu vas me faire faire de sots rêves avec tous tes contes.
Et la reine, se levant cette fois, passa dans la chambre à coucher, plus nonchalante encore et plus langoureuse que d'habitude, appuyée à l'épaule de sa conseillère Fargis, que l'on pourra accuser de bien des choses, mais pas certainement d'égoïsme dans ses amours.
CHAPITRE VII.
OU LE CARDINAL UTILISE POUR SON COMPTE LE BREVET QU'IL A DONNÉ A SOUSCARRIÈRES.
Prévenu comme il l'était par le billet trouvé sur le médecin Senelle et déchiffré par Rossignol, le cardinal n'avait vu, dans la scène qui s'était passée chez la douairière de Longueville, entre Monsieur, la princesse Marie et Vauthier, scène que lui avait racontée Mme de Combalet, que l'exécution du plan arrêté entre ses ennemis et l'entrée en campagne de Marie de Médicis.
Marie de Médicis était, en effet, sa plus implacable adversaire. Nous avons dit ailleurs les raisons de cette haine; et c'était aussi celle dont il avait le plus à craindre, à cause de l'influence qu'elle avait conservée sur son fils, et des moyens ténébreux dont disposait son ministre Bérulle.
C'était donc la reine-mère qu'il fallait ruiner, c'était son influence fatale, influence qu'elle avait reprise à son retour d'exil, dont il fallait purger Louis XIII, et non de cette humeur noire à laquelle s'acharnait Bouvard, et qui était sa vie.
Il y avait un moyen terrible d'arriver à cela, Richelieu avait toujours hésité, mais l'heure lui paraissait être venue des remèdes héroïques. C'était de démontrer à Louis XIII l'incontestable complicité de sa mère dans la mort de Henri IV.
Louis XIII avait cette grande qualité de professer pour le roi Henri IV, qu'il fût son père ou qu'il ne le fût pas, la plus haute vénération et le plus suprême respect.
L'homme qu'il avait puni dans Concini, le jour où il l'avait fait assassiner par Vitry, au pont tournant du Louvre, c'était plutôt le complice du meurtrier du roi que l'amant de sa mère et le dilapidateur de l'argent de la France.
Or, il était convaincu d'une chose, c'est qu'à l'instant même où Louis XIII serait convaincu de la complicité de sa mère, sa mère n'avait plus qu'à prendre le chemin de l'exil.
Richelieu, au moment où onze heures et demie sonnaient à la pendule de son cabinet, prit donc deux papiers scellés et signés d'avance sur son bureau, appela Guillemot, son valet de chambre, dévêtit sa robe rouge, son tube de dentelle et son camail de fourrure, revêtit une simple robe de capucin, pareille à celle du père Joseph, envoya chercher une chaise à porteurs, rabattit son capuchon sur ses yeux, descendit, monta dans la chaise à porteurs et donna l'ordre de le conduire rue de l'Homme-Armé, à l'hôtellerie de la Barbe Peinte.
De la place Royale à la rue de l'Homme-Armé le trajet était court. On prit la rue Neuve-Sainte-Catherine, la rue des Francs-Bourgeois, on tourna à gauche par la rue du Temple, par celle des Blancs-Manteaux, et l'on se trouva rue de l'Homme-Armé.
Le cardinal remarqua une chose qui fit, dans son esprit, honneur à l'activité de maître Soleil. C'est que, quoique minuit vînt de sonner à l'horloge des Blancs-Manteaux, l'hôtel était encore éclairé comme s'il dût recevoir autant de voyageurs la nuit que le jour, et qu'un garçon veillait, prêt à les recevoir s'ils se présentaient.
Le cardinal ordonna à ses porteurs de l'attendre au coin de la rue du Plâtre; puis, descendant de sa chaise, il entra dans l'hôtellerie de la Barbe Peinte, où le veilleur, le prenant pour le père Joseph, lui demanda s'il ne voulait pas voir son pénitent Latil.
C'était pour cela justement que le cardinal venait.
Du moment où Latil n'avait pas été tué sur le coup, Latil devait en revenir: d'ailleurs il avait reçu tant de coups d'épée dans sa vie, que l'on aurait pu dire qu'un nouveau coup d'épée passait toujours dans un ancien.
Seulement Latil était encore fort malade, mais il entrevoyait déjà le moment où, la bourse du comte de Moret dans sa poche, il pourrait se faire transporter à l'hôtel Montmorency.
Il n'avait pas revu le père Joseph, auquel il s'était confessé sans le connaître; mais, à son grand étonnement, il avait vu arriver le médecin du cardinal, qui, d'après la recommandation pressante faite par le secrétaire de Son Eminence, avait eu le plus grand soin de lui, de sorte qu'il ne savait à quelle bonne fortune attribuer les soins empressés dont il était l'objet.
Latil n'avait pu être laissé sur la table et dans la salle basse; il avait été transporté au premier et dans un lit. On lui avait donné la chambre numéro 11, attenant à la chambre numéro 13; quant à celle-ci, la belle Marina—Mme de Fargis, si vous l'aimez mieux,—l'avait gardée en location mensuelle.
Il se réveilla à la lueur de la chandelle, que le garçon de garde portait devant le ministre, et la première chose qu'il aperçut à la clarté de cette chandelle, que ce même garçon déposa sur une table en se retirant, fut une longue figure grise, qu'il reconnut pour la silhouette d'un capucin.
Pour Latil, il n'y avait évidemment d'autre capucin au monde que celui qui l'avait confessé, et c'est même, il faut le dire, l'aveu dût-il nuire à la considération religieuse que nos lecteurs portent au digne blessé, c'est même à cette soirée de la confession qu'il faut faire remonter ses premières et ses dernières relations avec cette vénérable branche de l'arbre de Saint-François, tolérée, mais non approuvée par le général de l'ordre.
Il lui vint donc dans l'esprit que le digne capucin, ou le croyait plus malade, ou venait pour le confesser une seconde fois, ou le croyait mort et venait pour l'enterrer.
—Holà! mon père, dit-il, ne vous pressez pas; par la grâce de Dieu et de vos prières, il y a eu miracle en ma faveur, et il paraît que le pauvre Etienne Latil pourra continuer d'être honnête homme à sa manière, malgré les marquis et les vicomtes qui le traitent de sbire et de coupe-jarret, tout en se mettant quatre contre lui.
—Je connais votre belle conduite, mon frère, et je viens vous en féliciter, tout en me réjouissant avec vous de votre entrée en convalescence.
—Diable! fit Latil, était-ce si pressé, qu'il faille me réveiller à une pareille heure, et ne pouviez-vous attendre qu'il fît jour pour me venir faire ce compliment?
—Non, dit le capucin, car j'avais besoin de causer promptement et secrètement avec vous, mon frère.
—Pour affaire d'Etat? dit en riant Latil.
—Justement! pour affaire d'Etat.
—Bon! continua Latil, riant toujours, si mal accommodé qu'il fût par ses deux blessures et ses quatre plaies; ne seriez-vous pas l'Éminence grise, alors?
—Je suis mieux que cela, dit le cardinal en riant à son tour, je suis l'Eminence rouge.
Et il rabattit son capuchon pour que Latil sût bien à qui il avait affaire.
—Ouais! fit Latil, en se reculant avec un mouvement involontaire de terreur. Par mon saint patron lapidé aux portes de Jérusalem, c'est en effet vous-même, monseigneur!
—Oui, et vous devez juger de l'importance de l'affaire, puisque, au risque des accidents qui peuvent m'arriver dans une sortie nocturne et sans garde, je viens pour m'entretenir avec vous.
—Monseigneur me trouvera son obéissant serviteur, tant que mes forces me le permettront.
—Prenez votre temps et recueillez vos souvenirs.
Il se fit un instant de silence, pendant lequel les regards du cardinal se fixèrent sur Latil comme pour pénétrer jusqu'au fond de sa pensée.
—Vous étiez, quoique bien jeune, fort ami de cœur du feu roi, dit le cardinal, puisque vous avez refusé de tuer son fils, malgré la somme énorme qui vous a été offerte.
—Oui, monseigneur, et je dois dire que la fidélité que je portais à sa mémoire fut une des causes qui me firent quitter le service de M. d'Epernon.
—Vous étiez, m'a-t-on assuré, sur le marche-pied même du carrosse quand le roi fut assassiné. Pouvez-vous me dire ce qu'il se passa à l'égard de l'assassin en ce moment-là et après, et de quelle façon le duc parut affecté de cette catastrophe?
—J'étais au Louvre avec M. le duc d'Epernon, seulement j'attendais dans la cour; à quatre heures précises, le roi descendit.
—Avez-vous remarqué, demanda le cardinal, s'il était triste ou gai?
—Profondément triste, monseigneur. Mais faut-il raconter sur ce point tout ce que je sais?
—Tout, dit le cardinal, si vous vous en sentez la force.
—Ce qui rendait le roi triste, c'étaient non-seulement les pressentiments, mais les prédictions. Sans doute vous les connaissez, monseigneur?
—Je n'étais point à Paris à cette époque, et n'y vins que cinq ans après. Je ne sais donc rien, traitez-moi en conséquence.
—Eh bien, monseigneur, je vais vous raconter tout cela, car, en vérité, il me semble que votre présence me rend ma force et que la cause sur laquelle vous m'interrogez plaît au seigneur Dieu, qui a permis la mort du roi, mon maître, mais qui ne permet pas que cette mort reste impunie.
—Courage! mon ami, dit le cardinal, vous êtes dans la voie sainte.
—On avait, continua le blessé, faisant un effort visible pour rappeler des souvenirs que la perte du sang avait effacés de sa mémoire, on avait, en 1607, à la grande foire de Francfort, mis en vente plusieurs livres d'astrologie dans lesquels on disait que le roi de France périrait dans la cinquante-neuvième année de son âge, c'est-à-dire en 1610. La même année, un prieur de Montargis trouva sur l'autel, à plusieurs reprises, des avis que le roi serait assassiné.
Un jour, la reine-mère vint voir le duc à son hôtel; ils s'enfermèrent dans une chambre; mais, curieux comme un page, je me glissai dans un cabinet, et j'entendis la reine dire qu'un docteur en théologie, nommé Olivé, avait, dans un livre dédié à Philippe III, annoncé, pour l'an 1610, la mort du roi; le roi connaissait cette prédiction, qui ajoutait que le roi serait dans une voiture; car elle disait aussi qu'à l'entrée de l'ambassadeur espagnol, à Paris, la voiture du roi ayant penché, il s'était jeté si brusquement sur elle, qu'il lui avait enfoncé dans le front les pointes de diamant qu'elle portait dans ses cheveux.
—Ne fut-il pas aussi question, dans tout cela, demanda le cardinal, d'un nommé Lagarde?
—Oui, monseigneur, dit Latil, et vous me rappelez un détail que j'oubliais, un détail qui même troubla fort M. d'Epernon; ce Lagarde, en venant des guerres chez les Turcs, s'était arrêté à Naples et y avait vécu avec un nommé Hébert, qui avait été le secrétaire de Biron. Comme ce dernier n'était mort que depuis deux ans, tout conspirateur se rattachant à ce complot était encore exilé. Hébert, un jour, l'invita à dîner, et pendant qu'il dînait, il vit entrer un grand homme violet, lequel dit que les réfugiés pouvaient attendre bientôt, parce que, avant la fin de l'année 1610, il tuerait le roi. Lagarde avait demandé son nom, on lui avait répondu qu'il se nommait Ravaillac, et qu'il était à M. d'Epernon!
—Oui, dit le cardinal, je savais à peu près cela.
—Monseigneur veut-il que j'abrège? demanda Latil.
—Non! ne retranchez pas un mot, mieux vaut plus que pas assez!
—Pendant qu'il était à Naples, on l'avait conduit chez un jésuite nommé le père Alagon. Ce père l'avait fort engagé à tuer Henri IV: Choisissez, disait-il, un jour de chasse; Ravaillac frappera à pied et à cheval. En route, il reçut une lettre de lui, renouvelant les mêmes propositions; à peine à Paris, il porta la lettre au roi: Ravaillac et d'Epernon y étaient nommés.
—N'entendîtes-vous pas dire que le roi fut impressionné de cette communication?
—Oh! oui, fort impressionné; personne au Louvre ne savait d'où lui venait sa tristesse. Pendant huit jours il garda son fatal secret, puis il quitta la cour, resta seul à Livry, dans une petite maison de son capitaine des gardes; enfin, n'y tenant plus, ne dormant plus, il vint à l'Arsenal et dit tout à Sully, le priant de lui faire, à l'Arsenal, arranger un tout petit logement, quatre chambres, afin qu'il pût en changer.
—Ainsi, murmura Richelieu, ainsi, ce roi si bon, le meilleur que la France ait eu, en était arrivé à être obligé, comme Tibère, cette exécration du monde, à changer de chambre chaque nuit, de peur d'être assassiné! Et parfois, j'ose me plaindre, moi!
—Enfin, un jour que le roi passait près des Innocents, un homme, en habit vert, de lugubre mine, lui cria: «Au nom de Notre-Seigneur et de la Sainte-Vierge, Sire, il faut que je parle à vous! Est-il vrai que vous allez faire la guerre au pape?» Le roi voulait s'arrêter et parler à cet homme. On l'en empêcha. C'était tout cela qui le rendait triste comme un homme qui va à la mort. Ce malheureux vendredi 14 mai, quand je le vis descendre l'escalier du Louvre et monter en voiture, ce fut alors que M. d'Epernon m'appela et me dit de monter sur le marchepied.
—Vous rappelez-vous, demanda Richelieu, combien il y avait de personnes dans le carrosse, et comment ces personnes étaient disposées?
—Trois personnes, monseigneur: le roi, M. de Montbazon et M. d'Epernon. M. de Montbazon était à droite, M. d'Epernon à gauche, le roi au milieu. Je vis très bien alors un homme qui était appuyé à la muraille du Louvre, et qui attendait, comme s'il eût su que le roi devait sortir. En voyant le carrosse découvert qui lui permettait de reconnaître le roi, il se détacha de la muraille et nous suivit.
—C'était l'assassin?
—Oui, mais je ne le connaissais pas. Le roi était sans gardes; il avait dit d'abord qu'il allait voir M. de Sully, qui était malade, puis à la rue de l'Arbre-Sec il s'était ravisé et avait ordonné d'aller chez Mlle Paulet, en disant qu'il voulait la prier de faire l'éducation de son fils Vendôme, qui avait de vilains goûts italiens.
—Continuez, continuez, insista le cardinal, c'est ainsi qu'il est bon de n'oublier aucun détail.
—Oh! monseigneur, il me semble que j'y suis encore; il faisait une magnifique journée, il était quatre heures un quart à peu près. Quoiqu'on reconnût Henri IV, on ne criait pas: Vive le roi!—Le peuple était triste et défiant.
—En arrivant à la rue des Bourdonnais, M. d'Epernon n'occupa-t-il point le roi à quelque chose?
—Ah! monseigneur, dit Latil, on dirait que vous en savez autant que moi.
—Je t'ai, au contraire, dit que je ne savais rien. Continue.
—Oui, monseigneur, il lui donna une lettre à lire; le roi lut et ne s'occupa plus de rien de ce qui se passait autour de lui.
—C'est cela! murmura le cardinal.
—Au tiers à peu près de la rue de la Ferronnerie, une voiture de vin et une voiture de foin se croisèrent. Il y eut un embarras; le cocher appuya à gauche et le moyeu de la roue toucha presque le mur des Saints-Innocents. Je me serrai contre la portière de peur d'être écrasé. La voiture s'arrêta.
En ce moment un homme monta sur une borne, m'écarta de la main, et par-devant la poitrine de M. d'Epernon, qui s'effaçait comme pour laisser passer son bras, il frappa le roi d'un premier coup. «A moi, cria le roi, je suis blessé!» et il leva le bras dont il tenait la lettre; cela donna facilité à la même main de frapper un second coup; elle frappa. Cette fois le roi ne poussa qu'un soupir: il était mort.—«Le roi n'est que blessé!» cria M. d'Epernon, et il jeta sur lui son manteau. Je n'en vis pas davantage, je luttais en ce moment avec l'assassin, que j'avais saisi par son habit et qui me déchiquetait les mains à coups de couteau; mais je ne le lâchai que lorsque je le vis pris et bien solidement arrêté. «Ne le tuez pas! cria M. d'Epernon, et conduisez-le au Louvre!»
Richelieu posa sa main sur celle du blessé, comme pour l'interrompre.
—Le duc cria cela? demanda-t-il?
—Oui, monseigneur, mais le meurtrier était déjà pris, et tout danger qu'on le tuât était passé. On le traîna au Louvre; je l'y suivis. Il me semblait que c'était ma proie. Je le montrais de mes mains sanglantes et je criais:—C'est lui! le voilà celui qui a tué le roi!—Lequel, criait-on, lequel?—Celui qui est habillé de vert.»
On pleurait, on criait, on menaçait l'assassin. La voiture du roi ne pouvait marcher, si grande était l'affluence autour d'elle. En avant du Garde-meuble, je reconnus le maréchal d'Ancre; un homme lui annonça la nouvelle fatale, et il rentra vivement au château. Il monta droit à l'appartement de la reine, ouvrit la porte, et sans nommer personne, comme si elle devait savoir de qui il était question il cria en italien: «E amazatto!»
—Il est tué! répéta Richelieu. Cela s'accorde parfaitement avec ce qui m'avait déjà été rapporté. Maintenant, le reste.
—On conduisit et l'on déposa l'assassin à l'hôtel de Retz, attenant au Louvre. On mit des gardes à la porte; mais on ne la ferma point, afin que tout le monde pût entrer. Je m'y installai. Il me semblait que cet homme m'appartenait. Je racontais son action et comment la chose s'était passée; au nombre des visiteurs fut le père Cotton, le confesseur du roi.
—Il y vint, vous êtes sûr?
—Il y vint, oui, monseigneur.
—Parla-t-il à Ravaillac?
—Il lui parla.
—Avez-vous entendu ce qu'il lui disait?
—Oui, certes, et je puis le répéter, mot pour mot.
—Faites alors.
—Il lui disait d'un air paterne: Mon ami!
—Il appelait Ravaillac mon ami?
—Oui. Il lui disait: Mon ami, prenez bien garde de faire inquiéter les gens de bien.
—Et comment était l'assassin?
—Parfaitement calme, et comme un homme qui se sent sûrement appuyé.
—Resta-t-il à l'hôtel de Retz?
—Non, M. d'Epernon le fit venir chez lui, où il resta du 14 au 17, il eut alors tout le temps de le voir à son aise et de causer avec lui. Le 17, seulement, on le conduisit à la Conciergerie.
—A quelle heure précise le roi fut-il tué?
—A quatre heures vingt minutes.
—Et à quelle heure connut-on sa mort dans Paris?
—A neuf heures seulement. Seulement à six heures et demie on avait proclamé la reine régente.
—C'est-à-dire une étrangère qui parlait encore italien, reprit avec amertume Richelieu, une Autrichienne, la petite-nièce de Charles-Quint, la cousine de Philippe II, c'est-à-dire la Ligue. Finissons-en avec Ravaillac.
—Personne ne peut vous dire mieux que moi comment la chose se passa; je ne le quittai que sur la roue, j'avais des priviléges; on disait: C'est le page de M. d'Epernon, c'est lui qui a arrêté le meurtrier! Et les femmes m'embrassaient, tandis que les hommes criaient frénétiquement: Vive le roi! qui était mort. Le peuple, qui avait d'abord été calme et comme étourdi par la nouvelle, était devenu comme insensé de fureur; il faisait des rassemblements devant la Conciergerie, et, ne pouvant lapider le coupable, il lapidait les murs.
—Il ne dénonça jamais personne?
—Non, pendant les interrogatoires. Pour moi, il est évident qu'il croyait toujours qu'au moment suprême il serait sauvé. Seulement, il dit que les prêtres d'Angoulême, auxquels il s'était adressé, avouant qu'il voulait tuer un roi hérétique, et qui lui avaient donné l'absolution au lieu de le détourner de son projet, avaient ajouté à l'absolution un petit reliquaire dans lequel ils lui avaient dit qu'il y avait un morceau de la vraie croix; le reliquaire, ouvert devant lui par le tribunal, ne contenait rien du tout. Dieu merci! les hommes n'avaient point osé faire Monseigneur Jésus complice d'un pareil crime.
—Que dit-il en voyant qu'il avait été trompé?
—Il se contenta de dire: L'imposture retombera sur les imposteurs.
—J'ai eu sous les yeux, dit le cardinal, un extrait du procès-verbal publié; il y est dit: «Ce qui se passa à la question est le secret de la cour.»
—Je n'étais pas à la question, répondit Latil, mais j'étais sur la roue à côté du bourreau; le jugement portait que le patient serait écartelé et tenaillé; mais on ne s'en tint point là: le procureur du roi, M. Laguerle, proposa d'ajouter à l'écartèlement, le plomb fondu, l'huile et la poix bouillantes, accompagnées d'un mélange de cire et de soufre. Le tout fut voté d'enthousiasme. Si l'on eût laissé le peuple se charger de l'affaire, c'eût été vite fait; en cinq minutes, Ravaillac eût été mis en pièces. Lorsqu'il sortit de prison pour marcher à la Grève, il s'éleva une telle tempête de cris de rage, de malédictions, de menaces, qu'il comprit alors seulement la grandeur du crime qu'il avait commis. Sur l'échafaud, il se tourna vers le peuple et demanda en grâce et d'une voix lamentable qu'on lui donnât à lui, qui allait tant souffrir, la consolation d'un Salve Regina.
—Et cette consolation lui fut-elle donnée?
—Ah bien oui! d'une seule voix toute la grève hurla: «Judas à la damnation!»
—Continuez, dit Richelieu, vous étiez sur l'échafaud, près de l'exécuteur, disiez-vous?
—Oui, l'on m'avait fait cette faveur, répondit Latil, comme ayant arrêté ou du moins contribué à arrêter l'assassin.
—Eh bien, justement, dit le cardinal, on m'a assuré que sur l'échafaud il avait fait des aveux.
—Voici ce qui se passa, monseigneur. Votre Eminence comprend que lorsqu'on a assisté à un pareil spectacle, les jours, les mois, les ans, peuvent passer, on s'en souvient toute la vie. Après les premiers tiraillements des chevaux, tiraillements infructueux, car ils n'avaient pu détacher aucun membre du corps, au moment où, dans des ouvertures faites sur les bras, sur la poitrine et dans les cuisses avec le rasoir, on coulait successivement du plomb fondu, de l'huile bouillante, du soufre allumé, ce corps qui n'était plus qu'une plaie céda à la douleur et se mit à crier au bourreau: «Arrête! arrête! Je parlerai.»
Le bourreau s'arrêta. Le greffier qui était au pied de l'échafaud, monta dessus, et, sur une feuille séparée du procès-verbal d'exécution, écrivit ce que lui dicta le patient.
—Eh bien? demanda vivement le cardinal, en ce moment suprême, qu'avoua-t-il?
—Je voulus m'approcher, dit Latil, mais on m'en empêcha, il me sembla seulement entendre le nom d'Epernon et celui de la reine.
—Mais ce procès-verbal, mais cette feuille volante, n'en avez-vous jamais entendu parler chez le duc?
—Au contraire, monseigneur, j'en ai entendu parler bien souvent.
—Qu'en disait-on?
—Quant au procès-verbal d'exécution, on disait que le rapporteur l'avait mis dans une cassette et l'avait caché dans l'épaisseur du mur, au chevet de son lit; quant à la feuille volante, elle était, disait-on encore, gardée par la famille Joly de Fleury, qui niait l'avoir, mais qui, au grand désespoir de M. d'Epernon, l'avait laissé voir à quelques amis, qui, à cause de la mauvaise écriture du greffier, avaient eu grand'peine à y déchiffrer, mais enfin y avaient déchiffré les noms du duc et de la reine.
—Et cette feuille écrite?
—Cette feuille écrite, le supplice reprit son cours. Comme les chevaux fournis par la prévôté étaient de maigres haridelles, n'ayant point assez de force pour séparer les membres du corps, un gentilhomme offrit le cheval sur lequel il était monté, et qui du premier élan emporta une cuisse. Comme le patient vivait encore, le bourreau le voulut achever, mais les laquais de tous les seigneurs assistant à l'exécution, et qui étaient autour de la barrière, sautèrent par-dessus, escaladèrent l'échafaud, et lardèrent ce corps mutilé, de coups d'épées. Alors le peuple se rua dessus à son tour, le déchiqueta par petits morceaux et alla brûler la chair du parricide à tous les carrefours. En rentrant au Louvre, je vis les Suisses qui rôtissaient une jambe sous les fenêtres de la reine. Voilà.
—Ainsi, c'est tout ce que vous savez?
—Oui, monseigneur, sinon que j'ai entendu bien souvent raconter comment fut partagé le trésor à si grand'peine amassé par Sully.
—Je le sais, le prince de Condé a eu pour lui seul quatre millions; mais ceci m'inquiète médiocrement. Revenons donc à notre véritable affaire, et dites-moi si, au milieu de tout cela, vous n'avez point entendu parler d'une certaine marquise d'Escoman?
—Ah! je le crois bien! fit Latil, une petite femme un peu bossue, s'appelant de son nom de fille Jacqueline le Voyer, dite de Coëtman, et non pas d'Escoman. Elle n'était point marquise, quoique l'on eût l'habitude de lui donner ce titre, attendu que son mari se nommait Isaac de Varenne tout court. C'était la maîtresse du duc; Ravaillac demeura six mois chez elle. On l'accusa d'avoir été d'intelligence avec lui pour faire assassiner le roi. Elle disait à qui voulait l'entendre que la reine-mère était du complot, mais que Ravaillac l'ignorait.
—Qu'est devenue cette femme? demanda le cardinal.
—Elle a été arrêtée quelques jours avant la mort du roi.
—Je le sais, elle est même restée en prison jusqu'en 1619; mais en 1619 elle fut enlevée de cette prison et transportée dans quelque autre, et je n'ai pu savoir laquelle. La connaissez-vous?
—Monseigneur se rappelle qu'en 1613, sentence fut rendue par le Parlement, qui arrêtait toute enquête, vu la qualité des accusés. Ce vu la qualité des accusés était une éternelle menace. Concini tué, Luynes tout puissant, on pouvait reprendre le procès et le pousser jusqu'au bout; mais Luynes aima mieux se réconcilier avec la reine-mère et s'en faire un appui, que de la briser tout-à-fait et de s'exposer un jour à la colère de Louis XIII. Luynes alors avait donc exigé du Parlement que la sentence fût réformée au profit de la reine, que l'accusation fût déclarée calomnieuse, Marie de Médicis et d'Epernon innocentés, et à leur place, la de Coëtman condamnée.
—Ce fut alors qu'elle disparut, en effet. Mais dans quelle prison fut-elle conduite? C'est ce que je vous ai déjà demandé et que vous ignorez probablement, puisque vous ne m'avez pas répondu sur ce point.
—Si fait, monseigneur, je puis vous dire où elle est, ou du moins où elle était, car depuis ces neuf ans, Dieu seul sait si elle est vivante ou morte.
—Dieu permettra qu'elle soit vivante! s'écria le cardinal, avec une foi si vive, que l'on pouvait facilement voir que le besoin qu'il avait qu'elle vécût, était pour moitié au moins dans sa croyance.
Et il ajouta:
—J'ai toujours remarqué que plus le corps souffre, plus l'âme y tient.
—Eh bien, monseigneur, dit Latil, elle fut renfermée dans un in pace, où ses os sont encore, si sa chair n'y est plus.
—Et tu sais où est cet in pace? demanda vivement le cardinal.
—Il a été construit exprès, monseigneur, dans un angle de la cour des Filles repenties. C'était un tombeau dont la porte fut murée sur elle, on l'y voyait par une fenêtre grillée, à travers les barreaux de laquelle on lui passait son boire et son manger.
—Et tu l'y as vue? demanda le cardinal.
—Je l'y ai vue, monseigneur; on laissait les enfants lui jeter des pierres, et comme une bête féroce elle rugissait, disant: «Ils mentent, ce n'est pas moi qui l'ai assassiné, ce sont ceux qui m'ont fait mettre ici!»
Le cardinal se leva.
—Pas un instant à perdre! s'écria-t-il. C'est cette femme qu'il me faut!
Puis à Latil:
—Guérissez-vous, mon ami, et une fois guéri ne vous inquiétez plus de l'avenir.
—Peste! avec une pareille promesse, dit le blessé, je n'y manquerai pas, monseigneur; mais, ajouta-t-il, il était temps.
—Temps de quoi? demanda Richelieu.
—Que nous finissions; je me sens faible et... bon! est-ce que je vais mourir?...
Et il laissa retomber avec un soupir sa tête sur l'oreiller.
Le cardinal regarda autour de lui, vit un petit flacon qui lui parut devoir renfermer un cordial. Il versa quelques gouttes de la liqueur qu'il contenait dans une petite cuiller, et les fit avaler au blessé, qui rouvrit les yeux et poussa un nouveau soupir, mais d'allégement.
Le cardinal mit alors le doigt sur sa bouche, pour recommander le silence à Latil, recouvrit sa tête du capuchon de sa robe et sortit.
CHAPITRE VIII.
L'IN PACE.
Il était une heure et demie à peu près, mais l'heure avancée était une raison de plus pour que le cardinal poursuivît ses investigations. Il craignait, s'il se présentait pendant le jour à la porte de ce couvent infâme où l'on entassait tous les coquins ramassés dans les mauvais lieux de Paris, qu'on eût le temps, lorsqu'on apprendrait le motif de sa visite, de faire disparaître celle qu'il y venait chercher. Il savait quel voile Concini, la reine-mère et d'Epernon avaient essayé d'étendre et même avaient étendu sur ce terrible drame de l'assassinat de Henri IV; il savait, et nous en avons vu quelque chose dans le chapitre précédent, que les preuves écrites avaient disparu, il craignait que l'on ne fît disparaître les preuves vivantes.
Latil n'était qu'un fil indicateur que, d'un moment à l'autre, la main de la mort pouvait briser; il lui fallait cette femme chez laquelle Ravaillac, disait-on, avait vécu six mois, et qui, pour être entrée dans ce secret d'Etat, était morte ou achevait de mourir dans un in pace, c'est-à-dire dans un de ces tombeaux si vantés par ces admirables tortureurs qu'on appelle les moines et qui essayent de rendre à leur prochain en souffrances physiques les souffrances physiques et morales qu'ils se sont imposées à un âge où parfois ils ne peuvent savoir s'ils auront la force de les supporter.
Il y avait loin de la rue de l'Homme-Armé, ou plutôt de la rue du Plâtre où la litière du faux capucin l'attendait, à la rue des Postes où était situé le couvent des Filles repenties, sur l'emplacement où ont été depuis les Madelonnettes; mais le cardinal prévint les objections que pouvaient faire les porteurs en leur glissant à chacun dans la main deux louis d'argent. Ils se recordèrent donc un instant sur le chemin le plus court qu'ils avaient à suivre et qui était la rue des Billettes, la rue de la Coutellerie, le pont Notre-Dame, le Petit-Pont, la rue Saint-Jacques et la rue de l'Esplanade, par laquelle on arrivait à l'angle de la rue des Postes, où se trouvait au coin de la rue du Chevalier le couvent des Filles repenties.
Lorsque la litière s'arrêta à la porte, deux heures sonnaient à l'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas.
Le cardinal passa sa tête par la portière et ordonna à l'un des porteurs de sonner vigoureusement.
Le plus grand des deux porteurs obéit.
Au bout de dix minutes, pendant lesquelles le cardinal impatient avait deux fois encore fait retentir la sonnette, une espèce de guichet s'ouvrit, et la tête de la sœur tourière apparut, demandant ce que l'on voulait.
—Dites que c'est un père capucin qui vient de la part du père Joseph pour parler à la supérieure de choses d'importance.
Un des porteurs répéta mot pour mot la phrase du cardinal.
—De quel père Joseph? demanda la tourière.
—Il me semble qu'il n'y en a qu'un, dit une voix impérative qui venait de l'intérieur de la litière, c'est le secrétaire du cardinal.
La voix avait un tel accent d'autorité, que la tourière ne fit pas d'autres questions, referma son guichet et disparut.
Quelques instants après, la porte s'ouvrait à deux battants, la litière entrait sous la voûte du couvent, et la porte qui lui avait donné passage se refermait derrière.
La litière fut déposée à terre, et le moine en descendit.
—La supérieure va descendre? demanda-t-il à la tourière.
—A l'instant même; mais si c'était seulement pour entretenir une de nos prisonnières que Votre Révérence fût venue, dit-elle, il n'était pas besoin de réveiller madame la supérieure pour cela: j'ai licence d'introduire dans la cellule des recluses, tout digne serviteur de Dieu portant le froc ou la robe.
L'œil du cardinal lança un éclair.
Ce qu'on lui avait dit était donc vrai, que les malheureuses que l'on enfermait au couvent pour qu'elles y trouvassent le repentir de leurs fautes, y trouvaient au contraire un moyen d'en commettre de nouvelles.
Le premier mouvement du prêtre sévère avait été de refuser l'offre de la tourière; mais pensant que par ce moyen il arriverait peut-être plus sûrement et plus rapidement à son but.
—Soit, dit-il, conduisez-moi donc à la dame de Coëtman.
La tourière fit un pas en arrière.
—Jésus Dieu! dit-elle en se signant, quel nom Votre Révérence vient-elle de prononcer là?
—C'est le nom d'une de vos prisonnières, ce me semble.
La tourière resta muette.
—Celle que je désire voir est-elle morte? demanda d'une voix mal assurée le cardinal, car il craignait de recevoir une réponse affirmative.
La tourière continua de garder le silence.
—Je vous demande si elle est morte ou vivante? insista le cardinal d'un accent où on commençait à sentir frémir l'impatience.
—Elle est morte, dit une voix perdue dans l'obscurité et venant de l'autre côté de la grille par laquelle on pénétrait dans l'intérieur du couvent.
Le cardinal fixa un regard aigu du côté d'où venait la voix, et dans les ténèbres il distingua une forme humaine qu'il reconnut pour être celle d'une seconde religieuse.
—Qui êtes-vous, demanda Richelieu, vous qui répondez si péremptoirement à une question qui ne vous est point adressée?
—Je suis celle à laquelle il appartient de répondre aux questions de cette nature, quoique je ne reconnaisse à personne le droit de les faire.
—Et moi, je suis celui qui les fait, répliqua le cardinal, et auquel, bon gré mal gré, il faut que l'on réponde.
Puis, se tournant du côté de la tourière, toujours immobile et muette:
—Apportez une lumière, dit-il.
Il n'y avait point à se tromper à l'accent de celui qui parlait; c'était la voix ferme et impérative de l'homme qui a le droit de commander.
Aussi la tourière, sans attendre la confirmation de l'ordre qui lui était donné, rentra-t-elle chez elle et en sortit-elle aussitôt avec une cire allumée.
—Ordre du cardinal, dit le faux capucin, en tirant de sa poitrine un papier qu'il déplia et sur lequel, au bas de quelques lignes d'écriture, on vit briller un grand sceau de cire rouge.
Et il tendit le papier à la supérieure, qui le prit à travers les barreaux de la grille.
A travers les barreaux de la grille, en même temps, la tourière passait sa bougie allumée, de sorte que la supérieure pouvait lire les lignes suivantes: