Le Jardin de Marrès: par Bérénice
DES PLUS BELLES FLEURS QU'IL ME FUT DONNÉ DE CUEILLIR
Lorsqu'un homme excelle dans l'art de penser à quoi servirait-il en voulant se mêler d'agir?
Tout amour sauf contre la licence. 2.
Quelque dédain qu'il affectât de l'opinion d'autrui, je vis bien que le désir subsistait en Maurice de s'expliquer sur les divers points où s'était si brutalement déconcertée ma logique trop terre-à-terre de petite femme ignorante:
—Aux heures tragiques que nous vivons, me disais-je, il n'y a que deux attitudes possibles: se battre—ou admirer! Mais qui donc accepterait de sembler admettre à son profit une définition de ce genre: «La guerre, c'est la mort des autres.»?
Bien vite pourtant je m'étais rendu compte de ma sottise. Et gagnée tout entière à sa philosophie qu'avant même de l'avoir comprise et malgré l'apparence je sentais bien être une philosophie de sacrifice, j'étais heureuse de lui fournir occasion d'en disserter avec cet abandon généreux qu'il me témoigna toujours et dont je suis si légitimement fière.
Avec prévenance, je provoquais ses réponses énergiques et péremptoires, et le spectacle du merveilleux parterre intellectuel aux allées rectilignes, bordées des fleurs précieuses de son esprit, effaçait peu à peu dans mon cœur le souvenir charmant et endolori de mon pauvre jardinet d'Aigues-Mortes...
Croyant aller au-devant d'une réponse qu'il désirait me faire, je posai un matin à mon Maître une question:
—Étiez-vous, lui demandai-je, étiez-vous de ceux qui, aux heures troubles où von Kluck menaça Paris, délaissèrent la capitale et s'enfuirent à Bordeaux?
—De ceux, répéta-t-il en corrigeant légèrement un des termes que je venais d'employer, de ceux qui s'en furent à Bordeaux?... Non, je n'en étais pas...
—Ah!... c'est bien, cela! C'est très bien... J'en étais sûre....
—Je n'en étais pas parce que... j'étais parti avant eux...
Je dus montrer à Maurice une mine fort désappointée, car aussitôt il me prit le menton:
—Attends, dit-il. Ne te hâte point...
En détachant chaque mot, en parlant, je le compris bien, beaucoup moins pour moi-même que pour ceux auxquels je pouvais être appelée à rapporter ses paroles, il déclara:
—J'ai quitté Paris parce qu'il fallait qu'à ce moment l'exemple fût donné. Ne pas m'y résoudre eût été infliger au gouvernement une sorte de désaveu qui ne pouvait pas être dans mon intention et que l'union sacrée m'interdisait. De tous ceux qui furent pendant quelques mois Bordelais, j'étais un des chefs reconnus; il fallait donc que je les précédasse, à la manière d'un officier d'intendance intellectuelle... C'est donc de façon raisonnée, volontaire que je pris part à ce mouvement stratégique nécessaire. Je le raconterai d'ailleurs quelque jour dans son détail.
—Ce sera une belle page à ajouter à la série des «Romans de l'Énergie nationale».
—Ou plutôt au «Culte du Moi»... Car, encore qu'il y puisse paraître, je n'ai rien renié de ce que j'écrivais jadis. Comment, de l'exacerbation des sentiments personnels, peut naître l'esprit de dévouement et de sacrifice, et comment de ce qui fut un bréviaire d'égotisme on peut tirer (pour autrui) des leçons de patriotisme, tu le comprendras plus tard, Bérénice: car on écrira, je l'espère, des articles et des livres pour fixer ce point...
—Pourquoi ne les écririez-vous pas vous-même?
—Parce qu'assurément, et quoi que tu en penses, je le ferais moins bien que d'autres le pourront faire. Je t'ai montré déjà que les hommes comme moi doivent être avant tout les champions des idées qu'on découvre en leur œuvre. De malveillants imbéciles pourront extraire de mes livres vingt textes, cent textes contraires à mon attitude présente et les placer en épigraphes à je ne sais quelles libelles; qu'est-ce que cela prouverait contre l'idée que j'incarne aujourd'hui? Mon ami Simon...
—De l'Echo de Bordeaux?
—Mais non!... Mon ami Simon qui nous invita à dîner (souviens-toi...) aux Champs Élysées... J'ai conté dans le Parterre comment, exaspéré par les raisonnements qu'il tenait certain soir, je commis l'inconvenance de m'exprimer dès le potage en termes abstraits...
—Eh bien?
—Eh bien, mon ami Simon, qui s'y montrait rétif, a fini par fort bien comprendre l'indépendance nécessaire de l'acte et du propos...
—Il est à la guerre?
—Non!... D'ailleurs, que ferait Simon aux tranchées? Tel que je le connais, il serait mort au bout de trois mois...
—On peut toujours se faire tuer au bout du premier?
—Ah! Bérénice, voilà une belle parole! Tu ne t'en rends peut-être pas compte toi-même, mais c'est une belle, une noble parole! Et combien elle est vraie! Comme elle résume tout le patriotisme agissant qui doit être le nôtre. Il faudra...
—Quoi donc? Vous engager?...
—Il faudra... que je la mette dans un de mes prochains articles...
—Ah! ça c'est gentil!...
—Voyez-vous la petite vaniteuse! Comme elle est prompte à s'enorgueillir!... Mais tout doux, Bérénice. Cette parole qui est parfaite au point de vue relatif et que je ne saurais trop exalter comme précepte militaire, ne peut pas être prise comme règle générale et ne vaut rien appliquée à ce que j'appelle le régime de l'intérieur. Philosophiquement et matériellement, le trépas des héros ne prend sa signification que par rapport à ceux qui subsistent. La formule: «Je meurs pour ma patrie» n'existe qu'en fonction de cette autre: «Je demeure pour mon pays.» Ainsi s'explique et prend son sens supérieur la division des citoyens en combattants et non-combattants...
—Évidemment. Le tout est d'être du bon côté?
—Je n'ai pas dit cela... Mais bien certainement si tous les Lacédémoniens étaient morts aux Thermopyles, ils eussent ainsi causé le plus grave tort à la mémoire de Léonidas dont le sacrifice devenait, dès lors, inutile. De même pour notre d'Assas. Lorsqu'il jeta son cri sublime: «A moi, Lorraine!», il...
—Pardon! Ne fût-ce pas: «A moi, Auvergne»? Il me semblait qu'à l'école...
Maurice parut frappé de ma remarque. Il hésita un instant, jeta un coup d'œil à son propre portrait accroché au fond de la pièce, et comme s'il y eût puisé l'inspiration et l'approbation de son propos, il répliqua délicieusement:
—Autrefois, peut-être... Mais plus maintenant!...
Tel était le ton général, tour à tour sévère ou plaisant, grave ou familier, de nos entretiens.
Je m'excuse de rapporter, avec une exactitude qui peut paraître immodeste, mes paroles propres et mes observations, mais l'ombre n'est-elle pas nécessaire à la lumière qui doit triompher d'elle?
On remarquera que toujours, sous une forme ou sous une autre, revenait entre nous la question de l'apparente contradiction entre les actes de Marrès et ses paroles écrites. Et on voit avec quelle facilité péremptoire il triomphait des objections que, le plus souvent par complaisance et pour lui donner occasion de les réfuter, je prenais la liberté de lui opposer.