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Le Jardin de Marrès: par Bérénice

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CHAPITRE III

AFIN QUE SOIT LIQUIDÉE UNE FOIS POUR TOUTES LA QUESTION DE LA «RACINE»

Cette petite Bérénice me sert à étudier la psychologie.

Le Parterre de Bérénice. Ch. VIII.

Encore un mot, cependant. Et qui servira d'introduction à une utile parenthèse.

Marrès m'a toujours représentée comme un petit animal curieux, sensible, mais sans importance, et dont il aimait à faire fonctionner l'âme simple comme il l'eût fait des rouages d'un lapin mécanique. Il a dit de moi ce qu'il a voulu et je ne proteste point. Mais si je lui fus jadis un amusant sujet d'études, mon bon Maître ne se doute pas que fort souvent je l'ai comme on dit «fait poser», et que c'est lui qui, au rebours, en était un pour moi! Messieurs les «psychologues» regardent les autres sans se rendre compte qu'ils sont regardés eux-mêmes, et rien ne me semblait plus drôle, à moi, petite femme ignorante, que quand Marrès croyait «se pencher sur mon âme» et employait avec Simon de grands mots abstraits pour m'épater.

On sait l'admiration déférente que j'ai pour Maurice et le respect que je professe pour son talent, mais ils ne m'empêchaient point, de temps en temps, de le faire, comme on dit, «monter à l'arbre».

Oh! comme il y montait bien! Et comme alors mon petit carnet s'enrichissait de notations pittoresques autant que maladroites, et de caricatures innocentes!

Quand il me surprenait dans quelque coin en train d'écrire, Marrès se moquait, en abusant contre moi d'une supériorité que je suis la première à proclamer, mais de laquelle j'aurais voulu le voir moins sûr lui-même, et dont la conscience évidente qu'il en avait ne laissait pas, parfois, d'être assez agaçante:

—Ah! ah! raillait-il, Madame fait son article?... Et dans quel journal paraîtra-t-il, cet article?...

Un article! Un article!... Il y a des gens qui, lorsqu'ils prononcent ce mot-là, semblent en avoir plein la bouche. Comme si un article était une chose si difficile et si importante! J'en ferais, moi, des articles, si on voulait. Ce ne sont pas les idées qui me manquent... Sans doute, il y a l'orthographe: mais, comme dit René Bazin, les typos et les correcteurs sont là pour la mettre! Quant au style... Est-ce que M. Henry Bordeaux en a? Alors...

Mais je m'égare et j'en reviens à mon bon Maître que, disais-je, je m'amusais parfois à taquiner. La chose était facile: il me suffisait lorsque je le voulais, de faire allusion à ses origines auvergnates... Et si je touche incidemment à ce sujet, ce n'est point par goût pour les digressions, mais dans le but, au contraire, de fixer définitivement un point important.

Certain jour qu'il était d'assez méchante humeur—à cause d'un de ces sacrés homards qui ne voulait pas passer—il m'avait dit:

—Petite, tu raisonnes comme une Auvergnate!

Moi qui suis d'Aigues-Mortes, m'entendre appeler dérisoirement «Auvergnate» par quelqu'un dont le père est de Saint-Flour, cela me parut intolérable!

Je répliquai donc hargneusement:

—Auvergnate? C'est bien mieux vous...

A peine avais-je proféré cette insolence que je la regrettai. Je vis une flamme passer dans son regard:

—Petite, me dit-il sur un ton de fraternel mais ferme reproche, je vais t'expliquer... Il se peut que ma famille soit Auvergnate. Et même, puisque René Gillouin l'a dit, je veux bien l'admettre... Mais moi, je suis Lorrain... comme un autre, par exemple, serait militaire.

—Par profession?

—Non, petite, par vocation!... Je suis «devenu» Lorrain, comprends-tu? J'ai connu un homme que ses malheurs avaient rendu Polonais. De même, suis-je devenu, moi, Lorrain par ma volonté et mes efforts soutenus. Et plus j'ai eu de mal à acquérir cette qualité, moins on a de raison de me la contester...

—Mais... à ce compte, vous eussiez pu aussi bien devenir Breton...

—Il y avait déjà Botrel...

—Je n'y pensais pas...

—Il y a des déracinés... Moi, je suis, si tu veux bien, un «enraciné»...

—Oui... Mais quand vous dites: «Mes pères» s'agit-il de vos pères auvergnats ou des autres?...

—Tiens, va-t'en, tu es trop bête!... me dit-il.

Il était vexé, et je crus voir s'élever entre nous le nuage noir d'un dissentiment auquel ma folle imagination donna aussitôt forme d'un bougnat marchand de marrons...


Depuis, je me suis cent fois remémoré cet entretien, et j'ai connu combien j'avais été sotte et combien Maurice avait été profond. J'ai cru devoir le relater ici, bien qu'il remonte à près de quinze ans, par esprit de contrition d'abord, et surtout pour fixer définitivement ce point si opiniâtrement controversé par la malignité contemporaine: Oui, Marrès est Lorrain, et il le sait mieux que personne, puisque c'est lui-même qui s'est choisi cette carrière.


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