Le Jardin de Marrès: par Bérénice
AVANT DE PRENDRE CONGÉ
A l'heure où la lune s'allume, où naguère s'embuscadaient nos pères...
M. B. Sous l'œil des Tartares.
Faut-il dire s'embusquer ou s'embuscader?
Avant la guerre Marrès a écrit: «s'embuscader».
Néologisme qui n'avait rien, certes, de choquant mais qui n'avait pas l'excuse de la nécessité, «s'embusquer» ou «se mettre en embuscade» ayant le sens exact qu'il donne à «s'embuscader» et suffisant parfaitement.
Pourquoi donc l'avoir employé?
Par la raison, je pense, qu'avec cette extraordinaire prescience des choses qui est une de ses caractéristiques principales, Marrès avait instinctivement entrevu que l'usage et les nécessités de cette guerre opposeraient ces termes l'un à l'autre.
Le poilu s'«embuscade».
L'embusqué s'«embusque».
On voit la différence.
Tous les amis de Marrès, tous ses parents, sont des héros qui s'embuscadent pour attendre et tuer le Prussien. Tandis que les instituteurs républicains, les socialistes, les francs-maçons et les «accroupis» de Vendôme, s'embusquent en attendant que M. Dalbiez vienne y apporter bon ordre.
Telle est la justification du néologisme. On voit qu'elle est péremptoire, et il faut retenir qu'elle ne s'est produite que des années après la création de celui-ci...
Ainsi en est-il pour nombreuses parties de l'œuvre de Marrès! Sous cet angle spécial, on peut le considérer comme un auteur futuriste: il écrit dans le présent, mais s'épanouit dans l'avenir. Chaque jour le révèle. Aussi bien suis-je certaine que des phrases comme celle des «blêmes enfants un peu morts de qui les pères escomptèrent la vie pour animer une formule», inintelligibles peut-être pour nous, semblent claires comme la vérité même aux jeunes générations intellectuelles qui nous suivent et, avec une intuition admirable de leur intérêt supérieur, l'ont élu pour Maître.
Il me faut à regret fermer bientôt ce petit cahier, car il y a des patiences dont on ne saurait abuser sans méfaire. Et si de ne pas parler plus avant de mon ami me cause quelque regret, je m'en console en songeant que le temps même qu'il vous eût plu de m'accorder pour m'entendre, vous l'emploierez plus utilement à le lire lui-même!
Les sots—qui sont toujours susceptibles—lui gardent rancune d'avoir jadis été traités par lui de «Tartares»:
—S'il appelle ainsi des Français, que reste-t-il pour les Allemands? s'écrient-ils plaisamment.
Il n'est pas douteux, en effet, que les «Tartares» dont il est parlé dans Sous l'Œil ne sont autres que ses contemporains de France. Mais il s'en est expliqué nettement dans son livre même:
«J'appelle Tartares ceux qui ne pensent pas comme moi ou qui, pensant comme moi, ne le font pas pour les mêmes raisons que moi. Ainsi suis-je dans la pure tradition latine, les Latins appelant «tartares» tous ceux qui n'étaient pas eux-mêmes...» a-t-il écrit magistralement.
Opinion certainement hautaine et qui serait ridicule émise par un couturier, une manucure ou un tondeur de chiens, mais combien acceptable et respectable lorsque professée par un esprit comme le sien!
Ces pages, trop courtes à mon gré et trop longues sans doute à celui de mes lecteurs, n'auront point été inutiles si elles ont, comme je le crois et comme le désirerait certainement mon Ami lui-même, résolu la contradiction apparente qui existe entre sa théorie de jadis et le sens qu'il lui donne aujourd'hui, entre l'œuvre littérale et l'idée qu'on s'en fait, entre les conseils qu'il donne et l'attitude qu'il garde.
Quel est l'écrivain qu'on ne peut mettre, superficiellement tout au moins, en contradiction avec lui-même ou prendre comme à un piège à ses propres déclarations?
Un soir, Maurice m'avait dit amicalement:
—Il est six heures, ma petite Bérénice, permets-moi de te chasser... Je m'en vais rejoindre René Razin et d'autres collègues de l'Académie, pour dîner...
—Ah! lui dis-je, tous mes compliments. Je vous envie.
C'est vrai, j'ai un faible pour René Razin qui est exquis, exquis...
—Tu m'envies de dîner avec eux? reprit mon Maître. Pourquoi donc aujourd'hui ne te livres-tu pas au jeu facile de me jeter une citation dans les jambes?
Je ne compris pas ce qu'il voulait dire et j'eus sans doute, pour regarder Maurice, des yeux comme j'en eusse fait s'il avait été un train, car il me dit:
—Ne me regarde pas ainsi, tu me fais de la peine... Prends les Tartares, page 213, cinquième et sixième lignes...
Je pris le volume et à ma grande stupéfaction je lus:
... En fait, il faut diner avec des imbéciles; on entretient ses relations...
Maurice eut un rire bon enfant:
—Ah! ah! Bérénice... tu t'en voudras toute ta vie de n'avoir pas trouvé celle-là, pas vrai?...
Puis, montrant ainsi combien il a l'âme franche, il ajouta:
—Il faudra que je raconte ça tout à l'heure à mes bons amis... Ça leur fera certainement plaisir!...
Anecdote charmante et simple, qui indique avec quelle aimable facilité Maurice consent à se discuter lui-même en même temps que les griefs qu'on peut lui vouloir adresser.
Comme je le plaisantais respectueusement un jour sur la mèche qu'il a, si je puis employer ces deux termes contradictoires, dressée à tomber sur ses yeux, je me permis de lui demander:
—Ne craignez-vous pas qu'un jour quelque stupide caricaturiste ne s'empare de ce détail, et ne cherche à l'exploiter en dérision contre vous?
—Bérénice, me dit-il, tu raisonnes comme une brosse à dents. Et je croyais à la vérité que tu connaissais mieux ma pensée! N'ai-je pas toujours dit qu'il faut, lorsqu'on en a, soigner ses manies, ses partis pris et ses ridicules, et lorsqu'on n'en a pas, s'efforcer d'en acquérir: c'est l'appareil où se révèle un spécialiste. De là sera déduit son caractère... Tu parles de ma mèche et tu crains qu'on n'en sourie? Innocente brebis! Ne t'ai-je pas confié cependant que cette mèche était, non point la conséquence d'un vœu, mais le résultat d'une volonté esthétique préconçue et ferme? Crois-tu qu'il soit indifférent pour un philosophe, pour un littérateur, de ressembler à son marchand de cravates? A Paris, il faut avoir un type: de là, ma mèche. Originalité, mais non point futilité. Si tu m'as observé, Bérénice, tu dois savoir que, le plus naturellement du monde et sans que je n'y sois plus moi-même pour rien, ma mèche participe extérieurement aux émotions de mon âme? Que je sois agressif ou placide, abattu ou alerte, joyeux ou inquiet, ma mèche n'est pas la même: elle provoque ou apaise, elle se plaint ou encourage, elle s'amuse ou se lamente! Quand, à la Chambre j'ai dit son fait à Rousseau, ma mèche n'était pas la même que lorsque j'ai dit la grande pitié des églises de France! Regarde mes photographies dans les journaux illustrés et dis-moi si ma mèche de champ de bataille n'est pas une trouvaille?
—Certes...
—Alors, ne me pose plus de questions aussi sottes que celle qui vient de motiver mes paroles...
J'ai tenu à noter ce petit discours, auquel je n'ai pu malheureusement conserver toute sa grâce légère, parce que j'y vois et qu'on y trouvera la plus fine des leçons de psychologie sociale et parisienne: il faut cultiver ses particularités!
Enlevez ses cheveux à M. Pichepin, et c'est à peine s'il restera un poète; ôtez à Mme Dieulafayt son pantalon... je veux dire: habillez-la comme les autres femmes, et elle passera inaperçue! Montesquieu dans ses Lettres persanes avait entrevu cette théorie si délicieusement déduite par mon Maître.
Guérissons-nous donc de nos défauts, mais gardons nos particularités si, du moins, nous aspirons à quelque notoriété.
Ceux qui ont approché Maurice savent qu'il a l'air toujours de sucer une pastille. On croit volontiers qu'il a dans la bouche une tablette de chlorate de potasse. Vingt fois j'eusse pu attirer son attention sur ce tic: je me suis gardée de le faire, car il y eût vu certainement le signe que je méconnaissais une de ses plus charmantes leçons.
... Malgré moi, on le voit, c'est au moment d'abandonner mon sujet que je semble m'y attacher avec le plus de ferveur. Ainsi, souvent, au moment des adieux se sent-on plus proche que jamais de ceux qu'on va quitter!
Mais quelle que puisse être mon inclination, la raison doit l'emporter.
Adieu donc! ô cher jardin intellectuel où j'ai passé des heures si délicieuses! Adieu, les belles allées droites des raisonnements péremptoires! Adieu, les petits chemins sinueux et capricieux fleuris de paradoxes imprévus! Adieu, les gerbes magnifiques et les bouquets subtils dont je revenais exquisement chargée! Il me faut vous quitter!
Si j'eus, jadis, une joie de petite fille vaniteuse, lorsque Maurice voulut bien donner mon nom à un de ses livres les plus étonnants, quelle volupté saine pour la femme que je suis devenue d'avoir pu évoquer à mon tour la personnalité de mon Ami, de mon grand Ami, que les événements rendent plus grand encore!
Sans compter d'ailleurs qu'ayant sur la plupart des fidèles de Marrès cette supériorité d'avoir été mêlée si intimement à sa vie, c'est en quelque sorte me hausser moi-même qu'exalter son mérite!
En sortant de la messe de Sainte-Clotilde, il m'arriva d'entendre un commandant de dragons dire tout haut: «Marrès?... c'est un de Mun pour petits bourgeois... mais en temps de guerre, il ne faut pas se montrer trop difficile.»
Ah! mon officier, si vous n'aviez pas été en compagnie d'une si belle dame, comme je vous aurais demandé la permission de vous montrer votre erreur!
Que pareille opinion soit professée par ceux qui ne le connaissent point, je l'admets; mais vous, mon commandant, seriez-vous de ceux-là? Ne liriez-vous point l'Écho de Bordeaux, et, dans ce cas, quel officier êtes-vous donc?...
Gardez, mon commandant, gardez qu'un propos inconsidéré comme le vôtre, bienveillant peut-être dans son fond, mais dont la forme peut prêter à équivoque, ne soit recueilli par des détracteurs vigilants de Marrès, trop enclins à ne voir en lui que l'homme qui parle de la guerre avec d'autant plus d'abondance et d'autorité qu'il se garde de la faire.
Dans une des plus belles méditations de l'Homme vibre, il a enseigné: «Soyez convaincus que les actes n'ont aucune importance.» Sans doute, cette parole peut paraître disconvenir aux terribles réalités de l'heure présente, mais sa vérité philosophique subsiste, et on remarquera combien il a dû, pour y demeurer fidèle, violenter les tendances instinctives qui sont au dedans de nous tous.
L'attrait du danger l'eût précipité, mais la conscience de sa valeur et le service de l'idée l'ont retenu.
Assez de deuils à l'Académie!
Ce que j'en dis là est sans la moindre ironie. Car c'est précisément le but même de ces notes de montrer comment j'ai été, par Marrès lui-même, amenée à me faire un avis raisonné sur ce point délicat et à changer du tout au tout l'opinion préconçue que je m'étais faite sur des apparences.
Au reste, comme il l'a si justement dit lui-même l'ironie métaphysique est une excellente attitude en face d'un homme qui manque décidément d'imprévu: mais tel n'est point, au contraire, le cas de Marrès, jardinier délicat du plus adorable des jardins!