Le Jardin de Marrès: par Bérénice
DE CE QUE SONT AU VRAI CES COURTES NOTES ET DE L'IMPORTANCE QU'IL SIED DE LEUR ACCORDER.
Ah! ces langoustes si difficiles à digérer! Combien nous en souffrîmes, moi et Simon, dans ces longues après-midi.
Un Homme vibre. Ch. II.
Malgré l'ordre que je me propose de leur donner, je sens bien que ces notes vont sembler incohérentes même aux lecteurs bienveillants.
—Pourquoi cette poule se mêle-t-elle d'écrire? demanderont certains.
D'abord, «poule», c'est bien vite dit. Et à notre époque où tant de chapons voudraient se faire passer pour des coqs, est-il bien certain que «poule» soit une injure?
Au surplus, je tiens à m'expliquer, puisqu'aussi bien je dirai du même coup comment, à supposer qu'on m'en veuille faire l'honneur, il importe de lire cet essai.
J'étais en Bretagne au moment où l'ordre de mobilisation générale fut donné. Je me ressouvins aussitôt de notre conversation de la brasserie Marengo:
—Comme il avait vu juste! m'écriai-je.
Mais j'étais seule, et personne ne me demanda de qui je parlais.
Je ne pus rentrer à Paris que cinq jours après, et tout aussitôt une pensée me traversa l'esprit:
Je le connais: il s'est engagé... J'en suis sûre!... On n'aura pas pu le retenir...
N'écoutant pour ainsi dire que mon manque de courage, je sautai dans un taxi-auto et je me fis conduire chez lui.
—Monsieur est déjà parti? demandai-je au valet de chambre, pressentant la réponse. Dites-moi la vérité... toute la vérité...
—Parti pour où? demanda ce stupide mercenaire.
Je le bousculai, car une porte s'était ouverte et, dans l'encadrement, j'avais vu Marrès qui venait à moi la main tendue:
—Ah!... cher Maître!... Je craignais d'arriver trop tard!...
Il me rassura en me tapotant paternellement la joue. Ordinairement je déteste ce geste auquel sont trop enclins les vieux messieurs. Mais je le laissai faire parce que, dans ma hâte à accourir, j'avais oublié de mettre de la poudre.
—Je suis si contente, m'écriai-je, si contente... Au moins je vous aurai revu avant...
—Avant quoi?...
J'eus ce petit frisson spécial qu'on a dans la colonne vertébrale quand on s'aperçoit qu'on a commis la forte gaffe. Toutefois il était trop tard pour reculer. Et c'est en bafouillant que je tentai d'expliquer:
—J'avais cru... vous comprenez... mais c'est bien sûr que... vous rendrez beaucoup plus de services... D'ailleurs, chacun à sa place... Seulement, je vais vous dire, je pensais... à ce bon Déroulède...
—Déroulède!... Ah! Déroulède!...
Maurice releva sa mèche, d'un geste prompt, et, me conduisant à un petit fauteuil, bien en face de sa table de travail, il me fit asseoir:
—Je te remercie d'avoir évoqué ce nom, me dit-il. Car il contient, si je puis dire, toute la réponse que j'ai à faire à ta question... Car je te comprends bien, petite: tu t'étonnes de me voir ici, et tu te dis que Déroulède fût déjà parti... Je ne le nie point. Mais considère ceci: en partant, Déroulède m'eût laissé pour lui succéder, tandis que moi partant, qui donc me succéderait?... As-tu songé à cela?
C'était péremptoire en effet, et je fus toute honteuse de n'y avoir pas pensé.
Je sautai au cou de mon maître en lui demandant pardon. Il se montra indulgent:
—Tu vois, gamine? un peu de réflexion et tu n'aurais pas commis cette faute contre la justice et contre Moi...
J'eus un silence pour lui dire toute ma pensée. Il me remercia du regard. Puis, dans un soupir de regret et de résignation, il conclut:
—Il faut bien, comprends-tu, qu'il y en ait qui restent...
Cette nouvelle parole, si juste, si profonde fut, je puis le dire, le point de départ de ce petit cahier. Il me sembla désolant que cette parole pût être perdue pour la pensée française, et je me sentis toute pleine du besoin généreux de la répandre.
Or, si je cédais à ce plaisir, pourquoi donc l'offrir isolément aux méditations reconnaissantes de mes amis? Puisque le bienheureux hasard d'une rencontre en tramway m'avait fait retrouver mon ami, puisque j'allais désormais profiter de ses leçons, pourquoi eussé-je gardé pour moi toute seule les fleurs qu'il allait me permettre de cueillir en son jardin?
L'idée n'était-elle pas séduisante d'en faire un bouquet pour l'offrir au contraire à mes contemporains?
Les brèves notes qui suivent sont nées de cette idée. Si on daigne les lire, qu'on veuille bien ne les prendre que pour ce qu'elles sont: tout le monde ne peut pas être Eckermann s'entretenant avec Gœthe, ni Marrès lui-même avec Renan ou le général Boulanger.
Qu'on néglige donc ce qui est de moi pour ne s'arrêter qu'à ce qui est de Lui.