Le Jardin de Marrès: par Bérénice
D'UN NOM JETÉ DANS LA CONVERSATION
Attention! m'écriai-je, car il me semble que je vais avoir une idée!...
Un Homme vibre. Ch. I.
A peine en étions-nous aux hors-d'œuvre que je commis l'impertinence d'employer des termes abstraits.
Le Parterre de Bérénice. Ch. VIII.
Ce n'est pas pour évoquer des souvenirs anciens que j'ai ouvert ce cahier. Ce que je veux brièvement relater, ce sont les points importants de nos entretiens pendant la guerre. Ce que je désire c'est parcourir à nouveau, en compagnie de mes lecteurs, les allées exquisement fleuries du jardin délicieux de mon grand ami.
Dès la seconde visite que je fis à mon Maître, nous nous retrouvâmes sur le pied de la chère intimité d'autrefois. Il ne se penchait plus sur mon âme, mais me permettait de m'incliner vers la sienne. Et c'était très bon et très réconfortant.
Par ce qui suit, on jugera de la familiarité charmante qui s'était établie entre nous.
Un matin, comme j'arrivai chez lui, je me permis de dire un peu étourdiment:
—Devinez, cher Maître, comment on vous appelle dans une feuille que je lisais tout à l'heure en métro?... Je me hâte de vous dire que c'est stupide....
—Alors, comment veux-tu que je devine?...
—En effet, vous ne pouvez pas... Mais je ne sais si j'ose...
—Dis toujours.
—Eh bien, on vous appelle «Guère-à-la-Guerre». C'est idiot?
—Mais non... Cela prouve que ces gens-là ne comprennent pas mon rôle. Voilà tout.
Il répéta en secouant la tête:
—Ils ne comprennent pas mon rôle.
D'un geste énergique il releva la mèche noire qui ombrage son front.
Malgré moi je songeai à l'ironie tout accidentelle de ces mots: «la mèche sur le front» appliqués au cas particulier. Involontairement je dus avoir un sourire, car mon bon Maître me rudoya quelque peu:
—Ah! ah!... tu ris? Comme les autres?... Petite dinde, va!...
Très évidemment il se méprenait. Mais le moyen de lui expliquer que si j'avais souri ce n'était point de l'évocation qu'il avait faite de son rôle, et que seule «la mèche sur le front» en était cause?
Il reprit:
—On se trompe sur moi dans les deux sens, et on colporte à mon sujet des balivernes qui me font le plus grand tort. J'ai à me défendre de certains de mes amis autant que de mes ennemis. Un de ces journalistes qui, selon la forte expression de Mürger, voudraient «se fourrer dans mes poches pour arriver en même temps que moi au débarcadère de la renommée» et qui ne reculent devant aucune flatterie, un de ces journalistes a imprimé ceci: «Nous ne nions pas l'intervention de sainte Geneviève dans la défense de Paris, mais qui donc affirmerait que sans Marrès la victoire de la Marne eût été possible?»
—Mais, c'est la vérité! m'écriai-je. Sans vous...
Je vis que cette explosion de ma sincérité lui faisait plaisir. Il me remercia d'un geste de la main, et modestement:
—Mieux que personne je sais quelle est ma part dans le triomphe de la Marne, mais il ne faut pas le dire... Je veux que mon rôle soit compris de tous en étant à lui-même sa propre explication!...
Puis, répondant à sa pensée intérieure, il reprit:
—Parbleu, tout comme un autre, j'aurais rêvé, moi aussi, de m'élancer à l'assaut, à la tête de mes braves alpins...
—Ah! fis-je. Ç'aurait été des alpins?...
—Des alpins ou des chasseurs... De m'élancer à l'assaut, disais-je, à la tête de mes poilus... Mais, j'ai su comprendre les nécessités supérieures. Tu n'es pas sans avoir entendu parler de l'utilisation rationnelle de toutes les forces de la nation... C'est ce que les Anglais expriment par: «The right man in the...»
—Sans doute, mais si de Mun avait vécu?...
Mon bon Maître leva les bras au ciel comme pour le prendre à témoin de ma bêtise. Puis il ajouta (sans répondre cependant à ma question):
—Je t'aurais fait lire mon article de demain si tu étais venue plus tôt...
—J'ai été retardée par ma blanchisseuse. Et puis je n'ai trouvé qu'un méchant fiacre..., un cheval impossible... et un Collignon...
J'eus la perception très nette que ce nom de Collignon sonnait désagréablement à l'oreille de mon Maître. Il déteste les frivolités, et j'ai trop souvent le tort de me laisser entraîner à parler mon argot de jadis. Et bien sûr que «Collignon» n'est pas un mot à employer dans un milieu académique. Toutefois cette incorrection légère ne méritait pas certainement le coup d'œil dont Marrès me foudroya.
Car aucun doute n'était possible: sans le vouloir j'avais offensé mon Maître! il ne dissimula pas:
—J'ai à travailler. Va-t'en...
Il n'y avait qu'à obéir, et je m'en fus.
Dans le métro, il y avait un amour de petit sous-officier blond qui, je crois, essaya de me faire du pied, mais j'y fis à peine attention, obsédée que j'étais par cette angoissante question: pourquoi ce nom de Collignon a-t-il si fort indisposé mon Maître?
Plus tard, en réponse à une question timide que je fis, on m'apprit qu'une des plus belles figures qui aient traversé l'histoire de cette guerre répondait précisément à ce nom: il s'agit d'un homme de haute situation mondaine et de fortune qui, à cinquante-huit ans, s'était engagé volontairement et avait trouvé la mort glorieuse après quelques mois de campagne...
Comme on le pense, cet éclaircissement ne dissipa point mon trouble, et aujourd'hui encore je ne m'explique pas l'attitude singulière de mon Maître.
Marrès s'est-il trompé sur mon intention? Je l'ignore, et, sans doute, ne se souvient-il plus de l'incident dont il sourira avec son indulgence coutumière à mon endroit.