← Retour

Le Jardin de Marrès: par Bérénice

16px
100%

CHAPITRE VIII

DE QUELQUES REMARQUES SUR LE STYLE ET LA QUESTION D'ARGENT

Chercher une position sociale?... Bon pour tous nos «Jérôme Paturot» cela!.

Préface d'Un Homme vibre.

Je n'avais pas vu Maurice depuis plus de trois semaines, lorsqu'un matin j'eus la joyeuse surprise de recevoir sa visite.

Il me parut en santé parfaite.

—J'ai été au front... me dit-il.

J'eus envie de m'écrier: «Ah! je le savais bien!...» Mais l'expérience m'avait rendue circonspecte. Et je vis que j'avais bien fait de me contraindre, car il ajouta:

—Oui... Avec un conseiller d'État de mes amis, en automobile... Notre excursion a été très réussie. On m'a photographié pour l'Illustration... Il y avait des croix sur le côté... ça fera très bien... Ensuite nous avons eu un déjeuner très chic avec le général. Nous avons bu à la victoire et j'ai prononcé un discours... Tout cela était très triste, mais je crois que les photographies seront bonnes... Il y en aura aussi pour les Annales et pour Je sais tout... Mais je viens te chercher pour déjeuner. Que faisais-tu? Ma parole, tu écrivais?...

Il se pencha sur la page commencée et lut cette phrase écrite de ma main:

«Soldats, nous montrerons aux gens simples, la stupidité de la plupart d'entre vous...»

—Qu'est-ce que ces sottises? tonna-t-il. Où as-tu trouvé cela?

J'étais abasourdie, et c'est en tremblant que je répondis:

—Mais... c'est... dans votre livre... Sous l'Œil des Tartares... dans la préface de l'édition de 1911... Alors j'ai pensé...

Je vis bien qu'il ne me croyait pas, et je crus devoir préciser:

—Oui, oui, c'est dans les Tartares... D'ailleurs tenez...

Je ne fis qu'un bond à ma bibliothèque—ma bibliothèque si petite et si pauvre, mais si grande et si riche, puisqu'elle contient tous les «Marrès», y compris les brochures. Je saisis Sous l'Œil des Tartares et le lui apportai triomphante:

—Là... voyez... page 37... dans le préambule... intitulé «Examen».

Et je relus:

«La stupidité de la plupart d'entre vous...» Ah! vous ne mettez pas de mitaines pour parler aux soldats et aux magistrats, aux moralistes et aux éducateurs!... Et cette phrase qui suit immédiatement:

«Ne vous flattez pas que nous prenions au sérieux ces fameux devoirs dont vous parlez, et ces sentiments qui ne vous ont jamais rien coûté...»

J'avais lu tout d'un trait et j'étais tout essoufflée. Je remarquai néanmoins:

—Comme vous avez raison!... Jamais il ne faut manquer au devoir de dénoncer les hypocrites!...

Marrès ne répondit pas. Avec ces gestes un peu «en dedans» qui lui sont particuliers et que j'aime tant, il avait pris le volume—son volume—et, avec une modestie et un détachement rares, il vérifiait la date d'impression, 1911, tout comme s'il n'eût pas été l'auteur. Il relut aussi les deux phrases, et parut plongé dans un abîme de réflexions.

Un instant je craignis qu'il n'eût l'idée que j'avais noté plus spécialement ce passage dans une intention ironique ou de contradiction. Or, si je m'amuse parfois à le «mener en bateau» (comme il dit plaisamment), je ne redoute rien tant que de faire de la peine à mon Maître.

Je fus donc toute contente lorsque, sa méditation terminée, Maurice releva la tête et, suivant son propos intérieur, me dit:

—Elles seront très bien, tu verras...

—Qui donc?

—Les photos... pour le Journal Illustré et pour le Miroir... Il y en a une avec l'évêque à côté de moi, le champ de bataille derrière... Je pense que ce sera très impressionnant...

Après un petit silence il ajouta:

—Tu penses bien que, personnellement, je n'en ai pas souci... Mais c'est très important pour la propagande de nos idées. Le peuple est ainsi fait, je n'y puis rien... Et maintenant, allons déjeuner...


Ce fut véritablement exquis, et dussé-je parvenir à l'âge de Mme Gyp elle-même, je crois que je me souviendrai toujours de ce délicieux repas. Je dis délicieux, non point certes à cause du menu, mais en raison des choses rares qu'il me fut donné d'entendre—et de cette intimité renaissante dont le charme pénétrant me reportait à tant d'années en arrière.

Marrès mange du bout des dents, et prudemment. Chez lui, ce sont les incisives qui fonctionnent. Il doit, je pense, se méfier de ses molaires. Mais parce que sa mastication est lente et qu'il a petit appétit, il cause volontiers—et il est étincelant.

Ce jour-là il fut particulièrement en verve.

A propos d'un conte de Mme Lucie-Delarue-Mardrus paru le matin même dans un journal, il eut des mots qui furent pour moi le régal le plus délicat. Je ne me souviens ni de l'alose grillée, ni de la selle d'agneau, ni des pointes d'asperges Lucullus, ni surtout des pêches Melba auxquelles je fis honneur en face de mon Maître, mais je me souviens de ses remarques finement épicées que je dégustai avec un plaisir inexprimable.

Je pourrais les redire ici, mais je ne veux point être accusée de malveillance et préfère relater un incident amusant dont fut marquée notre causerie.

Laissant là Mme Delarue-Mardrus, nous en étions venus, en opposant tout naturellement les contraires, à parler du bon style:

—Ce qu'on ne sait pas comprendre, me dit-il, c'est que la première correction du style français réside dans la clarté. La grammaire ne vient qu'après. Ainsi, les bulletins de Cherfils dans l'Echo de Bordeaux... Quantité de gens en font des gorges chaudes et l'appellent l'Alphonse Allais de la critique militaire... Je n'irai pas jusqu'à dire que ce sont de mauvais Français, mais je puis affirmer et j'affirme qu'ils n'y entendent rien! Patience d'ailleurs... Cherfils sera de l'Académie, et le jour de sa réception je t'assure que les rieurs ne riront pas... Mais j'en reviens à ce que je disais: la clarté, c'est la politesse de l'auteur envers ses lecteurs. Tiens, je vais te donner un exemple... As-tu un journal, un volume sous la main?...

—Je... je n'ai que ceci, répondis-je en rougissant.

Et de mon réticule je sortis un livre élégamment relié que je lui tendis.

C'était Sous l'Œil des Tartares.

Il vit bien que ce n'était nullement préparé et j'eus l'impression qu'il était au fond très flatté, bien qu'il n'en laissât rien paraître.

—Tentons quand même l'expérience, dit-il avec modestie. Ouvre ce livre au hasard et lis-moi la première phrase que tes yeux rencontreront.

Je fis ce qui m'était ordonné. Mon index plongea entre les feuillets et le volume s'ouvrit à la page 110. Aussitôt, je lus:

«Le soleil chassait les longueurs de l'horizon quand le jeune homme releva son front rafraîchi par l'ombre du temple et le frisson des hymnes.

Ces éternelles sacrifiées, les mères et les amoureuses, et les blêmes enfants un peu morts, de qui les pères escomptèrent la vie pour animer une formule, toutes les victimes des égoïsmes supérieurs, transverbérées de ces flèches qui sont les pensées des sages, gisaient sur les parvis du lieu que nous rêvons...»

Pendant que je lisais, Maurice avait eu un petit tressaillement d'impatience. Mais quand j'eus terminé la phrase il frappa la table d'un coup sec et s'écria:

—Pas possible! tu te fous de moi?...

—Oh! Maître...

Jamais Maurice n'avait usé d'un semblable langage avec moi! J'étais tout à fait interloquée, car c'était, sous une autre forme, l'aventure du matin qui recommençait. Il semblait que je prisse un malin plaisir à embrouiller mon Maître de citations chicanières!

Pendant que je m'efforçais de me remettre il avait pris le livre et relu la phrase. Il s'appuya le front dans les mains et, le regard fixé sur les lignes d'imprimerie, je l'entendis murmurer:

—Nom de D..., qu'est-ce que j'ai bien pu vouloir dire?

Il leva les yeux sur moi, puis:

—Et toi, Bérénice, sais-tu ce que cette phrase signifie?

Je compris qu'il était inutile de ruser et, avec la hardiesse de l'innocence, je répondis:

—Non, Maître, je ne le sais pas... J'ai toujours pensé qu'elle était au-dessus de moi...

—Il se peut, ajouta-t-il avec bienveillance.

Après un court silence il reprit:

—Tout de même, j'aurais bien aimé savoir ce que j'ai voulu dire.

Et il relut à haute voix:

«... Les mères et les amoureuses et les blêmes enfants un peu morts...

Il s'interrompit pour remarquer:

—Qu'est-ce que ça peut bien être que des enfants un peu morts?...

—Ah! dame, moi...

Il poursuivit...

... Et les blêmes enfants un peu morts de qui les pères escomptèrent la vie pour animer une formule, toutes les victimes des égoïsmes supérieurs, transverbérées...

—Qu'est-ce que tu penses de ça, Bérénice?

—Mon Dieu... vous savez... certainement... c'est admirable...

—Sans doute, sans doute... Mais tu as là, ma petite, un moyen excellent d'éprouver ce que vaut à l'ordinaire le jugement du commun... Sous l'Œil des Tartares a eu, tu le sais, des milliers de lecteurs. Aucun d'eux n'a fait remarquer que cette phrase ne signifie rien pour la raison bien simple que tous l'ont comprise...

—Ils en ont, une santé!...

—Comment dis-tu?

—Je veux dire... qu'ils sont plus malins que moi...

—Non, Bérénice, non. Mais leur confiance en moi est assez grande pour qu'ils aient cru que cette phrase signifiait précisément ce qu'ils désiraient qu'elle signifiât. Tu trouveras dix critiques nationalistes pour te l'expliquer... J'irai même jusqu'à te confier ceci... je suis convaincu qu'elle signifie quelque chose! J'ai beau m'être moqué du monde...

—Ah?...

—Autrefois, autrefois... Maintenant, c'est devenu sérieux... J'ai beau, dis-je, m'être moqué du monde autrefois, je n'ai jamais été jusqu'à écrire volontairement des non-sens... Et cette petite expérience littéraire illustre encore, et de façon très nette, ce que je t'ai dit sur moi-même et sur mon rôle... à savoir qu'il me faut être obligatoirement l'homme que mes disciples m'ont fait! Et c'est pour cela que je ne m'appartiens plus... Combien, pourtant, j'aimerais mieux, ô Bérénice, garder d'autres oies dans quelque coin paisible de ma Lorraine natale...

—Oh! Maître!... des oies!...

—Tu serais avec moi, Bérénice! Nous les garderions ensemble... Et tu verrais à quel point l'oie et le canard sont des animaux philosophiques.

—Oui, oui, je me souviens: «Canards, mystères dédaignés...» comme vous avez dit adorablement dans le Parterre, dans mon cher Parterre...

Maurice est évidemment au-dessus de certaines vanités... Mais il aime fort que je le cite incidemment au cours de nos entretiens. Lorsque je me donne ce plaisir, il y ajoute encore en me remerciant d'un petit clignement d'yeux approbateur. Je me souviens de la joie que je lui procurai certain jour lorsque, faisant allusion au retentissant et admirable discours à la Chambre dans lequel il avait appelé J.-J. Rousseau un «étonnant musicien», je m'étais écriée:

—Rousseau? Peuh!... A peine un joueur d'orgue!...

Marrès avait été si content et si flatté de cette citation discipulaire (c'est lui-même qui la qualifia ainsi) qu'il m'embrassa devant tout le monde!


... Cette fin de déjeuner eût été sans l'ombre d'un nuage si, avec une hardiesse dont j'eus un instant à me repentir, je n'avais effleuré une question que certes il eût mieux valu que je laissasse dans l'ombre.

Une allusion aux quarante-cinq francs d'allocation mensuelle que l'on sert à une vieille femme de mon quartier dont trois fils sur quatre ont été tués m'amena à parler de la question d'argent:

—Tout le monde ne peut pas être à la guerre, c'est bien évident, avais-je dit. Mais, mon cher Maître, ne trouvez-vous pas tout à fait injuste que ceux-là mêmes qui jouissent déjà du privilège de n'y pas être augmentent encore leurs profits de son fait? De sorte que cette calamité nationale devient au contraire pour eux une source d'avantages?

J'avais posé cette question en toute innocence et sans penser, ma foi, à Bolette Caudoche qu'on jouait à la Comédie-Française et que des tournées allaient emmener fructueusement dans les départements et à l'étranger.

Maurice y vit cependant une allusion qui n'était pas dans mon esprit.

—Je te devine, me dit-il. Tu additionnes mon traitement de député, le prix de mes articles et les droits d'auteur de Bolette, et tu te dis qu'à ce régime, la guerre non seulement peut durer pour moi, mais encore que je n'aurais pas à souffrir si elle était prolongée jusqu'à sa fin extrême et logique? C'est exact... mais pourquoi considérer l'argent en soi alors qu'il n'est qu'une conséquence inévitable et nécessaire? J'ai écrit quelque part que je n'entendais rien à la mathématique des banquiers: c'est la vérité pure. Je ne payerais pas pour être député, mais s'il fallait payer pour écrire à L'Écho ou faire représenter Bolette, je n'hésiterais pas... Tu vois bien que je suis au-dessus de ça?

J'avoue que le discours me parut faible et le raisonnement d'une indigence extrême. Je me permis de remarquer:

—Toujours est-il qu'en attendant...

Et je complétai ma phrase par ce geste qui, dans toutes les langues, et spécialement en montmartrois, signifie: «A nous la galette!»

Mais Maurice était d'excellente humeur et il se contenta de sourire. Le sujet me semblant délicat, je crus convenable de ne pas le creuser plus avant.

D'autant que vers la fin du déjeuner Maurice parut s'assombrir un peu. Il revint avec insistance sur ceci que ce qu'on pouvait prendre chez lui pour de l'égotisme trop bien entendu ou trop pratique était au fond du dévouement et qu'il avait à mener à bien une dure, une très dure tâche.

—Il y a des soirs où je suis très accablé...

—Faites-vous verser dans l'auxiliaire? dis-je étourdiment.

Mais il était écrit que ce jour-là je ne fâcherais pas mon bon Maître! Il se contenta de me menacer du doigt en m'appelant petite moqueuse.


Chargement de la publicité...