Le Roman Comique
LE
ROMAN COMIQUE
DE
Mr SCARRON
PREMIÈRE PARTIE
AU COADJUTEUR 39
C'EST TOUT DIRE.
UI, MONSEIGNEUR,
Votre nom seul porte avec soi tous les titres et tous les eloges que l'on peut donner aux personnes les plus illustres de notre siècle. Il fera passer mon livre pour bon, quelque mechant qu'il puisse être; et ceux mêmes qui trouveront que je le pouvois mieux faire seront contraints d'avouer que je ne le pouvois mieux dedier 40. Quand l'honneur que vous me faites de m'aimer, que vous m'avez temoigné par tant de bontés et tant de visites, ne porteroit pas mon inclination à rechercher soigneusement les moyens de vous plaire, elle s'y porteroit d'elle-même. Aussi vous ai-je destiné mon roman dès le temps que j'eus l'honneur de vous en lire le commencement, qui ne vous deplut pas 41. C'est ce qui m'a donné courage de l'achever plus que toute autre chose, et ce qui m'empêche de rougir en vous faisant un si mauvais present. Si vous le recevez pour plus qu'il ne vaut, ou si la moindre partie vous en plaît, je ne me changerois pas au plus dispos homme de France. Mais, Monseigneur, je n'oserois espérer que vous le lisiez; ce seroit trop de temps perdu à une personne qui l'employe si utilement que vous faites et qui a bien autre chose à faire. Je serai assez recompensé de mon livre si vous daignez seulement le recevoir, et si vous croyez sur ma parole, puisque c'est tout ce qui me reste 42, que je suis de toute mon ame,
Monseigneur,
Votre très humble, très obeissant et très obligé serviteur,
SCARRON.
Note 39: (retour) Paul de Gondi, cardinal de Retz, un des nombreux amis et protecteurs de Scarron, qu'il étoit venu voir bien des fois dans sa petite maison pour causer familièrement avec lui (V. plus bas, et Lettres de Scarron), et avec qui il s'étoit lié plus intimement encore dans leur guerre commune contre Mazarin.
Note 40: (retour) Tout le monde ne sera pas de cet avis. Quoique le Roman comique fût l'ouvrage d'un bénéficier, il semble d'abord étrange que cette première partie ait été dédiée au coadjuteur d'un archevêque; mais celui-ci n'y regardoit pas de si près, ni Scarron non plus. Du reste, vers la même époque, et ce n'est pas le seul exemple, le Recueil des poésies choisies, de Sercy, malgré plusieurs pièces plus que légères, paroissoit sous la dédicace de l'abbé de Saint-Germain Beaupré, aumônier du roi.
Note 42: (retour) Le Segraisiana dit qu'il n'avoit d'autre mouvement libre que celui de la langue et de la main; mais lui-même fait bien voir par plusieurs passages de ses oeuvres que ses mains ne lui obéissoient pas toujours (Épîtres à la comtesse de Fiesque, à Pélisson; Seconde légende de Bourbon). Scarron revient sans cesse sur son infirmité, pour mieux exciter la compassion de ses protecteurs. On sait qu'il en a tracé lui-même, dans son épître à Sarrazin, et surtout dans l'avis précédant sa Relation véritable sur la mort de Voiture, un tableau plein de verve, qu'il est curieux de comparer à celui qu'en a laissé Cyrano de Bergerac, son ennemi intime, dans ses lettres contre les Frondeurs, et surtout contre Ronscar.
AU LECTEUR SCANDALISÉ
Des fautes d'impression qui sont dans mon livre.
e ne te donne point d'autre errata de mon livre
que mon livre lui-même, qui est tout plein de
fautes
43. L'imprimeur y a moins failli que moi,
qui ai la mauvaise coûtume de ne faire bien souvent
ce que je donne à imprimer que la veille du
jour que l'on l'imprime
44; tellement, qu'ayant encore dans la
tête ce qu'il y a peu de temps que j'ai composé, je relis les
feuilles que l'on m'apporte à corriger à peu près de la même
façon que je recitois, au collége, la leçon que je n'avois pas
eu le temps d'apprendre: je veux dire, parcourant des yeux
quelques lignes et passant par dessus ce que je n'avois pas
encore oublié. Si tu es en peine de sçavoir pourquoi je me
presse tant, c'est ce que je ne te veux pas dire; et si tu ne
te soucies pas de le sçavoir, je me soucie encore moins de
te l'apprendre. Ceux qui sçavent discerner le bon et le mauvais
de ce qu'ils lisent reconnoîtront bientôt les fautes
que je n'aurai pas eté capable de faire, et ceux qui n'entendent
pas ce qu'ils lisent ne remarqueront pas que j'aurai
failli. Voilà, Lecteur benevole ou malevole, tout ce que j'ai à
te dire. Si mon livre te plaît assez pour te faire souhaiter de
le voir plus correct, achètes-en assez pour le faire imprimer
une seconde fois, et je te promets que tu le verras revu,
augmenté et corrigé
45.
Note 44: (retour) C'est le mot de Trissotin:........................Vous saurez
Que je n'ai demeuré qu'un quart d'heure à le faire.
Au reste, les mots de ce genre sont communs parmi les auteurs d'alors. Voiture disoit d'une de ses pièces dont on lui avoit demandé copie que c'étoient les seuls vers qu'il eût écrits deux fois.
LE
ROMAN COMIQUE
CHAPITRE PREMIER.
Une troupe de comediens arrive dans la ville
du Mans.
e soleil avoit achevé plus de la moitié
de sa course, et son char, ayant
attrapé le penchant du monde, rouloit
plus vite qu'il ne vouloit. Si ses
chevaux eussent voulu profiter de la
pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restoit
du jour en moins d'un demi-quart d'heure,
mais, au lieu de tirer de toute leur force, ils ne
s'amusoient qu'à faire des courbettes, respirant
un air marin qui les faisoit hannir et les avertissoit
que la mer etoit proche, où l'on dit que leur
maître se couche toutes les nuits
46. Pour parler
plus humainement et plus intelligiblement, il etoit
entre cinq et six, quand une charrette entra dans
les halles du Mans
47. Cette charrette etoit attelée
de quatre boeufs fort maigres, conduits par une
jument poulinière, dont le poulain alloit et venoit
à l'entour de la charrette, comme un petit fou
qu'il etoit. La charrette etoit pleine de coffres, de
malles et de gros paquets de toiles peintes qui
faisoient comme une pyramide, au haut de laquelle
paroissoit une demoiselle, habillée moitié
ville, moitié campagne. Un jeune homme, aussi
pauvre d'habits que riche de mine, marchoit à
côté de la charrette; il avoit une grande emplâtre
sur le visage, qui lui couvroit un oeil et la
moitié de la joue
48, et portoit un grand fusil sur
son epaule, dont il avoit assassiné plusieurs pies,
geais et corneilles, qui lui faisoient comme une
bandoulière, au bas de laquelle pendoient par les
pieds une poule et un oison, qui avoient bien la
mine d'avoir eté pris à la petite guerre. Au lieu
de chapeau il n'avoit qu'un bonnet de nuit, entortillé
de jarretières de différentes couleurs; et cet
habillement de tête etoit une manière de turban
qui n'étoit encore qu'ebauché et auquel on n'avoit
pas encore donné la dernière main. Son pourpoint
etoit une casaque de grisette
49, ceinte avec
une courroie, laquelle lui servoit aussi à soutenir
une epée qui etoit si longue qu'on ne s'en pouvoit
aider adroitement sans fourchette
50. Il portoit
des chausses troussées à bas d'attache
51,
comme celle des comediens quand ils représentent
un heros de l'antiquité
52, et il avoit, au lieu
de souliers, des brodequins à l'antique, que les
boues avoient gâtés jusqu'à la cheville du pied.
Note 46: (retour) Cette entrée en matière, ironiquement emphatique, comme celle du Roman bourgeois de Furetière, est évidemment la parodie des exordes pompeux qu'on mettoit aux grands romans de l'époque; peut-être même Scarron a-t-il eu particulièrement en vue le début de la Clélie, de mademoiselle de Scudéry, et de la Cithérée, de Gomberville. La seconde partie commence aussi d'une façon tout à fait analogue. Voyez également le début de l'Heure du Berger par C. Le Petit, 1662, in-12; de la Prison sans chagrin, histoire comiq. du temps, 1669, in-12, et dans le Gage touché de Lenoble (2e journée), les premières lignes de la Rencontre ridicule, qui semblent des ressouvenirs ou des imitations évidentes de ce passage.
Note 48: (retour) Ce genre de déguisement étoit fort en usage à cette époque. Voy. les comédies de Regnard. Les Mém. de P. Lenet (coll. Petitot, t. 53, p. 140), racontent que Henri IV s'y prit de cette façon pour n'être pas reconnu dans une visite d'amour. Bussy se déguisa aussi de la sorte dans son voyage en Bourgogne, pendant la Fronde (Mém., éd. in-12, t. 1, p. 199-201). La plupart des Mémoires du temps sont remplis d'exemples analogues.
Note 52: (retour) Sorel, dans la Maison des jeux (Sercy, 1642, p. 453 et suiv.), donne de curieux détails sur les accoutrements que revêtoient de méchants comédiens, de Paris même, pour représenter les héros de l'antiquité. «Apollon et Hercule y paroissoient en chausses et en pourpoint.» etc. Dans la parodie de la Cléopâtre de La Chapelle, au 4e acte du Ragotin, de La Fontaine et Champmeslé, on lit:En quel état ici paroissez-vous, hélas!
Une reine d'Égypte en habit d'Espagnole!
On va vous prendre ainsi pour Jeanneton la folle.
(IV, 2.)
Un curieux passage du Spectateur anglais (1er volume) montre qu'il en étoit encore de même un peu plus tard sur le théâtre françois: «Les bergers y sont tout couverts de broderies... J'y ai vu deux fleuves en bas rouges, et Alphée, au lieu d'avoir la tête couverte de joncs, conter fleurettes avec une belle perruque blonde et un plumet... Dans l'Enlèvement de Proserpine, Pluton étoit équipé à la françoise.» La scène espagnole n'étoit pas plus avancée. Dans son Nouvel art dramatique, Lope dit que c'est une honte d'y voir un Turc portant une collerette à l'européenne, et un Romain en haut de chausses.
Un vieillard, vetu plus regulierement, quoique très mal, marchoit à côté de lui. Il portoit sur ses epaules une basse de viole, et, parcequ'il se courboit un peu en marchant, on l'eût pris de loin pour une grosse tortue qui marchoit sur les jambes de derrière. Quelque critique murmurera de la comparaison à cause du peu de proportion qu'il y a d'une tortue à un homme; mais j'entends parler des grandes tortues qui se trouvent dans les Indes, et de plus je m'en sers de ma seule autorité.
Retournons à notre caravane. Elle passa devant le tripot de la Biche 53, à la porte duquel etoient assemblés quantité des plus gros bourgeois de la ville. La nouveauté de l'attirail et le bruit de la canaille qui s'etoit assemblée à l'entour de la charrette furent cause que tous ces honorables bourguemestres jetèrent les yeux sur nos inconnus. Un lieutenant de prévôt, entr'autres, nommé La Rappinière 54, les vint accoster et leur demanda avec une autorité de magistrat quels gens ils etoient. Le jeune homme dont je vous viens de parler prit la parole, et, sans mettre les mains au turban (parceque de l'une il tenoit son fusil, et de l'autre la garde de son epée, de peur qu'elle ne lui battît les jambes), lui dit qu'ils etoient François de naissance, comediens de profession; que son nom de théâtre 55 étoit le Destin, celui de son vieil camarade, la Rancune, et celui de la demoiselle qui etoit juchée comme une poule au haut de leur bagage, la Caverne. Ce nom bizarre fit rire quelques uns de la compagnie, sur quoi le jeune comedien ajouta que le nom de Caverne ne devoit pas sembler plus etrange à des hommes d'esprit que ceux de la Montagne, la Valée, la Roze ou l'Epine.
Note 53: (retour) On appeloit tripots des lieux disposés pour le jeu de paume. Furetière prétend dans son Dictionnaire que ce mot vient de tripudia, parceque les baladins et sauteurs, comme les comédiens, avoient coutume de louer les vastes et hautes salles des tripots pour leurs représentations. Il y avoit à Paris des théâtres établis dans des jeux de paume de la rue de Seine, de la Vieille rue du Temple, de la rue Bourg-l'Abbé, etc., et le 4 mars 1622 intervint une sentence défendant à tous les paumiers de louer leurs salles à aucune troupe de comédiens pour y représenter. L'hôtel de la Biche, qu'on a vu jusqu'à ces derniers temps sur le côté méridional de la place des Halles, au Mans, a été détruit il y a une douzaine d'années.
Note 55: (retour) Les comédiens prenoient presque toujours un nom de guerre en montant sur la scène. Poquelin, en changeant son nom contre celui de Molière, n'avoit fait que suivre l'exemple donné par les comédiens italiens et par ceux de l'hôtel de Bourgogne. Quelques uns même avoient deux noms de théâtre: Ainsi Hugues Guéru s'appeloit Fléchelles dans les pièces nobles et Gautier-Garguille dans la farce; Legrand se nommoit Belleville, ou Turlupin, etc. Ils portoient souvent, comme les comédiens de Scarron, des noms expressifs, qui pouvoient leur venir soit d'un sobriquet pur et simple, soit de la nature de leurs rôles habituels. C'est ainsi qu'il y avoit Gros-Guillaume, Bellerose, Beausoleil, le Capitan Matamore, etc.
La conversation finit par quelques coups de poings et jurements de Dieu que l'on entendit au devant de la charrette: c'etoit le valet du tripot qui avoit battu le charretier sans dire gare, parceque ses boeufs et sa jument usoient trop librement d'un amas de foin qui etoit devant la porte. On apaisa la noise, et la maîtresse du tripot, qui aimoit la comedie plus que sermon ni vêpres, par une generosité inouïe en une maîtresse de tripot, permit au charretier de faire manger ses bêtes tout leur saoul. Il accepta l'offre qu'elle lui fit, et, ce pendant que ses bêtes mangèrent, l'auteur se reposa quelque temps et se mit à songer à ce qu'il diroit dans le second chapitre.
CHAPITRE II.
Quel homme etoit le sieur de la Rappinière.
e sieur de la Rappinière etoit lors le
rieur de la ville du Mans: il n'y a point
de petite ville qui n'ait son rieur; la
ville de Paris n'en a pas pour un, elle
en a dans chaque quartier, et moi-même, qui vous
parle, je l'aurois été du mien si j'avois voulu;
mais il y a long-temps, comme tout le monde
sait, que j'ai renoncé à toutes les vanités du
monde
56. Pour revenir au sieur de la Rappinière,
il renoua bientôt la conversation que les coups de
poing avoient interrompue, et demanda au jeune
comedien si leur troupe n'etoit composée que de
mademoiselle de la Caverne, de monsieur de la
Rancune et de lui. «Notre troupe est aussi complète
que celle du prince d'Orange ou de Son Altesse
d'Epernon
57, lui répondit-il; mais, par une
disgrâce qui nous est arrivée à Tours, où notre
etourdi de Portier a tué un des fuseliers de l'intendant
de la province
58, nous avons eté contraints
de nous sauver, un pied chaussé et l'autre
nu, en l'equipage que vous nous voyez.--Ces
fuseliers de M. l'intendant en ont fait autant
à la Flèche, dit la Rappinière.--Que
le feu saint Antoine
59 les arde! dit la tripotière;
ils sont cause que nous n'aurons pas la comedie.--Il
ne tiendroit pas à nous, repondit le
vieux comedien, si nous avions les clefs de nos
coffres pour avoir nos habits, et nous divertirions
quatre ou cinq jours messieurs de la ville
devant que de gagner Alençon, où le reste de
la troupe a le rendez-vous.»
Note 56: (retour) Scarron fait probablement allusion ici à sa cruelle infirmité. En 1651, date de l'impression de cette première partie, il y avoit plus de 12 ans qu'il en étoit atteint, car lui-même a déterminé clairement cette époque dans plusieurs pièces de vers (À l'infante Descars, À madame de Hautefort, À M. le Prince, au début du Typhon.) Mais il se flatte en disant qu'il avoit renoncé à toutes les vanités du monde, car, malgré son mal, il étoit toujours le rieur en titre de son quartier.
Note 57: (retour) Guillaume de Nassau, prince d'Orange, à qui Scarron dédia un peu plus tard sa comédie de l'Héritier ridicule, et dont il déplora la mort dans des stances d'un plus haut style que d'ordinaire, lui avoit fait un présent, comme en porte témoignage un long remercîment de celui-ci (1651). La mention qu'il en fait dans cet endroit est peut-être un nouvel acte de courtisan. Du reste, nous verrons dans ce roman même (3e part., 8e ch.) que les comédiens françois alloient représenter jusqu'en Hollande. Plusieurs princes étrangers, entre autres l'électeur de Bavière, les ducs de Savoie, de Brunswick et de Lunebourg, avoient ainsi des troupes d'acteurs françois à leur service (Voy. Chappuzeau, Théâtre fr., 1674, in-12). Quant à Son Altesse d'Epernon, son orgueil et sa magnificence bien connue peuvent servir à appuyer ce que Scarron, par la bouche de Destin, dit ici de sa troupe comique; c'est évidemment celle dont Molière étoit directeur, qui, quelques années avant de passer à Lyon, en 1653, et d'aller trouver à Pézenas le prince de Conti, avoit été accueillie avec faveur à Bordeaux par le duc d'Epernon (Mém. sur madame de Sévigné, par Walcken., t. I, p. 492).
Note 58: (retour) Il arrivoit souvent alors des désordres et des accidents du même genre, à la comédie, faute d'une surveillance et d'une organisation suffisantes. Il est encore question plus loin de troubles analogues (2e part., ch. 5). Guéret, dans le Parnasse réformé, fait dire à La Serre qu'on tua quatre portiers du théâtre la première fois que son Thomas Morus fut joué. On peut voir dans Chappuzeau (Théâtre français) combien le poste de portier de comédie étoit périlleux: «Les portiers sont commis, dit-il, pour empêcher les désordres qui pourroient survenir, et, pour cette fonction, avant les défenses étroites du roi d'entrer sans payer (9 janv. 1673), on faisoit choix d'un brave, etc.» Beaucoup de personnes vouloient s'attribuer le droit de ne pas payer en entrant, et c'étoient des rixes continuelles. On lit souvent dans le Registre de La Grange des frais de pansement pour portiers blessés (Taschereau, Histoire de la troupe de Molière, dans le journal l'Ordre, 24 janv, 1850).
Note 59: (retour) Le feu Saint-Antoine, nommé aussi feu infernal, ou mal des ardents, étoit une espèce de lèpre brûlante et épidémique semblable à une flamme intérieure. Son nom de Feu Saint-Antoine lui vient de ce que les reliques de saint Antoine, lors de leur translation de la Palestine, au moyen âge, avoient guéri plusieurs personnes atteintes de ce mal.
La reponse du comedien fit ouvrir les oreilles à tout le monde. La Rappinière offrit une vieille robe de sa femme à la Caverne, et la tripotière deux ou trois paires d'habits qu'elle avoit en gage, à Destin et à la Rancune. «Mais, ajouta quelqu'un de la compagnie, vous n'êtes que trois.--J'ai joué une pièce moi seul, dit la Rancune, et ai fait en même temps le roi, la reine et l'ambassadeur. Je parlois en fausset quand je faisois la reine; je parlois du nez pour l'ambassadeur, et me tournois vers ma couronne, que je posois sur une chaise; et, pour le roi, je reprenois mon siége, ma couronne et ma gravité, et grossissois un peu ma voix; et qu'ainsi ne soit, si vous voulez contenter notre charretier et payer notre depense en l'hôtellerie, fournissez vos habits, et nous jouerons devant que la nuit vienne, ou bien nous irons boire, avec votre permission, et nous reposer, car nous avons fait une grande journée.
Le parti plut à la compagnie, et le diable de la Rappinière, qui s'avisoit toujours de quelque malice, dit qu'il ne falloit point d'autres habits que ceux de deux jeunes hommes de la ville qui jouoient une partie dans le tripot, et que mademoiselle de la Caverne, en son habit ordinaire, pourroit passer pour tout ce que l'on voudroit en une comedie. Aussitôt dit, aussitôt fait; en moins d'un demi-quart d'heure les comédiens eurent bu chacun deux ou trois coups, furent travestis, et l'assemblée, qui s'etoit grossie, ayant pris place en une chambre haute, on vit, derrière un drap sale que l'on leva, le comedien Destin couché sur un matelas, un corbillon 60 dans la tête, qui lui servoit de couronne, se frottant un peu les yeux comme un homme qui s'eveille, et recitant du ton de Mondory le rôle d'Herode, qui commence par:
Fantôme injurieux, qui trouble mon repos 61,
Note 61: (retour) C'est le début de la Marianne, de Tristan l'Hermite, pièce qui parut en même temps que le Cid, dont elle balança le succès. Elle fut représentée par la troupe du Marais, dont Mondory étoit le chef. Le rôle d'Hérode étoit le triomphe de cet excellent comédien, un peu emphatique, mais plein de force, de passion et d'intelligence; il le jouoit avec tant d'ardeur et d'énergie, qu'un jour il fut surpris d'une attaque d'apoplexie pendant la représentation, et qu'il resta dès lors paralytique d'une partie du corps; mais il n'en mourut pas, quoi qu'en aient dit Gueret, Bayle, et quelques autres. «Quand Mondory jouoit la Marianne, de Tristan, dit le père Rapin, le peuple n'en sortoit jamais que resveur et pensif, faisant reflexion à ce qu'il venoit de voir, et penetré à mesme temps d'un grand plaisir (Réflexions sur la Poét. XXIX).
L'emplâtre qui lui couvroit la moitié du visage ne l'empêcha point de faire voir qu'il etoit excellent comedien. Mademoiselle de la Caverne fit des merveilles dans les rôles de Marianne et de Salomé; la Rancune satisfit tout le monde dans les autres 62 rôles de la pièce, et elle s'en alloit être conduite à bonne fin quand le diable, qui ne dort jamais, s'en mêla, et fit finir la tragedie non pas par la mort de Marianne et par les desespoirs d'Hérode, mais par mille coups de poing, autant de soufflets, un nombre effroyable de coups de pieds, des juremens qui ne se peuvent compter, et ensuite une belle information que fit faire le sieur de la Rappiniere, le plus expert de tous les hommes en pareille matière.
CHAPITRE III.
Le deplorable succès 63 qu'eut la comedie.
ans toutes les villes subalternes du
royaume il y a d'ordinaire un tripot où
s'assemblent tous les jours les faineans
de la ville, les uns pour jouer, les autres
pour regarder ceux qui jouent. C'est là que
l'on rime richement en Dieu
64, que l'on epargne
fort peu le prochain, et que les absens sont assassinés
à coups de langue; on n'y fait quartier à
personne, tout le monde y vit de Turc à Maure,
et chacun y est reçu pour railler, selon le talent
qu'il en a eu du Seigneur. C'est en un de ces tripots
là, si je m'en souviens, que j'ai laissé trois
personnes comiques, recitant la Marianne devant
une honorable compagnie à laquelle presidoit le
sieur de la Rappinière. Au même temps qu'Herode
et Marianne s'entredisoient leurs verités
65, les deux
jeunes hommes de qui l'on avoit pris si librement
les habits entrèrent dans la chambre en
caleçons, et chacun sa raquette à la main; ils
avoient negligé de se faire frotter
66, pour venir entendre
la comedie. Leurs habits, que portoient
Herode et Pherore, leur frappèrent bientôt la
vue; le plus colère des deux, s'adressant au valet
du tripot: «Fils de chienne! lui dit-il, pourquoi
as-tu donné mon habit à ce bateleur?» Le
pauvre valet, qui le connoissoit pour un grand
brutal, lui dit en toute humilité que ce n'etoit
pas lui. «Et qui donc, barbe de cocu?» ajouta-t-il.
Le pauvre valet n'osoit en accuser la Rappinière
en sa présence; mais lui, qui etoit le plus
insolent de tous les hommes, lui dit en se levant
de sa chaise: «C'est moi; qu'en voulez-vous dire?--Que
vous êtes un sot», repartit l'autre, en
lui dechargeant un demesuré coup de sa raquette
sur les oreilles. La Rappinière fut si surpris d'être
prevenu d'un coup, lui qui avoit accoutumé d'en
user ainsi, qu'il demeura comme immobile, ou
d'admiration, ou parcequ'il n'etoit pas encore
assez en colère et qu'il lui en falloit beaucoup
pour se resoudre à se battre, ne fût-ce qu'à coups
de poings, et peut-être que la chose en fût demeurée
là, si son valet, qui avoit plus de colère
que lui, ne se fût jeté sur l'agresseur, en lui donnant
un coup de poing avec toutes ses circonstances
dans le beau milieu du visage, ensuite
une grande quantité d'autres où ils purent aller.
La Rappinière le prit en queue et se mit à travailler
sur lui en coups de poings comme un
homme qui a eté offensé le premier. Un parent
de son adversaire prit la Rappinière de la même
façon; ce parent fut investi par un ami de la Rappinière
pour faire diversion; celui-ci le fut d'un
autre, et celui-là d'un autre. Enfin tout le monde
prit parti dans la chambre; l'un juroit, l'autre injurioit,
tous s'entrebattoient; la tripotière, qui
voyoit rompre ses meubles, emplissoit l'air de
cris pitoyables. Vraisemblablement ils devoient
tous perir par coups d'escabeaux, de pieds et
de poings, si quelques uns des magistrats de la
ville qui se promenoient sous les halles avec le
senechal du Maine
67, des Essarts, ne fussent accourus
à la rumeur. Quelques uns furent d'avis
de jeter deux ou trois seaux d'eau sur les combattans,
et le remède eût peut-être réussi; mais
ils se separèrent de lassitude, outre que deux
pères capucins, qui se jetèrent par charité dans le
champ de bataille, mirent non pas une paix bien
affermie entre les combattans, mais firent accorder
quelques trèves pendant lesquelles on put
negocier, sans prejudice des informations qui se
firent de part et d'autre. Le comedien Destin fit
des prouesses à coups de poings dont on parle
encore dans la ville du Mans, suivant ce qu'en
ont raconté les deux jouvenceaux auteurs de la
querelle, avec lesquels il eut particulierement affaire,
et qu'il pensa rouer de coups, outre quantité
d'autres du parti contraire qu'il mit hors de
combat du premier coup. Il perdit son emplâtre
durant la mêlée, et l'on remarqua qu'il avoit le
visage aussi beau que la taille riche. Les museaux
sanglans furent lavés d'eau fraîche, les collets
dechirés furent changés, on appliqua quelques
cataplasmes, et même l'on fit quelques points
d'aiguille. Les meubles furent aussi remis en leur
place, non pas du tout si entiers qu'alors qu'on
les derangea. Enfin, un moment après, il ne resta
plus rien du combat que beaucoup d'animosité,
qui paroissoit sur le visage des uns et des autres.
Note 67: (retour) Voir le Dict. de Furetière pour les diverses fonctions du sénéchal. Le sénéchal du Maine étoit alors Tanneguy Lombelon, baron des Essarts, chaud partisan des frondeurs et du parlement, qui avoit succédé, en 1638, à J. B. L. de Beaumanoir, baron de Lavardin. Le gouverneur de la ville étoit M. de Tresmes.
Les pauvres comediens sortirent long-temps après avec la Rappinière, qui verbalisa le dernier. Comme ils passoient du tripot sous les Halles, ils furent investis par sept ou huit braves, l'epée à la main. La Rappinière, selon sa coutume, eut grand'peur et pensa bien avoir quelque chose de pis, si Destin ne se fût genereusement jeté au devant d'un coup d'epée qui lui alloit passer au travers du corps; il ne put pourtant si bien le parer qu'il ne reçût une legère blessure dans le bras. Il mit l'epée à la main en même temps, et en moins de rien fit voler à terre deux epées, ouvrit deux ou trois têtes, donna force coups sur les oreilles, et deconfit si bien messieurs de l'embuscade que tous les assistans avouèrent qu'ils n'avoient jamais vu un si vaillant homme. Cette partie ainsi avortée avoit eté dressée à la Rappinière par deux petits nobles, dont l'un avoit epousé la soeur de celui qui commença le combat par un grand coup de raquette, et vraisemblablement la Rappinière etoit gâté sans le vaillant defenseur que Dieu lui suscita en notre vaillant comedien. Le bienfait trouva place en son coeur de roche, et sans vouloir permettre que ces pauvres restes d'une troupe delabrée allassent loger en une hôtellerie, il les emmena chez lui, où le charretier dechargea le bagage comique et s'en retourna en son village.
CHAPITRE IV.
Dans lequel on continue à parler du sieur
la Rappinière, et de ce qui arriva
la nuit en sa maison.
ademoiselle de la Rappinière
68 reçut
la compagnie avec grande civilité,
comme elle etoit la femme du monde
qui se soumettoit le plus facilement.
Elle n'etoit pas laide, quoique si maigre et si
sèche qu'elle n'avoit jamais mouché de chandelle
avec les doigts que le feu n'y prît. J'en
pourrois dire cent choses rares, que je laisse de
peur d'être trop long. En moins de rien les deux
dames furent si grandes camarades qu'elles s'entre-appellèrent
ma chère et ma fidèle. La Rappinière,
qui avoit de la mauvaise gloire autant que
barbier de la ville, dit en entrant qu'on allât à
la cuisine et à l'office faire hâter le souper. C'etoit
une pure rodomontade: outre son vieil valet,
qui pansoit même ses chevaux, il n'y avoit dans
le logis qu'une jeune servante et une vieille boiteuse,
qui avoit du mal comme un chien. Sa vanité
fut punie par une grande confusion qui lui
arriva. Il mangeoit d'ordinaire au cabaret aux
depens des sots, sa femme et son train si reglé
etoient reduits au potage aux choux, selon la coutume
du pays
69. Voulant paroître devant ses hôtes
et les regaler, il pensa couler par derrière son
dos quelque monnoie à son valet pour aller querir
de quoi souper. Par la faute du valet ou du maître,
l'argent tomba sur la chaise où il etoit assis,
et puis de la chaise en bas. La Rappinière en devint
tout violet, sa femme en rougit, le valet en
jura, la Caverne en souffrit, la Rancune n'y prit
peut-être pas garde, et pour Destin, je n'ai pas
bien su l'effet que cela fit sur son esprit; l'argent
fut ramassé, et en attendant le souper on fit conversation.
La Rappinière demanda au Destin
pourquoi il se deguisoit le visage d'un emplâtre;
il lui dit qu'il en avoit bien du sujet, et que, se
voyant travesti par accident, il avoit voulu ôter
ainsi la connoissance de son visage à quelques
ennemis qu'il avoit.
Note 68: (retour) On sait que le nom de Madame étoit réservé aux personnes de condition noble. Le de placé devant un nom n'étoit point, à beaucoup près, un signe infaillible de noblesse véritable, jouissant des droits et des exemptions accordés à cet état; il étoit souvent usurpé, souvent employé par politesse, à l'égard des personnes qu'on vouloit honorer, ou qui étoient élevées, par leur position, au dessus des bourgeois ordinaires. Ainsi Jean de La Fontaine, malgré son de, étoit si peu noble qu'en 1669 il fut condamné à une amende de 3,000 fr. pour usurpation d'un titre qui ne lui appartenoit pas.
Enfin le souper vint, bon ou mauvais. La Rappinière but tant qu'il s'enivra; la Rancune s'en donna aussi jusques aux gardes; Destin soupa fort sobrement en honnête homme, la Caverne en comedienne affamée, et mademoiselle de la Rappinière en femme qui veut profiter de l'occasion, c'est-à-dire tant qu'elle en fut devoyée. Tandis que les valets mangèrent et que l'on dressa les lits, la Rappinière les accabla de cent contes pleins de vanité. Destin coucha seul en une petite chambre, la Caverne avec la fille de chambre dans un cabinet, et la Rancune avec le valet je ne sais où. Ils avoient tous envie de dormir, les uns de lassitude, les autres d'avoir trop soupé, et cependant ils ne dormirent guères, tant il est vrai qu'il n'y a rien de certain en ce monde. Après le premier sommeil, mademoiselle de la Rappinière eut envie d'aller où les rois ne peuvent aller qu'en personne. Son mary se reveilla bientôt après; quoiqu'il fût bien soûl, il sentit bien qu'il etoit tout seul. Il appela sa femme; on ne lui repondit point. Avoir quelque soupçon, se mettre en colère, se lever de furie, ce ne fut qu'une même chose. À la sortie de sa chambre, il entendit marcher devant lui; il suivit quelque temps le bruit qu'il entendoit. Au milieu d'une petite galerie qui conduisoit à la chambre de Destin, il se trouva si près de ce qu'il suivoit qu'il crut lui marcher sur les talons; il pensa se jeter sur sa femme et la saisit en criant: «Ah! putain!» Ses mains ne trouvèrent rien, et, ses pieds rencontrant quelque chose, il donna du nez en terre et se sentit enfoncer dans l'estomac quelque chose de pointu. Il cria effroyablement: «Au meurtre! on m'a poignardé!» sans quitter sa femme, qu'il pensoit tenir par les cheveux et qui se debattoit sous lui. À ses cris, ses injures et ses juremens, toute la maison fut en rumeur et tout le monde vint à son aide en même temps: la servante avec une chandelle, la Rancune et le valet en chemises sales, la Caverne en jupe fort mechante, le Destin l'epée à la main, et mademoiselle la Rappinière toute la dernière, qui fut bien etonnée, aussi bien que les autres, de trouver son mari tout furieux luttant contre une chèvre qui allaitoit dans la maison les petits d'une chienne qui etoit morte. Jamais homme ne fut plus confus que la Rappinière. Sa femme, qui se douta bien de la pensée qu'il avoit eue, lui demanda s'il etoit fou. Il repondit, sans sçavoir quasi ce qu'il disoit, qu'il avoit pris la chèvre pour un voleur; le Destin devina ce qui en etoit; chacun regagna son lit et crut ce qu'il voulut de l'aventure, et la chèvre fut renfermée avec ses petits chiens.
CHAPITRE V.
Qui ne contient pas grand'chose.
e comedien la Rancune, un des principaux
heros de notre roman, car il n'y
en aura pas pour un dans ce livre-ci,
et, puisqu'il n'y a rien de plus parfait
qu'un heros de livre
70, demi-douzaine de heros
ou soi-disant tels feront plus d'honneur au mien
qu'un seul, qui seroit peut-être celui dont on parleroit
le moins, comme il n'y a qu'heur et malheur
en ce monde. La Rancune donc etoit de ces
misanthropes qui haïssent tout le monde et qui ne
s'aiment pas eux-mêmes, et j'ai su de beaucoup
de personnes qu'on ne l'avoit jamais vu
rire. Il avoit assez d'esprit et faisoit assez bien
de mechans vers
71; d'ailleurs homme d'honneur
en aucune façon, malicieux comme un vieil singe
et envieux comme un chien. Il trouvoit à redire
en tous ceux de sa profession: Belleroze etoit
trop affecté, Mondory trop rude, Floridor trop
froid
72, et ainsi des autres; et je crois qu'il eût
aisement laissé conclure qu'il avoit eté le seul
comedien sans defaut, et cependant il n'etoit plus
souffert dans la troupe qu'à cause qu'il avoit vieilli
dans le metier. Au temps qu'on etoit reduit aux
pièces de Hardy, il jouoit en fausset et sous le
masque les rôles de nourrice
73; depuis qu'on
commença à mieux faire la comedie, il etoit le
surveillant du portier, jouoit les rôles de confidens,
ambassadeurs et recors, quand il falloit accompagner
un roi, assassiner quelqu'un ou donner
bataille; il chantoit une mechante taille aux
trios, et se farinoit à la farce
74. Sur ces beaux talens-là
il avoit fondé une vanité insupportable,
laquelle etoit jointe à une raillerie continuelle,
une medisance qui ne s'epuisoit point et une humeur
querelleuse qui etoit pourtant soutenue par
quelque valeur. Tout cela le faisoit craindre à ses
compagnons; avec le seul Destin il etoit doux
comme un agneau et se montroit raisonnable autant
que son naturel le pouvoit permettre. On a
voulu dire qu'il en avoit été battu; mais ce bruit-là
n'a pas duré long-temps, non plus que celui
de l'amour qu'il avoit pour le bien d'autrui jusqu'à
s'en saisir furtivement: avec tout cela le
meilleur homme du monde
75. Je vous ai dit, ce
me semble, qu'il coucha avec le valet de la Rappinière,
qui s'appeloit Doguin. Soit que le lit où
il coucha ne fût pas trop bon ou que Doguin ne
fût pas bon coucheur, il ne put dormir toute la
nuit. Il se leva dès le point du jour (aussi bien
que Doguin, qui fut appelé par son maître), et,
passant devant la chambre de la Rappinière, lui
alla donner le bon jour. La Rappinière reçut son
compliment avec un faste de prevôt provincial et
ne lui rendit pas la dixième partie des civilités
qu'il en reçut; mais, comme les comediens jouent
toutes sortes de personnages, il ne s'en emut
guères. La Rappinière lui fit cent questions sur
la comedie, et de fil en aiguille (il me semble
que ce proverbe est ici fort bien appliqué) lui
demanda depuis quand ils avoient le Destin dans
leur troupe, et ajouta qu'il etoit excellent comedien.
«Ce qui reluit n'est pas or, repartit la Rancune.
Du temps que je jouois les premiers rôles,
il n'eût joué que les pages; comment sçauroit-il
un metier qu'il n'a jamais appris? Il y a fort peu
de temps qu'il est dans la comedie: on ne devient
pas comedien comme un champignon. Parcequ'il
est jeune, il plaît; si vous le connoissiez comme
moi, vous en rabattriez plus de la moitié. Au
reste, il fait l'entendu comme s'il etoit sorti de la
côte de saint Louis
76, et cependant il ne decouvre
point qui il est ni d'où il est, non plus qu'une
belle Cloris qui l'accompagne, qu'il appelle sa
soeur, et Dieu veuille qu'elle le soit! Tel que je
suis, je lui ai sauvé la vie dans Paris aux depens
de deux bons coups d'epée, et il en a eté si meconnoissant
qu'au lieu de me faire porter chez
un chirurgien, il passa la nuit à chercher dans les
boues je ne sçais quel bijou de diamans d'Alençon
77
qu'il disoit lui avoir eté pris par ceux qui
nous attaquèrent.» La Rappinière demanda à la
Rancune comment ce malheur-là lui etoit arrivé.
«Ce fut le jour des Rois, sur le Pont-Neuf», repondit
la Rancune. Ces dernières paroles troublèrent
extremement la Rappinière et son valet
Doguin; ils pâlirent et rougirent l'un et l'autre, et
la Rappinière changea de discours si vite et avec
un si grand desordre d'esprit que la Rancune
s'en etonna. Le bourreau de la ville et quelques
archers, qui entrèrent dans la chambre, rompirent
la conversation et firent grand plaisir à la Rancune,
qui sentoit bien que ce qu'il avoit dit avoit
frappé la Rappinière en quelque endroit bien
tendre, sans pouvoir deviner la part qu'il y pouvoit
prendre.
Note 72: (retour) Nous avons déjà parlé de Mondory (V. page 16), dont Tallemant dit, ce qui fait comprendre le reproche de la Rancune, qu'il «etoit plus propre à faire un heros qu'un amoureux». Pierre le Messier, dit Belleroze, étoit un acteur de l'hôtel de Bourgogne, remarquable dans les rôles tragiques, bien que La Rancune le jugeât trop affecté, et que madame de Montbazon lui trouvât l'air trop fade (Mém. du card. de Retz). Tallemant s'exprime à peu près de même, le traitant de «comédien fardé, qui regardoit où il jetteroit son chapeau, de peur de gâter ses plumes». Floridor étoit un comédien de la même troupe, qui avoit pourtant commencé par faire partie de celle du Marais. Son vrai nom étoit Josias de Soulas, sieur de Prinefosse. Il étoit fort aimé du public; le roi le favorisoit, et Molière lui fit la grâce de ne pas le nommer parmi les acteurs de l'hôtel de Bourgogne qu'il critique dans l'Impromptu de Versailles. On peut voir le splendide éloge qu'en a fait de Visé, dans sa critique de la Sophonisbe de P. Corneille, où il le nomme «le plus grand comédien du monde». Néanmoins, le satirique Tallemant, à l'endroit même où il parle de Mondory et de Bellerose (Éd. Monmerqué, in-8, t. 6), se rapproche encore du sentiment de la Rancune: «C'est, dit-il, un médiocre comedien, quoi que le monde en veuille dire. Il est toujours pâle.»
Note 73: (retour) Le manque d'actrices sur les anciens théâtres étoit cause qu'on avoit dû les remplacer par des acteurs dans certains rôles de femmes, comme ceux de nourrices et de soubrettes; ces derniers rôles, du reste, étoient presque toujours si licencieux que des hommes seuls pouvoient s'en charger. Dès lors le masque et la voix de fausset étoient nécessaires. On nous a conservé les noms de quelques comédiens qui s'étoient rendus particulièrement célèbres dans ce genre, entre autres d'Alizon, qui jouoit à l'hôtel de Bourgogne dans la première moitié du XVIIe siècle. Personne n'ignore que ce fut P. Corneille qui, dans la Galerie du Palais, fit disparoître la nourrice du théâtre en la remplaçant par la suivante. Dès lors l'acteur se borna à certains rôles de vieilles et de ridicules, tels que celui de la comtesse d'Escarbagnas. Cet usage ne cessa entièrement au théâtre qu'après la retraite de Hubert (avril 1685), qui avoit rempli avec beaucoup de succès plusieurs de ces rôles de femmes.
Note 74: (retour) C'étoit une habitude répandue parmi les acteurs qui jouoient la farce: ainsi Gros-Guillaume, Jean-Farine, Jodelet, et tous ceux qui avoient le visage naturellement mobile et comique, s'enfarinoient; mais quelques uns, comme Guillot-Gorju, Gautier-Garguille et Turlupin, préféroient se couvrir d'un masque (Hist. du Théât. franç., des frères Parfait); on sait, par le témoignage de Villiers (Vengeance des marquis), que Molière fit comme ces derniers, en jouant d'abord le rôle de Mascarille des Précieuses ridicules.
Note 77: (retour) On appeloit diamants d'Alençon de faux diamants qu'on recueilloit aux environs de cette ville, dans un terrain plein d'un sable fort luisant et de pierres grises et très dures. Quelques uns de ces diamants atteignoient la grosseur d'un oeuf, et ils étoient parfois aussi nets et aussi brillants que des diamants véritables. (Dict. de Furetière.)
Cependant le pauvre Destin, qui avoit eté si bien sur le tapis, etoit bien en peine: la Rancune le trouva avec mademoiselle de la Caverne, bien empêché à faire avouer à un vieil tailleur qu'il avoit mal ouï et encore plus mal travaillé. Le sujet de leur differend etoit qu'en dechargeant le bagage comique, le Destin avoit trouvé deux pourpoints et un haut-de-chausses fort usés, qu'il les avoit donnés à ce vieil tailleur pour en tirer une manière d'habit plus à la mode que les chausses de page 78 qu'il portoit, et que le tailleur, au lieu d'employer un des pourpoints pour raccommoder l'autre et le haut de chausses aussi, par une faute de jugement indigne d'un homme qui avoit raccommodé des vieilles hardes toute sa vie, avoit rhabillé les deux pourpoints des meilleurs morceaux du haut-de-chausses; tellement que le pauvre Destin, avec tant de pourpoints et si peu de hauts-de-chausses, se trouvoit reduit à garder la chambre ou à faire courir les enfans après lui, comme il avoit fait dejà avec son habit comique. La liberalité de la Rappinière repara la faute du tailleur, qui profita des deux pourpoints rhabillés, et le Destin fut regalé de l'habit d'un voleur qu'il avoit fait rouer depuis peu. Le bourreau, qui s'y trouva present, et qui avoit laissé cet habit en garde à la servante de la Rappinière, dit fort insolemment que l'habit etoit à lui; mais la Rappinière le menaça de lui faire perdre sa charge. L'habit se trouva assez juste pour le Destin, qui sortit avec la Rappinière et la Rancune. Ils dînèrent en un cabaret aux depens d'un bourgeois qui avoit à faire de la Rappinière. Mademoiselle de la Caverne s'amusa à savonner son collet sale et tint compagnie à son hôtesse. Le même jour, Doguin fut rencontré par un des jeunes hommes qu'il avoit battus le jour de devant dans le tripot, et revint au logis avec deux bons coups d'epée et force coups de bâton; et, à cause qu'il etoit bien blessé, la Rancune, après avoir soupé, alla coucher dans une hôtellerie voisine, fort lassé d'avoir couru toute la ville, accompagnant, avec son camarade Destin, le sieur de la Rappinière, qui vouloit avoir raison de son valet assassiné.
CHAPITRE VI.
L'aventure du pot de chambre; la mauvaise nuit que
la Rancune donna à l'hôtellerie; l'arrivée d'une
partie de la troupe; mort de Doguin,
et autres choses memorables.
a Rancune entra dans l'hôtellerie un
peu plus que demi-ivre. La servante
de la Rappinière, qui le conduisoit, dit
à l'hôtesse qu'on lui dressât un lit.
«Voici le reste de notre ecu
79, dit l'hôtesse; si
nous n'avions point d'autre pratique que celle-là,
notre louage seroit mal payé.--Taisez-vous,
sotte, dit son mari; monsieur de la Rappinière
nous fait trop d'honneur. Que l'on dresse un lit
à ce gentilhomme.--Voire qui en auroit, dit
l'hôtesse; il ne m'en restoit qu'un que je viens de
donner à un marchand du bas Maine.» Le marchand
entra là-dessus, et, ayant appris le sujet
de la contestation, offrit la moitié de son lit à
la Rancune, soit qu'il eût à faire à la Rappinière,
ou qu'il fût obligeant de son naturel. La Rancune
l'en remercia autant que sa secheresse de civilité
le put permettre. Le marchand soupa, l'hôte lui
tint compagnie, et la Rancune ne se fit pas prier
deux fois pour faire le troisième et se mettre à
boire sur nouveaux frais. Ils parlèrent des impôts,
pestèrent contre les maltôtiers
80, reglèrent
l'Etat, et se reglèrent si peu eux-mêmes, et l'hôte
tout le premier, qu'il tira sa bourse de sa pochette
et demanda à compter, ne se souvenant plus
qu'il etoit chez lui. Sa femme et sa servante l'en
traînèrent par les epaules dans sa chambre, et le
mirent sur un lit tout habillé. La Rancune dit au
marchand qu'il etoit affligé d'une difficulté d'urine
et qu'il etoit bien fâché d'être contraint de
l'incommoder; à quoi le marchand lui repondit
qu'une nuit etoit bientôt passée. Le lit n'avoit
point de ruelle et joignoit la muraille; la
Rancune s'y jetta le premier, et, le marchand s'y
etant mis après en la bonne place, la Rancune
lui demanda le pot de chambre. «Et qu'en voulez-vous
faire? dit le marchand.--Le mettre
auprès de moi, de peur de vous incommoder»,
dit la Rancune. Le marchand lui repondit qu'il
lui donnerait quand il en auroit à faire, et la Rancune
n'y consentit qu'à peine, lui protestant qu'il
etoit au desespoir de l'incommoder. Le marchand
s'endormit sans lui repondre, et à peine commença-t-il
à dormir de toute sa force que le malicieux
comedien, qui etoit homme à s'eborgner
pour faire perdre un oeil à un autre, tira le pauvre
marchand par le bras, en lui criant: «Monsieur!
ho! Monsieur!» Le marchand, tout endormi,
lui demanda en bâillant: «Que vous plaît-il?--Donnez-moi
un peu le pot de chambre»,
dit la Rancune. Le pauvre marchand se pencha
hors du lit, et, prenant le pot de chambre, le mit
entre les mains de la Rancune, qui se mit en devoir
de pisser, et, après avoir fait cent efforts ou
fait semblant de les faire, juré cent fois entre ses
dents et s'être bien plaint de son mal, il rendit le
pot de chambre au marchand sans avoir pissé
une seule goutte. Le marchand le remit à terre,
et dit, ouvrant la bouche aussi grande qu'un four
à force de bâiller: «Vraiment, Monsieur, je vous
plains bien», et se rendormit tout aussitôt. La
Rancune le laissa embarquer bien avant dans
le sommeil, et, quand il le vit ronfler comme s'il
n'eût fait autre chose toute sa vie, le perfide l'eveilla
encore et lui demanda le pot de chambre
aussi mechamment que la première fois. Le marchand
le lui mit entre les mains aussi bonnement
qu'il avoit dejà fait, et la Rancune le porta à
l'endroit par où l'on pisse, avec aussi peu d'envie
de pisser que de laisser dormir le marchand. Il
cria encore plus fort qu'il n'avoit fait et fut deux
fois plus long-temps à ne point pisser, conjurant
le marchand de ne prendre plus la peine de lui
donner le pot de chambre, et ajoutant que ce n'etoit
pas la raison et qu'il le prendrait bien. Le
pauvre marchand, qui eût lors donné tout son bien
pour dormir son soûl, lui repondit, toujours en
bâillant, qu'il en usât comme il lui plairoit, et remit
le pot de chambre en sa place. Ils se donnèrent
le bon soir fort civilement, et le pauvre
marchand eût parié tout son bien qu'il alloit faire
le plus beau somme qu'il eût fait de sa vie. La
Rancune, qui sçavoit bien ce qui en devoit arriver,
le laissa dormir de plus belle; et, sans faire
conscience d'eveiller un homme qui dormoit si
bien, il lui alla mettre le coude dans le creux de
l'estomac, l'accablant de tout son corps et avançant
l'autre bras hors du lit, comme on fait
quand on veut amasser quelque chose qui est à
terre. Le malheureux marchand, se sentant étouffer
et ecraser la poitrine, s'eveilla en sursaut!
criant horriblement: «Hé! morbleu! Monsieur,
vous me tuez!» La Rancune, d'une voix aussi
douce et posée que celle du marchand avoit eté
vehemente, lui repondit: «Je vous demande pardon,
je voulois prendre le pot de chambre.--Ah!
vertubleu, s'écria l'autre, j'aime bien mieux
vous le donner et ne dormir de toute la nuit.
Vous m'avez fait un mal dont je me sentirai toute
ma vie.» La Rancune ne lui repondit rien, et
se mit à pisser si largement et si roide que le
bruit seul du pot de chambre eût pu reveiller le
marchand. Il emplit le pot de chambre, benissant
le Seigneur avec une hypocrisie de scelerat. Le
pauvre marchand le felicitoit le mieux qu'il pouvoit
de sa copieuse ejaculation d'urine, qui lui
faisoit esperer un sommeil qui ne seroit plus interrompu,
quand le maudit la Rancune, faisant
semblant de vouloir remettre le pot de chambre
à terre, lui laissa tomber et le pot de chambre et
tout ce qui etoit dedans sur le visage, sur la
barbe et sur l'estomac, en criant en hypocrite:
«Hé! Monsieur, je vous demande pardon.» Le
marchand ne repondit rien à sa civilité; car, aussitôt
qu'il se sentit noyer de pissat, il se leva, hurlant
comme un homme furieux et demandant de
la chandelle. La Rancune, avec une froideur capable
de faire renier un theatin, lui disoit: «Voilà
Un grand malheur!» Le marchand continua ses
cris: l'hôte, l'hôtesse, les servantes et les valets
y vinrent. Le marchand leur dit qu'on l'avoit fait
coucher avec un diable, et pria qu'on lui fît du
feu autre part. On lui demanda ce qu'il avoit; il
ne repondit rien, tant il etoit en colère, prit ses
habits et ses hardes, et s'alla secher dans la cuisine,
où il passa le reste de la nuit sur un banc,
le long du feu. L'hôte demanda à la Rancune ce
qu'il lui avoit foit. Il lui dit, feignant une grande
ingenuité: «Je ne sçais de quoi il se peut plaindre.
Il s'est eveillé et m'a reveillé, criant au meurtre:
il faut qu'il ait fait quelque mauvais songe
ou qu'il soit fou; et, de plus, il a pissé au lit.»
L'hôtesse y porta la main et dit qu'il etoit vrai,
que son matelas etoit tout percé, et jura son
grand Dieu qu'il le paieroit
81. Ils donnèrent le
bonsoir à la Rancune, qui dormit toute la nuit
aussi paisiblement qu'auroit fait un homme de
bien, et se recompensa de celle qu'il avoit mal
passée chez la Rappinière. Il se leva pourtant
plus matin qu'il ne pensoit, parceque la servante
de la Rappinière le vint querir à la hâte pour venir
voir Doguin, qui se mouroit et qui demandoit
à le voir devant que de mourir. Il y courut, bien
en peine de sçavoir ce que lui vouloit un homme
qui se mouroit et qui ne le connoissoit que du
jour precedent. Mais la servante s'etoit trompée;
ayant ouï demander le comedien au pauvre moribond,
elle avoit pris la Rancune pour le Destin,
qui venoit d'entrer dans la chambre de Doguin
quand la Rancune arriva, et qui s'y etoit enfermé,
ayant appris du prêtre qui l'avoit confessé
que le blessé avoit quelque chose à lui dire qu'il
lui importoit de sçavoir. Il n'y fut pas plus d'un
demi-quart d'heure que la Rappinière revint de la
ville, où il etoit allé dès la pointe du jour pour
quelques affaires. Il apprit en arrivant que son
valet se mouroit, qu'on ne lui pouvoit arrêter le
sang parcequ'il avoit un gros vaisseau coupé, et
qu'il avoit demandé à voir le comedien Destin
devant que de mourir. «Et l'a-t-il vu?» demanda
tout emu la Rappinière. On lui repondit qu'ils
etoient enfermés ensemble. Il fut frappé de ces
paroles comme d'un coup de massue, et s'en courut
tout transporté frapper à la porte de la chambre
où Doguin se mouroit, au même temps que
le Destin l'ouvroit pour avertir que l'on vînt secourir
le malade qui venoit de tomber en foiblesse.
La Rappinière lui demanda, tout troublé, ce que
lui vouloit son fou de valet. «Je crois qu'il rêve,
repondit froidement le Destin, car il m'a demandé
cent fois pardon, et je ne pense pas qu'il m'ait
jamais offensé; mais qu'on prenne garde à lui, car
il se meurt.» On s'approcha du lit de Doguin
sur le point qu'il rendoit le dernier soupir, dont
la Rappinière parut plus gai que triste. Ceux
qui le connoissoient crurent que c'etoit à cause
qu'il devoit les gages à son valet. Le seul Destin
sçavoit bien ce qu'il en devoit croire.
Note 80: (retour) Les plaintes, les imprécations de toute sorte, contre les maltôtiers et les partisans, qui se livroient souvent à des exactions et à des friponneries dont ils avoient à répondre devant les chambres de justice, remplissent les écrits de l'époque et les chansons manuscrites. V. La Chasse aux larrons, de J. Bourgoing, in-8; les Satires de Courval-Sonnet et de Gacon; beaucoup de Mazarinades; La Bruyère, Des biens de fortune, etc., etc.--Maltôte vient de malè tolta (tollir mal), et signifioit rigoureusement une imposition faite sans nécessité, sans droit et sans fondement; on appliquoit souvent ce terme aux subsides onéreux et extraordinaires, et même, par abus, le peuple l'étendoit à toute imposition nouvelle. Les maltôtiers étoient les financiers qui se chargeoient d'établir et de faire marcher les maltôtes.
Là-dessus deux hommes entrèrent dans le logis qui furent reconnus par notre comedien pour être de ses camarades, desquels nous parlerons plus amplement au suivant chapitre.
CHAPITRE VII.
L'aventure des brancards.
e plus jeune des comediens qui entrèrent
chez la Rappinière etoit valet de
Destin. Il apprit de lui que le reste de
la troupe etoit arrivé, à la reserve de
mademoiselle de l'Etoile, qui s'etoit demis un
pied à trois lieues du Mans. «Qui vous a fait venir
ici, et qui vous a dit que nous y etions? lui demanda
le Destin.--La peste, qui etoit à Alençon,
nous a empêchés d'y aller et nous a arrêtés à
Bonnestable
82, repondit l'autre comedien, qui s'appeloit
l'Olive, et quelques habitans de cette ville
que nous avons trouvés nous ont dit que vous avez
joué ici, que vous vous etiez battu et que vous
aviez eté blessé. Mademoiselle de l'Etoile en est
fort en peine, et vous prie de lui envoyer un brancard
83.»
Le maître de l'hôtellerie voisine, qui etoit
venu là au bruit de la mort de Doguin, dit qu'il y
avoit un brancard chez lui, et, pourvu qu'on le
payât bien, qu'il seroit en etat de partir sur le midi,
porté par deux bons chevaux. Les comediens arretèrent
le brancard à un ecu, et des chambres
dans l'hôtellerie pour la troupe comique. La Rappinière
se chargea d'obtenir du lieutenant general
permission de jouer, et, sur le midi, le Destin et
ses camarades prirent le chemin de Bonnestable.
Il faisoit un grand chaud. La Rancune dormoit
dans le brancard; l'Olive etoit monté sur le cheval
de derrière, et un valet de l'hôte conduisoit
celui de devant; le Destin alloit de son pied, un
fusil sur l'epaule, et son valet lui contoit ce qui
leur etoit arrivé depuis le Château du Loir
84 jusqu'à
un village auprès de Bonnestable, où mademoiselle
de l'Etoile s'etoit demis un pied en descendant
de cheval, quand deux hommes bien montés,
et qui se cachèrent le nez de leur manteau en
passant auprès de Destin, s'approchèrent du
brancard du côté qu'il etoit decouvert, et, n'y
trouvant qu'un vieil homme qui dormoit, le
mieux monté de ces deux inconnus dit à l'autre:
«Je crois que tous les diables sont aujourd'hui
dechaînés contre moi et se sont deguisés en brancards
pour me faire enrager.» Cela dit, il poussa
son cheval à travers les champs, et son camarade
le suivit. L'Olive appela le Destin, qui etoit
un peu eloigné, et lui conta l'aventure, en laquelle
il ne put rien comprendre et dont il ne
se mit pas beaucoup en peine.
Note 83: (retour) Un brancard étoit une sorte de lit portatif, destiné surtout à voiturer les malades. Il étoit fait en forme de grande civière, avec des cerceaux en berceau, qu'on pouvoit garnir au besoin de matelas et de couvertures, et il étoit porté, comme une litière, sur des mulets ou des chevaux.
À un quart de lieue de là, le conducteur du brancard, que l'ardeur du soleil avoit assoupi, alla planter le brancard dans un bourbier, où la Rancune pensa se repandre. Les chevaux y brisèrent leurs harnois, et il les en fallut tirer par le cou et par la queue, après qu'on les eut detelés. Ils ramassèrent les debris du naufrage et gagnèrent le prochain village le mieux qu'ils purent. L'equipage du brancard avoit grand besoin de reparation. Tandis qu'on y travailla, la Rancune, l'Olive et le valet de Destin burent un coup à la porte d'une hôtellerie qui se trouva dans le village. Là-dessus il arriva un autre brancard, conduit par deux hommes de pied, qui s'arrêta aussi devant l'hôtellerie. À peine fut-il arrivé qu'il en parut un autre, qui venoit cent pas après du même côté. «Je crois que tous les brancards de la province se sont ici donné rendez-vous pour une affaire d'importance ou pour un chapitre general, dit la Rancune, et je suis d'avis qu'ils commencent leur conference, car il n'y a pas apparence qu'il en arrive davantage.--En voici pourtant un qui n'en quittera pas sa part», dit l'hôtesse. Et, en effet, ils en virent un quatrième qui venoit du côté du Mans. Cela les fit rire de bon courage, excepté la Rancune, qui ne rioit jamais, comme je vous ai déjà dit. Le dernier brancard s'arrêta avec les autres. Jamais on ne vit tant de brancards ensemble. «Si les chercheurs de brancards que nous avons trouvés tantôt etoient ici, ils auraient contentement, dit le conducteur du premier venu.--J'en ai trouvé aussi», dit le second. Celui des comediens dit la même chose, et le dernier venu ajouta qu'il en avoit pensé être battu. «Et pourquoi? lui demanda le Destin.--À cause, lui repondit-il, qu'ils en vouloient à une demoiselle qui s'etoit demis un pied et que nous avons menée au Mans. Je n'ai jamais vu des gens si colères; ils se prenoient à moi de ce qu'ils n'avoient pas trouvé ce qu'ils cherchoient.» Cela fit ouvrir les oreilles aux comediens, et, en deux ou trois interrogations qu'ils firent au brancardier, ils sçurent que la femme du seigneur du village où mademoiselle de l'Etoile s'etoit blessée lui avoit rendu visite, et l'avoit fait conduire au Mans avec grand soin.
La conversation dura encore quelque temps entre les brancards, et ils sçurent les uns des autres qu'ils avoient eté reconnus en chemin par les mêmes hommes que les comediens avoient vus. Le premier brancard portoit le curé de Domfront, qui venoit des eaux de Bellesme 85 et passoit au Mans pour faire faire une consultation de medecins sur sa maladie; le second portoit un gentilhomme blessé qui revenoit de l'armée. Les brancards se separèrent. Celui des comediens et celui du curé de Domfront retournèrent au Mans de compagnie, et les autres où ils avoient à aller. Le curé malade descendit en la même hôtellerie des comediens, qui etoit la sienne. Nous le laisserons reposer dans sa chambre, et verrons, dans le suivant chapitre, ce qui se passoit en celle des comediens.
CHAPITRE VIII.
Dans lequel on verra plusieurs choses necessaires
à sçavoir pour l'intelligence du present livre.
a troupe comique etoit composée de
Destin, de l'Olive et de la Rancune,
qui avoient chacun un valet pretendant
à devenir un jour comedien en chef.
Parmi ces valets, il y en avoit quelques uns qui
recitoient dejà sans rougir et sans se defaire
86.
Celui de Destin, entre autres, faisoit assez bien,
entendoit assez ce qu'il disoit et avoit de l'esprit.
Mademoiselle de l'Etoile et la fille de mademoiselle
de la Caverne recitoient les premiers
rôles; la Caverne representoit les reines et les
mères et jouoit à la farce
87. Ils avoient de plus un
poète, ou plutôt un auteur, car toutes les boutiques
d'epiciers du royaume etoient pleines de ses
oeuvres
88, tant en vers qu'en prose. Ce bel esprit
s'etoit donné à la troupe quasi malgré elle, et,
parcequ'il ne partageoit point et mangeoit quelque
argent avec les comediens, on lui donnoit
les derniers rôles, dont il s'acquittoit très mal
89. On
voyoit bien qu'il etoit amoureux de l'une des deux
comediennes; mais il etoit si discret, quoiqu'un
peu fou, qu'on n'avoit pu decouvrir encore laquelle
des deux il devoit suborner sous esperance
de l'immortalité. Il menaçoit les comediens de
quantité de pièces, mais il leur avoit fait grâce
jusqu'à l'heure; on savoit seulement par conjecture
qu'il en faisoit une intitulée Martin Luther,
dont on avoit trouvé un cahier, qu'il avoit pourtant
desavoué, quoiqu'il fût de son ecriture
90.
Note 87: (retour) Cette réunion de rôles si divers joués par un même acteur étoit alors fort commune, même parmi les plus célèbres comédiens. Ainsi, pour ne citer qu'eux, les farceurs Gautier-Garguille et Turlupin étoient également distingués dans la tragédie. (V. plus haut, note 2 de la page 11, ch. I.)
Note 89: (retour) Il n'étoit pas rare alors de voir des poètes à la solde des troupes comiques. Ils les suivoient dans leurs excursions, soit pour les fournir de pièces ou pour modifier les comédies du répertoire suivant les désirs des acteurs et les besoins du moment, soit pour diriger les représentations. Ce fut ainsi que Hardy fit ses six cents pièces, et Tristan l'Hermite nous a raconté, dans sa curieuse autobiographie, la façon cavalière dont messieurs les comédiens traitoient leur poète ordinaire pour la moindre peccadille, ne fût-ce que pour avoir refusé de jouer à la boule avec eux pendant qu'il composoit des vers. Quelques uns de ces poètes étoient en même temps acteurs, comme Molière le fut plus tard. Les troupes ambulantes d'Espagne avoient aussi leur poète, et il y en a un dans le Voyage amusant de Rojas de Villandrado, ce Roman comique espagnol.
Quand nos comediens arrivèrent, la chambre des comediennes etoit dejà pleine des plus echauffés godelureaux de la ville, dont quelques uns etoient dejà refroidis du maigre accueil qu'on leur avoit fait. Ils parloient tous ensemble de la comedie, des bons vers, des auteurs et des romans: jamais on n'ouït plus de bruit en une chambre, à moins que de s'y quereller. Le poète, sur tous les autres, environné de deux ou trois qui devoient être les beaux esprits de la ville, se tuoit de leur dire qu'il avoit vu Corneille, qu'il avoit fait la debauche avec Saint-Amant et Beys, et qu'il avoit perdu un bon ami en feu Rotrou 91. Mademoiselle de la Caverne et mademoiselle Angelique, sa fille, arrangeoient leurs hardes avec une aussi grande tranquillité que s'il n'y eût eu personne dans la chambre. Les mains d'Angelique etoient quelquefois serrées ou baisées, car les provinciaux sont fort endemenés et patineurs 92; mais un coup de pied dans l'os des jambes, un soufflet ou un coup de dent, selon qu'il etoit à propos, la delivroient bientôt de ces galans à toute outrance. Ce n'est pas qu'elle fût devergondée, mais son humeur enjouée et libre l'empêchoit d'observer beaucoup de ceremonies; d'ailleurs elle avoit de l'esprit et etoit très honnête fille. Mademoiselle de l'Etoile etoit d'une humeur toute contraire: il n'y avoit pas au monde une fille plus modeste et d'une humeur plus douce; et elle fut lors si complaisante qu'elle n'eut pas la force de chasser tous ces gracieuseux hors de sa chambre, quoiqu'elle souffrît beaucoup au pied qu'elle s'etoit demis, et qu'elle eût grand besoin d'être en repos. Elle etoit tout habillée sur un lit, environnée de quatre ou cinq des plus doucereux, etourdie de quantité d'equivoques qu'on appelle pointes dans les provinces 93, et souriant bien souvent à des choses qui ne lui plaisoient guère. Mais c'est une des grandes incommodités du metier, laquelle, jointe à celle d'être obligé de pleurer et de rire lorsque l'on a envie de faire toute autre chose, diminue beaucoup le plaisir qu'ont les comediens d'être quelquefois empereurs et imperatrices, et être appelés beaux comme le jour quand il s'en faut plus de la moitié, et jeune beauté, bien qu'ils aient vieilli sur le theâtre et que leurs cheveux et leurs dents fassent une partie de leurs hardes. Il y a bien d'autres choses à dire sur ce sujet; mais il faut les menager et les placer en divers endroits de mon livre pour diversifier.
Note 91: (retour) On connoît Saint-Amant et Rotrou. Charles Beys (1610-1659), poète, auteur de quelques comédies, entre autres de l'Hôpital des fous, maître et ami de Scarron, qui a fait des vers pour mettre en tête de ses ouvrages, est moins connu. Loret, d'accord avec notre auteur sur les dispositions de Beys pour la débauche, nous dit, dans sa Muse historique (4 octobre 1659), qu'il faisoit gloireDe bien manger et de bien boire,
et il ajoute:
Beys, qui n'eut jamais vaillant un jacobus,
Courtisa Bacchus et Phoebus,
Et leurs lois, voulut toujours suivre.
Bacchus en usa mal, Phoebus en usa bien;
Mais en ce divers sort Beys ne perdit rien:
Si l'un l'a fait mourir, l'autre l'a fait revivre.
Note 92: (retour) Endémenés, lubriques, à peu près le même sens que patineurs. Voir, si l'on en est curieux, pour la justification de cette dernière épithète, Dict. de Furetière, art. Patin, et Dict. de Bayle, art. Le Pays, note 7. C'est un terme que Scarron aime; il y revient encore plus loin (ch. 10), ainsi que dans deux vers bien connus de l'Épître chagrine à M. d'Albret, qu'on a souvent attribués au chevalier de Boufflers.
Note 93: (retour) Scarron, qui n'étoit pas toujours fort sévère sur le choix de ses bouffonneries, n'aimoit pourtant pas les pointes, bien qu'elles fussent grandement à la mode dans la première moitié du XVIIe siècle, surtout parmi les écrivains burlesques. Aussi Cyrano, le classique du genre, lui reproche-t-il d'en être «venu à ce point de bestialité..... que de bannir les pointes de la composition des ouvrages.» (Lettre contre Ronscar.)
Revenons à la pauvre mademoiselle de l'Etoile, obsedée de provinciaux, la plus incommode nation du monde, tous grands parleurs, quelques uns très impertinens, et entre lesquels il s'en trouvoit de nouvellement sortis du collège. Il y avoit entre autres un petit homme veuf, avocat de profession, qui avoit une petite charge dans une petite juridiction voisine. Depuis la mort de sa petite femme, il avoit menacé les femmes de la ville de se remarier et le clergé de la province de se faire prêtre, et même de se faire prelat à beaux sermons comptans. C'etoit le plus grand petit fou qui ait couru les champs depuis Roland 94. Il avoit etudié toute sa vie, et, quoique l'étude aille à la connoissance de la verité, il etoit menteur comme un valet, presomptueux et opiniâtre comme un pedant 95, et assez mauvais poète pour être etouffé s'il y avoit de la police dans le royaume 96. Quand le Destin et ses compagnons entrèrent dans la chambre, il s'offrit de leur dire, sans leur donner le temps de se reconnoître, une pièce de sa façon intitulée: Les faits et les gestes de Charlemagne, en vingt-quatre journées 97. Cela fit dresser les cheveux en la tête à tous les assistans, et le Destin, qui conserva un peu de jugement dans l'epouvante generale où la proposition avoit mis la compagnie, lui dit en souriant qu'il n'y avoit pas apparence de lui donner audience devant le souper. «Eh bien! ce dit-il, je m'en vais vous conter une histoire tirée d'un livre espagnol 98 qu'on m'a envoyé de Paris, dont je veux faire une pièce dans les règles.» On changea de discours deux ou trois fois pour se garantir d'une histoire que l'on croyoit devoir être une imitation de Peau-d'Ane 99; mais le petit homme ne se rebuta point, et, à force de recommencer son histoire autant de fois que l'on l'interrompoit, il se fit donner audience, dont on ne se repentit point, parceque l'histoire se trouva assez bonne et dementit la mauvaise opinion que l'on avoit de tout ce qui venoit de Ragotin (c'etoit le nom du godenot 100). Vous allez voir cette histoire dans le suivant chapitre, non telle que la conta Ragotin, mais comme je la pourrai conter d'après un des auditeurs qui me l'a apprise. Ce n'est donc pas Ragotin qui parle, c'est moi.
Note 95: (retour) Voilà un trait bien inoffensif, si on le compare à beaucoup d'autres, de la haine particulière de l'époque contre le pédant. C'étoit un des types favoris de la vieille comédie et du roman satirique au XVIIe siècle, où on l'avoit en horreur, comme plus tard le bourgeois. Larivey, Cyrano, Rotrou, Molière, Scarron lui-même (dans les Boutades du capitan Matamore), etc., l'ont mis en scène, avec une verve impitoyable, sous les traits d'un personnage sale, laid, avare, ridicule de tout point. Qu'on se souvienne aussi du Sidias de Théophile dans les Fragments d'une histoire comique, de l'Hortensius du Francion de Sorel, du Barbon de Balzac et du Mamurra de Ménage, qui s'attaque autant au pédant qu'au parasite dans la personne de Montmaur. Les précieuses elles-mêmes, ces pédantes du beau sexe, faisoient voeu de haïr les pédants, et, un peu plus tard, Richelet introduisoit cette définition dans son dictionnaire: «Pédant, mot qui vient du grec et qui est injurieux... De tous les animaux domestiques à deux pieds qu'on appelle vulgairement pédans, du Clérat est le plus misérable et le plus cancre.»
Note 97: (retour) Ne seroit-ce point là une épigramme indirecte contre quelques immenses pièces de théâtre du temps, par exemple, les Chastes et loyales amours de Théagène et Chariclée, par Hardy, en huit poèmes dramatiques (1601), et d'autres un peu moins longues, mais d'une belle taille encore? Après la mort de Gustave-Adolphe, on joua en Espagne (1633), devant le roi et la reine, un drame sur ce sujet (la Mort du roi de Suède), dont la représentation dura douze jours (Gaz. de Fr. du 12 février 1633).
Note 99: (retour) Il ne s'agit point ici, bien entendu, du conte de Perrault, qui ne parut pour la première fois qu'en 1694. M. Walckenaër, dans ses Lettr. sur l'orig. de la féerie et des contes de fées attribués à Perrault (1826, in-12), a démontré clairement que la légende de Peau d'Ane étoit d'une origine beaucoup plus ancienne, et qu'elle étoit fort populaire déjà,--sans qu'on puisse la retrouver expressément dans aucun écrit,--avant que Perrault l'eût empruntée aux récits des nourrices pour la rédiger à sa manière, d'abord en vers, puis en prose. Beaucoup d'auteurs, du reste, ont parlé de Peau-d'Ane bien avant 1694: le cardinal de Retz dans ses Mémoires, Boileau dans sa Dissertation sur Joconde (1669), Molière dans le Malade imaginaire (act. 2, sc. 1.), La Fontaine dans le Pouvoir des Fables, Scarron non seulement dans le Roman comique, mais dans son Virgile travesti (liv. 2), Perrault lui-même dans son Parallèle des anciens et des modernes (1688). Quelques uns ont cru qu'il s'agissoit de la 130e nouvelle de Bonaventure des Périers; mais il suffit d'avoir jeté un coup d'oeil sur ce conte, aussi court qu'insignifiant, pour s'assurer qu'il n'a pu avoir cette popularité et que ce n'est pas de là que Perrault a tiré le sien.
Note 100: (retour) Ragotin est évidemment un diminutif de ragot, qui signifioit un petit homme, mal bâti, gros, court et membru. Il y a eu aussi à Paris, sous Louis XII et François Ier, un mendiant bouffon du nom de Ragot. On trouve encore dans Tallemant le mot ragoter, dans le sens de gronder avec mauvaise humeur (Histor. de Niert). Quant au mot godenot, il désignoit au propre un petit morceau de bois ayant la figure d'un marmouzet, et dont se servoient les joueurs de gobelets pour amuser le menu peuple, et au figuré les personnages mal dégrossis et d'un physique ridicule (Dict. com. de Leroux). Les chroniqueurs manceaux nous apprennent que René Denisot, avocat du roi au présidial du Mans, qui mourut en 1707, servit de modèle à Scarron pour le type de Ragotin (Almanach manç., 1767; Lepaige, Dict. du Mans).
CHAPITRE IX.
Histoire de l'amante invisible.
om Carlos d'Aragon etoit un jeune gentilhomme
de la maison dont il portoit
le nom. Il fit des merveilles de sa
personne dans les spectacles publics
que le vice-roi de Naples donna au peuple aux
noces de Philippe second, troisième ou quatrième,
car je ne sais pas lequel. Le lendemain d'une
course de bague dont il avoit emporté l'honneur,
le vice-roi permit aux dames d'aller par la
ville deguisées et de porter des masques à la
françoise
101, pour la commodité des étrangères que
ces rejouissances avoient attirées dans la ville.
Ce jour-là, dom Carlos s'habilla le mieux qu'il
put, et se trouva avec quantité d'autres tyrans
des coeurs dans l'eglise de la galanterie
102. On
profane les eglises en ce pays-là aussi bien
qu'au nôtre, et le temple de Dieu sert de rendez-vous
aux godelureaux et aux coquettes, à la
honte de ceux qui ont la maudite ambition d'achalander
leurs eglises et de s'ôter la pratique
les uns aux autres. On y devroit donner ordre et
etablir des chasse-godelureaux et des chasse-coquettes
dans les eglises, comme des chasse-chiens
et des chasse-chiennes
103. On dira ici de
quoi je me mêle. Vraiment, on en verra bien
d'autres! Sache le sot qui s'en scandalise que
tout homme est sot en ce bas monde aussi bien
que menteur
104, les uns plus, les autres moins, et
moi, qui vous parle, peut-être plus sot que les
autres, quoique j'aie plus de franchise à l'avouer,
et que, mon livre n'étant qu'un ramas de sottises,
j'espère que chaque sot y trouvera un petit caractère
de ce qu'il est, s'il n'est trop aveuglé
de l'amour-propre. Dom Carlos donc, pour reprendre
mon conte, etoit dans une eglise avec
quantité d'autres gentilshommes italiens et espagnols,
qui se miroient dans leurs belles plumes
comme des paons, lorsque trois dames masquées
l'accostèrent au milieu de tous ces Cupidons dechaînés,
l'une desquelles lui dit ceci ou quelque
chose qui en approche: «Seigneur dom Carlos,
il y a une dame en cette ville à qui vous êtes
bien obligé. Dans tous les combats de barrière
105
et toutes les courses de bague, elle vous a souhaité
d'en emporter l'honneur, comme vous avez
fait.--Ce que je trouve de plus avantageux en
ce que vous me dites, repondit dom Carlos,
c'est que je l'apprends de vous, qui paroissez une
dame de merite, et je vous avoue que, si j'eusse
esperé que quelque dame se fût declarée pour
moi, j'aurois apporté plus de soin que je n'ai fait
à meriter son approbation.» La dame inconnue
lui dit qu'il n'avoit rien oublié de tout ce qui
le pouvoit faire paroître un des plus adroits hommes
du monde, mais qu'il avoit fait voir par ses
livrées de noir et de blanc qu'il n'etoit point
amoureux
106. «Je n'ai jamais bien su ce que signifioient
les couleurs, repondit dom Carlos;
mais je sais bien que c'est moins par insensibilité
que je n'aime point que par la connoissance que
j'ai que je ne merite pas d'être aimé.» Ils se dirent
encore cent belles choses que je ne vous
dirai point, parceque je ne les sçais pas
107, et que
je n'ai garde de vous en composer d'autres, de
peur de faire tort à dom Carlos et à la dame inconnue,
qui avoient bien plus d'esprit que je
n'en ai, comme j'ai sçu depuis peu d'un honnête
Napolitain qui les a connus l'un et l'autre. Tant
y a que la dame masquée declara à dom Carlos
que c'etoit elle qui avoit eu inclination pour lui.
Il demanda à la voir; elle lui dit qu'il n'en etoit
pas encore là, qu'elle en chercheroit les occasions,
et que, pour lui temoigner qu'elle ne craignoit
point de se trouver avec lui seul à seul, elle lui
donnoit un gage. En disant cela, elle découvrit à
l'Espagnol la plus belle main du monde et lui
presenta une bague qu'il reçut, si surpris de l'aventure
qu'il oublia quasi à lui faire la reverence
lorsqu'elle le quitta. Les autres gentilshommes,
qui s'etoient éloignés de lui par discretion, s'en
approchèrent. Il leur conta ce qui lui etoit arrivé
et leur montra la bague, qui etoit d'un prix assez
considerable. Chacun dit là-dessus ce qu'il en
croyoit, et dom Carlos demeura aussi piqué de
la dame inconnue que s'il l'eût vue au visage,
tant l'esprit a de pouvoir sur ceux qui en ont.
Note 102: (retour) Sera-ce exagérer la portée des paroles de Scarron que de voir ici un petit trait décoché en passant contre le roman allégorique et contre ces rencontres amoureuses dans les temples, qui remplissent les romans de l'époque? «Nos galands.., quoyque d'ordinaire ils ayent assez de peine à estre devots..., ne laisseront pas de frequenter les eglises... Comme c'est aux dames que l'on desire plaire le plus..., il faut chercher l'endroit où elles se rangent.» (Loix de la galanterie.) On voit par là, comme par ce qu'ajoute Scarron, que cet usage des romans étoit fondé sur un fait de la vie réelle. La traduction d'une lettre italienne..., contenant une critique agréable de Paris, du même temps, à peu près, vient encore à l'appui: «Le peuple fréquente les églises avec piété. Il n'y a que les nobles et les grands qui y viennent pour se divertir, pour parler et se faire l'amour.» V. aussi Furet., le Rom. bourg., p. 31 et 32, éd. Jannet.
Note 103: (retour) On appeloit chasse-chien, et quelquefois chasse-coquin, le suisse ou bedeau, considéré dans l'exercice particulier des fonctions suffisamment déterminées par ce titre: «J'ay esté sans reproche marguillier, j'ay esté beguiau, j'ay esté portofrande, j'ay esté chasse-chien», dit Gareau, énumérant la série des honneurs de ce genre par lesquels il a passé. (Cyrano de Bergerac, le Pédant joué, acte. 2, sc. 2.)
Note 106: (retour) Dans les tournois et les carrousels, les chevaliers exprimoient leurs pensées et leurs sentiments par le moyen de livrées, de chiffres, d'armoiries ou de devises. On lit dans le père Ménestrier, qui a donné la signification des diverses couleurs en usage: «Le noir signifioit la douleur, le désespoir, etc.; le blanc signifioit la pureté, la sincérité, l'innocence et l'indifférence, la simplicité, la candeur, etc.» (Traité des carrousels et tournois.)
Note 107: (retour) Épigramme indirecte contre l'invraisemblance des romans, dont les auteurs semblent toujours connoître, on ne sait comment, les particularités les plus intimes de la vie de leurs héros. Déjà à la fin du ch. 8, Scarron avoit dit quelque chose d'approchant par l'intention: «Vous allez voir cette histoire, non telle que la conta Ragotin, mais comme je la pourrai conter d'après un des auditeurs, qui me l'a apprise, etc.» V. encore, un peu plus loin, même chap., et beaucoup d'autres endroits. On retrouve quelques traits de satire analogues dans le Roman bourgeois de Furetière, celui-ci, par exemple: «Par malheur pour cette histoire, Lucrèce n'avoit point de confidente, ni le marquis d'escuyer, à qui ils répétassent en propres termes leurs plus secrettes conversations. C'est une chose qui n'a jamais manqué aux heros et aux heroïnes. Le moyen, sans cela, d'ecrire leurs aventures et d'en faire de gros volumes! Le moyen qu'on pust sçavoir tous leurs entretiens, leurs plus secrettes pensées! qu'on pust avoir coppie de tous leurs vers et des billets doux qui se sont envoyez, et toutes les autres choses necessaires pour bastir une intrigue!» Et plus loin: «Par malheur, on ne sçait rien de tout cela, parceque la chose se passa en secret.» (Édit. elzevir., p. 80 et 85.) Subligny s'exprime à peu près de même, dans la Fausse Clélie (édit. 1679, in-12, p. 222), à propos des lettres écrites par les héros des romans, et le Père Bougeant, dans son Voyage du prince Fan-Férédin au pays de Romancie, raille également les romanciers qui rapportent d'un bout à l'autre les entretiens de leurs personnages, comme s'ils en avoient pris copie à la façon des greffiers.On lit aussi dans les Mémoires de Grammont, par Hamilton, ch. 13: «A Dieu ne plaise que cela nous regarde, nous qui faisons profession de ne coucher dans ces mémoires que ce que nous tenons de celui même dont nous écrivons les faits et les dits! Qui jamais, excepté l'écuyer Féraulas, a pu tenir compte des pensées, des soupirs et du nombre d'exclama
Il fut bien huit jours sans avoir des nouvelles de la dame, et je n'ai jamais su s'il s'en inquieta bien fort. Cependant il alloit tous les jours se divertir chez un capitaine d'infanterie, où plusieurs hommes de condition s'assembloient souvent pour jouer. Un soir qu'il n'avoit point joué et qu'il se retiroit de meilleure heure qu'il n'avoit accoutumé, il fut appelé par son nom d'une chambre basse d'une grande maison. Il s'approcha de la fenêtre, qui etoit grillée, et reconnut à la voix que c'etoit son amante invisible, qui lui dit d'abord: «Approchez-vous, dom Carlos; je vous attends ici pour vider le differend que nous avons ensemble.--Vous n'êtes qu'une fanfaronne, lui dit dom Carlos; vous defiez avec insolence et vous vous cachez huit jours pour ne paroître qu'à une fenêtre grillée.--Nous nous verrons de plus près quand il en sera temps, lui dit-elle. Ce n'est point faute de coeur que j'ai différé de me trouver avec vous; j'ai voulu vous connoître devant que de me laisser voir. Vous sçavez que dans les combats assignés il se faut battre avec armes pareilles: si votre coeur n'etoit pas aussi libre que le mien, vous vous battriez avec avantage; et c'est pour cela que j'ai voulu m'informer de vous.--Et qu'avez-vous appris de moi? lui dit dom Carlos.--Que nous sommes assez l'un pour l'autre», repondit la dame invisible. Dom Carlos lui dit que la chose n'etoit pas egale: «Car, ajouta-t-il, vous me voyez et sçavez qui je suis; et moi, je ne vous vois point et ne sçais qui vous êtes. Quel jugement pensez-vous que je puisse faire du soin que vous apportez à vous cacher? On ne se cache guère quand on n'a que de bons desseins, et on peut aisement tromper une personne qui ne se tient pas sur ses gardes; mais on ne la trompe pas deux fois. Si vous vous servez de moi pour donner de la jalousie à un autre, je vous avertis que je n'y suis pas propre, et que vous ne devez pas vous servir de moi à autre chose qu'à vous aimer.--Avez-vous assez fait de jugemens temeraires? lui dit l'invisible.--Ils ne sont pas sans apparence, repondit dom Carlos.--Sçachez, lui dit-elle, que je suis très véritable, que vous me reconnoîtrez telle dans tous les procedés que nous aurons ensemble, et que je veux que vous le soyez aussi.--Cela est juste, lui dit dom Carlos; mais il est juste aussi que je vous voie et que je sçache qui vous êtes.--Vous le sçaurez bientôt, lui dit l'invisible; et cependant esperez sans impatience: c'est par là que vous pouvez meriter ce que vous pretendez de moi, qui vous assure (afin que votre galanterie ne soit pas sans fondement et sans espoir de recompense) que je vous egale en condition; que j'ai assez de bien pour vous faire vivre avec autant d'eclat que le plus grand prince du royaume; que je suis jeune, que je suis plus belle que laide; et, pour de l'esprit, vous en avez trop pour n'avoir pas decouvert si j'en ai ou non.» Elle se retira en achevant ces paroles, laissant dom Carlos la bouche ouverte et prêt à repondre, si surpris de la brusque declaration, si amoureux d'une personne qu'il ne voyoit point, et si embarrassé de ce procedé etrange et qui pouvoit aller à quelque tromperie, que, sans sortir d'une place, il fut un grand quart d'heure à faire divers jugemens sur une aventure si extraordinaire. Il sçavoit bien qu'il y avoit plusieurs princesses et dames de condition dans Naples; mais il sçavoit bien aussi qu'il y avoit force courtisanes affamées, fort âpres après les etrangers, grandes friponnes, et d'autant plus dangereuses qu'elles etoient belles 108. Je ne vous dirai point exactement s'il avoit soupé et s'il se coucha sans manger, comme font quelques faiseurs de romans, qui règlent toutes les heures du jour de leurs heros, les font lever de bon matin, conter leur histoire jusqu'à l'heure du dîner, dîner fort legerement, et après dîner reprendre leur histoire ou s'enfoncer dans un bois pour y parler tout seuls, si ce n'est quand ils ont quelque chose à dire aux arbres et aux rochers; à l'heure du souper, se trouver à point nommé dans le lieu où l'on mange, où ils soupirent et rêvent au lieu de manger 109, et puis s'en vont faire des châteaux en Espagne sur quelque terrasse qui regarde la mer, tandis qu'un ecuyer revèle 110 que son maître est un tel, fils d'un roi tel, et qu'il n'y a pas un meilleur prince au monde, et qu'encore qu'il soit pour lors le plus beau des mortels, qu'il etoit encore toute autre chose devant que l'amour l'eût defiguré 111.
Note 109: (retour) Sorel raille de même ce dédain des choses positives et cet oubli des réalités vulgaires de la vie dans les romans héroïques (Berg. extrav., liv. 10). Il parle aussi, un peu plus loin, de la facilité avec laquelle les romanciers font vivre leurs héros, sans un sou, en terre étrangère (liv. 11); et Cervantes avoit déjà fait le même reproche aux romans de chevalerie dans Don Quichotte (t. I, l. 3). On lit dans la première lettre de mademoiselle de Montpensier à madame de Motteville, où elle lui explique le plan d'une colonie qu'elle voudroit fonder pour vivre suivant le code de l'Astrée: «Je ne désapprouverois pas qu'on tirât les vaches, ni que l'on fît des fromages et des gâteaux, puisqu'il faut manger, et que je ne prétends pas que le plan de notre vie soit fabuleux, comme il est en ces romans où l'on observe un jeûne perpétuel et une si sévère abstinence.»
Note 110: (retour) Cf. dans Boileau (Héros de rom.). «Cyrus: Eh! de grâce, généreux Pluton, souffrez que j'aille entendre l'histoire d'Aglatidas et d'Amestris, qu'on me va conter... Cependant, voici le fidèle Féraulas (son écuyer), que je vous laisse, qui vous instruira positivement de l'histoire de ma vie et de l'impossibilité de mon bonheur.»Hamilton se moqua aussi, à plusieurs reprises, de cet usage, dans les Mém. de Grammont (ch. 3, p. 15, et ch. 13, p. 320, édit. Paulin.)
Pour revenir à mon histoire, dom Carlos se trouva le lendemain à son poste. L'invisible etoit dejà au sien. Elle lui demanda s'il n'avoit pas eté bien embarrassé de la conversation passée, et s'il n'etoit pas vrai qu'il avoit douté de tout ce qu'elle avoit dit. Dom Carlos, sans repondre à sa demande, la pria de lui dire quel danger il y avoit pour elle à ne se montrer point, puisque les choses etoient egales de part et d'autre, et que leur galanterie ne se proposoit qu'une fin qui seroit approuvée de tout le monde. «Le danger y est tout entier, comme vous sçaurez avec le temps, lui dit l'invisible. Contentez-vous, encore un coup, que je suis veritable, et que, dans la relation que je vous ai faite de moi-même, j'ai eté très modeste.» Dom Carlos ne la pressa pas davantage.
Leur conversation dura encore quelque temps; ils s'entredonnèrent de l'amour encore plus qu'ils n'avoient fait, et se separèrent avec promesse, de part et d'autre, de se trouver tous les jours à l'assignation.
Le jour d'après il y eut un grand bal chez le vice-roi. Dom Carlos espera d'y reconnoître son invisible, et tâcha cependant d'apprendre à qui etoit la maison où l'on lui donnoit de si favorables audiences. Il apprit des voisins que la maison etoit à une vieille dame fort retirée, veuve d'un capitaine espagnol, et qu'elle n'avoit ni filles, ni nièces. Il demanda à la voir; elle lui fit dire que, depuis la mort de son mari, elle ne voyoit personne, ce qui l'embarrassa encore davantage. Dom Carlos se trouva le soir chez le vice-roi, où vous pouvez penser que l'assemblée fut fort belle. Il observa exactement toutes les dames de l'assemblée qui pouvoient être son inconnue; il fit conversation avec celles qu'il put joindre, et n'y trouva pas ce qu'il cherchoit; enfin il se tint à la fille d'un marquis de je ne sais quel marquisat, car c'est la chose du monde dont je voudrois le moins jurer, en un temps où tout le monde se marquise de soi-même, je veux dire de son chef 112. Elle etoit jeune et belle, et avoit bien quelque chose du ton de voix de celle qu'il cherchoit; mais, à la longue, il trouva si peu de rapport entre son esprit et celui de son invisible qu'il se repentit d'avoir en si peu de temps assez avancé ses affaires auprès de cette belle personne pour pouvoir croire, sans se flatter, qu'il n'etoit pas mal avec elle. Ils dansèrent souvent ensemble, et le bal etant fini, avec peu de satisfaction de dom Carlos, il se separa de sa captive, qu'il laissa toute glorieuse d'avoir occupé seule, et en une si belle assemblée, un cavalier qui etoit envié de tous les hommes et estimé de toutes les femmes. À la sortie du bal, il s'en alla à la hâte en son logis prendre des armes, et de son logis à sa fatale grille, qui n'en etoit pas beaucoup eloignée. Sa dame, qui y etoit dejà, lui demanda des nouvelles du bal, encore qu'elle y eût eté. Il lui dit ingenûment qu'il avoit dansé plusieurs fois avec une fort belle personne, et qu'il l'avoit entretenue tant que le bal avoit duré. Elle lui fit là-dessus plusieurs questions qui decouvrirent assez qu'elle etoit jalouse. Dom Carlos, de son côté, lui fit connoître qu'il avoit quelque scrupule de ce qu'elle ne s'etoit point trouvée au bal, et que cela le faisoit douter de sa condition. Elle s'en aperçut, et, pour lui remettre l'esprit en repos, jamais elle ne fut si charmante, et elle le favorisa autant que l'on le peut en une conversation qui se fait au travers d'une grille, jusqu'à lui promettre qu'elle lui seroit bientôt visible. Ils se separerent là-dessus, lui fort en doute s'il la devoit croire, et elle un peu jalouse de la belle personne qu'il avoit entretenue tant que le bal avoit duré.
Note 112: (retour) Scarron dit encore plus loin, en parlant du baron de Sigognac: «Au temps où nous sommes, il seroit pour le moins un marquis.» (L. 2, ch. 3.) Cette usurpation des titres étoit un effet que devoit naturellement produire l'influence exagérée de la cour et des grands seigneurs sous Louis XIV, ainsi que la haine professée par les écrivains, comme par les courtisans, contre les bourgeois, surtout à partir de 1650. Il est vrai que cette haine et ces attaques avoient pour cause, la plupart du temps, les envahissements continuels de la bourgeoisie. C'étoit surtout la Fronde qui avoit ouvert la voie à son ambition: plusieurs bourgeois étoient arrivés au pouvoir; beaucoup s'étoient trouvés en rapport avec les nobles, qu'ils avoient vus de près dans la grande salle du Palais, qu'ils avoient secondés à Paris et à Bordeaux. Ils avoient été éblouis autant de leurs défauts brillants que de leurs brillantes qualités, et ils en étoient venus à désirer les titres, et, par suite, à les prendre quelquefois, pour n'être pas rejetés en dehors de ce monde qui les charmoit. Ce n'étoit plus alors cette bourgeoisie rogue et ennemie de la noblesse du temps de la Ligue et de Richelieu. Aussi les écrivains de cette époque sont-ils pleins de témoignages analogues à celui de Scarron. Je ne parle pas de mademoiselle de Gournay, qui remonte aux premières années du siècle; mais Saint-Amant, par exemple, s'exprime en ces termes (1658): «Si je ne me suis pu résoudre jusqu'à présent à me monsieuriser moy-mesme dans les titres de tous mes ouvrages, je te prie de croire que ce n'est point par une modestie affectée, ou injurieuse à ceux qui en ont usé de la sorte dans les leurs, et que, quand on m'aura bien prouvé que j'ay mal fait, je ne me monsieuriseray pas seulement, mais, pour reparer ma faute, je me messiriseray et me chevalieriseray à tour de bras, pour le moins avec autant de raison que la pluspart de nos galands d'aujourd'huy en ont à prendre la qualité ou de comte ou de marquis. (Avis au lecteur précédant la Généreuse, édit. Jannet, 2e vol. p. 355.) Le Pays raille également ces marquis sans marquisats dans la préface de ses Amitiez, amours, amourettes (1664). Et Molière, dans l'École des Femmes (1662):De la plupart des gens c'est la démangeaison.
Je sais un paysan qu'on appeloit Gros-Pierre
Qui, n'ayant pour tout bien qu'un seul quartier de terre,
Y fit tout à l'entour faire un fossé bourbeux,
Et de monsieur de l'Isle en prit le nom pompeux.
(Acte I, sc. 1.)
Il a encore ridiculisé la même manie dans le Bourgeois gentilhomme et dans George Dandin. Ne peut-on dire aussi que La Fontaine, qui pourtant n'étoit pas lui-même tout à fait irréprochable (V. plus haut notre note, ch. 4, p. 21), pensoit à la même chose en écrivant ses fables de la Grenouille qui veut se faire aussi grosse qu'un boeuf, et du Geai paré des plumes du paon? Bussy-Rabutin fit également une chanson contre les faux nobles, et Claveret une comédie, l'Écuyer, ou les Faux nobles mis au billon (1665), dont il faut lire la dédicace aux vrais nobles. Mais les épigrammes ne suffirent pas: on fut obligé de sévir contre les faux nobles.
Le lendemain, dom Carlos, étant allé ouïr la messe en je ne sais quelle église, présenta de l'eau benite à deux dames masquées qui en vouloient prendre en même temps que lui. La mieux vêtue de ces deux dames lui dit qu'elle ne recevoit point de civilité d'une personne à qui elle vouloit faire un eclaircissement. «Si vous n'êtes point trop pressée, lui dit dom Carlos, vous pouvez vous satisfaire tout à l'heure.--Suivez-moi donc dans la prochaine chapelle», lui repondit la dame inconnue. Elle s'y en alla la première, et dom Carlos la suivit, fort en doute si c'etoit sa dame, quoiqu'il la vît de même taille, parcequ'il trouvoit quelque différence en leurs voix, celle-ci parlant un peu gras. Voici ce qu'elle lui dit après s'être enfermée avec lui dans la chapelle. «Toute la ville de Naples, seigneur dom Carlos, est pleine de la haute reputation que vous y avez acquise depuis le peu de temps que vous y êtes, et vous y passez pour un des plus honnêtes hommes du monde. On trouve seulement etrange que vous ne vous soyez point aperçu qu'il y a en cette ville des dames de condition et de merite qui ont pour vous une estime particulière. Elles vous l'ont temoignée autant que la bienseance le peut permettre, et, bien qu'elles souhaitent ardemment de vous le faire croire, elles aiment pourtant mieux que vous ne l'ayez pas reconnu par insensibilité que si vous le dissimuliez par indifference. Il y en a une entre autres, de ma connoissance, qui vous estime assez pour vous avertir, au peril de tout ce qu'on en pourra dire, que vos aventures de nuit sont decouvertes; que vous vous engagez imprudemment à aimer ce que vous ne connoissez point, et, puisque votre maîtresse se cache, qu'il faut qu'elle ait honte de vous aimer ou peur de n'être pas assez aimable. Je ne doute point que votre amour de contemplation n'ait pour objet une dame de grande qualité et de beaucoup d'esprit, et qu'il ne se soit figuré une maîtresse tout adorable; mais, seigneur dom Carlos, ne croyez pas votre imagination aux depens de votre jugement. Defiez-vous d'une personne qui se cache, et ne vous engagez pas plus avant dans ces conversations, nocturnes. Mais pourquoi me deguiser davantage? C'est moi qui suis jalouse de votre fantôme, qui trouve mauvais que vous lui parliez, et, puisque je me suis declarée, qui vais si bien lui rompre tous ses desseins que j'emporterai sur elle une victoire que j'ai droit de lui disputer, puisque je ne lui suis point inferieure, ni en beauté, ni en richesses, ni en qualité, ni en tout ce qui rend une personne aimable. Profitez de l'avis si vous êtes sage.» Elle s'en alla en disant ces dernières paroles, sans donner le temps à dom Carlos de lui repondre. Il la voulut suivre, mais il trouva à la porte de l'eglise un homme de condition qui l'engagea en une conversation qui dura assez long-temps et dont il ne se put defendre. Il rêva le reste du jour à cette aventure, et soupçonna d'abord la demoiselle du bal d'être la dernière dame masquée qui lui etoit apparue; mais, songeant qu'elle lui avoit fait voir beaucoup d'esprit, et se souvenant que l'autre n'en avoit guère, il ne sut plus ce qu'il en devoit croire, et souhaita quasi de n'être point engagé avec son obscure maîtresse, pour se donner tout entier à celle qui venoit de le quitter. Mais enfin, venant à considerer qu'elle ne lui etoit pas plus connue que son invisible, de qui l'esprit l'avoit charmé dans les conversations qu'il avoit eues avec elle, il ne balança point dans le parti qu'il devoit prendre, et ne se mit pas beaucoup en peine des menaces qu'on lui avoit faites, n'étant pas homme à être poussé par là.
Ce jour-là même il ne manqua pas de se trouver à sa grille à l'heure accoutumée, et il ne manqua pas aussi, au fort de la conversation qu'il eut avec son invisible, d'être saisi par quatre hommes masqués, assez forts pour le desarmer et le porter quasi à force de bras dans un carrosse qui les attendoit au bout de la rue. Je laisse à juger au lecteur les injures qu'il leur dit et les reproches qu'il leur fit de l'avoir pris à leur avantage. Il essaya même de les gagner par promesses; mais, au lieu de les persuader, il ne les obligea qu'à prendre un peu plus garde à lui et à lui ôter tout à fait l'esperance de pouvoir s'aider de son courage et de sa force. Cependant le carrosse alloit toujours au grand trot de quatre chevaux. Il sortit de la ville, et, au bout d'une heure, il entra dans une superbe maison, dont l'on tenoit la porte ouverte pour le recevoir. Les quatre mascarades descendirent du carrosse avec dom Carlos, le tenant par dessous les bras comme un ambassadeur introduit à saluer le Grand Seigneur. On le monta jusqu'au premier etage avec la même ceremonie, et là, deux demoiselles masquées le vinrent recevoir à la porte d'une grande salle, chacune un flambeau à la main. Les hommes masqués le laissèrent en liberté et se retirèrent, après lui avoir fait une profonde reverence. Il y a apparence qu'ils ne lui laissèrent ni pistolet ni epée, et qu'il ne les remercia pas de la peine qu'ils avoient prise à le bien garder. Ce n'est pas qu'il ne fût fort civil, mais on peut bien pardonner un manquement de civilité à un homme surpris. Je ne vous dirai point si les flambeaux que tenoient les demoiselles etoient d'argent: c'est pour le moins; ils étoient plutôt de vermeil doré ciselé, et la salle etoit la plus magnifique du monde, et, si vous voulez, aussi bien meublée que quelques appartemens de nos romans, comme le vaisseau de Zelmatide dans le Polexandre, le palais d'Ibrahim dans l'Illustre Bassa, ou la chambre où le roi d'Assyrie reçut Mandane dans le Cyrus 113, qui est sans doute, aussi bien que les autres que j'ai nommés, le livre du monde le mieux meublé. Representez-vous donc si notre Espagnol ne fut pas bien etonné, dans ce superbe appartement, avec deux demoiselles masquées qui ne parloient point et qui le conduisirent dans une chambre voisine, encore mieux meublée que la salle, où elles le laissèrent tout seul. S'il eût eté de l'humeur de don Quichotte, il eût trouvé là de quoi s'en donner jusqu'aux gardes 114, et il se fût cru pour le moins Esplandian ou Amadis 115. Mais notre Espagnol ne s'en emut non plus que s'il eût eté en son hôtellerie ou auberge. Il est vrai qu'il regretta beaucoup son invisible, et que, songeant continuellement en elle, il trouva cette belle chambre plus triste qu'une prison, que l'on ne trouve jamais belle que par dehors. Il crut facilement qu'on ne lui vouloit point de mal où l'on l'avoit si bien logé, et ne douta point que la dame qui lui avoit parlé le jour d'auparavant dans l'eglise ne fût la magicienne de tous ces enchantemens. Il admira en lui-même l'humeur des femmes et combien tôt elles executent leurs resolutions, et il se resolut aussi de son côté à attendre patiemment la fin de l'aventure et de garder fidelité à sa maîtresse de la grille, quelques promesses et quelques menaces qu'on lui pût faire. À quelque temps de là, des officiers masqués et fort bien vêtus vinrent mettre le couvert, et l'on servit ensuite le souper.
Note 113: (retour) Le roi d'Assyrie est, dans le Grand Cyrus, le rival d'Artamène à l'amour de Mandane. Zelmatide, un des principaux personnages du Polexandre de Gomberville et l'ami du héros de ce roman, est le successeur des Incas, le fils et l'héritier du grand Guina-Capa: on conçoit, dès lors, qu'il devoit avoir un vaisseau meublé conformément à son rang et aux magnifiques traditions de ses prédécesseurs. Mais mademoiselle de Scudéry n'est pas en reste avec Gomberville: on peut voir dans l'Illustre Bassa (3e l.) la longue et opulente Description du palais d'Ibrahim, que celui-ci montre en détail à son ami Docria. Rien n'y a été épargné:Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales.
Tout en fut magnifique; la musique et les cassolettes n'y furent pas oubliées, et notre dom Carlos, outre les sens de l'odorat et de l'ouïe, contenta aussi celui du goût, plus que je n'aurois pensé en l'etat où il etoit: je veux dire qu'il soupa fort bien. Mais que ne peut un grand courage? J'oubliois à vous dire que je crois qu'il se lava la bouche, car j'ai sçu qu'il avoit grand soin de ses dents. La musique dura encore quelque temps après le souper, et, tout le monde s'etant retiré, dom Carlos se promena long-temps, rêvant à tous ces enchantemens, ou à autre chose. Deux demoiselles masquées et un nain masqué, après avoir dressé une superbe toilette, le vinrent deshabiller, sans savoir de lui s'il avoit envie de se coucher. Il se soumit à tout ce que l'on voulut. Les demoiselles firent la couverture et se retirèrent; le nain le dechaussa ou debotta, et puis le deshabilla. Dom Carlos se mit au lit, et tout cela sans que l'on proferât la moindre parole de part et d'autre. Il dormit assez bien pour un amoureux. Les oiseaux d'une volière le reveillèrent au point du jour. Le nain masqué se presenta pour le servir, et lui fit prendre le plus beau linge du monde, le mieux blanchi et le plus parfumé. Ne disons point, si vous voulez, ce qu'il fit jusqu'au dîner, qui valut bien le souper, et allons jusqu'à la rupture du silence que l'on avoit gardé jusques à l'heure. Ce fut une demoiselle masquée qui le rompit, en lui demandant s'il auroit agreable de voir la maîtresse du palais enchanté. Il dit qu'elle seroit la bien venue. Elle entra bientôt après, suivie de quatre demoiselles fort richement vêtues.
Telle n'est point la Cytherée
Quand, d'un nouveau feu s'allumant,
Elle sort pompeuse et parée
Pour la conquête d'un amant.
Jamais notre Espagnol n'avoit vu une personne de meilleure mine que cette Urgande la deconnue 116. Il en fut si ravi et si etonné en même temps, que toutes les reverences et les pas qu'il fit, en lui donnant la main, jusqu'à une chambre prochaine, où elle le fit entrer, furent autant de bronchades. Tout ce qu'il avoit vu de beau dans la salle et dans la chambre dont je vous ai dejà parlé n'etoit rien à comparaison de ce qu'il trouva en celle-ci, et tout cela recevoit encore du lustre de la dame masquée. Ils passèrent sur le plus riche estrade que l'on ait jamais vu depuis qu'il y a des estrades au monde. L'Espagnol y fut mis en un fauteuil, en depit qu'il en eût, et, la dame s'etant assise sur je ne sais combien de riches carreaux, vis-à-vis de lui, elle lui fit entendre une voix aussi douce qu'un clavecin, en lui disant à peu près ce que je vais vous dire:
«Je ne doute point, seigneur dom Carlos, que vous ne soyez fort surpris de tout ce qui vous est arrivé depuis hier en ma maison, et si cela n'a pas fait grand effet sur vous, au moins aurez-vous vu par là que je sais tenir ma parole, et, par ce que j'ai dejà fait, vous aurez pu juger de tout ce que je suis capable de faire. Peut-être que ma rivale, par ses artifices et par le bonheur de vous avoir attaqué la première, s'est dejà rendue maîtresse absolue de la place que je lui dispute en votre coeur; mais une femme ne se rebute pas du premier coup, et si ma fortune, qui n'est pas à mepriser, et tout ce que l'on peut posseder avec moi, ne vous peuvent persuader de m'aimer, j'aurai la satisfaction de ne m'être point cachée par honte ou par finesse, et d'avoir mieux aimé me faire mepriser par mes defauts que me faire aimer par mes artifices.» En disant ces dernières paroles elle se demasqua, et fit voir à don Carlos les cieux ouverts, ou, si vous voulez, le ciel en petit: la plus belle tête du monde, soutenue par un corps de la plus riche taille qu'il eût jamais admirée; enfin, tout cela joint ensemble, une personne toute divine. À la fraîcheur de son visage on ne lui eût pas donné plus de seize ans; mais, à je ne sais quel air galant et majestueux tout ensemble que les jeunes personnes n'ont pas encore, on connoissoit qu'elle pouvoit être en sa vingtième année. Dom Carlos fut quelque temps sans lui repondre, se fâchant quasi contre sa dame invisible qui l'empêchoit de se donner tout entier à la plus belle personne qu'il eût jamais vue, et hesitant en ce qu'il devoit dire et en ce qu'il devoit faire. Enfin, après un combat interieur, qui dura assez long-temps pour mettre en peine la dame du palais enchanté, il prit une forte resolution de ne lui point cacher ce qu'il avoit dans l'ame, et ce fut sans doute une des plus belles actions qu'il eût jamais faites. Voici la reponse qu'il lui fit, que plusieurs personnes ont trouvée bien crue: «Je ne vous puis nier, Madame, que je ne fusse trop heureux de vous plaire, si je le pouvois être assez pour vous pouvoir aimer. Je vois bien que je quitte la plus belle personne du monde pour une autre qui ne l'est peut-être que dans mon imagination. Mais, Madame, m'auriez-vous trouvé digne de votre affection si vous m'aviez cru capable d'être infidèle? Et pourrois-je être fidèle si je vous pouvois aimer? Plaignez-moi donc, Madame, sans me blâmer, ou plutôt, plaignons-nous ensemble, vous de ne pouvoir obtenir ce que vous desirez, et moi de ne voir point ce que j'aime.» Il dit cela d'un air si triste que la dame put aisement remarquer qu'il parloit selon ses veritables sentimens. Elle n'oublia rien de ce qui le pouvoit persuader; il fut sourd à ses prières et ne fut point touché de ses larmes. Elle revint à la charge plusieurs fois: à bien attaqué bien defendu. Enfin, elle en vint aux injures et aux reproches, et lui dit