Le Roman Comique
Tout ce que fait dire la rage
Quand elle est maîtresse des sens 117,
et le laissa là, non pas pour reverdir 118, mais pour maudire cent fois son malheur, qui ne lui venoit que de trop de bonnes fortunes.
Note 117: (retour) Ces vers étoient, pour ainsi dire, passés en proverbe, et se citoient souvent. «Mademoiselle de ***, dit Voiture, a écrit à son déloyal tout ce que fait dire la rage, etc.» (Corresp. avec Costar, bill. 14.) Plus loin, Scarron emploie encore de la même manière une variante de ces vers, en remplaçant la rage par l'amour, dans la nouvelle intitulée: Les Deux frères rivaux (IIe p., ch. 19).»
Note 118: (retour) On disoit proverbialement: Planter un homme pour reverdir, quand on le laissoit là et qu'on ne venoit point le retrouver. On conçoit que cette locution prêtât à des plaisanteries et à des équivoques comme celle de Scarron. Sorel, dans son Berger extravagant, fait dire par Carmelin à Lysis, qui lui conseille de se métamorphoser en arbre, en se fourrant dans un grand trou creusé exprès et en se faisant arroser: «Pensez-vous qu'il me seroit beau voir planter là pour reverdir?» Et il s'applaudit de cette équivoque comme d'une application fort ingénieuse du mot reçu.
Une demoiselle lui vint dire, un peu après, qu'il avoit la liberté de s'aller promener dans le jardin. Il traversa tous ces beaux appartemens sans trouver personne jusqu'à l'escalier, au bas duquel il vit dix hommes masqués qui gardoient la porte, armés de pertuisanes et de carabines. Comme il traversoit la cour pour s'aller promener dans ce jardin, qui etoit aussi beau que le reste de la maison, un de ces archers de la garde passa à côté de lui sans le regarder, et lui dit, comme ayant peur d'être ouï, qu'un vieil gentilhomme l'avoit chargé d'une lettre pour lui, et qu'il avoit promis de la lui donner en main propre, quoiqu'il y allât de la vie s'il etoit decouvert, mais qu'un present de vingt pistoles et la promesse d'autant lui avoit fait tout hasarder. Dom Carlos lui promit d'être secret, et entra vitement dans le jardin pour lire cette lettre:
epuis que je vous ai perdu, vous avez pu
juger de la peine où je suis par celle où
vous devez être, si vous m'aimez autant
que je vous aime. Enfin, je me trouve
un peu consolée depuis que j'ai découvert le lieu où
vous êtes. C'est la princesse Porcia qui vous a enlevé;
elle ne considère rien quand il va de se contenter,
et vous n'êtes pas le premier Renaud de cette
dangereuse Armide. Mais je romprai tous ses enchantemens
et vous tirerai bientôt d'entre ses bras
pour vous donner entre les miens ce que vous meritez,
si vous êtes aussi constant que je le souhaite.La Dame Invisible.
Dom Carlos fut si ravi d'apprendre des nouvelles de sa dame, dont il etoit veritablement amoureux, qu'il baisa cent fois la lettre, et revint trouver, à la porte du jardin, celui qui la lui avoit donnée, pour le recompenser d'un diamant qu'il avoit au doigt. Il se promena encore quelque temps dans le jardin, ne se pouvant assez etonner de cette princesse Porcia, dont il avoit souvent ouï parler comme d'une jeune dame fort riche, et pour être de l'une des meilleures maisons du royaume; et, comme il etoit fort vertueux, il conçut une telle aversion pour elle, qu'il resolut, au peril de la vie, de faire tout ce qu'il pourroit pour se tirer hors de sa prison. Au sortir du jardin il trouva une demoiselle demasquée, car on ne se masquoit plus dans le palais, qui lui venoit demander s'il auroit agreable que sa maîtresse mangeât ce jour-là avec lui. Je vous laisse à penser s'il dit qu'elle seroit la bienvenue. On servit quelque temps après pour souper ou pour dîner, car je ne me souviens plus lequel ce doit être. Porcia y parut plus belle, je vous ai tantôt dit que la Citherée, il n'y a point d'inconvenient de dire ici, pour diversifier, plus belle que le jour ou que l'aurore. Elle fut toute charmante tandis qu'ils furent à table, et fit paroître tant d'esprit à l'Espagnol, qu'il eut un secret deplaisir de voir en une dame de si grande condition tant d'excellentes qualités si mal employées. Il se contraignit le mieux qu'il put pour paroître de belle humeur, quoiqu'il songeât continuellement en son inconnue et qu'il brûlât d'un violent desir de se revoir à sa grille. Aussitôt que l'on eut desservi, on les laissa seuls; et, dom Carlos ne parlant point, ou par respect, ou pour obliger la dame de parler la première, elle rompit le silence en ces termes: «Je ne sais si je dois esperer quelque chose de la gaîté que je pense avoir remarquée sur votre visage, et si le mien, que je vous ai fait voir, ne vous a point semblé assez beau pour vous faire douter si celui que l'on vous cache est plus capable de vous donner de l'amour. Je n'ai point deguisé ce que je vous ai voulu donner, parce-que je n'ai point voulu que vous vous pussiez repentir de l'avoir reçu, et, quoiqu'une personne accoutumée à recevoir des prières se puisse aisément offenser d'un refus, je n'aurai aucun ressentiment de celui que j'ai dejà reçu de vous, pourvu que vous le repariez en me donnant ce que je crois mieux meriter que votre Invisible. Faites-moi donc savoir votre dernière resolution, afin que, si elle n'est pas à mon avantage, je cherche dans la mienne des raisons assez fortes pour combattre celles que je pense avoir eues de vous aimer.» Don Carlos attendit quelque temps qu'elle reprît la parole, et, voyant qu'elle ne parloit plus, et que, les yeux baissés contre terre, elle attendoit l'arrêt qu'il alloit prononcer, il suivit la resolution qu'il avoit dejà prise de lui parler franchement et de lui ôter toute sorte d'esperance qu'il pût jamais être à elle. Voici comme il s'y prit: «Madame, devant que de repondre à ce que vous voulez savoir de moi, il faut qu'avec la même franchise que vous voulez que je parle, vous me decouvriez sincèrement vos sentimens sur ce que je vais vous dire. Si vous aviez obligé une personne à vous aimer, ajouta-t-il, et que, par toutes les faveurs que peut accorder une dame sans faire tort à sa vertu, vous l'eussiez obligé à vous jurer une fidelité inviolable, ne le tiendriez-vous pas pour le plus lâche et le plus traître de tous les hommes s'il manquoit à ce qu'il vous auroit promis? et ne serois-je pas ce lâche et ce traître, si je quittois pour vous une personne qui doit croire que je l'aime?» Il alloit mettre quantité de beaux arguments en forme pour la convaincre, mais elle ne lui en donna pas le temps; elle se leva brusquement, en lui disant qu'elle voyoit bien où il en vouloit venir; qu'elle ne pouvoit s'empêcher d'admirer sa constance, quoiqu'elle fût si contraire à son repos; qu'elle le remettoit en liberté, et que, s'il la vouloit obliger, il attendroit que la nuit fût venue pour s'en retourner de la même façon qu'il etoit venu. Elle tint son mouchoir devant ses yeux tandis qu'elle parla, comme pour cacher ses larmes, et laissa l'Espagnol un peu interdit, et pourtant si ravi de joie de se voir en liberté, qu'il n'eût pu la cacher quand il eût eté le plus grand hypocrite du monde; et je crois que, si la dame y eût pris garde, elle n'eût pu s'empêcher de le quereller. Je ne sais si la nuit fut longue à venir, car, comme je vous ai dejà dit, je ne prends plus la peine de remarquer ni le temps, ni les heures. Vous saurez seulement qu'elle vint, et qu'il se mit en un carrosse fermé, qui le laissa en son logis après un assez long chemin. Comme il etoit le meilleur maître du monde, ses valets pensèrent mourir de joie quand ils le virent et l'étouffer à force de l'embrasser. Mais ils n'en jouirent pas long-temps; il prit des armes, et, accompagné de deux des siens qui n'etoient pas gens à se laisser battre, il alla bien vite à sa grille, et si vite, que ceux qui l'accompagnoient eurent bien de la peine à le suivre. Il n'eut pas plus tôt fait le signal accoutumé, que sa deïté invisible se communiqua à lui. Ils se dirent mille choses si tendres que j'en ai les larmes aux yeux toutes les fois que j'y pense. Enfin l'Invisible lui dit qu'elle venoit de recevoir un deplaisir sensible dans la maison où elle etoit; qu'elle avoit envoyé querir un carrosse pour en sortir; et, parcequ'il seroit long-temps à venir et que le sien pourrait être plus tôt prêt, qu'elle le prioit de l'envoyer querir pour la mener en un lieu où elle ne lui cacheroit plus son visage. L'Espagnol ne se fit pas dire la chose deux fois; il courut comme un fou à ses gens, qu'il avoit laissés au bout de la rue, et envoya querir son carrosse. Le carrosse venu, l'Invisible tint sa parole et se mit dedans avec lui. Elle conduisit le carrosse elle-même, enseignant au cocher le chemin qu'il devoit prendre, et le fit arrêter auprès d'une grande maison, dans laquelle il entra à la lueur de plusieurs flambeaux, qui furent allumés à leur arrivée. Le cavalier monta avec la dame par un grand escalier dans une salle haute, où il ne fut pas sans inquietude, voyant qu'elle ne se demasquoit point encore. Enfin, plusieurs demoiselles richement parées les etant venus recevoir, chacune un flambeau à la main, l'Invisible ne le fut plus, et, ôtant son masque, fit voir à dom Carlos que la dame de la grille et la princesse Porcia n'etoient qu'une même personne. Je ne vous representerai point l'agreable surprise de dom Carlos. La belle Neapolitaine lui dit qu'elle l'avoit enlevé une seconde fois pour savoir sa dernière resolution; que la dame de la grille lui avoit cedé les pretentions qu'elle avoit sur lui, et ajouta ensuite cent choses aussi galantes que spirituelles. Dom Carlos se jeta à ses pieds, embrassa ses genoux, et lui pensa manger les mains à force de les baiser, s'exemptant par là de lui dire toutes les impertinences que l'on dit quand on est trop aise. Après que ses premiers transports furent passés, il se servit de tout son esprit et de toute sa cajolerie pour exagerer l'agreable caprice de sa maîtresse, et s'en acquitta en des façons de parler si avantageuses pour elle, qu'elle en fut encore plus assurée de ne s'être point trompée en son choix. Elle lui dit qu'elle ne s'etoit pas voulu fier à une autre personne qu'à elle-même d'une chose sans laquelle elle n'eût jamais pu l'aimer, et qu'elle ne se fût jamais donnée à un homme moins constant que lui. Là-dessus les parents de la princesse Porcia, ayant eté avertis de son dessein, arrivèrent. Comme elle etoit une des plus considerées personnes du royaume et dom Carlos homme de condition, on n'avoit pas eu grand'peine à avoir dispense de l'archevêque pour leur mariage. Ils furent mariés la même nuit par le curé de la paroisse, qui etoit un bon prêtre et grand predicateur, et, cela etant, il ne faut pas demander s'il fit une belle exhortation. On dit qu'ils se levèrent bien tard le lendemain, ce que je n'ai pas grand'peine à croire. La nouvelle en fut bientôt divulguée, dont le vice-roi, qui etoit proche parent de dom Carlos, fut si aise, que les rejouissances publiques recommencèrent dans Naples, où l'on parle encore de dom Carlos d'Aragon et de son amante invisible.
CHAPITRE X.
Comment Ragotin eut un coup de busc
sur les doigts.
'histoire de Ragotin fut suivie de l'applaudissement
de tout le monde. Il en
devint aussi fier que si elle eût eté de
son invention; et, cela ajouté à son
orgueil naturel, il commença à traiter les comediens
de haut en bas, et, s'approchant des comediennes,
leur prit les mains sans leur consentement,
voulut un peu patiner, galanterie provinciale
qui tient plus du satyre que de l'honnête
homme. Mademoiselle de l'Etoile se contenta
de retirer ses mains blanches d'entre les
siennes, crasseuses et velues, et sa compagne,
mademoiselle Angelique, lui dechargea un grand
coup de busc sur les doigts. Il les quitta sans
rien dire, tout rouge de depit et de honte, et
rejoignit la compagnie, où chacun parloit de
toute sa force sans entendre ce que disoient les
autres. Ragotin en fit taire la plus grande partie,
tant il haussa sa voix pour leur demander ce
qu'ils disoient de son histoire. Un jeune homme,
dont j'ai oublié le nom, lui repondit qu'elle n'étoit
pas à lui plutôt qu'à un autre, puisqu'il l'avoit
prise dans un livre; et, en disant cela, il
en fit voir un qui sortoit à demi hors de la pochette
de Ragotin, et s'en saisit brusquement.
Ragotin lui egratigna toutes les mains pour le
ravoir; mais, malgré Ragotin, il le mit entre les
mains d'un autre, que Ragotin saisit aussi vainement
que le premier, le livre ayant dejà convolé
en troisième main. Il passa de la même façon
en cinq ou six mains différentes, auxquelles
Ragotin ne put atteindre, parcequ'il etoit le plus
petit de la compagnie. Enfin, s'etant allongé cinq
ou six fois fort inutilement, ayant dechiré autant
de manchettes et egratigné autant de mains, et
le livre se promenant toujours dans la moyenne
region de la chambre, le pauvre Ragotin, qui vit
que tout le monde s'eclatoit de rire à ses depens,
se jeta tout furieux sur le premier auteur de sa
confusion, et lui donna quelques coups de poing
dans le ventre et dans les cuisses, ne pouvant
pas aller plus haut. Les mains de l'autre, qui
avoient l'avantage du lieu, tombèrent à plomb
cinq ou six fois sur le haut de sa tête, et si pesamment
qu'elle entra dans son chapeau jusques
au menton, dont le pauvre petit homme eut le
siège de la raison si ebranlé qu'il ne savoit plus
où il en etoit. Pour dernier accablement, son
adversaire, en le quittant, lui donna un coup de
pied au haut de la tête qui le fit aller choir sur
le cul, aux pieds des comediennes, après une
retrogradation fort precipitée. Representez-vous,
je vous prie, quelle doit être la fureur d'un petit
homme, plus glorieux lui seul que tous les
barbiers du royaume
119, en un temps où il se faisoit
tout blanc de son epée
120, c'est-à-dire de son
histoire, et devant des comediennes dont il vouloit
devenir amoureux: car, comme vous verrez
tantôt, il ignoroit encore laquelle lui touchoit le
plus au coeur. En verité, son petit corps, tombé
sur le cul, temoigna si bien la fureur de son ame
par les divers mouvemens de ses bras et de ses
jambes, qu'encore que l'on ne pût voir son visage,
à cause que sa tête etoit emboîtée dans son
chapeau, tous ceux de la compagnie jugèrent à
propos de se joindre ensemble et de faire comme
une barrière entre Ragotin et celui qui l'avoit
offensé, que l'on fit sauver, tandis que les charitables
comediennes relevèrent le petit homme,
qui hurloit cependant comme un taureau dans
son chapeau, parcequ'il lui bouchoit les yeux et
la bouche et lui empêchoit la respiration. La difficulté
fut de le lui ôter. Il etoit en forme de pot
de beurre, et, l'entrée en etant plus etroite que
le ventre, Dieu sait si une tête qui y etoit entrée
de force, et dont le nez etoit très grand, en pouvoit
sortir comme elle y etoit entrée! Ce malheur-là
fut cause d'un grand bien, car vraisemblablement
il etoit au plus haut point de sa colère,
qui eût sans doute produit un effet digne
d'elle, si son chapeau, qui le suffoquoit, ne l'eût
fait songer à sa conservation plutôt qu'à la
destruction d'un autre. Il ne pria point qu'on le
secourût, car il ne pouvoit parler; mais, quand on
vit qu'il portoit vainement ses mains tremblantes
à sa tête pour se la mettre en liberté, et qu'il
frappoit des pieds contre le plancher, de rage
qu'il avoit de se rompre inutilement les ongles,
on ne songea plus qu'à le secourir. Les premiers
efforts que l'on fit pour le decoiffer furent si violens
qu'il crut qu'on lui vouloit arracher la tête.
Enfin, n'en pouvant plus, il fit signe avec les
doigts que l'on coupât son habillement de tête
avec des ciseaux. Mademoiselle de la Caverne
detacha ceux de sa ceinture, et la Rancune, qui
fut l'operateur de cette belle cure, après avoir
fait semblant de faire l'incision vis-à-vis du visage
(ce qui ne lui fit pas une petite peur), fendit
le feutre par derrière la tête depuis le bas
jusqu'en haut. Aussitôt que l'on eut donné l'air
à son visage, toute la compagnie s'eclata de rire
de le voir aussi bouffi que s'il eût eté prêt à crever,
pour la quantité d'esprits qui lui etoient
montés au visage, et, de plus, de ce qu'il avoit
le nez ecorché. La chose en fût pourtant demeurée
là, si un mechant railleur ne lui eût dit
qu'il falloit faire rentraire son chapeau. Cet avis
hors de saison ralluma si bien sa colère, qui n'etoit
pas tout à fait eteinte, qu'il saisit un des
chenets de la cheminée, et, faisant semblant de
le jeter au travers de toute la troupe, causa une
telle frayeur aux plus hardis, que chacun tâcha
de gagner la porte pour eviter le coup de chenet;
tellement qu'ils se pressèrent si fort qu'il n'y en
eut qu'un qui put sortir, encore fut-ce en tombant,
ses jambes eperonnées s'etant embarrassées
dans celles des autres. Ragotin se mit à rire
à son tour, ce qui rassura tout le monde. On lui
rendit son livre, et les comediens lui prêtèrent
un vieil chapeau. Il s'emporta furieusement contre
celui qui l'avoit si maltraité; mais, comme il
etoit plus vain que vindicatif, il dit aux comediens,
comme s'il leur eût promis quelque chose
de rare, qu'il vouloit faire une comedie de son
histoire, et que, de la façon qu'il la traiteroit, il
etoit assuré d'aller d'un seul saut où les autres
poètes n'etoient parvenus que par degrés. Le
Destin lui dit que l'histoire qu'il avoit contée
etoit fort agreable, mais qu'elle n'etoit pas bonne
pour le theâtre. «Je crois que vous me l'apprendrez!
dit Ragotin; ma mère etoit filleule du poète
Garnier
121, et moi, qui vous parle, j'ai encore
chez moi son ecritoire.» Le Destin lui dit que le
poète Garnier lui-même n'en viendroit pas à son
honneur. «Et qu'y trouvez-vous de si difficile?
lui demanda Ragotin.--Que l'on n'en peut faire
une comedie dans les règles, sans beaucoup de
fautes contre la bienseance et contre le jugement,
repondit le Destin.--Un homme comme moi peut
faire des règles quand il voudra
122, dit Ragotin.
Considerez, je vous prie, ajouta-t-il, si ce ne
seroit pas une chose nouvelle et magnifique tout
ensemble de voir un grand portail d'eglise au
milieu d'un theâtre devant lequel une vingtaine
de cavaliers, tant plus que moins, avec autant
de demoiselles, feroient mille galanteries. Cela
raviroit tout le monde. Je suis de votre avis,
continua-t-il, qu'il ne faut rien faire contre la
bienseance ou les bonnes moeurs, et c'est pour
cela que je ne voudrois pas faire parler mes acteurs
au dedans de l'eglise.» Le Destin l'interrompit
pour lui demander où ils pourroient trouver
tant de cavaliers et tant de dames. «Et comment
fait-on dans les collèges, où l'on donne des
batailles? dit Ragotin. J'ai joué à La Flèche
123 la
déroute du Pont-de-Cé
124, ajouta-t-il; plus de cent
soldats du parti de la reine-mère parurent sur le
theâtre, sans ceux de l'armée du roi, qui etoient
encore en plus grand nombre; et il me souvient
qu'à cause d'une grande pluie qui troubla la fête,
on disoit que toutes les plumes de la noblesse du
pays, que l'on avoit empruntées, n'en releveroient
jamais.» Destin, qui prenoit plaisir à lui faire
dire des choses si judicieuses, lui repartit que les
collèges avoient assez d'ecoliers pour cela, et,
pour eux, qu'ils n'etoient que sept ou huit quand
leur troupe etoit bien forte. La Rancune, qui ne
valoit rien, comme vous savez, se mit du côté
de Ragotin pour aider à le jouer, et dit à son
camarade qu'il n'etoit pas de son avis; qu'il etoit
plus vieil comédien que lui; qu'un portail d'eglise
seroit la plus belle decoration de theâtre que l'on
eût jamais vue, et, pour la quantité necessaire de
cavaliers et de dames, qu'on en loueroit une partie,
et l'autre seroit faite de carton. Ce bel expedient
de carton de la Rancune fit rire toute la
compagnie; Ragotin en rit aussi et jura qu'il le
sçavoit bien, mais qu'il ne l'avoit pas voulu dire.
«Et le carrosse, ajouta-t-il, quelle nouveauté
seroit-ce en une comedie! J'ai fait autrefois le
chien de Tobie
125, et je le fis si bien que toute
l'assistance en fut ravie. Et, pour moi, continua-t-il,
si l'on doit juger des choses par l'effet qu'elles
font dans l'esprit, toutes les fois que j'ai vu jouer
Pyrame et Thisbé, je n'ai pas été tant touché de
la mort de Pyrame qu'effrayé du lion
126.» La Rancune
appuya les raisons de Ragotin par d'autres
aussi ridicules, et se mit par là si bien en son esprit,
que Ragotin l'emmena souper avec lui. Tous
les autres importuns laissèrent aussi les comediens
en liberté, qui avoient plus envie de souper
que d'entretenir les faineans de la ville.
Note 119: (retour) Nous avons déjà vu plus haut (ch. 4): «La Rappinière, qui avoit de la mauvaise gloire autant que barbier de la ville.» «Les barbiers ne sont pas les gens du monde les moins susceptibles de vanité», lit-on dans Gil-Blas (l. 2, ch. 7). On disoit, en façon de proverbe: «Glorieux comme un barbier.» Les barbiers, on le sait, remplissoient alors les fonctions de chirurgiens (ce ne fut qu'en décembre 1637 que la branche spéciale des barbiers perruquiers fut distraite de celle des barbiers chirurgiens). Or, les chirurgiens passoient pour gens fort glorieux, et l'on trouve des traces de cette accusation dans plus d'un livret satirique de l'époque: «Que ne dirai-je pas des chirurgiens, lit-on dans les Caquets de l'Accouchée, qui donnent des offices de contrôleurs, ou semblables, qui valent quinze à seize mil francs, à leurs fils? Et quant à leurs filles, il ne leur manque que le masque que l'on ne les prenne pour damoiselles.» (3e journ., p. 105, éd. Jannet.) Quoique l'origine du proverbe dont il s'agit ici remonte à une antiquité beaucoup plus reculée, il pourroit se faire néanmoins que ces prétentions des chirurgiens n'aient pas été sans influence sur cette façon de parler, et qu'elles aient contribué à l'affermir et à la répandre de plus en plus.
Note 123: (retour) Le collége de La Flèche, bâti sous Henri IV (1603) d'après les dons du monarque, étoit un des plus célèbres parmi ceux que les jésuites possédoient en France. Il étoit devenu bien vite florissant; les étrangers, jusqu'aux Indiens, Tartares et Chinois, y affluoient, et, vers le milieu du XVIIe siècle, il contenoit, sans compter ceux-ci, plus de 1,000 écoliers françois et 120 jésuites. Brumoy, Porée, Ducerceau, etc., y professèrent successivement. Or, les révérends Pères avoient coutume de faire, à certains jours, jouer la comédie à leurs élèves sur un théâtre intérieur. Cet usage commença surtout à l'époque de la jeunesse de Racine par des tragédies latines et chrétiennes (V. Loret, 7 et 21 août 1655). Le plus souvent, les représentations se composoient de pièces écrites par les jésuites eux-mêmes, comme furent plus tard celles du P. Ducerceau et du P. Porée. Ce n'étoient pas seulement les jésuites, mais quelquefois aussi d'autres congrégations religieuses, qui se livroient à ces passe-temps dramatiques. (V. Richecourt, trag.-com., 5 a., v., représentée par les pensionnaires des R. P. bénédictins de Saint-Nicolas, 1628.) On sait, du reste, que la plupart des pièces de notre vieux théâtre furent représentées dans des colléges; ainsi l'Achille de Nicolas Filleul, au collége d'Harcourt, en 1563; la Trésorière, la Mort de César et les Esbahis de Grevin, au collége de Beauvais, en 1558 et 1560; la Cléopâtre et l'Eugène de Jodelle au collége de Boncourt, en 1552. Jean Behourt, principal du collége des Bons-Enfants, à Rouen, fit aussi, vers la fin du XVIe siècle, jouer par ses élèves trois pièces françoises de sa composition. Cet usage avoit laissé des traces au siècle suivant. On peut voir dans Francion (l. 4, vers le commencement) le récit burlesque d'une représentation de ce genre au collége de Lisieux. (Cf. aussi Chappuzeau, Le théâtre franç., l. 1, ch. 8.) Le Ratio studiorum autorisoit ces représentations à certaines conditions, qui n'étoient pas toutes strictement observées.
Note 124: (retour) Dans la guerre civile qui suivit la mort de Concini, et qui fut soulevée par le mécontentement des grands et de la reine-mère contre le favori Albert de Luynes, les troupes de Marie de Médicis furent mises en pleine déroute au Pont-de-Cé, près d'Angers (1620). On peut voir sur cette drôlerie, comme on surnomma alors la débandade du Pont-de-Cé, de curieux détails dans le Baron de Fæneste (l. 4, ch. 2).
Note 126: (retour) Dans Pyrame et Thisbé, tragédie de Théophile (1617), le lion apparoît à la fin de l'acte 4, où Thisbé s'écrie en le voyant:Hélas! qu'ay-je apperceu? Dieux! l'effroyable beste!
Un lion affamé qui cherche ici sa quête.
Ne diroit-on pas, à ce passage, que Scarron avoit vu la fameuse scène du Songe d'une nuit d'été, où Lanavette, Lecoing, Vilbrequin et les autres se préparent à représenter Pyrame et Thisbé, en prenant leurs précautions pour que la mort de Pyrame et les rugissements du lion n'effraient pas trop les dames.
CHAPITRE XI.
Qui contient ce que vous verrez si vous prenez
la peine de le lire.
agotin mena la Rancune dans un cabaret,
où il se fit donner tout ce qu'il
y avoit de meilleur. On a cru qu'il ne
le mena pas chez lui, à cause que son
ordinaire n'etoit pas trop bon; mais je n'en dirai
rien de peur de faire des jugements temeraires,
et je n'ai point voulu approfondir l'affaire, parcequ'elle
n'en vaut pas la peine et que j'ai des
choses à ecrire qui sont bien d'une autre consequence.
La Rancune, qui etoit homme de grand
discernement et qui connoissoit d'abord son monde,
ne vit pas plus tôt servir deux perdrix et un
chapon pour deux personnes, qu'il se douta que
Ragotin ne le traitoit pas si bien pour son seul
merite, ou pour le payer de la complaisance qu'il
avoit eue pour lui en soutenant que son histoire
etoit un beau sujet de theâtre, mais qu'il avoit
quelque autre dessein. Il se prepara donc à ouïr
quelque nouvelle extravagance de Ragotin, qui
ne decouvrit pas d'abord ce qu'il avoit dans l'ame,
et continua à parler de son histoire. Il recita
force vers satiriques qu'il avoit faits contre la
plupart de ses voisins, contre des cocus qu'il ne
nommoit point et contre des femmes; il chanta
des chansons à boire et lui montra quantité d'anagrammes:
car d'ordinaire les rimailleurs, par
de semblables productions de leur esprit mal fait,
commencent à incommoder les honnêtes gens
127.
La Rancune acheva de le gâter; il exagera tout
ce qu'il ouït en levant les yeux au ciel; il jura
comme un homme qui perd qu'il n'avoit jamais
rien ouï de plus beau, et fit même semblant de
s'en arracher les cheveux, tant il etoit transporté.
Il lui disoit de temps en temps: «Vous êtes bien
malheureux, et nous aussi, que vous ne vous
donniez tout entier au theâtre: dans deux ans on
ne parleroit non plus de Corneille que l'on fait
à cette heure de Hardy. Je ne sais que c'est que
de flatter, ajouta-t-il; mais, pour vous donner courage,
il faut que je vous avoue qu'en vous voyant
j'ai bien connu que vous etiez un grand poète,
et vous pouvez savoir de mes camarades ce que
je leur en ai dit. Je ne m'y trompe guère: je sens
un poète de demi-lieue loin; aussi, d'abord que
je vous ai vu, vous ai-je connu comme si je vous
avois nourri. «Ragotin avaloit cela doux comme
lait, conjointement avec plusieurs verres de vin,
qui l'enivroient encore plus que les louanges de
la Rancune, qui, de son côté, mangeoit et buvoit
d'une grande force, s'ecriant de temps en temps:
«Au nom de Dieu, Monsieur Ragotin, faites profiter
le talent; encore un coup, vous êtes un méchant
homme de ne vous enrichir pas, et nous
aussi. Je brouille un peu du papier aussi bien que
les autres; mais, si je faisois des vers aussi bons
la moitié que ceux que vous me venez de lire, je
ne serois pas reduit à tirer le diable par la queue
et je vivrois de mes rentes aussi bien que Mondory
128.
Travaillez donc, Monsieur Ragotin, travaillez;
et, si dès cet hiver nous ne jetons de la
poudre aux yeux de messieurs de l'hotel de Bourgogne
et du Marais, je veux ne monter jamais
sur le theâtre que je ne me rompe un bras ou une
jambe; après cela je n'ai plus rien à dire, et buvons.»
Il tint sa parole, et, ayant donné double
charge à un verre, il porta la santé de monsieur
Ragotin à monsieur Ragotin même, qui lui fit raison
et renvia de la santé des comediennes, qu'il
but tête nue et avec un si grand transport qu'en remettant
son verre sur la table il en rompit la patte
sans s'en aviser, tellement qu'il tâcha deux ou trois
fois de le redresser, pensant l'avoir mis lui-même
sur le côté. Enfin il le jeta par dessus sa tête et
tira la Rancune par le bras, afin qu'il y prît garde,
pour ne perdre pas la reputation d'avoir cassé un
verre. Il fut un peu attristé de ce que la Rancune
n'en rit point; mais, comme je vous ai dejà dit,
il etoit plutôt animal envieux qu'animal risible.
La Rancune lui demanda ce qu'il disoit de leurs
comediennes; le petit homme rougit sans lui repondre,
et, la Rancune lui demandant encore la
même chose, enfin, begayant, rougissant et
s'exprimant très mal, il fit entendre à la Rancune
qu'une des comediennes lui plaisoit infiniment.
«Et laquelle?» lui dit la Rancune. Le petit homme
etoit si troublé d'en avoir tant dit qu'il repondit:
«Je ne sais.--Ni moi aussi,» dit la Rancune.
Cela le troubla encore davantage et lui fit ajouter,
tout interdit: «C'est... c'est...» Il repeta quatre
ou cinq fois le même mot, dont le comedien s'impatientant,
lui dit: «Vous avez raison, c'est une
fort belle fille.» Cela acheva de le defaire. Il ne
put jamais dire celle à qui il en vouloit; et
peut-être qu'il n'en savoit rien encore, et qu'il
avoit moins d'amour que de vice. Enfin, la Rancune
lui nommant mademoiselle de l'Etoile, il
dit que c'etoit elle dont il etoit amoureux. Et
pour moi, je crois que, s'il lui eût nommé Angelique
ou sa mère la Caverne, qu'il eût oublié
le coup de busc de l'une et l'âge de l'autre, et se
seroit donné corps et âme à celle que la Rancune
lui auroit nommée, tant le bouquin avoit la conscience
troublée. Le comedien lui fit boire un
grand verre de vin qui lui fit passer une partie de
sa confusion, et en but un autre de son coté,
après lequel il lui dit, parlant bas par mystère et
regardant par toute la chambre, quoiqu'il n'y
eût personne: «Vous n'êtes pas blessé à mort et
vous vous êtes adressé à un homme qui vous peut
guerir, pourvu que vous le vouliez croire et que
vous soyez secret. Ce n'est pas que vous n'entrepreniez
une chose bien difficile: mademoiselle de
l'Etoile est une tigresse et son frère Destin un
lion; mais elle ne voit pas toujours des hommes
qui vous ressemblent, et je sçais bien ce que je
sçais faire. Achevons notre vin et demain il sera
jour.» Un verre de vin bu de part et d'autre interrompit
quelque temps la conversation. Ragotin
reprit la parole le premier et conta toutes ses
perfections et ses richesses; dit à la Rancune
qu'il avoit un neveu commis d'un financier; que
ce neveu avoit fait grande amitié avec le partisan
la Raillière
129 durant le temps qu'il avoit eté au
Mans pour etablir une maltôte, et voulut faire
esperer à la Rancune de lui faire donner une
pension pareille à celle des comediens du roi
130,
par le credit de ce neveu; il lui dit encore que,
s'il avoit des parens qui eussent des enfans, il
leur feroit donner des benefices, parceque sa
nièce avoit epousé le frère d'une femme qui etoit
entretenue du maître d'hotel d'un abbé de la province
qui avoit de bons benefices à sa collation
131.
Note 127: (retour) Les anagrammes, cultivées dans l'antiquité par Lycophron, et mises surtout en honneur au XVIe siècle par Daurat, furent en grande vogue au XVIIe siècle. Jacques de Champ-Repus faisoit, en 1609, une Éclogue enrichie de 30 anagrammes sur cet illustre nom, Marguerite de Valois, Rouen, J. Petit. Jean Douet (Tallemant, Historiette de La Leu) a fait aussi des volumes entiers d'anagrammes vers le milieu du XVIIe siècle. On peut voir dans le Chevreana que c'étoit là une vraie profession pour certaines gens. Le P. Pierre de Saint-Louis passa toute sa vie à en composer; il en avoit fait sur les noms des papes, des souverains, des généraux de l'ordre auquel il appartenoit, des saints et de beaucoup d'autres encore: il croyoit, dit-on, trouver la destinée des hommes dans leurs noms par ce moyen singulier, et il n'étoit pas le premier, comme on peut s'en convaincre en lisant la 3e partie de la Cabale. L'hôtel Rambouillet cultivoit le même genre, et l'on connoît les trois belles anagrammes (Arthénice, Eracinthe et Carinthée) composées par Racan et Malherbe, avec le nom de leurs maîtresses, qui se nommoient Catherine. C'étoit quelquefois une bonne spéculation: car, un nommé Billon ayant présenté à Louis XIII, lors de son entrée dans la ville d'Aix, 500 anagrammes qu'il avoit faites sur son nom, le roi, enchanté, lui octroya une grosse pension, reversible sur la tête de ses enfants. On faisoit même des ballets en anagrammes. Du reste, les autres petits genres littéraires n'étoient guère moins cultivés alors: avec Dulot régnoient les bouts-rimés; Neuf-Germain s'étoit consacré aux vers rimant sur chaque syllabe du nom des destinataires; Chabrol et beaucoup d'autres cultivoient les acrostiches, Montmaur les énigmes, charades et logogriphes, etc. Il y avoit encore les échos, les madrigaux, les devises, et mille autres sottises laborieuses, comme dit Sénecé dans une de ses épigrammes (p. 277, éd. Jannet). «Vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de Paris, 200 chansons, autant de sonnets, 400 épigrammes et plus de 1,000 madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits», dit Mascarille (Pr. rid., sc. 10). «Nous tenons, dit Colletet:Que tous ces renverseurs de noms
Ont la cervelle renversée.
Huet se plaignoit de ce goût exagéré pour les brimborions de la littérature. «Une ode, dit-il, nous ennuie par sa longueur; à peine peut-on souffrir un sonnet. Notre génie se borne à l'étendue du madrigal. Nous sommes dans le siècle des colifichets. Toute notre industrie ne va qu'à faire de fort grandes petites choses.» (Huetiana, XIX.) On trouve des traits analogues dans une foule de satires et de romans comiques du temps. (V. aussi Saint-Amant, le Poète crotté, t. I, p. 220, éd. Jannet.)
Note 128: (retour) Mondory reçut, en 1637, une pension de 2,000 livres de Richelieu, après avoir joué, ou plutôt après avoir essayé de jouer le principal rôle de l'Aveugle de Smyrne, tragi-comédie des cinq auteurs. J'ai dit après avoir essayé: car, retiré du théâtre depuis quelque temps à cause de sa paralysie, il ne put dépasser le deuxième acte. Plusieurs grands seigneurs imitèrent la générosité du cardinal, en lui donnant également des pensions, de sorte qu'il jouit jusqu'à sa mort de 8 à 10,000 livres de rente. De pareilles fortunes n'étoient pas rares, même parmi les saltimbanques et charlatans d'alors. Ainsi Tabarin, devenu fort riche, se retira dans une terre, où il excita la jalousie des nobles ses voisins. Suivant Grimarest, Scaramouche avoit aussi amassé 10 à 12,000 livres de rentes. «Ils ont tiré des Parisiens, lit-on, au sujet des farceurs, dans l'Anti-Caquet de l'Accouchée, en pièces de cinq sols et huit sols... plus de trente mil livres, dont ils ont profité.» (Éd. Jannet, p. 250-252.)
Note 129: (retour) Le mot partisan signifioit «un financier, un homme qui fait des traitez, des partis avec le roy, qui prend ses revenus à ferme, le recouvrement des impôts, etc.» (Dictionnaire de Furetière.) Scarron devint lui-même plus tard une espèce de partisan, quand il prit à ferme l'entreprise des déchargeurs. La Raillière étoit un célèbre partisan de l'époque, qui avoit affermé la taxe établie sur les aisés, et l'un de ceux qui avoient le plus excité de haines par leurs malversations. Il «a esté fermier des aides, dit le Catalogue des partisans (1649), avec le nommé de Moussea, où ils ont volé les rentiers de l'Hôtel-de-Ville par les presens et corruptions qu'ils ont faits... Et outre, ledit La Raillière, avec le nommé Vanel, dit Trecourt, qui sont à present fermiers des entrées, ont fait le traité de quinze cent mil livres de rente sur lesdites entrées... Pour raison de quoy ils ont taxé, sous le titre d'aysé, qui bon leur a semblé, et sous de faux rooles ont exigé lesdites taxes avec des violences horribles en cette ville de Paris et en la campagne.» La Raillière fut arrêté et emprisonné à la Bastille en 1649. Le 1er volume du Recueil des Mazarinades, d'où j'extrais les lignes précédentes, renferme encore plusieurs pièces relatives à ce personnage: «L'Adieu du sieur Catalan, envoyé de Saint-Germain, au sieur de la Rallière dans la Bastille.--La Response de la Rallière à l'Adieu de Catelan, son associé, ou l'Abrégé de la vie de ces deux infames ministres et autheurs des principaux brigandages, volleries et extorsions de la France.--Les Entretiens de Bonneau, de Catelan et de la Raillière, etc. Peut-être, par l'établissement d'une maltôte,--mot pris en mauvaise part, et qui par là même ne dut figurer ni dans les prospectus du spéculateur, ni dans les actes officiels,--Scarron entend-il simplement l'établissement d'une loterie ou banque, opération financière dont l'usage étoit fort répandu au XVIIe siècle. M. Anjubault veut bien nous communiquer les extraits suivants des registres de l'hôtel-de-ville du Mans, les seuls, dit-il, qui puissent se rapporter à ce passage de Scarron: «Consentement du corps de ville à l'exposition d'une blanque, à condition qu'il assistera un officier dudit corps de ville à l'inventaire de la marchandise et distribution des billets d'icelle, et que la boîte soit apportée en la chambre de ville chaque soir.» (Fin de 1629, ou commencement de 1630).--«Sera signifié au procureur du roi de la sénéchaussée et de la prévôté l'opposition que forme le corps de ville à l'établissement d'une blanque. (Fin de 1635 ou commencement de 1636.)
Note 130: (retour) Les comédiens de la troupe royale, ou de l'Hôtel-de-Bourgogne, nommés le plus souvent les grands comédiens du roi. Les frères Parfait disent des acteurs de cette troupe «qu'ils obtinrent les premiers le titre de comédiens du roi, avec une pension de 12,000 livres.» (T. 3, p. 249.) Les comédiens du Marais portoient aussi ce titre. Du reste, ceux de l'Hôtel-de-Bourgogne n'étoient pas les seuls à qui fût réservé le privilége de la pension, car Monsieur, frère du roi, avoit promis 300 livres de traitement annuel à chaque acteur de la troupe de Molière, qui s'étoit mise sous le patronage de son nom; mais ce ne fut qu'une promesse.
Tandis que Ragotin contoit ses prouesses, la Rancune, qui s'etoit alteré à force de boire, ne faisoit autre chose qu'emplir les deux verres, qui etoient vidés en même temps, Ragotin n'osant rien refuser de la main d'un homme qui lui devoit faire tant de bien. Enfin, à force d'avaler, ils s'emplirent. La Rancune n'en fut que plus serieux, selon sa coutume, et Ragotin en fut si hebeté et si pesant qu'il se pencha sur la table et s'y endormit. La Rancune appela une servante pour se faire dresser un lit, parcequ'on etoit couché à son hôtellerie. La servante lui dit qu'il n'y auroit point de danger d'en dresser deux, et qu'en l'etat où etoit M. Ragotin il n'avoit pas besoin d'être veillé. Il ne veilloit pas cependant, et jamais on n'a mieux dormi ni ronflé. On mit des draps à deux lits, de trois qui etoient dans la chambre, sans qu'il s'éveillât; il dit cent injures à la servante et menaça de la battre quand elle l'avertit que son lit etoit prêt. Enfin, la Rancune l'ayant tourné dans sa chaise devers le feu, que l'on avoit allumé pour chauffer les draps, il ouvrit les yeux et se laissa deshabiller sans rien dire. On le monta sur son lit le mieux que l'on put, et la Rancune se mit dans le sien après avoir fermé la porte. À une heure de là, Ragotin se leva et sortit hors de son lit, je n'ai pas bien su pourquoi. Il s'egara si bien dans la chambre qu'après en avoir renversé tous les meubles et s'être renversé lui-même plusieurs fois sans pouvoir trouver son lit, enfin il trouva celui de la Rancune, et l'eveilla en le decouvrant. La Rancune lui demanda ce qu'il cherchoit. «Je cherche mon lit, dit Ragotin.--Il est à la main gauche du mien», dit la Rancune. Le petit ivrogne prit à la droite, et s'alla fourrer entre la couverture et la paillasse du troisième, qui n'avoit ni matelas ni lit de plume, où il acheva de dormir fort paisiblement. La Rancune s'habilla devant que Ragotin fût eveillé. Il demanda au petit ivrogne si c'etoit par mortification qu'il avoit quitté son lit pour dormir sur une paillasse. Ragotin soutint qu'il ne s'etoit point levé, et qu'assurement il revenoit des esprits dans la chambre. Il eut querelle avec le cabaretier, qui prit le parti de sa maison et le menaça de le mettre en justice pour l'avoir decriée. Mais il n'y a que trop long-temps que je vous ennuie de la debauche de Ragotin: retournons à l'hôtellerie des comediens.
CHAPITRE XII.
Combat de nuit.
e suis trop homme d'honneur pour n'avertir
pas le lecteur benevole que, s'il
est scandalisé de toutes les badineries
qu'il a vues jusqu'ici dans le present
livre, il fera fort bien de n'en lire pas davantage:
car, en conscience, il n'y verra pas d'autre chose
132,
quand le livre seroit aussi gros que le Cyrus; et
si, par ce qu'il a dejà vu, il a de la peine à se
douter de ce qu'il verra, peut-être que j'en suis
logé là aussi bien que lui, qu'un chapitre attire
l'autre, et que je fais dans mon livre comme ceux
qui mettent la bride sur le col de leurs chevaux
et les laissent aller sur leur bonne foi. Peut-être
aussi que j'ai un dessein arreté, et que, sans emplir
mon livre d'exemples à imiter, par des peintures
d'actions et de choses tantôt ridicules, tantôt
blâmables, j'instruirai en divertissant
133 de la même
façon qu'un ivrogne donne de l'aversion pour
son vice, et peut quelquefois donner du plaisir
par les impertinences que lui fait faire son ivrognerie.
Note 132: (retour) Scarron fait toujours bon marché de ses oeuvres et de son talent; il en parle sans cesse de cette façon détachée et cavalière. Il dit plus haut, mais, il est vrai, dans un sens différent, quoique sur un ton analogue, que son livre n'est qu'un amas de sottises; et, dans son Ode à M. Maynard (Rec. de 1651):Moi qui suis un demi-poète,
Qui ne travaille qu'en sornette...
Helas! je n'ai pour toute Muse
Qu'une malheureuse camuse, etc.
Il parle à peu près de même dans une de ses épîtres (1643), dans la dédicace du 5e liv. de son Virgile travesti, à Deslandes-Payen, etc. C'étoit là, du reste, une des nécessités du genre qu'il avoit adopté.
Finissons la moralité et reprenons nos comediens, que nous avons laissés dans l'hôtellerie. Aussitôt que leur chambre fut debarrassée et que Ragotin eut emmené la Rancune, le portier, qu'ils avoient laissé à Tours, entra dans l'hôtellerie, conduisant un cheval chargé de bagage. Il se mit à table avec eux, et, par sa relation et par ce qu'ils apprirent les uns des autres, on sut de quelle façon l'intendant de la province ne leur avoit pu faire de mal, ayant lui-même bien eu de la peine à se retirer des mains du peuple, lui et ses fuzeliers. Le Destin conta à ses camarades de quelle façon il s'etoit sauvé avec son habit à la turque, dont il pensoit representer le Soliman de Mairet 134, et qu'ayant appris que la peste etoit à Alençon, il etoit venu au Mans avec la Caverne et la Rancune, en l'equipage que l'on a pu voir dans le commencement de ces très veritables et très peu heroïques aventures. Mademoiselle de l'Etoile leur apprit aussi les assistances qu'elle avoit reçues d'une dame de Tours dont le nom n'est pas venu à ma connoissance, et comme par son moyen elle avait eté conduite jusqu'à un village proche de Bonnestable, où elle s'etoit demis un pied en tombant de cheval. Elle ajouta qu'ayant appris que la troupe etoit au Mans, elle s'y etoit fait porter dans la litière de la dame du village, qui la lui avoit liberalement prêtée.
Note 134: (retour) Jean de Mairet (1604-1686) est un des plus célèbres tragiques de notre vieux théâtre, et sa Silvie (1621) passa long-temps pour un chef-d'oeuvre. La pièce dont il est ici question, jouée en 1630 et imprimée seulement en 1639, est intitulée: Le grand et dernier Soliman, ou la Mort de Mustapha.
Après le souper, le Destin seul demeura dans la chambre des dames. La Caverne l'aimoit comme son propre fils; mademoiselle de l'Etoile ne lui etoit pas moins chère, et Angelique, sa fille et son unique heritière, aimoit le Destin et l'Etoile comme son frère et sa soeur. Elle ne savoit pas encore au vrai ce qu'ils etoient et pourquoi ils faisoient la comedie; mais elle avoit bien reconnu, quoiqu'ils s'appelassent mon frère et ma soeur, qu'ils etoient plus grands amis que proches parents; que le Destin vivoit avec l'Etoile dans le plus grand respect du monde; qu'elle etoit fort sage, et que, si le Destin avoit bien de l'esprit et faisoit voir qu'il avoit eté bien elevé, mademoiselle de l'Etoile paroissoit plutôt fille de condition qu'une comedienne de campagne. Si le Destin et l'Etoile etoient aimés de la Caverne et de sa fille, ils s'en rendoient dignes par une amitié reciproque qu'ils avoient pour elles, et ils n'y avoient pas beaucoup de peine, puisqu'elles meritoient d'être aimées autant que comediennes de France, quoique, par malheur plutôt que faute de merite, elles n'eussent jamais eu l'honneur de monter sur le theâtre de l'hôtel de Bourgogne ou du Marais, qui sont l'un et l'autre le non plus ultra des comediens 135. Ceux qui n'entendront pas ces trois petits mots latins (à qui je n'ai pu refuser place ici, tant ils se sont presentés à propos) se les feront expliquer, s'il leur plaît. Pour finir la digression, le Destin et l'Etoile ne se cachèrent point des deux comediennes pour se caresser après une longue absence. Ils s'exprimèrent le mieux qu'ils purent les inquietudes qu'ils avoient eues l'un pour l'autre. Le Destin apprit à mademoiselle de l'Etoile qu'il croyoit avoir vu, la dernière fois qu'ils avoient representé à Tours, leur ancien persecuteur; qu'il l'avoit discerné dans la foule de leurs auditeurs, quoiqu'il se cachât le visage de son manteau, et que, pour cette raison là, il s'etoit mis un emplâtre sur le visage à la sortie de Tours, pour se rendre meconnoissable à son ennemi, ne se trouvant pas alors en etat de s'en defendre s'il en etoit attaqué la force à la main. Il lui apprit ensuite le grand nombre de brancards qu'ils avoient trouvés en allant au devant d'elle, et qu'il se trompoit fort si leur même ennemi n'etoit un homme inconnu qui avoit exactement visité les brancards, comme l'on a pu voir dans le septième chapitre. Tandis que le Destin parloit, la pauvre l'Etoile ne put s'empêcher de repandre quelques larmes. Destin en fut extremement touché, et, après l'avoir consolée le mieux qu'il put, il ajouta que, si elle vouloit lui permettre d'apporter autant de soin à chercher leur ennemi commun qu'il en avoit eu jusque alors à l'eviter, elle se verrait bientot delivrée de ses persecutions, ou qu'il y perdroit la vie. Ces dernières paroles l'affligèrent encore davantage. Le Destin n'eut pas l'esprit assez fort pour ne s'affliger pas aussi, et la Caverne et sa fille, très pitoyables de leur naturel, s'affligèrent par complaisance ou par contagion, et je crois même qu'elles en pleurèrent. Je ne sçais si le Destin pleura, mais je sçais bien que les comediennes et lui furent assez long-temps à ne se rien dire, et cependant pleura qui voulut. Enfin la Caverne finit la pause que les larmes avoient fait faire, et reprocha à Destin et à l'Etoile que, depuis le temps qu'ils etoient ensemble, ils avoient pu reconnoître jusqu'à quel point elle etoit de leurs amies, et toutefois qu'ils avoient eu si peu de confiance en elle et en sa fille qu'elles ignoroient encore leur veritable condition; et elle ajouta qu'elle avoit eté assez persecutée en sa vie pour conseiller des malheureux tels qu'ils paroissoient être. À quoi Destin repondit que ce n'etoit point par defiance qu'ils ne s'etoient pas encore decouverts à elle, mais qu'il avoit cru que le recit de leurs malheurs ne pouvoit être que fort ennuyeux. Il lui offrit après cela de l'en entretenir quand elle voudroit, et quand elle auroit quelque temps à perdre. La Caverne ne differa pas davantage de satisfaire sa curiosité, et sa fille, qui souhaitoit ardemment la même chose, s'etant assise auprès d'elle sur le lit de l'Etoile, le Destin alloit commencer son histoire, quand ils entendirent une grande rumeur dans la chambre voisine. Destin prêta l'oreille quelque temps, mais le bruit et la noise, au lieu de cesser, augmentèrent, et même l'on cria: Au meurtre! à l'aide! on m'assassine! Le Destin, en trois sauts, fut hors de la chambre, aux depens de son pourpoint, que lui dechirèrent la Caverne et sa fille en voulant le retenir. Il entra dans la chambre d'où venoit la rumeur, où il ne vit goutte, et où les coups de poings, les soufflets, et plusieurs voix confuses d'hommes et de femmes qui s'entrebattoient, mêlées au bruit sourd de plusieurs pieds nus qui trepignoient dans la chambre, faisoient une rumeur epouvantable. Il s'alla mêler parmi les combattans imprudemment, et reçut d'abord un coup de poing d'un côté et un soufflet de l'autre. Cela lui changea la bonne intention qu'il avoit de separer ses lutins en un violent desir de se venger: il se mit à jouer des mains, et fit un moulinet de ses deux bras, qui maltraita plus d'une mâchoire, comme il parut depuis à ses mains sanglantes. La mêlée dura encore assez long-temps pour lui faire recevoir une vingtaine de coups et en donner deux fois autant. Au plus fort du combat, il se sentit mordre au gras de la jambe; il y porta ses mains, et, rencontrant quelque chose de pelu, il crut être mordu d'un chien; mais la Caverne et sa fille, qui parurent à la porte de la chambre avec de la lumière, comme le feu Saint-Elme après une tempête 136, virent Destin, et lui firent voir qu'il etoit au milieu de sept personnes en chemise, qui se defaisoient l'un l'autre très cruellement, et qui se decramponnèrent d'elles-mêmes aussitôt que la lumière parut. Le calme ne fut pas de longue durée: l'hôte, qui etoit un de ces sept penitens blancs 137, se reprit avec le Poète; l'Olive, qui en etoit aussi, fut attaqué par le valet de l'hôte, autre penitent. Le Destin les voulut separer; mais l'hôtesse, qui etoit la bête qui l'avoit mordu, et qu'il avoit prise pour un chien, à cause qu'elle avoit la tête nue et les cheveux courts, lui sauta aux yeux, assistée de deux servantes, aussi nues et aussi decoiffées qu'elle. Les cris recommencèrent; les soufflets et les coups de poing sonnèrent de plus belle, et la mêlée s'echauffa encore plus qu'elle n'avoit fait. Enfin, plusieurs personnes qui s'etoient eveillées à ce bruit entrèrent dans le champ de bataille, deprirent les combattans les uns d'avec les autres, et furent cause de la seconde suspension d'armes. Il fut question de sçavoir la cause de la querelle, et quel etoit le differend qui avoit assemblé sept personnes nues en une même chambre. L'Olive, qui paroissoit le moins emu, dit que le Poète etoit sorti de la chambre et qu'il l'avoit vu revenir plus vite que le pas, suivi de l'hôte, qui le vouloit battre; que la femme de l'hôte avoit suivi son mari, et s'etoit jetée sur le Poète; que, les ayant voulu separer, un valet et deux servantes, s'etoient jetés sur lui, et que la lumière qui s'etoit eteinte là dessus etoit cause que l'on s'etoit battu plus long-temps que l'on n'eût fait. Ce fut au Poète à plaider sa cause: il dit qu'il avoit fait les deux plus belles stances que l'on eût jamais ouïes depuis que l'on en fait, et que, de peur de les perdre, il avoit eté demander de la chandelle aux servantes de l'hôtellerie, qui s'etoient moquées de lui; que l'hôte l'avoit appelé danseur de corde, et que, pour ne demeurer pas sans repartie, il l'avoit appelé cocu. Il n'eut pas plus tôt lâché le mot, que l'hôte, qui etoit en mesure, lui appliqua un soufflet. On eût dit qu'ils etoient concertés ensemble: car, tout aussitôt que le soufflet fut donné, la femme de l'hôte, son valet et ses servantes, se jetèrent sur les comediens, qui les reçurent à beaux coups de poings. Cette dernière rencontre fut plus rude et dura plus long-temps que les autres. Le Destin, s'etant acharné sur une grosse servante qu'il avoit troussée, lui donna plus de cent claques sur les fesses; l'Olive, qui vit que cela faisoit rire la compagnie, en fit autant à une autre. L'hôte etoit occupé par le Poète, et l'hôtesse, qui etoit la plus furieuse, avoit eté saisie par quelques uns des spectateurs, dont elle se mit en si grande colère, qu'elle cria: «Aux voleurs!» Ses cris eveillèrent la Rappinière, qui logeoit vis-à-vis de l'hôtellerie. Il en fit ouvrir les portes, et ne croyant pas, selon le bruit qu'il avoit entendu, qu'il n'y eût pour le moins sept ou huit personnes sur le carreau, il fit cesser les coups au nom du roi, et, ayant appris la cause de tout le desordre, il exhorta le Poète de ne faire plus de vers la nuit, et pensa battre l'hôte et l'hôtesse, parcequ'ils chantèrent cent injures aux pauvres comediens, les appelant bateleurs et baladins, et jurant de les faire deloger le lendemain; mais la Rappinière, à qui l'hôte devoit de l'argent, le menaça de le faire executer, et par cette menace lui ferma la bouche. La Rappinière s'en retourna chez lui; les autres s'en retournèrent dans leurs chambres, et Destin dans celle des comediennes, où la Caverne le pria de ne differer pas davantage de lui apprendre ses aventures et celles de sa soeur. Il leur dit qu'il ne demandoit pas mieux, et commença son histoire de la façon que vous allez voir dans le suivant chapitre.
Note 135: (retour) Le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, sis rue Mauconseil, avoit été acheté en 1548 par les confrères de la Passion à Jean Rouvet, «marchand bourgeois de Paris». C'étoit alors, d'après les termes de l'acte de vente, «une mazure contenant 17 toises de long sur 16 de large», faisant partie de l'ancien hôtel de Bourgogne. Il passa, vers 1588, des mains des confrères à une nouvelle troupe. Quant au théâtre du Marais, il avoit été fondé en 1600 par une troupe de comédiens de province dans l'hôtel d'Argent, au coin de la rue de la Poterie, près de la Grève, d'où il fut transféré en 1620 au haut de la vieille rue du Temple. On toléra leur établissement moyennant une redevance d'un écu tournois par représentation qu'ils devoient payer aux confrères. Ces deux théâtres étoient les mieux montés en bons acteurs et en bonnes pièces, et les plus suivis du public. (V., pour plus amples détails, les Antiquités de Sauval, Chappuzeau, le Théâtre françois, liv. III; les frères Parfait, t. 3.)
Note 136: (retour) Le feu Saint-Elme, qu'on nomme aussi quelquefois feu Saint-Germain, ou feu Saint-Anselme, est une sorte de flamme volante qui apparoît autour des mâts et des cordages d'un vaisseau, après une tempête. C'est un mauvais présage, dit-on, quand il n'y en a qu'un, et un présage favorable quand on en voit plusieurs.
Note 137: (retour) Ce nom désigne une confrérie de gens séculiers qui s'assembloient à certains jours pour faire, suivant un ancien usage partagé par d'autres confréries, par exemple celle des capucins noirs, des processions, pieds nus et la face couverte d'un linge. Il y avoit des pénitents blancs à Avignon, à Lyon, etc., et il y en eut aussi à Paris.
CHAPITRE XIII.
Plus long que le précédent.
Histoire de Destin et de mademoiselle de l'Etoile.
e suis né dans un village auprès de
Paris. Je vous ferais bien croire, si je
voulois, que je suis d'une maison très
illustre, comme il est fort aisé à ceux
que l'on ne connoît point; mais j'ai trop de sincerité
pour nier la bassesse de ma naissance.
Mon père etoit des premiers et des plus accommodés
de son village. Je lui ai ouï dire qu'il etoit
né pauvre gentilhomme, et qu'il avoit eté à la
guerre en sa jeunesse, où, n'ayant gagné que
des coups, il s'etoit fait ecuyer ou meneur d'une
dame de Paris assez riche
138, et qu'ayant amassé
quelque chose avec elle, parcequ'il etoit aussi
maître d'hotel et faisoit la depense, c'est-à-dire
ferroit peut-être la mule, il s'etoit marié avec
une vieille demoiselle de la maison, qui etoit
morte quelque temps après et l'avoit fait son heritier.
Il se lassa bientôt d'être veuf, et, n'etant
guère moins las de servir, il epousa en secondes
noces une femme des champs qui fournissoit de
pain la maison de sa maîtresse; et c'est de ce
dernier mariage que je suis sorti. Mon père s'appeloit
Garigues; je n'ai jamais su de quel pays
il etoit; et, pour le nom de ma mère, il ne fait
rien à mon histoire: il suffit qu'elle etoit plus
avare que mon père et mon père plus avare qu'elle,
et l'un et l'autre de conscience assez large. Mon
père a l'honneur d'avoir le premier retenu son
haleine en se faisant prendre la mesure d'un habit,
afin qu'il y entrât moins d'étoffe
139. Je vous
pourrois bien apprendre cent autres traits de lesine
qui lui ont acquis à bon titre la reputation
d'être homme d'esprit et d'invention; mais, de
peur de vous ennuyer, je me contenterai de vous
en conter deux très difficiles à croire et neanmoins
très veritables. Il avoit ramassé quantité
de blé pour le vendre bien cher durant une année
mauvaise. L'abondance ayant eté universelle
et le blé etant amendé, il fut si possedé de desespoir
et si abandonné de Dieu qu'il se voulut
pendre. Une de ses voisines, qui se trouva dans
la chambre quand il y entra pour ce noble dessein,
et qui s'etoit cachée de peur d'être vue, je
ne sais pas bien pourquoi, fut fort etonnée quand
elle le vit pendu à un chevron de sa chambre.
Elle courut à lui, criant: «Au secours!» coupa
la corde, et, à l'aide de ma mère, qui arriva là-dessus,
la lui ôta du cou. Elles se repentirent
peut-être d'avoir fait une bonne action, car il les
battit l'une et l'autre comme plâtre, et fit payer à
cette pauvre femme la corde qu'elle avoit coupée,
en lui retenant quelque argent qu'il lui devoit.
L'autre prouesse n'est pas moins etrange.
Cette même année que la cherté fut si grande
que les vieilles gens du village ne se souviennent
pas d'en avoir vu une plus grande, il avoit
regret à tout ce qu'il mangeoit; et, sa femme
etant accouchée d'un garçon, il se mit en la tête
qu'elle avoit assez de lait pour nourrir son fils et
pour le nourrir lui-même aussi, et espera que,
tetant sa femme, il epargnerait du pain et se
nourriroit d'un aliment aisé à digerer
140. Ma mère
avoit moins d'esprit que lui et n'avoit pas moins
d'avarice, tellement qu'elle n'inventoit pas les
choses comme mon père; mais, les ayant une
fois conçues, elle les executoit encore plus exactement
que lui. Elle tâcha donc de nourrir de son
lait son fils et son mari en même temps, et hasarda
aussi de s'en nourrir soi-même avec tant d'opiniâtreté
que le petit innocent mourut martyr de
pure faim, et mon père et ma mère furent si affoiblis,
et ensuite si affamés, qu'ils mangèrent
trop et eurent chacun une longue maladie. Ma
mère devint grosse de moi quelque temps après,
et, ayant accouché heureusement d'une très malheureuse
creature, mon père alla à Paris pour
prier sa maîtresse de tenir son fils avec un honnête
ecclesiastique qui se tenoit dans son village,
où il avoit un benefice. Comme il s'en retournoit
la nuit pour eviter la chaleur du jour, et qu'il
passoit par une grande rue du faubourg dont la
plupart des maisons se bâtissoient encore, il aperçut
de loin, aux rayons de la lune, quelque chose
de brillant qui traversoit la rue. Il ne se mit pas
beaucoup en peine de ce que c'etoit; mais, ayant
entendu quelques gemissemens, comme d'une
personne qui souffre, au même lieu où ce qu'il
avoit vu de loin s'etoit derobé à sa vue, il entra
hardiment dans un grand bâtiment qui n'etoit pas
encore achevé, où il trouva une femme assise
contre terre. Le lieu où elle etoit recevoit assez
de clarté de la lune pour faire discerner à mon
père qu'elle etoit fort jeune et fort bien vêtue, et
c'etoit ce qui avoit brillé de loin à ses yeux, son
habit etant de toile d'argent
141. Vous ne devez
point douter que mon père, qui etoit assez hardi
de son naturel, ne fût moins surpris que cette
jeune demoiselle; mais elle etoit en un etat où
il ne lui pouvoit rien arriver de pis que ce qu'elle
avoit. C'est ce qui la rendit assez hardie pour
parler la première, et pour dire à mon père que,
s'il etoit chretien, il eût pitié d'elle; qu'elle etoit
prête d'accoucher; que, se sentant pressée de
son mal et ne voyant point revenir une servante
qui lui etoit allée querir une sage-femme affidée,
elle s'etoit sauvée heureusement de sa maison
sans avoir eveillé personne, sa servante ayant
laissé la porte ouverte pour pouvoir rentrer sans
faire de bruit. À peine achevoit-elle sa courte relation
qu'elle accoucha heureusement d'un enfant
que mon père reçut dans son manteau. Il fit
la sage-femme le mieux qu'il put, et cette jeune
fille le conjura d'emporter vitement la petite creature,
d'en avoir soin, et de ne manquer pas, à
deux jours de là, d'aller voir un vieil homme
d'eglise, qu'elle lui nomma, qui lui donneroit de
l'argent et tous les ordres necessaires pour la
nourriture de son enfant. À ce mot d'argent,
mon père, qui avoit l'âme avare, voulut deployer
son eloquence d'ecuyer; mais elle ne lui en donna
pas le temps: elle lui mit entre les mains une
bague pour servir d'enseigne au prêtre qu'il devoit
aller trouver de sa part, lui fit envelopper
son enfant dans son mouchoir de cou et le fit
partir avec grande precipitation, quelque résistance
qu'il fît pour ne l'abandonner pas en l'etat
où elle etoit. Je veux croire qu'elle eut bien de la
peine à regagner son logis. Pour mon père, il
s'en retourna à son village, mit l'enfant entre les
mains de sa femme, et ne manqua pas, deux
jours après, d'aller trouver le vieil prêtre et de
lui montrer la bague. Il apprit de lui que la mère
de l'enfant etoit une fille de fort bonne maison et
fort riche; qu'elle l'avoit eu d'un seigneur ecossois
qui etoit allé en Irlande lever des troupes
pour le service du roi
142, et que ce seigneur etranger
lui avoit promis mariage. Ce prêtre lui dit,
de plus, qu'à cause de son accouchement precipité,
elle s'etoit trouvée malade jusqu'à faire douter
de sa vie, et qu'en cette extremité elle avoit
tout declaré à son père et à sa mère, qui l'avoient
consolée au lieu de s'emporter contre elle, parcequ'elle
etoit leur fille unique; que la chose etoit
ignorée dans le logis; et ensuite il assura mon
père que, pourvu qu'il eût soin de l'enfant et
qu'il fût secret, sa fortune etoit faite. Là-dessus,
il lui donna cinquante ecus et un petit paquet de
toutes les hardes necessaires à un enfant. Mon
père s'en retourna en son village, après avoir bien
dîné avec le prêtre. Je fus mis en nourrice, et
l'etranger fut mis en la place du fils de la maison.
À un mois de là, le seigneur ecossois revint, et,
ayant trouvé sa maîtresse en un si mauvais etat
qu'elle n'avoit plus guère à vivre, il l'epousa un
jour devant qu'elle mourût, et ainsi fut aussitôt
veuf que marié. Il vint deux ou trois jours après
en notre village, avec le père et la mère de sa
femme. Les pleurs recommencèrent, et on pensa
etouffer l'enfant à force de le baiser. Mon père
eut sujet de se louer de la liberalité du seigneur
ecossois, et les parens de l'enfant ne l'oublièrent
pas. Ils s'en retournèrent à Paris fort satisfaits
du soin que mon père et ma mère avoient de leur
fils, qu'ils ne voulurent point faire venir à Paris
encore, parceque le mariage etoit tenu secret
pour des raisons que je n'ai pas sues.
Note 139: (retour) Il y a un trait analogue, mais moins plaisant parcequ'il est plus forcé, dans l'Aulularia. Plaute dit de son avare qu'en allant se coucher il mettoit une bourse devant sa bouche pour ne pas perdre de son haleine en dormant. On trouve ici une variante dans plusieurs éditions, entre autres dans celle de Pierre Mortier, d'Amsterdam. Au lieu de cette phrase, on y lit: «Mon père a l'honneur d'avoir inventé le morceau de chair attaché à une corde qui tient à l'anse du pot, pour le retirer quand il a assez bouilli, afin qu'il serve plusieurs fois à faire du potage.» Il semble que cette curieuse variante ait été inspirée par la manière dont on avoit représenté Scarron dans plusieurs de ses prétendus portraits, et sur laquelle il s'est égayé lui-même: «Les autres (disent) que mon chapeau tient à une corde qui passe dans une poulie, et que je le hausse et baisse pour saluer ceux qui me visitent.»
Note 140: (retour) Ce passage semble burlesquement imité de deux anecdotes célèbres, racontées primitivement en quelques lignes par Valère Maxime (liv. 5, ch. 4), et souvent répétées depuis:--l'une, d'une jeune fille grecque nourrissant son père de son lait;--l'autre, d'une femme romaine nourrissant sa mère de la même manière.
Note 141: (retour) Personne n'ignore,--ne fût-ce que pour l'avoir vu au théâtre, dans les comédies du XVIIe siècle,--que non seulement les dames, mais aussi les hommes de condition, portoient des habits de brocard, ou, comme on disoit alors, de brocat d'or ou d'argent, et quelquefois d'or et d'argent. «L'Italie, dit le Nouveau règlement sur les marchandises (1634), nous envoie et apporte une infinité de diverses sortes de draps de soye, comme toilles d'or et d'argent.» (Éd. Fournier, Var. hist. et littér., t. 3, p. 112.) Madame de Nouveau, «la plus grande folle de France en braverie», regardoit, à ce que nous apprend Tallemant, une jupe de toile d'or avec quatre grandes dentelles comme une de ses petites jupes. (Histor. de Villarceaux.)
Note 142: (retour) Il y eut souvent des troupes écossoises et irlandoises au service de France. Charles VII créa une compagnie de gens d'armes écossois, en souvenir du secours que Jean Stuart, comte de Boncan, et Douglas, lui avoient prêté, avec 7,000 hommes de leurs compatriotes, à la bataille de Baugé; et cette compagnie subsista sous les règnes suivants avec des priviléges extraordinaires; mais peu à peu elle ne fut plus guère écossoise que de nom. Les régiments d'Écosse et d'Irlande figurent jusqu'au dernier jour de la monarchie parmi les corps étrangers; ils rendireut de grands services sous Louis XIII surtout, et aussi sous Louis XIV. (V. Hist. des troupes étrang. au service de France, de Fieffé, t. 1, ch. 2, p. 142, et p. 169-179.) Plusieurs généraux d'origine irlandoise ont laissé un nom glorieux dans notre histoire, par exemple le comte Dillon et le duc de Berwick.
Aussitôt que je pus marcher, mon père me retira en sa maison pour tenir compagnie au petit comte des Glaris (c'est ainsi que l'on l'appela du nom de son père). L'antipathie que l'on dit avoir eté entre Jacob et Esaü, dès le ventre de leur mère, ne peut avoir eté plus grande que celle qui se trouva entre le jeune comte et moi. Mon père et ma mère l'aimoient tendrement, et avoient de l'aversion pour moi, quoique je donnasse autant d'esperance d'être un honnête homme que Glaris en donnoit peu. Il n'y avoit rien que de très commun en lui; pour moi, je paroissois être ce que je n'étois pas, et bien moins le fils de Garigues que celui d'un comte. Et si je ne me trouve enfin qu'un malheureux comedien, c'est sans doute que la fortune s'est voulu venger de la nature, qui avoit voulu faire quelque chose de moi sans son consentement, ou, si vous voulez, que la nature prend quelquefois plaisir à favoriser ceux que la fortune a pris en aversion.
Je passerai toute l'enfance de deux petits paysans (car Glaris l'etoit d'inclination plus que moi), et aussi bien nos plus belles aventures ne furent que force coups de poing. En toutes les querelles que nous avions ensemble, j'avois toujours de l'avantage, si ce n'est lorsque mon père et ma mère se mettoient de la partie; ce qu'ils faisoient si souvent et avec tant de passion que mon parrain, qui s'appeloit monsieur de Saint-Sauveur, s'en scandalisa et me demanda à mon père. Il lui fit un don de moi avec grand'joie, et ma mère eut encore moins de regret que lui à me perdre de vue. Me voilà donc chez mon parrain, bien vêtu, bien nourri, fort caressé et point battu. Il n'epargna rien à me faire apprendre à lire et à ecrire; et sitôt que je fus assez avancé pour apprendre le latin, il obtint du seigneur du village, qui etoit un fort honnête gentilhomme et fort riche, que j'etudierois avec deux fils qu'il avoit, sous un homme savant qu'il avoit fait venir de Paris et à qui il donnoit de bons gages. Ce gentilhomme, qui s'appeloit le baron d'Arques, faisoit elever ses enfans avec grand soin. L'aîné avoit nom Saint-Far, assez bien fait de sa personne, mais brutal sans remède, s'il y en eut jamais au monde; et le cadet, en recompense, outre qu'il etoit mieux fait que son frère, avoit la vivacité de l'esprit et la grandeur de l'âme egales à la beauté du corps. Enfin, je ne crois pas que l'on puisse voir un garçon donner de plus grandes esperances de devenir un fort honnête homme qu'en donnoit en ce temps-là ce jeune gentilhomme, qui s'appeloit Verville. Il m'honora de son amitié, et moi je l'aimois comme un frère et le respectois toujours comme un maître. Pour Saint-Far, il n'etoit capable que des passions mauvaises, et je ne puis mieux vous exprimer les sentimens qu'il avoit dans l'âme pour son frère et pour moi qu'en vous disant qu'il n'aimoit pas son frère plus que moi, qui lui etois fort indifferent, et qu'il ne me haïssoit pas plus que son frère, qu'il n'aimoit guère. Ses divertissemens etoient differens des nôtres. Il n'aimoit que la chasse et haïssoit fort l'etude; Verville n'alloit que rarement à la chasse et prenoit grand plaisir à etudier, en quoi nous avions ensemble une conformité merveilleuse aussi bien qu'en toute autre chose, et je puis dire que, pour m'accommoder à son humeur, je n'avois pas besoin de beaucoup de complaisance et n'avois qu'à suivre mon inclination.
Le baron d'Arques avoit une bibliothèque de romans fort ample. Notre precepteur, qui n'en avoit jamais lu dans le pays latin 143, qui nous en avoit d'abord defendu la lecture, et qui les avoit cent fois blâmés devant le baron d'Arques pour les lui rendre aussi odieux qu'il les trouvoit divertissans, en devint lui-même si feru, qu'après avoir devoré les vieux et les modernes, il avoua que la lecture des bons romans instruisoit en divertissant, et qu'il ne les croyoit pas moins propres à donner de beaux sentimens aux jeunes gens que la lecture de Plutarque 144. Il nous porta donc à les lire autant qu'il nous en avoit detournés, et nous proposa d'abord de lire les modernes; mais ils n'etoient pas encore selon notre goût, et jusqu'à l'âge de quinze ans nous nous plaisions bien plus à lire les Amadis de Gaule 145 que les Astrées et les autres beaux romans que l'on a faits depuis, par lesquels les François ont fait voir, aussi bien que par mille autres choses, que, s'ils n'inventent pas tant que les autres nations, ils perfectionnent davantage 146. Nous donnions donc à la lecture des romans la plus grande partie du temps que nous avions pour nous divertir. Pour Saint-Far, il nous appeloit les liseurs, et s'en alloit à la chasse ou battre les paysans, à quoi il reussissoit admirablement bien. L'inclination que j'avois à bien faire m'acquit la bienveillance du baron d'Arques, et il m'aima autant que si j'eusse eté son proche parent. Il ne voulut point que je quittasse ses enfans quand il les envoya à l'Academie 147; et ainsi j'y fus mis avec eux, plutôt comme un camarade que comme un valet. Nous y apprîmes nos exercices; on nous en tira au bout de deux ans, et, à la sortie de l'Academie, un homme de condition, parent du baron d'Arques, faisant des troupes pour les Venitiens, Saint-Far et Verville persuadèrent si bien leur père, qu'il les laissa aller à Venise avec son parent. Le bon gentilhomme voulut que je les accompagnasse encore, et monsieur de Saint-Sauveur, mon parrain, qui m'aimoit extrêmement, me donna liberalement une lettre de change assez considerable, pour m'en servir si j'en avois besoin et pour n'être pas à charge à ceux que j'avois l'honneur d'accompagner. Nous prîmes le plus long chemin, pour voir Rome et les autres belles villes d'Italie, dans chacune desquelles nous fîmes quelque sejour, hormis dans celles dont les Espagnols sont les maîtres 148. Dans Rome, je tombai malade, et les deux frères poursuivirent leur voyage, celui qui les menoit ne pouvant laisser echapper l'occasion des galères du pape qui alloient joindre l'armée des Venitiens au passage des Dardanelles, où elle attendoit celle des Turcs 149. Verville eut tous les regrets du monde de me quitter, et moi je pensai desesperer d'être separé de lui en un temps où j'aurois pu par mes services me rendre digne de l'amitié qu'il me portoit. Pour Saint-Far, je crois qu'il me quitta comme s'il ne m'eût jamais vu, et je ne songeois en lui qu'à cause qu'il etoit frère de Verville, qui me laissa en se separant de moi le plus d'argent qu'il put; je ne sais pas si ce fut du consentement de son frère.
Note 143: (retour) Le quartier latin, alors comme aujourd'hui, étoit le centre des colléges et le séjour des savants. Les libraires de ce quartier ne publioient généralement que des ouvrages d'érudition ou de nature sérieuse. «Il ne faut qu'aller à la rue Saint-Jacques, dit Sorel en parlant des pédants en us, l'on y verra leurs oeuvres, et l'on y apprendra qui ils sont.» (Francion, liv. 3.)
Note 145: (retour) L'Amadis de Gaule, long-temps en honneur comme le type des romans chevaleresques, et dont la réputation avoit à peine été effleurée au XVIe siècle par La Noue (6e Disc.), par Brantôme (Dam. gal., t. 7, p. 330) et quelques autres, avoit été détrôné par l'apparition des ouvrages de d'Urfé et de Mlle de Scudéry, bien qu'il se rattachât en plusieurs points (la galanterie raffinée, la valeur extraordinaire et les exploits des héros) à la Clélie, et surtout à l'Astrée, auxquels il a servi en quelque sorte de transition après les épopées de la Table ronde. En 1632, Du Verdier en fit une espèce de parodie dans son Chevalier hypocondriaque, qui est une imitation à la fois de Don Quichotte et du Berger extravagant de Sorel. Pourtant il ne faudroit pas croire que l'Amadis eût dès lors perdu toute considération; il inspira, durant la Fronde, plus d'un trait chevaleresque. On le lisoit, avec les romans du jour, dans la petite société de Mme de La Fayette, et plusieurs passages des lettres de Mme de Sévigné, comme les Mémoires de Mme de Motteville, témoignent assez qu'il étoit loin d'être entièrement dédaigné. Cervantès lui-même, quoiqu'il semble avoir surtout dirigé Don Quichotte contre cet ouvrage, le fait épargner par le curé et le barbier dans leur auto-da-fé de la bibliothèque du chevalier, comme le meilleur et le modèle des romans du même genre.
Note 146: (retour) Ce respect persistant pour l'Astrée, long-temps après son apparition, même de la part des auteurs comiques et satiriques qui professent peu de goût pour les romans héroïques et pastoraux, est une chose remarquable. Sorel lui-même, dans son Berger extravagant, qui est pourtant dirigé en particulier contre le livre de d'Urfé, en attaquant tous les autres sans distinction, conserve toujours certains égards pour cet ouvrage, et il prend soin, dans ses Remarques (sur le 1er liv., sur le 2e liv., etc.), d'atténuer les railleries qu'il en a faites dans le cours de son roman, comme s'il étoit effrayé de son audace. Du reste, dans sa Bibl. franç., il le comble de louanges, et le traite d'ouvrage très exquis. Tristan, dans le Page disgracié, sorte d'autobiographie romanesque, qui se rapproche souvent du roman familier et comique, professe une grande admiration pour l'Astrée (1er vol., p. 232). Furetière est plus sévère quand il en parle dans son Roman bourgeois, où il va jusqu'à l'accuser de corrompre les moeurs, reproche qui a quelque chose d'analogue à celui que lui fait Guéret dans le Parnasse réformé (p. 136). Huet, qui traite l'Astrée d'incomparable, et dit que cet ouvrage, «le plus ingénieux et le plus poli qui eût jamais paru en ce genre, a terni la gloire que la Grèce, l'Italie et l'Espagne s'y étoient acquise», reconnoît qu'il est «un peu licencieux».
Me voilà donc malade dans Rome, sans autre connoissance que celle de mon hôte, qui etoit un apothicaire flamand, et de qui je reçus toutes les assistances imaginables durant ma maladie. Il n'etoit pas ignorant de la medecine, et (autant que je suis capable d'en juger) je l'y trouvois plus entendu que le medecin italien qui me venoit voir. Enfin je gueris et repris assez de mes forces pour visiter les lieux remarquables de Rome, où les etrangers trouvent amplement de quoi satisfaire à leur curiosité. Je me plaisois extrêmement à visiter les Vignes. (C'est ainsi que l'on appelle plusieurs jardins plus beaux que le Luxembourg ou les Tuileries. Les cardinaux et autres personnes de condition les font entretenir avec grand soin, plutôt par vanité que par plaisir qu'ils y prennent, n'y allant jamais, au moins fort rarement.) Un jour que je me promenois dans une des plus belles, je vis au detour d'une allée deux femmes assez bien vêtues, que deux jeunes François avoient arrêtées et ne vouloient pas laisser passer outre, que la plus jeune ne levât un voile qui lui couvroit le visage. Un de ces François, qui paroissoit être le maître de l'autre, fut même assez insolent pour lui decouvrir le visage par force, cependant que celle qui n'etoit point voilée etoit retenue par son valet. Je ne consultai point ce que j'avois à faire; je dis d'abord à ces incivils que je ne souffrirois point la violence qu'ils vouloient faire à ces femmes. Ils se trouvèrent assez étonnés et l'un et l'autre, me voyant parler avec assez de resolution pour les embarrasser, quand ils auroient eu leurs epées comme j'avois la mienne. Les deux femmes se rangèrent auprès de moi, et ce jeune François, preferant le deplaisir d'un affront à celui de se faire battre, me dit en se separant: «Monsieur le brave, nous nous verrons autre part où les epées ne seront pas toutes d'un côté.» Je lui repondis que je ne me cacherois pas; son valet le suivit, et je demeurai avec ces deux femmes. Celle qui n'etoit point voilée paroissoit avoir quelque trente-cinq ans. Elle me remercia en françois qui ne tenoit rien de l'italien, et me dit entre autres choses que, si tous ceux de ma nation me ressembloient, les femmes italiennes ne feroient point de difficulté de vivre à la françoise. Après cela, comme pour me recompenser du service que je lui avois rendu, elle ajouta qu'ayant empêché que l'on ne vît sa fille malgré elle, il etoit juste que je la visse de son bon gré. «Levez donc votre voile, Leonore, afin que monsieur sçache que nous ne sommes pas tout à fait indignes de l'honneur qu'il nous a fait de nous proteger.» Elle n'eut pas plutôt achevé de parler que sa fille leva son voile, ou plutôt m'eblouit. Je n'ai jamais rien vu de plus beau. Elle leva deux ou trois fois les yeux sur moi comme à la derobée, et, rencontrant toujours les miens, il lui monta au visage un rouge qui la fit plus belle qu'un ange. Je vis bien que la mère l'aimoit extrêmement, car elle me parut participer au plaisir que je prenois à regarder sa fille. Comme je n'etois pas accoutumé à pareilles rencontres, et que les jeunes gens se defont aisement en compagnie, je ne leur fis que de fort mauvais compliments quand elles s'en allèrent, et je leur donnai peut-être mauvaise opinion de mon esprit. Je me voulus mal de ne leur avoir pas demandé leur demeure et de ne m'être pas offert à les y conduire; mais il n'y avoit plus d'apparence de courir après. Je voulus m'enquerir du concierge s'il les connoissoit. Nous fûmes longtemps sans nous entendre, parce qu'il ne savoit pas mieux le françois que moi l'italien. Enfin, plutôt par signes qu'autrement, il me fit savoir qu'elles lui étoient inconnues, ou bien il ne voulut pas m'avouer qu'il les connoissoit. Je m'en retournai chez mon apothicaire flamand tout autre que je n'en etois sorti, c'est-à-dire fort amoureux et fort en peine de savoir si cette belle Leonore etoit courtisane ou honnête fille, et si elle avoit autant d'esprit que sa mère m'avoit temoigné d'en avoir. Je m'abandonnai à la rêverie, et me flattai de mille belles espérances qui me divertirent un peu de temps, et m'inquietèrent beaucoup après que j'en eus consideré l'impossibilité. Après avoir fait mille desseins inutiles, je m'arrêtai à celui de les chercher exactement, ne pouvant m'imaginer qu'elles pussent être long-temps invisibles, en une ville si peu peuplée que Rome et à un homme si amoureux que moi. Dès le jour même je cherchai partout où je crus les pouvoir trouver, et m'en revins au logis plus las et plus chagrin que je n'en etois parti. Le lendemain je cherchai encore avec plus de soin, et je ne fis que me lasser et m'inquieter davantage. De la façon que j'observois les jalousies et les fenêtres, et de l'impetuosité avec laquelle je courois après toutes les femmes qui avoient quelque rapport avec ma Leonore, on me prit cent fois dans les rues et dans les eglises pour le plus fou de tous les François qui ont le plus contribué dans Rome à decréditer leur nation. Je ne sais comment je pus reprendre mes forces en un temps où j'étois une vraie âme damnée 150. Je me gueris pourtant le corps parfaitement, tandis que mon esprit demeura malade, et si partagé entre l'honneur, qui m'appeloit en Candie, et l'amour, qui me retenoit à Rome, que je doutai quelquefois si j'obéirois aux lettres que je recevois souvent de Verville, qui me conjuroit par notre amitié de l'aller trouver, sans se servir du droit qu'il avoit de me commander. Enfin, ne pouvant avoir nouvelles de mes inconnues, quelque diligence que j'y apportasse, je payai mon hôte et preparai mon petit equipage pour partir.
La veille de mon départ, le seigneur Stephano Vanbergue (c'est ainsi que s'appeloit mon hôte) me dit qu'il me vouloit donner à dîner chez une de ses amies, et me faire avouer qu'il ne l'avoit pas mal choisie pour un Flamand, ajoutant qu'il ne m'y avoit pas voulu mener qu'à la veille de mon depart, parcequ'il en etoit un peu jaloux. Je lui promis d'y aller, par complaisance plutôt qu'autrement, et nous y allâmes à l'heure de dîner. Le logis où nous entrâmes n'avoit ni la mine ni les meubles de celui de la maîtresse d'un apothicaire. Nous traversâmes une salle bien meublée, au sortir de laquelle j'entrai le premier dans une chambre fort magnifique, où je fus reçu par Leonore et par sa mère. Vous pouvez vous imaginer combien cette surprise me fut agreable. La mère de cette belle fille se presenta à moi pour être saluée à la françoise, et je vous avoue qu'elle me baisa plutôt que je ne la baisai. J'etois si interdit que je ne voyois goutte et que je n'entendis rien du compliment qu'elle me fit. Enfin l'esprit et la vue me revinrent, et je vis Leonore plus belle et plus charmante que je ne l'avois encore vue; mais je n'eus pas l'assurance de la saluer. Je reconnus ma faute aussitôt que je l'eus faite, et, sans songer à la reparer, la honte fit monter autant de rouge à mon visage que la pudeur avoit fait monter d'incarnat en celui de Leonore. Sa mère me dit que, devant que je partisse, elle avoit voulu me remercier du soin que j'avois eu de chercher sa demeure, et ce qu'elle me dit augmenta encore davantage ma confusion. Elle me traîna dans une ruelle, parée à la françoise 151, où sa fille ne nous accompagna point, me trouvant sans doute trop sot pour en valoir la peine. Elle demeura avec le seigneur Stephano, tandis que je faisois auprès de sa mère mon vrai personnage, c'est-à-dire le paysan. Elle eut la bonté de fournir à la conversation toute seule et s'en acquitta avec beaucoup d'esprit, quoiqu'il n'y ait rien de si difficile que d'en faire paroître avec une personne qui n'en a point. Pour moi, je n'en eus jamais moins qu'en cette rencontre, et si elle ne s'ennuya pas alors, elle ne s'est jamais ennuyée avec personne. Elle me dit, après plusieurs choses auxquelles à peine repondis-je oui et non, qu'elle etoit Françoise de naissance et que je sçaurois du seigneur Stephano les raisons qui la retenoient dans Rome. Il fallut aller dîner et me traîner encore dans la salle comme on avoit fait dans la ruelle, car j'etois si troublé que je ne sçavois pas marcher. Je fus toujours le même stupide devant et après le dîner, durant lequel je ne fis rien avec assurance que regarder incessamment Leonore. Je crois qu'elle en fut importunée, et que, pour me punir, elle eut toujours les yeux baissés. Si la mère n'eût toujours parlé, le dîner se fût passé à la chartreuse; mais elle discourut avec le seigneur Stephano des affaires de Rome, au moins je me l'imagine, car je ne donnai pas assez d'attention à ce qu'elle dit pour en pouvoir parler avec certitude. Enfin on sortit de table, pour le soulagement de tout le monde, excepté de moi, qui empirois à vue d'oeil. Quand il fallut s'en aller, elles me dirent cent choses obligeantes, à quoi je ne repondis que ce que l'on met à la fin des lettres. Ce que je fis en sortant de plus que je n'avois fait en arrivant, c'est que je baisai Leonore et que je m'achevai de perdre. Stephano n'eut pas le credit de tirer une parole de moi en tout le temps que nous mîmes à retourner en son logis. Je m'enfermai dans ma chambre, où je me jetai sur mon lit sans quitter mon manteau ni mon epée. Là je fis reflexion sur tout ce qui m'etoit arrivé. Leonore se presenta à mon imagination plus belle qu'elle n'avoit fait à ma vue. Je me ressouvins du peu d'esprit que j'avois temoigné devant la mère et la fille, et, toutes les fois que cela me venoit dans l'esprit, la honte me mettoit le visage tout en feu. Je souhaitai d'être riche; je m'affligeai de ma basse naissance; je me forgeai cent belles aventures avantageuses à ma fortune et à mon amour. Enfin, ne songeant plus qu'à chercher un honnête pretexte de ne m'en aller pas et n'en trouvant aucun qui me contentât, je fus assez desesperé pour souhaiter de retomber malade, à quoi je n'etois dejà que trop disposé. Je lui voulus ecrire; mais tout ce que j'ecrivis ne me satisfit point et je remis dans mes poches le commencement d'une lettre que je n'aurois peut-être osé envoyer quand je l'aurois achevée. Après m'être bien tourmenté, ne pouvant plus rien faire que songer à Leonore, je voulus revoir le jardin où elle m'apparut la première fois, pour m'abandonner tout entier à ma passion, et je fis aussi dessein de repasser encore devant son logis. Ce jardin etoit en un lieu des plus ecartés de la ville, au milieu de plusieurs vieux bâtimens inhabitables. Comme je passois, en rêvant, sous les ruines d'un portique, j'entendis marcher derrière moi, et en même temps je me sentis donner un coup d'epée au dessous des reins. Je me tournai brusquement, mettant l'epée à la main, et, me trouvant en tête le valet du jeune François dont je vous ai tantôt parlé, je pensois bien lui rendre pour le moins le coup qu'il m'avoit donné en trahison; mais, comme je le poussois assez loin sans le pouvoir joindre, parcequ'il lâchoit le pied en parant, son maître sortit d'entre les ruines du portique, et, m'attaquant par derrière, me donna un grand coup sur la tête et un autre dans la cuisse qui me fit tomber. Il n'y avoit pas apparence que j'echappasse de leurs mains, ayant eté surpris de la sorte; mais, comme en une mauvaise action on ne conserve pas toujours beaucoup de jugement, le valet blessa le maître à la main droite; et en même-temps deux pères minimes de la Trinité du Mont 152 qui passoient auprès de là, et qui virent de loin qu'on m'assassinoit, etant accourus à mon secours, mes assassins se sauvèrent, et me laissèrent blessé de trois coups d'epée. Ces bons religieux etoient François, pour mon grand bonheur, car, en un lieu si ecarté, un Italien qui m'auroit vu en si mauvais etat se seroit eloigné de moi plutôt que de me secourir, de peur qu'etant trouvé en me rendant ce bon office, on ne le soupçonnât d'être lui-même mon assassin. Tandis que l'un de ces deux charitables religieux me confessa, l'autre courut en mon logis avertir mon hôte de ma disgrâce. Il vint aussitôt à moi, et me fit porter demi mort dans mon lit. Avec tant de blessures et tant d'amour, je ne fus pas longtemps sans avoir une fièvre très violente. On desespera de ma vie, et je n'en esperai pas mieux que les autres.
Cependant l'amour de Leonore ne me quittoit point; au contraire, il augmentoit toujours à mesure que mes forces diminuèrent. Ne pouvant donc plus supporter un fardeau si pesant sans m'en decharger, ni me resoudre à mourir sans faire savoir à Leonore que je n'aurois voulu vivre que pour elle, je demandai une plume et de l'encre. On crut que je rêvois; mais je le fis avec une si grande instance, et je protestai si bien que l'on me mettroit au desespoir si l'on me refusoit ce que je demandois, que le seigneur Stephano, qui avoit bien reconnu ma passion et qui etoit assez clairvoyant pour se douter à peu près de mon dessein, me fit donner tout ce qu'il me falloit pour ecrire, et, comme s'il eût su mon intention, il demeura seul dans ma chambre. Je relus les papiers que j'avois ecrits un peu auparavant, pour me servir des pensées que j'avois dejà eues sur le même sujet. Enfin voici ce que j'ecrivis à Leonore:
Aussitôt que je vous vis, je ne pus m'empêcher de vous aimer; ma raison ne s'y opposa point: elle me dit aussi bien que mes yeux que vous etiez la plus aimable personne du monde, au lieu de me representer que je n'etois pas digne de vous aimer; mais elle n'eût fait qu'irriter mon mal par des remèdes inutiles, et, après m'avoir fait faire quelque résistance, il auroit toujours fallu céder à la necessité de vous aimer, que vous imposez à tous ceux qui vous voient. Je vous ai donc aimée, belle Leonore, et d'une amour si respectueuse que vous ne m'en devez pas haïr, bien que j'aie la hardiesse de vous la decouvrir. Mais le moyen de mourir pour vous et de ne s'en glorifier pas? et quelle peine pouvez-vous avoir à me pardonner un crime que vous aurez si peu de temps à me reprocher? Il est vrai que vous avoir pour la cause de sa mort est une recompense qui ne se peut meriter que par un grand nombre de services, et vous avez peut-être regret de m'avoir fait ce bien-là sans y penser. Ne me le plaignez point, aimable Leonore, puisque vous ne me le pouvez plus faire perdre et que c'est la seule faveur que j'aie jamais reçue de la Fortune, laquelle ne pourra jamais s'acquitter de ce qu'elle doit à votre merite qu'en vous donnant des adorateurs autant au dessus de moi que toutes les beautés du monde sont au dessous de la vôtre. Je ne suis donc pas assez vain pour esperer que le moindre sentiment de pitié.....
Je ne pus achever ma lettre: tout d'un coup les forces me manquèrent et la plume me tomba de la main, mon corps ne pouvant suivre mon esprit, qui alloit si vîte; sans cela ce long commencement de lettre que je viens de vous reciter n'auroit été que la moindre partie de la mienne, tant la fièvre et l'amour m'avoient echauffé l'imagination. Je demeurai long-temps evanoui sans donner aucun signe de vie; le seigneur Stephano, qui s'en aperçut, ouvrit la porte de la chambre pour envoyer querir un prêtre. Au même temps, Leonore et sa mère me vinrent voir: elles avoient appris que j'avois eté assassiné, et parcequ'elles crurent que cela ne m'etoit arrivé que pour les avoir voulu servir, et ainsi qu'elles etoient la cause innocente de ma mort, elles n'avoient point fait difficulté de me venir voir en l'etat où j'etois. Mon evanouissement dura si long-temps qu'elles s'en allèrent devant que je fusse revenu à moi, fort affligées, à ce que l'on pût juger, et dans la croyance que je n'en reviendrois pas. Elles lurent ce que j'avois ecrit; et la mère, plus curieuse que la fille, lut aussi les papiers que j'avois laissés sur mon lit, entre lesquels il y avoit une lettre de mon père, Garigues. Je fus longtemps entre la mort et la vie; mais enfin la jeunesse fut la plus forte. En quinze jours je fus hors de danger, et au bout de cinq ou six semaines je commençois à marcher par la chambre. Mon hôte me disoit souvent des nouvelles de Leonore; il m'apprit la charitable visite que sa mère et elle m'avoient rendue, dont j'eus une extrême joie; et, si je fus un peu en peine de ce qu'on avoit lu la lettre de mon père, je fus d'ailleurs fort satisfait de ce que la mienne avoit été lue aussi. Je ne pouvois parler d'autre chose que de Leonore toutes les fois que je me trouvois seul avec Stephano. Un jour, me souvenant que la mère de Leonore m'avoit dit qu'il me pourroit apprendre qui elle etoit et ce qui la retenoit dans Rome, je le priai de me faire part de ce qu'il en savoit. Il me dit qu'elle s'appeloit mademoiselle de la Boissière; qu'elle etoit venue à Rome avec la femme de l'ambassadeur de France; qu'un homme de condition, proche parent de l'ambassadeur, etoit devenu amoureux d'elle; qu'elle ne l'avoit pas haï, et que d'un mariage clandestin il en avoit eu cette belle Leonore. Il m'apprit de plus que ce seigneur en avoit eté brouillé avec toute la maison de l'ambassadeur; que cela l'avoit obligé de quitter Rome et d'aller demeurer quelque temps à Venise avec cette mademoiselle de la Boissière, pour laisser passer le temps de l'ambassade; que, l'ayant ramenée dans Rome, il lui avoit meublé une maison et donné tous les ordres necessaires pour la faire vivre en personne de condition tandis qu'il seroit en France, où son père le faisoit revenir et où il n'avoit osé mener sa maîtresse, ou, si vous voulez, sa femme, sçachant bien que son mariage ne seroit approuvé de personne. Je vous avoue que je ne pus m'empêcher de souhaiter quelquefois que ma Leonore ne fût pas fille legitime d'un homme de condition, afin que le defaut de sa naissance eût plus de rapport avec la bassesse de la mienne; mais je me repentois bientôt d'une pensée si criminelle, et lui souhaitois une fortune aussi avantageuse qu'elle la meritoit, quoique cette dernière pensée me causât un desespoir etrange: car, l'aimant plus que ma vie, je prevoyois bien que je ne pourrois jamais être heureux sans la posseder, ni la posseder sans la rendre malheureuse.
Lorsque j'achevois de me guerir, et que d'un si grand mal il ne me restoit que beaucoup de pâleur sur le visage, causée par la grande quantité de sang que j'avois perdu, mes jeunes maîtres revinrent de l'armée des Venitiens, la peste, qui infectoit tout le Levant, ne leur ayant pas permis d'y exercer plus long-temps leur courage. Verville m'aimoit encore, comme il m'a toujours aimé, et Saint-Far ne me temoignoit point encore qu'il me haït comme il a fait depuis. Je leur fis le recit de tout ce qui m'etoit arrivé, à la reserve de l'amour que j'avois pour Leonore. Ils temoignèrent une extrême envie de la connoître, et je la leur augmentai en leur exagerant le merite de la mère et de la fille. Il ne faut jamais louer la personne que l'on aime devant ceux qui peuvent l'aimer aussi, puisque l'amour entre dans l'âme aussi bien par les oreilles que par les yeux. C'est un emportement qui a souvent bien fait du mal à ceux qui s'y sont laissé aller, et vous allez voir si j'en puis parler par experience. Saint-Far me demandoit tous les jours quand je le menerois chez mademoiselle de la Boissière. Un jour qu'il me pressoit plus qu'il n'avoit jamais fait, je lui dis que je ne sçavois pas si elle l'auroit agreable, parcequ'elle vivoit fort retirée. «Je vois bien que vous êtes amoureux de sa fille», me repartit-il; et, ajoutant qu'il iroit bien la voir sans moi, il me rompit si rudement en visière, et je parus si etonné, qu'il ne douta plus de ce que peut-être il ne soupçonnoit pas encore. Il me fit ensuite cent mauvaises railleries, et me mit en un tel desordre que Verville en eut pitié. Il me tira d'auprès de ce brutal et me mena au Cours, où je fus extrêmement triste, quelque peine que prît Verville à me divertir par une bonté extraordinaire à une personne de son âge et d'une condition si eloignée de la mienne. Cependant son brutal de frère travailloit à sa satisfaction, ou plutôt à ma ruine. Il s'en alla chez mademoiselle de la Boissière, où l'on le prit d'abord pour moi, parcequ'il avoit avec lui le valet de mon hôte, qui m'y avoit accompagné plusieurs fois; et je crois que sans cela on ne l'y auroit pas reçu. Mademoiselle de la Boissière fut fort surprise de voir un homme inconnu. Elle dit à Saint-Far que, ne le connoissant point, elle ne savoit à quoi attribuer l'honneur qu'il lui faisoit de la visiter. Saint-Far lui dit sans marchander qu'il etoit le maître d'un jeune garçon qui avoit eté assez heureux pour avoir eté blessé en lui rendant un petit service. Ayant debuté par une nouvelle qui ne plut ni à la mère ni à la fille, comme j'ai sçu depuis, et ces deux spirituelles personnes ne se souciant pas beaucoup de hasarder la reputation de leur esprit avec un homme qui leur avoit d'abord fait voir qu'il n'en avoit guère, le brutal se divertit fort peu avec elles, et elles s'ennuyèrent beaucoup avec lui. Ce qui le pensa faire enrager, c'est qu'il n'eut pas seulement la satisfaction de voir Leonore au visage, quelque instante prière qu'il lui fit de lever le voile qu'elle portoit d'ordinaire, comme font à Rome les filles de condition qui ne sont pas encore mariées. Enfin ce galant homme s'ennuya de les ennuyer; il les delivra de sa fâcheuse visite, et s'en retourna chez le seigneur Stephano, remportant fort peu davantage du mauvais office qu'il m'avoit rendu. Depuis ce temps-là, comme les brutaux sont fort portés à vouloir du mal à ceux à qui ils en ont fait, il eut pour moi des mepris si insupportables et me desobligea si souvent que j'eusse cent fois perdu le respect que je devois à sa condition, si Verville, par des bontés continuelles, ne m'eût aidé à souffrir les brutalités de son frère. Je ne sçavois point encore le mal qu'il m'avoit fait, quoique j'en ressentisse souvent les effets. Je trouvois bien mademoiselle de la Boissière plus froide qu'elle n'etoit au commencement de notre connoissance; mais, etant egalement civile, je ne remarquois point que je lui fusse à charge. Pour Leonore, elle me paroissoit fort rêveuse devant sa mère, et, quand elle n'en etoit pas observée, il me sembloit qu'elle en avoit le visage moins triste et que j'en recevois des regards plus favorables.
Le Destin contoit ainsi son histoire, et les comediennes l'ecoutoient attentivement, sans temoigner qu'elles eussent envie de dormir, lorsque deux heures après minuit sonnèrent. Mademoiselle de la Caverne fit souvenir le Destin qu'il devoit le lendemain tenir compagnie à la Rappinière jusqu'à une maison qu'il avoit à deux ou trois lieues de la ville, où il avoit promis de leur donner le plaisir de la chasse. Le Destin prit donc congé des comediennes et se retira dans sa chambre, où il y a apparence qu'il se coucha. Les comediennes firent la même chose, et ce qui restoit de la nuit se passa fort paisiblement dans l'hôtellerie, le poète, par bonheur, n'ayant point enfanté de nouvelles stances.
CHAPITRE XIV.
Enlevement du curé de Domfront.
eux qui auront eu assez de temps à
perdre pour l'avoir employé à lire les
chapitres precedents doivent sçavoir,
s'ils ne l'ont oublié, que le curé de
Domfront etoit dans l'un des brancards qui se
trouvèrent quatre de compagnie dans un petit
village, par une rencontre qui ne s'etoit peut-être
jamais faite. Mais, comme tout le monde sait,
quatre brancards se peuvent plutôt rencontrer
ensemble que quatre montagnes. Ce curé donc,
qui s'etoit logé dans la même hôtellerie de nos
comediens, fit consulter sa gravelle par les medecins
du Mans, qui lui dirent en latin fort elegant
qu'il avoit la gravelle (ce que le pauvre
homme ne savoit que trop), et, ayant aussi achevé
d'autres affaires qui ne sont pas venues à ma
connoissance, il partit de l'hôtellerie sur les neuf
heures du matin pour retourner à la conduite de
ses ouailles. Une jeune nièce qu'il avoit, habillée
en demoiselle
153, soit qu'elle le fût ou non,
se mit au devant du brancard, aux pieds du bonhomme,
qui etoit gros et court. Un paysan,
nommé Guillaume, conduisoit par la bride le
cheval de devant, par l'ordre exprès du curé,
de peur que ce cheval ne mît le pied en faute;
et le valet du curé, nommé Jullian, avoit soin
de faire aller le cheval de derrière, qui etoit si
retif que Jullian etoit souvent contraint de le
pousser par le cul. Le pot de chambre du curé,
qui etoit de cuivre jaune, reluisant comme de
l'or parcequ'il avoit été ecuré dans l'hôtellerie,
etoit attaché au côté droit du brancard, ce qui le
rendoit bien plus recommandable que le gauche,
qui n'etoit paré que d'un chapeau dans un étui
de carte
154, que le curé avoit retiré du messager
de Paris pour un gentilhomme de ses amis qui
avoit sa maison auprès de Domfront.
À une lieue et demie de la ville, comme le brancard alloit son petit train dans un chemin creux revêtu de haies plus fortes que des murailles, trois cavaliers, soutenus de deux fantassins, arrêtèrent le venerable brancard. L'un d'eux, qui paroissoit être le chef de ces coureurs de grands chemins, dit d'une voix effroyable: «Par la mort! le premier qui soufflera, je le tue!» et presenta la bouche de son pistolet à deux doigts près des yeux du paysan Guillaume, qui conduisoit le brancard. Un autre en fit autant à Jullian, et un des hommes de pied coucha en joue la nièce du curé, qui cependant dormoit dans son brancard fort paisiblement, et ainsi fut exempté de l'effroyable peur qui saisit son petit train pacifique. Ces vilains hommes firent marcher le brancard plus vite que les mechans chevaux qui le portoient n'en avoient envie. Jamais le silence n'a eté mieux observé dans une action si violente. La nièce du curé etoit plus morte que vive; Guillaume et Jullian pleuroient sans oser ouvrir la bouche, à cause de l'effroyable vision des armes à feu, et le curé dormoit toujours, comme je vous ai dejà dit. Un des cavaliers se detacha du gros au galop et prit le devant. Cependant le brancard gagna un bois, à l'entrée duquel le cheval de devant, qui mouroit peut-être de peur aussi bien que celui qui le menoit, ou par belle malice, ou parceque l'on le faisoit aller plus vite qu'il ne lui etoit permis par sa nature pesante et endormie, ce pauvre cheval donc mit le pied dans une ornière et broncha si rudement que monsieur le curé s'en eveilla, et sa nièce tomba du brancard sur la maigre croupe de la haridelle. Le bonhomme appela Jullian, qui n'osa lui répondre; il appela sa nièce, qui n'avoit garde d'ouvrir la bouche; le paysan eut le coeur aussi dur que les autres, et le curé se mit en colère tout de bon. On a voulu dire qu'il jura Dieu, mais je ne puis croire cela d'un curé du Bas-Maine. La nièce du curé s'etoit relevée de dessus la croupe du cheval, et avoit repris sa place sans oser regarder son oncle, et le cheval, s'etant relevé vigoureusement, marchoit plus fort qu'il n'avoit jamais fait, nonobstant le bruit du curé, qui crioit de sa voix de lutrin: «Arrête, arrête!» Ses cris redoublés excitoient le cheval et le faisoient aller encore plus vite, et cela faisoit crier le curé encore plus fort. Il appeloit tantôt Jullian, tantôt Guillaume, et plus souvent que les autres sa nièce, au nom de laquelle il joignoit souvent l'epithète de double carogne. Elle eût pourtant bien parlé si elle eût voulu, car celui qui lui faisoit garder le silence si exactement etoit allé joindre les gens de cheval, qui avoient pris le devant et qui etoient eloignés du brancard de quarante ou cinquante pas; mais la peur de la carabine la rendoit insensible aux injures de son oncle, qui se mit enfin à hurler et à crier à l'aide et au meurtre, voyant qu'on lui desobeissoit si opiniâtrement. Là-dessus, les deux cavaliers qui avoient pris le devant, et que le fantassin avoit fait revenir sur leurs pas, rejoignirent le brancard et le firent arrêter. L'un d'eux dit effroyablement à Guillaume: «Qui est le fou qui crie là-dedans?--Helas! Monsieur, vous le sçavez mieux que moi», repondit le pauvre Guillaume. Le cavalier lui donna du bout de son pistolet dans les dents, et, le presentant à la nièce, lui commanda de se demasquer et de lui dire qui elle etoit. Le curé, qui voyoit de son brancard tout ce qui se passoit, et qui avoit un procès avec un gentilhomme de ses voisins nommé de Laune 155, crut que c'etoit lui qui le vouloit assassiner. Il se mit donc à crier: «Monsieur de Laune, si vous me tuez, je vous cite devant Dieu. Je suis sacré prêtre indigne, et vous serez excommunié comme un loup-garou 156.» Cependant sa pauvre nièce se demasquoit, et faisoit voir au cavalier un visage effrayé qui lui etoit inconnu. Cela fit un effet à quoi l'on ne s'attendoit point. Cet homme colère lâcha son pistolet dans le ventre du cheval qui portoit le devant du brancard, et d'un autre pistolet qu'il avoit à l'arçon de sa selle donna droit dans la tête d'un de ses hommes de pied en disant: «Voilà comme il faut traiter ceux qui donnent de faux avis.» Ce fut alors que la frayeur redoubla au curé et à son train: il demanda confession; Jullian et Guillaume se mirent à genoux, et la nièce du curé se rangea auprès de son oncle. Mais ceux qui leur faisoient tant de peur les avoient dejà quittés, et s'etoient eloignés d'eux autant que leurs chevaux avoient pu courir, leur laissant en depôt celui qui avoit eté tué d'un coup de pistolet. Jullian et Guillaume se levèrent en tremblant, et dirent au curé et à sa nièce que les gendarmes s'en etoient allés. Il fallut deteler le cheval de derrière, afin que le brancard ne penchât pas tant sur le devant, et Guillaume fut envoyé en un bourg prochain pour trouver un autre cheval. Le curé ne sçavoit que penser de ce qui lui etoit arrivé; il ne pouvoit deviner pourquoi on l'avoit enlevé, pourquoi on l'avoit quitté sans le voler, et pourquoi ce cavalier avoit tué un des siens mêmes, dont le curé n'etoit pas si scandalisé que de son pauvre cheval tué, qui vraisemblablement n'avoit jamais rien eu à demêler avec cet etrange homme. Il concluoit toujours que c'etoit de Laune qui l'avoit voulu assassiner, et qu'il en auroit la raison. Sa nièce lui soutenoit que ce n'etoit point de Laune, qu'elle connoissoit bien; mais le curé vouloit que ce fût lui, pour lui faire un bon grand procès criminel, se fiant peut-être aux temoins à gages 157 qu'il esperoit de trouver à Goron 158, où il avoit des parens.
Note 156: (retour) Un loup-garou étoit proprement un homme ou une femme métamorphosé en loup par sorcellerie. On croyoit encore aux loups-garous au XVIIe siècle. Bodin, Boguet, Delancre, en rapportent des histoires qui se sont passées de leur temps. En 1615, J. de Nynauld publia un traité complet de la Lycanthropie. Vers la fin du XVIe siècle, Claude, prieur de Laval, dans le Maine, avoit mis au jour des Dialogues sur le même sujet. Les loups-garous passoient surtout pour fort communs dans le Poitou, province assez voisine du Maine.
Note 157: (retour) Les témoins du Maine, pays processif par excellence, n'étoient pas en bonne réputation, et c'est à leur mauvaise renommée que Racine fait allusion dans les Plaideurs:DANDIN.
Pourquoi les récuser?
L'INTIMÉ.
Monsieur, ils sont du Maine.
DANDIN.
Il est vrai que du Mans il en vient par douzaine.
(Acte 3, sc. 3.)
Comme ils contestoient là-dessus, Jullian, qui vit paroître de loin quelque cavalerie, s'enfuit tant qu'il put. La nièce du curé, qui vit fuir Jullian, crut qu'il en avoit du sujet et s'enfuit aussi, ce qui fit perdre au curé la tramontane, ne sçachant plus ce qu'il devoit penser de tant d'evenemens extraordinaires; enfin, il vit aussi la cavalerie que Jullian avoit vue, et, qui pis est, il vit qu'elle venoit droit à lui. Cette troupe etoit composée de neuf ou dix chevaux, au milieu de laquelle il y avoit un homme lié et garrotté sur un mechant cheval et defait comme ceux qu'on mène pendre. Le curé se mit à prier Dieu et se recommanda de bon coeur à sa toute bonté, sans oublier le cheval qui lui restoit; mais il fut bien etonné et rassuré tout ensemble quand il reconnut la Rappinière et quelques uns de ses archers. La Rappinière lui demanda ce qu'il faisoit là, et si c'etoit lui qui avoit tué l'homme qu'il voyoit roide mort auprès du corps d'un cheval. Le curé lui conta ce qui lui etoit arrivé, et conclut encore que c'etoit de Laune qui l'avoit voulu assassiner: de quoi la Rappinière verbalisa amplement. Un des archers courut au prochain village pour faire enlever le corps mort, et revint avec la nièce du curé et Jullian, qui s'etoient rassurés et qui avoient rencontré Guillaume ramenant un cheval pour le brancard. Le curé s'en retourna à Domfront sans aucune mauvaise rencontre, où, tant qu'il vivra, il contera son enlèvement 159. Le cheval mort fut mangé des loups ou des mâtins; le corps de celui qui avoit eté tué fut enterré je ne sais où, et la Rappinière, le Destin, la Rancune et l'Olive, les archers et le prisonnier, s'en retournèrent au Mans. Et voilà le succès de la chasse de la Rappinière et des comediens, qui prirent un homme au lieu de prendre un lièvre.
Note 159: (retour) Le curé de Domfront, pendant le séjour de Scarron au Mans, étoit, nous apprend Michel Gomboust, fils de M. de La Tousche, que notre auteur peut avoir connu. Il est possible que, placé dans une situation équivoque par la possession irrégulière de son bénéfice, Scarron ait eu maille à partir avec lui, comme avec quelques autres ecclésiastiques, et qu'il ait voulu s'en venger à sa manière en le faisant figurer dans une scène burlesque.
CHAPITRE XV.
Arrivée d'un operateur
160 dans l'hôtellerie.
Suite de
l'histoire de Destin et de l'Etoile.
Note 160: (retour) Les opérateurs étoient des médecins empiriques qui couroient la France pour débiter leurs drogues, en se faisant souvent accompagner d'acteurs chargés d'attirer le public autour d'eux. Voy. Rom. com., 3e partie, ch. 4 et 13. Ainsi Tabarin étoit associé de Mondor, fameux opérateur qui vendoit du baume sur la place Dauphine; Bruscambille fut long-temps acteur de Jean Farine, un des plus célèbres opérateurs du temps, et Guillot-Gorju fit aussi le même métier avant d'entrer à l'hôtel de Bourgogne. On peut voir dans la Maison des jeux, l. 1. p. 121 et suiv. (Sercy, 1642), d'intéressants détails sur un merveilleux opérateur du temps.
SERENADE.
l vous souviendra, s'il vous plaît, que,
dans le precedent chapitre, l'un de
ceux qui avoient enlevé le curé de
Domfront avoit quitté ses compagnons
etoit allé au galop je ne sais où. Comme
il pressoit extremement son cheval dans un
chemin fort creux et fort etroit, il vit de loin
quelques gens de cheval qui venoient à lui. Il
voulut retourner sur ses pas pour les eviter et
tourna son cheval si court et avec tant de precipitation,
qu'il se cabra et se renversa sur son
maître. La Rappinière et sa troupe (car c'etoient
ceux qu'il avoit vus) trouvèrent fort etrange qu'un
homme qui venoit à eux si vite eût voulu s'en retourner
de la même façon; cela donna quelque
soupçon à la Rappinière, qui de son naturel en
etoit fort susceptible, outre que sa charge l'obligeoit
à croire plutôt le mal que le bien; son soupçon
s'augmenta beaucoup quand, etant auprès
de cet homme, qui avoit une jambe sous son
cheval, il vit qu'il ne paroissoit pas tant effrayé
de sa chute que de ce qu'il en avoit des temoins.
Comme il ne hasardoit rien en augmentant sa
peur, et qu'il sçavoit faire sa charge mieux que prevôt
du royaume, il lui dit en l'approchant:
«Vous voilà donc pris, homme de bien; ah! je
vous mettrai en lieu d'où vous ne tomberez pas si
lourdement.» Ces paroles etourdirent le malheureux
bien plus que n'avoit fait sa chute, et la
Rappinière et les siens remarquèrent sur son visage
de si grandes marques d'une conscience
bourrelée que tout autre moins entreprenant
que lui n'eût point balancé à l'arrêter. Il commanda
donc à ses archers de lui aider à se relever
et le fit lier et garotter sur son cheval. La rencontre
qu'il fit un peu après du curé de Domfront
dans le désordre que vous avez vu, auprès d'un
homme mort et d'un cheval tué d'un coup de
pistolet, lui assurèrent
161 qu'il ne s'etoit pas mepris,
à quoi contribua beaucoup la frayeur du
prisonnier, qui augmenta visiblement à son arrivée.
Le Destin le regardoit plus attentivement
que les autres, pensant le reconnoître, et ne pouvant
se remettre en mémoire où il l'avoit vu; il
travailla en vain sa réminiscence durant le chemin,
il ne put y retrouver ce qu'il cherchoit.
Enfin, ils arrivèrent au Mans, où la Rappinière
fit emprisonner le prétendu criminel; et les comédiens,
qui devoient commencer le lendemain à
représenter, se retirèrent en leur hôtellerie pour
donner ordre à leurs affaires. Ils se réconcilièrent
avec l'hôte, et le poète, qui etoit liberal comme
un poète, voulut payer le souper. Ragotin, qui se
trouva dans l'hôtellerie et qui ne s'en pouvoit eloigner
depuis qu'il etoit amoureux de l'Etoile, en
fut convié par le poète, qui fut assez fou pour y
convier aussi tous ceux qui avoient été spectateurs
de la bataille qui s'etoit donnée la nuit précédente
en chemise entre les comédiens et la famille
de l'hôte.
Un peu devant le souper, la bonne compagnie qui etoit déjà dans l'hôtellerie augmenta d'un operateur et de son train, qui etoit composé de sa femme, d'une vieille servante maure, d'un singe 162 et de deux valets. La Rancune le connoissoit il y avoit long-temps; ils se firent force caresses, et le poète, qui faisoit aisement connoissance, ne quitta point l'operateur et sa femme qu'à force de compliments pompeux, et qui ne disoient pourtant pas grand chose, s'il ne leur eût fait promettre qu'ils lui feroient l'honneur de souper avec lui 163. On soupa; il ne s'y passa rien de remarquable; on y but beaucoup et on n'y mangea pas moins. Ragotin y reput ses yeux du visage de l'Etoile, ce qui l'enivra autant que le vin qu'il avala, et il parla fort peu durant le souper, quoique le poète lui donnât une belle matière à contester, blâmant tout net les vers de Theophile, dont Ragotin etoit grand admirateur 164. Les comédiennes firent quelque temps conversation avec la femme de l'operateur, qui etoit Espagnole et n'etoit pas desagreable. Elles se retirèrent ensuite dans leur chambre, où le Destin les conduisit pour achever son histoire, que la Caverne et sa fille mouroient d'impatience d'entendre. L'Etoile cependant se mit à etudier son rôle, et le Destin, ayant pris une chaise auprès d'un lit où la Caverne et sa fille s'assirent, reprit son histoire en cette sorte:
Note 162: (retour) Comme aujourd'hui, les charlatans et saltimbanques aimoient à s'entourer d'un attirail bizarre, destiné à capter l'attention du populaire. Le singe, en particulier, étoit recherché pour cet usage. On connoît le fameux singe de Brioché, Fagotin, dont a parlé La Fontaine, et que Cyrano, dit-on, tua d'un coup d'épée. Voy. Éd. Fournier, Variét. hist., P. Jannet, t. 1, p. 277, etc. Il étoit d'usage aussi que les opérateurs eussent avec eux un Marocain, nègre vrai ou faux, plus souvent faux que vrai, qui remplissoit les fonctions de valet et leur servoit à attirer la foule.
Note 164: (retour) «Dans ma jeunesse, dit Saint-Evremont, on admiroit Théophile, malgré ses irrégularités et ses négligences.... Je l'ai vu décrié depuis par tous les versificateurs» (Quelques observations sur le goût et le discernement des François). Cette remarque est d'accord avec le passage de Scarron; seulement, il est naturel que Ragotin admire beaucoup ce poète, en sa double qualité de provincial arriéré et d'esprit fort.
Vous m'avez vu jusques ici fort amoureux et bien en peine de l'effet que ma lettre auroit fait dans l'esprit de Leonore et de sa mère; vous m'allez voir encore plus amoureux et le plus desesperé de tous les hommes. J'allois voir tous les jours mademoiselle de la Boissière et sa fille, si aveuglé de ma passion que je ne remarquois point la froideur que l'on avoit pour moi, et considerois encore moins que mes trop frequentes visites pouvoient leur être à la fin incommodes. Mademoiselle de la Boissière s'en trouvoit fort importunée depuis que Saint-Far lui avoit appris qui j'etois; mais elle ne pouvoit civilement me defendre sa maison après ce qui m'etoit arrivé pour elle. Pour sa fille, à ce que je puis juger par ce qu'elle a fait depuis, je lui faisois pitié, et elle ne suivoit pas en cela les sentimens de sa mère, qui ne la perdoit jamais de vue, afin que je ne pusse me trouver en particulier avec elle. Mais, pour vous dire le vrai, quand cette belle fille eût voulu me traiter moins froidement que sa mère, elle n'eût osé l'entreprendre devant elle. Ainsi je souffrois comme une âme damnée, et mes frequentes visites ne me servoient qu'à me rendre plus odieux à ceux à qui je voulois plaire. Un jour que mademoiselle de la Boissière reçut des lettres de France qui l'obligeoient à sortir, aussitôt qu'elle les eût lues elle envoya louer un carrosse et chercher le seigneur Stephano pour s'en faire accompagner, n'osant pas aller seule depuis la fâcheuse rencontre où je l'avois servie. J'etois plus prêt et plus propre à lui servir d'ecuyer que celui qu'elle envoyoit chercher; mais elle ne vouloit pas recevoir le moindre service d'une personne dont elle se vouloit defaire. Par bonheur Stephano ne se trouva point, et elle fut contrainte de temoigner devant moi la peine où elle etoit de n'avoir personne pour la mener, afin que je m'y offrisse, ce que je fis avec autant de joie qu'elle avoit de depit d'être reduite de me mener avec elle. Je la menai chez un cardinal qui etoit lors protecteur de France 165, et qui lui donna heureusement audience aussitôt qu'elle la lui eut fait demander. Il falloit que son affaire fût d'importance et qu'elle ne fût pas sans difficulté, car elle fut long-temps à lui parler en particulier dans une espèce de grotte, ou plutôt une fontaine couverte, qui etoit au milieu d'un fort beau jardin. Cependant tous ceux qui avoient suivi ce cardinal se promenoient dans les endroits du jardin qui leur plaisoient le plus.
Me voilà donc dans une grande allée d'orangers, seul avec la belle Leonore, comme j'avois tant souhaité de fois, et pourtant encore moins hardi que je n'avois jamais eté. Je ne sais si elle s'en aperçut et si ce fut par bonté qu'elle parla la première: «Ma mère, me dit-elle, aura bien du sujet de quereller le seigneur Stephano de nous avoir aujourd'hui manqué et d'être cause que nous vous donnons tant de peine.--Et moi je lui serai bien obligé, lui repondis-je, de m'avoir procuré, sans y penser, la plus grande felicité dont je jouirai jamais.--Je vous ai assez d'obligation, repartit-elle, pour prendre part à tout ce qui vous est avantageux: dites-moi donc, je vous prie, la felicité qu'il vous a procurée, si c'est une chose qu'une fille puisse sçavoir, afin que je m'en rejouisse.--J'aurois peur, lui dis-je, que vous ne la fissiez cesser?--Moi! reprit-elle. Je ne fus jamais envieuse, et, quand je le serois pour tout autre, je ne le serois jamais pour une personne qui a mis sa vie en hasard pour moi.--Vous ne le feriez pas par envie, lui repondis-je.--Et par quel autre motif m'opposerois-je à votre felicité? reprit-elle.--Par mepris, lui dis-je.--Vous me mettez bien en peine, ajouta-t-elle, si vous ne m'apprenez ce que je mepriserois, et de quelle façon le mepris que je ferois de quelque chose vous la rendroit moins agreable?--Il m'est bien aisé de m'expliquer, lui repondis-je, mais je ne sais si vous voudriez bien m'entendre.--Ne me le dites donc point, me dit-elle: car, quand on doute si on voudra bien entendre une chose, c'est signe qu'elle n'est pas intelligible ou qu'elle peut deplaire.» Je vous avoue que je me suis etonné cent fois comment je lui pouvois repondre, songeant bien moins à ce qu'elle me disoit qu'à sa mère, qui pouvoit revenir et me faire perdre l'occasion de lui parler de mon amour. Enfin je m'enhardis, et, sans employer plus de temps en une conversation qui ne me conduisoit pas assez vite où je voulois aller, je lui dis, sans repondre à ses dernières paroles, qu'il y avoit long-temps que je cherchois l'occasion de lui parler pour lui confirmer ce que j'avois pris la hardiesse de lui ecrire, et que je ne me serois jamais hasardé à cela si je n'avois sçu qu'elle avoit lu ma lettre. Je lui redis ensuite une grande partie de ce que je lui avois ecrit, et ajoutai qu'etant prêt de partir pour la guerre que le pape faisoit à quelques princes d'Italie 166, et etant resolu d'y mourir, puisque je n'etois pas digne de vivre pour elle, je la priois de m'apprendre les sentimens qu'elle auroit eus pour moi si ma fortune eût eu plus de rapport avec la hardiesse que j'avois eue de l'aimer. Elle m'avoua en rougissant que ma mort ne lui seroit pas indifferente. «Et si vous êtes homme à faire quelque chose pour vos amis, ajouta-t-elle, conservez-nous en un qui nous a eté si utile; ou du moins, si vous êtes si pressé de mourir par une raison plus forte que celle que vous me venez de dire, differez votre mort jusques à tant que nous soyons revenus en France, où je dois bientôt retourner avec ma mère.» Je la pressai de me dire plus clairement les sentimens qu'elle avoit pour moi. Mais sa mère se trouva lors si près de nous qu'elle n'eût pu me repondre quand elle l'eût voulu. Mademoiselle de la Boissière me fit une mine assez froide, à cause peut-être que j'avois eu le temps d'entretenir Leonore en particulier, et cette belle fille même me parut en être un peu en peine. Cela fut cause que je n'osai être que fort peu de temps chez elles. Je les quittai le plus content du monde, et tirant des consequences fort avantageuses à mon amour de la reponse de Leonore.
Note 166: (retour) Cette guerre n'étoit en réalité qu'une lutte entre les Farnèse, représentés par Odoardo Farnèse, prince de Parme, et les Barberini, représentés par Urbain VIII. Lorsque le pape eut essayé d'attaquer Parme et Plaisance (1641), les princes italiens rassemblèrent une armée dans le Modenois pour arrêter ses envahissements. Après des péripéties diverses, la paix se fit par la médiation de la France.
Le lendemain, je ne manquai pas de les aller voir, suivant ma coutume. On me dit qu'elles etoient sorties, et on me dit la même chose trois jours de suite que j'y retournai sans me rebuter. Enfin le seigneur Stephano me conseilla de n'y aller plus, parceque mademoiselle de la Boissière ne permettroit pas que je visse sa fille, ajoutant qu'il me croyoit trop raisonnable pour m'aller faire donner un refus. Il m'apprit la cause de ma disgrace: la mère de Leonore l'avoit trouvée qui m'ecrivoit une lettre, et, après l'avoit fort maltraitée, elle avoit donné ordre à ses gens de me dire qu'elles n'y etoient pas, toutes les fois que je les viendrois voir. Ce fut alors que j'appris le mauvais office que m'avoit rendu Saint-Far, et que depuis ce temps-là mes visites avoient fort importuné la mère. Pour la fille, Stephano m'assura de sa part que mon merite lui eût fait oublier ma fortune si sa mère eût été aussi peu interessée qu'elle.
Je ne vous dirai point le desespoir où me mirent ces fâcheuses nouvelles; je m'affligeai autant que si on m'eût refusé Leonore injustement, quoique je n'eusse jamais esperé de la posseder; je m'emportai contre Saint-Far, et je songeai même a me battre contre lui; mais enfin, me remettant devant les yeux ce que je devois à son père et à son frère, je n'eus recours qu'à mes larmes. Je pleurai comme un enfant, et je m'ennuyai partout où je ne fus pas seul. Il fallut partir sans voir Leonore. Nous fîmes une campagne dans l'armée du pape, où je fis tout ce que je pus pour me faire tuer. La fortune me fut contraire en cela comme elle avoit toujours eté en autres choses. Je ne pus trouver la mort que je cherchois, et j'acquis quelque reputation que je ne cherchois point, et qui m'auroit satisfait en un autre temps; mais, pour lors, rien ne me pouvoit satisfaire que le souvenir de Leonore. Verville et Saint-Far furent obligés de retourner en France, où le baron d'Arques les reçut en père idolâtre de ses enfans. Ma mère me reçut fort froidement; pour mon père, il se tenoit à Paris chez le comte de Glaris, qui l'avoit choisi pour être le gouverneur de son fils. Le baron d'Arques, qui avoit sçu ce que j'avois fait dans la guerre d'Italie, où même j'avois sauvé la vie à Verville, voulut que je fusse à lui en qualité de gentilhomme. Il me permit d'aller voir mon père à Paris, qui me reçut encore plus mal que n'avoit fait sa femme. Un autre homme de sa condition, qui eût eu un fils aussi bien fait que moi, l'eût presenté au comte Ecossois; mais mon père me tira hors de son logis avec empressement, comme s'il eût eu peur que je l'eusse deshonoré. Il me reprocha cent fois, durant le chemin que nous fîmes ensemble, que j'etois trop brave, que j'avois la mine d'être glorieux et que j'aurois mieux fait d'apprendre un metier que d'être un traîneur d'epée. Vous pouvez penser que ces discours-là n'etoient guère agreables à un jeune homme qui avoit eté bien elevé, qui s'etoit mis en quelque reputation à la guerre, et enfin qui avoit osé aimer une fort belle fille, et même lui decouvrir sa passion. Je vous avoue que les sentimens de respect et d'amitié que l'on doit avoir pour un père n'empêchèrent point que je ne le regardasse comme un très fâcheux vieillard. Il me promena dans deux ou trois rues, me caressant de la sorte que je vous viens de dire, et puis me quitta tout d'un coup, me defendant expressement de le revenir voir. Je n'eus pas grand'peine à me resoudre de lui obéir. Je le quittai et m'en allai voir M. de Saint-Sauveur, qui me reçut en père. Il fut fort indigné de la brutalité du mien, et me promit de ne me point abandonner. Le baron d'Arques eut des affaires qui l'obligèrent d'aller demeurer à Paris. Il se logea à l'extremité du faubourg Saint-Germain, en une fort belle maison que l'on avoit bâtie depuis peu avec beaucoup d'autres qui ont rendu ce faubourg-là aussi beau que la ville 167.
Note 167: (retour) Ce fut surtout dans la première moitié du XVIIe siècle, sous Louis XIII et Louis XIV, que l'emplacement du Pré-aux-Clercs se recouvrit peu à peu de constructions monumentales, et que le faubourg Saint-Germain se trouva construit comme par enchantement. «On a commencé, dit Sauval, à y bâtir en 1630; et quoique, depuis, tant Louis XIII que Louis XIV aient souvent fait défense de passer certaines limites, on ne laisse pas néanmoins d'avancer toujours... Tous les jours on y entreprend de grands logis et beaux.» (Antiq., l. 8.) Corneille lui-même va nous servir de témoin:Paris voit tous les jours de ces métamorphoses;
Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses:
Toute une ville entière, avec pompe bâtie,
Semble d'un vieux fossé par miracle sortie,
Et nous fait présumer, à ses superbes toits,
Que tous ses habitants sont des dieux ou des rois.
(Menteur, II, 5.)
Voir aussi le début de l'Esprit follet de d'Ouville (1642). Ce ne fut que vers 1620 qu'on commença à bâtir le quai Malaquais, sur une partie du terrain occupé jadis par le palais, ou plutôt par les jardins de la reine Marguerite, première femme de Henri IV. Jusque là, en sortant de la porte de Nesle, située à peu près où est maintenant l'Institut, on entroit en pleine campagne, dans le Pré-aux-Clercs. Cet emplacement, où se voyoient à peine quelques rues, composées de maisons éparses que séparoient des prés et des jardins, fut peu à peu sillonné par les rues Jacob, des Saints-Pères, du Bac, de l'Université, de Verneuil, etc.
Saint-Far et Verville faisoient leur cour, alloient au Cours 168 ou en visite, et faisoient tout ce que font les jeunes gens de leur condition en cette grande ville, qui fait passer pour campagnards les habitans des autres villes du royaume. Pour moi, quand je ne les accompagnois point, je m'allois exercer dans toutes les salles des tireurs d'armes, ou bien j'allois à la comedie, ce qui est cause, peut-être, de ce que je suis passable comedien.
Note 168: (retour) Le mot Cours signifioit alors un «lieu qui sert de rendez-vous au beau monde pour la promenade» (Dictionn. de Furetière). Quand on l'employoit sans autre désignation, pour Paris, il indiquoit le plus célèbre de tous: le Cours-la-Reine, ouvert sous la régence de Marie de Médicis, en 1628, date des Lettres patentes, au lieu où il est encore aujourd'hui, et qui fut bien vite adopté par la mode. V. Le Maire, Paris ancien et moderne, t. 3, p. 386. Le Cours hors la porte Saint-Antoine partageoit avec le Cours-la-Reine les préférences du beau monde. «Les vrais galands seront curieux de dresser un almanach où ils verront..... quand commence le Cours hors la porte Saint-Antoine, et quand c'est que celuy de la Reyne-Mère a la vogue.» (Lois de la galant.)
Un jour Verville me tira en particulier, et me decouvrit qu'il etoit devenu fort amoureux d'une demoiselle qui demeuroit dans la même rue. Il m'apprit qu'elle avoit un frère nommé Saldagne, qui etoit aussi jaloux d'elle et d'une autre soeur qu'elle avoit que s'il eût eté leur mari, et il me dit de plus qu'il avoit fait assez de progrès auprès d'elle pour l'avoir persuadée de lui donner, la nuit suivante, entrée dans son jardin, qui repondoit par une porte de derrière à la campagne, comme celui du baron d'Arques. Après m'avoir fait cette confidence, il me pria de l'y accompagner, et de faire tout ce que je pourrois pour me mettre aux bonnes grâces de la fille qu'elle devoit avoir avec elle. Je ne pouvois refuser à l'amitié que m'avoit toujours temoignée Verville de faire tout ce qu'il vouloit. Nous sortîmes par la porte de derrière de notre jardin sur les dix heures du soir, et fûmes reçus dans celui où l'on nous attendoit par la maîtresse et la suivante. La pauvre mademoiselle de Saldagne trembloit comme la feuille et n'osoit parler; Verville n'etoit guère plus assuré; la suivante ne disoit mot, et moi, qui n'etois là que pour accompagner Verville, je ne parlois point et n'en avois pas envie. Enfin, Verville s'evertua et mena sa maîtresse dans une allée couverte, après avoir bien recommandé à la suivante et à moi de faire bon guet; ce que nous fîmes avec tant d'attention, que nous nous promenâmes assez longtemps sans nous dire la moindre parole l'un à l'autre. Au bout d'une allée, nous nous rencontrâmes avec les jeunes amans. Verville me demanda assez haut si j'avois bien entretenu madame Madelon. Je lui repondis que je ne croyois pas qu'elle eût sujet de s'en plaindre. «Non assurément, dit aussitôt la soubrette, car il ne m'a encore rien dit.» Verville s'en mit à rire et assura cette Madelon que je valois bien la peine que l'on fît conversation avec moi, quoique je fusse fort melancolique. Mademoiselle de Saldagne prit la parole, et dit que sa femme de chambre n'etoit pas aussi une fille à mepriser. Et là dessus, ces amans bienheureux nous quittèrent, nous recommandant de bien prendre garde que l'on ne les surprît point. Je me preparai alors à m'ennuyer beaucoup avec une servante qui m'alloit demander sans doute combien je gagnois de gages, quelles servantes je connoissois dans le quartier, si je savois des chansons nouvelles, et si j'avois bien des profits avec mon maître. Je m'attendois après cela d'apprendre tous les secrets de la maison de Saldagne, et tous les defauts tant de lui que de ses soeurs, car peu de suivans se rencontrent ensemble sans se dire tout ce qu'ils sçavent de leur maître, et sans trouver à redire au peu de soin qu'ils ont de faire leur fortune et celle de leurs gens; mais je fus bien etonné de me voir en conversation avec une servante qui me dit d'abord: «Je te conjure, esprit muet, de me confesser si tu es valet, et, si tu es valet, par quelle vertu admirable tu t'es empêché jusqu'à cette heure de me dire du mal de ton maître.» Ces paroles si extraordinaires en la bouche d'une femme de chambre me surprirent; je lui demandai de quelle autorité elle se mêloit de m'exorciser. «Je vois bien, me dit-elle, que tu es un esprit opiniâtre, et qu'il faut que je redouble mes conjurations. Dis-moi donc, esprit rebelle, par la puissance que Dieu m'a donnée sur les valets suffisans et glorieux, dis-moi qui tu es.--Je suis un pauvre garçon, lui repondis-je, qui voudrois bien être endormi dans mon lit.--Je vois bien, repartit-elle, que j'aurai bien de la peine à te connoître; au moins ai-je dejà decouvert que tu n'es guères galant: car, ajouta-t-elle, ne me devois-tu pas parler le premier, me dire cent douceurs, me vouloir prendre la main, te faire donner deux ou trois soufflets, autant de coups de pied, te faire bien egratigner, enfin t'en retourner chez toi comme un homme à bonne fortune 169?--Il y a des filles dans Paris, interrompis-je, dont je serois ravi de porter les marques; mais il y en a aussi que je ne voudrois pas seulement envisager, de peur d'avoir de mauvais songes.--Tu veux dire, reprit-elle, que je suis peut-être laide. Hé! monsieur le difficile, ne sais-tu pas bien que la nuit tous les chats sont gris?--Je ne veux rien faire la nuit, lui repondis-je, dont je me puisse repentir le jour.--Et si je suis belle! me dit-elle.--Je ne vous aurois pas porté assez de respect, lui dis-je; outre qu'avec l'esprit que vous me faites paroître, vous meriteriez d'être servie et galantisée par les formes.--Et servirois-tu bien une fille de merite par les formes? me demanda-t-elle.--Mieux qu'homme du monde, lui dis-je, pourvu que je l'aimasse.--Que t'importe? ajouta-t-elle, pourvu que tu en fusses aimé.--Il faut que l'un et l'autre se rencontre dans une galanterie où je m'embarquerois, lui repartis-je.--Vraiment, dit-elle, si je dois juger du maître par le valet, ma maîtresse a bien choisi en monsieur de Verville, et la servante pour qui tu te radoucirois auroit grand sujet de faire l'importante.--Ce n'est pas assez de m'ouïr parler, lui dis-je, il faut aussi me voir.--Je crois, repartit-elle, qu'il ne faut ni l'un ni l'autre.»
Notre conversation ne put durer davantage, car M. de Saldagne heurtoit à grands coups à la porte de la rue, que l'on ne se hâtoit point d'ouvrir, par l'ordre de sa soeur, qui vouloit avoir le temps de gagner sa chambre. La demoiselle et la femme de chambre se retirèrent si troublées et avec tant de precipitation, qu'elles ne nous dirent pas adieu en nous mettant hors du jardin. Verville voulut que je l'accompagnasse en sa chambre aussitôt que nous fûmes arrivés au logis. Jamais je ne vis un homme plus amoureux et plus satisfait; il m'exagera l'esprit de sa maîtresse et me dit qu'il n'auroit point l'esprit content que je ne l'eusse vue. Enfin il me tint toute la nuit à me redire cent fois les mêmes choses, et je ne pus m'aller coucher qu'alors que le point du jour commença de paroître. Pour moi, j'etois fort etonné d'avoir trouvé une servante de si bonne conversation, et je vous avoue que j'eus quelque envie de sçavoir si elle etoit belle, quoique le souvenir de ma Leonore me donnât une extrême indifference pour toutes les belles filles que je voyois tous les jours dans Paris. Nous dormîmes, Verville et moi, jusqu'à midi. Il ecrivit, aussitôt qu'il fut eveillé, à mademoiselle de Saldagne, et envoya sa lettre par son valet, qui en avoit dejà porté d'autres, et qui avoit correspondance avec sa femme de chambre. Ce valet etoit Bas-Breton, d'une figure fort desagreable et d'un esprit qui l'etoit encore plus. Il me vint en l'esprit, quand je le vis partir, que, si la fille que j'avois entretenue le voyoit vilain comme il etoit et parloit un moment à lui, qu'assurement elle ne le soupçonneroit point d'être celui qui avoit accompagné Verville. Ce gros sot s'acquitta assez bien de sa commission, pour un sot. Il trouva mademoiselle de Saldagne avec sa soeur aînée, qui s'appeloit mademoiselle de Lery, à qui elle avoit fait confidence de l'amour que Verville avoit pour elle. Comme il attendoit sa reponse, M. de Saldagne fut ouï chanter sur le degré; il venoit à la chambre de ses soeurs, qui cachèrent à la hâte notre Breton dans une garde-robe. Le frère ne fut pas long-temps avec ses soeurs, et le Breton fut tiré de sa cachette. Mademoiselle de Saldagne s'enferma dans un petit cabinet pour faire reponse à Verville, et mademoiselle de Lery fit conversation avec le Breton, qui sans doute ne la divertit guère. Sa soeur, qui avoit achevé sa lettre, la delivra de notre lourdaut, le renvoyant à son maître avec un billet par lequel elle lui promettoit de l'attendre à la même heure, dans le même jardin. Aussitôt que la nuit fut venue, vous pouvez penser que Verville se tint prêt pour aller à l'assignation qu'on lui avoit donnée. Nous fûmes introduits dans le jardin, et je me vis en tête la même personne que j'avois entretenue et que j'avois trouvée si spirituelle. Elle me la parut encore plus qu'elle n'avoit fait, et je vous avoue que le son de sa voix, et la façon dont elle disoit les choses, me firent souhaiter qu'elle fût belle. Cependant elle ne pouvoit croire que je fusse le Bas-Breton qu'elle avoit vu, ni comprendre pourquoi j'avois plus d'esprit la nuit que le jour: car, le Breton nous ayant conté que l'arrivée de Saldagne dans la chambre de ses soeurs lui avoit fait grand' peur, je m'en fis honneur devant cette spirituelle servante, en lui protestant que je n'avois pas tant eu de peur pour moi que pour mademoiselle de Saldagne. Cela lui ôta tout le doute qu'elle pouvoit avoir que je ne fusse pas le valet de Verville, et je remarquai que, depuis cela, elle commença à me tenir de vrais discours de servante. Elle m'apprit que ce monsieur de Saldagne etoit un terrible homme, et que, s'etant trouvé fort jeune sans père ni mère, avec beaucoup de bien et peu de parens, il exerçoit une grande tyrannie sur ses soeurs pour les obliger à se faire religieuses, les traitant non pas seulement en père injuste, mais en mari jaloux et insupportable. Je lui allois parler à mon tour du baron d'Arques et de ses enfans, quand la porte du jardin, que nous n'avions point fermée, s'ouvrit, et nous vîmes entrer M. de Saldagne, suivi de deux laquais, dont l'un lui portoit un flambeau. Il revenoit d'un logis qui etoit au bout de la rue, dans la même ligne du sien et du nôtre, où l'on jouoit tous les jours, et où Saint-Far alloit souvent se divertir. Ils y avoient joué ce jour-là l'un et l'autre, et Saldagne, ayant perdu son argent de bonne heure, etoit rentré dans son logis par la porte de derrière, contre sa coutume, et, l'ayant trouvée ouverte, nous avoit surpris, comme je vous viens de dire. Nous etions alors tous quatre dans une allée couverte, ce qui nous donna moyen de nous derober à la vue de Saldagne et de ses gens. La demoiselle demeura dans le jardin sous pretexte de prendre le frais, et, pour rendre la chose plus vraisemblable, elle se mit à chanter, sans en avoir grande envie, comme vous pouvez penser. Cependant Verville, ayant escaladé la muraille par une treille, s'etoit jeté de l'autre côté; mais un troisième laquais de Saldagne, qui n'etoit pas encore entré, le vit sauter, et ne manqua pas de venir dire à son maître qu'il venoit de voir sauter un homme de la muraille du jardin dans la rue. En même temps on m'ouït tomber dans le jardin fort rudement, la même treille par laquelle s'etoit sauvé Verville s'etant malheureusement rompue sous moi. Le bruit de ma chute, joint au rapport du laquais, emut tous ceux qui etoient dans le jardin. Saldagne courut au bruit qu'il avoit entendu, suivi de ses trois laquais, et, voyant un homme l'epée à la main (car aussitôt que je fus relevé je m'etois mis en etat de me defendre), il m'attaqua à la tête des siens. Je lui fis bientôt voir que je n'etois pas aisé à battre. Le laquais qui portoit le flambeau s'avança plus que les autres; cela me donna moyen de voir Saldagne au visage, que je reconnus pour le même François qui m'avoit autrefois voulu assassiner dans Rome pour l'avoir empêché de faire une violence à Leonore, comme je vous ai tantôt dit. Il me reconnut aussi, et, ne doutant point que je ne fusse venu là pour lui rendre la pareille, il me cria que je ne lui echapperois pas cette fois-là. Il redoubla ses efforts, et alors je me trouvai fort pressé, outre que je m'etois quasi rompu une jambe en tombant. Je gagnai en lâchant le pied un cabinet dans lequel j'avois vu entrer la maîtresse de Verville fort eplorée. Elle ne sortit point de ce cabinet, quoique je m'y retirasse, soit qu'elle n'en eût pas le temps ou que la peur la rendît immobile. Pour moi, je me sentis augmenter le courage quand je vis que je ne pouvois être attaqué que par la porte du cabinet, qui etoit assez etroite. Je blessai Saldagne en une main et le plus opiniâtre de ses laquais en un bras, ce qui me fit donner un peu de relâche. Je n'esperois pas pourtant en echapper, m'attendant qu'à la fin on me tueroit à coups de pistolets, quand je leur aurois bien donné de la peine à coups d'épée. Mais Verville vint à mon secours. Il ne s'etoit point voulu retirer dans son logis sans moi, et, ayant ouï la rumeur et le bruit des epées, il etoit venu me tirer du peril où il m'avoit mis, ou le partager avec moi. Saldagne, avec qui il avoit dejà fait connoissance, crut qu'il le venoit secourir comme son ami et son voisin; il s'en tint fort obligé, et lui dit, en l'abordant: «Vous voyez, Monsieur, comme je suis assassiné dans mon logis!» Verville, qui connut sa pensée, lui repondit sans hesiter qu'il etoit son serviteur contre tout autre, mais qu'il n'etoit là qu'en l'intention de me servir contre qui que ce fût. Saldagne, enragé de s'être trompé, lui dit en jurant qu'il viendroit bien à bout lui seul de deux traîtres, et, en même temps, chargea Verville de furie, qui le reçut vigoureusement. Je sortis de mon cabinet pour aller joindre mon ami, et, surprenant le laquais qui portoit le flambeau, je ne le voulus pas tuer; je me contentai de lui donner un estramaçon sur la tête qui l'effraya si fort qu'il s'enfuit hors du jardin, bien avant dans la campagne, criant: «Aux voleurs!» Les autres laquais s'enfuirent aussi. Pour ce qui est de Saldagne, au même temps que la lumière du flambeau nous manqua, je le vis tomber dans une palissade, soit que Verville l'eût blessé ou par un autre accident. Nous ne jugeâmes pas à propos de le relever, mais bien de nous retirer bien vite. La soeur de Saldagne que j'avois vue dans le cabinet, et qui savoit bien que son frère etoit homme à lui faire de grandes violences, en sortit alors et vint nous prier, parlant bas et fondant toute en larmes, de l'emmener avec nous. Verville fut ravi d'avoir sa maîtresse en sa puissance. Nous trouvâmes la porte de notre jardin entr'ouverte comme nous l'avions laissée, et nous ne la fermâmes point, pour n'avoir pas la peine de l'ouvrir si nous étions obligés de sortir.
Il y avoit dans notre jardin une salle basse, peinte et fort enjolivée, où l'on mangeoit en eté et qui étoit detachée du reste de la maison. Mes jeunes maîtres et moi y faisions quelquefois des armes, et, comme c'etoit le lieu le plus agreable de la maison, le baron d'Arques, ses enfans et moi, en avions chacun une clef, afin que les valets n'y entrassent point et que les livres et les meubles qui y etoient fussent en sûreté. Ce fut là où nous mîmes notre demoiselle, qui ne pouvoit se consoler. Je lui dis que nous allions songer à sa sûreté et à la nôtre, et que nous reviendrions à elle dans un moment. Verville fut un gros quart d'heure à reveiller son valet breton, qui avoit fait la debauche. Aussitôt qu'il nous eut allumé de la chandelle, nous songeâmes quelque temps à ce que nous ferions de la soeur de Saldagne; enfin nous resolûmes de la mettre dans ma chambre, qui etoit au haut du logis et qui n'etoit frequentée que de mon valet et de moi. Nous retournâmes à la salle du jardin avec de la lumière. Verville fit un grand cri en y entrant, ce qui me surprit fort. Je n'eus pas le temps de lui demander ce qu'il avoit, car j'ouïs parler à la porte de la salle, que quelqu'un ouvrit à l'instant que j'eteignois ma chandelle. Verville demanda: «Qui va là?» Son frère Saint-Far nous repondit: «C'est moi. Que diable faites-vous ici sans chandelle à l'heure qu'il est?--Je m'entretenois avec Garigues, parceque je ne puis dormir, lui repondit Verville.--Et moi, dit Saint-Far, je ne puis dormir aussi, et viens occuper la salle à mon tour; je vous prie de m'y laisser tout seul.» Nous ne nous fîmes pas prier deux fois. Je fis sortir notre demoiselle le plus adroitement que je pus, m'etant mis entre elle et Saint-Far, qui entroit en même-temps. Je la menai dans ma chambre, sans qu'elle cessât de se desesperer, et revins trouver Verville dans la sienne, où son valet ralluma de la chandelle. Verville me dit, avec un visage affligé, qu'il falloit necessairement qu'il retournât chez Saldagne. «Et qu'en voulez-vous faire? lui dis-je; l'achever?--Ha, mon pauvre Garigues! s'écria-t-il, je suis le plus malheureux homme du monde si je ne tire mademoiselle de Saldagne d'entre les mains de son frère.--Et y est-elle encore, puis qu'elle est dans ma chambre? lui repondis-je.--Plût à Dieu que cela fût, me dit-il en soupirant.--Je crois que vous rêvez, lui repartis-je.--Je ne rêve point, reprit-il; nous avons pris la soeur aînée de mademoiselle de Saldagne pour elle.--Quoi! lui dis-je aussitôt, n'etiez-vous pas ensemble dans le jardin?--Il n'y a rien de plus assuré, me dit-il.--Pourquoi voulez-vous donc vous aller faire assommer chez son frère? lui repondis-je, puisque la soeur que vous demandez est dans ma chambre.--Ha! Garigues, s'ecria-t-il encore, je sais bien ce que j'ai vu.--Et moi aussi, lui dis-je, et, pour vous montrer que je ne me trompe point, venez voir mademoiselle de Saldagne.» Il me dit que j'etois fou, et me suivit le plus affligé homme du monde. Mais mon etonnement ne fut pas moindre que son affliction quand je vis dans ma chambre une demoiselle que je n'avois jamais vue, et qui n'etoit point celle que j'avois amenée. Verville en fut aussi etonné que moi, mais, en recompense, le plus satisfait homme du monde, car il se trouvoit avec mademoiselle de Saldagne. Il m'avoua que c'etoit lui qui s'étoit trompé; mais je ne pouvois lui repondre, ne pouvant comprendre par quel enchantement une demoiselle que j'avois toujours accompagnée s'etoit transformée en une autre, à venir de la salle du jardin à ma chambre. Je regardois attentivement la maîtresse de Verville, qui n'etoit point assûrement celle que nous avions tirée de chez Saldagne, et qui même ne lui ressembloit pas. Verville me voyant si eperdu: «Qu'as-tu donc? me dit-il. Je te confesse encore une fois que je me suis trompé.--Je le suis plus que vous si mademoiselle de Saldagne est entrée céans avec nous, lui repondis-je.--Et avec qui donc? reprit-il.--Je ne sçais, lui dis-je, ni qui le peut sçavoir, que mademoiselle même.--Je ne sçais pas aussi avec qui je suis venue, si ce n'est avec monsieur, nous dit alors mademoiselle de Saldagne, parlant de moi: car, continua-t-elle, ce n'est pas monsieur de Verville qui m'a tirée de chez mon frère; c'est un homme qui est entré chez nous un moment après que vous en êtes sorti. Je ne sais pas si les plaintes de mon frère en furent cause, ou si nos laquais, qui entrèrent en même-temps que lui, l'avoient averti de ce qui s'etoit passé. Il fit porter mon frère dans sa chambre, et, ma femme de chambre m'etant venue apprendre ce que je vous viens de dire, et qu'elle avoit remarqué que cet homme etoit de la connoissance de mon frère et de nos voisins, je l'allai attendre dans le jardin, où je le conjurai de me mener chez lui jusqu'au lendemain, que je me ferois mener chez une dame de mes amies, pour laisser passer la furie de mon frère, que je lui avouai avoir tous les sujets du monde de redouter. Cet homme m'offrit assez civilement de me conduire partout où je voudrois, et me promit de me proteger contre mon frère, même au peril de sa vie. C'est sous sa conduite que je suis venue en ce logis, où Verville, que j'ai bien connu à la voix, a parlé à ce même homme; en suite de quoi on m'a mise dans la chambre où vous me voyez.»
Ce que nous dit Mademoiselle de Saldagne ne m'eclaircit pas entièrement; mais au moins aida-t-elle beaucoup à me faire deviner à peu près de quelle façon la chose etoit arrivée. Pour Verville, il avoit eté si attentif à considerer sa maîtresse, qu'il ne l'avoit eté que fort peu à tout ce qu'elle nous dit. Il se mit à lui dire cent douceurs, sans se mettre beaucoup en peine de sçavoir par quelle voie elle etoit venue dans ma chambre. Je pris de la lumière, et, les laissant ensemble, je retournai dans la salle du jardin, pour parler à Saint-Far, quand bien il me devroit dire quelque chose de desobligeant, selon sa coutume. Mais je fus bien etonné de trouver, au lieu de lui, la même demoiselle que je savois très certainement avoir amenée de chez Saldagne. Ce qui augmenta mon etonnement, ce fut de la voir tout en desordre, comme une personne à qui on a fait une violence: sa coiffure etoit toute defaite, et le mouchoir qui lui couvroit la gorge etoit sanglant en quelques endroits, aussi bien que son visage.
«Verville, me dit-elle aussitôt qu'elle me vit paroître, ne m'approche point, si ce n'est pour me tuer; tu feras bien mieux que d'entreprendre une seconde violence. Si j'ai eu assez de force pour me defendre de la première, Dieu m'en donnera encore assez pour t'arracher les yeux, si je ne puis t'ôter la vie. C'est donc là, ajouta-t-elle en pleurant, cet amour violent que tu disois avoir pour ma soeur? Oh! que la complaisance que j'ai eue pour ses folies me coûte bon, et, quand on ne fait pas ce qu'on doit, qu'il est bien juste de souffrir les maux que l'on craint le plus! Mais que delibères-tu? me dit-elle encore, me voyant tout etonné. As-tu quelque remords de ta mauvaise action? Si cela est, je l'oublierai de bon coeur: tu es jeune, et j'ai eté trop imprudente de me fier en la discretion d'un homme de ton âge. Remets-moi donc chez mon frère, je t'en conjure; tout violent qu'il est, je le crains moins que toi, qui n'es qu'un brutal, ou plutôt un ennemi mortel de notre maison; qui n'as pu être satisfait d'une fille seduite et d'un gentilhomme assassiné, si tu n'y ajoutois un plus grand crime.»
En achevant ces paroles, qu'elle prononça avec beaucoup de vehemence, elle se mit à pleurer avec tant de violence que je n'ai jamais vu une affliction pareille. Je vous avoue que ce fut là où j'achevai de perdre le peu d'esprit que j'avois conservé en une si grande confusion; et si elle n'eût cessé de parler d'elle-même, je n'eusse jamais osé l'interrompre, de la façon que j'etois etonné et de l'autorité avec laquelle elle m'avoit fait tous ces reproches. «Mademoiselle, lui repondis-je, non seulement je ne suis point Verville, mais aussi j'ose vous assurer qu'il n'est point capable d'une mauvaise action comme celle dont vous vous plaignez.--Quoi! reprit-elle, tu n'es point Verville? Je ne t'ai point vu aux mains avec mon frère? Un gentilhomme n'est point venu à ton secours, et tu ne m'as point conduite ceans à ma prière, où tu m'as voulu faire une violence indigne de toi et de moi?» Elle ne put me rien dire davantage, tant la douleur la suffoquoit. Pour moi, je ne fus jamais en plus grande peine, ne pouvant comprendre comme elle connoissoit Verville et ne le connoissoit point. Je lui dis que la violence qu'on lui avoit faite m'etoit inconnue, et, puisqu'elle etoit soeur de M. de Saldagne, que je la menerois, si elle vouloit, où etoit sa soeur. Comme j'achevois de parler, je vis entrer dans la salle Verville et mademoiselle de Saldagne, qui vouloit absolument qu'on la ramenât chez son frère. Je ne sais pas d'où lui etoit venue une si dangereuse fantaisie. Les deux soeurs s'embrassèrent aussitôt qu'elles se virent, et se remirent à pleurer à l'envi l'une de l'autre. Verville les pria instamment de retourner dans ma chambre, leur représentant la difficulté qu'il y auroit de faire ouvrir chez Monsieur de Saldagne, la maison etant alarmée comme elle etoit, outre le péril qu'il y avoit pour elles entre les mains d'un brutal; que dans son logis elles ne pouvoient être decouvertes; que le jour alloit bientôt paroître, et que, selon les nouvelles que l'on auroit de Saldagne, on aviseroit à ce que l'on auroit à faire. Verville n'eut pas grand'peine à les faire condescendre à ce qu'il voulut, ces pauvres demoiselles se trouvant toutes rassurées de se voir ensemble. Nous montâmes en ma chambre, où, après avoir bien examiné les etranges succès qui nous mettoient en peine, nous crûmes, avec autant de certitude que si nous l'eussions vu, que la violence que l'on avoit faite à mademoiselle de Lery venoit infailliblement de Saint-Far, ne sachant que trop, Verville et moi, qu'il etoit encore capable de quelque chose de pire. Nous ne nous trompions point en nos conjectures: Saint-Far avoit joué dans la même maison où Saldagne avoit perdu son argent, et, passant devant son jardin un moment après le desordre que nous y avions fait, il s'etoit rencontré avec les laquais de Saldagne, qui lui avoient fait le recit de ce qui etoit arrivé à leur maître, qu'ils assuroient avoir eté assassiné par sept ou huit voleurs, pour excuser la lâcheté qu'ils avoient faite en l'abandonnant. Saint-Far se crut obligé de lui aller offrir son service comme à son voisin, et ne le quitta point qu'il ne l'eût fait porter dans sa chambre, au sortir de laquelle mademoiselle de Saldagne l'avoit prié de la mettre à couvert des violences de son frère, et etoit venue avec lui, comme avoit fait sa soeur avec nous. Il avoit donc voulu la mettre dans la salle du jardin, où nous etions, comme je vous ai dit; et parcequ'il n'avoit pas moins de peur que nous vissions sa demoiselle que nous en avions qu'il ne vît la nôtre, et que par hasard les deux soeurs se trouvèrent l'une auprès de l'autre quand il entra et quand nous sortîmes, je trouvai sous ma main la sienne, au même temps qu'il se trompa de la même façon avec la nôtre, et ainsi les demoiselles furent troquées, ce qui fut d'autant plus faisable que j'avois eteint la lumière et qu'elles etoient vêtues l'une comme l'autre, et si eperdues, aussi bien que nous, qu'elles ne savoient ce qu'elles faisoient. Aussitôt que nous l'eûmes laissé dans la salle, se voyant seul avec une fort belle fille, et ayant bien plus d'instinct que de raison, ou, pour parler de lui comme il merite, etant la brutalité même, il avoit voulu profiter de l'occasion, sans considerer ce qui en pourroit arriver, et qu'il faisoit un outrage irreparable à une fille de condition qui s'etoit mise entre ses bras comme dans un asile. Sa brutalité fut punie comme elle meritoit: mademoiselle de Lery se defendit en lionne, le mordit, l'egratigna et le mit tout en sang. À tout cela il ne fit autre chose que s'aller coucher, et s'endormir aussi tranquillement que s'il n'eût pas fait l'action du monde la plus deraisonnable.
Vous êtes peut-être en peine de savoir comment mademoiselle de Lery se trouvoit dans le jardin quand son frère nous y surprit; elle qui n'y etoit point venue comme avoit fait sa soeur. C'est ce qui m'embarrassoit aussi bien que vous; mais j'appris de l'une et de l'autre que mademoiselle de Lery avoit accompagné sa soeur dans le jardin pour ne se fier pas à la discretion d'une servante, et c'etoit elle que j'avois entretenue sous le nom de Madelon. Je ne m'etonnai donc plus si j'avois trouvé tant d'esprit en une femme de chambre, et mademoiselle de Lery m'avoua qu'après avoir fait conversation avec moi dans le jardin et m'avoir trouvé plus spirituel que ne l'est d'ordinaire un valet, celui de Verville, qui lui avoit fait voir qu'il n'avoit guère d'esprit, et qu'elle prenoit encore le lendemain pour moi, l'avoit extrêmement etonnée. Depuis ce temps-là, nous eûmes l'un pour l'autre quelque chose de plus que de l'estime, et j'ose dire qu'elle etoit pour le moins aussi aise que moi de ce que nous nous pouvions aimer avec plus d'egalité et de proportion que si l'un de nous deux eût eté valet ou servante.
Le jour parut que nous etions encore ensemble. Nous laissâmes nos demoiselles dans ma chambre, où elles s'endormirent si elles voulurent, et nous allâmes songer, Verville et moi, à ce que nous avions à faire. Pour moi, qui n'etois pas amoureux comme Verville, je mourois d'envie de dormir; mais il n'y avoit pas apparence d'abandonner mon ami dans un si grand accablement d'affaires. J'avois un laquais aussi avisé que le valet de chambre de Verville etoit maladroit; je l'instruisis autant que je pus, et l'envoyai decouvrir ce qui se passoit chez Saldagne. Il s'acquitta de sa commission avec esprit, et nous rapporta que les gens de Saldagne disoient que des voleurs l'avoient fort blessé, et que l'on ne parloit non plus de ses soeurs que si jamais il n'en eût eu, soit qu'il ne se souciât point d'elles, ou qu'il eût défendu à ses gens d'en parler, pour etouffer le bruit d'une chose qui lui etoit si desavantageuse. «Je vois bien qu'il y aura ici du duel, me dit alors Verville.--Et peut-être de l'assassinat», lui repondis-je; et là-dessus je lui appris que Saldagne etoit le même qui m'avoit voulu assassiner dans Rome; que nous nous etions reconnus l'un l'autre, et j'ajoutai que, s'il croyoit que ce fût moi qui eût attenté sur sa vie, comme il y avoit grande apparence, qu'assurement il ne soupçonnoit rien encore de l'intelligence que ses soeurs avoient avec nous. J'allai rendre compte à ces pauvres filles de ce que nous avions appris, et cependant Verville alla trouver Saint-Far pour decouvrir ses sentiments et si nous avions bien deviné. Il trouva qu'il avoit le visage fort egratigné; mais, quelque question que Verville lui pût faire, il n'en put tirer autre chose, sinon que, revenant de jouer, il avoit trouvé la porte du jardin de Saldagne ouverte, sa maison en rumeur et lui fort blessé entre les bras de ses gens, qui le portoient dans sa chambre. «Voilà un grand accident, lui dit Verville, et ses soeurs en seront bien affligées: ce sont de fort belles filles; je veux leur aller rendre visite.--Que m'importe?» lui répondit ce brutal, qui se mit ensuite à siffler, sans plus rien repondre à son frère pour tout ce qu'il lui put dire. Verville le quitta et revint dans ma chambre, où j'employois toute mon eloquence pour consoler nos belles affligées. Elles se desesperoient et n'attendoient que des violences extrêmes de l'etrange humeur de leur frère, qui etoit sans doute l'homme du monde le plus esclave de ses passions. Mon laquais leur alla querir à manger dans le prochain cabaret 170, ce qu'il continua de faire quinze jours durant que nous les tînmes cachées dans ma chambre, où par bonheur elles ne furent point decouvertes, parcequ'elle etoit au haut du logis et eloignée des autres. Elles n'eussent point eu de repugnance à se mettre dans quelque maison religieuse; mais, à cause de l'aventure fâcheuse qui leur etoit arrivée, elles avoient grand sujet de craindre de ne sortir pas d'un couvent quand elles voudroient, après s'y être renfermées d'elles-mêmes.
Cependant, les blessures de Saldagne se guerissoient, et Saint-Far, que nous observions, l'alloit visiter tous les jours. Verville ne bougeoit de ma chambre, à quoi on ne prenoit pas garde dans le logis, ayant accoutumé d'y passer souvent les jours entiers à lire ou à s'entretenir avec moi. Son amour augmentoit tous les jours pour mademoiselle de Saldagne, et elle l'aimoit autant qu'elle en etoit aimée. Je ne deplaisois pas à sa soeur aînée, et elle ne m'etoit pas indifferente. Ce n'est pas que la passion que j'avois pour Leonore fût diminuée; mais je n'esperois plus rien de ce côté-là, et, quand je l'aurois pu posseder, j'aurais fait conscience de la rendre malheureuse.
Un jour Verville reçut un billet de Saldagne, qui le vouloit voir l'epée à la main, et qui l'attendoit avec un de ses amis dans la plaine de Grenelle 171. Par le même billet Verville etoit prié de ne se servir point d'un autre que de moi, ce qui me donna quelque soupçon que peut-être il nous vouloit prendre tous deux d'un coup de filet. Ce soupçon etoit assez bien fondé, ayant dejà experimenté ce qu'il savoit faire; mais Verville ne s'y voulut pas arrêter, ayant resolu de lui donner toutes sortes de satisfactions, et d'offrir même d'epouser sa soeur. Il envoya querir un carrosse de louage, quoiqu'il y en eût trois dans le logis. Nous allâmes où Saldagne nous attendoit, et où Verville fut bien etonné de trouver son frère qui servoit son ennemi. Nous n'oubliâmes ni soumissions ni prières pour faire passer les choses par accommodement; il fallut absolument se battre avec les deux moins raisonnables hommes du monde. Je voulus protester à Saint-Far que j'etois au desespoir de tirer l'epée contre lui, et je ne repondis qu'avec des soumissions et des paroles respectueuses à toutes les choses outrageantes dont il exerça ma patience. Enfin, il me dit brutalement que je lui avois toujours deplu, et que, pour regagner ses bonnes grâces, il falloit que je reçusse de lui deux ou trois coups d'epée. En disant cela, il vint à moi de furie. Je ne fis que parer quelque temps, resolu d'essayer d'en venir aux prises au peril de quelques blessures. Dieu favorisa ma bonne intention, il tomba à mes pieds. Je le laissai relever, et cela l'anima encore davantage contre moi. Enfin, m'ayant blessé legèrement à une epaule, il me cria, comme auroit fait un laquais, que j'en tenois, avec un emportement si insolent que ma patience se lassa. Je le pressai, et, l'ayant mis en desordre, je passai si heureusement sur lui que je pus lui saisir la garde de son epée. «Cet homme que vous haïssez tant, lui dis-je alors, vous donnera neanmoins la vie.» Il fit cent efforts hors de saison sans jamais vouloir parler, comme un brutal qu'il etoit, quoique je lui representasse que nous devions aller separer son frère et Saldagne, qui se rouloient l'un sur l'autre; mais je vis bien qu'il falloit agir autrement avec lui. Je ne l'epargnai plus, et je pensai lui rompre la main d'un grand effort que je fis en lui arrachant son epée, que je jetai assez loin de lui. Je courus aussitôt au secours de Verville, qui etoit aux prises avec son homme. En les approchant, je vis de loin des gens de cheval qui venoient à nous. Saldagne fut desarmé, et en même temps je me sentis donner un coup d'epée par derrière. C'etoit le genereux Saint-Far qui se servoit si lâchement de l'epée que je lui avois laissée. Je ne fus plus maître de mon ressentiment: je lui en portai un qui lui fit une grande blessure. Le baron d'Arques, qui survint à l'heure même et qui vit que je blessois son fils, m'en voulut d'autant plus de mal qu'il m'avoit toujours voulu beaucoup de bien. Il poussa son cheval sur moi et me donna un coup d'epée sur la tête. Ceux qui etoient venus avec lui fondirent sur moi à son exemple. Je me demêlai assez heureusement de tant d'ennemis; mais il eût fallu ceder au nombre si Verville, le plus genereux ami du monde, ne se fût mis entre eux et moi au peril de sa vie. Il donna un grand estramaçon sur les oreilles de son valet, qui me pressoit plus que les autres, pour se faire de fête. Je presentai mon epée par la garde au baron d'Arques: cela ne le flechit point. Il m'appela coquin, ingrat, et me dit toutes les injures qui lui vinrent à la bouche, jusqu'à me menacer de me faire pendre. Je repondis avec beaucoup de fierté que, tout coquin et tout ingrat que j'etois, j'avois donné la vie à son fils, et que je ne l'avois blessé qu'après en avoir eté frappé en trahison. Verville soutint à son père que je n'avois pas tort; mais il dit toujours qu'il ne me vouloit jamais voir. Saldagne monta avec le baron d'Arques dans le carrosse où l'on avoit mis Saint-Far; et Verville, qui ne me voulut point quitter, me reçut dans l'autre auprès de lui. Il me fit descendre dans l'hôtel d'un de nos princes, où il avoit des amis, et se retira chez son père. M. de Saint-Sauveur m'envoya la nuit même un carrosse, et me reçut en son logis secretement, où il eut soin de moi comme si j'eusse eté son fils. Verville me vint voir le lendemain, et me conta que son père avoit eté averti de notre combat par les soeurs de Saldagne, qu'il avoit trouvées dans ma chambre. Il me dit ensuite avec grande joie que l'affaire s'accommoderoit par un double mariage, aussitôt que son frère seroit gueri, qui n'etoit pas blessé en un lieu dangereux; qu'il ne tiendroit qu'à moi que je ne fusse bien avec Saldagne, et, pour son père, qu'il n'etoit plus en colère et etoit bien fâché de m'avoir maltraité. Il souhaita ensuite que je fusse bientôt gueri pour avoir part à tant de rejouissance; mais je lui repondis que je ne pouvois plus demeurer dans un pays où l'on pouvoit me reprocher ma basse naissance, comme avoit fait son père 172, et que je quitterois bientôt le royaume pour me faire tuer à la guerre, ou pour m'elever à une fortune proportionnée aux sentiments d'honneur que son exemple m'avoit donnés. Je veux croire que ma resolution l'affligea; mais un homme amoureux n'est pas long-temps occupé par une autre passion que l'amour.
Note 171: (retour) C'étoit un des rendez-vous favoris des bretteurs, avec la porte Saint-Honoré, le boulevard de la porte Saint-Antoine, le pré du Marché-aux-Chevaux, et la place Royale, qu'il ne faut pas oublier, car il étoit presque devenu de mode parmi les gentilshommes de la choisir pour y vider leurs querelles d'honneur. On se battoit parfois en pleine rue et dans les passages les plus fréquentés. Nous pourrions citer, par exemple, le duel, si ce mot est juste, de Chalais et du comte de Pontgibault dans la rue Croix-des-Petits-Champs, ou, selon Tallemant, sur le Pont-Neuf; celui de Darquy et de Baronville sur ce même pont, etc.
Note 172: (retour) En l'appelant coquin, car ce mot se trouve souvent employé à cette époque pour désigner injurieusement les petites gens, les hommes de naissance vile, faisant partie, comme on disoit, de la canaille. N'est-ce point en ce sens que Cyrano de Bergerac a dit: «L'ingratitude est un vice de coquin dont la noblesse est incapable (Lett. cont. les frond.)», et qu'ailleurs il fait dire au Sommeil: «J'élève aussi, quand il me plaît, un coquin sur le trône.» (Énigme.) Le P. Garasse, dans sa Doctrine curieuse, s'attache à faire voir que tous les libertins et hérésiarques sont coquins et bélitres d'extraction. Scarron lui-même a dit ailleurs:Je suis pauvre par le courroux
Qu'a contre moi dame Fortune...
Tant il est vrai que le Destin
En me faisant fit un coquin.
(Étrennes à Mlle Descars.)
Ce mot a pu venir de coquus, pour désigner les gueux, en tant que hantant les cuisines. Voyez, d'ailleurs, la ressemblance de queux et de gueux.
Le Destin continuoit ainsi son histoire, quand on ouït tirer dans la rue un coup d'arquebuse, et tout aussitôt jouer des orgues. Cet instrument, qui peut-être n'avoit point encore eté ouï à la porte d'une hôtellerie, fit courir aux fenêtres tous ceux que le coup d'arquebuse avoit eveillés. On continuoit toujours de jouer des orgues, et ceux qui s'y connoissoient remarquèrent même que l'organiste jouoit un chant d'eglise. Personne ne pouvoit rien comprendre en cette devote serenade, qui pourtant n'etoit pas encore bien reconnue pour telle; mais on n'en douta plus quand on ouït deux mechantes voix dont l'une chantoit le dessus et l'autre râloit une basse. Ces deux voix de lutrin se joignirent aux orgues, et firent un concert à faire hurler tous les chiens du pays; ils chantèrent: