Le Roman Comique
CHAPITRE X.
Comment madame Bouvillon ne put resister à une
tentation et eut une bosse au front.
e carrosse, qui avoit à faire une grande
journée, fut prêt de bonne heure. Les
sept personnes qui l'emplissoient à
bonne mesure s'y entassèrent; il partit,
et à dix pas de l'hôtellerie l'essieu se rompit
par le milieu. Le cocher en maudit sa vie; on le
gronda comme s'il eût eté responsable de la durée
d'un essieu. Il se fallut tirer du carrosse un à
un et reprendre le chemin de l'hôtellerie. Les habitans
du carrosse echoué furent fort embarrassés
quand on leur dit qu'en tout le pays il n'y
avoit point de charron plus près que celui d'un
gros bourg à trois lieues de là. Ils tinrent conseil
et ils ne resolurent rien, voyant bien que
leur carrosse ne seroit pas en etat de rouler que
le jour suivant. La Bouvillon, qui s'etoit conservé
une grande autorité sur son fils, parceque tout le
bien de la maison venoit d'elle, lui commanda de
monter sur un des chevaux qui portoient les valets
de chambre, et de faire monter sa femme sur
l'autre, pour aller rendre visite à un vieil oncle
qu'elle avoit, curé du même bourg où on etoit
allé chercher un charron. Le seigneur de ce bourg
etoit parent du conseiller et connu de l'avocat et
du gentilhomme. Il leur prit envie de l'aller voir
de compagnie. L'hôtesse leur fit trouver des montures
en les louant un peu cher, et ainsi la Bouvillon,
seule de sa troupe, demeura dans l'hôtellerie,
se trouvant un peu fatiguée ou feignant de l'être,
outre que sa taille ronde ne lui permettoit pas de
monter même sur un âne, quand on en auroit pu
trouver d'assez forts pour la porter. Elle envoya
sa servante au Destin le prier de venir dîner avec
elle, et en attendant le dîner se recoiffa, frisa et
poudra, se mit un tablier et un peignoir à dentelle,
et d'un collet de point de Gênes de son
fils
270 se fit une cornette. Elle tira d'une cassette
une des jupes de noce de sa bru et s'en para;
enfin elle se transforma en une petite nymphe
replette. Le Destin eût bien voulu dîner en liberté
avec ses camarades; mais comment eût-il
refusé sa très humble servante madame Bouvillon,
qui l'envoya querir pour dîner aussitôt
que l'on eût servi? Le Destin fut surpris de la
voir si gaillardement vêtue. Elle le reçut d'un
visage riant, lui prit les mains pour les faire
laver, et les lui serra d'une manière qui vouloit
dire quelque chose. Il songeoit moins à
dîner qu'au sujet pourquoi il en avoit eté prié;
mais la Bouvillon lui reprocha si souvent qu'il
ne mangeoit point qu'il ne s'en put defendre. Il
ne sçavoit que lui dire, outre qu'il parloit peu
de son naturel. Pour la Bouvillon, elle n'etoit
que trop ingenieuse à trouver matière de parler.
Quand une personne qui parle beaucoup se rencontre
tête à tête avec une autre qui ne parle
guère et qui ne lui repond pas, elle en parle davantage:
car, jugeant d'autrui par soi-même et
voyant qu'on n'a point reparti à ce qu'elle a
avancé comme elle auroit fait en pareille occasion,
elle croit que ce qu'elle a dit n'a pas assez
plu à son indifferent auditeur; elle veut reparer
sa faute par ce qu'elle dira, qui vaut le plus souvent
encore moins que ce qu'elle a dejà dit, et
ne deparle point tant qu'on a de l'attention pour
elle. On s'en peut separer; mais, parcequ'il se
trouve de ces infatigables parleurs qui continuent
de parler seuls quand ils s'en sont mis en humeur
en compagnie, je crois que le mieux que l'on
puisse faire avec eux, c'est de parler autant et
plus qu'eux, s'il se peut. Car tout le monde ensemble
ne retiendra pas un grand parleur auprès
d'un autre qui lui aura rompu le dé et le
voudra faire auditeur par force. J'appuie cette
reflexion-là sur plusieurs experiences, et même
je ne sçais si je ne suis point de ceux que je
blâme. Pour la non-pareille Bouvillon, elle etoit
la plus grande diseuse de rien qui ait jamais eté;
et non seulement elle parloit seule, mais aussi
elle se repondoit. La taciturnité du Destin lui
faisant beau jeu, et ayant dessein de lui plaire,
elle battit un grand pays. Elle lui conta tout ce
qui se passoit dans la ville de Laval, où elle faisoit
sa demeure, lui en fit l'histoire scandaleuse,
et ne dechira point de particulier ou de famille
entière qu'elle ne tirât du mal qu'elle en disoit
matière de dire du bien d'elle, protestant à chaque
defaut qu'elle remarquoit en son prochain
que, pour elle, encore qu'elle eût plusieurs defauts,
elle n'avoit pas celui dont elle parloit. Le
Destin en fut fort mortifié au commencement et
ne lui repondoit point; mais enfin il se crut obligé
de sourire de temps en temps et de dire quelquefois
ou: «Cela est fort plaisant», ou: «Cela
est fort etrange»; et le plus souvent il dit l'un
et l'autre fort mal à propos.
Note 270: (retour) La vogue des dentelles d'Italie,--point de Gênes, point de Venise, point de Raguse,--commencée vers la fin du XVIe siècle, se prolongea jusqu'à la fin du XVIIe. «On portoit en ce temps-là, dit Saint-Simon en parlant de l'année 1640, force points de Gênes, qui étoient extrêmement chers. C'étoit la grande parure et la parure de tout âge.» Les choses en vinrent si loin qu'on fut obligé de refréner ce luxe par l'édit du 27 novembre 1660. V. Molière, Ecole des Maris, act. 2, sc. 9, et la Revolte des passemens, dans le 1er vol. des Var. hist. et litt., chez M. Jannet. Le collet de point de Gênes que portoit le fils de madame Bouvillon étoit sans doute un «de ces grands collets jusqu'au nombril pendants» dont parle Sganarelle.
On desservit quand le Destin cessa de manger. Madame Bouvillon le fit asseoir auprès d'elle sur le pied d'un lit, et sa servante, qui laissa sortir celles de l'hôtellerie les premières, en sortant de la chambre tira la porte après elle. La Bouvillon, qui crut peut-être que le Destin y avoit pris garde, lui dit: «Voyez un peu cette etourdie qui a fermé la porte sur nous!--Je l'irai ouvrir s'il vous plaît, lui repondit le Destin.--Je ne dis pas cela, repondit la Bouvillon en l'arrêtant; mais vous sçavez bien que deux personnes seules enfermées ensemble, comme ils peuvent faire ce qu'il leur plaira, on en peut aussi croire ce que l'on voudra.--Ce n'est pas des personnes qui vous ressemblent que l'on fait des jugemens temeraires, lui repartit le Destin.--Je ne dis pas cela, dit la Bouvillon; mais on ne peut avoir trop de precaution contre la medisance.--Il faut qu'elle ait quelque fondement, lui repartit le Destin, et pour ce qui est de vous et de moi, l'on sçait bien le peu de proportion qu'il y a entre un pauvre comedien et une femme de votre condition. Vous plaît-il donc, continua-t-il, que j'aille ouvrir la porte?--Je ne dis pas cela 271, dit la Bouvillon en l'allant fermer au verrou: car, ajouta-t-elle, peut-être qu'on ne prendra pas garde si elle est fermée ou non, et, fermée pour fermée, il vaut mieux qu'elle ne se puisse ouvrir que de notre consentement.» L'ayant fait comme elle l'avoit dit, elle approcha du Destin son gros visage fort enflammé et ses petits yeux fort etincelans, et lui donna bien à penser de quelle façon il se tireroit à son honneur de la bataille que vraisemblablement elle lui alloit presenter. La grosse sensuelle ôta son mouchoir de col et etala aux yeux du Destin (qui n'y prenoit pas grand plaisir) dix livres de tetons pour le moins, c'est à dire la troisième partie de son sein, le reste etant distribué à poids egal sous ses deux aisselles. Sa mauvaise intention la faisant rougir (car elles rougissent aussi, les devergondées), sa gorge n'avoit pas moins de rouge que son visage, et l'un et l'autre ensemble auroient été pris de loin pour un tapabor 272 d'écarlate. Le Destin rougissoit aussi, mais de pudeur, au lieu que la Bouvillon, qui n'en avoit plus, rougissoit je vous laisse à penser de quoi. Elle s'ecria qu'elle avoit quelque petite bête dans le dos, et, se remuant en son harnois, comme quand on y sent quelque demangeaison, elle pria le Destin d'y fourrer la main. Le pauvre garçon le fit en tremblant, et cependant la Bouvillon, lui tâtant les flancs au defaut du pourpoint, lui demanda s'il n'etoit point chatouilleux. Il falloit combattre ou se rendre, quand Ragotin se fit ouïr de l'autre côté de la porte, frappant des pieds et des mains comme s'il l'eût voulu rompre et criant au Destin qu'il ouvrît promptement. Le Destin tira sa main du dos suant de la Bouvillon pour aller ouvrir à Ragotin, qui faisoit toujours un bruit de diable; et voulant passer entre elle et la table assez adroitement pour ne la pas toucher, il rencontra du pied quelque chose qui le fit broncher et se choqua la tête contre un banc assez rudement pour en être quelque temps etourdi. La Bouvillon cependant, ayant repris son mouchoir à la hâte, alla ouvrir à l'impetueux Ragotin, qui en même temps, poussant la porte de l'autre côté de toute sa force, la fit donner si rudement contre le visage de la pauvre dame qu'elle en eut le nez ecaché et de plus une bosse au front grosse comme le poing. Elle cria qu'elle etoit morte. Le petit etourdi ne lui en fit pas la moindre excuse, et, sautant et repetant: «Mademoiselle Angelique est trouvée, mademoiselle Angelique est ici», pensa mettre en colère le Destin, qui appeloit tant qu'il pouvoit la servante de la Bouvillon au secours de sa maîtresse et n'en pouvoit être entendu, à cause du bruit de Ragotin. Cette servante enfin apporta de l'eau et une serviette blanche. Le Destin et elle reparèrent le mieux qu'ils purent le dommage que la porte trop rudement poussée avoit fait à la pauvre dame. Quelque impatience qu'eût le Destin de sçavoir si Ragotin disoit vrai, il ne suivit point son impetuosité, et ne quitta point la Bouvillon que son visage ne fût lavé et essuyé et la bosse de son front bandée, non sans appeler souvent Ragotin etourdi, qui pour tout cela ne laissa pas de le tirailler pour le faire venir où il avoit envie de le conduire.
Note 272: (retour) Espèce de bonnet à l'angloise, qui servoit pour le jour et la nuit, et dont on abattoit les bords pour se garantir le visage. (Dict. de Leroux et de Furetière.) Scarron, dans le Virgile travesti (liv. 8), cite les tapabors parmi les seize espèces de couvre-chefs qu'il énumère.Ce mot de tapabor, comme celui de tabar (manteau), venoit probablement de l'espagnol tapar (courir), en provençal tapa. V. Rev. fr., nouv. série, no 78, p. 367, art. de M. Th. Bernard.
CHAPITRE XI.
Des moins divertissans du present volume.
l etoit vrai que mademoiselle Angelique
venoit d'arriver, conduite par le
valet de Leandre. Ce valet eut assez
d'esprit pour ne donner point à connoître
que Leandre fût son maître, et mademoiselle
Angelique fit l'etonnée de le voir si
bien vêtu, et fit par adresse ce que la Rancune
et l'Olive avoient fait tout de bon. Leandre
demandoit à mademoiselle Angelique et à son
valet, qu'il faisoit passer pour un de ses amis,
où et comment il l'avoit trouvée, lorsque Ragotin
entra, menant le Destin comme en triomphe,
ou plutôt le traînant après soi, parcequ'il
n'alloit pas assez vite au gré de son esprit chaud.
Le Destin et Angelique s'embrassèrent avec de
grands temoignages d'amitié, et avec cette tendresse
que ressentent les personnes qui s'aiment
quand, après une longue absence, ou quand n'esperant
plus de se revoir, elles se trouvent ensemble
par une rencontre inopinée. Leandre et elle
ne se caressèrent que de leurs yeux, qui se dirent
bien des choses, si peu qu'ils se regardèrent,
remettant le reste à la première entrevue particulière.
Cependant le valet de Leandre commença sa narration, et dit à son maître, comme s'il eût parlé à son ami, qu'après qu'il l'eut quitté pour suivre les ravisseurs d'Angelique, comme il l'en avoit prié, il ne les avoit perdus de vue qu'à la couchée, et le lendemain jusqu'à un bois, à l'entrée duquel il avoit eté etonné d'y trouver mademoiselle Angelique seule, à pied et fort eplorée. Et il ajouta que, lui ayant dit qu'il etoit ami de Leandre et que c'etoit à sa prière qu'il la suivoit, elle s'etoit fort consolée et l'avoit conjuré de la conduire au Mans ou de la mener auprès de Leandre, s'il sçavoit où le trouver. «C'est, continua-t-il, à mademoiselle à vous dire pourquoi ceux qui l'enlevoient l'ont ainsi abandonnée: car je ne lui en ai osé parler, la voyant si affligée pendant le chemin que nous avons fait ensemble que j'ai eu souvent peur que ses sanglots ne la suffoquassent.»
Les moins curieux de la compagnie eurent grande impatience d'apprendre de mademoiselle Angelique une aventure qui leur sembloit si etrange. Car que pouvoit-on se figurer d'une fille enlevée avec tant de violence, et rendue ou bien abandonnée si facilement, et sans que les ravisseurs y fussent forcés? Mademoiselle Angelique pria qu'on fît en sorte qu'elle se pût coucher; mais, l'hôtellerie etant pleine, le bon curé lui fit donner une chambre chez sa soeur 273, qui logeoit dans la maison voisine, et qui etoit veuve d'un des plus riches fermiers du pays. Angelique n'avoit pas si grand besoin de dormir que de se reposer; c'est pourquoi le Destin et Leandre l'allèrent trouver aussitôt qu'ils sçurent qu'elle etoit dans son lit. Encore qu'elle fût bien aise que le Destin fût confident de son amour, elle ne le pouvoit regarder sans rougir. Le Destin eut pitié de sa confusion, et, pour l'occuper à autre chose qu'à se defaire, la pria de leur conter ce que le valet de Leandre ne leur avoit pu dire; ce qu'elle fit en cette sorte:
Note 273: (retour) Pour la justification de ces bons rapports que Scarron établit entre des comédiens et des gens d'église, on peut consulter Chappuzeau (Le théât. fr., liv. 3, 5): leur assiduité (des acteurs) aux exercices pieux. De même les acteurs nomades que nous montre Rojas dans le Voyage amusant, au milieu de leur vie peu réglée, sont dévots, assistent à la messe et font partie de confréries pieuses. V. aussi plus loin une de nos notes, 3e part, du Rom. com., ch. 6.
«Vous vous pouvez bien figurer quelle fut la surprise de ma mère et la mienne, lorsque, nous promenant dans le parc de la maison où nous etions, nous en vîmes ouvrir une petite porte qui donnoit dans la campagne, et entrer par là cinq ou six hommes qui se saisirent de moi, sans presque regarder ma mère, et m'emportèrent demi-morte de frayeur jusque auprès de leurs chevaux. Ma mère, que vous sçavez être une des plus resolues femmes du monde, se jeta toute furieuse sur le premier qu'elle trouva, et le mit en si pitoyable etat que, ne pouvant se tirer de ses mains, il fut contraint d'appeler ses compagnons à son aide. Celui qui le secourut, et qui fut assez lâche pour battre ma mère; comme je l'en ouïs vanter par le chemin, etoit l'auteur de l'entreprise. Il ne s'approcha point de moi tant que la nuit dura, pendant laquelle nous marchâmes comme des gens qui fuient et que l'on suit. Si nous eussions passé par des lieux habités, mes cris etoient capables de les faire arrêter; mais ils se detournèrent autant qu'ils purent de tous les villages qu'ils trouvèrent, à la reserve d'un hameau, dont je reveillai tous les habitans par mes cris. Le jour vint; mon ravisseur s'approcha de moi, et ne m'eut pas sitôt regardée au visage que, faisant un grand cri, il assembla ses compagnons et tint avec eux un conseil qui dura à mon avis près d'une demi-heure. Mon ravisseur me paroissoit aussi enragé que j'etois affligée. Il juroit à faire peur à tous ceux qui l'entendoient, et querella presque tous ses camarades. Enfin leur conseil tumultueux finit, et je ne sçais ce qu'on y avoit resolu. On se remit à marcher, et je commençai à n'être plus traitée si respectueusement que je l'avois eté. Ils me querelloient toutes les fois qu'ils m'entendoient plaindre, et faisoient des imprecations contre moi, comme si je leur eusse fait bien du mal. Ils m'avoient enlevée comme vous avez vu avec un habit de theâtre, et, pour le cacher, ils m'avoient couverte d'une de leurs casaques. Ils trouvèrent un homme sur le chemin, de qui ils s'informèrent de quelque chose. Je fus bien etonnée de voir que c'etoit Leandre, et je crois qu'il fut bien surpris de me reconnoître, ce qu'il fit aussitôt que mon habit, que je decouvris exprès et qui lui etoit fort connu, lui frappa la vue en même temps qu'il me vit au visage. Il vous aura dit ce qu'il fit. Pour moi, voyant tant d'epées tirées sur Leandre, je m'evanouis entre les mains de celui qui me tenoit embrassée sur son cheval, et, quand je revins de mon evanouissement, je vis que nous marchions, et ne vis plus Leandre. Mes cris en redoublèrent, et mes ravisseurs, dont il y en avoit un de blessé, prirent leur chemin à travers les champs et s'arrêtèrent hier dans un village, où ils couchèrent comme des gens de guerre. Ce matin, à l'entrée d'un bois, ils ont rencontré un homme qui conduisoit une demoiselle à cheval. Ils l'ont demasquée, l'ont reconnue, et, avec toute la joie que font paroître ceux qui trouvent ce qu'ils cherchent, l'ont emmenée, après avoir donné quelques coups à celui qui la conduisoit. Cette demoiselle faisoit des cris autant que j'en avois fait, et il me sembloit que sa voix ne m'etoit pas inconnue. Nous n'avions pas avancé cinquante pas dans le bois que celui que je vous ai dit paroître le maître des autres s'approcha de l'homme qui me tenoit, et lui dit parlant de moi: «Fais mettre pied à terre à cette crieuse.» Il fut obéi; ils me laissèrent, se derobèrent à ma vue, et je me trouvai seule et à pied. L'effroi que j'eus de me voir seule eût eté capable de me faire mourir, si monsieur, qui m'a conduite ici, et qui nous suivoit de loin, comme il vous a dit, ne m'eût trouvée. Vous savez tout le reste; mais, continua-t-elle, adressant la parole au Destin, je crois vous devoir dire que la demoiselle qu'ils m'ont ainsi preferée ressemble à votre soeur ma compagne, a même son de voix, et que je ne sçais qu'en croire: car l'homme qui etoit avec elle ressemble au valet que vous avez pris depuis que Leandre vous a quitté, et je ne puis m'ôter de l'esprit que ce ne soit lui-même. --Que me dites-vous là! dit alors le Destin, fort inquiet.--Ce que je pense, lui repondit Angelique. On peut, continua-t-elle, se tromper à la ressemblance des personnes, mais j'ai grand'peur de ne m'être pas trompée.--J'en ai grand'peur aussi, repartit le Destin, le visage tout changé, et je crois avoir un ennemi dans la province de qui je dois tout craindre. Mais qui auroit mis à l'entrée de ce bois ma soeur, que Ragotin quitta hier au Mans? Je vais prier quelqu'un de mes camarades d'y aller en diligence, et je l'attendrai ici pour determiner ce que j'aurai à faire selon les nouvelles qu'il m'apprendra.»
Comme il achevoit ces paroles, il s'ouït appeler dans la rue; il regarda par la fenêtre, et vit M. de la Garouffière qui etoit revenu de sa visite et qui lui dit qu'il avoit une importante affaire à lui communiquer. Il l'alla trouver et laissa Leandre et Angelique ensemble, qui eurent ainsi la liberté de se caresser après une fâcheuse absence et de se faire part des sentimens qu'ils avoient eus l'un pour l'autre. Je crois qu'il y eût eu bien du plaisir à les entendre, mais il vaut mieux pour eux que leur entrevue ait eté secrète. Cependant le Destin demandoit à la Garouffière ce qu'il desiroit de lui. «Connoissez-vous un gentilhomme nommé Verville et est-il de vos amis? lui dit la Garouffière.--C'est la personne du monde à qui je suis le plus obligé et que j'honore le plus, et je crois n'en être pas haï, dit le Destin.--Je le crois, repartit la Garouffière; je l'ai vu aujourd'hui chez le gentilhomme que j'etois allé voir; en dînant on a parlé de vous, et Verville depuis n'a pu parler d'autre chose: il m'a fait cent questions sur vous dont je ne l'ai pu satisfaire, et, sans la parole que je lui ai donnée que je vous enverrois le trouver, ce qu'il ne doute point que vous ne fassiez, il seroit venu ici, quoiqu'il ait des affaires où il est.»
Le Destin le remercia des bonnes nouvelles qu'il lui apprenoit, et, s'etant informé du lieu où il trouveroit Verville, se resolut d'y aller, esperant d'apprendre de lui des nouvelles de son ennemi Saldagne, qu'il ne doutoit point être l'auteur de l'enlevement d'Angelique, et qu'il n'eût aussi entre ses mains sa chère l'Etoile, s'il etoit vrai que ce fût elle qu'Angelique pensoit avoir reconnue. Il pria ses camarades de retourner au Mans rejouir la Caverne des nouvelles de sa fille retrouvée, et leur fit promettre de lui renvoyer un homme exprès, ou que quelqu'un d'eux reviendroit lui-même lui dire en quel etat seroit mademoiselle de l'Etoile. Il s'informa de la Garouffière du chemin qu'il devoit prendre et du nom du bourg où il devoit trouver Verville; il fit promettre au curé que sa soeur auroit soin d'Angelique jusqu'à tant qu'on la vînt querir du Mans, prit le cheval de Leandre et arriva devers le soir dans le bourg qu'il cherchoit. Il ne jugea pas à propos d'aller chercher lui-même Verville, de peur que Saldagne, qu'il croyoit dans le pays, ne se rencontrât avec lui quand il l'aborderoit. Il descendit donc dans une mechante hôtellerie, d'où il envoya un petit garçon dire à M. de Verville que le gentilhomme qu'il avoit souhaité de voir le demandoit. Verville le vint trouver, se jeta à son col et le tint long-temps embrassé sans lui pouvoir parler, de trop de tendresse.
Laissons-les s'entrecaresser comme deux personnes qui s'aiment beaucoup et qui se rencontrent après avoir cru qu'elles ne se verroient jamais, et passons au suivant chapitre.
CHAPITRE XII.
Qui divertira peut-être aussi peu que le precedent.
erville et le Destin se rendirent compte
de tout ce qu'ils ignoroient des affaires
de l'un et de l'autre. Verville lui dit des
merveilles de la brutalité de son frère
Saint-Far et de la vertu de sa femme à la souffrir;
il exagera la felicité dont il jouissoit en possedant
la sienne, et lui apprit des nouvelles du
baron d'Arques et de M. de Saint-Sauveur. Le
Destin lui conta toutes ses aventures sans lui
rien cacher, et Verville lui avoua que Saldagne
etoit dans le pays, toujours un fort malhonnête
homme et fort dangereux, et lui promit, si mademoiselle
de l'Etoile etoit entre ses mains, de
faire tout son possible pour le decouvrir, et de
servir le Destin et de sa personne et de tous ses
amis en tout ce qu'il en auroit affaire pour la delivrer.
«Il n'a point d'autre retraite dans le pays,
lui dit Verville, que chez mon père et chez je ne
sçais quel gentilhomme qui ne vaut pas mieux
que lui, et qui n'est pas maître en sa maison,
etant cadet des cadets. Il faut qu'il nous revienne
voir s'il demeure dans la province; mon
père et nous le souffrons à cause de l'alliance;
Saint-Far ne l'aime plus, quelque rapport qu'il
y ait entre eux. Je suis donc d'avis que vous
veniez demain avec moi; je sçais où je vous mettrai;
vous n'y serez vu que de ceux que vous
voudrez voir, et cependant je ferai observer Saldagne,
et on l'eclairera de si près qu'il ne fera
rien que nous ne le sçachions.» Le Destin trouva
beaucoup de raison dans le conseil que lui donnoit
son ami, et resolut de le suivre. Verville
retourna souper avec le seigneur du bourg, vieil
homme, son parent, et dont il pensoit heriter,
et le Destin mangea ce qu'il trouva dans son
hôtellerie et se coucha de bonne heure pour ne
faire pas attendre Verville, qui faisoit etat de
partir de grand matin pour retourner chez son
père.
Ils partirent à l'heure arrêtée, et, durant trois lieues qu'ils firent ensemble, s'entr'apprirent plusieurs particularités qu'ils n'avoient pas eu le temps de se dire. Verville mit le Destin chez un valet qu'il avoit marié dans le bourg, et qui y avoit une petite maison fort commode, à cinq cents pas du château du baron d'Arques. Il donna ordre qu'il y fût secretement, et lui promit de le revenir trouver bientôt. Il n'y avoit pas plus de deux heures que Verville l'avoit quitté quand il le vint retrouver, et lui dit en l'abordant qu'il avoit bien des choses à lui dire. Le Destin pâlit et s'affligea par avance, et Verville, par avance, lui fit esperer un remède au malheur qu'il lui alloit apprendre. «En mettant pied à terre, lui dit-il, j'ai trouvé Saldagne, que l'on portoit à quatre dans une chambre basse. Son cheval s'est abattu sous lui à une lieue d'ici et l'a tout brisé; il m'a dit qu'il avoit à me parler, et m'a prié de le venir trouver dans sa chambre aussitôt qu'un chirurgien qui etoit present auroit vu sa jambe, qui est fort foulée de sa chute. Lorsque nous avons eté seuls: «Il faut, m'a-t-il dit, que je vous revèle toujours mes fautes, encore que vous soyez le moins indulgent de mes censeurs et que votre sagesse fasse toujours peur à ma folie. Ensuite de cela il m'a avoué qu'il avoit enlevé une comedienne 274 dont il avoit eté toute sa vie amoureux, et qu'il me conteroit des particularités de cet enlevement qui me surprendroient. Il m'a dit que ce gentilhomme que je vous ai dit être de ses amis ne lui avoit pu trouver de retraite en toute la province, et avoit eté obligé de le quitter et d'emmener avec lui les hommes qu'il lui avoit fournis pour le servir dans son entreprise, à cause qu'un de ses frères, qui se mêloit de faire des convois de faux sel, etoit guetté par les archers des gabelles et avoit besoin de ses amis pour se mettre à couvert. Tellement, m'a-t-il dit, que, n'osant paroître dans la moindre ville, à cause que mon affaire a fait grand bruit, je suis venu ici avec ma proie. J'ai prié ma soeur, votre femme, de la retirer dans son appartement, loin de la vue du baron d'Arques, dont je redoute la severité, et je vous conjure, puisque je ne la puis garder ceans, et que je n'ai que deux valets, les plus sots du monde, de me prêter le vôtre pour la conduire avec les miens jusqu'en la terre que j'ai en Bretagne, où je me ferai porter aussitôt que je pourrai monter à cheval. Il m'a demandé si je ne lui pourrois point donner quelques hommes, outre mon valet: car, tout étourdi qu'il est, il voit bien qu'il est bien difficile à trois hommes de mener loin une fille enlevée sans son consentement. Pour moi, je lui ai fait la chose fort aisée, ce qu'il a cru bientôt, comme les fous espèrent facilement. Ses valets ne vous connaissent point, le mien est fort habile et m'est fort fidèle. Je lui ferai dire à Saldagne qu'il aura avec lui un homme de resolution de ses amis, ce sera vous; votre maîtresse en sera avertie, et cette nuit, qu'ils font etat de faire grande traite à la clarté de la lune, elle se feindra malade au premier village. Il faudra s'arrêter; mon valet tâchera d'enivrer les hommes de Saldagne, ce qui est fort aisé; il vous facilitera les moyens de vous sauver avec la demoiselle, et, faisant accroire aux deux ivrognes que vous êtes dejà allé après, il les menera par un chemin contraire au vôtre.»
Note 274: (retour) Il y a beaucoup d'enlèvements soit dans le Roman comique proprement dit, soit dans les histoires subsidiaires qui y sont intercalées. On aimeroît à voir dans les premiers une satire ou une parodie comme Sorel en a fait en passant dans Le Berger extravagant (liv. II), s'ils n'étoient racontés si sérieusement; mais il faut simplement y voir une influence des romans héroïques à laquelle n'ont pas su se dérober Scarron et son continuateur. Dans le Cyrus, Mandane est enlevée quatre fois, et par quatre amoureux différents, ou même huit fois, suivant Boileau. Aussi Minos s'écrie-t-il: «Voilà une beauté qui a passé par bien des mains!» (Hér. de rom.). Et, dans Le Parnasse réformé, Guéret, se ressouvenant de cet abus des enlèvements, prononce cet arrêt: «Déclarons que nous ne reconnoissons pas pour héroïnes toutes les femmes qui auront eté enlevées plus d'une fois.» (Art. 19.) Sarrazin a fait une ballade pour chanter la mode des enlèvements par amour. Il faut dire que les chroniqueurs du XVIIe siècle justifient sur ce point les romanciers du reproche d'invraisemblance.
Le Destin trouva beaucoup de vraisemblance en ce que lui proposa Verville, dont le valet, qu'il avoit envoyé querir, entra à l'heure même dans la chambre. Ils concertèrent ensemble ce qu'ils avoient à faire. Verville fut enfermé le reste du jour avec le Destin, ayant peine à le quitter après une si longue absence, qui possible devoit être bientôt suivie d'une autre plus longue encore. Il est vrai que le Destin espera de voir Verville à Bourbon, où il devoit aller, et où le Destin lui promit de faire aller sa troupe.
La nuit vint. Le Destin se trouva au lieu assigné avec le valet de Verville; les deux valets de Saldagne n'y manquèrent pas, et Verville lui-même leur mit entre les mains mademoiselle de l'Etoile. Figurez-vous la joie de deux jeunes amans, qui s'aimoient autant qu'on se peut aimer, et la violence qu'ils se firent à ne se parler point. A demi-lieue de là, l'Etoile commença de se plaindre; on l'exhorta d'avoir courage jusqu'à un bourg distant de deux lieues, où l'on lui fit esperer qu'elle se reposeroit. Elle feignit que son mal augmentoit toujours. Le valet de Verville et le Destin en faisoient fort les empêchés pour preparer les valets de Saldagne à ne trouver pas etrange que l'on s'arrêtât si près du lieu d'où ils etoient partis. Enfin on arriva dans le bourg, et on demanda à loger dans l'hôtellerie, qui heureusement se trouva pleine d'hôtes et de buveurs. Mademoiselle de l'Etoile fit encore mieux la malade à la chandelle qu'elle ne l'avoit fait dans l'obscurité. Elle se coucha tout habillée et pria qu'on la laissât reposer seulement une heure, et dit qu'après cela elle croyoit pouvoir monter à cheval. Les valets de Saldagne, de francs ivrognes, laissèrent tout faire au valet de Verville, qui etoit chargé des ordres de leur maître, et s'attachèrent bientôt à quatre ou cinq paysans, ivrognes aussi grands qu'eux. Les uns et les autres se mirent à boire sans songer à tout le reste du monde. Le valet de Verville de temps en temps buvoit un coup avec eux pour les mettre en train, et, sous prétexte d'aller voir comment se portoit la malade pour partir le plus tôt qu'elle le pourroit, il l'alla faire remonter à cheval, et le Destin aussi, qu'il informa du chemin qu'il devoit prendre. Il retourna à ses buveurs, leur dit qu'il avoit trouvé leur demoiselle endormie, et que c'etoit signe qu'elle seroit bientôt en etat de monter à cheval. Il leur dit aussi que le Destin s'etoit jeté sur un lit, et puis se mit à boire et à porter des santés aux deux valets de Saldagne, qui avoient dejà la leur fort endommagée. Ils burent avec excès, s'enivrèrent de même et ne purent jamais se lever de table. On les porta dans une grange, car ils eussent gâté les lits où on les eût couchés. Le valet de Verville fit l'ivrogne, et, ayant dormi jusqu'au jour, reveilla brusquement les valets de Saldagne, leur disant d'un visage fort affligé que leur demoiselle s'etoit sauvée, qu'il avoit fait partir après son camarade, et qu'il falloit monter à cheval et se separer pour ne la manquer pas. Il fut plus d'une heure à leur faire comprendre ce qu'il leur disoit, et je crois que leur ivresse dura plus de huit jours. Comme toute l'hôtellerie s'etoit enivrée cette nuit-là, jusqu'à l'hôtesse et aux servantes, on ne songea seulement pas à s'informer ce qu'etoient devenus le Destin et sa demoiselle, et même je crois que l'on ne se souvint non plus d'eux que si on ne les eût jamais vus.
Cependant que tant de gens cuvent leur vin, que le valet de Verville fait l'inquieté et presse les valets de Saldagne de partir, et que ces deux ivrognes ne s'en hâtent pas davantage, le Destin gagne pays avec sa chère mademoiselle de l'Etoile, ravi de joie de l'avoir retrouvée et ne doutant point que le valet de Verville n'eût fait prendre à ceux de Saldagne un chemin contraire au sien. La lune etoit alors fort claire, et ils etoient dans un grand chemin aisé à suivre et qui les conduisoit à un village où nous les allons faire arriver dans le suivant chapitre.
CHAPITRE XIII.
Mechante action du sieur de la Rappinière.
e Destin avoit grande impatience de
sçavoir de sa chère l'Etoile par quelle
aventure elle s'etoit trouvée dans le
bois où Saldagne l'avoit prise, mais il
avoit encore plus grande peur d'être suivi. Il ne
songea donc qu'à piquer sa bête, qui n'etoit pas
fort bonne, et à presser de la voix et d'une
houssine qu'il rompit à un arbre le cheval de l'Etoile,
qui etoit une puissante haquenée
275. Enfin, les
deux jeunes amans se rassurèrent, et, s'étant dit
quelques douces tendresses (car il y avoit lieu d'en
dire après ce qui venoit d'arriver; et, pour moi,
je n'en doute point, quoique je n'en sçache rien
de particulier); après donc s'être bien attendri le
coeur l'un à l'autre, l'Etoile fit sçavoir au Destin
tous les bons offices qu'elle avoit rendus à la
Caverne: «Et je crains bien, lui dit-elle, que son
affliction ne la fasse malade, car je n'en vis jamais
une pareille. Pour moi, mon cher frère,
vous pouvez bien penser que j'eus autant besoin
de consolation qu'elle, depuis que votre valet,
m'ayant amené un cheval de votre part, m'apprit
que vous aviez trouvé les ravisseurs d'Angelique
et que vous en aviez eté fort blessé.--Moi
blessé! interrompit le Destin; je ne l'ai point eté
ni en danger de l'être, et je ne vous ai point envoyé
de cheval: il y a quelque mystère ici que
je ne comprends point. Je me suis aussi tantôt
etonné de ce que vous m'avez si souvent demandé
comment je me portois et si je n'etois point
incommodé d'aller si vite.--Vous me rejouissez
et m'affligez tout ensemble, lui dit l'Etoile; vos
blessures m'avoient donné une terrible inquietude,
et ce que vous me venez de dire me fait
croire que votre valet a eté gagné par nos ennemis
pour quelque mauvais dessein qu'on a contre
nous.--Il a plutôt eté gagné par quelqu'un qui
est trop de nos amis, lui dit le Destin. Je n'ai
point d'ennemi que Saldagne, mais ce ne peut
être lui qui ait fait agir mon traître de valet, puisque
je sçais qu'il l'a battu quand il vous a trouvée.--Et
comment le sçavez-vous? lui demanda
l'Etoile, car je ne me souviens pas de vous en
avoir rien dit.--Vous le sçaurez aussitôt que
vous m'aurez appris de quelle façon on vous a
tirée dû Mans.--Je ne vous en puis apprendre
autre chose que ce que je vous viens de dire, reprit
l'Etoile. Le jour d'après que nous fûmes revenues
au Mans, la Caverne et moi, votre valet
m'amena un cheval de votre part, et me dit, faisant
fort l'affligé, que vous aviez eté blessé par
les ravissurs d'Angelique et que vous me priiez de
vous aller trouver. Je montai à cheval dès l'heure
même, encore qu'il fût bien tard; je couchai à
cinq lieues du Mans, en un lieu dont je ne sçais
pas le nom, et le lendemain, à l'entrée d'un bois,
je me trouvai arrêtée par des personnes que je ne
connoissois point. Je vis battre votre valet et j'en
fus fort touchée. Je vis jeter fort rudement une
femme de dessus un cheval, et je reconnus que
c'etoit ma compagne; mais le pitoyable état où
je me trouvois et l'inquietude que j'avois pour
vous m'empêchèrent de songer davantage à
elle. On me mit en sa place, et on marcha jusqu'au
soir; après avoir fait beaucoup de chemin,
le plus souvent au travers des champs, nous arrivâmes
bien avant dans la nuit auprès d'une gentilhommière
276,
où je remarquai qu'on ne nous
voulut pas recevoir. Ce fut là que je reconnus
Saldagne, et sa vue acheva de me desesperer.
Nous marchâmes encore long-temps, et enfin on
me fit entrer comme en cachette dans la maison
d'où vous m'avez heureusement tirée.»
L'Etoile achevoit la relation de ses aventures quand le jour commença de paroître. Ils se trouvèrent alors dans le grand chemin du Mans, et pressèrent leurs bêtes plus fort qu'ils n'avoient fait encore, pour gagner un bourg qu'ils voyoient devant eux. Le Destin souhaitoit ardemment d'attraper son valet, pour decouvrir de quel ennemi, outre le mechant Saldagne, ils avoient à se garder dans le pays; mais il n'y avoit pas grande apparence qu'après le mechant tour qu'il lui avoit fait, il se remît en lieu où il le pût trouver. Il apprenoit à sa chère l'Etoile tout ce qu'il sçavoit de sa compagne Angelique, quand un homme etendu de son long auprès d'une haie fit si grand'peur à leurs chevaux que celui du Destin se deroba presque de dessous lui et celui de mademoiselle de l'Etoile la jeta par terre. Le Destin, effrayé de sa chute, l'alla relever aussi vite que le lui put permettre son cheval, qui reculoit toujours ronflant, soufflant et bronchant comme un cheval effarouché qu'il etoit. La demoiselle n'etoit point blessée; les chevaux se rassurèrent, et le Destin alla voir si l'homme gisant etoit mort ou endormi. On peut dire qu'il etoit l'un et l'autre, puisqu'il etoit si ivre qu'encore qu'il ronflât bien fort, marque assurée qu'il etoit en vie, le Destin eût bien de la peine à l'eveiller. Enfin, à force d'être tiraillé, il ouvrit les yeux et se decouvrit au Destin pour être son même valet qu'il avoit si grande envie de trouver. Le coquin, tout ivre qu'il etoit, reconnut bientôt son maître, et se troubla si fort en le voyant que le Destin ne douta plus de la trahison qu'il lui avoit faite, dont il ne l'avoit encore que soupçonné. Il lui demanda pourquoi il avoit dit à mademoiselle de l'Etoile qu'il etoit blessé; pourquoi il l'avoit fait sortir du Mans; où il l'avoit voulu mener; qui lui avoit donné un cheval. Mais il n'en put tirer la moindre parole, soit qu'il fût trop ivre, ou qu'il le contrefît plus qu'il ne l'etoit. Le Destin se mit en colère, lui donna quelques coups de plat d'epée, et, lui ayant lié les mains du licol de son cheval, se servit de celui du cheval de mademoiselle de l'Etoile pour mener en lesse le criminel. Il coupa une branche d'arbre dont il se fit un bâton de taille considerable pour s'en servir en temps et lieu, quand son valet refuseroit de marcher de bonne grace. Il aida à sa demoiselle à monter à cheval; il monta sur le sien et continua son chemin, son prisonnier à son côté en guise de limier.
Le bourg qu'avoit vu le Destin etoit le même d'où il etoit parti deux jours devant et où il avoit laissé monsieur de la Garouffière et sa compagnie, qui y etoit encore, à cause que madame Bouvillon avoit eté malade d'un furieux colera morbus 277. Quand le Destin y arriva, il n'y trouva plus la Rancune, l'Olive et Ragotin, qui etoient retournés au Mans. Pour Leandre, il ne quitta point sa chère Angelique. Je ne vous dirai point de quelle façon elle reçut mademoiselle de l'Etoile.
On peut aisement se figurer les caresses que se devoient faire deux filles qui s'aimoient beaucoup, et même après les dangers où elles s'etoient trouvées. Le Destin informa monsieur de la Garouffière du succès de son voyage, et, après l'avoir quelque temps entretenu en particulier, on fit entrer dans une chambre de l'hôtellerie le valet du Destin. Là il fut interrogé de nouveau, et, sur ce qu'il voulut encore faire le muet, on fit apporter un fusil pour lui serrer les pouces. A l'aspect de la machine, il se mit à genoux, pleura bien fort, demanda pardon à son maître et lui avoua que la Rappinière lui avoit fait faire tout ce qu'il avoit fait et lui avoit promis en recompense de le prendre à son service. On sçut aussi de lui que la Rappinière etoit en une maison à deux lieues de là, qu'il avoit usurpée sur une pauvre veuve. Le Destin parla encore en particulier à monsieur de la Garouffière, qui envoya en même temps un laquais dire à la Rappinière qu'il le vînt trouver pour une affaire de consequence. Ce conseiller de Rennes avoit grand pouvoir sur ce prevôt du Mans. Il l'avoit empêché d'être roué en Bretagne et l'avoit toujours protegé dans toutes les affaires criminelles qu'il avoit eues. Ce n'est pas qu'il ne le connût pour un grand scelerat, mais la femme de la Rappinière etoit un peu sa parente. Le laquais qu'on avoit envoyé à la Rappinière le trouva prêt à monter à cheval pour aller au Mans. Aussitôt qu'il eut appris que monsieur de la Garouffière le demandoit, il partit pour le venir trouver. Cependant la Garouffière, qui pretendoit fort au bel esprit, s'etoit fait apporter un portefeuille, d'où il tira des vers de toutes les façons, tant bons que mauvais. Il les lut au Destin, et ensuite une historiette qu'il avoit traduite de l'espagnol, que vous allez lire dans le suivant chapitre.
FIN DU CHAPITRE XIII
ET DU TOME PREMIER.
LE
ROMAN COMIQUE
PAR SCARRON
NOUVELLE ÉDITION
Revue, annotée et précédée d'une Introduction
PAR
M. VICTOR FOURNEL
TOME II
A PARIS
Chez P. JANNET, Libraire
MDCCCLVII
Paris, imprimé par GUIRAUDET et JOUAUST, 338, rue S.-Honoré, avec les caractères elzeviriens de P. JANNET.
LE
ROMAN COMIQUE
CHAPITRE XIV.
Le juge de sa propre cause 278.
e fut en Afrique, entre des rochers voisins
de la mer, et qui ne sont eloignés
de la grande ville de Fez que d'une
heure de chemin, que le prince Mulei,
fils du roi de Maroc, se trouva seul et à la nuit,
après s'être egaré à la chasse. Le ciel etoit sans
le moindre nuage, la mer etoit calme, et la lune
et les etoiles la rendoient toute brillante; enfin,
il faisoit une de ces belles nuits des pays chauds
qui sont plus agreables que les plus beaux jours
de nos regions froides. Le prince maure, galopant
le long du rivage, se divertissoit à regarder la
lune et les étoiles, qui paroissoient sur la surface
de la mer comme dans un miroir, quand des
cris pitoyables percèrent ses oreilles et lui donnèrent
la curiosité d'aller jusqu'au lieu d'où il
croyoit qu'ils pouvoient partir. Il y poussa son
cheval, qui sera si l'on veut un barbe, et trouva
entre des rochers une femme qui se defendoit,
autant que ses forces le pouvoient permettre,
contre un homme qui s'efforçoit de lui lier les
mains, tandis qu'une autre femme tâchoit de lui
fermer la bouche d'un linge. L'arrivée du jeune
prince empêcha ceux qui faisoient cette violence
de la continuer, et donna quelque relâche à celle
qu'ils traitoient si mal. Mulei lui demanda ce
qu'elle avoit à crier, et aux autres ce qu'ils lui
vouloient faire; mais, au lieu de lui repondre, cet
homme alla à lui le cimeterre à la main, et lui
en porta un coup qui l'eût dangereusement blessé
s'il ne l'eût evité par la vitesse de son cheval.
«Mechant, lui cria Mulei, oses-tu t'attaquer
au prince de Fez!--Je t'ai bien reconnu
pour tel, lui repondit le Maure; mais c'est à
cause que tu es mon prince et que tu me peux
punir qu'il faut que j'aie ta vie ou que je perde
la mienne.»
Note 278: (retour) Traduit du neuvième récit des Novelas exemplares y amorosas de dona Maria de Zayas. Le titre seul de cette nouvelle indique suffisamment son origine. On connoît, dans la littérature espagnole, le Geôlier de soi-même, de Caldéron; le Médecin de son honneur et le Peintre de son déshonneur, du même; le Vengeur de son injure, de Moreto; sans parler du Fils de soi-même, de Lope, et bien d'autres pièces portant des titres analogues. Lope de Vega a fait un drame intitulé: El juez en su causa. (V. notre notice.)
En achevant ces paroles, il se lança contre Mulei avec tant de furie que le prince, tout vaillant qu'il etoit, fut reduit à songer moins à attaquer qu'à se defendre d'un si dangereux ennemi. Les deux femmes cependant etoient aux mains, et celle qui un moment auparavant se croyoit perdue empêchoit l'autre de s'enfuir, comme si elle n'eût point douté que son defenseur n'emportât la victoire. Le desespoir augmente le courage, et en donne même quelquefois à ceux qui en ont le moins. Quoique la valeur du prince fût incomparablement plus grande que celle de son ennemi et fût soutenue d'une vigueur et d'une adresse qui n'etoient pas communes, la punition que meritoit le crime du Maure lui fit tout hasarder et lui donna tant de courage et de force que la victoire demeura long-temps douteuse entre le prince et lui; mais le ciel, qui protège d'ordinaire ceux qu'il elève au dessus des autres, fit heureusement passer les gens du prince assez près de là pour ouïr le bruit des combattans et les cris des deux femmes. Ils y coururent et reconnurent leur maître dans le temps qu'ayant choqué celui qu'ils virent les armes à la main contre lui, il l'avoit porté par terre, où il ne le voulut pas tuer, le reservant à une punition exemplaire. Il defendit à ses gens de lui faire autre chose que de l'attacher à la queue d'un cheval, de façon qu'il ne pût rien entreprendre contre soi-même ni contre les autres. Deux cavaliers portèrent les deux femmes en croupe, et en cet equipage-là Mulei et sa troupe arrivèrent à Fez à l'heure que le jour commençoit de paroître.
Ce jeune prince commandoit dans Fez aussi absolument que s'il en eût dejà eté roi. Il fit venir devant lui le Maure, qui s'appeloit Amet, et qui etoit fils d'un des plus riches habitans de Fez. Les deux femmes ne furent connues de personne à cause que les Maures, les plus jaloux de tous les hommes, ont un extrême soin de cacher aux yeux de tout le monde leurs femmes et leurs esclaves. La femme que le prince avoit secourue le surprit, et toute sa cour aussi, par sa beauté, plus grande que quelque autre qui fût en Afrique, et par un air majestueux, que ne put cacher aux yeux de ceux qui l'admirèrent un mechant habit d'esclave. L'autre femme etoit vêtue comme le sont les femmes du pays qui ont quelque qualité, et pouvoit passer pour belle, quoiqu'elle le fût moins que l'autre; mais, quand elle auroit pu entrer en concurrence de beauté avec elle, la pâleur que la crainte faisoit paroître sur son visage diminuoit autant ce qu'elle y avoit de beau que celui de la première recevoit d'avantage d'un beau rouge qu'une honnête pudeur y faisoit eclater. Le Maure parut devant Mulei avec la contenance d'un criminel, et tint toujours les yeux attachés contre terre. Mulei lui commanda de confesser lui-même, son crime s'il ne vouloit mourir dans les tourmens. «Je sais bien ceux qu'on me prepare et que j'ai merités, repondit-il fièrement, et, s'il y avoit quelque avantage pour moi à ne rien avouer, il n'y a point de tourmens qui me le fissent faire; mais je ne puis eviter la mort, puisque je te l'ai voulu donner, et je veux bien que tu sçaches que la rage que j'ai de ne t'avoir pas tué me tourmente davantage que ne fera tout ce que tes bourreaux pourront inventer contre moi. Ces Espagnoles, ajouta-t-il, ont eté mes esclaves: l'une a su prendre un bon parti et s'accommoder à la fortune, se mariant avec mon frère Zaïde; l'autre n'a jamais voulu changer de religion ni me savoir bon gré de l'amour que j'avois pour elle.» Il ne voulut pas parler davantage, quelque menace qu'on lui pût faire. Mulei le fit jeter dans un cachot, chargé de fers; la renegate, femme de Zaïde, fut mise en une prison séparée; la belle esclave fut conduite chez un Maure nommé Zulema, homme de condition, Espagnol d'origine, qui avoit abandonné l'Espagne pour n'avoir pu se resoudre à se faire chretien. Il etoit de l'illustre maison de Zegris, autrefois si renommée dans Grenade 279, et sa femme, Zoraïde, qui etoit de la même maison, avoit la reputation d'être la plus belle femme de Fez, et aussi spirituelle que belle. Elle fut d'abord charmée de la beauté de l'esclave chretienne, et le fut aussi de son esprit dès les premières conversations qu'elle eut avec elle. Si cette belle chretienne eût eté capable de consolation, elle en eût trouvé dans les caresses de Zoraïde; mais, comme si elle eût evité tout ce qui pouvoit soulager sa douleur, elle ne se plaisoit qu'à être seule, pour pouvoir s'affliger davantage, et, quand elle etoit avec Zoraïde, elle se faisoit une extrême violence pour retenir devant elle ses soupirs et ses larmes. Le prince Mulei avoit une extrême envie d'apprendre ses aventures; il l'avoit fait connoître à Zulema, et, comme il ne lui cachoit rien, il lui avoit aussi avoué qu'il se sentoit porté à aimer la belle chrétienne et qu'il le lui auroit dejà fait sçavoir si la grande affliction qu'elle faisoit paroître ne lui eût fait craindre d'avoir un rival inconnu en Espagne, qui, tout eloigné qu'il eût eté, l'eût pu empêcher d'être heureux, même en un pays où il etoit absolu. Zulema donna bon ordre à sa femme d'apprendre de la chretienne les particularités de sa vie, et par quel accident elle etoit devenue esclave d'Amet. Zoraïde en avoit autant d'envie que le prince, et n'eut pas grande peine à y faire resoudre l'esclave espagnole, qui crut ne devoir rien refuser à une personne qui lui donnoit tant de marques d'amitié et de tendresse. Elle dit à Zoraïde qu'elle contenteroit sa curiosité quand elle voudroit, mais que, n'ayant que des malheurs à lui apprendre, elle craignoit de lui faire un recit fort ennuyeux. «Vous verrez bien qu'il ne me le sera pas, lui repondit Zoraïde, par l'attention que j'aurai à l'ecouter; et, par la part que j'y prendrai, vous connoîtrez que vous ne pouvez en confier le secret à personne qui vous aime plus que moi.» Elle l'embrassa en achevant ces paroles, la conjurant de ne differer pas plus long-temps à lui donner la satisfaction qu'elle lui demandoit. Elles etoient seules, et la belle esclave, après avoir essuyé les larmes que le souvenir de ses malheurs lui faisoit repandre, elle en commença le recit, comme vous l'allez lire.
Note 279: (retour) Zegris est le nom plus ou moins défiguré d'une prétendue famille, originaire d'Afrique, qui, avec celle des Abencerrages, auroit joué un grand rôle dans Grenade. Les Abencerrages et les Zegris figurent pour la première fois dans un roman chevaleresque de Ginez Pérès de Hita. D'après une tradition qui paroît plus romanesque qu'historique, ces deux maisons rivales auroient été tour-à-tour maîtresses de l'Alhambra et de l'Albaycin, les deux principales forteresses de Grenade, s'y seroient livré les assauts les plus terribles, et auroient hâte, par leurs divisions, la chute de la ville et du royaume (1480-92).
Je m'appelle Sophie; je suis Espagnole, née à Valence et elevée avec tout le soin que des personnes riches et de qualité, comme etoient mon père et ma mère, devoient avoir d'une fille qui etoit le premier fruit de leur mariage, et qui dès son bas âge paroissoit digne de leur plus tendre affection. J'eus un frère plus jeune que moi d'une année; il etoit aimable autant qu'on le pouvoit être, il m'aima autant que je l'aimai, et notre amitié mutuelle alla jusqu'au point que, lorsque nous n'etions pas ensemble, on remarquoit sur nos visages une tristesse et une inquietude que les plus agreables divertissemens des personnes de notre âge ne pouvoient dissiper. On n'osa donc plus nous séparer; nous apprîmes ensemble tout ce qu'on enseigne aux enfans de bonne maison de l'un et de l'autre sexe, et ainsi il arriva qu'au grand etonnement de tout le monde, je n'etois pas moins adroite que lui dans tous les exercices violens d'un cavalier, et qu'il reussissoit egalement bien dans tout ce que les filles de condition sçavent le mieux faire. Une education si extraordinaire fit souhaiter à un gentilhomme des amis de mon père que ses enfans fussent elevés avec nous; il en fit la proposition à mes parens, qui y consentirent, et le voisinage des maisons facilita le dessein des uns et des autres. Ce gentilhomme egaloit mon père en bien et ne lui cedoit pas en noblesse; il n'avoit aussi qu'un fils et qu'une fille, à peu près de l'âge de mon frère et de moi, et l'on ne doutoit point dans Valence que les deux maisons ne s'unissent un jour par un double mariage. Dom Carlos et Lucie (c'etoit le nom du frère et de la soeur) etoient egalement aimables: mon frère aimoit Lucie et en etoit aimé, dom Carlos m'aimoit et je l'aimois aussi. Nos parens le sçavoient bien, et, loin d'y trouver à redire, ils n'eussent pas differé de nous marier ensemble si nous eussions eté moins jeunes que nous etions. Mais l'etat heureux de nos amours innocentes fut troublé par la mort de mon aimable frère: une fièvre violente l'emporta en huit jours, et ce fut là le premier de mes malheurs. Lucie en fut si touchée qu'on ne put jamais l'empêcher de se rendre religieuse; j'en fus malade à la mort, et dom Carlos le fut assez pour faire craindre à son père de se voir sans enfans, tant la perte de mon frère, qu'il aimoit, le peril où j'etois et la resolution de sa soeur, lui furent sensibles. Enfin la jeunesse nous guerit, et le temps modera notre affliction.
Le père de dom Carlos mourut à quelque temps de là, et laissa son fils fort riche et sans dettes. Sa richesse lui fournit de quoi satisfaire son humeur magnifique. Les galanteries qu'il inventa pour me plaire flattèrent ma vanité, rendirent son amour publique et augmentèrent la mienne. Dom Carlos etoit souvent aux pieds de mes parens, pour les conjurer de ne differer pas davantage de le rendre heureux en lui donnant leur fille. Il continuoit cependant ses depenses et ses galanteries. Mon père eut peur que son bien n'en diminuât à la fin, et c'est ce qui le fit resoudre à me marier avec lui. Il fit donc esperer à dom Carlos qu'il seroit bientôt son gendre, et dom Carlos m'en fit paroître une joie si extraordinaire qu'elle m'eût pu persuader qu'il m'aimoit plus que sa vie, quand je n'en aurois pas eté aussi assurée que je l'etois. Il me donna le bal, et toute la ville en fut priée. Pour son malheur et pour le mien, il s'y trouva un comte napolitain 280 que des affaires d'importance avoient amené en Espagne. Il me trouva assez belle pour devenir amoureux de moi, et pour me demander en mariage à mon père, après avoir eté informé du rang qu'il tenoit dans le royaume de Valence. Mon père se laissa eblouir au bien et à la qualité de cet etranger; il lui promit tout ce qu'il lui demanda, et dès le jour même il declara à dom Carlos qu'il n'avoit rien plus à pretendre en sa fille, me defendit de recevoir ses visites, et me commanda en même temps de considerer le comte italien comme un homme qui me devoit epouser au retour d'un voyage qu'il alloit faire à Madrid. Je dissimulai mon deplaisir devant mon père; mais, quand je fus seule, dom Carlos se representa à mon souvenir comme le plus aimable homme du monde. Je fis reflexion sur tout ce que le comte italien avoit de desagreable; je conçus une furieuse aversion pour lui, et je sentis que j'aimois dom Carlos plus que je n'eusse jamais cru l'aimer, et qu'il m'etoit egalement impossible de vivre sans lui et d'être heureuse avec son rival. J'eus recours à mes larmes, mais c'etoit un foible remède pour un mal comme le mien. Dom Carlos entra là-dessus dans ma chambre, sans m'en demander la permission, comme il avoit accoutumé. Il me trouva fondant en pleurs, et il ne put retenir les siens, quelque dessein qu'il eût fait de me cacher ce qu'il avoit dans l'ame, jusqu'à tant qu'il eût reconnu les véritables sentimens de la mienne. Il se jeta à mes pieds, me prenant les mains, et qu'il mouilla de ses larmes:
«Sophie, me dit-il, je vous perds donc, et un etranger, qui à peine vous est connu, sera plus heureux que moi parcequ'il aura eté plus riche. Il vous possedera, Sophie, et vous y consentez! vous que j'ai tant aimée, qui m'avez voulu faire croire que vous m'aimiez, et qui m'etiez promise par un père! mais, helas! un père injuste, un père interessé, et qui m'a manqué de parole! Si vous etiez, continua-t-il, un bien qui se pût mettre à prix, c'est ma seule fidelité qui vous pouvoit acquerir, et c'est par elle que vous seriez encore à moi plutôt qu'à personne du monde, si vous vous souveniez de celle que vous m'avez promise. Mais, s'ecria-t-il, croyez-vous qu'un homme qui a eu assez de courage pour elever ses desirs jusqu'à vous n'en ait pas assez pour se venger de celui que vous lui preferez, et trouverez-vous etrange qu'un malheureux qui a tout perdu entreprenne toutes choses? Ah! si vous voulez que je perisse seul, il vivra, ce rival bienheureux, puisqu'il a pu vous plaire, et que vous le protegez; mais dom Carlos, qui vous est odieux, et que vous avez abandonné à son desespoir, mourra d'une mort assez cruelle pour assouvir la haine que vous avez pour lui.»
«Dom Carlos, lui repondis-je, vous joignez-vous à un père injuste et à un homme que je ne puis aimer pour me persecuter, et m'imputez-vous comme un crime particulier un malheur qui nous est commun? Plaignez-moi au lieu de m'accuser, et songez aux moyens de me conserver pour vous plutôt que de me faire des reproches. Je pourrois vous en faire de plus justes, et vous faire avouer que vous ne m'avez jamais assez aimée, puisque vous ne m'avez jamais assez connue. Mais nous n'avons point de temps à perdre en paroles inutiles. Je vous suivrai partout où vous me menerez; je vous permets de tout entreprendre, et vous promets de tout oser pour ne me separer jamais de vous.»
Dom Carlos fut si consolé de mes paroles que sa joie le transporta aussi fort qu'avoit fait sa douleur. Il me demanda pardon de m'avoir accusée de l'injustice qu'il croyoit qu'on lui faisoit, et, m'ayant fait comprendre qu'à moins que de me laisser enlever, il m'etoit impossible de n'obéir pas à mon père, je consentis à tout ce qu'il me proposa, et je lui promis que, la nuit du jour suivant, je me tiendrois prête à le suivre partout où il voudroit me mener.
Tout est facile à un amant. Dom Carlos en un jour donna ordre à ses affaires, fit provision d'argent et d'une barque de Barcelone 281 qui devoit se mettre à la voile à telle heure qu'il voudroit. Cependant j'avois pris sur moi toutes mes pierreries et tout ce que je pus assembler d'argent; et, pour une jeune personne, j'avois su si bien dissimuler le dessein que j'avois que l'on ne s'en douta point. Je ne fus donc pas observée, et je pus sortir la nuit par la porte d'un jardin, où je trouvai Claudio, un page qui etoit cher à Carlos, parcequ'il chantoit aussi bien qu'il avoit la voix belle, et faisoit paroître dans sa manière de parler et dans toutes ses actions plus d'esprit, de bon sens et de politesse que l'âge et la condition d'un page n'en doivent ordinairement avoir. Il me dit que son maître l'avoit envoyé au devant de moi pour me conduire où l'attendoit une barque, et qu'il n'avoit pu me venir prendre lui-même pour des raisons que je sçaurois de lui. Un esclave de dom Carlos qui m'etoit fort connu nous vint joindre. Nous sortîmes de la ville sans peine, parle bon ordre qu'on y avoit donné, et nous ne marchâmes pas long-temps sans voir un vaisseau à la rade et une chaloupe qui nous attendoit au bord de la mer. On me dit que mon cher dom Carlos viendroit bientôt, et que je n'avois cependant qu'à passer dans le vaisseau. L'esclave me porta dans la chaloupe, et plusieurs hommes que j'avois vus sur le rivage, et que j'avois pris pour des matelots, firent aussi entrer dans la chaloupe Claudio, qui me sembla comme s'en defendre et faire quelques efforts pour n'y entrer pas. Cela augmenta la peine que me donnoit dejà l'absence de dom Carlos. Je le demandai à l'esclave, qui me dit fierement qu'il n'y avoit plus de Carlos pour moi. Dans le même temps j'ouïs Claudio criant les hauts cris, et qui disoit en pleurant à l'esclave: «Traître Amet! est-ce là ce que tu m'avois promis, de m'ôter une rivale et de me laisser avec mon amant?--Imprudente Claudia, lui repondit l'esclave, est-on obligé de tenir sa parole à un traître, et ai-je dû esperer qu'une personne qui manque de fidelité à son maître m'en gardât assez pour n'avertir pas les gardes de la côte de courir après moi et de m'ôter Sophie, que j'aime plus que moi-même?» Ces paroles, dites à une femme que je croyois un homme, et dans lesquelles je ne pouvois rien comprendre, me causèrent un si furieux deplaisir, que je tombai comme morte entre les bras du perfide Maure, qui ne m'avoit point quittée. Ma pâmoison fut longue, et, lorsque j'en fus revenue, je me trouvai dans une chambre du vaisseau, qui etoit dejà bien avant en mer.
Note 281: (retour) Barcelone, un des principaux ports d'Espagne, renommée pour ses barques, étoit célèbre dans les fastes de la navigation. C'est là que, vers le milieu du XVIe siècle, à l'époque où se passe cette histoire, Blasco de Garay fit, dit-on, le premier essai d'un bateau à vapeur, sous les yeux de Charles-Quint.
Figurez-vous quel dut être mon desespoir, me voyant sans dom Carlos et avec des ennemis de ma loi, car je reconnus que j'etois au pouvoir des Maures, que l'esclave Amet avoit toute sorte d'autorité sur eux, et que son frère Zaïde etoit le maître du vaisseau. Cet insolent ne me vit pas plutôt en etat d'entendre ce qu'il me diroit, qu'il me declara en peu de paroles qu'il y avoit long-temps qu'il etoit amoureux de moi, et que sa passion l'avoit forcé à m'enlever et à me mener à Fez, où il ne tiendroit qu'à moi que je ne fusse aussi heureuse que j'aurois eté en Espagne, comme il ne tiendroit pas à lui que je n'eusse point à y regretter dom Carlos. Je me jetai sur lui, nonobstant la foiblesse que m'avoit laissée ma pâmoison, et avec une adresse vigoureuse à quoi il ne s'attendoit pas, et que j'avois acquise par mon education, comme je vous ai dejà dit, je lui tirai le cimeterre du fourreau, et je m'allois venger de sa perfidie, si son frère Zaïde ne m'eût saisi le bras assez à temps pour lui sauver la vie. On me desarma facilement, car, ayant manqué mon coup, je ne fis point de vains efforts contre un si grand nombre d'ennemis. Amet, à qui ma resolution avoit fait peur, fit sortir tout le monde de la chambre où l'on m'avoit mise et me laissa dans un desespoir tel que vous vous le pouvez figurer, après le cruel changement qui venoit d'arriver en ma fortune. Je passai la nuit à m'affliger, et le jour qui la suivit ne donna pas le moindre relâche à mon affliction. Le temps, qui adoucit souvent de pareils deplaisirs, ne fit aucun effet sur les miens, et au second jour de notre navigation j'etois encore plus affligée que je ne la fus la sinistre nuit que je perdis, avec ma liberté, l'esperance de revoir dom Carlos et d'avoir jamais un moment de repos le reste de ma vie. Amet m'avoit trouvée si terrible toutes les fois qu'il avoit osé paroître devant moi, qu'il ne s'y presentoit plus. On m'apportoit de temps en temps à manger, que je refusois avec une opiniâtreté qui fit craindre au Maure de m'avoir enlevée inutilement.
Cependant le vaisseau avoit passé le detroit et n'etoit pas loin de la côte de Fez quand Claudio entra dans ma chambre. Aussitôt que je le vis: «Mechant! qui m'as trahie, lui dis-je, que t'avois-je fait pour me rendre la plus malheureuse personne du monde, et pour m'ôter dom Carlos?--Vous en étiez trop aimée, me repondit-il, et, puisque je l'aimois aussi bien que vous, je n'ai pas fait un grand crime d'avoir voulu eloigner de lui une rivale. Mais si je vous ai trahie, Amet m'a trahie aussi, et j'en serois peut être aussi affligée que vous, si je ne trouvois quelque consolation à n'être pas seule miserable.--Explique-moi ces enigmes, lui dis-je, et m'apprends qui tu es, afin que je sçache si j'ai en toi un ennemi ou une ennemie.--Sophie, me dit-il alors, je suis d'un même sexe que vous, et comme vous j'ai eté amoureuse de dom Carlos; mais si nous avons brûlé d'un même feu, ce n'a pas eté avec un même succès. Dom Carlos vous a toujours aimée et a toujours cru que vous l'aimiez, et il ne m'a jamais aimée, et n'a même jamais dû croire que je pusse l'aimer, ne m'ayant jamais connue pour ce que j'etois. Je suis de Valence comme vous, et je ne suis point née avec si peu de noblesse et de bien, que dom Carlos, m'ayant epousée, n'eût pu être à couvert des reproches que l'on fait à ceux qui se mesallient. Mais l'amour qu'il avoit pour vous l'occupoit tout entier, et il n'avoit des yeux que pour vous seule. Ce n'est pas que les miens ne fissent ce qu'ils pouvoient pour exempter ma bouche de la confession honteuse de ma foiblesse. J'allois partout où je le croyois trouver; je me plaçois où il me pouvoit voir, et je faisois pour lui toutes les diligences qu'il eût dû faire pour moi, s'il m'eût aimée comme je l'aimois. Je disposois de mon bien et de moi-même, etant demeurée sans parens dès mon bas âge, et l'on me proposoit souvent des partis sortables; mais l'esperance que j'avois toujours eue d'engager enfin dom Carlos à m'aimer m'avoit empêchée d'y entendre. Au lieu de me rebuter de la mauvaise destinée de mon amour, comme auroit fait toute autre personne qui eût eu comme moi assez de qualités aimables pour n'être pas meprisée, je m'excitois à l'amour de dom Carlos par la difficulté que je trouvois à m'en faire aimer. Enfin, pour n'avoir pas à me reprocher d'avoir negligé la moindre chose qui pût servir à mon dessein, je me fis couper les cheveux, et m'etant deguisée en homme, je me fis presenter à dom Carlos par un domestique qui avoit vieilli dans ma maison et qui se disoit mon père, pauvre gentilhomme des montagnes de Tolède 282. Mon visage et ma mine, qui ne deplurent pas à votre amant, le disposèrent d'abord à me prendre. Il ne me reconnut point, encore qu'il m'eût vue tant de fois, et il fut bientôt aussi persuadé de mon esprit que satisfait de la beauté de ma voix, de ma methode de chanter et de mon adresse à jouer de tous les instrumens de musique dont les personnes de condition peuvent se divertir sans honte 283. Il crut avoir trouvé en moi des qualités qui ne se trouvent pas d'ordinaire en des pages, et je lui donnai tant de preuves de fidelité et de discretion, qu'il me traita bien plus en confident qu'en domestique. Vous sçavez mieux que personne du monde si je m'en fais accroire dans ce que je vous viens de dire à mon avantage. Vous-même m'avez cent fois louée à dom Carlos en ma presence, et m'avez rendu de bons offices auprès de lui; mais j'enrageois de les devoir à une rivale, et dans le temps qu'ils me rendoient plus agreable à dom Carlos, ils vous rendoient plus haïssable à la malheureuse Claudia (car c'est ainsi que l'on m'appelle). Votre mariage cependant s'avançoit, et mes esperances reculoient; il fut conclu, et elles se perdirent. Le comte italien qui devint en ce temps-là amoureux de vous, et dont la qualité et le bien donnèrent autant dans les yeux de votre père que sa mauvaise mine et ses defauts vous donnèrent d'aversion pour lui, me fit du moins avoir le plaisir de vous voir troublée dans les vôtres, et mon âme alors se flatta de ces esperances folles que les changemens font toujours avoir aux malheureux. Enfin votre père prefera l'etranger, que vous n'aimiez pas, à dom Carlos, que vous aimiez. Je vis celui qui me rendoit malheureuse malheureux à son tour, et une rivale que je haïssois encore plus malheureuse que moi, puisque je ne perdois rien en un homme qui n'avoit jamais eté à moi, que vous perdiez dom Carlos, qui etoit tout à vous, et que cette perte, quelque grande qu'elle fût, vous etoit peut-être encore un moindre malheur que d'avoir pour votre tyran eternel un homme que vous ne pouviez aimer. Mais ma prosperité, ou, pour mieux dire, mon esperance, ne fut pas longue. J'appris de dom Carlos que vous vous etiez resolue à le suivre, et je fus même employée à donner les ordres necessaires au dessein qu'il avoit de vous emmener à Barcelone, et, de là, de passer en France ou en Italie. Toute la force que j'avois eue jusque alors à souffrir ma mauvaise fortune m'abandonna après un coup si rude, et qui me surprit d'autant plus que je n'avois jamais craint un pareil malheur. J'en fus affligée jusqu'à en être malade, et malade jusqu'à en garder le lit. Un jour que je me plaignois à moi-même de ma triste destinée, et que la croyance de n'être ouïe de personne me faisoit parler aussi haut que si j'eusse parlé à quelque confident de mon amour, je vis paroître devant moi le Maure Amet, qui m'avoit ecoutée, et qui, après que le trouble où il m'avoit mise fut passé, me dit ces paroles: «Je te connois, Claudia, et dès le temps que tu n'avois point encore deguisé ton sexe pour servir de page à dom Carlos; et si je ne t'ai jamais fait sçavoir que je te connusse, c'est que j'avois un dessein aussi bien que toi. Je te viens d'ouïr prendre des resolutions desesperées: tu veux te decouvrir à ton maître pour une jeune fille qui meurt d'amour pour lui et qui n'espère plus d'en être aimée, et puis tu te veux tuer à ses yeux pour meriter au moins des regrets de celui de qui tu n'as pu gagner l'amour. Pauvre fille! que vas-tu faire, en te tuant, que d'assurer davantage à Sophie la possession de dom Carlos? J'ai bien un meilleur conseil à te donner, si tu es capable de le prendre. Ote ton amant à ta rivale: le moyen en est aisé si tu me veux croire, et, quoiqu'il demande beaucoup de resolution, il ne t'est pas besoin d'en avoir davantage que celle que tu as eue à t'habiller en homme et à hasarder ton honneur pour contenter ton amour. Ecoute-moi donc avec attention, continua le Maure; je te vais reveler un secret que je n'ai jamais decouvert à personne, et si le dessein que je te vais proposer ne te plaît pas, il dependra de toi de ne le pas suivre. Je suis de Fez, homme de qualité en mon pays; mon malheur me fit esclave de dom Carlos, et la beauté de Sophie me fit le sien. Je t'ai dit en peu de paroles bien des choses. Tu crois ton mal sans remède, parce que ton amant enlève sa maîtresse et s'en va avec elle à Barcelone. C'est ton bonheur et le mien, si tu te sais servir de l'occasion. J'ai traité de ma rançon, et l'ai payée. Une galiotte 284 d'Afrique m'attend à la rade, assez près du lieu où dom Carlos en fait tenir une toute prête pour l'exécution de son dessein. Il l'a differé d'un jour; prévenons-le avec autant de diligence que d'adresse. Va dire à Sophie, de la part de ton maître, qu'elle se tienne prête à partir cette nuit à l'heure que tu la viendras querir, amène la dans mon vaisseau; je l'emmenerai en Afrique, et tu demeureras à Valence, seule à posséder ton amant, qui peut-être t'auroit aimée aussitôt que Sophie, s'il avoit su que tu l'aimasses.»
Note 283: (retour) En Espagne, comme en France, il y avoit certains instruments de musique exclusivement réservés aux personnes de basse condition, et dont l'usage auroit en quelque façon déshonoré un gentilhomme: chez nous, par exemple, le violon étoit de ce nombre; il étoit réservé aux laquais, et souvent même ils avoient charge expresse d'en jouer pour divertir leurs maîtres: «Les violons se sont rendus si communs,--dit Mlle de Montpensier dans sa première lettre à Mme de Motteville,--que, sans avoir beaucoup de domestiques, chacun en ayant quelques-uns auxquels il auroit fait apprendre, il y auroit moyen de faire une fort bonne bande.» Dans le Grondeur de Brueys et Palaprat, Grichard dit à son valet L'Olive: «Je t'ai défendu cent fois de râcler de ton maudit violon.» (I, 6.) Tallemant raconte que Montbrun Souscarrière avoit des valets de chambre chargés spécialement de lui jouer de cet instrument. On sait que c'étoit parmi les pages et les valets de pied de Mademoiselle que Lully avoit pris les premières teintures et donné les premières révélations de son talent sur le violon. Le célèbre Beaujoyeux (Baltazirini) étoit de même un des valets de chambre de Catherine de Médicis. De là l'expression de violon pour désigner un sot, un pied-plat:Ho! vraiment, messire Apollon,
Vous êtes un bon violon.
(Scarr., Poés.)
Il en étoit de même de la viole, instrument que Scarron nous montre sur le dos du comédien La Rancune, au premier chapitre du Roman comique. Le hautbois, le fifre, le tabourin, la musette, le cistre et la guitare étoient encore des instruments réservés aux gens de basse condition, par exemple aux bohémiens et aux farceurs: «Pour ce qu'elle a accoustumé de servir aux basteleurs, elle ne se peut tenir de mesdire», dit le Luth, en parlant de la Guitare, dans la Dispute du Luth et de la Guitare. (Maison des jeux, 3e part.) Au contraire, l'épinette, «la reine de tous les instruments de musique»; le luth, qui étoit en fort grande faveur, quoiqu'il servît aux débauchés dans leurs orgies et leurs sérénades; le théorbe, qui l'avoit remplacé, le clavecin, etc., étoient réservés aux personnes de condition. V. cette même pièce et la première lettre de Mademoiselle à madame de Motteville.
A ces dernières paroles de Claudia, je fus si pressée de ma juste douleur, qu'en faisant un grand soupir je m'evanouis encore, sans donner le moindre signe de vie. Les cris que fit Claudia, qui se repentoit peut-être lors de m'avoir rendue malheureuse sans cesser de l'être, attirèrent Amet et son frère dans la chambre du vaisseau où j'etois. On me fit tous les remèdes qu'on me put faire; je revins à moi, et j'ouïs Claudia qui reprochoit encore au Maure la trahison qu'il nous avoit faite. «Chien infidèle, lui disoit-elle, pourquoi m'as-tu conseillé de reduire cette belle fille au deplorable etat où tu la vois, si tu ne me voulois pas laisser auprès de mon amant? Et pourquoi m'as-tu fait faire à un homme qui me fut si cher une trahison qui me nuit autant qu'à lui? Comment oses-tu dire que tu es de noble naissance dans ton pays, si tu es le plus traître et le plus lâche de tous les hommes?--Tais-toi, folle, lui répondit Amet; ne me reproche point un crime dont tu es complice. Je t'ai déjà dit que qui a pu trahir un maître comme toi meritoit bien d'être trahie, et que, t'emmenant avec moi, j'assurois ma vie et peut-être celle de Sophie, puisqu'elle pourrait mourir de douleur, quand elle sçauroit que tu serois demeurée avec dom Carlos.»
Le bruit que firent en même temps les matelots qui étoient prêts d'entrer dans le port de la ville de Salé 285, et l'artillerie du vaisseau, à laquelle repondit celle du port, interrompirent les reproches que se faisoient Amet et Claudia et me delivrèrent pour un temps de la vue de ces deux personnes odieuses. On se debarqua; on nous couvrit les visages d'un voile, à Claudia et à moi, et nous fûmes logées avec le perfide Amet chez un Maure de ses parens. Dès le jour suivant on nous fit monter dans un chariot couvert, et prendre le chemin de Fez, où, si Amet y fut reçu de son père avec beaucoup de joie, j'y entrai la plus affligée et la plus désespérée personne du monde. Pour Claudia, elle eut bientôt pris parti, renonçant au christianisme et epousant Zaïde, le frère de l'infidèle Amet. Cette mechante personne n'oublia aucun artifice pour me persuader de changer aussi de religion et d'epouser Amet, comme elle avoit fait Zaïde, et elle devint la plus cruelle de mes tyrans, lorsque, après avoir en vain essayé de me gagner par toute sorte de promesses, de bons traitemens et de caresses, Amet et tous les siens exercèrent sur moi toute la barbarie dont ils etoient capables. J'avois tous les jours à exercer ma constance contre tant d'ennemis, et j'etois plus forte à souffrir mes peines que je ne le souhaitois, quand je commençai à croire que Claudia se repentoit d'être mechante. En public, elle me persécutoit apparemment avec plus d'animosité que les autres, et en particulier elle me rendoit quelquefois de bons offices, qui me la faisoient considérer comme une personne qui eût pu être vertueuse, si elle eût été élevée à la vertu. Un jour que toutes les autres femmes de la maison etoient allées aux bains publics, comme c'est la coutume de vous autres mahometans, elle me vint trouver où j'etois, ayant le visage composé à la tristesse, et me parla en ces termes:
«Belle Sophie! quelque sujet que j'aie eu autrefois de vous haïr, ma haine a cessé en perdant l'espoir de posséder jamais celui qui ne m'aimoit pas assez, à cause qu'il vous aimoit trop. Je me reproche sans cesse de vous avoir rendue malheureuse et d'avoir abandonné mon Dieu pour la crainte des hommes. Le moindre de ces remords seroit capable de me faire entreprendre les choses du monde les plus difficiles à mon sexe. Je ne puis plus vivre loin de l'Espagne et de toute terre chretienne avec des infidèles, entre lesquels je sais bien qu'il est impossible que je trouve mon salut, ni pendant ma vie, ni après ma mort. Vous pouvez juger de mon veritable repentir par le secret que je vous confie, qui vous rend maîtresse de ma vie et qui vous donne moyen de vous venger de tous les maux que j'ai été forcée de vous faire. J'ai gagné cinquante esclaves chretiens, la plupart Espagnols et tous gens capables d'une grande entreprise. Avec l'argent que je leur ai secrètement donné, ils se sont assurés d'une barque capable de nous porter en Espagne, si Dieu-favorise un si bon dessein. Il ne tiendra qu'à vous de suivre ma fortune, de vous sauver si je me sauve, ou, perissant avec moi, de vous tirer d'entre les mains de vos cruels ennemis et de finir une vie aussi malheureuse qu'est la vôtre. Determinez-vous donc, Sophie, et tandis que nous ne pouvons être soupçonnées d'aucun dessein, delibérons sans perdre de temps sur la plus importante action de votre vie et de la mienne.»
Je me jetai aux pieds de Claudia, et, jugeant d'elle par moi-même, je ne doutai point de la sincerité de ses paroles. Je la remerciai de toutes les forces de mon expression et de toutes celles de mon âme; je ressentis la grâce que je croyois qu'elle me vouloit faire. Nous prîmes jour pour notre fuite vers un lieu du rivage de la mer où elle me dit que des rochers tenoient notre petit vaisseau à couvert. Ce jour, que je croyois bienheureux, arriva. Nous sortîmes heureusement et de la maison et de la ville. J'admirois la bonté du ciel, dans la facilité que nous trouvions à faire reussir notre dessein, et j'en benissois Dieu sans cesse. Mais la fin de mes maux n'etoit pas si proche que je pensois. Claudia n'agissoit que par l'ordre du perfide Amet, et, encore plus perfide que lui, elle ne me conduisoit en un lieu écarté et la nuit que pour m'abandonner à la violence du Maure, qui n'eût rien osé entreprendre contre ma pudicité dans la maison de son père, quoique mahometan, moralement homme de bien. Je suivois innocemment celle qui me menoit perdre, et je ne pensois pas pouvoir jamais être assez reconnoissante envers elle de la liberté que j'esperois bientôt avoir par son moyen. Je ne me lassois point de l'en remercier ni de marcher bien vite dans des chemins rudes, environnés de rochers, où elle me disoit que ses gens l'attendoient, quand j'ouïs du bruit derrière moi, et, tournant la tête, j'aperçus Amet le cimeterre à la main. «Infâmes esclaves, s'écria-t-il, c'est donc ainsi que l'on se derobe à son maître?» Je n'eus pas le temps de lui repondre; Claudia me saisit les bras par derrière, et Amet, laissant tomber son cimeterre, se joignit à la renégate, et tous deux ensemble firent ce qu'ils purent pour me lier les mains avec des cordes dont ils s'etoient pourvus pour cet effet. Ayant plus de vigueur et d'adresse que les femmes n'en ont d'ordinaire, je resistai longtemps aux efforts de ces deux mechantes personnes; mais à la longue je me sentis affoiblir, et, me defiant de mes forces, je n'avois presque plus recours qu'à mes cris, qui pouvoient attirer quelque passant en ce lieu solitaire, ou plutôt je n'esperois plus rien, quand le prince Mulei survint lorsque je l'esperois le moins. Vous avez sçu de quelle façon il me sauva l'honneur, et je puis dire la vie, puisque je serais assurement morte de douleur si le detestable Amet eût contenté sa brutalité.»
Sophie acheva ainsi le récit de ses aventures, et l'aimable Zoraïde l'exhorta d'espérer de la generosité du prince les moyens de retourner en Espagne, et dès le jour même elle apprit à son mari tout ce qu'elle a voit appris de Sophie, dont il alla informer Mulei. Encore que tout ce qu'on lui conta de la fortune de la belle chretienne ne flattât point la passion qu'il avoit pour elle, il fut pourtant bien aise, vertueux comme il etoit, d'en avoir eu connaissance et d'apprendre qu'elle etoit engagée d'affection en son pays, afin de n'avoir point à tenter une action blâmable par l'espérance d'y trouver de la facilité. Il estima la vertu de Sophie, et fut porté par la sienne à tâcher de la rendre moins malheureuse qu'elle n'etoit. Il lui fit dire par Zoraïde qu'il la renverroit en Espagne quand elle le voudroit, et, depuis qu'il en eut pris la résolution, il s'empêcha de la voir, se defiant de sa propre vertu et de la beauté de cette aimable personne. Elle n'etoit pas peu empêchée à prendre ses sûretés pour son retour: le trajet etoit long jusqu'en Espagne, dont les marchands ne trafiquoient point à Fez 286; et quand elle eût pu trouver un vaisseau chrétien, belle et jeune comme elle etoit, elle pouvoit trouver entre les hommes de sa loi ce qu'elle avoit eu peur de trouver entre des Maures. La probité ne se rencontre guère sur un vaisseau; la bonne foi n'y est guère mieux gardée qu'à la guerre, et, en quelque lieu que la beauté et l'innocence se trouvent les plus foibles, l'audace des mechans se sert de son avantage et se porte facilement à tout entreprendre. Zoraïde conseilla à Sophie de s'habiller en homme, puisque sa taille, avantageuse plus que celle des autres femmes, facilitoit ce deguisement. Elle lui dit que c'etoit l'avis de Mulei, qui ne trouvoit personne dans Fez à qui il la pût sûrement confier, et elle lui dit aussi qu'il avoit eu la bonté de pourvoir à la bienséance de son sexe, lui donnant une compagne de sa croyance, et travestie comme elle, et qu'elle seroit ainsi garantie de l'inquietude qu'elle pourroit avoir de se voir seule dans un vaisseau entre des soldats et des matelots. Ce prince maure avoit acheté d'un corsaire une prise qu'il avoit faite sur mer 287: c'étoit d'un vaisseau du gouverneur d'Oran, qui portoit la famille entière d'un gentilhomme espagnol, que par animosité ce gouverneur envoyoit prisonnier en Espagne 288. Mulei avait su que ce chrétien étoit un des plus grands chasseurs du monde, et, comme la chasse étoit la plus forte passion de ce jeune prince, il avoit voulu l'avoir pour esclave, et, afin de le mieux conserver, ne l'avoit point voulu separer de sa femme, de son fils et de sa fille. En deux ans qu'il vécut dans Fez au service de Mulei, il apprit à ce prince à tirer parfaitement de l'arquebuse sur toute sorte de gibier qui court sur la terre ou qui s'elève dans l'air, et plusieurs chasses inconnues aux Maures. Il avoit par là si bien merité les bonnes grâces du prince et s'etoit rendu si nécessaire à son divertissement, qu'il n'avoit jamais voulu consentir à sa rançon, et par toutes sortes de bienfaits avoit tâché de lui faire oublier l'Espagne. Mais le regret de n'être pas en sa patrie et de n'avoir plus d'espérance d'y retourner lui avoit causé une melancolie qui finit bientôt par sa mort, et sa femme n'avoit pas vécu long-temps après son mari. Mulei se sentoit du remords de n'avoir pas remis en liberté, quand ils la lui avoient demandée, des personnes qui l'avoient merité par leurs services, et il voulut, autant qu'il le pouvoit, reparer envers leurs enfans le tort qu'il croyoit leur avoir fait. La fille s'appeloit Dorothée, etoit de l'âge de Sophie, belle, et avoit de l'esprit; son frère n'avoit pas plus de quinze ans et s'appeloit Sanche. Mulei les choisit l'un et l'autre pour tenir compagnie à Sophie, et se servit de cette occasion-là pour les envoyer ensemble en Espagne. On tint l'affaire secrète; on fit faire des habits d'homme à l'espagnole pour les deux demoiselles et pour le petit Sanche. Mulei fit paroître sa magnificence dans la quantité de pierreries qu'il donna à Sophie; il fit aussi à Dorothée de beaux presens, qui, joints à tous ceux que son père avoit déjà reçus de la liberalité du prince, la rendirent riche pour le reste de sa vie.
Note 288: (retour) L'Espagne possédoit alors en Afrique Oran, Tanger et plusieurs autres places par exemple Tlemcen et le royaume dont cette ville étoit la capitale, qu'elle eut quelque temps en sa domination au commencement du XVIe siècle. Oran, construite par les Maures chassés d'Espagne, avoit été prise par les Espagnols en 1509, mais fut reprise par les Maures en 1708, pour leur echapper encore en 1732.
Charles-Quint, en ce temps-là, faisoit la guerre en Afrique et avoit assiegé la ville de Tunis 289. Il avoit envoyé un ambassadeur à Mulei pour traiter de la rançon de quelques Espagnols de qualité qui avoient fait naufrage à la côte de Maroc. Ce fut à cet ambassadeur que Mulei recommanda Sophie sous le nom de dom Fernand, gentilhomme de qualité qui ne vouloit pas être connu par son nom véritable, et Dorothée et son frère passoient pour être de son train, l'un en qualité de gentilhomme et l'autre de page. Sophie et Zoraïde ne se purent quitter sans regret, et il y eut bien des larmes versées de part et d'autre. Zoraïde donna à la belle chretienne un rang de perles si riche, qu'elle ne l'eût point reçu si cette aimable Maure et son mari Zulema, qui n'aimoit pas moins Sophie que faisoit sa femme, ne lui eussent fait connoître qu'elle ne pouvoit davantage les desobliger qu'en refusant ce gage de leur amitié. Zoraïde fit promettre à Sophie de lui faire sçavoir de temps en temps de ses nouvelles par la voie de Tanger, d'Oran ou des autres places que l'empereur possedoit en Afrique.
Note 289: (retour) Le dey de Tunis étoit alors le fameux Barberousse, amiral de Soliman, qui ravageoit la mer par ses pirateries. Charles-Quint, pour le vaincre à coup sûr, transporta en Afrique trente mille hommes sur cinq cents vaisseaux, et se mit à leur tête. Le fort de la Goulette fut enlevé d'assaut, Tunis se rendit, et Muley-Hassan fut rétabli sur le trône (1535).Après sa victoire, Charles-Quint délivra de l'esclavage et fit ramener à ses frais dans leur patrie environ vingt mille chrétiens.
L'ambassadeur chretien s'embarqua à Salé, emmenant avec lui Sophie, qu'il faut desormais appeler dom Fernand; il joignit l'armée de l'empereur, qui etoit encore devant Tunis. Notre Espagnole deguisée lui fut presentée comme un gentilhomme d'Andalousie qui avoit eté long-temps esclave du prince de Fez. Elle n'avoit pas assez de sujet d'aimer sa vie pour craindre de la hasarder à la guerre, et, voulant passer pour un cavalier, elle n'eût pu avec honneur n'aller pas souvent au combat, comme faisoient tant de vaillans hommes dont l'armée de l'empereur etoit pleine. Elle se mit donc entre les volontaires, ne perdit pas une occasion de se signaler, et le fit avec tant d'eclat que l'empereur ouït parler du faux dom Fernand. Elle fut assez heureuse pour se trouver auprès de lui lorsque, dans l'ardeur d'un combat dont les chretiens eurent tout le desavantage, il donna dans une embuscade de Maures, fut abandonné des siens et environné des infidèles, et il y a apparence qu'il eût eté tué, son cheval l'ayant dejà eté sous lui, si notre amazone ne l'eût remonté sur le sien, et, secondant sa vaillance par des efforts difficiles à croire, n'eût donné aux chretiens le temps de se reconnoître et de venir degager ce vaillant empereur. Une si belle action ne fut pas sans recompense. L'empereur donna à l'inconnu dom Fernand une commanderie de grand revenu 290, et le regiment de cavalerie d'un seigneur espagnol qui avoit eté tué au dernier combat; il lui fit donner aussi tout l'equipage d'un homme de qualité, et depuis ce temps-là il n'y eut personne dans l'armée qui fut plus estimé et plus consideré que cette vaillante fille. Toutes les actions d'un homme lui etoient si naturelles, son visage etoit si beau et la faisoit paroître si jeune, sa vaillance etoit si admirable en une si grande jeunesse et son esprit etoit si charmant, qu'il n'y avoit pas une personne de qualité ou de commandement dans les troupes de l'empereur qui ne recherchât son amitié. Il ne faut donc pas s'etonner si, tout le monde parlant pour elle, et plus encore ses belles actions, elle fut en peu de temps en faveur auprès de son maître.
Dans ce temps là, de nouvelles troupes arrivèrent d'Espagne sur les vaisseaux qui apportoient de l'argent et des munitions pour l'armée. L'empereur les voulut voir sous les armes, accompagné de ses principaux chefs, desquels etoit notre guerrière. Entre ces soldats nouveaux venus, elle crut avoir vu dom Carlos, et elle ne s'etoit pas trompée. Elle en fut inquiète le reste du jour, le fit chercher dans le quartier de ces nouvelles troupes, et on ne le trouva pas, parce qu'il avoit changé de nom. Elle n'en dormit point toute la nuit, se leva aussi tôt que le soleil et alla chercher elle-même ce cher amant qui lui avoit tant fait verser de larmes. Elle le trouva et n'en fut point reconnue, ayant changé de taille parce qu'elle avoit crû, et de visage parce que le soleil d'Afrique avoit changé la couleur du sien. Elle feignit de le prendre pour un autre de sa connoissance, et lui demanda des nouvelles de Seville et d'une personne qu'elle lui nomma du premier nom qui lui vint dans l'esprit. Dom Carlos lui dit qu'elle se meprenoit, qu'il n'avoit jamais eté à Seville, et qu'il étoit de Valence. «Vous ressemblez extrêmement à une personne qui m'etoit fort chère, lui dit Sophie, et, à cause de cette ressemblance, je veux bien être de vos amis, si vous n'avez point de repugnance à devenir des miens.--La même raison, lui repondit dom Carlos, qui vous oblige à m'offrir votre amitié, vous auroit déjà acquis la mienne si elle etoit du prix de la vôtre. Vous ressemblez à une personne que j'ai longtemps aimée; vous avez son visage et sa voix, mais vous n'êtes pas de son sexe, et assurément, ajouta-t-il en faisant un grand soupir, vous n'êtes pas de son humeur.» Sophie ne put s'empêcher de rougir à ces dernières paroles de dom Carlos; à quoi il ne prit pas garde, à cause peut-être que ses yeux, qui commençoient à se mouiller de larmes, ne purent voir les changements du visage de Sophie. Elle en fut emue, et, ne pouvant plus cacher cette emotion, elle pria dom Carlos de la venir voir en sa tente, où elle l'alloit attendre, et le quitta après lui avoir appris son quartier, et qu'on l'appeloit dans l'armée le mestre de camp 291 dom Fernand. A ce nom là, dom Carlos eut peur de ne lui avoir pas fait assez d'honneur. Il avoit déjà su à quel point il etoit estimé de l'empereur, et que, tout inconnu qu'il etoit, il partageoit la faveur de son maître avec les premiers de la cour. Il n'eut pas grande peine à trouver son quartier et sa tente, qui n'etoient ignorés de personne, et il en fut reçu autant bien qu'un simple cavalier le pouvoit être d'un des principaux officiers du camp. Il reconnut encore le visage de Sophie dans celui de dom Fernand, en fut encore plus etonné qu'il ne l'avoit eté, et il le fut encore davantage du son de sa voix, qui lui entroit dans l'âme et y renouveloit le souvenir de la personne du monde qu'il avoit le plus aimée. Sophie, inconnue à son amant, le fit manger avec lui, et, après le repas, ayant fait retirer les domestiques et donné ordre de n'être visitée de personne, se fit redire encore une fois par ce cavalier qu'il etoit de Valence, et ensuite se fit conter ce qu'elle savoit aussi bien que lui de leurs aventures communes, jusqu'au jour qu'il avoit fait dessein de l'enlever.
«Croiriez-vous, lui dit dom Carlos, qu'une fille de condition qui avoit tant reçu de preuves de mon amour et qui m'en avoit tant donné de la sienne fut sans fidélité et sans honneur, eut l'adresse de me cacher de si grands défauts, et fut si aveuglée dans son choix qu'elle me preféra un jeune page que j'avois, qui l'enleva un jour devant celui que j'avois choisi pour l'enlever?--Mais en êtes-vous bien assuré? lui dit Sophie. Le hasard est maître de toutes choses, et prend souvent plaisir à confondre nos raisonnements par des succès les moins attendus. Votre maîtresse peut avoir été forcée à se séparer de vous, et est peut-être plus malheureuse que coupable.--Plût à Dieu, lui répondit dom Carlos, que j'eusse pu douter de sa faute! Toutes les pertes et les malheurs qu'elle m'a causés ne m'auroient pas eté difficiles à souffrir, et même je ne me croirois pas malheureux si je pouvois croire qu'elle me fût encore fidèle; mais elle ne l'est qu'au perfide Claudio, et n'a jamais feint d'aimer le malheureux dom Carlos que pour le perdre.--Il paroît par ce que vous dites, lui repartit Sophie, que vous ne l'avez guère aimée, de l'accuser ainsi sans l'entendre, et de la publier encore plus méchante que legère.--Et peut-on l'être davantage, s'ecria dom Carlos, que l'a eté cette imprudente fille, lorsque, pour ne faire pas soupçonner son page de son enlèvement, elle laissa dans sa chambre, la nuit même qu'elle disparut de chez son père, une lettre qui est de la dernière malice, et qui m'a rendu trop miserable pour n'être pas demeurée dans mon souvenir. Je vous la veux faire entendre, et vous faire juger par là de quelle dissimulation cette jeune fille etoit capable.
LETTRE.
ous n'avez pas dû me defendre d'aimer dom Carlos, après me l'avoir donné. Un merite aussi grand que le sien ne me pouvoit donner que beaucoup d'amour, et quand l'esprit d'une jeune personne en est prevenu, l'interêt n'y peut trouver de place. Je m'enfuis donc avec celui que vous avez trouvé bon que j'aimasse dès ma jeunesse, et sans qui il me seroit autant impossible de vivre que de ne mourir pas mille fois le jour avec un etranger que je ne pourrois aimer, quand il seroit encore plus riche qu'il n'est pas. Notre faute, si c'en est une, merite votre pardon; si vous nous l'accordez, nous reviendrons le recevoir plus vite que nous n'avons fui l'injuste violence que vous nous vouliez faire.SOPHIE.
--Vous vous pouvez figurer, poursuivit dom Carlos, l'extrême douleur que sentirent les parents de Sophie quand ils eurent lu cette lettre. Ils esperèrent que je serois encore avec leur fille caché dans Valence, ou que je n'en serois pas loin. Ils tinrent leur perte secrète à tout le monde, hormis au vice-roi, qui etoit leur parent, et à peine le jour commençoit-il de paroître que la justice entra dans ma chambre et me trouva endormi. Je fus surpris d'une telle visite autant que j'avois sujet de l'être, et quand, après qu'on m'eut demandé où etoit Sophie, je demandai aussi où elle etoit, mes parties s'en irritèrent et me firent conduire en prison avec une extrême violence. Je fus interrogé et je ne pus rien dire pour ma defense contre la lettre de Sophie. Il paroissoit par là que je l'avois voulu enlever; mais il paroissoit encore plus que mon page avoit disparu en même temps qu'elle. Les parents de Sophie la faisoient chercher, et mes amis, de leur côté, faisoient toutes sortes de diligences pour découvrir où ce page l'avoit emmenée. C'étoit le seul moyen de faire voir mon innocence; mais on ne put jamais apprendre des nouvelles de ces amants fugitifs, et mes ennemis m'accusèrent alors de la mort de l'un et de l'autre. Enfin l'injustice, appuyée de la force, l'emporta sur l'innocence opprimée; je fus averti que je serois bientôt jugé, et que je le serois à mort. Je n'esperai pas que le ciel fît un miracle en ma faveur, et je voulus donc hasarder ma delivrance par un coup de desespoir. Je me joignis à des bandolliers 292, prisonniers comme moi et tous gens de résolution. Nous forçâmes les portes de notre prison, et, favorisés de nos amis, nous eûmes plus tôt gagné les montagnes les plus proches de Valence que le vice-roi n'en pût être averti. Nous fûmes longtemps maîtres de la campagne. L'infidélité de Sophie, la persécution de ses parents, tout ce que je croyois que le vice-roi avoit fait d'injuste contre moi, et enfin la perte de mon bien me mirent dans un tel desespoir que je hasardai ma vie dans toutes les rencontres où mes camarades et moi trouvâmes de la résistance, et je m'acquis par là une telle réputation parmi eux qu'ils voulurent que je fusse leur chef. Je le fus avec tant de succès que notre troupe devint redoutable aux royaumes d'Aragon et de Valence, et que nous eûmes l'insolence de mettre ces pays à contribution. Je vous fais ici une confidence bien délicate, ajouta dom Carlos; mais l'honneur que vous me faites et mon inclination me donnent tellement à vous que je veux bien vous faire maître de ma vie, vous en revélant des secrets si dangereux. Enfin, poursuivit-il, je me lassai d'être méchant; je me dérobai de mes camarades, qui ne s'y attendoient pas, et je pris le chemin de Barcelone, où je fus reçu simple cavalier dans les recrues qui s'embarquoient pour l'Afrique, et qui ont joint depuis peu l'armée. Je n'ai pas sujet d'aimer la vie, et, après m'être mal servi de la mienne, je ne la puis mieux employer que contre les ennemis de ma loi et pour votre service, puisque la bonté que vous avez pour moi m'a causé la seule joie dont mon âme ait eté capable depuis que la plus ingrate fille du monde m'a rendu le plus malheureux de tous les hommes.»
Sophie inconnue prit le parti de Sophie injustement accusée, et n'oublia rien pour persuader à son amant de ne point faire de mauvais jugements de sa maîtresse avant que d'être mieux informé de sa faute. Elle dit au malheureux cavalier qu'elle prenoit grande part dans ses infortunes, qu'elle voudroit de bon coeur les adoucir, et pour lui en donner des marques plus effectives que des paroles, qu'elle le prioit de vouloir être à elle, et que, lorsque l'occasion s'en presenteroit, elle emploieroit auprès de l'empereur son credit et celui de tous ses amis pour le delivrer de la persecution des parents de Sophie et du vice-roi de Valence. Dom Carlos ne se rendit jamais à tout ce que le faux dom Fernand lui put dire pour la justification de Sophie; mais il se rendit à la fin aux offres qu'il lui fit de sa table et de sa maison. Dès le jour même cette fidèle amante parla au mestre de camp de dom Carlos et lui fit trouver bon que ce cavalier, qu'elle lui dit être son parent, prît parti avec lui; je veux dire avec elle.
Voilà notre amant infortuné au service de sa maîtresse, qu'il croyoit morte ou infidèle. Il se voit, dès le commencement de sa servitude, tout à fait bien avec celui qu'il croit son maître, et est en peine lui-même de savoir comment il a pu faire en si peu de temps pour s'en faire tant aimer. Il est à la fois son intendant, son secretaire, son gentilhomme et son confident. Les autres domestiques n'ont guère moins de respect pour lui que pour dom Fernand, et il seroit sans doute heureux, se connoissant aimé d'un maître qui lui paroît tout aimable, et qu'un secret instinct le force d'aimer, si Sophie perdue, si Sophie infidèle ne lui revenoit sans cesse à la pensée et ne lui causoit une tristesse que les caresses d'un si cher maître et sa fortune rendue meilleure ne pouvoient vaincre. Quelque tendresse que Sophie eût pour lui, elle etoit bien aise de le voir affligé, ne doutant point qu'elle ne fût la cause de son affliction. Elle lui parloit si souvent de Sophie, et justifioit quelquefois avec tant d'emportement et même de colère et d'aigreur celle que dom Carlos n'accusoit pas moins que d'avoir manqué à sa fidelité et à son honneur, qu'enfin il vint à croire que ce dom Fernand, qui le mettoit toujours sur le même sujet, avoit peut-être eté autrefois amoureux de Sophie, et peut-être l'etoit encore.
La guerre d'Afrique s'acheva de la façon qu'on le voit dans l'histoire. L'empereur la fit depuis en Allemagne, en Italie, en Flandres et en divers lieux. Notre guerrière, sous le nom de dom Fernand, augmenta sa reputation de vaillant et experimenté capitaine par plusieurs actions de valeur et de conduite 293, quoique la dernière de ces qualités-là ne se rencontre que rarement en une personne aussi jeune que le sexe de cette vaillante fille la faisoit paroître.
L'empereur fut obligé d'aller en Flandres 294 et de demander au roi de France passage par ses Etats. Le grand roi qui regnoit alors 295 voulut surpasser en generosité et en franchise un mortel ennemi qui l'avoit toujours surmonté en bonne fortune et n'en avoit pas toujours bien usé. Charles-Quint fut reçu dans Paris comme s'il eût eté roi de France. Le beau dom Fernand fut du petit nombre des personnes de qualité qui l'accompagnèrent, et si son maître eût fait un plus long sejour dans la Cour du monde la plus galante, cette belle Espagnole, prise pour un homme, eût donné de l'amour à beaucoup de dames françoises, et de la jalousie aux plus accomplis de nos courtisans.
Cependant le vice-roi de Valence mourut en Espagne. Dom Fernand espera assez de son merite et de l'affection que lui portoit son maître pour lui oser demander une si importante charge, et il l'obtint sans qu'elle lui fût enviée. Il fit savoir le plus tôt qu'il put le bon succès de sa pretention à dom Carlos, et lui fit esperer qu'aussitôt qu'il auroit pris possession de sa vice-royauté de Valence, il feroit sa paix avec les parens de Sophie, obtiendroit sa grâce de l'empereur pour avoir eté chef de bandolliers, et même essaieroit de le remettre dans la possession de son bien, sans cesser de lui en faire dans toutes les occasions qui s'en presenteroient. Dom Carlos eût pu recevoir quelque consolation de toutes ces belles promesses, si le malheur de son amour lui eût permis d'être consolable.
L'empereur arriva en Espagne et alla droit à Madrid, et dom Fernand alla prendre possession de son gouvernement. Dès le jour qui suivit celui de son entrée dans Valence, les parens de Sophie presentèrent requête contre dom Carlos, qui faisoit auprès du vice-roi la charge d'intendant de sa maison et de secretaire de ses commandemens. Le vice-roi promit de leur rendre justice et à dom Carlos de protéger son innocence. On fit de nouvelles informations contre lui; l'on fit ouïr des temoins une seconde fois, et enfin les parens de Sophie, animés par le regret qu'ils avoient de la perte de leur fille, et par un desir de vengeance qu'ils croyoient legitime, pressèrent si fort l'affaire, qu'en cinq ou six jours elle fut en etat d'être jugée. Ils demandèrent au vice-roi que l'accusé entrât en prison. Il leur donna sa parole qu'il ne sortiroit pas de son hôtel, et leur marqua un jour pour le juger. La veille de ce jour fatal, qui tenoit en suspens toute la ville de Valence, dom Carlos demanda une audience particulière au vice-roi, qui la lui accorda. Il se jeta à ses pieds et lui dit ces paroles: «C'est demain, monseigneur, que vous devez faire connoître à tout le monde que je suis innocent. Quoique les temoins que j'ai fait ouïr me dechargent entièrement du crime dont on m'accuse, je viens encore jurer à Votre Altesse, comme si j'etois devant Dieu, que non seulement je n'ai pas enlevé Sophie, mais que le jour devant celui qu'elle fut enlevée, je ne la vis point; je n'eus point de ses nouvelles, et n'en ai pas eu depuis. Il est bien vrai que je la devois enlever; mais un malheur qui jusqu'ici m'est inconnu la fit disparoître, ou pour ma perte ou pour la sienne.--C'est assez, dom Carlos, lui dit le vice-roi, va dormir en repos. Je suis ton maître et ton ami, et mieux informé de ton innocence que tu ne penses; et quand j'en pourrois douter, je serois obligé à n'être pas exact à m'en eclaircir, puisque tu es dans ma maison, et de ma maison, et que tu n'es venu ici avec moi que sous la promesse que je t'ai faite de te proteger.»
Dom Carlos remercia un si obligeant maître de tout ce qu'il eut d'éloquence. Il s'alla coucher, et l'impatience qu'il eut de se voir bientôt absous ne lui permit pas de dormir. Il se leva aussitôt que le jour parut, et, propre et paré plus qu'à l'ordinaire, se trouva au lever de son maître. Mais je me trompe, il n'entra dans sa chambre qu'après qu'il fut habillé; car depuis que Sophie avoit deguisé son sexe, la seule Dorothée, deguisée comme elle, et la confidente de son deguisement, couchoit dans sa chambre et lut rendoit tous les services qui, rendus par un autre, lui eussent pu donner connoissance de ce qu'elle vouloit tenir si caché. Dom Carlos entra donc dans la chambre du vice-roi quand Dorothée l'eut ouverte à tout le monde, et le vice-roi ne le vit pas plus tôt qu'il lui reprocha qu'il s'etoit levé bien matin pour un homme accusé qui se vouloit faire croire innocent, et lui dit qu'une personne qui ne dormoit point devoit sentir sa conscience chargée. Dom Carlos lui repondit, un peu troublé, que la crainte d'être convaincu ne l'avoit pas tant empêché de dormir que l'esperance de se voir bientôt à couvert des poursuites de ses ennemis par la bonne justice que lui rendroit Son Altesse. «Mais vous êtes bien paré et bien galant, lui dit encore le vice-roi, et je vous trouve bien tranquille le jour que l'on doit deliberer sur votre vie. Je ne sais plus ce que je dois croire du crime dont on vous accuse. Toutes les fois que nous nous entretenons de Sophie, vous en parlez avec moins de chaleur et plus d'indifference que moi: on ne m'accuse pourtant pas comme vous d'en avoir eté aimé et de l'avoir tuée, et possible le jeune Claudio aussi, sur qui vous voulez faire tomber l'accusation de son enlevement. Vous me dites que vous l'avez aimée, continua le vice-roi, et vous vivez après l'avoir perdue, et vous n'oubliez rien pour vous voir absous et en repos, vous qui devriez haïr la vie et tout ce qui vous la pourroit faire aimer. Ah! inconstant dom Carlos! il faut bien qu'une autre amour vous ait fait oublier celle que vous deviez conserver à Sophie perdue, si vous l'aviez veritablement aimée, quand elle etoit toute à vous et osoit tout faire pour vous.» Dom Carlos, demi-mort à ces paroles du vice-roi, voulut y repondre; mais il ne le lui permit pas. «Taisez-vous, lui dit-il d'un visage sevère, et reservez votre éloquence pour vos juges; car pour moi je n'en serai pas surpris, et je n'irai pas pour un de mes domestiques donner à l'empereur mauvaise opinion de mon equité. Et cependant, ajouta le vice-roi, se tournant vers le capitaine de ses gardes, que l'on s'assure de lui: qui a rompu sa prison peut bien manquer à la parole qu'il m'a donnée de ne chercher point son impunité dans sa fuite. On ôta aussitôt l'epée à dom Carlos, qui fit grand'pitié à tous ceux qui le virent environné de gardes, pâle et defait, et qui avoit bien de la peine à retenir ses larmes.
Cependant que le pauvre gentilhomme se repent de ne s'être pas assez defié de l'esprit changeant des grands seigneurs 296, les juges qui le devoient juger entrèrent dans la chambre et prirent leurs places, après que le vice-roi eut pris la sienne. Le comte italien, qui etoit encore à Valence, et le père et la mère de Sophie, parurent et produisirent leurs temoins contre l'accusé, qui etoit si desesperé de son procès, qu'il n'avoit pas quasi le courage de repondre. On lui fit reconnoître les lettres qu'il avoit autrefois ecrites à Sophie; on lui confronta les voisins et les domestiques de la maison de Sophie, et enfin on produisit contre lui la lettre qu'elle avoit laissée dans sa chambre le jour que l'on pretendoit qu'il l'avoit enlevée. L'accusé fit ouïr ses domestiques, qui temoignèrent d'avoir vu coucher leur maître; mais il pouvoit s'être levé après avoir fait semblant de s'endormir. Il juroit bien qu'il n'avoit pas enlevé Sophie et representoit aux juges qu'il ne l'auroit pas enlevée pour se separer d'elle; mais on ne l'accusoit pas moins que de l'avoir tuée et le page aussi, le confident de son amour. Il ne restoit plus qu'à le juger, et il alloit être condamné tout d'une voix, quand le vice-roi le fit approcher et lui dit: «Malheureux dom Carlos! tu peux bien croire, après toutes les marques d'affection que je t'ai données, que, si je t'eusse soupçonné, d'être coupable du crime dont on t'accuse, je ne t'aurois pas amené à Valence. Il m'est impossible de ne te condamner pas, si je ne veux commencer l'exercice de ma charge par une injustice, et tu peux juger du deplaisir que j'ai de ton malheur par les larmes qui m'en viennent aux yeux. On pourroit rechercher d'accorder tes parties, si elles etoient de moindre qualité, ou moins animées à ta perte. Enfin, si Sophie ne paroît elle-même pour te justifier, tu n'as qu'à te preparer à bien mourir.» Carlos, desesperé de son salut, se jeta aux pieds du vice-roi et lui dit: «Vous vous souvenez bien, Monseigneur, qu'en Afrique et dès le temps que j'eus l'honneur d'entrer au service de Votre Altesse, et toutes les fois qu'elle m'a engagé au récit ennuyeux de mes infortunes, que je les lui ai toujours contées d'une même manière, et elle doit croire qu'en ce pays-là, et partout ailleurs, je n'aurois pas avoué à un maître qui me faisoit l'honneur de m'aimer ce qu'ici j'aurois dû nier devant un juge. J'ai toujours dit la vérité à Votre Altesse comme à mon Dieu, et je lui dis encore que j'aimai, que j'adorai Sophie.--Dis que tu l'abhorres, ingrat! interrompit le vice-roi, surprenant tout le monde.--Je l'adore, reprit dom Carlos, fort étonné de ce que le vice-roi venoit de dire. Je lui ai promis de l'épouser, continua-t-il, et je suis convenu avec elle de l'emmener à Barcelone. Mais si je l'ai enlevée, si je sais où elle se cache, je veux qu'on me fasse mourir de la mort la plus cruelle. Je ne puis l'éviter; mais je mourrai innocent, si ce n'est mériter la mort que d'avoir aimé plus que ma vie une fille inconstante et perfide.--Mais, s'écria le vice-roi, le visage furieux, que sont devenus cette fille et ton page? Ont-ils monté au ciel? sont-ils cachés sous terre?--Le page etoit galant, lui repondit dom Carlos, elle etoit belle; il etoit homme, elle etoit femme.--Ah! traître! lui dit le vice-roi, que tu découvres bien ici tes lâches soupçons et le peu d'estime que tu as eu pour la malheureuse Sophie! Maudite soit la femme qui se laisse aller aux promesses des hommes et s'en fait mepriser par sa trop facile croyance! Ni Sophie n'etoit point une femme de vertu commune, mechant! ni ton page Claudio un homme. Sophie etoit une fille constante, et ton page une fille perdue, amoureuse de toi et qui t'a volé Sophie, qu'elle trahissoit comme une rivale. Je suis Sophie, injuste amant, amant ingrat! Je suis Sophie, qui ai souffert des maux incroyables pour un homme qui ne méritoit pas d'être aimé et qui m'a cru capable de la dernière infamie.»
Note 296: (retour) Scarron pouvoit parler ici d'après sa propre expérience. Peut-être songeoit-il alors à Mazarin, dont le changement à son égard étoit, du reste, parfaitement justifié. Mais, sans nous occuper de Mazarin, combien de fois n'avoit-il pas vu de belles paroles et de belles protestations d'amitié de la part des grands seigneurs se changer en indifférence, dès qu'il avoit fallu en venir au fait! Ses oeuvres sont remplies de plaintes sur ce sujet. V. en particulier sa deuxième Requête à la reine, recueil de 1648; Remerciements au prince d'Orange, 1651; les premières strophes de Héro et Léandre, etc.
Sophie n'en put pas dire davantage. Son père, qui la reconnut, la prit entre ses bras; sa mère se pâma d'un côté, et dom Carlos de l'autre. Sophie se debarrassa des bras de son père pour courir aux deux personnes evanouies, qui reprirent leurs esprits tandis qu'elle douta à qui des deux elle courroit. Sa mère lui mouilla le visage de larmes; elle mouilla de larmes le visage de sa mère; elle embrassa, avec toute la tendresse imaginable, son cher Dom Carlos, qui pensa en evanouir encore. Il tint pourtant bon pour ce coup, et, n'osant pas encore baiser Sophie de toute sa force, se recompensa sur ses mains, qu'il baisa mille fois l'une après l'autre. Sophie pouvoit à peine suffire à toutes les embrassades et à tous les complimens qu'on lui fit. Le comte italien, en faisant le sien comme les autres, lui voulut parler des pretentions qu'il avoit sur elle, comme lui ayant eté promise par son père et par sa mère. Dom Carlos, qui l'ouït, en quitta une des mains de Sophie, qu'il baisoit alors avidement, et, portant la sienne à son epée, qu'on lui venoit de rendre, se mit en une posture qui fit peur à tout le monde, et, jurant à faire abimer la ville de Valence, fit bien connoître que toutes les puissances humaines ne lui oteroient pas Sophie, si elle-même ne lui defendoit de songer davantage en elle; mais elle declara qu'elle n'auroit jamais d'autre mari que son cher dom Carlos, et conjura son père et sa mère de le trouver bon, ou de se resoudre à la voir enfermer dans un couvent pour toute sa vie. Ses parens lui laissèrent la liberté de choisir tel mari qu'elle voudrait, et le comte italien, dès le jour même, prit la poste pour l'Italie ou pour tout autre pays où il voulut aller. Sophie conta toutes ses aventures, qui furent admirées de tout le monde. Un courrier alla porter la nouvelle de cette grande merveille à l'empereur, qui conserva à dom Carlos, après qu'il auroit epousé Sophie, la vice-royauté de Valence et tous les bienfaits que cette vaillante fille avoit merités sous le nom de dom Fernand, et donna à ce bienheureux amant une principauté dont ses descendans jouissent encore. La ville de Valence fit la dépense des noces avec toute sorte de magnificence, et Dorothée, qui reprit ses habits de femme en même temps que Sophie, fut mariée en même temps qu'elle avec un cavalier proche parent de dom Carlos.
CHAPITRE XV.
Effronterie du sieur de la Rappinière.
e conseiller de Rennes achevoit de lire
sa nouvelle, quand la Rappinière arriva
dans l'hôtellerie. Il entra en étourdi
dans la chambre où on lui avoit dit
qu'etoit M. de la Garouffière; mais son visage
epanoui se changea visiblement quand il vit le
Destin dans un coin de la chambre, et son valet
qui etoit aussi defait et effrayé qu'un criminel que
l'on juge. La Garouffière ferma la porte de la
chambre par dedans, et ensuite demanda au brave
la Rappinière s'il ne devinoit pas bien pourquoi
il l'avoit envoyé querir. «N'est-ce pas à cause
d'une comedienne dont j'ai voulu avoir ma part?
repondit en riant le scelerat.--Comment, votre
part! lui dit la Garouffière, prenant un visage
serieux: sont-ce là les discours d'un juge comme
vous êtes, et avez-vous jamais fait pendre un
si mechant homme que vous?» La Rappinière
continua de tourner la chose en raillerie et de la
vouloir faire passer pour un tour de bon compagnon;
mais le senateur le prit toujours d'un ton
si sevère, qu'enfin il avoua son mauvais dessein,
et en fit de mauvaises excuses au Destin, qui
avoit eu besoin de toute sa sagesse pour ne se
pas faire raison d'un homme qui l'avoit voulu offenser
si cruellement, après lui être obligé de la
vie, comme l'on a pu voir au commencement de
ces aventures comiques. Mais il avoit encore à
demêler avec cet inique prevôt une autre affaire
qui lui etoit de grande importance et qu'il avoit
communiquée à M. de la Garouffière, qui lui
avoit promis de lui faire avoir raison de ce mechant
homme.
Quelque peine que j'aie prise à bien etudier la Rappinière, je n'ai jamais pu decouvrir s'il etoit moins mechant envers Dieu qu'envers les hommes, et moins injuste envers son prochain que vicieux en sa personne 297. Je sais seulement avec certitude que jamais homme n'a eu tant de vices ensemble et en plus eminent degré. Il avoua qu'il avoit eu envie d'enlever mademoiselle de l'Etoile aussi hardiment que s'il fût vanté d'une bonne action, et il dit effrontement au conseiller et au comedien que jamais il n'avoit moins douté du succès d'une pareille entreprise: «car, continua-t-il, se tournant vers le Destin, j'avois gagné votre valet, votre soeur avoit donné dans le panneau, et, pensant vous venir trouver où je lui avois fait dire que vous etiez blessé, elle n'etoit pas à deux lieues de la maison où je l'attendois quand je ne sais qui diable l'a otée à ce grand sot qui me l'amenoit, et qui m'a perdu un bon cheval, après s'être bien fait battre. «Le Destin palissoit de colère, et quelquefois aussi rougissoit de honte de voir de quel front ce scélérat lui osoit parler à lui-même de l'offense qu'il lui avoit voulu faire, comme s'il lui eût conté une chose indifferente. La Garouffière s'en scandalisoit aussi et n'avoit pas une moindre indignation contre un si dangereux homme. «Je ne sais pas, lui dit-il, comment vous osez nous apprendre si franchement les circonstances d'une mauvaise action pour laquelle M. le Destin vous auroit donné cent coups, si je ne l'en eusse empêché. Mais je vous avertis qu'il le pourra bien faire encore, si vous ne lui restituez une boîte de diamans que vous lui avez autrefois volée dans Paris dans le temps que vous y tiriez la laine. Doguin, votre complice alors et depuis votre valet, lui a avoué en mourant que vous l'aviez encore; et moi je vous déclare que, si vous faites la moindre difficulté de la rendre, vous m'avez pour aussi dangereux ennemi que je vous ai eté utile protecteur.»
Note 297: (retour) Scarron n'a pas commis la moindre invraisemblance en prêtant tous ces crimes à une personne qui a pour charge de réprimer les crimes d'autrui. La police étoit souvent faite avec la négligence la plus coupable, et pendant assez longtemps elle avoit presque abandonné le soin de la surveillance publique. Ce ne fut guère qu'après l'apaisement des troubles de la Fronde, et même après la conclusion du traité des Pyrénées, que le roi put enfin s'occuper de la réorganiser sur de meilleures bases. V. Correspondance administrative de Louis XIV, t. 2, p. 605, etc.; Traité de la police de de La Mare, 1705, in-fol., I. 1, tit. 8, ch. 3. Bien plus, à cette négligence se joignit parfois la connivence avec les filous. Le lieutenant-criminel Tardieu, dont Boileau a immortalisé la sordide avarice, fut un de ceux qui prêtèrent le plus à cette accusation, même après la réorganisation de la police; et l'on sait que, lorsqu'il fut assassiné, en 1665, on alloit informer contre lui à cause de ses malversations. (Not. de Brossette, sur les v. 308 et 337 de la sat. X de Boielau) «Il a mérité d'être pendu deux ou trois mille fois, dit Tallemant: il n'y a pas un plus grand voleur au monde.» (Histor. de Ferrier, sa fille, et Tardieu.) Vavasseur, le commissaire du Marais, faisoit sous main cause commune avec les filles de sa juridiction. Malherbe parle, dans ses Lettres (26 juin 1610), d'un prévôt de Pithiviers qui s'étrangla dans sa prison, où il étoit enfermé comme coupable de complicité dans l'assassinat de Henri IV, de magie et de fausse monnoie. Sur les malversations de toutes sortes des gens de police et des officiers de justice, on peut voir les Caquets de l'accouchée, 1re journ., p. 37, 1er janv., et surtout les Grands jours d'Auvergne, de Fléchier, où l'on trouvera plusieurs exemples du même genre. Les choses en étoient venues au point qu'on lit dans le Procès-verbal des confér. tenues pour l'exam. des articl. proposés pour la composit. de l'ordonn. crimin. de 1670, sur l'art. XII: «M. le premier président a dit que l'intention qu'on avoit, lorsqu'on a institué les prévôts des maréchaux, étoit bonne; mais que... la plupart de ces officiers sont plus à craindre que les voleurs mêmes, et qu'on a reproché aux Grands jours de Clermont que toutes les affaires criminelles les plus atroces avoient été éludées et couvertes par les mauvaises procédures des prévôts des maréchaux. L'on a fait le procès a plusieurs officiers de la maréchaussée, mais on a été persuadé d'ailleurs qu'il n'y en avoit pas un seul dont la conduite fût innocente.»
La Rappinière fut foudroyé de ce discours, à quoi il ne s'attendoit pas. Son audace à nier absolument une mechanceté qu'il avoit faite lui manqua au besoin. Il avoua en begayant, comme un homme qui se trouble, qu'il avoit cette boîte au Mans, et promit de la rendre avec des sermens execrables qu'on ne lui demandoit point, tant on faisoit peu de cas de tous ceux qu'il eût pu faire. Ce fut peut-être là une des plus ingénues actions qu'il fit de sa vie, et encore n'etoit-elle pas nette; car il est bien vrai qu'il rendit la boîte comme il l'avoit promis, mais il n'etoit pas vrai qu'elle fût au Mans, puisqu'il l'avoit sur lui à l'heure même, à dessein d'en faire un present à Mademoiselle de l'Etoile, en cas qu'elle n'eût pas voulu se donner à lui pour peu de chose. C'est ce qu'il confessa en particulier à M. de la Garouffière, dont il voulut par là regagner les bonnes grâces, lui mettant entre les mains cette boîte de portrait pour en disposer comme il lui plairoit. Elle etoit composée de cinq diamans d'un prix considerable. Le père de mademoiselle de l'Etoile y etoit peint en email, et le visage de cette belle fille avoit tant de rapport à ce portrait, que cela seul pouvoit suffire pour la faire reconnoître à son père. Le Destin ne savoit comment remercier assez M. de la Garouffière quand il lui donna la boîte de diamans. Il se voyoit exempté par là d'avoir à se la faire rendre par force de la Rappinière, qui ne savoit rien moins que de restituer, et qui eût pu se prevaloir contre un pauvre comedien de sa charge de prevôt, qui est un dangereux baton entre les mains d'un mechant homme. Quand cette boîte fut otée au Destin, il en avoit eu un deplaisir très grand, qui s'augmenta encore par celui qu'en eut la mère de l'Etoile, qui gardoit cherement ce bijou comme un gage de l'amitié de son mari. On peut donc aisément se figurer qu'il eut une extrême joie de l'avoir recouvrée. Il alla en faire part à l'Etoile, qu'il trouva chez la soeur du curé du bourg, en la compagnie d'Angelique et de Leandre. Ils deliberèrent ensemble de leur retour au Mans, qui fut resolu pour le lendemain. M. de la Garouffière leur offrit un carrosse, qu'ils ne voulurent pas prendre. Les comédiens et les comédiennes soupèrent avec M. de la Garouffière et sa compagnie. On se coucha de bonne heure dans l'hotellerie, et, dès la pointe du jour, le Destin et Leandre, chacun sa maîtresse en croupe, prirent le chemin du Mans, où Ragotin, la Rancune et l'Olive etoient déjà retournés. M. de la Garouffière fit cent offres de services au Destin; pour la Bouvillon, elle fit la malade plus qu'elle ne l'etoit, pour ne point recevoir l'adieu du comedien, dont elle n'etoit pas satisfaite.
CHAPITRE XVI.
Disgrace de Ragotin.
es deux comediens qui retournèrent au
Mans avec Ragotin furent detournés
du droit chemin par le petit homme,
qui les voulut traiter dans une petite
maison de campagne, qui etoit proportionnée à
sa petitesse. Quoiqu'un fidèle et exact historien
soit obligé à particulariser les accidens importans
de son histoire, et les lieux où ils se sont passés,
je ne vous dirai pas au juste en quel endroit
de notre hemisphère etoit la maisonnette où Ragotin
mena ses confrères futurs, que j'appelle
ainsi parcequ'il n'etoit pas encore reçu dans l'ordre
vagabond des comediens de campagne. Je
vous dirai donc seulement que la maison etoit
au deçà du Gange, et n'etoit pas loin de Silléle-Guillaume
298.
Quand il y arriva, il la trouva
occupée par une compagnie de bohemiens, qui,
au grand deplaisir de son fermier, s'y etoient arretés
sous pretexte que la femme du capitaine
avoit eté pressée d'accoucher, ou plutôt par la
facilité que ces voleurs espererent de trouver à
manger impunement des volailles d'une metairie
ecartée du grand chemin. D'abord Ragotin se
fâcha en petit homme fort colère, menaça les
bohemiens du prevôt du Mans, dont il se dit allié,
à cause qu'il avoit epousé une Portail
299, et
là dessus il fit un long discours pour apprendre
aux auditeurs de quelle façon les Portails etoient
parens des Ragotins, sans que son long discours
apportât aucun temperament à sa colère immoderée,
et l'empechât de jurer scandaleusement.
Il les menaça aussi du lieutenant de prevôt la
Rappinière, au nom duquel tout genou flechissoit;
mais le capitaine boheme le fit enrager à
force de lui parler civilement, et fut assez effronté
pour le louer de sa bonne mine, qui sentoit
son homme de qualité, et qui ne le faisoit pas
peu repentir d'être entré par ignorance dans son
château (c'est ainsi que le scelerat appeloit sa
maisonnette, qui n'etoit fermée que de haies). Il
ajouta encore que la dame en mal d'enfant seroit
bientôt delivrée du sien, et que la petite
troupe delogeroit après avoir payé à son fermier
ce qu'il leur avoit fourni pour eux et pour leurs
bêtes: Ragotin se mouroit de depit de ne pouvoir
trouver à quereller avec un homme qui lui
rioit au nez et lui faisoit mille reverences; mais ce
flegme du bohemien alloit enfin echauffer la bile
de Ragotin, quand la Rancune et le frère du
capitaine se reconnurent pour avoir eté autrefois
grands camarades, et cette reconnoissance fit
grand bien à Ragotin, qui s'alloit sans doute engager
en une mauvaise affaire, pour l'avoir prise
d'un ton trop haut. La Rancune le pria donc de
s'apaiser, ce qu'il avoit grande envie de faire,
et ce qu'il eût fait de lui-même si son orgueil
naturel eût pu y consentir.
Note 298: (retour) Petite ville à 7 lieues N.-O. du Mans. Scarron introduit volontiers la scène aux alentours de cette ville; c'est peut-être à cause de ses rapports fréquents avec la famille des Lavardin: Sillé étoit fort près des paroisses dont les Lavardin étoient seigneurs. M. Anjubault croit aussi que deux petites métairies dépendantes du bénéfice de Scarron s'y trouvoient situées.
Note 299: (retour) Daniel Neveu, prévôt provincial du Maine, dont le fils, Daniel II, occupa également cette charge, épousa, en 1626, Marie Portail. V. Lepaige, art. Neuvillette. C'est là probablement le prévôt dont parle Scarron et dont La Rappinière étoit lieutenant. Ce nom de Portail est celui d'une famille célèbre dans la magistrature, et originaire du Mans. M. Anjubault nous apprend qu'en 1595 Antoine Portail étoit procureur du roi au Mans, et qu'on retrouve encore ce nom dans la même ville en 1670; plusieurs membres de la même famille et du même nom ont rempli les charges d'avocat général, de premier président et de président à mortier du Parlement de Paris.
Dans ce même temps la dame bohemienne accoucha d'un garçon. La joie en fut grande dans la petite troupe, et le capitaine pria à souper les comediens et Ragotin, qui avoit dejà fait tuer des poulets pour en faire une fricassée. On se mit à table. Les bohemiens avoient des perdrix et des lievres qu'ils avoient pris à la chasse, et deux poulets d'Inde et autant de cochons de lait qu'ils avoient volés. Ils avoient aussi un jambon et des langues de boeuf, et on y entama un pâté de lièvre dont la croûte même fut mangée par quatre ou cinq bohemillons qui servirent à table. Ajoutez à cela la fricassée de six poulets de Ragotin, et vous avouerez que l'on n'y fit pas mauvaise chair. Les convives, outre les comediens, etoient au nombre de neuf, tous bons danseurs et encore meilleurs larrons. On commença des santés par celle du Roi et de messieurs les Princes, et on but en general celle de tous les bons seigneurs qui recevoient dans leurs villages les petites troupes. Le capitaine pria les comediens de boire à la memoire de defunt Charles Dodo, oncle de la dame accouchée, et qui fut pendu pendant le siege de La Rochelle par la trahison du capitaine la Grave. On fit de grandes imprecations contre ce capitaine faux frère et contre tous les prevôts, et on fit une grande dissipation du vin de Ragotin, dont la vertu fut telle que la debauche fut sans noise, et que chacun des conviés, sans même en excepter le misanthrope la Rancune, fit des protestations d'amitié à son voisin, le baisa de tendresse et lui mouilla le visage de larmes. Ragotin fit tout à fait bien les honneurs de sa maison, et but comme une eponge. Après avoir bu toute la nuit, ils devoient vraisemblablement se coucher quand le soleil se leva; mais ce même vin qui les avoit rendus si tranquilles buveurs leur inspira à tous en même temps un esprit de separation, si j'ose ainsi dire. La caravane fit ses paquets, non sans y comprendre quelques guenilles du fermier de Ragotin, et le joli seigneur monta sur son mulet, et, aussi serieux qu'il avoit eté emporté pendant le repas, prit le chemin du Mans, sans se mettre en peine si la Rancune et l'Olive le suivoient, et n'ayant de l'attention qu'à sucer une pipe à tabac qui etoit vide il y avoit plus d'une heure. Il n'eut pas fait demi-lieue, toujours suçant sa pipe vide qui ne lui rendoit aucune fumée, que celles du vin lui etourdirent tout à coup la tête. Il tomba de son mulet, qui retourna avec beaucoup de prudence à la metairie d'où il etoit parti, et pour Ragotin, après quelques soulevemens de son estomac trop chargé, qui fit ensuite parfaitement son devoir, il s'endormit au milieu du chemin. Il n'y avoit pas long-temps qu'il dormoit, ronflant comme une pedale d'orgue, quand un homme nu, comme on peint notre premier père, mais effroyablement barbu, sale et crasseux, s'approcha de lui et se mit à le deshabiller. Cet homme sauvage fit de grands efforts pour ôter à Ragotin les bottes neuves que dans une hôtellerie la Rancune s'etoit appropriées par la supposition des siennes, de la manière que je vous l'ai conté en quelque endroit de cette veritable histoire, et tous ces efforts, qui eussent eveillé Ragotin s'il n'eût pas eté mort ivre (comme on dit), et qui l'eussent fait crier comme un homme que l'on tire à quatre chevaux, ne firent autre effet que de le traîner à ecorche-cul la longueur de sept ou huit pas. Un couteau en tomba de la poche du beau dormeur; ce vilain homme s'en saisit, et comme s'il eût voulu ecorcher Ragotin, il lui fendit sur la peau sa chemise, ses bottes, et tout ce qu'il eut de la peine à lui ôter de dessus le corps, et, ayant fait un paquet de toutes les hardes de l'ivrogne depouillé, l'emporta, fuyant comme un loup avec sa proie.
Nous laisserons courir avec son butin cet homme, qui etoit le même fou qui avoit autrefois fait si grand peur au Destin quand il commença la quête de mademoiselle Angelique, et ne quitterons point Ragotin, qui ne veille pas et qui a grand besoin d'être reveillé. Son corps nu, exposé au soleil, fut bientôt couvert et piqué de mouches et de moucherons de differentes espèces, dont pourtant il ne fut point eveillé; mais il le fut quelque temps après par une troupe de paysans qui conduisoient une charrette. Le corps nu de Ragotin ne leur donna pas plutôt dans la vue qu'ils s'ecrièrent: Le voilà! et s'approchant de lui, faisant le moins de bruit qu'ils purent, comme s'ils eussent eu peur de l'eveiller, ils s'assurèrent de ses pieds et de ses mains, qu'ils lièrent avec de grosses cordes, et, l'ayant ainsi garrotté, le portèrent dans leur charrette, qu'ils firent aussitôt partir avec autant de hâte qu'en a un galant qui enlève une maîtresse contre son gré et celui de ses parens. Ragotin etoit si ivre que toutes les violences qu'on lui fit ne le purent eveiller, non plus que les rudes cahots de la charrette, que ces paysans faisoient aller fort vite et avec tant de precipitation qu'elle versa en un mauvais pas plein d'eau et de boue, et Ragotin par consequent versa aussi. La fraîcheur du lieu où il tomba, dont le fond avoit quelques pierres ou quelque chose d'aussi dur, et le rude branle de sa chute, l'eveillèrent, et l'etat surprenant où il se trouva l'etonna furieusement. Il se voyoit lié pieds et mains et tombé dans la boue, il se sentoit la tête toute etourdie de son ivresse et de sa chute, et ne savoit que juger de trois ou quatre, paysans qui le relevoient, et d'autant d'autres qui relevoient une charrette. Il etoit si effrayé de son aventure, que même il ne parla pas en un si beau sujet de parler, lui qui etoit grand parleur de son naturel, et un moment après il n'eût pu parler à personne quand il l'eût voulu: car les paysans, ayant tenu ensemble un conseil secret, delièrent le pauvre petit homme des pieds seulement, et, au lieu de lui en dire la raison ou de lui en faire quelque civilité, observant entre eux un grand silence, tournèrent la charrette du côté qu'elle etoit venue, et s'en retournèrent avec autant de precipitation qu'ils en avoient eu à venir là.
Le lecteur discret est possible en peine de sçavoir ce que les paysans vouloient à Ragotin, et pourquoi ils ne lui firent rien. L'affaire est assurément difficile à deviner, et ne se peut sçavoir à moins que d'être revelée. Et pour moi, quelque peine que j'y aie prise, et après y avoir employé tous mes amis, je ne l'ai sçu depuis peu de temps que par hasard, et lorsque je l'esperois le moins, de la façon que je vous le vais dire. Un prêtre du bas Maine, un peu fou melancolique, qu'un procès avoit fait venir à Paris, en attendant que son procès fût en etat d'être jugé voulut faire imprimer quelques pensées creuses qu'il avoit eues sur l'Apocalypse. Il etoit si fecond en chimères et si amoureux des dernières productions de son esprit, qu'il en haïssoit les vieilles, et ainsi pensa faire enrager un imprimeur, à qui il faisoit vingt fois refaire une même feuille. Il fut obligé par là d'en changer souvent, et enfin il s'etoit adressé à celui qui a imprimé le present livre 300, chez qui il lut une fois quelques feuilles 301 qui partoient de cette même aventure que je vous raconte. Ce bon prêtre en avoit plus de connaissance que moi, ayant sçu des mêmes paysans qui enlevèrent Ragotin de la façon que je vous ai dit le motif de leur entreprise, que je n'avois pu sçavoir. Il connut donc d'abord où l'histoire etoit defectueuse, et, en ayant donné connoissance à mon imprimeur, qui en fut fort etonné, car il avoit cru comme beaucoup d'autres que mon roman etoit un livre fait à plaisir, il ne se fit pas beaucoup prier par l'imprimeur pour me venir voir. Lors j'appris du veritable Manceau que les paysans qui lièrent Ragotin endormi etoient les proches parens du pauvre fou qui couroit les champs, que le Destin avoit rencontré de nuit, et qui avoit depouillé Ragotin en plein jour. Ils avoient fait dessein d'enfermer leur parent, avoient souvent essayé de le faire, et avoient souvent eté bien battus par le fou, qui etoit un fort et puissant homme. Quelques personnes du village, qui avoient vu de loin reluire au soleil le corps de Ragotin, le prirent pour le fou endormi, et, n'en ayant osé approcher de peur d'être battues, elles en avoient averti ces paysans, qui vinrent avec toutes les précautions que vous avez vues, prirent Ragotin sans le reconnoître, et, l'ayant reconnu pour n'être pas celui qu'ils cherchoient, le laissèrent les mains liées, afin qu'il ne pût rien entreprendre contre eux. Les Memoires que j'eus de ce prêtre me donnèrent beaucoup de joie, et j'avoue qu'il me rendit un grand service; mais je ne lui en rendis pas un petit en lui conseillant en ami de ne pas faire imprimer son livre, plein de visions ridicules.
Note 300: (retour) Le libraire qui avoit imprimé on fait imprimer la première partie du Romant comique étoit Toussaint Quinet (au Palais, sous la montée de la cour des Aydes), bien connu par le mot de Scarron sur les revenus de son marquisat de Quinet, et que notre auteur fait volontiers intervenir dans ses oeuvres, en s'égayant quelquefois sur son compte. V. Aux vermiss. Dédic. de ses oeuvr. burlesq. à Guillemette, etc.
Note 301: (retour) Les boutiques des libraires servoient souvent alors de centres de réunions où se tenoient des espèces d'assemblées littéraires, et où même les auteurs lisoient leurs oeuvres. Ainsi, dans le Berger extravagant (l. 3), Sorel fait lire à Montenor son Banquet des dieux chez un libraire. On peut surtout trouver des renseignements fort curieux sur cette coutume, et un piquant tableau de ces assemblées, dans le 5e livre de Francion, du même.
Quelqu'un m'accusera peut-être d'avoir conté ici une particularité fort inutile; quelque autre m'en louera de beaucoup de sincérité. Retournons à Ragotin, le corps crotté et meurtri, la bouche sèche, la tête pesante et les mains liées derrière le dos. Il se leva le mieux qu'il put, et ayant porté sa vue de part et d'autre, le plus loin qu'elle se put etendre, sans voir ni maisons ni hommes, il prit le premier chemin battu qu'il trouva, bandant tous les ressorts de son esprit 302 pour connoître quelque chose en son aventure. Ayant les mains liées comme il avoit, il recevoit une furieuse incommodité de quelques moucherons opiniâtres qui s'attachoient par malheur aux parties de son corps où ses mains garrottées ne pouvoient aller, et l'obligeoient quelquefois à se coucher par terre pour s'en délivrer en les écrasant, ou en leur faisant quitter prise. Enfin il attrapa un chemin creux, revêtu de haies et plein d'eau, et ce chemin alloit au gué d'une petite rivière. Il s'en rejouit, faisant etat de se laver le corps, qu'il avoit plein de boue; mais en approchant du gué, il vit un carrosse versé, d'où le cocher et un paysan tiroient, par les exhortations d'un venerable homme d'eglise, cinq ou six religieuses fort mouillées. C'etoit la vieille abbesse d'Estival 303, qui revenoit du Mans, où une affaire importante l'avoit fait aller, et qui, par la faute de son cocher, avoit fait naufrage. L'abbesse et les religieuses, tirées du carrosse, aperçurent de loin la figure nue de Ragotin qui venoit droit à elles, dont elles furent fort scandalisées, et encore plus qu'elles le père Gifflot, directeur discret de l'abbaye. Il fit tourner vitement le dos aux bonnes mères, de peur d'irregularité, et cria de toute sa force à Ragotin qu'il n'approchât pas de plus près. Ragotin poussa toujours en avant, et commença d'enfiler une longue planche qui etoit là pour la commodité des gens de pied, et le père Gifflot vint au devant de lui, suivi du cocher et du paysan, et douta d'abord s'il le devoit exorciser, tant il trouvoit sa figure diabolique. Enfin il lui demanda qui il etoit, d'où il venoit, pourquoi il etoit nu, pourquoi il avoit les mains liées, et lui fit toutes ces questions-là avec beaucoup d'eloquence, et ajoutant à ses paroles le ton de la voix et l'action des mains. Ragotin lui repondit incivilement. «Qu'en avez-vous à faire?» Et voulant passer outre sur la planche, il poussa si rudement le reverend père Gifflot qu'il le fit choir dans l'eau. Le bon prêtre entraîna avec lui le cocher et le paysan, et Ragotin trouva leur manière de tomber dans l'eau si divertissante qu'il en eclata de rire. Il continua son chemin vers les religieuses, qui, le voile baissé, lui tournèrent le dos en haie, toutes le visage tourné vers la campagne. Ragotin eut beaucoup d'indifference pour les visages des religieuses, et passoit outre, pensant en être quitte, ce que ne pensoit pas le père Gifflot. Il suivit Ragotin, secondé du paysan et du cocher, qui, le plus en colère des trois, et dejà de mauvaise humeur à cause que madame l'abbesse l'avoit grondé, se detacha du gros, joignit Ragotin, et à grands coups de fouet se vengea sur la peau d'autrui de l'eau qui avoit mouillé la sienne. Ragotin n'attendit pas une seconde decharge; il s'enfuit comme un chien qu'on fouette, et le cocher, qui n'etoit pas satisfait d'un seul coup de fouet, le hâta d'aller de plusieurs autres, qui tous tirèrent le sang de la peau du fustigé. Le père Gifflot, quoique essoufflé d'avoir couru, ne se lassoit pas de crier: «Fouettez, fouettez!» de toute sa force, et le cocher, de toute la sienne, redoubloit ses coups sur Ragotin, et commençoit à s'y plaire, quand un moulin se presenta au pauvre homme comme un asile. Il y courut ayant toujours son bourreau à ses trousses, et, trouvant la porte d'une basse-cour ouverte, y entra et y fut reçu d'abord par un mâtin qui le prit aux fesses. Il en jeta des cris douloureux et gagna un jardin ouvert avec tant de precipitation, qu'il renversa six ruches de mouches à miel qui y etoient posées à l'entrée, et ce fut là le comble de ses infortunes 304. Ces petits elephans ailés, pourvus de proboscides et armés d'aiguillons, s'acharnèrent sur ce petit corps nu, qui n'avoit point de mains pour se defendre, et le blessèrent d'une horrible manière. Il en cria si haut que le chien qui le mordoit s'enfuit de la peur qu'il en eut, ou plutôt des mouches. Le cocher impitoyable fit comme le chien, et le pere Gifflot, à qui la colère avoit fait oublier pour un temps la charité, se repentit d'avoir eté trop vindicatif, et alla lui-même hâter le meunier et ses gens, qui à son gré venoient trop lentement au secours d'un homme qu'on assassinoit dans leur jardin. Le meunier retira Ragotin d'entre les glaives pointus et venimeux de ces ennemis volans, et quoiqu'il fût enragé de la chute de ses ruches, il ne laissa pas d'avoir pitié du miserable. Il lui demanda où diable il se venoit fourrer nu et les mains liées entre des paniers à mouches; mais quand Ragotin eût voulu lui repondre, il ne l'eût pu dans l'extrême douleur qu'il sentoit par tout son corps. Un petit ours nouveau-né, qui n'a point encore eté leché de sa mère, est plus formé en sa figure oursine que ne le fut Ragotin en sa figure humaine, après que les piqûres des mouches l'eurent enflé depuis les pieds jusqu'à la tête. La femme du meunier, pitoyable comme une femme, lui fit dresser un lit et le fit coucher. Le père Gifflot, le cocher et le paysan retournèrent à l'abbesse d'Estival et à ses religieuses, qui se rembarquèrent dans leur carrosse, et, escortées du reverend père Gifflot monté sur une jument, continuèrent leur chemin. Il se trouva que le moulin etoit à l'elu 305 du Rignon 306 ou à son gendre Bagottière (je n'ai pas bien sçu lequel). Ce du Rignon etoit parent de Ragotin, qui, s'etant fait connoître au meunier et à sa femme, en fut servi avec beaucoup de soin et pansé heureusement jusqu'à son entière convalescence par le chirurgien d'un bourg voisin. Aussitôt qu'il put marcher, il retourna au Mans, où la joie de savoir que la Rancune et l'Olive avoient trouvé son mulet et l'avoient ramené avec eux lui fit oublier la chute de la charrette, les coups de fouet du cocher, les morsures du chien et les piqûres des mouches.
Note 303: (retour) Il s'agit ici de l'abbaye d'Estival en Charnie, à 8 lieues du Mans, fondée en 1109 par Raoul II de Beaumont, vicomte du Mans, et qu'il ne faut pas confondre avec celle d'Estival-lez-le-Mans, fondée par saint Bertrand. L'abbesse d'Estival-en-Charnie étoit alors, comme nous l'apprend M. Anjubault, Claire Nau, qui conserva cette dignité de 1627 à 1660. Claire Nau étoit élève de l'abbaye du Pont-aux-Dames, de l'ordre de Cîteaux, renommée surtout pour sa grande régularité, qu'elle aura tenu, sans doute, à transporter dans la maison d'Estival. C'est là peut-être ce qui a pu suggérer à Scarron la plaisanterie qu'on lit quelques lignes plus loin: «Il fit tourner vitement le dos aux bonnes mères, de peur d'irregularité.»
Note 304: (retour) Cette succession d'infortunes burlesques ne fait-elle pas songer à celles de Nicodème, dans le Roman bourgeois de Furetière, quand il se heurte rudement contre le front de Javotte, casse une porcelaine en voulant se retirer, glisse sur le parquet, se rattrape à un miroir qu'il fait tomber, et brise avec la porte un théorbe qui étoit contre la muraille? (P. 98 de l'édit. Jannet.) C'est là un des lieux communs auxquels a le plus souvent recours le roman comique et familier de cette époque.