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Le Roman Comique

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Allons de nos voix et de nos luths d'ivoire

Ravir les esprits,

(On peut voir cette chanson, au moins en partie, dans la Coméd. de chans., IV, sc. 3. Ancien Th. franç., édit. Jannet, t. 9, p. 195).

et le reste de la chanson. Après que cet air suranné fut mal chanté, on ouït la voix de quelqu'un qui parloit bas, le plus haut qu'il pouvoit, en reprochant aux chantres qu'ils chantoient toujours une même chose; les pauvres gens repondirent qu'ils ne savoient pas ce qu'on vouloit qu'ils chantassent. «Chantez ce que vous voudrez, repondit à demi-haut la même personne; il faut chanter, puisqu'on vous paie bien!» Après cet arrêt definitif les orgues changèrent de ton, et on ouït un bel Exaudiat 173, qui fut chanté fort devotement. Personne des auditeurs n'avoit encore osé parler, de peur d'interrompre la musique, quand la Rancune, qui ne se fut pas tu en une pareille occasion pour tous les biens du monde, cria tout haut: «On fait donc ici le service divin dans les rues?» Quelqu'un des ecoutans prit la parole et dit que l'on pouvoit proprement appeler cela chanter tenèbres; un autre ajouta que c'etoit une procession de nuit. Enfin, tous les facetieux de l'hôtellerie se rejouirent sur la musique sans que pas un d'eux pût deviner celui qui la donnoit, et, encore moins, à qui ni pourquoi. Cependant l'Exaudiat avançoit toujours chemin, lorsque dix ou douze chiens, qui suivoient une chienne de mauvaise vie, vinrent, à la suite de leur maîtresse, se mêler parmi les jambes des musiciens; et, comme plusieurs rivaux ensemble ne sont pas long-temps d'accord, après avoir grondé et juré quelque temps les uns contre les autres, enfin, tout d'un coup, ils se pillèrent avec tant d'animosité et de furie que les musiciens craignirent pour leurs jambes et gagnèrent au pied, laissant leurs orgues à la discretion des chiens. Ces amans immoderés n'en usèrent pas bien: ils renversèrent une table à treteaux qui soutenoit la machine harmonieuse, et je ne voudrois pas jurer que quelques uns de ces maudits chiens ne levassent la jambe et ne pissassent contre les orgues renversées, ces animaux etant fort diuretiques de leur nature, principalement quand quelque chienne de leur connoissance a envie de proceder à la multiplication de son espèce. Le concert etant ainsi deconcerté, l'hôte fit ouvrir la porte de l'hôtellerie et voulut mettre à couvert le buffet d'orgues, la table et les treteaux. Comme ses valets et lui s'occupoient à cette oeuvre charitable, l'organiste revint à ses orgues, accompagné de trois personnes, entre lesquelles il y avoit une femme et un homme qui se cachoit le nez de son manteau. Cet homme etoit le veritable Ragotin, qui avoit voulu donner une serenade à mademoiselle de l'Etoile, et s'etoit adressé pour cela à un petit châtré, organiste d'une église 174. Ce fut ce monstre, ni homme ni femme, qui chanta le dessus et qui joua des orgues, que sa servante avoit apportées; un enfant de choeur qui avoit dejà mué chanta la basse; et tout cela pour le prix et somme de deux testons 175, tant il faisoit dejà cher vivre dans ce bon pays du Maine. Aussitôt que l'hôte eut reconnu les auteurs de la serenade, il dit, assez haut pour être entendu de tous ceux qui etoient aux fenêtres de l'hôtellerie: «C'est donc vous, Monsieur Ragotin, qui venez chanter vêpres à ma porte; vous feriez bien mieux de dormir et de laisser dormir mes hôtes!» Ragotin lui repondit qu'il le prenoit pour un autre; mais ce fut d'une façon à faire croire encore davantage ce qu'il feignoit de vouloir nier. Cependant l'organiste, qui trouva ses orgues rompues et qui etoit fort colère, comme sont tous les animaux imberbes, dit à Ragotin, en jurant, qu'il les lui falloit payer. Ragotin lui repondit qu'il se moquoit de cela. «Ce n'est pourtant pas moquerie, repartit le châtré, je veux être payé!» L'hôte et ses valets donnèrent leurs voix pour lui; mais Ragotin leur apprit, comme à des ignorans, que cela ne se pratiquoit point en serenade, et, cela dit, s'en alla tout fier de sa galanterie. La musique chargea les orgues sur le dos de la servante du châtré, qui se retira en son logis de fort mauvaise humeur, la table sur l'epaule et suivi de l'enfant de choeur, qui portoit les deux treteaux. L'hôtellerie fut refermée; le Destin donna le bonsoir aux comediennes, et remit la fin de son histoire à la première occasion.

Note 174: (retour) On sait que l'usage, venu d'Italie, d'employer des castrats comme chanteurs et musiciens, se répandit dans les autres contrées, et dura même long-temps en France. On connoît Berthod l'incommodé, qui faisoit partie de la musique du roi. (V. Tallemant, historiette de Bertaut.) C'étoient de semblables incommodés qui chantoient dans les opéras que faisoit jouer Mazarin.
Note 175: (retour) Un teston est une ancienne monnoie, remontant au règne de Louis XII, qui valoit d'abord quinze sous six deniers, et qui subit de grandes variations dans sa valeur. Il fut supprimé par Henri III. Son nom venoit de la tête du roi qu'il portoit sur une de ses faces.

CHAPITRE XVI.

L'ouverture du theâtre, et autres choses qui
ne sont pas de moindre consequence.

e lendemain, les comediens s'assemblèrent dès le matin en une des chambres qu'ils occupoient dans l'hôtellerie, pour repeter la comedie qui se devoit representer après-dîner. La Rancune, à qui Ragotin avoit dejà fait confidence de la serenade, et qui avoit fait semblant d'avoir de la peine à le croire, avertit ses compagnons que le petit homme ne manqueroit pas de venir bientôt recueillir les louanges de sa galanterie raffinée, et ajouta que, toutes les fois qu'il en voudrait parler, il falloit en detourner le discours malicieusement. Ragotin entra dans la chambre en même temps, et, après avoir salué les comediens en general, il voulut parler de sa serenade à mademoiselle de l'Etoile, qui fut alors pour lui une etoile errante: car elle changea de place sans lui repondre, autant de fois qu'il lui demanda à quelle heure elle s'etoit couchée et comment elle avoit passé la nuit. Il la quitta pour mademoiselle Angelique, qui, au lieu de lui parler, ne fit qu'etudier son rôle. Il s'adressa à la Caverne, qui ne le regarda seulement pas. Tous les comediens, l'un après l'autre, suivirent exactement l'ordre qu'avoit donné la Rancune, et ne repondirent point à ce que leur dit Ragotin, ou changèrent de discours autant de fois qu'il voulut parler de la nuit precedente. Enfin, pressé de sa vanité et ne pouvant laisser languir sa reputation davantage, il dit tout haut, parlant à tout le monde: «Voulez-vous que je vous avoue une verité?--Vous en userez comme il vous plaira, repondit quelqu'un.--C'est moi, ajouta-t-il, qui vous ai donné cette nuit une serenade.--On les donne donc en ce pays avec des orgues? lui dit le Destin. Et à qui la donniez-vous? N'est-ce point, continua-t-il, à la belle dame qui fit battre tant d'honnêtes chiens ensemble?--Il n'en faut pas douter, dit l'Olive: car ces animaux de nature mordante n'eussent pas troublé une musique si harmonieuse à moins que d'être rivaux, et même jaloux, de monsieur Ragotin.» Un autre de la compagnie prit la parole et dit qu'il ne doutoit point qu'il ne fût bien avec sa maîtresse et qu'il ne l'aimât à bonne intention, puisqu'il y alloit si ouvertement. Enfin tous ceux qui etoient dans la chambre poussèrent à bout Ragotin sur la serenade, à la reserve de la Rancune, qui lui fit grâce, ayant eté honoré de l'honneur de sa confidence; et il y a apparence que cette belle raillerie de chien eût épuisé tous ceux qui etoient dans la chambre, si le poète, qui en son espèce etoit aussi sot et aussi vain que Ragotin, et qui de toutes les choses tiroit matière de contenter sa vanité, n'eût rompu les chiens en disant du ton d'un homme de condition, ou plutôt qui le fait à fausses enseignes: «À propos de serenade, il me souvient qu'à mes noces on m'en donna une quinze jours de suite, qui etoit composée de plus de cent sortes d'instruments. Elle courut par tout le Marais; les plus galantes dames de la place Royale 176 l'adoptèrent; plusieurs galants s'en firent honneur, et elle donna même de la jalousie à un homme de condition, qui fit charger par ses gens ceux qui me la donnoient. Mais ils n'y trouvèrent par leur compte, car ils etoient tous de mon pays, braves gens s'il en est au monde, et dont la plus grande partie avoient eté officiers dans un regiment que je mis sur pied quand les communes de nos quartiers 177 se soulevèrent. La Rancune, qui avoit contraint son naturel moqueur en faveur de Ragotin, n'eut pas la même bonté pour le poète, qu'il persecutoit continuellement. Il prit donc la parole et dit au nourrisson des Muses: «Votre serenade, de la façon que vous nous la representez, etoit plutôt un charivari dont un homme de condition fut importuné, et envoya la canaille de sa maison pour le faire taire ou pour le chasser plus loin. Ce qui me le fait croire encore davantage, c'est que votre femme est morte de vieillesse, et six mois après votre hymenée, pour parler en vos termes.--Elle mourut pourtant du mal de mère, dit le poète.--Dites plutôt de grand'mère, d'aïeule ou de bisaïeule, repondit la Rancune. Dès le regne d'Henry quatrième, la mère ne lui faisoit plus de mal, ajouta-t-il; et, pour vous montrer que j'en sais plus de nouvelles que vous-même, quoique vous nous la prôniez si souvent, je vous veux apprendre une chose d'elle qui n'est jamais venue à votre connoissance: Dans la cour de la reine Marguerite... 178» Ce beau commencement d'histoire attira auprès de la Rancune tous ceux qui etoient dans la chambre, qui savoient bien qu'il avoit des memoires contre tout le genre humain. Le poète, qui le redoutoit extrêmement, l'interrompit en lui disant: «Je gage cent pistoles que non.» Ce defi de gager fait si à propos fit rire toute la compagnie et le fit sortir hors de la chambre. C'etoit toujours ainsi par des gageures de sommes considerables que le pauvre homme defendoit ses hyperboles quotidiennes, qui pouvoient bien monter chaque semaine à la somme de mille ou douze cents impertinences, sans y comprendre les menteries. La Rancune etoit le contrôleur general tant de ses actions que de ses paroles, et l'ascendant qu'il avoit sur lui etoit si grand que je l'ose comparer à celui du genie d'Auguste sur celui d'Antoine, cela s'entend prix pour prix, et sans faire comparaison de deux comediens de campagne à deux Romains de ce calibre-là. La Rancune ayant donc commencé son conte, et en ayant eté interrompu par le poète, comme je vous ai dit, chacun, le pria instamment de l'achever; mais il s'en excusa, promettant de leur conter une autre fois la vie du poète tout entière, et que celle de sa femme y seroit comprise.

Note 176: (retour) Sous la régence d'Anne d'Autriche, la place Royale et le Marais étoient le centre où se réunissoit, comme de concert, cette société épicurienne de grands seigneurs et de grandes dames qui a laissé tant de traces dans les mémoires du temps, et dont Saint-Évremont a célébré le souvenir dans son Épître à Ninon. Il s'y tenoit des assemblées auxquelles Marion Delorme et Ninon de Lenclos, les deux plus galantes dames du quartier, donnoient naturellement le ton. Aussi un proverbe, rapporté par Saint-Simon, disoit-il: «Henri IV avec son peuple sur le Pont-Neuf; Louis XIII avec les gens de qualité à la place Royale.» Du reste, les dames galantes devoient y être attirées par le voisinage des financiers, qui logeoient alors en grand nombre au Marais. (V. Catal. des partisans, t. 1, p. 113 du Rec. des Mazarinades.) «Mesdames de Rohan et les autres galantes de la place, dit Tallemant, ne craignoient rien tant que madame Pilon, bien loin qu'elle les servît en leurs amourettes.» (Hist. de madame Pilon.) Le Marais, voisin de la place où logeoit Scarron, étoit considéré comme un pays de Cocagne, comme l'île des plaisirs et des ris. Aussi Louis XIII, reprochant à Cinq-Mars sa paresse, lui disoit-il «que ce vice n'étoit bon qu'à ceux du Marais, où il avoit été nourri, qui étoient surtout adonnés à leurs plaisirs, et que, s'il vouloit continuer cette vie, il falloit qu'il y retournât». (Lett. de Louis XIII à Richel., 4 janv. 1641.) Dans son Adieu au Marais et à la Place-Royale, Scarron s'exprime ainsi:

Adieu, beau quartier favori,

Des honnestes gens tant chéri,

Adieu, belle place où n'habite

Que mainte personne d'élite, etc.

Parmi les hauts et illustres personnages dont il nous a laissé la liste dans cette pièce, et qui donnoient son principal lustre à cette place et aux alentours, on peut citer MM. de Villequier de Courcy, le prince de Gourné, le prince de Guemenée, Sarrazin, La Ménardière, etc.; mais ce sont surtout les dames qu'il énumère complaisamment:--La princesse de Guéménée, la duchesse de Rohan et sa fille, les marquises de Piennes et de Grimault; mesdames de Bassompierre, de Blerancourt, de Maugiron, de Martel, de Choisy, de Boisdauphine, de Gourné; les comtesses de Belin, du Lude, de La Suze;--sans parler de Ninon et de Marion.

Note 177: (retour) Des bords de la Garonne. Roquebrune est Gascon, comme on a pu s'en apercevoir déjà à sa confiance en lui-même et à ses hâbleries; Scarron, d'ailleurs, le dit plus loin (l. 1, ch. 19).
Note 178: (retour) La première femme de Henri IV.

Il fut question de repeter la comedie qu'on devoit jouer le jour même dans un tripot voisin. Il n'arriva rien de remarquable pendant la repetition. On joua après dîner et on joua fort bien. Mademoiselle de l'Etoile y ravit tout le monde par sa beauté; Angelique eut des partisans pour elle, et l'une et l'autre s'acquitta de son personnage à la satisfaction de tout le monde; le Destin et ses camarades firent aussi des merveilles, et ceux de l'assistance qui avoient souvent ouï la comedie dans Paris avouèrent que les comediens du roi n'eussent pas mieux representé. Ragotin ratifia en sa tête la donation qu'il avoit faite de son corps et de son âme à mademoiselle de l'Etoile, passée par devant la Rancune, qui lui promettoit tous les jours de la faire accepter à la comedienne. Sans cette promesse, le desespoir eût bientôt fait un beau grand sujet d'histoire tragique d'un méchant petit avocat. Je ne dirai point si les comediens plurent autant aux dames du Mans que les comediennes avoient fait aux hommes, quand j'en saurois quelque chose je n'en dirais rien; mais, parceque l'homme le plus sage n'est pas quelquefois maître de sa langue, je finirai le present chapitre, pour m'ôter tout sujet de tentation.


CHAPITRE XVII.

Le mauvais succès qu'eut la civilité de Ragotin.

ussitôt que Destin eut quitté sa vieille broderie et repris son habit de tous les jours, la Rappinière le mena aux prisons de la ville, à cause que l'homme qu'ils avoient pris le jour que le curé de Domfront fut enlevé demandoit à lui parler. Cependant les comediennes s'en retournèrent en leur hôtellerie avec un grand cortége de Manceaux. Ragotin, s'etant trouvé auprès de mademoiselle de la Caverne dans le temps qu'elle sortoit du jeu de paume, où l'on avoit joué, lui presenta la main pour la ramener, quoiqu'il eût mieux aimé rendre ce service-là à sa chère l'Etoile. Il en fit autant à mademoiselle Angelique, tellement qu'il se trouva ecuyer à droit 179 et à gauche. Cette double civilité fut cause d'une incommodité triple, car la Caverne, qui avoit le haut de la rue, comme de raison, etoit pressée par Ragotin, afin qu'Angelique ne marchât point dans le ruisseau. De plus, le petit homme, qui ne leur venoit qu'à la ceinture, tiroit si fort leurs mains en bas, qu'elles avaient bien de la peine à s'empêcher de tomber sur lui. Ce qui les incommodoit encore davantage, c'est qu'il se retournoit à tout moment pour regarder mademoiselle de l'Etoile, qu'il entendoit parler derrière lui à deux godelureaux qui la ramenoient malgré elle. Les pauvres comediennes essayèrent souvent de se deprendre les mains, mais il tint toujours si ferme qu'elles eussent autant aimé avoir les osselets 180. Elles le prièrent cent fois de ne prendre pas tant de peine; il leur repondit seulement: «Serviteur, serviteur» (c'etoit son compliment ordinaire), et leur serra les mains encore plus fort. Il fallut donc prendre patience jusqu'à l'escalier de leur chambre, où elles esperèrent d'être remises en liberté; mais Ragotin n'etoit pas homme à cela. En disant toujours: «Serviteur, serviteur», à tout ce qu'elles lui purent dire, il essaya premièrement de monter de front avec les deux comediennes, ce qui s'etant trouvé impossible parceque l'escalier etoit trop etroit, la Caverne se mit le dos contre la muraille, et monta la première, tirant après soi Ragotin, qui tiroit après soi Angelique, qui ne tiroit rien et qui rioit comme une folle. Pour nouvelle incommodité, à quatre ou cinq degrés de leur chambre, ils trouvèrent un valet de l'hôte chargé d'un sac d'avoine d'une pesanteur excessive, qui leur dit à grand'peine, tant il etoit accablé de son fardeau, qu'ils eussent à descendre, parcequ'il ne pouvoit remonter, chargé comme il etoit. Ragotin voulut repliquer; le valet jura tout net qu'il laisseroit tomber son sac sur eux. Ils defirent donc avec precipitation ce qu'ils avoient fait fort posément, sans que Ragotin voulût encore quitter les mains des comediennes. Le valet chargé d'avoine les pressoit etrangement, ce qui fut cause que Ragotin fit un faux pas, qui ne l'eût pas pourtant fait tomber, se tenant comme il faisoit aux mains des comediennes; mais il s'attira sur le corps la Caverne, laquelle le soutenoit davantage que sa fille, à cause de l'avantage du lieu. Elle tomba donc sur lui, et lui marcha sur l'estomac et sur le ventre, se donnant de la tête contre celle de sa fille si rudement qu'elles en tombèrent et l'une et l'autre. Le valet, qui crut que tant de monde ne se releveroit pas si tôt, et qui ne pouvoit plus supporter la pesanteur de son sac d'avoine, le dechargea enfin sur les degrés, jurant comme un valet d'hôtellerie. Le sac se delia ou se rompit par malheur. L'hôte y arriva, qui pensa enrager contre son valet; le valet enrageoit contre les comediennes, les comediennes enrageoient contre Ragotin, qui enrageoit plus que pas un de ceux qui enragèrent, parceque mademoiselle de l'Etoile, qui arriva en même temps, fut encore temoin de cette disgrâce, presque aussi fâcheuse que celle du chapeau que l'on lui avoit coupé avec des ciseaux quelques jours auparavant. La Caverne jura son grand serment que Ragotin ne la mènerait jamais, et montra à mademoiselle de l'Etoile ses mains, qui etoient toutes meurtries. L'Etoile lui dit que Dieu l'avoit punie de lui avoir ravi M. Ragotin, qui l'avoit retenue devant la comedie pour la ramener, et ajouta qu'elle etoit bien aise de ce qui etoit arrivé au petit homme, puisqu'il lui avoit manqué de parole. Il n'entendit rien de tout cela, car l'hôte parloit de lui faire payer le dechet de son avoine, ayant déjà, pour le même sujet, voulu battre son valet, qui appela Ragotin avocat de causes perdues. Angelique lui fit la guerre à son tour, et lui reprocha qu'elle avoit eté son pis-aller. Enfin, la fortune fit bien voir jusque là qu'elle ne prenoit encore nulle part dans les promesses que la Rancune avoit faites à Ragotin de le rendre le plus heureux amant de tout le pays du Maine, à y comprendre même le Perche et Laval. L'avoine fut ramassée, et les comediennes montèrent dans leur chambre l'une après l'autre, sans qu'il leur arrivât aucun malheur. Ragotin ne les y suivit point, et je n'ai pas bien sçu où il alla. L'heure du souper vint: on soupa dans l'hôtellerie; chacun prit parti après le souper, et le Destin s'enferma avec les comediennes pour continuer son histoire.

Note 179: (retour) Se disoit alors pour droite:

............On prend la tabatière;

Soudain, à gauche, à droit, par devant, par derrière, etc.

(Le Festin de Pierre, de Th. Corneille, acte I, sc. 1.)

Il se trouve même dans Boileau:

Les voyageurs sans guide assez souvent s'égarent,

L'un à droit, l'autre à gauche.....

(Sat. 4.)

Note 180: (retour) Donner les osselets à quelqu'un, c'étoit lui mettre au pouce ou au poignet un noeud coulant, qu'on serroit à l'aide d'un os de pied de mouton. On employoit surtout les osselets avec les prisonniers, pour les obliger à suivre ceux qui les conduisoient.

CHAPITRE XVIII.

Suite de l'histoire de Destin et de l'Etoile.

'ai fait le precedent chapitre un peu court; peut-être que celui-ci sera plus long; je n'en suis pourtant pas bien assuré: nous allons voir. Le Destin se mit en sa place accoutumée et reprit son histoire en cette sorte: Je m'en vais vous achever le plus succinctement que je pourrai une vie qui ne vous a dejà ennuyées que trop long-temps. Verville m'etant venu voir, comme je vous ai dit, et n'ayant pu me persuader de retourner chez son père, il me quitta fort affligé de ma resolution, à ce qu'il me parut, et s'en retourna chez lui, où quelque temps après il se maria avec mademoiselle de Saldagne, et Saint-Far en fit autant avec mademoiselle de Lery. Elle etoit aussi spirituelle que Saint-Far l'etoit peu, et j'ai bien de la peine à m'imaginer comment deux esprits si disproportionnés se seront accordés ensemble. Cependant je me gueris entierement, et le genereux monsieur de Saint-Sauveur, ayant approuvé la resolution que j'avois prise de m'en aller hors du royaume, me donna de l'argent pour mon voyage, et Verville, qui ne m'oublia point pour s'être marié, me fit present d'un bon cheval et de cent pistoles. Je pris le chemin de Lyon pour retourner en Italie, à dessein de repasser par Rome, et, après y avoir vu ma Leonore pour la dernière fois, de m'aller faire tuer en Candie 181, pour n'être pas long-temps malheureux. À Nevers, je logeai dans une hôtellerie qui etoit proche de la rivière. Etant arrivé de bonne heure et ne sçachant à quoi me divertir en attendant le souper, j'allai me promener sur un grand pont de pierre qui traverse la rivière de Loire. Deux femmes s'y promenoient aussi, dont l'une, qui paroissoit être malade, s'appuyoit sur l'autre, ayant bien de la peine à marcher. Je les saluai, sans les regarder, en passant auprès d'elles, et me promenai quelque temps sur le pont, songeant à ma malheureuse fortune et plus souvent à mon amour. J'etois assez bien vêtu, comme il est necessaire de l'être à ceux de qui la condition ne peut faire excuser un mechant habit. Quand je repassai auprès de ces femmes, j'entendis dire à demi-haut: «Pour moi, je croirois que ce fût lui s'il n'etoit point mort.» Je ne sçais pourquoi je tournai la tête, n'ayant pas sujet de prendre ces paroles-là pour moi. On ne les avoit pourtant pas dites pour un autre. Je vis mademoiselle de la Boissière, le visage fort pâle et defait, qui s'appuyoit sur sa fille Leonore. J'allai droit à elles avec plus d'assurance que je n'eusse fait dans Rome, m'etant beaucoup formé le corps et l'esprit durant le temps que j'avois demeuré à Paris. Je les trouvai si surprises et si effrayées, que je crois qu'elles se fussent mises en fuite si mademoiselle de la Boissière eût pu courir. Cela me surprit aussi. Je leur demandai par quelle heureuse rencontre je me trouvois avec les personnes du monde qui m'etoient les plus chères. Elles se rassurèrent à mes paroles. Mademoiselle de la Boissière me dit que je ne devois point trouver etrange si elles me regardoient avec quelque sorte d'etonnement; que le seigneur Stefano leur avoit fait voir des lettres de l'un des gentilshommes que j'accompagnois dans Rome, par lesquelles on lui mandoit que j'avois eté tué durant la guerre de Parme 182, et ajouta qu'elle etoit ravie de ce qu'une nouvelle qui l'avoit si fort affligée ne se trouvoit pas veritable. Je lui repondis que la mort n'etoit pas le plus grand malheur qui me pouvoit arriver, et que je m'en allois à Venise faire courir le même bruit avec plus de verité. Elles s'attristèrent de ma resolution, et la mère me fit alors des caresses extraordinaires dont je ne pouvois deviner la cause. Enfin, j'appris d'elle-même ce qui la rendoit si civile. Je pouvois encore lui rendre service, et l'etat où elle se trouvoit ne lui permettoit pas de me mepriser et de me faire mauvais visage, comme elle avoit fait dans Rome. Il leur etoit arrivé un malheur assez grand pour les mettre en peine. Ayant fait argent de tous leurs meubles, qui etoient fort beaux et en quantité, elles etoient parties de Rome avec une servante françoise qui les servoit il y avoit long-temps, et le seigneur Stefano leur avoit donné son valet, qui etoit Flamand comme lui et qui vouloit retourner en son pays. Ce valet et cette servante s'aimoient à dessein de se marier ensemble, et leur amour n'etoit connu de personne. Mademoiselle de la Boissière, etant arrivée à Rouane, se mit sur la rivière. A Nevers, elle se trouva si mal qu'elle ne put passer outre. Durant sa maladie, elle fut assez difficile à servir, et sa servante s'en acquitta fort mal, contre sa coutume. Un matin, le valet et la servante ne se trouvèrent plus, et, ce qui fut de plus fâcheux, l'argent de la pauvre demoiselle disparut aussi. Le deplaisir qu'elle en eut augmenta sa maladie, et elle fut contrainte de s'arrêter à Nevers pour attendre des nouvelles de Paris, d'où elle esperoit recevoir de quoi continuer son voyage. Mademoiselle de la Boissière m'apprit en peu de mots cette fâcheuse aventure. Je les ramenai en leur hôtellerie, qui etoit aussi la mienne, et, après avoir eté quelque temps avec elles, je me retirai en ma chambre pour les laisser souper. Pour moi, je ne mangeai point, et je crus avoir eté à table cinq ou six heures pour le moins. Je les allai voir aussitôt qu'elles m'eurent fait dire que j'y serois le bien venu. Je trouvai la mère dans son lit, et la fille me parut avec un visage aussi triste que je l'avois trouvée gaie un moment auparavant. Sa mère etoit encore plus triste qu'elle, et je le devins aussi. Nous fûmes quelque temps à nous regarder sans rien dire. Enfin, mademoiselle de la Boissière me montra des lettres qu'elle avoit reçues de Paris, qui la rendoient, sa fille et elle, les plus affligées personnes du monde. Elle m'apprit le sujet de son affliction avec une si grande effusion de larmes, et sa fille, que je vis pleurer aussi fort que sa mère, me toucha tellement, que je ne crus pas leur temoigner assez bien mon ressentiment, quoique je leur offrisse tout ce qui dependoit de moi, d'une façon à ne les point faire douter de ma franchise. «Je ne sais pas encore ce qui vous afflige si fort, leur dis-je; mais, s'il ne faut que ma vie pour diminuer la peine où je vous vois, vous pouvez vous mettre l'esprit en repos. Dites-moi donc, Madame, ce qu'il faut que je fasse. J'ai de l'argent si vous en manquez, j'ai du courage si vous avez des ennemis, et je ne pretends de tous les services que je vous offre que la satisfaction de vous avoir servie.» Mon visage et mes paroles leur firent si bien voir ce que j'avois dans l'ame, que leur grande affliction se modera un peu. Mademoiselle de la Boissière me lut une lettre par laquelle une femme de ses amies lui mandoit qu'une personne qu'elle ne nommoit point, et que je m'aperçus bien être le père de Leonore, avoit eu commandement de se retirer de la cour et qu'il s'en étoit allé en Hollande. Ainsi la pauvre demoiselle se trouvoit dans un pays inconnu, sans argent et sans esperance d'en avoir. Je lui offris de nouveau ce que j'en avois, qui pouvoit monter à cinq cens ecus, et lui dis que je la conduirois en Hollande et au bout du monde, si elle y vouloit aller. Enfin, je l'assurai qu'elle avoit retrouvé en moi une personne qui la serviroit comme un valet et de qui elle seroit aimée et respectée comme d'un fils. Je rougis extrêmement en prononçant le mot de fils; mais je n'etois plus cet homme odieux à qui l'on avoit refusé la porte dans Rome et pour qui Leonore n'étoit pas visible, et mademoiselle de la Boissière n'etoit plus pour moi une mère sevère. A toutes les offres que je lui fis elle me repondit toujours que Leonore me seroit fort obligée. Tout se passoit au nom de Leonore, et vous eussiez dit que sa mère n'etoit plus qu'une suivante qui parloit pour sa maîtresse: tant il est vrai que la plupart du monde ne considère les personnes que selon qu'elles leur sont utiles.

Note 181: (retour) Dans la guerre que Venise, assistée du pape, y soutenoit contre les Turcs. Voir notre note plus haut, I. 1, ch. 13.
Note 182: (retour) Voir plus haut notre note (1re partie, chapitre 15).

Je les laissai fort consolées, et me retirai en ma chambre le plus satisfait homme du monde. Je passai la nuit fort agreablement, quoiqu'en veillant, ce qui me retint au lit assez tard, n'ayant commencé à dormir qu'à la pointe du jour. Leonore me parut ce jour-là habillée avec plus de soin qu'elle n'étoit le jour de devant, et elle put bien remarquer que je ne m'etois pas negligé. Je la menai à la messe sans sa mère, qui etoit encore trop foible. Nous dînâmes ensemble, et depuis ce temps-là nous ne fûmes plus qu'une même famille. Mademoiselle de la Boissière me temoignoit beaucoup de reconnoissance des services que je lui rendois, et me protestoit souvent qu'elle n'en mourroit pas ingrate. Je vendis mon cheval, et, aussitôt que la malade fut assez forte, nous prîmes une cabane 183 et baissâmes jusqu'à Orleans. Durant le temps que nous fûmes sur l'eau, je jouis de la conversation de Leonore, sans qu'une si grande felicité fût troublée par sa mère. Je trouvai des lumières dans l'esprit de cette belle fille aussi brillantes que celles de ses yeux, et le mien, dont peut-être elle avoit pu douter dans Rome, ne lui deplut pas alors. Que vous dirai-je davantage? elle vint à m'aimer autant que je l'aimois, et vous avez bien pu reconnoître depuis le temps que vous nous voyez l'un et l'autre, que cette amour reciproque n'est point encore diminuée.

Note 183: (retour) Ce mot désigne ici un bateau à fond plat et couvert, dont on se servoit principalement sur la Loire. (Dict. de Furetière.)

«Quoi! interrompit Angelique, mademoiselle de l'Etoile est donc Leonore?--Et qui donc?» lui repondit le Destin. Mademoiselle de l'Etoile prit la parole, et dit que sa compagne avoit raison de douter qu'elle fût cette Leonore dont le Destin avoit fait une beauté de roman. «Ce n'est point par cette raison-là, repartit Angelique, mais c'est à cause que l'on a toujours de la peine à croire une chose que l'on a beaucoup désirée.» Mademoiselle de la Caverne dit qu'elle n'en avoit point douté, et ne voulut pas que ce discours allât plus avant, afin que le Destin poursuivît son histoire, qu'il reprit de cette sorte.

Nous arrivâmes à Orleans, où notre entrée fut si plaisante que je vous en veux apprendre les particularités. Un tas de faquins qui attendent sur le port ceux qui viennent par eau, pour porter leurs hardes, se jetèrent à la foule dans notre cabane. Ils se presentèrent plus de trente à se charger de deux ou trois petits paquets que le moins fort d'entre eux eût pu porter sous ses bras. Si j'eusse eté seul, je n'eusse pas peut-être eté assez sage pour ne m'emporter point contre ces insolens. Huit d'entre eux saisirent une petite cassette qui ne pesoit pas vingt livres, et ayant fait semblant d'avoir bien de la peine à la lever de terre, enfin ils la haussèrent au milieu d'eux, par dessus leurs têtes, chacun ne la soutenant que du bout du doigt. Toute la canaille qui etoit sur le port se mit à rire, et nous fûmes contraints d'en faire autant. J'etois pourtant tout rouge de honte d'avoir à traverser toute une ville avec tant d'appareil, car le reste de nos hardes, qu'un seul homme pouvoit porter, en occupa une vingtaine, et mes seuls pistolets furent portés par quatre hommes. Nous entrâmes dans la ville dans l'ordre que je vais vous dire: huit grands pendards ivres, ou qui le devoient être, portoient au milieu d'eux une petite cassette, comme je vous ai dejà dit. Mes pistolets suivoient l'un après l'autre, chacun porté par deux hommes. Mademoiselle de la Boissière, qui enrageoit aussi bien que moi, alloit immédiatement après. Elle etoit assise dans une grande chaise de paille, soutenue sur deux grands bâtons de batelier, et portée par quatre hommes 184 qui se relayoient les uns les autres, et qui lui disoient cent sottises en la portant. Le reste de nos bardes suivoit, qui etoit composé d'une petite valise et d'un paquet couvert de toile, que sept ou huit de ces coquins se jetoient l'un à l'autre durant le chemin, comme quand on joue au pot cassé. A Je conduisois la queue du triomphe, tenant Leonore par la main, qui rioit si fort qu'il falloit malgré moi que je prisse plaisir à cette friponnerie. Durant notre marche, les passans s'arrêtoient dans les rues pour nous considerer, et le bruit que l'on y faisoit à cause de nous attiroit tout le monde aux fenêtres.

Note 184: (retour) On reconnoît ici la chaise à porteurs, travestie en caricature. La chaise à porteurs, qui étoit, avec le brancard pour les malades et les vieillards, la litière, la vinaigrette, etc., sans parler des coches et carrosses pour les voyageurs, un des moyens de locomotion les plus répandus et celui qu'avoient adopté les gens du bel air, fut d'abord découvert, et Sauval nous apprend (Antiq., t. i, p. 192) que c'étoit la reine Marguerite qui en avoit introduit l'usage. Montbrun-Souscarrière rapporta d'Angleterre la mode des chaises couvertes, suivant Tallemant et le Ménagiana, et en 1649 il en obtint le privilége pour 40 ans, avec madame de Cavoye.
Note A: (retour) Rabelais mentionne parmi les jeux de Gargantua le casse-pot (Garg., I, 22). Voici la note de Le Duchat sur ce passage: «Au pot cassé, dit Mathurin Cordier, ch. 38, nº 26, de son De corrupt. serm. emend. On pend au plancher, avec une corde, un vieux pot de terre, puis on bande les yeux à tous ceux de la compagnie, lesquels, en cet état, vont tour à tour, un bâton à la main, tâcher d'atteindre le pot, au hasard que les éclats en volent sur eux, ce qui cause un tintamarre où il y a toujours du danger. Scarron, ch. 18 de la 1re partie de son Roman comique, parle d'une autre manière de jouer au pot cassé.» Effectivement, le jeu auquel notre auteur fait ici allusion seroit plutôt une espèce de palet, un de ces jeux où les enfants se divertissent à lancer des tessons de pots les uns contre les autres. C'est, d'ailleurs, ce que semblent indiquer les termes de Mathurin Cordier à l'endroit mentionné: «Ludamus ollâ pertusâ. Certemus ruptis fictilibus.»

Enfin nous arrivâmes au faubourg qui est du côté de Paris, suivis de force canaille, et nous logeâmes à l'enseigne des Empereurs. Je fis entrer mes dames dans une salle basse, et menaçai ensuite ces coquins si serieusement qu'ils furent trop aises de recevoir fort peu de chose que je leur donnai, l'hôte et l'hôtesse les ayant querellés. Mademoiselle de la Boissière, que la joie de n'être plus sans argent avoit guérie plutôt qu'autre chose, se trouva assez forte pour aller en carrosse. Nous arrêtâmes trois places dans celui qui partoit le lendemain, et en deux jours nous arrivâmes heureusement à Paris. En descendant à la maison des coches, je fis connoissance avec la Rancune, qui etoit venu d'Orleans aussi bien que nous, dans un coche qui accompagna notre carrosse. Il ouït que je demandois où etoit l'hôtellerie des coches de Calais: il me dit qu'il y alloit à l'heure même, et que, si nous n'avions point de logis arrêté, qu'il nous meneroit loger, si nous voulions, chez une femme de sa connoissance, qui logeoit en chambre garnie, où nous serions fort commodément. Nous le crûmes, et nous nous en trouvâmes fort bien. Cette femme etoit veuve d'un homme qui avoit eté, toute sa vie, tantôt portier, et tantôt decorateur d'une troupe de comediens 185, et même avoit tâché autrefois de reciter, et n'y avoit pas reussi. Ayant amassé quelque chose en servant les comediens, il s'etoit mêlé de loger en chambre garnie et de prendre des pensionnaires, et par-là s'etoit mis à son aise. Nous louâmes deux chambres assez commodes. Mademoiselle de la Boissière fut confirmée dans les mauvaises nouvelles qu'elle avoit eues du père de Leonore, et en apprit d'autres qu'elle nous cacha, qui l'affligèrent assez pour la faire retomber malade. Cela nous fit differer quelque temps notre voyage de Hollande, où elle avoit resolu que je la conduirois, et la Rancune, qui alloit y joindre une troupe de comediens 186, voulut bien nous attendre après que je lui eus promis de le defrayer.

Note 185: (retour) Nous avons déjà dit quelles étoient les fonctions du portier de comédie; pour celles du décorateur, on peut consulter le Théâtre français de Chappuzeau, liv. 3.
Note 186: (retour) Sans doute la troupe du prince d'Orange, dont il est question dans le premier chapitre de ce roman.

Mademoiselle de la Boissière etoit souvent visitée par une de ses amies, qui avoit servi en même temps qu'elle la femme de l'ambassadeur de Rome en qualité de femme de chambre, et qui avoit même eté sa confidente pendant le temps qu'elle fut aimée du père de Leonore. C'etoit d'elle qu'elle avoit appris l'eloignement de son pretendu mari, et nous en reçûmes plusieurs bons offices pendant le temps que nous fûmes à Paris. Je ne sortois que le moins souvent que je pouvois, de peur d'être vu de quelqu'un de ma connoissance, et je n'avois pas grand'peine à garder le logis, puisque j'etois avec Leonore, et que, par les soins que je rendois à sa mère, je me mettois toujours de mieux en mieux en son esprit. À la persuasion de cette femme dont je vous viens de parler, nous allâmes un jour nous promener à Saint-Cloud pour faire prendre l'air à notre malade. Notre hôtesse fut de la partie et la Rancune aussi. Nous prîmes un bateau. Nous nous promenâmes dans les plus beaux jardins, et, après avoir fait collation, la Rancune conduisit notre petite troupe vers notre bateau, tandis que je demeurai à compter dans un cabaret avec une hôtesse fort déraisonnable 187, qui me retint plus long-temps que je ne pensois. Je sortis d'entre ses mains au meilleur marché que je pus, et m'en retournai rejoindre ma compagnie. Mais je fus bien etonné de voir notre bateau fort avant dans la rivière, qui ramenoit mes gens à Paris sans moi et sans me laisser même un petit laquais qui portoit mon epée et mon manteau 188. Comme j'etois sur le bord de l'eau, bien en peine de sçavoir pourquoi on ne m'avoit pas attendu, j'ouïs une grande rumeur dans une cabane; et, m'en etant approché, je vis deux ou trois gentilshommes, ou qui avoient la mine de l'être, qui vouloient battre un batelier parcequ'il refusoit d'aller après notre bateau. J'entrai à tout hasard dans cette cabane dans le temps qu'elle quittoit le bord, le batelier ayant eu peur d'être battu. Mais, si j'avois eté en peine de ce que ma compagnie m'avoit laissé à Saint-Cloud, je ne fus pas moins embarrassé de voir que celui qui faisoit cette violence etoit le même Saldagne à qui j'avois tant de sujet de vouloir du mal. Dans le moment que je le reconnus, il passa du bout du bateau où il etoit à celui où j'etois, fort empêché de ma contenance. Je lui cachai mon visage le mieux que je pus; mais, me trouvant si près de lui qu'il etoit impossible qu'il ne me reconnût, et, me trouvant sans epée, je pris la resolution la plus desesperée du monde, dont la haine seule ne m'eût pas rendu capable si la jalousie ne s'y fût mêlée. Je le saisis au corps dans l'instant qu'il me reconnoissoit et me jetai dans la rivière avec lui. Il ne put se prendre à moi, soit que ses gants l'en empêchassent 189, ou parcequ'il fut surpris. Jamais homme ne fut plus près de se noyer que lui. La plupart des bateaux allèrent à son secours, chacun croyant que nous etions tombés dans l'eau par quelque accident, et Saldagne seul sçachant de quelle façon la chose etoit arrivée, et n'etant pas en etat de s'en plaindre sitôt ou de faire courir après moi. Je regagnai donc le bord sans beaucoup de peine, n'ayant qu'un petit habit qui ne m'empêcha point de nager; et, l'affaire valant bien la peine d'aller vite, je fus fort eloigné de Saint-Cloud devant que Saldagne fût pêché. Si on eut bien de la peine à le sauver, je pense qu'on n'en eut pas moins à le croire lorsqu'il declara de quelle façon je m'etois hasardé pour le perdre, car je ne vois pas pourquoi il en auroit fait un secret. Je fis un grand tour pour regagner Paris, où je n'entrai que de nuit, sans avoir eu besoin de me faire secher, le soleil et l'exercice violent que j'avois fait en courant n'ayant laissé que fort peu d'humidité dans mes habits. Enfin, je me revis avec ma chère Leonore, que je trouvai veritablement affligée. La Rancune et notre hôtesse eurent une extrême joie de me voir, aussi bien que mademoiselle de la Boissière, qui, pour mieux faire croire que j'etois son fils à la Rancune et à notre hôtesse, avoit bien fait de la mère affligée. Elle me fit des excuses en particulier de ce que l'on ne m'avoit pas attendu, et m'avoua que la peur qu'elle avoit eue de Saldagne l'avoit empêchée de songer en moi, outre qu'à la reserve de la Rancune, le reste de notre troupe n'eût fait que m'embarrasser si j'eusse eu prise avec Saldagne. J'appris alors qu'au sortir de l'hôtellerie ou du cabaret où nous avions mangé, ce galant homme les avoit suivis jusqu'au bateau; qu'il avoit prié fort incivilement Leonore de se demasquer, et que, sa mère l'ayant reconnu pour le même homme qui avoit attenté la même chose dans Rome, elle avoit regagné son bateau fort effrayée, et l'avoit fait avancer dans la rivière sans m'attendre. Saldagne cependant avoit eté joint par deux hommes de même trempe, et, après avoir quelque temps tenu conseil sur le bord de l'eau, il etoit entré avec eux dans le bateau, où je le trouvai menaçant le batelier pour le faire aller après Leonore. Cette aventure fut cause que je sortis encore moins que je n'avois fait. Mademoiselle de la Boissière devint malade quelque temps après, la melancolie y contribuant beaucoup, et cela fut cause que nous passâmes à Paris une partie de l'hiver. Nous fûmes avertis qu'un prelat italien, qui revenoit d'Espagne, passoit en Flandre par Peronne. La Rancune eut assez de credit pour nous faire comprendre dans son passeport en qualité de comediens 190. Un jour que nous allâmes chez ce prelat italien, qui etoit logé dans la rue de Seine, nous soupâmes par complaisance, dans le faubourg Saint-Germain, avec des comediens de la connoissance de la Rancune 191. Comme nous passions, lui et moi, sur le Pont-Neuf, bien avant dans la nuit, nous fûmes attaqués par cinq ou six tire-laine 192. Je me defendis le mieux que je pus, et, pour la Rancune, je vous avoue qu'il fit tout ce qu'un homme de coeur pouvoit faire, et me sauva même la vie. Cela n'empêcha pas que je ne fusse saisi par ces voleurs, mon epée m'étant malheureusement tombée. La Rancune, qui se demêla vaillamment d'entre eux, en fut quitte pour un mechant manteau. Pour moi, j'y perdis tout, à la reserve de mon habit; et, ce qui me pensa desesperer, ils me prirent une boîte de portrait dans laquelle celui du père de Leonore etoit en email 193, et dont mademoiselle de la Boissière m'avoit prié de vendre les diamans. Je retrouvai la Rancune chez un chirurgien au bout du Pont-Neuf; il etoit blessé au bras et au visage, et moi je l'etois fort legerement à la tête. Mademoiselle de la Boissière s'affligea fort de la perte de son portrait; mais l'esperance d'en revoir bientôt l'original la consola. Enfin, nous partîmes de Paris pour Peronne; de Peronne, nous allâmes à Bruxelles, et de Bruxelles à La Haye.

Note 187: (retour) Saint-Cloud, lieu de rendez-vous favori des promeneurs, étoit renommé pour ses cabarets, et rempli de maisons de bouteilles, où les gens du bon ton alloient faire la débauche. Le plus célèbre étoit celui de la Duryer (V. son Hist. dans Tallemant). La plupart de ces cabarets étoient chers, en raison du beau monde qui les fréquentoit.
Note 188: (retour) Le petit laquais étoit de rigueur, comme aujourd'hui le groom microscopique, pour toute personne qui se respectoit. On en trouve la preuve dans une foule de comédies et de romans comiques du temps. Aussi la comtesse d'Escarbagnas, qui s'étoit formée à Paris, n'avoit-elle pas négligé ce point important (V. la Comt. d'Escarb., sc. 5 et 6). Mais, par la suite, les femmes changèrent de mode, et, vers la fin du XVIIe siècle, elles se mirent sur le pied d'avoir, au contraire, un grand laquais.
Note 189: (retour) À cette époque, les gants étoient quelquefois surchargés de franges et de broderies qui les rendoient aussi incommodes que brillants:

Encor cela est-il peu prisé si l'on n'a

Le satin verd aux gants ou velours incarna,

Ou bien de franges d'or une paire bordée

Qui porte sur le bras une demi-coudée.


(Le Satyr. de la court [Variétés histor. et littér., Janne t. 3], 1624.)

Note 190: (retour) Il n'y avoit alors rien d'impossible ni de contraire aux usages reçus à ce que des comédiens fussent compris dans la suite d'un prélat. V. plus loin notre note, 3e part., chap. 8.
Note 191: (retour) Beaucoup de comédiens logeoient dans le faubourg Saint-Germain, à cause du voisinage d'un des principaux théâtres de Paris, sis vis-à-vis la rue Guénégaud, à peu près à l'endroit que recouvre maintenant le passage du Pont-Neuf, et transféré de là, par la suite, dans la rue des Fossés-Saint-Germain. Les tavernes et cabarets, où l'on pouvoit boire ou manger à tout prix, étoient en très grand nombre autour des théâtres; en particulier, aux alentours de celui-ci, il y avoit l'hôtel d'Anjou, rue Dauphine, où l'on dînoit à bon marché; l'hôtel de France, rue Guénégaud, où l'on dînoit à 40 sous, etc.
Note 192: (retour) Voleurs, ainsi nommés de ce qu'ils tiroient de dessus les épaules des passants leurs manteaux et vêtements de laine. C'est à une étymologie analogue qu'il faut rapporter, par exemple, le nom de la rue Tirechappe. Le Pont-Neuf étoit, pendant la nuit, le rendez-vous de prédilection de ces hardis filous, grisons et rougets, comme, pendant le jour, des charlatans, chanteurs et bateleurs, parcequ'il étoit aussi le rendez-vous des oisifs et le lieu de passage le plus fréquenté de Paris. Les voleurs n'avoient même pas attendu qu'on eût achevé de le bâtir pour en faire un lieu de repaire fort dangereux, comme d'Aubigné nous l'apprend dans un passage de la Confession de Sancy; mais à peine eut-il été terminé que ce fut bien pis, et que les coupeurs de bourse en firent le théâtre habituel de leurs exploits, en concurrence avec les industriels, qui leur cédoient la place à la tombée de la nuit. De grands seigneurs même, à l'exemple du prince Henri et de Falstaff, dans le Henri IV de Shakespeare, trouvoient quelquefois plaisant de se métamorphoser en filous, sous la conduite ou d'après l'exemple de Gaston d'Orléans, comme l'attestent les témoignages de Sandras de Courtilz, de Sorel, dans Francion (2e liv.), etc. Ceux-là étoient les tire-soie. Comment la police eût-elle pu y mettre ordre, elle qui, en 1634, ne disposoit encore que de 240 archers pour faire le guet, moitié le jour et moitié la nuit, dans une ville sans réverbères; et qui d'ailleurs, jusqu'au traité des Pyrénées, exerça ses fonctions avec si peu de vigilance? V. Hist. du Pont-Neuf, par Éd. Fournier (Rev. fr., 1 et 10 octobre 1855).
Note 193: (retour) La peinture sur émail, telle qu'elle se pratique aujourd'hui, étoit nouvelle alors. Ce fut vers 1632 que Jean Toutin, orfèvre de Châteaudun, parvint à faire des émaux de belles couleurs opaques, portraits et sujets historiques. Il eut pour disciple Gribelin, qui perfectionna ses procédés. Puis vinrent dans le même siècle l'orfèvre Dubié, qui logeoit aux galeries du Louvre; Morlière (d'Orléans), qui travailloit à Blois; et, à Blois encore, Robert Vauquier et Pierre Chartier; enfin, Petitot et Bordier. C'étoit probablement dans ce nouveau genre qu'avoit été fait le portrait de Mlle de La Boissière.

Le père de Leonore en etoit parti quinze jours auparavant pour aller en Angleterre, où il etoit allé servir le roi 194 contre les parlementaires. La mère de Leonore en fut si affligée qu'elle en tomba malade et en mourut. Elle me vit en mourant aussi affligé que si j'eusse eté son fils. Elle me recommanda sa fille, et me fit promettre que je ne l'abandonnerois point et que je ferois ce que je pourrois pour trouver son père et la lui remettre entre les mains. À quelque temps de là, je fus volé par un François de tout ce qui me restoit d'argent, et la necessité où je me trouvai avec Leonore fut telle, que nous prîmes parti dans votre troupe, qui nous reçut par l'entremise de la Rancune. Vous sçavez le reste de mes aventures; elles ont eté, depuis ce temps-là, communes avec les vôtres jusques à Tours, où je pense avoir vu encore le diable de Saldagne; et, si je ne me trompe, je ne serai pas long-temps en ce pays sans le trouver, ce que je crains moins pour moi que pour Leonore, qui seroit abandonnée d'un serviteur fidèle si elle me perdoit, ou si quelque malheur me separoit d'avec elle.

Note 194: (retour) Charles I. On se souvient que le père de Léonore étoit un seigneur écossois.

Le Destin finit ainsi son histoire, et, après avoir consolé quelque temps mademoiselle de l'Etoile, que le souvenir de ses malheurs faisoit alors autant pleurer que si elle n'eût fait que commencer d'être malheureuse, il prit congé des comediennes et s'alla coucher.


CHAPITRE XIX.

Quelques reflexions qui ne sont pas hors de propos.
Nouvelle disgrâce de Ragotin, et autres choses
que vous lirez, s'il vous plaît.

'amour, qui fait tout entreprendre aux jeunes et tout oublier aux vieux, qui a eté cause de la guerre de Troie 195 et de tant d'autres dont je ne veux pas prendre la peine de me ressouvenir, voulut alors faire voir, dans la ville du Mans, qu'il n'est pas moins redoutable dans une mechante hôtellerie qu'en quelque autre lieu que ce soit. Il ne se contenta donc pas de Ragotin, amoureux à perdre l'appetit: il inspira cent mille desirs dereglés à la Rappinière, qui en etoit fort susceptible, et rendit Roquebrune amoureux de la femme de l'operateur, ajoutant à sa vanité, bravoure 196 et poesie, une quatrième folie, ou plutôt lui faisant faire une double infidelité, car il avoit parlé d'amour long-temps auparavant à l'Etoile et à Angelique, qui lui avoient conseillé l'une et l'autre de ne prendre pas la peine de les aimer. Mais tout cela n'est rien auprès de ce que je vais vous dire. Il triompha aussi de l'insensibilité et de la misanthropie de la Rancune, qui devint amoureux de l'operatrice; et ainsi le poète Roquebrune, pour ses pechés et pour l'expiation des livres reprouvés qu'il avoit mis en lumière, eut pour rival le plus mechant homme du monde. Cette operatrice avoit nom dona Inezilla del Prado, native de Malaga, et son mari, ou soi-disant tel, le seigneur Ferdinando Ferdinandi, gentilhomme venitien, natif de Caen en Normandie 197. Il y eut encore dans la même hôtellerie d'autres personnes atteintes du même mal, aussi dangereusement pour le moins que ceux dont je viens de vous reveler le secret; mais nous vous les ferons connoître en temps et lieu. La Rappinière étoit devenu amoureux de mademoiselle de l'Etoile en lui voyant representer Chimène, et avoit fait dessein en même temps de decouvrir son mal à la Rancune, qu'il jugeoit capable de tout faire pour de l'argent. Le divin Roquebrune s'etoit imaginé la conquête d'une Espagnole digne de son courage. Pour la Rancune, je ne sçais pas bien par quels charmes cette etrangère put rendre capable d'aimer un homme qui haïssoit tout le monde. Ce vieil comedien, devenu âme damnée devant le temps, je veux dire amoureux devant sa mort, etoit encore au lit quand Ragotin, pressé de son amour comme d'un mal de ventre, le vint trouver pour le prier de songer à son affaire et d'avoir pitié de lui. La Rancune lui promit que le jour ne se passeroit pas qu'il ne lui eût rendu un service signalé auprès de sa maîtresse. La Rappinière entra en même temps dans la chambre de la Rancune, qui achevoit de s'habiller, et, l'ayant tiré à part, lui avoua son infirmité, et lui dit que, s'il le pouvoit mettre aux bonnes grâces de mademoiselle de l'Etoile, il n'y avoit rien en sa puissance qu'il ne pût esperer de lui, jusqu'à une charge d'archer et une sienne nièce en mariage, qui seroit son héritière parce qu'il n'avoit point d'enfans. Le fourbe la Rancune lui promit encore plus qu'il n'avoit fait à Ragotin, dont cet avant-coureur du bourreau ne conçut pas de petites esperances. Roquebrune vint aussi consulter l'oracle. Il etoit le plus incorrigible presomptueux qui soit jamais venu des bords de la Garonne, et il s'etoit imaginé que l'on croyoit tout ce qu'il disoit de sa bonne maison, richesse, poesie et valeur: si bien qu'il ne s'offensoit point des persecutions et des rompemens de visière que lui faisoit continuellement la Rancune. Il croyoit que ce qu'il en faisoit n'etoit que pour allonger la conversation, outre qu'il entendoit la raillerie mieux qu'homme du monde, et la souffroit en philosophe chretien, quand même elle alloit au solide. Il se croyoit donc admiré de tous les comediens, voire de la Rancune, qui avoit assez d'experience pour n'admirer guère de choses, et qui, bien loin d'avoir bonne opinion de ce mâche-laurier, s'etoit instruit amplement de ce qu'il etoit, pour sçavoir si les evêques et grands seigneurs de son pays, qu'il alleguoit à tous momens comme ses parens, etoient veritablement des branches d'un arbre genealogique que ce fou d'alliances et d'armoiries, aussi bien que de beaucoup d'autres choses, avoit fait faire en vieil parchemin. Il fut bien fâché de trouver la Rancune en compagnie, quoique cela le dût embarrasser moins qu'un autre, ayant la mauvaise coutume de parler toujours aux oreilles des personnes et de faire secret de tout, et fort souvent de rien 198. Il tira donc la Rancune en particulier, et n'en fit point à deux fois pour lui dire qu'il etoit bien en peine de sçavoir si la femme de l'operateur avoit beaucoup de l'esprit, parcequ'il avoit aimé des femmes de toutes les nations, excepté des Espagnoles, et si elle valoit la peine qu'il s'y amusât; qu'il ne seroit pas plus pauvre quand il lui auroit fait un present des cent pistoles qu'il offroit de gager à toutes rencontres, ce qui lui arrivoit aussi souvent que de parler de sa bonne maison. La Rancune lui dit qu'il ne connoissoit pas assez la dona Inezilla pour lui repondre de son esprit; qu'il s'etoit trouvé souvent avec son mari dans les meilleures villes du royaume, où il vendoit le mithridate 199, et que, pour s'informer de ce qu'il desiroit sçavoir, il n'y avoit qu'à faire conversation avec elle, puisqu'elle parloit françois passablement. Roquebrune lui voulut confier sa genealogie en parchemin, pour faire valoir à l'Espagnole la splendeur de sa race; mais la Rancune lui dit que cela etoit meilleur à faire un chevalier de Malte qu'à se faire aimer. Roquebrune, là-dessus, fit l'action d'un homme qui compte de l'argent en sa main, et dit à la Rancune: «Vous sçavez bien quel homme je suis.--Oui, oui, lui repondit la Rancune, je sçais bien quel homme vous êtes et quel homme vous serez toute votre vie.» Le poète s'en retourna comme il etoit venu, et la Rancune, son rival et son confident tout ensemble, se rapprocha de la Rappinière et de Ragotin, qui etoient rivaux aussi sans le sçavoir. Pour le vieil la Rancune, outre que l'on hait facilement ceux qui ont pretention sur ce que l'on destine pour soi, et que naturellement il haïssoit tout le monde, il avoit de plus toujours eu grande aversion pour le poète, qui sans doute ne la fit point cesser par cette confidence. La Rancune fit donc dessein à l'heure même de lui faire tous les plus mechans tours qu'il pourroit, à quoi son esprit de singe etoit fort propre. Pour ne perdre point de temps, il commença dès le jour même, par une insigne mechanceté, à lui emprunter de l'argent, dont il se fit habiller depuis les pieds jusqu'à la tête, et se donna du linge. Il avoit eté malpropre toute sa vie; mais l'amour, qui fait de plus grands miracles, le rendit soigneux de sa personne sur la fin de ses jours. Il prit du linge blanc plus souvent qu'il n'appartenoit à un vieil comedien de campagne 200, et commença de se teindre et raser le poil si souvent et avec tant de soin, que ses camarades s'en aperçurent.

Note 195: (retour)

Amour, tu perdis Troie

a dit plus tard La Fontaine, dans les Deux Coqs (liv. 7, f. 12).

Note 196: (retour) Bravoure est mis ici pour braverie, dans le sens de mauvaise gloire, recherche dans la parure, etc.
Note 197: (retour) Ch. Sorel introduit de même dans Francion un opérateur qui se fait passer pour Italien, quoiqu'il soit Normand (liv. 10). C'étoit une imposture assez en usage parmi les charlatans, pour se donner plus de prestige auprès du populaire. Du reste, suivant Calepin et le Dictionnaire de Furetière, ceux-ci venoient originairement d'Italie, et, toujours suivant eux, le nom même de charlatan dérivoit, par l'italien ceretano, de celui de Coeretum, bourg proche de Spolète, d'où étoient sortis les premiers de ces opérateurs qui eussent couru les villes de France. Un des plus célèbres étoit Caretti, dont parle La Bruyère (De quelques usages) sous le nom de Carro-Carri: «L'émulation de cet homme, dit-il, a peuplé le monde de noms en O et en I, noms vénérables qui en imposent aux malades et aux maladies.» On voit que ce passage et le nom créé par La Bruyère s'appliquent parfaitement ici.
Note 198: (retour) Théodote... s'approche de vous, et il vous dit à l'oreille: «Voilà un beau temps, voilà un grand dégel.» (Car. de La Bruyère, De la cour.)
Note 199: (retour) C'étoit une composition qui servoit de remède ou de préservatif contre les poisons. Est-il besoin d'ajouter que le nom de cet antidote, dont on peut voir la recette dans les vieux livres de pharmacie, vient de Mithridate, le grand roi de Pont? On étendoit souvent ce terme à toutes les drogues vendues par les opérateurs et les charlatans.
Note 200: (retour) Mettre souvent du linge blanc étoit en effet un luxe peu usité alors, même parmi des personnes de plus haute condition que la Rancune. Dans son Epître à madame de Hautefort (1651), Scarron dit des demoiselles les plus distinguées du Mans

Que sur elles blanche chemise

N'est point que de mois en mois mise,

Et qu'elles prennent seulement

Le linge blanc pour l'ornement.

Il semble que la propreté ne fût pas la vertu dominante de la belle société, non plus que du peuple, au XVIIe siècle. Tallemant dit de plusieurs des plus hauts personnages du temps, comme un grand éloge, qu'ils étoient fort propres. Il dit de madame de Sablé: «Elle est toujours sur son lit, faite comme quatre oeufs, et le lit est propre comme la dame.» «L'on peut, lit-on dans une pièce curieuse qui s'adresse aux dandys de 1644, aller quelquefois chez les baigneurs, pour avoir le corps net, et tous les jours l'on prendra la peine de se laver les mains avec le pain d'amende. Il faut aussi se faire laver le visage presque aussi souvent» (Lois de la galanterie). V. les Stances de Voiture à une demoiselle qui avoit les manches de sa chemise retroussées et sales.

Ce jour-là, les comediens avoient eté retenus pour representer une comedie chez un des plus riches bourgeois de la ville, qui faisoit un grand festin et donnoit le bal aux noces d'une demoiselle de ses parentes dont il etoit tuteur. L'assemblée se faisoit dans une maison des plus belles du pays, qu'il avoit quelque part à une lieue de la ville, je n'ai pas bien sçu de quel côté. Le decorateur des comediens et un menuisier y etoient allés dès le matin pour dresser un théâtre. Toute la troupe s'y en alla en deux carrosses, et partit du Mans sur les deux heures du matin, pour arriver à l'heure du dîner où ils devoient jouer la comedie. L'Espagnole dona Inezilla fut de la partie, aux prières des comediennes et de la Rancune. Ragotin, qui en fut averti, alla attendre le carrosse en une hôtellerie qui etoit au bout du faubourg, et attacha un beau cheval qu'il avoit emprunté aux grilles d'une salle basse qui repondoit sur la rue. A peine se mettoit-il à table pour dîner qu'on l'avertit que les carrosses approchoient. Il vola à son cheval sur les ailes de son amour, une grande epée à son côté et une carabine en bandoulière. Il n'a jamais voulu declarer pourquoi il alloit à une noce avec une si grande munition d'armes offensives, et la Rancune même, son cher confident, ne l'a pu sçavoir. Quand il eut detaché la bride de son cheval, les carrosses se trouvèrent si près de lui qu'il n'eut pas le temps de chercher de l'avantage pour s'eriger en petit saint George. Comme il n'etoit pas fort bon ecuyer et qu'il ne s'etoit pas preparé à montrer sa disposition devant tant de monde, il s'en acquitta de fort mauvaise grâce, le cheval etant aussi haut de jambes qu'il en etoit court. Il se guinda pourtant vaillamment sur l'etrier, et porta la jambe droite de l'autre côté de la selle; mais les sangles, qui etoient un peu lâches, nuisirent beaucoup au petit homme: car la selle tourna sur le cheval quand il pensa monter dessus. Tout alloit pourtant assez bien jusque là; mais la maudite carabine qu'il portoit en bandoulière et qui lui pendoit au col comme un collier, s'etoit mise malheureusement entre ses jambes sans qu'il s'en aperçût, tellement qu'il s'en falloit beaucoup que son cul ne touchât au siège de la selle, qui n'etoit pas fort rase, et que la carabine traversoit depuis le pommeau jusqu'à la croupière. Ainsi il ne se trouva pas à son aise et ne put pas seulement toucher les etriers du bout des pieds. Là-dessus, les eperons qui armoient ses jambes courtes se firent sentir au cheval en un endroit où jamais eperon n'avoit touché. Cela le fit partir plus gaîment qu'il n'etoit necessaire à un petit homme qui ne posoit que sur une carabine. Il serra les jambes; le cheval leva le derrière, et Ragotin, suivant la pente naturelle des corps pesans, se trouva sur le col du cheval et s'y froissa le nez, le cheval ayant levé la tête pour une furieuse saccade que l'imprudent lui donna; mais, pensant reparer sa faute, il lui rendit la bride. Le cheval en sauta, ce qui fit franchir au cul du patient toute l'etendue de la selle et le mit sur la croupe, toujours la carabine entre les jambes. Le cheval, qui n'etoit pas accoutumé d'y porter quelque chose, fit une croupade 201 qui remit Ragotin en selle. Le mechant ecuyer resserra les jambes, et le cheval releva le cul encore plus fort, et alors le malheureux se trouva le pommeau entre les fesses, où nous le laisserons comme sur un pivot pour nous reposer un peu: car, sur mon honneur, cette description m'a plus coûté que tout le reste du livre, et encore n'en suis-je pas trop bien satisfait.

Note 201: (retour) «Terme de manége. C'est un saut plus relevé que la courbette, et qui tient le devant et le derrière du cheval en une égale hauteur, en sorte qu'il trousse ses jambes de derrière sous le ventre, sans allonger ni montrer ses fers.» (Dict. de Fur.)

CHAPITRE XX.

Le plus court du present livre.

Suite du trebuchement de Ragotin, et quelque chose
de semblable qui arriva, à Roquebrune.

ous avons laissé Ragotin assis sur le pommeau d'une selle, fort empêché de sa contenance et fort en peine de ce qui arriveroit de lui. Je ne crois pas que defunt Phaeton, de malheureuse memoire, ait eté plus empêché après les quatre chevaux fougueux de son père 202, que le fut alors notre petit avocat sur un cheval doux comme un âne; et s'il ne lui en coûta pas la vie, comme à ce fameux temeraire, il s'en faut prendre à la Fortune, sur les caprices de laquelle j'aurois un beau champ pour m'etendre, si je n'etois obligé, en conscience, de le tirer vitement du peril où il se trouve: car nous en aurons beaucoup à faire tandis que notre troupe comique sera dans la ville du Mans.

Note 202: (retour) Voy. Métamorphoses d'Ovide, liv. 2, f. 1

Aussitôt que l'infortuné Ragotin ne se sentit qu'un pommeau de selle entre les deux parties de son corps qui etoient les plus charnues, et sur lesquelles il avoit accoutumé de s'asseoir, comme font tous les autres animaux raisonnables; je veux dire qu'aussitôt qu'il se sentit n'être assis que sur fort peu de chose, il quitta la bride en homme de jugement et se prit aux crins du cheval, qui se mit aussitôt à courre. Là-dessus la carabine tira. Ragotin crut en avoir au travers du corps; son cheval crut la même chose, et broncha si rudement que Ragotin en perdit le pommeau qui lui servoit de siége, tellement qu'il pendit quelque temps aux crins du cheval, un pied accroché par son eperon à la selle, et l'autre pied et le reste du corps attendant le décrochement de ce pied accroché pour donner en terre, de compagnie avec la carabine, l'epée et le baudrier, et la bandoulière. Enfin le pied se decrocha, ses mains lâchèrent le crin, et il fallut tomber, ce qu'il fit bien plus adroitement qu'il n'avoit monté. Tout cela se passa à la vue des carrosses, qui s'etoient arrêtés pour le secourir, ou plutôt pour en avoir le plaisir. Il pesta contre le cheval, qui ne branla pas depuis sa chute; et, pour le consoler, on le reçut dans l'un des carrosses en la place du poète, qui fut bien aise d'être à cheval pour galantiser à la portière où etoit Inezille. Ragotin lui resigna l'epée et l'arme à feu, qu'il se mit sur le corps d'une façon toute martiale. Il allongea les etriers, ajusta la bride, et se prit sans doute mieux que Ragotin à monter sur sa bête. Mais il y avoit quelque sort jeté sur ce malencontreux animal: la selle, mal sanglée, tourna comme à Ragotin, et, ce qui attachoit ses chausses s'etant rompu, le cheval l'emporta quelque temps un pied dans l'etrier, l'autre servant de cinquième jambe au cheval, et les parties de derrière du citoyen de Parnasse fort exposées aux yeux des assistans, ses chausses lui etant tombées sur les jarrets. L'accident de Ragotin n'avoit fait rire personne, à cause de la peur qu'on avoit eue qu'il ne se blessât; mais celui de Roquebrune fut accompagné de grands eclats de risée que l'on fit dans les carrosses. Les cochers en arrêtèrent leurs chevaux pour rire leur soûl, et tous les spectateurs firent une grande huée après Roquebrune, au bruit de laquelle il se sauva dans une maison, laissant le cheval sur sa bonne foi 203. Mais il en usa mal, car il s'en retourna vers la ville. Ragotin, qui eut peur d'avoir à le payer, se fit descendre de carrosse et alla après; et le poète, qui avoit recouvert ses posterieures, rentra dans un des carrosses, fort embarrassé et embarrassant les autres de l'equipage de guerre de Ragotin, qui eut encore cette troisième disgrâce devant sa maîtresse, par où nous finirons le vingtième chapitre.

Note 203: (retour) Expression proverbiale qu'on appliquoit particulièrement aux chevaux, pour dire qu'on les laissoit en liberté d'aller où ils voudroient.

CHAPITRE XXI

qui peut-être ne sera pas trouvé fort divertissant.

es comediens furent fort bien reçus du maître de la maison, qui etoit honnête homme et des plus considerés du pays. On leur donna deux chambres pour mettre leurs hardes et pour se preparer en liberté à la comedie, qui fut remise à la nuit. On les fit aussi dîner en particulier, et, après dîner, ceux qui voulurent se promener eurent à choisir d'un grand bois et d'un beau jardin. Un jeune conseiller du parlement de Rennes, proche parent du maître de la maison, accosta nos comediens et s'arrêta à faire conversation avec eux, ayant reconnu que le Destin avoit de l'esprit et que les comediennes, outre qu'elles etoient fort belles, etoient capables de dire autre chose que des vers appris par coeur. On parla des choses dont l'on parle d'ordinaire avec des comediens, de pièces de théâtre et de ceux qui les font 204. Ce jeune conseiller dit entre autres choses que les sujets connus dont on pouvoit faire des pièces regulières avoient tous eté mis en oeuvre, que l'histoire etoit epuisée, et que l'on seroit reduit à la fin à se dispenser de la règle des vingt-quatre heures; que le peuple et la plus grande partie du monde ne sçavoient point à quoi étoient bonnes les règles sevères du théâtre; que l'on prenoit plus de plaisir à voir representer les choses qu'à ouïr des recits; et, cela etant, que l'on pourroit faire des pièces qui seraient fort bien reçues, sans tomber dans les extravagances des Espagnols et sans se gehenner par la rigueur des règles d'Aristote 205. De la comedie on vint à parler des romans. Le conseiller dit qu'il n'y avoit rien de plus divertissant que quelques romans modernes; que les François seuls en savoient faire de bons, et que les Espagnols avoient le secret de faire de petites histoires, qu'ils appellent Nouvelles, qui sont bien plus à notre usage et plus selon la portée de l'humanité que ces heros imaginaires de l'antiquité, qui sont quelquefois incommodes à force d'être trop honnêtes gens; enfin, que les exemples imitables etoient pour le moins d'aussi grande utilité que ceux que l'on avoit presque peine à concevoir; et il conclut que, si l'on faisoit des nouvelles en françois aussi bien faites que quelques unes de celles de Michel de Cervantes 206, elles auroient cours autant que les romans heroïques 207. Roquebrune ne fut pas de cet avis. Il dit fort absolument qu'il n'y avoit point de plaisir à lire des romans s'ils n'etoient composés d'aventures de princes, et encore de grands princes, et que, par cette raison-là, l'Astrée ne lui avoit plu qu'en quelques endroits 208. «Et dans quelles histoires trouveroit-on assez de rois et d'empereurs pour vous faire des romans nouveaux? lui repartit le conseiller.--Il en faudroit faire, dit Roquebrune, comme dans les romans tout à fait fabuleux et qui n'ont aucun fondement dans l'histoire.--Je vois bien, repartit le conseiller, que le livre de Dom Quichotte n'est pas trop bien avec vous.--- C'est le plus sot livre que j'aie jamais vu, reprit Roquebrune, quoiqu'il plaise à quantité de gens d'esprit.--Prenez garde, dit le Destin, qu'il ne vous deplaise par votre faute plutôt que par la sienne». Roquebrune n'eût pas manqué de repartie s'il eût ouï ce qu'avoit dit le Destin; mais il etoit occupé à conter ses prouesses à quelques dames qui s'etoient approchées des comediennes, auxquelles il ne promettoit pas moins que de faire un roman en cinq parties, chacune de dix volumes, qui effaceroit les Cassandres, Cleopâtre, Polexandre et Cyrus 209, quoique ce dernier ait le surnom de Grand, aussi bien que le fils de Pepin.

Note 204: (retour) Cette courte discussion sur les pièces de théâtre et les romans n'est-elle point un ressouvenir de Cervantes, qui a également mis dans son Don Quichotte des entretiens fort remarquables entre le chanoine et don Quichotte, et entre le curé et le barbier, sur le roman chevaleresque et les pièces de théâtre (IIe part.)?
Note 205: (retour) Cela, du reste, avoit déjà été fait ou tenté avec plus ou moins de bonheur, et pas aussi rarement qu'on le croit; mais, au moment où écrivoit Scarron, ces règles étoient dans toute leur puissance, quoiqu'elles ne l'aient jamais beaucoup gêné lui-même. Dans notre vieux théâtre, il n'étoit guère question des unités de temps et de lieu, qu'on s'est long-temps obstiné à regarder comme des règles imposées par Aristote. En 1597, Pierre de Laudun d'Aigaliers, dans sa Poétique, argumente en forme contre les vingt-quatre heures, et F. Ogier fait de même, en 1628, dans la préface du Tyr et Sidon de Schelandre. En 1625, Mairet, en tête de Silvanire, ne plaidoit que fort timidement encore pour les deux unités, se bornant à en prouver la convenance, sans vouloir en imposer la domination absolue. Lui-même attachoit si peu d'importance réelle à ce demi-manifeste, qu'il fut loin de les observer toujours. Mais, un jour, Chapelain, le grand arbitre du goût, se plaignant devant Richelieu des difficultés que la règle des vingt-quatre heures avoit à s'établir, on décida, sous l'inspiration du cardinal, tyran dans les lettres comme dans la politique, qu'elle auroit désormais force de loi. On a dit et répété,--de sorte que cette assertion est devenue un lieu commun littéraire,--que la Sophonisbe de Mairet (1629) est la première où elle fut observée; mais, en y regardant de près, on arrive à concevoir au moins quelques doutes, et, pour l'unité de lieu, elle n'y est certainement pas encore. Il seroit plus juste de substituer à la Sophonisbe l'Amour tyrannique de Scudéry. Ces lois arbitraires furent assez long-temps à s'établir, même après la décision de Richelieu, comme on peut le voir, pour l'unité de lieu, par plusieurs pièces de Rotrou, par le Ravissement de Proserpine, de Claveret (1639), le Jugement de Pâris, de Sallebray (1639), etc.;--pour l'unité de temps, par les batailles en forme que lui livrèrent Claveret, dans son Traité de la disposition du poème dramatique; Durval, dans la préface de sa Panthée (1638), etc. En outre, on peut facilement trouver dans notre ancien théâtre des exemples nombreux de toutes les formes du drame moderne alliées à toutes les licences anti-aristotéliques. Nous renvoyons le lecteur curieux d'étudier cette question à un travail étendu que nous publierons prochainement sur les Origines du drame moderne V. aussi Rom. com., 3e part., ch. 13, à la fin.
Note 206: (retour) Les Nouvelles de Cervantes avoient été traduites et publiées pour la première fois probablement en 1615 (le privilége est de novembre 1614),--les six premières par Rosset, et les six autres par d'Audiguier. Pour donner une idée de la vogue des romans espagnols et de la rapidité avec laquelle on les traduisoit pour satisfaire à l'avide curiosité des lecteurs françois, j'ajouterai que la première édition espagnole de Persilès et Sigismonde est de 1617, et que le privilége pour la traduction françoise est de la même année.
Note 207: (retour) C'est ce que Scarron lui-même a essayé, et souvent avec succès, dans les histoires tirées de l'espagnol qu'il fait raconter aux personnages de son roman, et dans ses Nouvelles tragi-comiques, qu'il avoit peut-être composées ou traduites avec l'intention de les encadrer également dans un récit de plus longue haleine. On voit que ce genre de travail n'étoit pas seulement chez Scarron le résultat d'un goût naturel et instinctif, mais aussi celui de la réflexion. D'autres écrivains, au XVIIe siècle, ont également essayé, avec plus ou moins de succès, de remplacer le roman héroïque par la nouvelle bourgeoise et familière (V. notre Notice en tête du volume).
Note 208: (retour) Contrairement, en effet, aux Cyrus, aux Polexandre, etc., l'Astrée retraçoit surtout des aventures de bergers: de sorte qu'à la rigueur il se rattachoit en quelque point, par le sujet, sinon par le ton, au roman familier et bourgeois. Il est vrai qu'en réalité les bergers qu'il met en scène n'étoient point de ces bergers nécessiteux «qui, pour gagner leur vie, conduisent les troupeaux aux pâturages», mais plutôt de vrais gentilshommes, qui n'avoient pris cette condition «que pour vivre plus doucement et sans contrainte.» (Préface de l'Astrée.) Il y a aussi des chevaliers, des hommes du monde, des princesses sous la figure de nymphes, comme Lindamor, Bélisard, Galathée.
Note 209: (retour) Cassandre et Cléopâtre sont des romans de La Calprenède, dont le premier a 10 volumes in-8, et le second 12 tomes en 23 volumes. C'est de la Cléopâtre que madame de Sévigné écrivoit à madame de Grignan, le 5 juillet 1671, qu'elle s'y laissoit «prendre comme à de la glu», et que cette lecture l'entraînoit «comme une petite fille.» Le Cyrus de Mlle de Scudéry ne dépassait pas dix in-octavo. Le Polexandre de Gomberville est le moins long. Scarron s'est déjà moqué de la longueur de ces romans, et Boileau a fait de même, dans son dialogue des Héros de romans.

Cependant le conseiller disoit à Destin et aux comediennes qu'il avoit essayé de faire des nouvelles à l'imitation des Espagnols, et qu'il leur en vouloit communiquer quelques unes. Inezilla prit la parole, et dit en françois qui tenoit plus du gascon que de l'espagnol, que son premier mari avoit eu la reputation de bien ecrire dans la cour d'Espagne; qu'il avoit composé quantité de nouvelles qui y avoient eté bien reçues, et qu'elle en avoit encore d'ecrites à la main qui reussiroient en françois si elles etoient bien traduites. Le conseiller etoit fort curieux de cette sorte de livres; il temoigna à l'Espagnole qu'elle lui feroit un extrême plaisir de lui en donner la lecture, ce qu'elle lui accorda fort civilement. «Et même, ajouta-t-elle, je pense en sçavoir autant que personne du monde; et, comme quelques femmes de notre nation se mêlent d'en faire, et des vers aussi 210, j'ai voulu l'essayer comme les autres, et je vous en puis montrer quelques unes de ma façon.» Roquebrune s'offrit temerairement, selon sa coutume, à les mettre en françois. Inezilla, qui etoit peut-être la plus deliée Espagnole qui jamais ait passé les Pyrenées pour venir en France, lui repondit que ce n'etoit pas assez de bien sçavoir le françois, qu'il falloit sçavoir egalement l'espagnol, et qu'elle ne feroit point difficulté de lui donner de ses nouvelles à traduire quand elle sçauroit assez de françois pour juger s'il en etoit capable. La Rancune, qui n'avoit point encore parlé, dit qu'il n'en falloit point douter, puisqu'il avoit eté correcteur d'imprimerie. Il n'eut pas plutôt lâché la parole qu'il se ressouvint que Roquebrune lui avoit prêté de l'argent. Il ne le poussa donc point selon sa coutume, le voyant dejà tout defait de ce qu'il avoit dit, et avouant avec grande confusion qu'il avoit veritablement corrigé quelque temps, chez les imprimeurs 211, mais que ce n'avoit eté que ses propres ouvrages. Mademoiselle de l'Etoile dit alors à la dona Inezilla que, puisqu'elle sçavoit tant d'historiettes, elle l'importuneroit souvent de lui en conter. L'Espagnole s'y offrit à l'heure même. On la prit au mot; tous ceux de la compagnie se mirent à l'entour d'elle, et alors elle commença une histoire, non pas du tout dans les termes que vous l'allez lire dans le suivant chapitre, mais pourtant assez intelligiblement pour faire voir qu'elle avoit bien de l'esprit en espagnol, puisqu'elle en faisoit beaucoup paroître en une langue dont elle ne sçavoit pas les beautés.

Note 210: (retour) Il n'y a pas beaucoup de ces femmes dont l'histoire littéraire ait conservé les noms. Voici les plus célèbres qui eussent paru jusqu'à cette époque: Mariana de Carbajal y Saavedra avoit publié, en 1633, huit Nouvelles amusantes; Maria de Zayas donna au public, en 1637 et 1647, deux recueils, dont l'un intitulé Contes, et l'autre Bals (Saraos). Pour la poésie, les seuls noms à peu près qu'on puisse indiquer, après celui de sainte Thérèse, sont ceux de Narvaëz et de dona Christovalina, qu'on trouve citées dans les Fleurs des plus fameux poètes de l'Espagne (1605), par P. Espinosa. Ajoutons-y deux Portugaises: Violante del Cielo, qui publia ses Rimes en 1646, et Bernarda Ferreira, auteur de l'Espagne délivrée, sorte de poème épique, dont la première partie avoit paru en 1618.
Note 211: (retour) On ne voit pas trop, en somme, ce que cet aveu avoit d'humiliant. Roquebrune auroit pu penser, pour se consoler, que Lascaris, Etienne Dolet, Juste-Lipse, Erasme, Mélanchton, Scaliger, et d'autres non moins célèbres, avoient fait ce métier avant lui; mais c'étoit là une ressource à laquelle avoient souvent recours, pour vivre, les pauvres écrivains et les poètes crottés. «Pour le jour, lit-on dans l'Histoire du poète Sibus, il le passoit ou à porter ses ouvrages au tiers et au quart, ou à corriger les fautes dans une imprimerie.» (Rec. en prose de Sercy, 2e vol.) C'est pour cela que le glorieux Roquebrune est honteux de la révélation de la Rancune.

CHAPITRE XXII.

A trompeur trompeur et demi 212.

ne jeune dame de Tolède, nommée Victoria, de l'ancienne maison de Portocarrero 213, s'etoit retirée en une maison qu'elle avoit sur les bords du Tage, à demi-lieue de Tolède, en l'absence de son frère, qui etoit capitaine de cavalerie dans les Pays-Bas. Elle etoit demeurée veuve, à l'âge de dix-sept ans, d'un vieil gentilhomme qui s'etoit enrichi aux Indes 214, et qui, s'etant perdu en mer six mois après son mariage, avoit laissé beaucoup de bien à sa femme. Cette belle veuve, depuis la mort de son mari, s'etoit retirée auprès de son frère, et y avoit vecu d'une façon si approuvée de tout le monde, qu'à l'âge de vingt ans les mères la proposoient à leurs filles comme un exemple, les maris à leurs femmes, et les galans à leurs desirs, comme une conquête digne de leur merite. Mais, si sa vie retirée avoit refroidi l'amour de plusieurs, elle avoit, d'un autre côté, augmenté l'estime que tout le monde avoit pour elle. Elle goûtoit en liberté les plaisirs de la campagne dans cette maison des champs, quand, un matin, ses bergers lui amenèrent deux hommes qu'ils avoient trouvés dépouillés de tous leurs habits et attachés à des arbres où ils avoient passé la nuit. On leur avoit donné à chacun une mechante cape de berger pour se couvrir, et ce fut en ce bel equipage-là qu'ils parurent devant la belle Victoria. La pauvreté de leur habit ne lui cacha point la riche mine du plus jeune, qui lui fit un compliment en honnête homme, et lui dit qu'il etoit un gentilhomme de Cordoue appelé dom Lopez de Gongora; qu'il venoit de Seville, et qu'allant à Madrid pour des affaires d'importance et s'etant amusé à jouer à une demi-journée de Tolède, où il avoit dîné le jour auparavant, que la nuit l'avoit surpris; qu'il s'etoit endormi, et son valet aussi, en attendant un muletier qui etoit demeuré derrière, et que des voleurs, l'ayant trouvé comme il dormoit, l'avoient lié à un arbre, et son valet aussi, après les avoir depouillés jusqu'à la chemise. Victoria ne douta point de la verité de ses paroles: sa bonne mine parloit en sa faveur, et il y avoit toujours de la generosité à secourir un etranger reduit à une si fâcheuse necessité. Il se rencontra heureusement que, parmi les hardes que son frère lui avoit laissées en garde, il y avoit quelques habits: car les Espagnols ne quittent point leurs vieux habits pour jamais quand ils en prennent de neufs 215. On choisit le plus beau et le mieux fait à la taille du maître, et le valet fut aussi revêtu de ce que l'on put trouver sur-le-champ de plus propre pour lui. L'heure du dîner etant venue, cet etranger, que Victoria fit manger à sa table, parut à ses yeux si bien fait et l'entretint avec tant d'esprit, qu'elle crut que l'assistance qu'elle lui rendoit ne pouvoit jamais être mieux employée. Ils furent ensemble le reste du jour, et se plurent tellement l'un à l'autre que la nuit même ils en dormirent moins qu'ils n'avoient accoutumé. L'etranger voulut envoyer son valet à Madrid querir de l'argent et faire faire des habits, ou du moins il en fit semblant; la belle veuve ne le voulut pas permettre, et lui en promit pour achever son voyage. Il lui parla d'amour dès le jour même, et elle l'ecouta favorablement. Enfin, en quinze jours, la commodité du lieu, le merite egal en ces deux jeunes personnes, quantité de sermens d'un côté, trop de franchise et de credulité de l'autre, une promesse de mariage offerte et la foi reciproquement donnée en presence d'un vieil ecuyer et d'une suivante de Victoria, lui firent faire une faute dont jamais on ne l'eût crue capable, et mirent ce bienheureux etranger en possession de la plus belle dame de Tolède. Huit jours durant, ce ne fut que feu et flammes entre les jeunes amans. Il fallut se separer: ce ne furent que larmes. Victoria eût eu droit de le retenir; mais, l'etranger lui ayant fait valoir qu'il laissoit perdre une affaire de grande importance pour l'amour d'elle, lui protestant que le gain qu'il avoit fait de son coeur lui faisoit negliger celui d'un procès qu'il avoit à Madrid, et même ses pretentions de la Cour, elle fut la première à hâter son départ, ne l'aimant pas assez aveuglement pour preferer le plaisir d'être avec lui à son avancement. Elle fit faire des habits à Tolède pour lui et pour son valet, et lui donna de l'argent autant qu'il en voulut. Il partit pour Madrid monté sur une bonne mule, et son valet sur une autre, la pauvre dame veritablement accablée de douleur quand il partit, et lui, s'il ne fut pas beaucoup affligé, le contrefaisant avec la plus grande hypocrisie du monde. Le jour même qu'il partit, une servante, faisant la chambre où il avoit couché, trouva une boîte de portrait enveloppée dans une lettre. Elle porta le tout à sa maîtresse, qui vit dans la boîte un visage parfaitement beau et fort jeune, et lut dans la lettre ces paroles, ou d'autres qui voulaient dire la même chose:

Note 212: (retour) Traduit de la deuxième nouvelle des Alivios de Cassandra, de don Alonzo Castillo Solorzano, intitulée: A un engano otro mayor. V. notre Notice.
Note 213: (retour) La maison de Portocarrero, une des plus considérables d'Espagne, s'étoit divisée en plusieurs branches importantes, sur lesquelles on peut consulter le Dict. généal. de La Chesnaie des Bois, et le Nobiliario genealogico de Espana de Haro (2e vol.).
Note 214: (retour) C'est-à-dire en Amérique, car on sait que, lorsque Christophe Colomb découvrit ce continent, il le prit d'abord pour une prolongation des Indes, et que l'usage subsista long-temps de confondre ces deux noms. Scarron, ici, a probablement en vue le Mexique ou le Pérou, qui étoient des possessions espagnoles.
Note 215: (retour) A cause, probablement, de l'habitude où sont beaucoup de peuples méridionaux, les Italiens aussi bien que les Espagnols, de garder long-temps leurs domestiques et de ne s'en point séparer, même quand l'âge les a rendus impropres au service, ce qui leur fournit un usage tout prêt pour leurs vieux habits.

Monsieur mon cousin,

Je vous envoie le portrait de la belle Elvire de Silva. Quand vous la verrez, vous la trouverez encore plus belle que le peintre ne l'a sçu faire. Dom Pedro de Silva, son père, vous attend avec impatience. Les articles de votre mariage sont tels que vous les avez souhaités, et ils vous sont fort avantageux, à ce qu'il me semble. Tout cela vaut bien la peine que vous hâtiez votre voyage.

De Madrid, ce, etc.

Dom Antoine de Ribera.

La lettre s'adressoit à Fernand de Ribera, à Seville. Representez-vous, je vous prie, l'etonnement de Victoria à la lecture d'une telle lettre, qui, selon toutes les apparences du monde, ne pouvoit être ecrite à un autre qu'à son Lopez de Gongora. Elle voyoit, mais trop tard, que cet etranger qu'elle avoit si fort obligé, et si vite, lui avoit deguisé son nom; et, par ce deguisement-là, elle devoit être toute assurée de son infidelité. La beauté de la dame du portrait ne la devoit pas moins mettre en peine, et ce mariage dont les articles etoient dejà passés achevoit de la desesperer. Jamais personne ne s'affligea tant; ses soupirs la pensèrent suffoquer, et elle pleura jusqu'à s'en faire mal à la tête. «Miserable que je suis! disoit-elle quelquefois en elle-même, et quelquefois aussi devant son vieil ecuyer et sa suivante, qui avoient eté temoins de son mariage; ai-je eté si long-temps sage pour faire une faute irreparable! et devois-je refuser tant de personnes de condition de ma connoissance qui se fussent estimés heureux de me posseder, pour me donner à un inconnu, qui se moque peut-être de moi après m'avoir rendue malheureuse pour toute ma vie! Que dira-t-on dans Tolède, et que dira-t-on dans toute l'Espagne? Un jeune homme lâche et trompeur sera-t-il discret? Devois-je lui temoigner que je l'aimois devant que de sçavoir si j'en etois aimée? M'auroit-il caché son nom s'il avoit eté sincère, et dois-je esperer, après cela, qu'il cache les avantages qu'il a sur moi? Que ne fera point mon frère contre moi, après ce que j'ai fait moi-même? et de quoi lui sert l'honneur qu'il acquiert en Flandre, tandis que je le deshonore en Espagne? Non, non, Victoria, il faut tout entreprendre, puisque nous avons tout oublié; mais, devant que d'en venir à la vengeance et aux derniers remèdes, il faut, essayer de gagner par adresse ce que nous avons mal conservé par imprudence. Il sera toujours assez à temps de se perdre quand il n'y aura plus rien à esperer.»

Victoria avoit l'esprit bien fort, d'être capable de prendre sitôt une bonne resolution dans une si mauvaise affaire. Son vieil ecuyer et sa suivante la voulurent conseiller. Elle leur dit qu'elle sçavoit bien tout ce qu'on lui pouvoit dire, mais qu'il n'etoit plus question que d'agir. Dès le jour même, un chariot et une charrette furent chargés de meubles et de tapisseries, et Victoria, faisant courir le bruit parmi ses domestiques qu'il falloit qu'elle allât à la cour pour les affaires pressantes de son frère, elle monta en carrosse avec son ecuyer et sa suivante, prit le chemin de Madrid et se fit suivre par son bagage. Aussitôt qu'elle y fut arrivée, elle s'informa du logis de dom Pedro de Silva, et, l'ayant appris, elle en loua un dans le même quartier. Son vieil ecuyer avoit nom Rodrigue Santillane; il avoit eté nourri jeune par le père de Victoria, et il aimoit sa maîtresse comme si elle eût eté sa fille. Ayant force habitudes dans Madrid, où il avoit passé sa jeunesse, il sçut en peu de temps que la fille de dom Pedro de Silva se marioit à un gentilhomme de Seville, qu'on appeloit Fernand de Ribera; qu'un de ses cousins, de même nom que lui, avoit fait ce mariage, et que dom Pedro songeoit dejà aux personnes qu'il mettroit auprès de sa fille. Dès le lendemain, Rodrigue Santillane, honnêtement vêtu, Victoria, habillée en veuve de mediocre condition, et Beatris, sa suivante, faisant le personnage de sa belle-mère, femme de Rodrigue, allèrent chez dom Pedro et demandèrent à lui parler. Dom Pedro les reçut fort civilement, et Rodrigue lui dit avec beaucoup d'assurance, qu'il etoit un pauvre gentilhomme des montagnes de Tolède; qu'il avoit eu une fille unique de sa première femme, qui etoit Victoria, dont le mari etoit mort depuis peu à Seville où il demeuroit; et que, voyant sa fille veuve avec peu de bien, il l'avoit amenée à la cour pour lui chercher condition; qu'ayant ouï parler de lui et de sa fille qu'il etoit prêt de marier, il avoit cru lui faire plaisir en lui venant offrir une jeune veuve très propre à servir de duegna à la nouvelle mariée, et ajouta que le merite de sa fille le rendoit hardi à la lui offrir, et qu'il en seroit pour le moins aussi satisfait qu'il l'avoit pu être de sa bonne mine. Devant que d'aller plus avant, il faut que j'apprenne à ceux qui ne le sçavent pas que les dames en Espagne ont des duegnas auprès d'elles, et ces duegnas sont à peu près la même chose que les gouvernantes ou dames d'honneur que nous voyons auprès des femmes de grand condition. Il faut que je dise encore que ces duegnas ou duègnes sont animaux rigides et fâcheux, aussi redoutés pour le moins que des belles-mères 216. Rodrigue joua si bien son personnage, et Victoria, belle comme elle etoit, parut, en son habit simple, si agreable et de si bon augure aux yeux de dom Pedro de Silva, qu'il la retint à l'heure même pour sa fille. Il offrit même à Rodrigue et à sa femme place dans sa maison. Rodrigue s'en excusa, et lui dit qu'il avoit quelques raisons pour ne recevoir pas l'honneur qu'il lui vouloit faire; mais que, logeant dans le même quartier, il seroit prêt à lui rendre service toutes les fois qu'il le voudroit employer.

Note 216: (retour) Cette boutade satirique a une signification particulière sous la plume de Scarron, qui n'avoit pas eu à se louer de sa propre belle-mère, Françoise de Plaix, dans ses rapports de famille, pas plus que dans ses affaires d'intérêt: V. Factum, ou Requête, ou tout ce qu'il vous plaira, en tête de la 3e part. de ses vers burlesques. Aussi ne l'a-t-il point ménagée. Les traits contre les belles-mères abondent dans ses oeuvres.

Elle fit, et n'y gagna guère,

Des plaintes dont le seul récit,

A ce que sa servante a dit,

Toucheroit une belle-mère,

dit-il dans son ode burlesque sur Léandre et Héro. Il a également semé les allusions dans une foule d'autres pièces, (A. M. du Laurant, Recommandat.--Impréc. contre celui qui a pris son Juvén., etc.)

Voilà donc Victoria dans la maison de dom Pedro, fort aimée de lui et de sa fille Elvire, et fort enviée de tous les valets. Dom Antoine de Ribera, qui avoit fait le mariage de son infidèle cousin avec la fille de dom Pedro de Silva, lui venoit souvent dire que son cousin etoit en chemin et qu'il lui avoit ecrit en partant de Seville; et cependant ce cousin ne venoit point. Cela le mettoit bien en peine. Dom Pedro et sa fille ne sçavoient qu'en penser, et Victoria y prenoit encore plus de part. Dom Fernand n'avoit garde de venir si vite: le jour même qu'il partit de chez Victoria, Dieu le punit de sa perfidie. En arrivant à Illescas, un chien qui sortit d'une maison à l'improviste fit peur à son mulet, qui lui froissa une jambe contre une muraille et le jeta par terre. Dom Fernand se demit une cuisse, et se trouva si mal de sa chute qu'il ne put passer outre. Il fut sept ou huit jours entre les mains des medecins et chirurgiens du pays, qui n'etoient pas des meilleurs, et, son mal devenant tous les jours plus dangereux, il fit sçavoir à son cousin son infortune, et le pria de lui envoyer un brancard. A cette nouvelle, on s'affligea de sa chute et on se rejouit de ce que l'on sçavoit enfin ce qu'il etoit devenu. Victoria, qui l'aimoit encore, en fut fort inquietée. Don Antoine envoya querir don Fernand. Il fut amené à Madrid, où, tandis que l'on fit des habits pour lui et pour son train, qui fut fort magnifique (car il etoit aîné de sa maison et fort riche), les chirurgiens de Madrid, plus habiles que ceux d'Illescas, le guerirent parfaitement. Dom Pedro de Silva et sa fille Elvire furent avertis du jour, que dom Antoine de Ribera leur devoit amener son cousin dom Fernand. Il y a apparence que la jeune Elvire ne se negligea pas et que Victoria ne fut pas sans emotion. Elle vit entrer son infidèle paré comme un nouveau marié, et, s'il lui avoit plu mal vêtu et mal en ordre, elle le trouva l'homme du monde de la meilleure mine en ses habits de noces. Dom Pedro n'en fut pas moins satisfait, et sa fille eût eté bien difficile si elle y eût trouvé quelque chose à redire. Tous les domestiques regardèrent le serviteur de leur jeune maîtresse de toute la grandeur de leurs yeux, et tout le monde de la maison en eut le coeur epanoui, à la reserve de Victoria, qui sans doute l'eut bien serré. Dom Fernand fut charmé de la beauté d'Elvire, et avoua à son cousin qu'elle etoit encore plus belle que son portrait. Il lui fit ses premiers complimens en homme d'esprit, et, parlant à elle et à son père, s'abstint le plus qu'il put de toutes les sottises que dit ordinairement à un beau-père et à une maîtresse un homme qui demande à se marier. Dom Pedro de Silva s'enferma dans un cabinet avec les deux cousins et avec un homme d'affaires pour ajouter quelque chose qui manquoit aux articles. Cependant Elvire demeura dans la chambre environnée de toutes ses femmes, qui se rejouissoient devant elle de la bonne mine de son serviteur. La seule Victoria demeura froide et serieuse dans les emportemens des autres. Elvire le remarqua et la tira à part pour lui dire qu'elle s'etonnoit de ce qu'elle ne lui disoit rien de l'heureux choix que son père avoit fait d'un gendre qui paroissoit avoir tant de merite, et ajouta qu'au moins par flatterie ou par civilité elle lui en devoit dire quelque chose. «Madame, lui dit Victoria, ce qui paroît de votre serviteur est si fort à son avantage qu'il n'est point necessaire de vous le louer. Ma froideur, que vous avez remarquée, ne vient point d'indifference; et je serois indigne des bontés que vous avez pour moi, si je ne prenois part en tout ce qui vous touche. Je me serois donc rejouie de votre mariage, aussi bien que les autres, si je connoissois moins celui qui doit être votre mari. Le mien etoit de Seville, et sa maison n'etoit pas eloignée de celle du père de votre serviteur. Il est de bonne maison, il est riche, il est bien fait, et je veux croire qu'il a de l'esprit; enfin, il est digne de vous. Mais vous meritez l'affection toute entière d'un homme, et il ne vous peut donner ce qu'il n'a pas. Je m'empêcherois bien de vous dire des choses qui peuvent vous deplaire; mais, je ne m'acquitterois pas de tout ce que je vous dois si je ne vous decouvrois tout ce que je sçais de dom Fernand, en une affaire d'où depend le bonheur ou le malheur de votre vie.» Elvire fut fort etonnée de ce que lui dit sa gouvernante; elle la pria de ne differer pas davantage à lui eclaircir les doutes qu'elle lui avoit mis dans l'esprit. Victoria lui dit que cela ne se pouvoit dire devant ses servantes, ni en peu de paroles. Elvire feignit d'avoir affaire en sa chambre, où Victoria lui dit, aussitôt qu'elle se vit seule avec elle, que Fernand de Ribera etoit amoureux à Seville d'une Lucrèce de Monsalve, demoiselle fort aimable, quoique fort pauvre; qu'il en avoit trois enfans sous promesse de mariage; que, du vivant du père de Ribera, la chose avoit eté tenue secrète, et qu'après sa mort, Lucrèce lui ayant demandé l'accomplissement de sa promesse, il s'etoit extrêmement refroidi; qu'elle avoit remis cette affaire entre les mains de deux gentilshommes de ses parens; que cela avoit fait grand eclat dans Seville, et que dom Fernand s'en etoit absenté quelque temps, par le conseil de ses amis, pour eviter les parens de cette Lucrèce, qui le cherchoient partout pour le tuer. Elle ajouta que l'affaire etoit en cet etat-là quand elle quitta Seville, il y avoit un mois, et que le bruit couroit en même temps que dom Fernand alloit se marier à Madrid. Elvire ne put s'empêcher de lui demander si cette Lucrèce etoit fort belle. Victoria lui dit qu'il ne lui manquoit que du bien, et la laissa fort rêveuse et faisant dessein d'informer promptement son père de ce qu'elle venoit d'apprendre. On la vint appeler en même temps pour revenir trouver son serviteur, qui avoit achevé avec son père ce qui les avoit fait retirer en particulier. Elvire s'y en alla, et cependant Victoria demeura dans l'antichambre, où elle vit entrer ce même valet qui accompagnoit son infidèle quand elle le reçut si genereusement en sa maison auprès de Tolède. Ce valet apportoit à son maître un paquet de lettres qu'on lui avoit donné à la poste de Seville. Il ne put reconnoître Victoria, que la coiffure de veuve avoit fort deguisée. Il la pria de le faire parler à son maître pour lui donner ses lettres. Elle lui dit qu'il ne lui pourroit parler de long-temps, mais que, s'il lui vouloit confier son paquet, elle iroit le lui porter quand on pourroit parler à lui. Le valet n'en fit point de difficulté, et, lui ayant mis son paquet entre les mains, s'en retourna où il avoit affaire. Victoria, qui n'avoit rien à negliger, monta dans sa chambre, ouvrit le paquet, et, en moins de rien, le referma, y ajoutant une lettre qu'elle ecrivit à la hate. Cependant les deux cousins achevèrent leur visite. Elvire vit le paquet de dom Fernand entre les mains de sa gouvernante, et lui demanda ce que c'etoit. Victoria lui dit indifferemment que le valet de dom Fernand le lui avoit donné pour le rendre à son maître, et qu'elle alloit envoyer après, parcequ'elle ne s'etoit point trouvée quand il etoit sorti. Elvire lui dit qu'il n'y avoit point de danger de l'ouvrir, et que l'on y trouveroit peut-être quelque chose de l'affaire qu'elle lui avoit apprise. Victoria, qui ne demandoit pas autre chose, l'ouvrit encore une fois. Elvire en regarda toutes les lettres, et ne manqua pas de s'arrêter sur celle qu'elle vit ecrite en lettre de femme qui s'adressoit à Fernand de Ribera à Madrid. Voici ce qu'elle y lut:

otre absence et la nouvelle que j'ai apprise que l'on vous marioit à la cour vous feront bientôt perdre une personne qui vous aime plus que sa vie, si vous ne venez bientôt la desabuser, et accomplir ce que vous ne pouvez differer ou lui refuser sans une froideur ou une trahison manifeste. Si ce que l'on dit de vous est veritable, et si vous ne songez plus que vous ne faites en moi et en nos enfans, au moins devriez-vous songer à votre vie, que mes cousins sçauront bien vous faire perdre quand vous me reduirez à les en prier, puisqu'ils ne vous la laissent qu'à ma prière.

De Seville

LUCRÈCE DE MONSALVE.

Elvire ne douta plus de tout ce que lui avoit dit sa gouvernante, après la lecture de cette lettre. Elle la fit voir à son père, qui ne put assez s'etonner qu'un gentilhomme de condition fût assez lâche pour manquer de fidelité à une demoiselle qui le valoit bien et de qui il avoit eu des enfans. A l'heure même il alla s'en informer plus amplement d'un gentilhomme de Seville de ses grands amis, par lequel il avoit dejà eté instruit du bien et des affaires de dom Fernand. A peine fut-il sorti que dom Fernand vint demander ses lettres, suivi de son valet, qui lui avoit dit que la gouvernante de sa maîtresse s'etoit chargée de les lui rendre. Il trouva Elvire dans la salle, et lui dit qu'encore que deux visites lui fussent pardonnables dans les termes où il etoit avec elle, qu'il ne venoit pas tant pour la voir que pour demander ses lettres, que son valet avoit laissées à sa gouvernante. Elvire lui repondit qu'elle les lui avoit prises, qu'elle avoit eu la curiosité d'ouvrir le paquet, ne doutant point qu'un homme de son âge n'eût quelque attachement de galanterie dans une grande ville comme Seville, et que si sa curiosité ne l'avoit pas beaucoup satisfaite, qu'elle lui avoit appris, en recompense, que ceux qui se marioient ensemble devant que de se connoître hasardoient beaucoup. Elle ajouta ensuite qu'elle ne vouloit pas lui retarder davantage le plaisir de lire ses lettres, les lui remit entre les mains, et, lui faisant la reverence, le quitta sans attendre reponse. Dom Fernand demeura fort etonné de ce qu'il entendit dire à sa maîtresse. Il lut la lettre supposée, et vit bien que l'on vouloit troubler son mariage par une fourbe. Il s'adressa à Victoria, qui etoit demeurée dans la salle, et lui dit, sans s'arrêter beaucoup à son visage, que quelque rival ou quelque personne malicieuse avoit supposé la lettre qu'il venoit de lire. «Moi une femme dans Seville! s'ecrioit-il tout etonné; moi des enfans! Ah! si ce n'est la plus impudente imposture du monde, je veux qu'on me coupe la tête!» Victoria lui dit qu'il pouvoit bien être innocent, mais que sa maîtresse ne pouvoit moins faire que de s'en eclaircir, et que très assurement le mariage ne passeroit pas outre que dom Pedro ne fût assuré par un gentilhomme de Seville de ses amis, qu'il etoit allé chercher exprès, que ce pretendu intrigue fût supposé 217. «C'est ce que je souhaite, lui repondit dom Fernand, et, s'il y a seulement dans Seville une dame qui ait nom Lucrèce de Monsalve, je veux ne passer jamais pour un homme d'honneur! Et je vous prie, continua-t-il, si vous êtes bien dans l'esprit d'Elvire, comme je n'en doute pas, de me l'avouer, afin que je vous conjure de me rendre de bons offices auprès d'elle.--Je crois, sans vanité, lui repondit Victoria, qu'elle ne fera pas pour un autre ce qu'elle m'aura refusé; mais je connois aussi son humeur: on ne l'apaise pas aisement quand elle se croit desobligée; et, comme toute l'esperance de ma fortune n'est fondée que sur la bonne volonté qu'elle a pour moi, je n'irai pas lui manquer de complaisance pour en avoir trop pour vous, et hasarder de me mettre mal auprès d'elle en tâchant de lui ôter la mauvaise opinion qu'elle a de votre sincerité. Je suis pauvre, ajouta-t-elle, et c'est à moi beaucoup perdre que de ne gagner pas. Si ce qu'elle m'a promis pour me remarier m'alloit manquer, je serois veuve toute ma vie, quoique, jeune comme je suis, je puisse encore plaire à quelque honnête homme. Mais on dit bien vrai, que sans argent...» Elle alloit enfiler un long prône de gouvernante, car pour la bien contrefaire il falloit parler beaucoup; mais dom Fernand lui dit en l'interrompant: «Rendez-moi le service que je vous demande, et je vous mettrai en etat de vous pouvoir passer des recompenses de votre maîtresse; et, pour vous montrer, ajouta-t-il, que je vous veux donner autre chose que des paroles, donnez-moi du papier et de l'encre, et je vous ferai une promesse de ce que vous voudrez.--Jesus! Monsieur, lui dit la fausse gouvernante, la parole d'un honnête homme suffit; mais, pour vous plaire, je m'en vais querir ce que vous demandez.» Elle revint avec ce qu'il falloit pour faire une promesse de plus de cent millions d'or, et dom Fernand fut si galant homme, ou plutôt il avoit la possession d'Elvire tellement à coeur, qu'il lui ecrivit son nom en blanc, dans une feuille de papier, pour l'obliger par cette confiance à le servir de bonne façon. Voilà Victoria sur les nues; elle promit des merveilles à dom Fernand, et lui dit qu'elle vouloit être la plus malheureuse du monde si elle n'alloit travailler en cette affaire comme pour elle-même, et elle ne mentoit pas. Dom Fernand la quitta rempli d'esperance, et Rodrigue Santillane, son ecuyer, qui passoit pour son père, l'etant venu voir pour apprendre ce qu'elle avoit avancé pour son dessein, elle lui en rendit compte et lui montra le blanc signé, dont il loua Dieu avec elle, et lui fit remarquer que tout sembloit contribuer à sa satisfaction. Pour ne point perdre de temps, il s'en retourna à son logis, que Victoria avoit loué auprès de celui de dom Pedro, comme je vous ai dejà dit; et là il ecrivit au dessus du seing de dom Fernand, une promesse de mariage, attestée de temoins et datée du temps que Victoria reçut cet infidèle dans sa maison des champs. Il ecrivoit aussi bien qu'homme qui fût en Espagne, et avoit si bien etudié la lettre de dom Fernand sur des vers qu'il avoit ecrits de sa main et qu'il avoit laissés à Victoria, que dom Fernand même s'y fût trompé.

Note 217: (retour) On faisoit quelquefois ce mot du masculin au XVIIe siècle. (V. le Dict. de Furetière.)

Dom Pedro de Silva ne trouva point le gentilhomme qu'il etoit allé chercher pour s'informer du mariage de dom Fernand; il lui laissa un billet en son logis et revint au sien, où, le soir même, Elvire ouvrit son coeur à sa gouvernante, et lui assura qu'elle desobeiroit plutôt à son père que d'epouser jamais dom Fernand, lui avouant de plus qu'elle etoit engagée d'affection avec un Diego de Maradas il y avoit long-temps; qu'elle avoit assez deferé à son père en forçant son inclination pour lui plaire, et, puisque Dieu avoit permis que la mauvaise foi de dom Fernand fût decouverte, qu'elle croyoit, en le refusant, obeir à la volonté divine, qui sembloit lui destiner un autre epoux. Vous devez croire que Victoria fortifia Elvire dans ses bonnes resolutions, et ne lui parla pas alors selon l'intention de dom Fernand. «Dom Diègue de Maradas, lui dit alors Elvire, est mal satisfait de moi à cause que je l'ai quitté pour obeir à mon père; mais, aussitôt que je le favoriserai seulement d'un regard, je suis assurée de le faire revenir, quand il seroit aussi eloigné de moi que dom Fernand l'est presentement de sa Lucrèce.--Ecrivez-lui, mademoiselle, lui dit Victoria, et je m'offre à lui porter votre lettre.» Elvire fut ravie de voir sa gouvernante si favorable à ses desseins; elle fit mettre les chevaux au carrosse pour Victoria, qui monta dedans avec un beau poulet pour dom Diego, et, s'etant fait descendre chez son père Santillane, renvoya le carrosse de sa maîtresse, disant au cocher qu'elle iroit bien à pied où elle vouloit aller. Le bon Santillane lui fit voir la promesse de mariage qu'il avoit faite, et elle ecrivit aussitôt deux billets: l'un à Diego de Maradas, et l'autre à Pedro de Silva, père de sa maîtresse. Par ces billets, signés Victoria Portocarrero, elle leur enseignoit son logis et les prioit de la venir trouver pour une affaire qui leur etoit de grande importance. Tandis que l'on porta ces billets à ceux à qui ils etoient adressés, Victoria quitta son habit simple de veuve, s'habilla richement, fit paroître ses cheveux, que l'on m'a assuré avoir eté des plus beaux, et se coiffa en dame fort galante. Dom Diègue de Maradas la vint trouver un moment après, pour sçavoir ce que lui vouloit une dame dont il n'avoit jamais ouï parler. Elle le reçut fort civilement, et à peine avoit-il pris un siége auprès d'elle qu'on lui vint dire que Pedro de Silva demandoit à la voir. Elle pria dom Diègue de se cacher dans son alcôve, en l'assurant qu'il lui importoit extrêmement d'entendre la conversation qu'elle alloit avoir avec dom Pedro. Il fit sans resistance ce que voulut une dame si belle et de si bonne mine, et dom Pedro fut introduit dans la chambre de Victoria, qu'il ne put reconnoître, tant sa coiffure, differente de celle qu'elle portoit chez lui, et la richesse de ses habits, avoient augmenté sa bonne mine et changé l'air de son visage. Elle fit asseoir dom Pedro en un lieu d'où dom Diègue pouvoit entendre tout ce qu'elle lui disoit, et lui parla en ces termes: «Je crois, Monsieur, que je dois vous apprendre d'abord qui je suis, pour ne vous laisser pas plus long-temps dans l'impatience où vous devez être de le sçavoir. Je suis de Tolède, de la maison de Porto-Carrero; j'ai eté mariée à seize ans, et me suis trouvée veuve six mois après mon mariage. Mon père portoit la croix de saint Jacques, et mon frère est de l'ordre de Calatrava.» Dom Pedro l'interrompit pour lui dire que son père avoit eté de ses intimes amis. «Ce que vous m'apprenez là me rejouit extrêmement, lui repondit Victoria, car j'aurai besoin de beaucoup d'amis dans l'affaire dont j'ai à vous parler.» Elle apprit ensuite à dom Pedro ce qui lui étoit arrivé avec dom Fernand, et lui mit entre les mains la promesse qu'avoit contrefaite Santillane. Aussitôt qu'il l'eût lue, elle reprit la parole et lui dit: «Vous sçavez, Monsieur, à quoi l'honneur oblige une personne de ma condition: quand la justice ne seroit pas de mon côté, mes parens et mes amis ont beaucoup de crédit et sont assez intéressés dans mon affaire pour la porter au plus loin qu'elle puisse aller. J'ai cru, Monsieur, que je devois vous avertir de mes pretentions, afin que vous ne passiez pas outre dans le mariage de mademoiselle votre fille; elle merite mieux qu'un homme infidèle, et je vous crois trop sage pour vous opiniâtrer à lui donner un mari qu'on lui pourroit disputer.--Quand il seroit un grand d'Espagne, répondit dom Pedro, je n'en voudrois point s'il etoit injuste: non seulement il n'epousera point ma fille, mais encore je lui defendrai ma maison; et pour vous, Madame, je vous offre ce que j'ai de credit et d'amis. J'avois déjà eté averti qu'il etoit homme à prendre son plaisir partout où il le trouve, et même de le chercher aux depens de sa reputation. Etant de cette humeur-là, quand bien il ne seroit pas à vous, il ne seroit jamais à ma fille, laquelle, s'il plaît à Dieu! ne manquera point de mari dans la cour d'Espagne.»

Dom Pedro ne demeura pas davantage avec Victoria, voyant qu'elle n'avoit rien davantage à lui dire, et Victoria fit sortir dom Diègue de derrière son alcôve, d'où il avoit ouï toute la conversation qu'elle avoit eue avec le père de sa maîtresse. Elle ne lui fit donc point une seconde relation de son histoire; elle lui donna la lettre d'Elvire, qui le ravit d'aise; et, parcequ'il eût pu être en peine de sçavoir par quelle voie elle etoit venue entre ses mains, elle lui fit confidence de sa metamorphose en duègne, sçachant bien qu'il avoit autant d'interêt qu'elle à tenir la chose secrète. Dom Diègue, devant que de quitter Victoria, ecrivit à sa maîtresse une lettre où la joie de voir ses esperances ressuscitées faisoit bien juger du deplaisir qu'il avoit eu quand il les avoit crues perdues. Il se separa de la belle veuve, qui prit aussitôt son habit de gouvernante et s'en retourna chez dom Pedro.

Cependant dom Fernand de Ribera etoit allé chez sa maîtresse et y avoit mené son cousin dom Antoine, pour tâcher de raccommoder ce qu'avoit gâté la lettre contrefaite par Victoria. Dom Pedro les trouva avec sa fille, qui etoit bien empêchée à leur repondre, quand, pour la justification de dom Fernand, ils ne demandoient pas mieux que l'on s'informât dans Seville même s'il y avoit jamais eu une Lucrèce de Monsalve. Ils redirent devant dom Pedro tout ce qui pouvoit servir à la decharge de dom Fernand, à quoi il repondit que si l'attachement avec la dame de Seville etoit une fourbe, qu'il etoit aisé de la detruire; mais qu'il venoit de voir une dame de Tolède, nommée Victoria Porto-Carrero, à qui dom Fernand avoit promis mariage, et à qui il devoit encore davantage, pour en avoir eté genereusement assisté sans en être connu; qu'il ne le pouvoit nier, puisqu'il lui avoit donné une promesse ecrite de sa main; et ajouta qu'un gentilhomme d'honneur ne devoit point songer à se marier à Madrid l'etant dejà dans Tolède. En achevant ces paroles, il fit voir aux deux cousins, la promesse de mariage en bonne forme. Dom Antoine reconnut l'ecriture de son cousin, et dom Fernand, qui s'y trompoit lui-même, quoiqu'il sçût bien qu'il ne l'avoit jamais ecrite, devint l'homme du monde le plus confus. Le père et la mère se retirèrent après les avoir salués assez froidement. Dom Antoine querella son cousin de l'avoir employé dans une affaire tandis qu'il songeoit à une autre. Ils remontèrent dans leur carrosse, où dom Antoine, ayant fait avouer à dom Fernand son mechant procedé avec Victoria, lui reprocha cent fois la noirceur de son action et lui representa les fâcheuses suites qu'elle pouvoit avoir. Il lui dit qu'il ne falloit plus songer à se marier, non seulement dans Madrid, mais dans toute l'Espagne, et qu'il seroit bien heureux d'en être quitte pour epouser Victoria sans qu'il lui en coûtât du sang ou peut-être la vie, le frère de Victoria n'etant pas un homme à se contenter d'une simple satisfaction dans une affaire d'honneur. Ce fut à dom Fernand à se taire, tandis que son cousin lui fit tant de reproches. Sa conscience le convainquoit suffisamment d'avoir trompé et trahi une personne qui l'avoit obligé, et cette promesse le faisoit devenir fou, ne pouvant comprendre par quel enchantement on la lui avoit fait ecrire.

Victoria, etant revenue chez dom Pedro en son habit de veuve, donna la lettre de dom Diègue à Elvire, laquelle lui conta que les deux cousins etoient venus pour se justifier; mais qu'il y avoit bien autre chose à reprocher à dom Fernand que ses amours avec la dame de Seville. Elle lui apprit ensuite ce qu'elle sçavoit mieux qu'elle, dont elle fit bien l'etonnée, detestant cent fois la mechante action de dom Fernand. Ce jour-là même, Elvire fut priée d'aller voir representer une comedie chez une de ses parentes. Victoria, qui ne songeoit qu'à son affaire, espera que, si Elvire la vouloit croire, cette comedie ne seroit pas inutile à ses desseins. Elle dit à sa jeune maîtresse que, si elle se vouloit voir avec dom Diègue, il n'y avoit rien de si aisé; que la maison de son père Santillane etoit le lieu le plus commode du monde pour cette entrevue, et que, la comedie ne commençant qu'à minuit, elle pouvoit partir de bonne heure et avoir vu dom Diègue sans arriver trop tard chez sa parente. Elvire, qui aimoit veritablement dom Diègue, et qui ne s'etoit laissée aller à epouser dom Fernand que par la deference qu'elle avoit aux volontés de son père, n'eut point de repugnance à ce que lui proposa Victoria. Elles montèrent en carrosse aussitôt que dom Pedro fut couché, et allèrent descendre au logis que Victoria avoit loué. Santillane, comme maître de la maison, en fit les honneurs, secondé de Beatris, qui jouoit le personnage de sa femme, belle-mère de Victoria. Elvire ecrivit un billet à dom Diègue, qui lui fut porté à l'heure même, et Victoria, en particulier, en fit un à dom Fernand au nom d'Elvire, par lequel elle lui mandoit qu'il ne tiendroit qu'à lui que leur mariage ne s'achevât; qu'elle y etoit engagée par son merite, et qu'elle ne vouloit point se rendre malheureuse pour être trop complaisante à la mauvaise humeur de son père. Par le même billet, elle lui donnoit des enseignes si remarquables pour trouver sa maison qu'il etoit impossible de la manquer. Ce second billet partit quelque temps après celui qu'Elvire avoit ecrit à dom Diègue. Victoria en fit un troisième, que Santillane porta lui-même à Pedro de Silva, par lequel elle lui donnoit avis, en gouvernante de bien et d'honneur, que sa fille, au lieu d'aller à la comedie, s'etoit absolument fait mener à la maison où logeoit son père; qu'elle avoit envoyé querir dom Fernand pour l'epouser, et que, sçachant bien qu'il n'y consentiroit jamais, elle avoit cru l'en devoir avertir pour lui temoigner qu'il ne s'etoit point trompé dans la bonne opinion qu'il avoit eue d'elle en la choisissant pour gouvernante d'Elvire. Santillane, de plus, avertit dom Pedro de ne venir point sans un alguazil, que nous appelons à Paris un commissaire. Dom Pedro, qui etoit dejà couché, se fit habiller à la hâte, l'homme du monde le plus en colère. Cependant qu'il s'habillera et qu'il enverra querir un commissaire, retournons voir ce qui se passe chez Victoria.

Par une heureuse rencontre, les billets furent reçus par les deux amoureux. Dom Diègue, qui avoit reçu le sien le premier, arriva aussi le premier à l'assignation. Victoria le reçut et le mit dans une chambre avec Elvire. Je ne m'amuserai point à vous dire les caresses que ces jeunes amans se firent. Dom Fernand, qui frappe à la porte, ne m'en donne pas le temps. Victoria lui alla ouvrir elle-même, après lui avoir bien fait valoir le service qu'elle lui rendoit, dont l'amoureux gentilhomme lui fit cent remerciments, lui promettant encore davantage qu'il ne lui avoit donné. Elle le mena dans une chambre, où elle le pria d'attendre Elvire, qui alloit arriver, et l'enferma sans lui laisser de la lumière, lui disant que sa maîtresse le vouloit ainsi et qu'ils n'auroient pas eté un moment ensemble qu'elle ne se rendît visible; mais qu'il falloit donner cela à la pudeur d'une jeune fille de condition, laquelle, dans une action si hardie, auroit peine à s'accoutumer d'abord à la vue de celui même pour l'amour de qui elle la faisoit. Cela fait, Victoria, le plus diligemment qu'il lui fut possible, se fit extrêmement leste 218, et s'ajusta autant que le peu de temps qu'elle avoit le put permettre. Elle entra dans la chambre où etoit Dom Fernand, qui n'eut pas la moindre défiance qu'elle ne fût Elvire, n'etant pas moins jeune qu'elle et ayant sur elle des habits et des parfums à la mode d'Espagne 219, qui eussent fait passer la moindre servante pour une personne de condition. Là-dessus Dom Pedro, le commissaire et Santillane arrivent. Ils entrent dans la chambre où etoit Elvire avec son serviteur. Les jeunes amans furent extrêmement surpris. Dom Pedro, dans les premiers mouvements de sa colère, en fut si aveuglé qu'il pensa donner de son epée à celui qu'il croyoit être Dom Fernand. Le commissaire, qui avoit reconnu Dom Diègue, lui cria, en lui arrêtant le bras, qu'il prît bien garde à ce qu'il faisoit, et que ce n'etoit pas Fernand de Ribera qui etoit avec sa fille, mais Dom Diègue de Maradas, homme d'aussi grande condition et aussi riche que lui. Dom Pedro en usa en homme sage et releva lui-même sa fille, qui s'etoit jetée à genoux, devant lui. Il considera que, s'il lui donnoit de la peine en s'opposant à son mariage, il s'en donneroit aussi, et qu'il ne lui auroit pas trouvé un meilleur parti, quand il l'auroit choisi lui-même. Santillane pria Dom Pedro, le commissaire et tous ceux qui etoient dans la chambre, de le suivre, et les mena dans celle où Dom Fernand etoit enfermé avec Victoria. On la fit ouvrir au nom du Roi. Dom Fernand l'ayant ouverte et voyant Dom Pedro accompagné d'un commissaire, il leur dit avec beaucoup d'assurance qu'il etoit avec sa femme Elvire de Silva. Dom Pedro lui repondit qu'il se trompoit, que sa fille etoit mariée à un autre. «Et pour vous, ajouta-t-il, vous ne pouvez plus desavouer que Victoria Porto-Carrero ne soit votre femme.» Victoria se fit alors connoître à son infidèle, qui se trouva le plus confus homme du monde. Elle lui reprocha son ingratitude; à quoi il n'eut rien à repondre, et encore moins au commissaire, qui lui dit qu'il ne pouvoit pas faire autrement que de le mener en prison. Enfin le remords de sa conscience, la peur d'aller en prison, les exhortations de Dom Pedro, qui lui parla en homme d'honneur, les larmes de Victoria, sa beauté, qui n'etoit pas moindre que celle d'Elvire, et, plus que toute autre chose, un reste de generosité, qui s'etoit conservée dans l'ame de Dom Fernand malgré toutes les debauches et les emportements de sa jeunesse, le forcèrent de se rendre à la raison et au merite de Victoria. Il l'embrassa avec tendresse; elle pensa s'evanouir entre ses bras, et il y a apparence que les baisers de Dom Fernand ne servirent pas peu à l'en empêcher. Dom Pedro, Dom Diegue et Elvire prirent part au bonheur de Victoria, et Santillane et Beatris en pensèrent mourir de joie. Dom Pedro donna force louanges à Dom Fernand d'avoir si bien reparé sa faute. Les deux jeunes dames s'embrassèrent avec autant de temoignages d'amitié que si elles eussent baisé leurs amans. Dom Diègue de Maradas fit cent protestations d'obéissance à son beau-père, ou du moins qui le devoit bientôt être. Dom Pedro, devant que de s'en retourner chez lui avec sa fille, prit parole des uns et des autres que le lendemain ils viendroient tous dîner chez lui, où quinze jours durant il vouloit que la rejouissance fît oublier les inquietudes que l'on avoit souffertes. Le commissaire en fut instamment prié; il promit de s'y trouver. Dom Pedro le ramena chez lui, et Dom Fernand demeura avec Victoria, qui eut alors autant de sujet de se rejouir qu'elle en avoit eu de s'affliger.

Note 218: (retour) «Leste, qui est brave, en bon état et en bon équipage pour paroître» (Dict. de Furetière),--bien vêtu, pimpant.
Note 219: (retour) Les parfums à la mode d'Espagne étoient renommés pour leur finesse et leur suavité. Ils formoient une des branches les plus importantes de la composition des essences, même en dehors de l'Espagne. V. le Parfumeur françois de Simon Barbe; Lyon, 1693, pet. in-12. Tallemant nous apprend (Histor. de Bullion) que le chancelier portoit toujours au conseil des gants d'Espagne, c'est-à-dire imprégnés des parfums d'Espagne. Ces gants étoient un des cadeaux les plus galants qu'on pût faire à une dame. Les bouquetières espagnoles étoient à la mode. «Il tenoit, dit C. Le Petit, une bouquetière espagnole à gage, pour lui faire tous les jours des bouquets de jasmin pour son beau nez.» (L'Heure du berger, 1662, p. 84.)

CHAPITRE XXIII.

Malheur imprévu qui fut cause qu'on ne joua
point la comedie.

nezilla conta son histoire avec une grâce merveilleuse. Roquebrune en fut si satisfait qu'il lui prit la main et la lui baisa par force. Elle lui dit en espagnol que l'on souffroit tout des grands seigneurs et des fous, de quoi la Rancune lui sçut fort bon gré en son ame. Le visage de cette Espagnole commençoit à se passer; mais on y voyoit encore de beaux restes; et, quand elle eût eté moins belle, son esprit l'eût rendue preferable à une plus jeune. Tous ceux qui avoient ouï son histoire demeurèrent d'accord qu'elle l'avoit rendue agreable en une langue qu'elle ne sçavoit pas encore, et dans laquelle elle etoit contrainte de mêler quelquefois de l'italien et de l'espagnol pour se bien faire entendre. L'Etoile lui dit qu'au lieu de lui faire des excuses de l'avoir tant fait parler, elle attendoit des remercîmens d'elle, pour lui avoir donné moyen de faire voir qu'elle avoir beaucoup d'esprit. Le reste de l'après-dîner se passa en conversation; le jardin fut plein de dames et des plus honnêtes gens de la ville jusqu'à l'heure du souper. On soupa à la mode du Mans, c'est-à-dire que l'on fit fort bonne chère 220, et tout le monde prit place pour entendre la comedie. Mais mademoiselle de la Caverne et sa fille ne s'y trouvèrent point. On les envoya chercher; on fut une demi-heure sans en avoir de nouvelle. Enfin on ouït une grande rumeur hors de la salle, et presque en même temps on y vit entrer la pauvre la Caverne, echevelée, le visage meurtri et sanglant, et criant comme une femme furieuse que l'on avoit enlevé sa fille. A cause des sanglots qui la suffoquoient, elle avoit tant de peine à parler qu'on en eut beaucoup à apprendre d'elle que des hommes qu'elle ne connoissoit point etoient entrés dans le jardin par une porte de derrière, comme elle repetoit son role avec sa fille; que l'un d'eux l'avoit saisie, auquel elle avoit pensé arracher les yeux, voyant que deux autres emmenoient sa fille; que cet homme l'avoit mise en l'etat où l'on la voyoit, et s'etoit remis à cheval, et ses compagnons aussi, dont l'un tenoit sa fille devant lui. Elle dit encore qu'elle les avoit suivis long-temps criant aux voleurs; mais que, n'etant ouïe de personne, elle etoit revenue demander du secours. En achevant de parler, elle se mit si fort à pleurer qu'elle fit pitié à tout le monde. Toute l'assemblée s'en emut. Le Destin monta sur un cheval sur lequel Ragotin venoit d'arriver du Mans (je ne sçais pas au vrai si c'etoit le même qui l'avoit dejà jeté par terre). Plusieurs jeunes hommes de la compagnie montèrent sur les premiers chevaux qu'ils trouvèrent, et coururent après le Destin, qui etoit dejà bien loin. La Rancune et l'Olive allèrent à pied, après ceux qui alloient à cheval. Roquebrune demeura avec l'Etoile et Inezille, qui consoloient la Caverne le mieux qu'elles pouvoient. On a trouvé à redire de ce qu'il ne suivit pas ses compagnons. Quelques uns ont cru que c'etoit par poltronnerie, et d'autres, plus indulgens, ont trouvé qu'il n'avoit pas mal fait de demeurer auprès des dames. Cependant on fut reduit dans la compagnie à danser aux chansons, le maître de la maison n'ayant point fait venir de violons, à cause de la comedie. La pauvre Caverne se trouva si mal qu'elle se coucha dans un des lits de la chambre où etoient leurs hardes. L'Etoile en eut soin comme si elle eût eté sa mère, et Inezille se montra fort officieuse. La malade pria qu'on la laissât seule, et Roquebrune mena les deux dames dans la salle où etoit la compagnie.

Note 220: (retour) Scarron semble parler ici d'après son expérience et ses souvenirs personnels. Il déclare également plus loin que le Maine «abonde en personnes ventrues». Avant d'aller prendre possession de son bénéfice, en 1646, ou même plus tôt, il avoit déjà résidé au Mans, chez le comte de Tessé, chez son amie et protectrice, mademoiselle d'Hautefort, et dans ses poésies il mentionne ce séjour comme un souvenir délicieux (1re légende de Bourbon). Il y avoit sans doute fait plus d'une fois la débauche. En outre, mademoiselle d'Hautefort et sa soeur, mademoiselle Descars, recevoient souvent de leurs terres du Maine des chapons excellents, dont il avoit sa part--car on le connoissoit fort gourmand, et doué d'un excellent estomac,--et dont il avoit, sans doute, le souvenir présent à l'esprit en écrivant cette phrase. V. son Epître à l'infante Descars, au sujet d'un pâté de six perdrix et deux chapons qu'elle lui avoit envoyés. Son continuateur est du même avis que lui, car il dit de Ragotin et de la Rancune: «Ils déjeunèrent à la mode du Mans, c'est-à-dire fort bien.» (3e. part., ch. 2.) La gourmandise fut regardée de tout temps comme un des péchés favoris des Manceaux, et il faut convenir que tout dans leur contrée, gibier nombreux, basses-cours renommées, fruits de toute espèce, contribuoit à la favoriser. Costar, qui résidoit au Mans, étoit recherché autant pour la réputation de ses bons dîners que pour celle de son esprit et de sa politesse. L'évêque du Mans, Philibert-Emmanuel de Lavardin, étoit également renommé pour les délices de sa table.

A peine y avoient-elles pris place qu'une des servantes de la maison vint dire à l'Etoile que la Caverne la demandoit. Elle dit au poète et à l'Espagnole qu'elle alloit revenir, et alla trouver sa compagne. Il y a apparence que, si Roquebrune fut habile homme, il profita de l'occasion, et representa ses necessités à l'agreable Inezille. Cependant, aussitôt que la Caverne vit l'Etoile, elle la pria de fermer la porte de la chambre, et de s'approcher de son lit. Aussitôt qu'elle la vit auprès d'elle, la première chose qu'elle fit, ce fut de pleurer, comme si elle n'eût fait que commencer, et de lui prendre les mains, qu'elle lui mouilla de ses larmes, pleurant et sanglotant de la plus pitoyable façon du monde. L'Etoile la voulut consoler en lui faisant esperer que sa fille seroit bientôt trouvée, puisque tant de gens etoient allés après les ravisseurs. «Je voudrois qu'elle n'en revînt jamais, lui repondit la Caverne, en pleurant encore plus fort; je voudrois qu'elle n'en revînt jamais, repeta-t-elle, et que je n'eusse qu'à la regretter; mais il faut que je la blâme, il faut que je la haïsse et que je me repente de l'avoir mise au monde. Tenez, dit-elle, donnant un papier à l'Etoile, voyez l'honnête compagne que vous aviez, et lisez dans cette lettre l'arrêt de ma mort et l'infamie de ma fille.» La Caverne se remit à pleurer, et l'Etoile lut ce que vous allez lire, si vous en voulez prendre la peine.

ous ne devez point douter de tout ce que je vous ai dit de ma bonne maison et de mon bien, puisqu'il n'y a pas apparence que je trompe par une imposture une personne à qui je ne puis me rendre recommandable que par ma sincerité. C'est par là, belle Angelique, que je vous puis meriter. Ne differez donc point de me promettre ce que je vous demande, puis que vous n'aurez à me le donner qu'alors que vous ne pourrez plus douter de ce que je suis.

Aussitôt qu'elle eut achevé de lire cette lettre, la Caverne lui demanda si elle en connoissoit l'ecriture: «Comme la mienne propre, lui dit l'Etoile: c'est de Leandre, le valet de mon frère, qui ecrit tous nos roles.--C'est le traître qui me fera mourir, lui repondit la pauvre comedienne. Voyez s'il ne s'y prend pas bien, ajouta-t-elle encore, en mettant une autre lettre du même Leandre, entre les mains de l'Etoile.» La voici mot pour mot:

l ne tiendra qu'à vous de me rendre heureux, si vous êtes encore dans la resolution où vous etiez il y a deux jours. Ce fermier de mon père qui me prête de l'argent m'a envoyé cent pistoles et deux bons chevaux: c'est plus qu'il ne nous faut pour passer en Angleterre, d'où je me trompe fort si un père qui aime son fils unique plus que sa vie ne condescend à tout ce qu'il voudra pour le faire bientôt revenir.

«Eh bien! que dites-vous de votre compagne et de votre valet, de cette fille que j'avois si bien elevée et de ce jeune homme dont nous admirions tous l'esprit et la sagesse? Ce qui m'etonne le plus, c'est qu'on ne les a jamais vus parler ensemble et que l'humeur enjouée de ma fille ne l'eût jamais fait soupçonner de pouvoir devenir amoureuse; et cependant elle l'est, ma chère l'Etoile, et si eperdûment qu'il y a plutôt de la furie que de l'amour. Je l'ai tantôt surprise qui ecrivoit à son Leandre en des façons de parler si passionnées que je ne pourrois le croire si je ne l'avois vu. Vous ne l'avez jamais ouïe parler serieusement. Ha! vraiment, elle parle bien un autre langage dans ses lettres, et, si je n'avois dechiré celle que je lui ai prise, vous m'avoueriez qu'à l'âge de seize ans elle en sçait autant que celles qui ont vieilli dans la coquetterie. Je l'avois menée dans ce petit bois où elle a eté enlevée pour lui reprocher, sans temoins, qu'elle me recompensoit mal de toutes les peines que j'ai souffertes pour elle. Je vous les apprendrai, ajouta-t-elle, et vous verrez si jamais fille a eté plus obligée à aimer sa mère.» L'Estoile ne sçavoit que repondre à de si justes plaintes, et puis il etoit bon de laisser un peu prendre cours à une si grande affliction. «Mais, reprit la Caverne, s'il aimoit tant ma fille, pourquoi assassiner sa mère 221? Car celui de ses compagnons qui m'a saisie m'a cruellement battue, et s'est même acharné sur moi long-temps après que je ne lui faisois plus de resistance; et, si ce malheureux garçon est si riche, pourquoi enlève-t-il ma fille comme un voleur?»

Note 221: (retour) On a déjà vu deux ou trois fois le mot assassiner employé par Scarron dans une acception un peu plus large que celle qu'il a aujourd'hui, où il ne s'entend que des meurtres accomplis et suivis de mort. Ici il est pris en un sens plus faible encore qu'auparavant, comme on le voit par la phrase suivante. Au XVIIe siècle, en effet, cette expression s'appliquoit aussi bien aux simples tentatives d'assassinat, et même à toute espèce d'attentat d'un genre analogue. On disoit, par exemple, d'un homme moulu de coups de bâton, qu'il avoit été assassiné. C'est ainsi que Malherbe parle de ses assassins, dans ses Lettres à Peiresc (Lettre du 4 octobre 1627).

La Caverne fut encore long-temps à se plaindre, l'Estoile la consolant le mieux qu'elle pouvoit. Le maître de la maison vint voir comment elle se portoit, et pour lui dire qu'il y avoit un carrosse prêt, si elle vouloit retourner au Mans. La Caverne le pria de trouver bon qu'elle passât la nuit en sa maison, ce qu'il lui accorda de bon coeur. L'Etoile demeura pour lui tenir compagnie, et quelques dames du Mans reçurent dans leur carrosse Inezille, qui ne voulut pas être si long-temps eloignée de son mari. Roquebrune, qui n'osa honnêtement quitter les comediennes, en fut bien fâché; mais on n'a pas en ce monde tout ce que l'on désire.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

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