Le Roman Comique
CHAPITRE XVII.
Ce qui se passa entre le petit Ragotin et le grand
Baguenodière.
e Destin et l'Etoile, Leandre et Angelique,
deux couples de beaux et parfaits
amans, arrivèrent dans la capitale
du Maine sans faire de mauvaise rencontre.
Le Destin remit Angelique dans les bonnes
grâces de sa mère, à qui il sçut si bien faire
valoir le merite, la condition et l'amour de
Leandre, que la bonne Caverne commença d'approuver
la passion que ce jeune garçon et sa
fille avoient l'un pour l'autre autant qu'elle s'y
etoit opposée. La pauvre troupe n'avoit pas encore
bien fait ses affaires dans la ville du Mans;
mais un homme de condition qui aimoit fort la
comedie supplea à l'humeur chiche des Manceaux
307.
Il avoit la plus grande partie de son bien
dans le Maine, avoit pris une maison dans le
Mans et y attiroit souvent des personnes de condition
de ses amis, tant courtisans que provinciaux,
et même quelques beaux esprits de Paris,
entre lesquels il se trouvoit des poètes du premier
ordre, et enfin il étoit une manière de Mecenas
moderne. Il aimoit passionnément la comedie
et tous ceux qui s'en mêloient, et c'est ce
qui attiroit tous les ans dans la capitale du
Maine les meilleures troupes de comediens du
royaume
308. Ce seigneur que je vous dis arriva
au Mans dans le temps que nos pauvres comediens
en vouloient sortir, mal satisfaits de l'auditoire
manceau. Il les pria d'y demeurer encore
quinze jours pour l'amour de lui, et pour les y
obliger leur donna cent pistoles, et leur en promit
autant quand ils s'en iroient. Il etoit bien
aise de donner le divertissement de la comedie à
plusieurs personnes de qualité, de l'un et de l'autre
sexe, qui arrivèrent au Mans dans le même
temps et qui y devoient faire sejour à sa prière.
Ce seigneur, que j'appellerai le marquis d'Orsé
309,
etoit grand chasseur et avoit fait venir au Mans
son équipage de chasse, qui etoit des plus beaux
qui fût en France. Les landes et les forêts du
Maine font un des plus agreables pays de chasse
qui se puisse trouver dans tout le reste de la
France, soit pour le cerf, soit pour le lièvre, et
en ce temps-là la ville du Mans se trouva pleine
de chasseurs, que le bruit de cette grande fête
y attira, la plupart avec leurs femmes, qui furent
ravies de voir des dames de la cour pour en pouvoir
parler le reste de leurs jours auprès de leur
feu. Ce n'est pas une petite ambition aux provinciaux
que de pouvoir dire quelquefois qu'ils
ont vu en tel lieu et en tel temps des gens de la
cour, dont ils prononcent toujours le nom tout
sec, comme par exemple: Je perdis mon argent
contre Roquelaure,--Crequi a tant gagné,--Coaquin
310
court le cerf en Touraine. Et si on leur
laisse quelquefois entamer un discours de politique
ou de guerre, ils ne deparlent pas (si j'ose
ainsi dire) tant qu'ils aient epuisé la matière autant
qu'ils en sont capables.
Note 307: (retour) Scarron fait encore allusion à cette avarice dont il accuse les Manceaux dans son Epistre à Madame d'Hautefort (1651), où il dit, en parlant des coquettes du Mans:Elles portent panne et velours,
Mais ce n'est pas à tous les jours,
Mais seulement aux bonnes fêtes...
Parlerai-je de leur chaussure
Si haute, et qui si longtemps dure,
Car leurs souliers, quoique dorés,
Ont l'honneur d'être un peu ferrés;
Que sur elles blanche chemise
N'est point que de mois en mois mise, etc.
Les Manceaux avoient généralement, au 17e siècle, une assez mauvaise réputation. Ecoutez Regnard:
Crispin, roux et Manceau, vient d'épouser Julie;
Il est du genre humain et l'opprobre et la lie;
On trouveroit encore à quelque vieux pilier
Son dernier habit vert pendu chez le fripier, etc.
(Satire contre les maris.)
Cette avarice, du reste, s'allie bien avec le goût prononcé pour la chicane dont on les accusoit. (V. notre note, 3e part., ch. 5.)
Note 308: (retour) Ce goût prononcé pour la comédie étoit répandu parmi les hautes classes, surtout vers l'époque de la Fronde. Aussi les grands personnages se faisoient-ils souvent suivre, comme la cour elle-même, de leurs troupes comiques, dans leurs voyages. Loret nous apprend (Muse hist., IV, p. 94 et 95; V. p. 19 et 24) qu'il n'y avoit pas alors de grande fête, ni même de grand repas, sans une représentation théâtrale.
Note 309: (retour) M. Anjubault croit qu'il est probablement question ici du comte de Tessé, allié à la famille des Lavardin en 1638: «Les membres de ces puissantes familles, nous écrit-il, ont occupé les premiers rangs dans le Maine. Ils avoient au Mans l'hôtel de Tessé, qui vient d'être remplacé par le nouveau palais épiscopal. Scarron eut des rapports avec ces personnages... Il est certain qu'ils le traitèrent bien, qu'il les divertit, et qu'ils prirent plaisir à garder sous leurs yeux un souvenir de sa facétieuse imagination.» C'étoit, en effet, au château de Vernie, appartenant au comte de Tessé, que figuroit, avant la révolution, la série de 27 tableaux tirés du Roman comique, aujourd'hui au musée communal. Scarron a fait l'épithalame du comte de Tessé.
Note 310: (retour) Jean-Baptiste Gaston, duc de Roquelaure, pair de France, maître de la garde-robe du roi, fameux par ses saillies, étoit grand joueur et fort heureux au jeu. V. son historiette dans Tallemant. Charles, duc de Créqui, pair de France, premier gentilhomme de la chambre du roi, l'un des courtisans les plus assidus de Louis XIV, étoit également connu comme un beau joueur. Coaquin, dont on trouve souvent le nom écrit, à cette époque, de la même maniére, est probablement le marquis de Coëtquen, gouverneur de Saint-Malo, dont il est question dans Saint-Simon et les Lettres de Mme de Sévigné.--Je ne sais si c'est la même famille que celle-ci nomme Coaquin, comme Scarron, dans la généalogie de la maison de Sévigné adressée à Bussy (lettre du 4 déc. 1668).
Finissons la digression. Le Mans donc se trouva plein de noblesse, grosse et menue. Les hôtelleries furent pleines d'hôtes, et la plupart des gros bourgeois qui logèrent des personnes de qualité ou des nobles campagnards de leurs amis salirent en peu de temps tous leurs draps fins et leur linge damassé. Les comediens ouvrirent leur theâtre en humeur de bien faire, comme des comediens payés par avance. Le bourgeois du Mans se rechauffa pour la comedie. Les dames de la ville et de la province etoient ravies d'y voir tous les jours des dames de la cour, de qui elles apprirent à se bien habiller, au moins mieux qu'elles ne faisoient, au grand profit de leurs tailleurs, à qui elles donnèrent à reformer quantité de vieilles robes. Le bal se donnoit tous les soirs, où de très mechans danseurs dansèrent de très mauvaises courantes 311, et où plusieurs jeunes gens de la ville dansèrent en bas de drap d'Hollande ou d'Usseau et en souliers cirés 312. Nos comediens furent souvent appelés pour jouer en visite. L'Etoile et Angelique donnèrent de l'amour aux cavaliers et de l'envie aux dames. Inezille, qui dansa la sarabande 313, à la prière des comediens, se fit admirer: Roquebrune en pensa mourir de repletion d'amour, tant le sien augmenta tout à coup, et Ragotin avoua à la Rancune que, s'il differoit plus longtemps à le mettre bien dans l'esprit de l'Etoile, la France alloit être sans Ragotin. La Rancune lui donna de bonnes esperances, et, pour lui temoigner l'estime particulière qu'il faisoit de lui, le pria de lui prêter pour vingt cinq ou trente francs de monnoie. Ragotin pâlit à cette prière incivile, se repentit de ce qu'il lui venoit de dire, et renonça quasi à son amour. Mais enfin, en enrageant tout vif, il fit la somme en toutes sortes d'espèces, qu'il tira de differens boursons, et la donna fort tristement à la Rancune, qui lui promit que dès le jour d'après il entendroit parler de lui.
Note 311: (retour) La courante, rangée par nos pères parmi les danses basses ou danses nobles, devoit son nom aux nombreux mouvements d'allée et de venue dont elle étoit remplie, sans pourtant jamais sortir de cette gravité quelque peu majestueuse qui la faisoit préférer par Louis XIV à toutes les autres danses.
Note 312: (retour) Le drap de Hollande et le drap d'Usseau (ainsi nommé d'un village de Languedoc, près Carcassonne, où il étoit manufacturé) étoient des draps relativement communs. Du reste, tout homme de qualité et de bel air portoit des bas de soie:On le montre du doigt.....
Ainsi qu'un qui voudroit, en la salle d'un grand,
Avec un bas de drap tenir le premier rang,
Ou bien qui oseroit, avec un bas d'estame,
En quelque bal public caresser une dame,
Car il faut maintenant, qui veut se faire voir,
Aux jambes aussi bien qu'ailleurs la soye avoir.
(Le Satyr. de la Court, 3e vol. Var. hist. et littér., éd.
Jannet.)
Avec les bas de drap, on laissoit aussi aux provinciaux les souliers cirés; les courtisans et gentilshommes portoient des souliers en castor, en maroquin ou en cuir dit de Roussi, qui, au lieu de se cirer, s'éclaircissoient avec des jaunes d'oeuf. On lit dans le Récit en prose et en vers de la farce des Précieuses (Paris, 1660), où est décrit l'accoutrement à la dernière mode du marquis de Mascarille: «Ses souliers étoient si couverts de rubans qu'il ne m'est pas possible de vous dire s'ils étoient de Roussi, de vache d'Angleterre ou de maroquin.» V. aussi le Banq. des Muses, d'Auvray, p. 191.
Note 313: (retour) La sarabande étoit venue d'Espagne, comme quelques autres danses du temps, entre autres la pavanne; il étoit donc naturel qu'on la fît danser par Inézille, Espagnole d'origine. Des Yveteaux, s'il faut en croire le récit de Saint-Evremont, se fit jouer une sarabande par sa bergère à son lit de mort, pour que son âme passât allegramente. Segrais ne désigne pas la sarabande; mais peu importe. On la dansoit à la cour, de même que la courante (V. Bonnet, Hist. gén. de la danse), et l'on sait que Richelieu, suivant les Mémoires de Brienne, en exécuta une devant la reine, croyant par-là conquérir ses bonnes grâces. Beaucoup de poètes du temps, et en particulier Scarron, ont publié dans leurs oeuvres des vers pour courantes et sarabandes.
Ce jour-là on joua le Dom Japhet, ouvrage de theâtre aussi enjoué que celui qui l'a fait a sujet de l'être peu 314. L'auditoire fut nombreux; la pièce fut bien representée, et tout le monde fut satisfait, à la reserve du desastreux Ragotin. Il vint tard à la comedie, et, pour la punition de ses pechés, il se plaça derrière un gentilhomme provincial à large echine et couvert d'une grosse casaque qui grossissoit beaucoup sa figure. Il etoit d'une taille si haute au dessus des plus grandes, qu'encore qu'il fût assis, Ragotin, qui n'etoit separé de lui que d'un rang de siéges, crut qu'il etoit debout et lui cria incessamment qu'il s'assît comme les autres, ne pouvant croire qu'un homme assis ne dût pas avoir sa tête au niveau de toutes celles de la compagnie. Ce gentilhomme, qui se nommoit la Baguenodière 315, ignora longtemps que Ragotin parlât à lui. Enfin Ragotin l'appela Monsieur à la plume verte, et comme veritablement il en avoit une bien touffue, bien sale et peu fine, il tourna la tête et vit le petit impatient, qui lui dit assez rudement qu'il s'assît. La Baguenodière en fut si peu emu, qu'il se retourna vers le theâtre comme si de rien n'eût eté. Ragotin lui recria encore qu'il s'assît. Il tourna encore la tête devers lui, le regarda, et se retourna vers le theâtre. Ragotin recria; Baguenodière tourna la tête pour la troisième fois, pour la troisième fois regarda son homme, et, pour la troisième fois, se retourna vers le theâtre. Tant que dura la comedie, Ragotin lui cria de même force qu'il s'assît, et la Baguenodière le regarda toujours d'un même flegme, capable de faire enrager tout le genre humain. On eût pu comparer la Baguenodière à un grand dogue et Ragotin à un roquet qui aboie après lui, sans que le dogue en fasse autre chose que d'aller pisser contre une muraille. Enfin tout le monde prit garde à ce qui se passoit entre le plus grand homme et le plus petit de la compagnie, et tout le monde commença d'en rire dans le temps que Ragotin commença d'en jurer d'impatience, sans que la Baguenodière fit autre chose que de le regarder froidement. Ce Baguenodière etoit le plus grand homme et le plus grand brutal du monde. Il demanda avec sa froideur accoutumée à deux gentilshommes qui etoient auprès de lui de quoi ils rioient; ils lui dirent ingenument que c'etoit de lui et de Ragotin, et pensoient bien par là le congratuler plutôt que lui deplaire. Ils lui deplurent pourtant, et un Vous êtes de bons sots, que la Baguenodière d'un visage refrogné leur lâcha assez mal à propos, leur apprit qu'il prenoit mal la chose et les obligea à lui repartir chacun pour sa part d'un grand soufflet. La Baguenodière ne put d'abord que les pousser des coudes à droite et à gauche, ses mains etant embarrassées dans sa casaque, et, devant qu'il les eût libres, les gentilshommes, qui etoient frères et fort actifs de leur naturel, lui purent donner demi-douzaine de soufflets, dont les intervalles furent par hasard si bien compassés, que ceux qui les ouïrent sans les voir donner crurent que quelqu'un avoit frappé six fois des mains l'une contre l'autre à égaux intervalles. Enfin la Baguenodière tira ses mains de dessous sa lourde casaque; mais, pressé comme il etoit des deux frères, qui le gourmoient comme des lions, ses longs bras n'eurent pas leurs mouvemens libres. Il se voulut reculer et il tomba à la renverse sur un homme qui etoit derrière lui, et le renversa lui et son siége sur le malheureux Ragotin, qui fut renversé sur un autre, qui fut aussi renversé sur un autre, et ainsi de même jusqu'où finissoient les siéges, dont une file entière fut renversée comme des quilles. Le bruit des tombans, des dames foulées, des belles qui avoient peur, des enfans qui crioient, des gens qui parloient, de ceux qui rioient, de ceux qui se plaignoient et de ceux qui battoient des mains, fit une rumeur infernale. Jamais un aussi petit sujet ne causa de plus grands accidens, et ce qu'il y eut de merveilleux, c'est qu'il n'y eut pas une epée tirée, quoique le principal demêlé fût entre des personnes qui en portoient, et qu'il y en eût plus de cent dans la compagnie. Mais ce qui fut encore plus merveilleux, c'est que la Baguenodière se gourma et fut gourmé sans s'émouvoir non plus que de l'affaire du monde la plus indifferente, et de plus on remarqua que de toute l'après-dînée il n'avoit pas ouvert la bouche que pour dire les quatre malheureux mots qui lui attirèrent cette grêle de souffletades, et ne l'ouvrit pas jusqu'au soir, tant ce grand homme avoit flegme et une taciturnité proportionnée à sa taille.
Note 314: (retour) Don Japhet d'Arménie, comédie de Scarron, représentée pour la première fois en 1652, imprimée en 1653, avoit eu un fort grand succès, et avoit disputé la vogue à Nicomède. On a remarqué sans doute la réflexion que Scarron ajoute, après avoir nommé sa pièce. C'est un des rares endroits où la douleur semble prendre le dessus sur la bonne humeur et la force d'âme du patient, et elle se manifeste simplement, sans la moindre affectation. On peut rapprocher cette phrase de son épitaphe, et surtout de cette lettre à Marigny, où il écrit: «Je vous jure, mon cher amy, que, s'il m'étoit permis de me supprimer moi-même, qu'il y a longtemps que je me serois empoisonné.» De même, dans une de ses requêtes à la reine (1651), il dit de lui:Souffrant beaucoup, dormant bien peu,
Et pourtant faisant par courage
Bonne mine à fort mauvais jeu.
Ce hideux chaos de tant de personnes et de siéges mêlés les uns dans les autres fut longtemps à se debrouiller. Tandis que l'on y travailloit et que les plus charitables se mettoient entre la Baguenodière et ses deux ennemis, on entendoit des hurlemens effroyables qui sortoient comme de dessous terre. Qui pouvoit-ce être que Ragotin? En verité, quand la fortune a commencé de persecuter un miserable, elle le persecute toujours. Le siége du pauvre petit etoit justement posé sur l'ais qui couvre l'egoût du tripot. Cet egoût est toujours au milieu, immediatement sous la corde 316. Il sert à recevoir l'eau de la pluie, et l'ais qui le couvre se lève comme un dessus de boîte. Comme les ans viennent à bout de toutes choses 317, l'ais de ce tripot où se faisoit la comedie etoit fort pourri et s'etoit rompu sous Ragotin, quand un homme honnêtement pesant l'accabla de son corps et de son siége. Cet homme fourra une jambe dans le trou où Ragotin etoit tout entier; cette jambe etoit bottée et l'eperon en piquoit Ragotin à la gorge, ce qui lui faisoit faire ces furieux hurlemens qu'on ne pouvoit deviner.
Quelqu'un donna la main à cet homme, et dans le temps que sa jambe engagée dans le trou changea de place, Ragotin lui mordit le pied si serré, que cet homme crut être mordu d'un serpent et fit un cri qui fit tressaillir celui qui le secouroit, qui de peur en lâcha prise. Enfin il se reconnut, redonna la main à son homme, qui ne crioit plus parce que Ragotin ne le mordoit plus, et tous deux ensemble deterrèrent le petit homme, qui ne vit pas plus tôt la lumière du jour, que, menaçant tout le monde de la tête et des yeux et principalement ceux qu'il vit rire en le regardant, il se fourra dans la presse de ceux qui sortoient, meditant quelque chose de bien glorieux pour lui et bien funeste pour la Baguenodière. Je n'ai pas sçu de quelle façon la Baguenodière fut accommodé avec les deux frères; tant y a qu'il le fut, du moins n'ai-je pas ouï dire qu'ils se soient depuis rien fait les uns aux autres. Et voilà ce qui troubla en quelque façon la première representation que firent nos comediens devant l'illustre compagnie qui se trouvoit lors dans la ville du Mans.
CHAPITRE XVIII.
Qui n'a pas besoin de titre.
n representa le jour suivant le Nicomède
de l'inimitable M. de Corneille
318.
Cette comedie
319 est admirable,
à mon jugement, et celle de cet
excellent poète de theâtre en laquelle il a plus
mis du sien et a plus fait paroître la fecondité et
la grandeur de son genie, donnant à tous les acteurs
des caractères fiers, tous differens les uns
des autres. La representation n'en fut point troublée,
et ce fut peut-être à cause que Ragotin ne
s'y trouva pas. Il ne se passoit guère de jour
qu'il ne s'attirât quelque affaire, à quoi sa mauvaise
gloire et son esprit violent et presomptueux
contribuoient autant que sa mauvaise fortune, qui
jusqu'alors ne lui avoit point fait de quartier. Le
petit homme avoit passé l'après-dînée dans la
chambre du mari d'Inezille, l'operateur Ferdinando
Ferdinandi, Normand, se disant Venitien, comme
je vous ai déjà dit, medecin spagyrique
320 de profession,
et, pour dire franchement ce qu'il etoit,
grand charlatan, et encore plus grand fourbe. La
Rancune, pour se donner quelque relâche des
importunités que lui faisoit sans cesse Ragotin,
à qui il avoit promis de le faire aimer de mademoiselle
de l'Etoille, lui avoit fait accroire que
l'operateur etoit un grand magicien, qui pouvoit
faire courir en chemise, après un homme, la
femme du monde la plus sage; mais qu'il ne faisoit
de semblables merveilles que pour ses amis
particuliers dont il connoissoit la discretion, à
cause qu'il s'étoit mal trouvé d'avoir fait agir son
art pour des plus grands seigneurs de l'Europe.
Il conseilla à Ragotin de mettre tout en usage
pour gagner ses bonnes grâces, ce qu'il lui assura
ne lui devoir pas être difficile, l'opérateur
étant homme d'esprit, qui devenoit aisément
amoureux de ceux qui en avoient, et qui, quand
une fois il aimoit quelqu'un, n'avoit plus rien
de reservé pour lui. Il n'y a qu'à louer ou à respecter
un homme glorieux, on lui fait faire ce
que l'on veut. Il n'en est pas de même d'un
homme patient, il n'est pas aisé à gouverner, et
l'expérience apprend qu'une personne humble,
et qui a le pouvoir sur soi de remercier quand
on l'a refusée, vient plutôt à bout de ce qu'elle
entreprend que celle qui s'offense d'un refus.
La Rancune persuada à Ragotin ce qu'il voulut,
et Ragotin, dès l'heure même, alla persuader à
l'operateur qu'il étoit un grand magicien. Je ne
vous redirai point ce qu'il lui dit; il suffit que
l'operateur, qui avoit été averti par la Rancune,
joua bien son personnage et nia qu'il fût
magicien d'une manière à faire croire qu'il l'étoit.
Ragotin passa l'après-dînée auprès de lui,
qui avoit un matras sur le feu pour quelque operation
chimique, et pour ce jour-là n'en put rien
tirer d'affirmatif, dont l'impatient Manceau passa
une nuit fort mauvaise. Le jour suivant, il entra
dans la chambre de l'opérateur, qui etoit encore
dans le lit. Inezille le trouva fort mauvais; car
elle n'etoit plus d'âge à sortir de son lit fraîche
comme une rose, et elle avoit besoin tous les
matins d'être longtemps enfermée en particulier,
devant que d'être en etat de paroître en public.
Elle se coula donc dans un petit cabinet, suivie
de sa servante Morisque, qui lui porta toutes ses
munitions d'amour
321, et cependant Ragotin remit
le sieur Ferdinandi sur la magie, et le sieur Ferdinandi
s'ouvrit plus qu'il n'avoit fait, mais sans
lui vouloir rien promettre. Ragotin lui voulut
donner des marques de sa largesse. Il fit fort bien
apprêter le dîner, et y convia les comediens et les
comediennes. Je ne vous dirai point les particularités
du repas; vous sçaurez seulement qu'on
s'y rejouit beaucoup et qu'on y mangea de grande
force. Après dîner, Inezille fut priée par le Destin
et les comediennes de leur dire quelque historiette
espagnole de celles qu'elle composoit ou
traduisoit tous les jours, à l'aide du divin
322 Roquebrune,
qui lui avoit juré par Apollon et les neuf
Soeurs qu'il lui apprendroit dans six mois toutes
les grâces et les finesses de notre langue. Inezille
ne se fit point prier, et, tandis que Ragotin
fit la cour au magicien Ferdinandi, elle lut d'un
ton de voix charmant la Nouvelle que vous allez
lire dans le suivant chapitre.
Note 318: (retour) À cette époque, la réputation de Corneille avoit entièrement, et depuis long-temps, triomphé des premières attaques, et le public ne se souvenoit plus des critiques de l'Académie, de Mairet, de Scudéry et de Claveret. Corneille n'étoit plus alors que l'admirable, l'inimitable et l'incomparable; son nom ne paroissoit guère sans être escorté de ces épithètes, qui sembloient en être devenues partie intégrante. V. encore Rom. com., III, 8. On peut lire, dans la Prétieuse, ou le mystère des ruelles, de l'abbé de Pure, un curieux éloge du même poète, qui vient à l'appui de notre remarque. (I, p. 357).
Note 319: (retour) Ce nom de comédie s'appliquoit, même encore long-temps après Corneille, comme un terme générique, aux pièces de théâtre, sans en excepter les tragédies proprement dites. On le trouve en ce sens dans Mme de Sévigné: «Les comédies de Corneille, dit le P. Bouhours, ont un caractère romain et je ne sais quoi d'héroïque; les comédies de Racine ont quelque chose de fort touchant, etc.» Du reste, quoique Nicomède ait porté dès son origine le titre de tragédie, le ton général et le caractère de cette pièce, qui ne renferme pas de catastrophe tragique, sont plutôt d'une comédie héroïque que d'une tragédie: on sait, sans parler du rôle de Prusias, que celui du héros principal n'est autre chose que le caractère du railleur mis en scène. Aussi, quand on reprit Nicomède pour la première fois, après plus de quatre-vingts ans d'interruption, en 1756, les acteurs ne lui donnèrent d'abord que le titre de tragi-comédie. Du reste, Scarron se trouve ici d'accord, probablement sans s'en douter, pour le nom qu'il donne à cette pièce, avec les principes exposés par Corneille lui-même dans son Epître dédicatoire de don Sanche d'Aragon, où, expliquant pourquoi il a intitulé cet ouvrage comédie héroïque, il en prend occasion de développer ce qui fait, suivant lui, la base essentielle et la différence constitutive de la tragédie et de la comédie.
Note 320: (retour) Epithète savante et prétentieuse, tirée de deux mots grecs ([Greek: span ageirein]), dont s'affubloient les médecins chimiques qui n'étoient pas de la Faculté, à l'encontre des médecins galéniques.Le trop lent galénique,
Le chimique trop prompt, l'impudent spagirique,
Auront chacun leur dupe, et, par divers chemins,
Feront expérience aux frais des corps humains.
(Sénecé, Les trav. d'Apollon, sat.)
Note 321: (retour) Voir, sur ces medicamenta faciei, dont usoient les dames du 17e siècle autant que celles du nôtre, un endroit du Roman satyrique de Jean de Lannel, 1624 (l. II, p. 194 et suiv.).--V. aussi, dans Scarron, l'Héritier ridicule (V. 1), un passage qui semble fait exprès pour cette note:Blanc, perles, coques d'oeufs, lard et pieds de mouton,
Baume, lait virginal, et cent mille autres drogues,
De testes sans cheveux, aussi razes que gogues,
Font des miroirs d'amour, de qui les faux appas
Estallent des beautez qu'ils ne possèdent pas.
On les peut appeler visages de moquette:
Un tiers de leur personne est dessous la toilette,
L'autre dans les patins; le pire est dans le lit;
et Molière, Préc. rid., IV, sans parler de quelques ouvrages plus autorisés sur la matière, tels que le Parfumeur françois, de Simon Barbe, 1693, etc.
Note 322: (retour) On prodiguoit alors cette épithète aux poètes, surtout dans les madrigaux, odes et sonnets qu'on leur adressoit pour être insérés en tête de leurs oeuvres. Le duc de Saint-Aignan, flatté d'avoir été nommé dans la Légende de Bourbon, traita Scarron lui-même de divin dans une épître en vers. Ailleurs Mlle Descars lui parle de sa divine plume. (Oeuvr. de Scarr., rec. de 1648.)
CHAPITRE XIX.
orothée et Feliciane de Montsalve
etoient les deux plus aimables filles de
Seville, et, quand elles ne l'eussent pas
été, leur bien et leur condition les
eussent fait rechercher de tous les cavaliers qui
avoient envie de se bien marier. Dom Manuel,
leur père, ne s'etoit point encore declaré en faveur
de personne, et Dorothée, sa fille, qui, comme
aînée, devoit être mariée devant sa soeur, avoit
comme elle si bien menagé ses regards et ses
actions, que le plus presomptueux de ses pretendans
avoit encore à douter si ses promesses
amoureuses en etoient bien ou mal reçues. Cependant
ces belles filles n'alloient point à la
messe sans un cortége d'amans bien parés; elles
ne prenoient point d'eau benite que plusieurs
mains, belles ou laides, ne leur en offrissent à
la fois; leurs beaux yeux ne se pouvoient lever
de dessus leurs livres de prières qu'ils ne se
trouvassent le centre de je ne sais combien de
regards immoderés, et elles ne faisoient pas un
pas dans l'eglise qu'elles n'eussent des reverences
à rendre. Mais si leur merite leur causoit
tant de fatigues dans les lieux publics et dans les
eglises, il leur attiroit souvent devant les fenêtres
de la maison de leur père des divertissemens qui
leur rendoient supportable la sevère clôture à
quoi les obligeoient leur sexe et la coutume de
la nation. Il ne se passoit guère de nuit qu'elles ne
fussent regalées de quelque musique, et l'on
couroit fort souvent la bague devant leurs fenêtres,
qui donnoient sur une place publique.
Un jour, entre autres, un etranger s'y fit admirer par son adresse sur tous les cavaliers de la ville, et fut remarqué pour un homme parfaitement bien fait par les deux belles soeurs. Plusieurs cavaliers de Seville, qui l'avoient connu en Flandre, où il avoit commandé un regiment de cavalerie, le convièrent de courir la bague avec eux; ce qu'il fit habillé à la soldate. À quelques jours de là, on fit dans Seville la ceremonie de sacrer un evêque. L'etranger, qui se faisoit appeler dom Sanche de Sylva, se trouva dans l'eglise où se faisoit la ceremonie, avec les plus galans de Seville, et les belles soeurs de Monsalve s'y trouvèrent aussi, entre plusieurs dames deguisées comme elles à la mode de Seville, avec une mante de grosse etoffe et un petit chappeau couvert de plumes sur la tête. Dom Sanche se trouva par hasard entre les deux belles soeurs et une dame, qu'il accosta, mais qui le pria civilement de ne parler point à elle et de laisser libre la place qu'il occupoit à une personne qu'elle attendoit. Dom Sanche lui obéit, et, s'approchant de Dorothée de Montsalve, qui étoit plus près de lui que sa soeur et qui avoit vu ce qui s'étoit passé entre cette dame et lui: «J'avois espéré, lui dit-il, qu'etant etranger, la dame à qui j'ai voulu parler ne me refuseroit pas sa conversation; mais elle m'a puni d'avoir cru trop temerairement que la mienne n'etoit pas à mepriser. Je vous supplie, continua-t-il, de n'avoir pas tant de rigueur qu'elle pour un etranger qu'elle vient de maltraiter, et, pour la gloire des dames de Seville, de lui donner sujet de se louer de leur bonté.--Vous m'en donnez un bien grand de vous traiter aussi mal qu'a fait cette dame, lui repondit Dorothée, puisque vous n'avez recours à moi qu'à son refus; mais, afin que vous n'ayez pas à vous plaindre des dames de mon pays, je veux bien ne parler qu'avec vous tant que durera la ceremonie, et par là vous jugerez que je n'ai point donné ici de rendez-vous à personne.--C'est de quoi je suis etonné, faite comme vous êtes, lui dit dom Sanche, et il faut que vous soyez bien à craindre ou que les galans de cette ville soient bien timides, ou plutôt que celui dont j'occupe le poste soit absent.--Et pensez-vous, lui dit Dorothée, que je sçache si peu comment il faut aimer qu'en l'absence d'un galant je ne m'empêchasse pas bien d'aller en une assemblée où je le trouverois à redire? Ne faites pas une autre fois un si mauvais jugement d'une personne que vous ne connoissez pas.--Vous connoîtriez bien, répliqua dom Sanche, que je juge de vous plus avantageusement que vous ne pensez, si vous me permettiez de vous servir autant que mon inclination m'y porte.--Nos premiers mouvemens ne sont pas toujours bons à suivre, lui dit Dorothée, et de plus il se trouve une grande difficulté dans ce que vous me proposez.--Il n'y en a point que je ne surmonte pour meriter d'être à vous, lui repartit dom Sanche.--Ce n'est pas un dessein de peu de jours, lui repondit Dorothée; vous ne songez peut-être pas que vous ne faites que passer par Seville, et peut-être ne sçavez-vous pas aussi que je ne trouverois pas bon qu'on ne m'aimât qu'en passant.--Accordez-moi seulement ce que je vous demande, lui dit-il, et je vous promets que je serai dans Seville toute ma vie.--Ce que vous me dites là est bien galant, repartit Dorothée, et je m'etonne fort qu'un homme qui sçait dire de pareilles choses n'ait point encore ici choisi de dame à qui il pût debiter sa galanterie. N'est-ce point qu'il ne croit point qu'elles en valent la peine?--C'est plutôt qu'il se defie de ses forces, lui dit dom Sanche.--Repondez-moi precisément à ce que je vous demande, lui dit Dorothée, et m'apprenez confidemment celle de nos dames qui auroit le pouvoir de vous arrêter dans Seville.--Je vous ai dejà dit que vous m'y arrêteriez si vous vouliez, lui repondit dom Sanche.--Vous ne m'avez jamais vue, lui dit Dorothée; declarez-vous donc sur quelque autre.--Je vous avouerai donc, puisque vous me l'ordonnez, lui dit dom Sanche, que, si Dorothée de Montsalve avoit autant d'esprit que vous, je croirois un homme heureux dont elle estimeroit le merite et souffriroit les soins.--Il se trouve dans Seville plusieurs dames qui l'egalent et même qui la surpassent, lui dit Dorothée; mais, ajouta-t-elle, n'avez-vous point ouï dire qu'entre ses galans il s'en trouvât quelqu'un qu'elle favorisât plus que les autres?--Comme je me suis vu fort eloigné de la meriter, lui dit dom Sanche, je ne me suis pas beaucoup mis en peine de m'informer de ce que vous dites.--Pourquoi ne la meriteriez-vous pas aussitôt qu'un autre? lui demanda Dorothée. Le caprice des dames est quelquefois étrange, et souvent le premier abord d'un nouveau venu fait plus de progrès que plusieurs années de service des galans qui sont tous les jours devant leurs yeux.--Vous vous defaites de moi adroitement, dit dom Sanche, en me donnant courage d'en aimer une autre que vous, et je vois bien par là que vous ne considéreriez guère les services d'un nouveau galant, au prejudice de celui avec qui il y a longtemps que vous êtes engagée.--Ne vous mettez pas cela dans l'esprit, lui repondit Dorothée, et croyez plutôt que je ne suis pas assez facile à persuader par une simple cajolerie pour croire la vôtre l'effet d'une inclination naissante, et même ne m'ayant jamais vue.--S'il ne manque que cela à la declaration d'amour que je vous fais pour la rendre recevable, repartit dom Sanche, ne vous cachez pas davantage à un étranger qui est déjà charmé de votre esprit.--Le vôtre ne le seroit pas de mon visage, lui repondit Dorothée.--Ah! vous ne pouvez être que fort belle, repliqua dom Sanche, puisque vous avouez si franchement que vous ne l'êtes pas, et je ne doute plus à cette heure que vous ne vous vouliez défaire de moi parceque je vous ennuie, ou que toutes les places de votre coeur ne soient dejà prises. Il n'est donc pas juste, ajouta-t-il, que la bonté que vous avez eue à me souffrir se lasse davantage, et je ne veux pas vous laisser croire que je n'aie eu dessein que de passer mon temps, lorsque je vous offrois tout celui de ma vie.--Pour vous témoigner, lui dit Dorothée, que je ne veux pas avoir perdu celui que j'ai employé à m'entretenir avec vous, je serai bien aise de ne m'en separer point que je ne sache qui vous êtes.--Je ne puis faillir en vous obeissant. Sachez donc, aimable inconnue, lui dit-il, que je porte le nom de Sylva, qui est celui de ma mère; que mon père est gouverneur de Quito dans le Perou, que je suis dans Seville par son ordre, et que j'ai passé toute ma vie en Flandre, où j'ai merité des plus beaux emplois de l'armée et une commanderie de Sainte-Jacques. Voilà en peu de paroles ce que je suis, continua-t-il, et il ne tiendra desormais qu'à vous que je ne vous puisse faire sçavoir, en un lieu moins public, ce que je veux être toute ma vie.--Ce sera le plus tôt que je pourrai, lui dit Dorothée, et cependant, sans vous mettre en peine de me connoître davantage, si vous ne voulez vous mettre en danger de ne me connoître jamais, contentez-vous de savoir que je suis de qualité et que mon visage ne fait pas peur.»
Dom Sanche la quitta, lui faisant une profonde reverence, et alla joindre un grand nombre de galans à louer qui s'entretenoient ensemble. Quelques dames tristes, de celles qui sont toujours en peine de la conduite des autres et fort en repos de la leur, qui se font d'elles-mêmes arbitres du mal et du bien, quoiqu'on puisse faire des gageures sur leur vertu comme sur tout ce qui n'est pas bien averé, et qui croient qu'avec un peu de rudesse brutale et de grimace devote elles ont de l'honneur à revendre, quoique l'enjoûment de leur jeunesse ait eté plus scandaleux que le chagrin de leurs rides n'a eté de bon exemple, ces dames donc, le plus souvent de connoissance très courte, diront ici que mademoiselle Dorothée est pour le moins une etourdie, non seulement d'avoir si brusquement fait de si grandes avances à un homme qu'elle ne connoissoit que de vue, mais aussi d'avoir souffert qu'on lui parlât d'amour, et que, si une fille sur qui elles auroient du pouvoir en avoit fait autant, elle ne seroit pas un quart d'heure dans le monde. Mais que les ignorantes sachent que chaque pays a ses coutumes particulières, et que, si en France les femmes, et même les filles, qui vont partout sur leur bonne foi, s'offensent, ou du moins le doivent faire, de la moindre declaration d'amour, qu'en Espagne, où elles sont resserrées comme des religieuses, on ne les offense point de leur dire qu'on les aime, quand celui qui le leur diroit n'auroit pas de quoi se faire aimer. Elles font bien davantage: ce sont toujours presque les dames qui font les premières avances, et qui sont les premières prises, parcequ'elles sont les dernières à être vues des galans qu'elles voient tous les jours dans les églises, dans le cours, et de leurs balcons et jalousies 324.
Dorothée fit confidence à sa soeur Feliciane de la conversation qu'elle avoit eue avec dom Sanche, et lui avoua que cet etranger lui plaisoit davantage que tous les cavaliers de Seville; et sa soeur approuva fort le dessein qu'elle avoit fait sur sa liberté. Les deux belles soeurs moralisèrent longtemps sur les priviléges avantageux qu'avoient les hommes par dessus les femmes, qui n'etoient presque jamais mariées qu'au choix de leurs parens, qui n'etoit pas toujours à leur gré, au lieu que les hommes se pouvoient choisir des femmes aimables. «Pour moi, disoit Dorothée à sa soeur, je suis bien assurée que l'amour ne me fera jamais rien faire contre mon devoir; mais je suis aussi bien resolue de ne me marier jamais avec un homme qui ne possedera pas lui seul tout ce que j'aurois à chercher en plusieurs autres, et j'aime bien mieux passer ma vie dans un couvent qu'avec un mari que je ne pourrois pas aimer.» Feliciane dit à sa soeur qu'elle avoit pris cette resolution-là aussi bien qu'elle, et elles s'y fortifièrent l'une l'autre par tous les raisonnemens que leurs beaux esprits leur fournirent sur ce sujet.
Dorothée trouvoit de la difficulté à tenir à dom Sanche la parole qu'elle lui avoit donnée de se faire connoître à lui, et elle en temoignoit à sa soeur beaucoup d'inquietude; mais Feliciane, qui etoit heureuse à trouver des expediens, fit souvenir à sa soeur qu'une dame de leurs parentes, et de plus de leurs intimes amies (car toutes les parentes n'en sont pas) 325, la serviroit de tout son coeur dans une affaire où il y alloit de son repos. «Vous sçavez bien, lui disoit cette bonne soeur, la plus commode du monde, que Marine, qui nous a servies si long-temps, est mariée à un chirurgien qui loue de notre parente une petite maison jointe à la sienne, et que les deux maisons ont une entrée l'une dans l'autre. Elles sont dans un quartier eloigné, et quand on remarqueroit que nous irions visiter notre parente plus souvent que nous n'aurions jamais fait, on ne prendra pas garde que ce dom Sanche entre chez un chirurgien, outre qu'il y peut entrer de nuit et deguisé.»
Cependant que Dorothée dresse à l'aide de sa soeur le plan de son intrigue amoureuse, qu'elle dispose sa parente à la servir et instruit Marine de ce qu'elle a à faire, dom Sanche songe en son inconnue, ne sçait si elle lui a promis de lui faire sçavoir de ses nouvelles pour se moquer de lui, et la voit tous les jours sans la connoître, ou dans les églises, ou à son balcon, recevant les adorations de ses galans, qui sont tous de la connoissance de dom Sanche, et les plus grands amis qu'il ait dans Seville. Il s'habilloit un matin, songeant à son inconnue, quand on lui vint dire qu'une femme voilée le demandoit. On la fit entrer, et il en reçut le billet que vous allez lire:
BILLET.
Je vous aurois plus tôt fait sçavoir de mes nouvelles si je l'avois pu. Si l'envie que vous avez eue de me connoître vous dure encore, trouvez-vous, au commencement de la nuit, où celle qui vous a donné mon billet vous dira, et d'où elle vous conduira où je vous attendrai.
Vous pouvez vous figurer la joie qu'il eut. Il embrassa avec emportement la bienheureuse ambassadrice, et lui donna une chaîne d'or, qu'elle prit après quelque petite ceremonie. Elle lui donna heure au commencement de la nuit en un lieu ecarté, qu'elle lui marqua, où il se devoit rendre sans suite, et prit congé de lui, le laissant l'homme du monde le plus aise et le plus impatient. Enfin la nuit vint: il se trouva à l'assignation embelli et parfumé, où l'attendoit l'ambassadrice du matin. Il fut introduit par elle dans une petite maison de mauvaise mine, et ensuite en un fort bel appartement, où il trouva trois dames, toutes le visage couvert d'un voile. Il reconnut son inconnue à sa taille, et lui fit d'abord des plaintes de ce qu'elle, ne levoit pas son voile. Elle ne fit point de façons, et sa soeur et elle se decouvrirent au bienheureux dom Sanche pour les belles dames de Montsalve. «Vous voyez, lui dit Dorothée en ôtant son voile, que je disois la verité quand je vous assurois qu'un etranger obtenoit quelquefois en un moment ce que des galans qu'on voyoit tous les jours ne meritoient pas en plusieurs années; et vous seriez, ajouta-t-elle, le plus ingrat de tous les hommes si vous n'estimiez pas la faveur que je vous fais, ou si vous en faisiez des jugemens à mon desavantage.--J'estimerai toujours tout ce qui me viendra de vous comme s'il me venoit du Ciel, lui dit le passionné dom Sanche, et vous verrez bien par le soin que j'aurai à me conserver le bien que vous me ferez que, si jamais je le perds, ce sera plutôt par mon malheur que par ma faute.
Ils se dirent en peu de temps
Tout ce que l'amour nous fait dire
Quand il est maître de nos sens.
La maîtresse du logis et Feliciane, qui sçavoient bien vivre, s'etoient eloignées d'une honnête distance de nos deux amans, et ainsi ils eurent toute la commodité qu'il leur falloit pour s'entredonner de l'amour encore plus qu'ils n'en avoient, quoiqu'ils en eussent dejà beaucoup, et prirent jour pour s'en donner, s'il se pouvoit, encore davantage. Dorothée promit à dom Sanche de faire ce qu'elle pourroit pour se voir souvent avec lui; il l'en remercia le plus spirituellement qu'il put; les deux autres dames se mêlèrent en même temps dans leur conversation, et Marine les fit souvenir de se separer quand il en fut temps. Dorothée en fut triste, dom Sanche en changea de visage; mais il fallut pourtant se dire adieu. Le brave cavalier ecrivit dès le jour suivant à sa belle dame, qui lui fit une reponse telle qu'il la pouvoit souhaiter. Je ne vous ferai point voir ici de leurs billets amoureux, car il n'en est point tombé entre mes mains. Ils se virent souvent dans le même lieu et de la même façon qu'ils s'etoient vus la première fois, et vinrent à s'aimer si fort, que, sans repandre leur sang comme Pirame et Tisbé, ils ne leur en durent guère en tendresse impetueuse.
On dit que l'amour, le feu et l'argent ne se peuvent long-temps cacher. Dorothée, qui avoit son galant etranger dans la tête, n'en pouvoit parler petitement, et elle le mettoit si haut au dessus de tous les gentilshommes de Seville, que quelques dames qui avoient leurs interêts cachés aussi bien qu'elle, et qui l'entendoient incessamment parler de dom Sanche et l'elever au mepris de ce qu'elles aimoient, y prirent garde et s'en piquèrent. Feliciane l'avoit souvent avertie en particulier d'en parler avec plus de retenue, et cent fois, en compagnie, quand elle la voyoit se laisser emporter au plaisir qu'elle prenoit de parler de son galant, lui avoit marché sur les pieds jusqu'à lui faire mal. Un cavalier amoureux de Dorothée en fut averti par une dame de ses intimes amies, et n'eut point de peine à croire que Dorothée aimoit dom Sanche, parcequ'il se souvint que depuis que cet etranger etoit dans Séville, les esclaves de cette belle fille, desquels il etoit le plus enchaîné, n'en avoient pas reçu le moindre petit regard favorable. Ce rival de dom Sanche etoit riche, de bonne maison, et etoit agreable de dom Manuel, qui ne pressoit pourtant pas sa fille de l'epouser, à cause que toutes les fois qu'il lui en parloit elle le conjuroit de ne la marier pas si jeune. Ce cavalier (je me viens de souvenir qu'il s'appeloit dom Diègue) voulut s'assurer davantage de ce qu'il ne faisoit encore que soupçonner. Il avoit un valet de chambre de ceux qu'on appelle braves garçons, qui ont d'aussi beau linge que leurs maîtres ou qui portent le leur, qui font les modes entre les autres valets, et qui en sont autant enviés qu'estimés des servantes. Ce valet se nommoit Gusman, et, ayant eu du ciel une demi-teinture de poesie, faisoit la plupart des romances de Seville 326, ce qui est à Paris des chansons de Pont-Neuf 327; il les chantoit sur sa guitare, et ne les chantoit pas toutes unies et sans y faire de la broderie des lèvres ou de la langue. Il dansoit la sarabande, n'etoit jamais sans castagnettes, avoit eu envie d'être comedien, et faisoit entrer dans la composition de son merite quelque bravoure, mais, pour vous dire les choses comme elles sont, un peu filoutière. Tous ces beaux talens, joints à quelque éloquence de memoire que lui avoit communiquée celle de son maître, l'avoient rendu sans contredit le blanc 328 (si je l'ose ainsi dire) de tous les desirs amoureux des servantes qui se croyoient aimables 329. Dom Diègue lui commanda de se radoucir, pour Isabelle, jeune fille qui servoit les dames de Montsalve. Il obeit à son maître. Isabelle s'en aperçut, et se crut heureuse d'être aimée de Gusman, qu'elle aima en peu de temps, et qui, de son côté, vint aussi à l'aimer et à continuer tout de bon ce qu'il n'avoit commencé que pour obeir à son maître. Si Gusman eveilloit la convoitise des servantes de la plus grande ambition, Isabelle etoit un parti avantageux pour le valet d'Espagne qui eût eu les pensées les plus hautes. Elle etoit aimée de ses maîtresses, qui etoient fort liberales, et avoit quelque bien à attendre de son père, qui etoit un honnête artisan. Gusman songea donc serieusement à être son mari; elle l'agrea pour tel; ils se donnèrent mutuellement la foi de mariage, et vecurent depuis ensemble comme s'ils eussent eté mariés. Isabelle avoit bien du deplaisir de ce que Marine, la femme du chirurgien chez qui Dorothée et dom Sanche se voyoient secrètement, et qui avoit servi sa maîtresse devant elle, etoit encore sa confidente dans une affaire de cette nature, où la liberalité d'un amant se faisoit toujours paroître. Elle avoit eu connoissance de la chaîne d'or que dom Sanche avoit donnée à Marine, de plusieurs autres presens qu'il lui avoit faits, et s'imaginoit qu'elle en avoit reçu bien d'autres. Elle en haïssoit Marine à mort, et c'est ce qui m'a fait croire que la belle fille etoit un peu interessée. Il ne faut donc pas s'etonner si, à la première prière que lui fit Gusman de lui avouer s'il etoit vrai que Dorothée aimât quelqu'un, elle fit part du secret de sa maîtresse à un homme à qui elle s'etoit donnée tout entière. Elle lui apprit tout ce qu'elle savoit de l'intrigue de nos jeunes amans, et exagera long-temps la bonne fortune de Marine, que dom Sanche enrichissoit, et ensuite pesta contre elle d'emporter ainsi des profits qui etoient mieux dus à une servante de la maison. Gusman la pria de l'avertir du jour que Dorothée se trouveroit avec son galant. Elle le fit, et il ne manqua pas d'en avertir son maître, à qui il apprit tout ce qu'il avoit appris de la peu fidèle Isabelle.
Note 326: (retour) L'Andalousie, et en particulier Séville, sa capitale, furent de tout temps, dans la réalité comme dans les romans et la poésie, l'asile favori de la bohème espagnole, des vagabonds et joueurs de guitare. Ce n'est pas sans raison que Beaumarchais en a fait le séjour de son Figaro, et que la même ville est restée le lieu privilégié des sérénades dans toutes les romances. Il y avoit surtout le faubourg Triana, qui, à peu près comme notre Pont-Neuf, étoit le centre de réunion de ces personnages, le quartier-général de leurs tours, de leurs exercices de toutes sortes et de leurs vols. Dans la Nouvelle de Cervantes intitulée: Rinconet et Cortadille, qui «contient toutes les ruzes et les subtilitez des plus fins et des plus madrez coupeurs de bourses» (trad. de Rosset), le lieu de la scène est à Séville. Cette nouvelle peut même nous donner une idée de ce que Scarron appelle les romances de Séville (qu'il compare d'ailleurs aux chansons du Pont-Neuf; voir la note suiv.), par les chants populaires que Cervantes fait exécuter à ses voleurs et à ses vagabonds, s'accompagnant, l'un d'un balai de palme verte en guise de violon, l'autre d'un patin sur lequel il frappe comme sur un tambour, un autre encore de fragments de plats qui lui servent de castagnettes.
Note 327: (retour) Les écrivains comiques et satyriques du temps, Sorel, Cyrano, Scarron, d'Assoucy, Boileau, Saint-Amant, Naudé dans le Mascurat, Tallemant, etc., etc., font souvent allusion aux chantres et poètes du Pont-Neuf, les hôtes quotidiens du Cheval de bronze. Dès le matin, on entendoit retentir les refrains, parmi les cris des marchands de libelles et de poésies, qui en étoient quelquefois les auteurs eux-mêmes. «Contraint par la nécessité, lit-on dans l'Histoire du poète Sibus (recueil en prose de Sercy, 2e v.), il alla encore sur le Pont-Neuf chanter quelques chansons qu'il avoit faites.» Maillet, le poète crotté, y heurtoit maître Guillaume, et le comte de Permission y coudoyoit le Savoyard. Celui-ci (de son vrai nom Philippot) étoit le plus célèbre de tous, et il chantoit, en bouffonnant et en se faisant accompagner de jeunes garçons, tantôt des chansons burlesques de Gautier Garguille, tantôt des siennes propres, qu'on a recueillies dans un volume curieux. D'Assoucy, dans ses Aventures (p. 247 et suiv.), donne d'intéressants détails sur ce personnage. V. également Dict. de Bayle, édit., 1741, t. 2, p. 249 N.C. La muse du Pont-Neuf embouchoit aussi quelquefois la trompette pour célébrer à sa manière les événements nationaux. Les mots chansons du Pont-Neuf étoient passés en proverbe, pour désigner, dit Furetière, «les chansons communes qui se chantent parmi le peuple, avec grande facilité et sans art.» On dit encore aujourd'hui: un pont-neuf.
Note 329: (retour) C'est là le type du valet des romans picaresques, tel qu'on le retrouve aussi dans quelques pages de Francion, dans Gil-Blas et le Mariage de Figaro. Les Crispins et les Frontins de notre comédie classique ont également plusieurs traits de cette physionomie, comme aussi le Mascarille de Molière: «J'ai un certain valet... qui passe, au sentiment de beaucoup de gens, pour une manière de bel-esprit, etc.» (Préc. rid. I.)
Dom Diègue, habillé en pauvre, se posta aupres de la porte du logis de Marine la nuit que lui marqua son valet, y vit entrer son rival, et, à quelque temps de là, arrêter un carrosse devant la maison de la parente de Dorothée, d'où cette belle fille et sa soeur descendirent, laissant dom Diègue dans la rage que vous pouvez vous imaginer. Il fit dessein, dès lors, de se delivrer d'un si redoutable rival en l'ôtant du monde, s'assura d'assassins de louage, attendit dom Sanche plusieurs nuits de suite, et enfin le trouva et l'attaqua, secondé de deux braves bien armés aussi bien que lui. Dom Sanche, de son côté, etoit en etat de se bien defendre, et, outre le poignard et l'epée, avoit deux pistolets à sa ceinture. Il se defendit d'abord comme un lion, et connut bien que ses ennemis en vouloient à sa vie et etoient couverts à l'epreuve des coups d'epée. Dom Diègue le pressoit plus que les autres, qui n'agissoient qu'au prix de l'argent qu'ils en avoient reçu. Il lâcha quelque temps le pied devant ses ennemis pour tirer le bruit du combat loin de la maison où etoit sa Dorothée; mais enfin, craignant de se faire tuer à force d'être discret, et se voyant trop pressé de dom Diègue, il lui tira un de ses pistolets et l'etendit par terre demi-mort et demandant un prêtre à haute voix. Au bruit du coup de pistolet les braves disparurent. Dom Sanche se sauva chez lui, et les voisins sortirent dans la rue et trouvèrent dom Diègue, qu'ils reconnurent, tirant à sa fin, et qui accusa dom Sanche de sa mort. Notre cavalier en fut averti par ses amis, qui lui dirent que, quand la justice ne le chercheroit pas, les parens de dom Diègue ne laisseroient pas la mort de leur parent impunie, et tâcheroient assurément de le tuer, en quelque lieu qu'ils le trouvassent. Il se retira donc dans un couvent, d'où il fit savoir de ses nouvelles à Dorothée, et donna ordre à ses affaires pour pouvoir sortir de Seville quand il le pourroit faire sûrement.
La justice cependant fit ses diligences, chercha dom Sanche et ne le trouva point. Après que la première ardeur des poursuites fut passée, et que tout le monde fut persuadé qu'il s'etoit sauvé, Dorothée et sa soeur, sous un pretexte de devotion, se firent mener par leur parente dans le couvent où s'etoit retiré dom Sanche, et là, par l'entremise d'un bon père, les deux amans se virent dans une chapelle, se promirent une fidelité à toutes epreuves, et se separèrent avec tant de regret, et se dirent des choses si pitoyables, que sa soeur, sa parente et le bon religieux, qui en furent temoins, en pleurèrent, et en ont toujours pleuré depuis toutes les fois qu'ils y ont songé. Il sortit deguisé de Seville, et laissa, devant que de partir, des lettres au facteur de son père, pour les lui faire tenir aux Indes. Par ces lettres, il lui faisoit savoir l'accident qui l'obligeoit à s'absenter de Seville, et qu'il se retiroit à Naples. Il y arriva heureusement, et fut bien venu auprès du vice-roi, à qui il avoit l'honneur d'appartenir. Quoiqu'il en reçût toutes sortes de faveurs, il s'ennuya dans la ville de Naples pendant une année entière, puisqu'il n'avoit point de nouvelles de Dorothée.
Le vice-roi arma six galères qu'il envoya en course contre le Turc. Le courage de dom Sanche ne lui laissa pas negliger une si belle occasion de l'exercer, et celui qui commandoit ces galères le reçut dans la sienne et le logea dans la chambre de poupe, ravi d'avoir avec lui un homme de sa condition et de son merite. Les six galères de Naples en trouvèrent huit turques presque à la vue de Messine et n'hesitèrent point à les attaquer. Après un long combat, les chretiens prirent trois galères ennemies et en coulèrent deux à fond. La patronne des galères chretiennes s'étoit attachée à celle des Turcs, qui, pour être mieux armée que les autres, avoit fait aussi plus de resistance. La mer cependant etoit devenue grosse, et l'orage s'etoit augmenté si furieusement, qu'enfin les chretiens et les Turcs songèrent moins à s'entrenuire qu'à se garantir de l'orage. On deprit donc de part et d'autre les crampons de fer dont les galères avoient eté accrochées, et la patronne turque s'eloigna de la chretienne dans le temps que le trop hardi dom Sanche s'etoit jeté dedans et n'avoit été suivi de personne. Quand il se vit lui seul au pouvoir des ennemis, il prefera la mort à l'esclavage, et, au hasard de tout ce qui en pourroit arriver, se lança dans la mer, esperant en quelque façon, comme il etoit grand nageur, de gagner à la nage les galères chretiennes; mais le mauvais temps empêcha qu'il n'en fût aperçu, quoique le general chretien, qui avoit été temoin de l'action de dom Sanche, et qui se desesperoit de sa perte, qu'il croyoit inevitable, fît revirer sa galère du côté qu'il s'etoit jeté dans la mer. Dom Sanche cependant fendoit les vagues de toute la force de ses bras, et après avoir nagé quelque temps vers la terre, où le vent et la marée le portoient, il trouva heureusement une planche des galères turques que le canon avoit brisées, et se servit utilement de ce secours, venu à propos, qu'il crut que le ciel lui avoit envoyé. Il n'y avoit pas plus d'une lieue et demie du lieu où le combat s'etoit fait jusqu'à la côte de Sicile, et dom Sanche y aborda plus vite qu'il ne l'esperoit, aidé comme il etoit du vent et de la marée. Il prit terre sans se blesser contre le rivage, et après avoir remercié Dieu de l'avoir tiré d'un peril si evident, il alla plus avant en terre, autant que sa lassitude le put permettre, et d'une eminence qu'il monta aperçut un hameau habité de pêcheurs, qu'il trouva les plus charitables du monde. Les efforts qu'il avoit faits pendant le combat, qui l'avoient fort echauffé, et ceux qu'il avoit faits dans la mer, et le froid qu'il y avoit souffert et ensuite dans ses habits mouillés, lui causèrent une violente fièvre qui lui fit longtemps garder le lit; mais enfin il guerit sans y faire autre chose que de vivre de regime. Pendant sa maladie, il fit dessein de laisser tout le monde dans la croyance qu'on devoit avoir de sa mort, pour n'avoir plus tant à se garder de ses ennemis les parens de dom Diègue, et pour eprouver la fidelité de Dorothée.
Il avoit fait grande amitié en Flandre avec un marquis sicilien, de la maison de Montalte, qui s'appeloit Fabio. Il donna ordre à un pêcheur de s'informer s'il etoit à Messine, où il savoit qu'il demeuroit, et ayant sçu qu'il y etoit, il y alla en habit de pêcheur, et entra la nuit chez ce marquis, qui l'avoit pleuré avec tous ceux qui avoient été affligés de sa perte. Le marquis Fabio fut ravi de retrouver un ami qu'il avoit cru perdu. Dom Sanche lui apprit de quelle façon il s'etoit sauvé, et lui conta son aventure de Seville, sans lui cacher la violente passion qu'il avoit pour Dorothée. Le marquis sicilien s'offrit d'aller en Espagne, et même d'enlever Dorothée, si elle y consentoit, et de l'amener en Sicile. Dom Sanche ne voulut pas recevoir de son ami de si perilleuses marques d'amitié; mais il eut une extrême joie de ce qu'il vouloit bien l'accompagner en Espagne. Sanchez, valet de dom Sanche, avoit été si affligé de la perte de son maître, que, quand les galères de Naples vinrent se rafraîchir à Messine, il entra dans un couvent pour y passer le reste de ses jours. Le marquis Fabio l'envoya demander au superieur, qui l'avoit reçu à la recommandation de ce seigneur sicilien, et qui ne lui avoit pas encore donné l'habit de religieux. Sanchez pensa mourir de joie quand il revit son cher maître, et ne songea plus à retourner dans son couvent. Dom Sanche l'envoya en Espagne preparer ses voies et pour lui faire savoir des nouvelles de Dorothée, qui cependant avoit cru avec tout le monde que dom Sanche etoit mort. Le bruit en alla jusqu'aux Indes; le père de dom Sanche en mourut de regret et laissa à un autre fils qu'il avoit quatre cent mille ecus de bien, à condition d'en donner la moitié à son frère si la nouvelle de sa mort se trouvoit fausse. Le frère de dom Sanche se nommoit dom Juan de Peralte, du nom de son père. Il s'embarqua pour l'Espagne, avec tout son argent, et arriva à Seville un an après l'accident qui y etoit arrivé à dom Sanche. Ayant un nom different du sien, il lui fut aisé de cacher qu'il fût son frère, ce qu'il lui etoit important de tenir secret, à cause du long sejour que ses affaires l'obligèrent de faire dans une ville où son frère avoit des ennemis. Il vit Dorothée et en devint amoureux comme son frère; mais il n'en fut pas aimé comme lui. Cette belle fille affligée ne pouvoit rien aimer après son cher dom Sanche: tout ce que dom Juan de Peralte faisoit pour lui plaire l'importunoit, et elle refusoit tous les jours les meilleurs partis de Seville, que son père, dom Manuel, lui proposoit.
Dans ce temps-là, Sanchez arriva à Seville, et, suivant les ordres que lui avoit donnés son maître, il voulut s'informer de la conduite de Dorothée. Il sçut du bruit de la ville qu'un cavalier fort riche, venu depuis peu des Indes, en etoit amoureux et faisoit pour elle toutes les galanteries d'un amant bien raffiné. Il l'ecrivit à son maître et lui fit le mal plus grand qu'il n'etoit, et son maître se l'imagina encore plus grand que son valet ne le lui avoit fait. Le marquis Fabio et dom Sanche s'embarquèrent à Messine sur les galères d'Espagne qui y retournoient, et arrivèrent heureusement à Saint-Lucar, où ils prirent la poste jusqu'à Seville. Ils y entrèrent de nuit et descendirent dans le logis que Sanchez leur avoit arrêté. Ils gardèrent la chambre le lendemain, et la nuit dom Sanche et le marquis Fabio allèrent faire la ronde dans le quartier de dom Manuel. Ils ouïrent accorder des instrumens sous les fenêtres de Dorothée, et ensuite une excellente musique, après laquelle une voix seule, accompagnée d'un theorbe, se plaignit long-temps des rigueurs d'une tigresse deguisée en ange. Dom Sanche fut tenté de charger Messieurs de la serenade; mais le marquis Fabio l'en empêcha, lui representant que c'etoit tout ce qu'il pourroit faire si Dorothée avoit paru à son balcon pour obliger son rival, ou si les paroles de l'air qu'on avoit chanté etoient des remercîmens de faveurs reçues plutôt que des plaintes d'un amant qui n'etoit pas content. La serenade se retira peut-être assez mal satisfaite, et dom Sanche et le marquis Fabio se retirèrent aussi.
Cependant Dorothée commençoit à se trouver importunée de l'amour du cavalier indien. Son père dom Manuel avoit une extrême passion de la voir mariée, et elle ne doutoit point que, si cet Indien, dom Juan de Peralte, riche et de bonne maison comme il etoit, s'offroit à lui pour son gendre, il ne fût preferé à tous les autres, et elle plus pressée de son père qu'elle n'avoit encore eté. Le jour qui suivit la serenade dont le marquis Fabio et dom Sanche avoient eu leur part, Dorothée s'en entretint avec sa soeur et lui dit qu'elle ne pouvoit plus souffrir les galanteries de l'Indien, et qu'elle trouvoit étrange qu'il les fît si publiques devant que d'avoir fait parler à son père. «C'est un procedé que je n'ai jamais approuvé, lui dit Feliciane, et, si j'etois en votre place, je le traiterois si mal la première fois que l'occasion s'en presenteroit, qu'il seroit bientôt desabusé de l'esperance qu'il a de vous plaire. Pour moi, il ne m'a jamais plu, ajouta-t-elle; il n'a point ce bon air qu'on ne prend qu'à la Cour 330, et la grande depense qu'il fait dans Seville n'a rien de poli et rien qui ne sente son etranger.» Elle s'efforça ensuite de faire une fort desagreable peinture de dom Juan de Peralte, ne se souvenant pas qu'au commencement qu'il parut dans Seville elle avoit avoué à sa soeur qu'il ne lui deplaisoit pas, et que toutes les fois qu'elle avoit eu à en parler elle l'avoit fait en le louant avec quelque sorte d'emportement. Dorothée, remarquant sa soeur si changée, ou qui feignoit de l'être, dans les sentimens qu'elle avoit eus autrefois pour ce cavalier, la soupçonna d'avoir de l'inclination pour lui, autant qu'elle lui vouloit faire croire de n'en avoir point, et pour s'en eclaircir elle lui dit qu'elle n'etoit point offensée des galanteries de dom Juan par l'aversion qu'elle eût pour sa personne, et qu'au contraire, lui trouvant dans le visage quelque air de celui de dom Sanche, il auroit été plus capable de lui plaire qu'aucun autre cavalier de Seville, outre qu'elle savoit bien qu'etant riche et de bonne maison il obtiendroit aisément le consentement de son père. «Mais, ajouta-t-elle, je ne puis rien aimer après dom Sanche, et, puisque je n'ai pu être sa femme, je ne la serai jamais d'un autre, et je passerai le reste de mes jours dans un couvent.--Quand vous ne seriez pas encore bien resolue à un si etrange dessein, lui dit Feliciane, vous ne pouvez m'affliger davantage que de me le dire.--N'en doutez point, ma soeur, lui repondit Dorothée; vous serez bientôt le plus riche parti de Seville, et c'est ce qui me faisoit avoir envie de voir dom Juan pour lui persuader d'avoir pour vous les sentimens d'amour qu'il a pour moi, après l'avoir desabusé de l'esperance qu'il a que je puisse jamais consentir à l'épouser; mais je ne le verrai que pour le prier de ne m'importuner plus de ses galanteries, puisque je vois que vous avez tant d'aversion pour lui. Et en verité, continua-t-elle, j'en ai du deplaisir: car je ne vois personne dans Seville avec qui vous puissiez être aussi bien mariée que vous le seriez avec lui.--Il m'est plus indifferent que haïssable, lui dit Feliciane, et si je vous ai dit qu'il me deplaisoit, ç'a été plutôt par quelque complaisance que j'ai voulu avoir pour vous, que par une veritable aversion que j'eusse pour lui.--Avouez plutôt, ma chère soeur, lui repondit Dorothée, que vous ne me parlez pas ingenuement, et quand vous m'avez temoigné peu d'estime pour dom Juan, que vous ne vous êtes pas souvenue que vous me l'avez quelquefois extrêmement loué, ou que vous avez plutôt craint qu'il ne me plût trop, que decouvert qu'il ne vous plaisoit guère.»
Note 330: (retour) On reconnoît là, appliquée à la cour d'Espagne, l'opinion commune à toute la bonne cabale et à la plupart des écrivains courtisans du XVIIe siècle. Ce n'étoit pas seulement Mascarille qui tenoit «que, hors de Paris, il n'y avoit point de salut pour les honnêtes gens.» (Préc. rid., sc. 10.) Bussy-Rabutin a dit de même que partout ailleurs qu'à Versailles on devient ridicule.
Feliciane rougit à ces dernières paroles de Dorothée et se defit extrêmement. Elle lui dit, l'esprit fort troublé, quantité de choses mal arrangées, qui la defendirent moins qu'elles ne la convainquirent de ce que l'accusoit sa soeur, et enfin elle lui confessa qu'elle aimoit dom Juan. Dorothée ne desapprouva pas son amour, et lui promit de la servir de tout son pouvoir. Dès le jour même, Isabelle, qui avoit rompu tout commerce avec son Gusman depuis l'accident arrivé à dom Sanche, eut ordre de Dorothée d'aller trouver dom Juan, de lui porter la clef d'une porte du jardin de dom Manuel, et de lui dire que Dorothée et sa soeur l'y attendroient, et qu'il se rendît à l'assignation à minuit, quand leur père seroit couché. Isabelle, qui avoit été gagnée de dom Juan, et qui avoit fait ce qu'elle avoit pu pour le mettre bien dans l'esprit de sa maîtresse, sans y avoir reussi, fut fort surprise de la voir si changée et fort aise de porter une bonne nouvelle à une personne à qui elle n'en avoit encore porté que de mauvaises, et de qui elle avoit dejà reçu beaucoup de presens. Elle vola chez ce cavalier, qui eût eu peine à croire sa bonne fortune, sans la fatale clef du jardin qu'elle lui remit entre les mains. Il mit dans les siennes une petite bourse de senteur 331, pleine de cinquante pistoles, dont elle eut pour le moins autant de joie qu'elle venoit de lui en donner.
Le hasard voulut que, la même nuit que dom Juan devoit avoir entrée dans le jardin du père de Dorothée, dom Sanche, accompagné de son ami le marquis, vint encore faire la ronde à l'entour du logis de cette belle fille pour s'assurer davantage des desseins de son rival. Le marquis et lui etoient sur les onze heures dans la rue de Dorothée, quand quatre hommes bien armés s'arrêtèrent auprès d'eux. L'amant jaloux crut que c'etoit son rival; il s'approcha de ces hommes et leur dit que le poste qu'ils occupoient lui etoit commode pour un dessein qu'il avoit, et qu'il les prioit de le lui céder. «Nous le ferions par civilité, lui repondirent les autres, si le même poste que vous nous demandez n'etoit absolument nécessaire à un dessein que nous avons aussi, et qui sera executé assez tôt pour ne retarder pas longtemps l'exécution du vôtre.» La colère de dom Sanche etoit dejà au plus haut point où elle pouvoit aller: mettre donc l'epée à la main et charger ces hommes, qu'il trouvoit incivils, fut presque la même chose. Cette attaque imprevue de dom Sanche les surprit et les mit en desordre, et le marquis les chargeant d'aussi grande vigueur qu'avoit fait son ami, ils se defendirent mal et furent poussés plus vite que le pas jusqu'au bout de la rue. Là dom Sanche reçut une legère blessure dans un bras, et perça celui qui l'avoit blessé d'un si grand coup qu'il fut longtemps à retirer son épée du corps de son ennemi, et crut l'avoir tué. Le marquis, cependant, s'etoit opiniâtré à poursuivre les autres, qui fuirent devant lui de toute leur force aussitôt qu'ils virent tomber leur camarade. Dom Sanche vit à l'un des deux bouts de la rue des gens avec de la lumière qui venoient au bruit du combat; il eut peur que ce ne fût la justice, et c'etoit elle. Il se retira en diligence dans la rue où le combat avoit commencé, et de cette rue dans une autre, au milieu de laquelle il trouva tête pour tête un vieux cavalier qui s'eclairoit d'une lanterne, et qui avoit mis l'epée à la main au bruit que faisoit dom Sanche, qui venoit à lui en courant. Ce vieux cavalier etoit dom Manuel, qui revenoit de jouer chez un de ses voisins, comme il faisoit tous les soirs, et alloit entrer chez lui par la porte de son jardin, qui etoit proche du lieu où le trouva dom Sanche. Il cria à notre amoureux cavalier: «Qui va là?--Un homme, lui repondit dom Sanche, à qui il importe de passer vite si vous ne l'en empêchez.--Peut-être, lui dit dom Manuel, vous est-il arrivé quelque accident qui vous oblige à chercher un asile; ma maison, qui n'est pas eloignée, vous en peut servir.--Il est vrai, lui repondit dom Sanche, que je suis en peine de me cacher à la justice, qui peut-être me cherche, et puisque vous êtes assez généreux pour offrir votre maison à un etranger, il vous fie son salut en toute assurance, et vous promet de n'oublier jamais la grâce que vous lui faites, et de ne s'en servir qu'autant de temps qu'il lui est nécessaire pour laisser passer outre ceux qui le cherchent.» Dom Manuel, là dessus, ouvrit sa porte d'une clef qu'il avoit sur lui, et, ayant fait entrer dom Sanche dans son jardin, le mit dans un bois de lauriers en attendant qu'il iroit donner ordre à le cacher mieux dans sa maison sans qu'il fût vu de personne.
Il n'y avoit pas longtemps que dom Sanche etoit caché entre ces lauriers, quand il vit venir à lui une femme qui lui dit en l'approchant: «Venez, mon cavalier, ma maîtresse Dorothée vous attend.» A ce nom-là, dom Sanche pensa qu'il pouvoit bien être dans la maison de sa maîtresse, et que le vieux cavalier etoit son père. Il soupçonna Dorothée d'avoir donné assignation dans le même lieu à son rival, et suivit Isabelle plus tourmenté de sa jalousie que de la peur de la justice. Cependant dom Juan vint à l'heure qu'on lui avoit donnée, ouvrit la porte du jardin de dom Manuel avec la clef qu'Isabelle lui avoit donnée, et se cacha dans les mêmes lauriers d'où dom Sanche venoit de sortir. Un moment après, il vit venir un homme droit à lui; il se mit en état de se defendre s'il etoit attaqué, et fut bien surpris quand il reconnut cet homme pour dom Manuel, qui lui dit qu'il le suivît et qu'il l'alloit mettre en un lieu où il n'auroit pas à craindre d'être pris. Dom Juan conjectura des paroles de dom Manuel qu'il pouvoit avoir fait sauver dans son jardin quelque homme poursuivi de la justice. Il ne put faire autre chose que de le suivre, en le remerciant du plaisir qu'il lui faisoit, et l'on peut croire qu'il ne fut pas moins troublé du peril qu'il couroit que fâché de l'obstacle qui faisoit manquer son amoureux dessein. Don Manuel le conduisit dans sa chambre, et l'y laissa pour s'aller faire dresser un lit dans une autre.
Laissons-le dans la peine où il doit être, et reprenons son frère dom Sanche de Sylva. Isabelle le conduisit dans une chambre basse, qui donnoit sur le jardin, où Dorothée et Feliciane attendoient dom Juan de Peralte, l'une comme un amant à qui elle a grande envie de plaire, l'autre pour lui declarer qu'elle ne peut l'aimer, et qu'il feroit mieux de tâcher de plaire à sa soeur. Dom Sanche entra donc où etoient les deux belles soeurs, qui furent bien surprises de le voir. Dorothée en demeura sans sentiment, comme une personne morte, et si sa soeur ne l'eût soutenue et ne l'eût mise dans une chaise, elle seroit tombée de sa hauteur. Dom Sanche demeura immobile; Isabelle pensa mourir de peur et crut que dom Sanche mort leur apparoissoit pour venger le tort que lui faisoit sa maîtresse. Feliciane, quoique fort effrayée de voir dom Sanche ressuscité, etoit encore plus en peine de l'accident de sa soeur, qui reprit enfin ses esprits, et alors dom Sanche lui dit ces paroles: «Si le bruit qui a couru de ma mort, ingrate Dorothée, n'excusoit en quelque façon votre inconstance, le desespoir qu'elle me cause ne me laisseroit pas assez de vie pour vous en faire des reproches. J'ai voulu faire croire à tout le monde que j'etois mort pour être oublié de mes ennemis, et non pas de vous, qui m'avez promis de n'aimer jamais que moi, et qui avez si tôt manqué à votre promesse. Je me pourrois venger, et faire tant de bruit par mes cris et par mes plaintes que votre père s'en eveilleroit et trouveroit l'amant que vous cachez dans sa maison; mais, insensé que je suis, j'ai peur encore de vous deplaire, et je m'afflige davantage de ce que je ne dois plus vous aimer, que de ce que vous en aimez un autre. Jouissez, belle infidèle, jouissez de votre cher amant; ne craignez plus rien dans vos nouvelles amours: je vous delivrerai bientôt d'un homme qui vous pourroit reprocher toute votre vie que vous l'avez trahi lorsqu'il exposoit sa vie pour vous venir revoir.»
Dom Sanche voulut s'en aller après ces paroles; mais Dorothée l'arrêta, et alloit tâcher de se justifier, quand Isabelle lui dit, fort effrayée, que dom Manuel la suivoit. Dom Sanche n'eut que le temps de se mettre derrière la porte. Le vieillard fit une reprimande à ses filles de ce qu'elles n'etoient pas encore couchées, et, cependant qu'il eut le dos tourné vers la porte de la chambre, dom Sanche en sortit, et, gagnant le jardin, s'alla remettre dans le même bois de lauriers où il s'etoit dejà mis, et où, preparant son courage à tout ce qui lui pourroit arriver, il attendit une occasion de sortir quand elle se presenteroit. Dom Manuel etoit entré dans la chambre de ses filles pour y prendre de la lumière et pour aller de là ouvrir la porte de son jardin aux officiers de la justice, qui y frappoient pour la faire ouvrir, parcequ'on leur avoit dit que dom Manuel avoit retiré dans sa maison un homme qui pouvoit être de ceux qui venoient de se battre dans la rue. Dom Manuel ne fit point de difficulté de les laisser chercher dans sa maison, croyant bien qu'ils ne feroient pas ouvrir sa chambre, et que le cavalier qu'ils cherchoient y etoit enfermé. Dom Sanche, voyant qu'il ne pouvoit eviter d'être trouvé par le grand nombre de sergens qui s'etoient repandus par le jardin, sortit du bois de lauriers où il etoit, et, s'approchant de dom Manuel, qui etoit fort surpris de le voir, lui dit à l'oreille qu'un cavalier d'honneur gardoit sa parole et n'abandonnoit jamais une personne qu'il avoit prise en sa protection. Dom Manuel pria le prevôt, qui etoit son ami, de lui laisser dom Sanche en sa garde, ce qui lui fut aisement accordé, et à cause de sa qualité, et parceque le blessé ne l'etoit pas dangereusement. La justice se retira, et dom Manuel ayant reconnu, par les mêmes discours qu'il avoit tenus à dom Sanche quand il le trouva et que ce cavalier lui redit, que c'etoit veritablement celui qu'il avoit reçu dans son jardin, ne douta point que l'autre ne fût quelque galant introduit dans sa maison par ses filles ou par Isabelle. Pour s'en eclaircir, il fit entrer dom Sanche de Sylva dans une chambre, et le pria d'y demeurer jusqu'à ce qu'il le vînt trouver. Il alla dans celle où il avoit laissé dom Juan de Peralte, à qui il feignit que son valet etoit entré en même temps que les officiers de la justice, et qu'il demandoit à parler à lui. Dom Juan savoit bien que son valet de chambre etoit fort malade et peu en etat de le venir trouver, outre qu'il ne l'eût pas fait sans son ordre quand il eût su où il etoit, ce qu'il ignoroit. Il fut donc fort troublé de ce que lui dit dom Manuel, à qui, à tout hasard, il repondit que son valet n'avoit qu'à l'aller attendre dans son logis. Dom Manuel le reconnut alors pour ce jeune gentilhomme indien qui faisoit tant de bruit dans Seville, et, etant bien informé de sa qualité et de son bien, resolut de ne le laisser point sortir de sa maison qu'il n'eût epousé celle de ses filles avec qui il auroit le moindre commerce. Il s'entretint quelque temps avec lui pour s'eclaircir davantage des doutes dont il avoit l'esprit agité. Isabelle, du pas de la porte, les vit parlant ensemble et l'alla dire à sa maîtresse. Dom Manuel entrevit Isabelle et crut qu'elle venoit de faire quelque message à dom Juan de la part de sa fille. Il le quitta pour courir après elle dans le temps que le flambeau qui eclairoit la chambre acheva de brûler et s'eteignit de lui-même.
Cependant que le vieillard ne trouve pas Isabelle où il la cherche, cette fille apprend à Dorothée et à Feliciane que dom Sanche etoit dans la chambre de leur père, et qu'elle les avoit vus parler ensemble. Les deux soeurs y coururent sur sa parole. Dorothée ne craignoit point de trouver son cher dom Sanche avec son père, resolue qu'elle etoit de lui confesser qu'elle l'aimoit et qu'elle en avoit eté aimée, et de lui dire à quelle intention elle avoit donné assignation à dom Juan. Elle entra donc dans la chambre, qui etoit sans lumière, et s'etant rencontrée avec dom Juan dans le temps qu'il en sortoit, elle le prit pour dom Sanche, l'arrêta par le bras, et lui parla en cette sorte: «Pourquoi me fuis-tu, cruel dom Sanche, et pourquoi n'as-tu pas voulu entendre ce que j'aurois pu repondre aux injustes reproches que tu m'as faits? J'avoue que tu ne m'en pourrois faire d'assez grands si j'etois aussi coupable que tu as en quelque façon sujet de le croire; mais tu sçais bien qu'il y a des choses fausses qui ont quelquefois plus d'apparence de verité que la verité même, et qu'elle se decouvre toujours avec le temps; donne-moi donc celui de te la faire voir en debrouillant la confusion où ton malheur et le mien, et peut-être celui de plusieurs autres, nous vient de mettre. Aide-moi à me justifier, et ne hasarde pas d'être injuste pour être trop precipité à me condamner devant que de m'avoir convaincue. Tu peux avoir ouï dire qu'un cavalier m'aime, mais as-tu ouï dire que je l'aime aussi? Tu peux l'avoir trouvé ici, car il est vrai que je l'y ai fait venir; mais quand tu sçauras à quel dessein je l'ai fait, je suis assurée que tu auras un cruel remords de m'avoir offensée lorsque je te donne la plus grande marque de fidelité que je te puis donner. Que n'est-il en ta presence, ce cavalier dont l'amour m'importune? Tu connoîtrois par ce que je lui dirois si jamais il a pu dire qu'il m'aimât, et si j'ai jamais voulu lire les lettres qu'il m'a ecrites. Mais mon malheur, qui me l'a toujours fait voir quand sa vue m'a pu nuire, m'empêche de le voir quand il me pourroit servir à te desabuser.»
Dom Juan eut la patience de laisser parler Dorothée sans l'interrompre, pour en apprendre encore davantage qu'elle ne lui en devoit decouvrir. Enfin, il alloit peut-être la quereller, quand dom Sanche, qui cherchoit de chambre en chambre le chemin du jardin, qu'il avoit manqué, et qui ouït la voix de Dorothée qui parloit à dom Juan, s'approcha d'elle avec le moindre bruit qu'il put et fut pourtant ouï de dom Juan et des deux soeurs. Dans ce même temps dom Manuel entra dans la même chambre avec de la lumière, que portoient devant lui quelques uns de ses domestiques. Les deux rivaux se virent et furent vus se regardant fierement l'un l'autre, la main sur la garde de leurs epées. Dom Manuel se mit au milieu d'eux et commanda à sa fille d'en choisir un pour mari, afin qu'il se battît contre l'autre. Dom Juan prit la parole et dit que, pour lui, il cedoit toutes ses pretentions, s'il en pouvoit avoir, au cavalier qu'il voyoit devant lui. Dom Sanche dit la même chose et ajouta que, puisque dom Juan avoit eté introduit chez dom Manuel par sa fille, il y avoit apparence qu'elle l'aimoit et en etoit aimée; que, pour lui, il mourroit mille fois plutôt que de se marier avec le moindre scrupule. Dorothée se jeta aux pieds de son père et le conjura de l'entendre. Elle lui conta tout ce qui s'etoit passé entre elle et dom Sanche de Sylva devant qu'il eût tué dom Diègue pour l'amour d'elle. Elle lui apprit que dom Juan de Peralte etoit ensuite devenu amoureux d'elle, le dessein qu'elle avoit eu de le desabuser et de lui proposer de demander sa soeur en mariage, et elle conclut que, si elle ne pouvoit persuader son innocence à dom Sanche, elle vouloit dès le jour suivant entrer dans un couvent pour n'en sortir jamais. Par sa relation les deux frères se reconnurent: dom Sanche se raccommoda avec Dorothée, qu'il demanda en mariage à dom Manuel; dom Juan lui demanda aussi Feliciane, et dom Manuel les reçut pour ses gendres avec une satisfaction qui ne se peut exprimer.
Aussitôt que le jour parut, dom Sanche envoya querir le marquis Fabio, qui vint prendre part en la joie de son ami. On tint l'affaire secrète jusqu'à tant que dom Manuel et le marquis eurent disposé un cousin, heritier de dom Diègue, à oublier la mort de son parent et à s'accommoder avec dom Sanche. Pendant la negociation, le marquis Fabio devint amoureux de la soeur de ce cavalier et la lui demanda en mariage. Il reçut avec beaucoup de joie une proposition si avantageuse à sa soeur, et dès lors se laissa aller à tout ce qu'on lui proposa en faveur de dom Sanche. Les trois mariages se firent en un même jour; tout y alla bien de part et d'autre, et même longtemps, ce qui est à considerer.
CHAPITRE XX.
De quelle façon le sommeil de Ragotin fut interrompu.
'agreable Inezille acheva de lire sa
nouvelle et fit regretter à tous, ses auditeurs
de ce qu'elle n'etoit pas plus
longue. Tandis qu'elle la lut, Ragotin,
qui, au lieu de l'ecouter, s'etoit mis à entretenir
son mari sur le sujet de la magie, s'endormit
dans une chaise basse où il etoit, ce que
l'operateur fit aussi. Le sommeil de Ragotin
n'etoit pas tout à fait volontaire, et s'il eût pu resister
aux vapeurs des viandes qu'il avoit mangées
en grande quantité, il eut été attentif par bienséance à
la lecture de la nouvelle d'Inezille. Il
ne dormoit donc pas de toute sa force, laissant
souvent aller sa tête jusqu'à ses genoux, et
la relevant, tantôt demi endormi, et tantôt se
reveillant en sursaut, comme on fait plus souvent
qu'ailleurs au sermon, quand on s'y ennuie.
Il y avoit un belier dans l'hôtellerie, à qui la canaille qui va et vient d'ordinaire en de semblables maisons avoit accoutumé de presenter la tête, les mains devant, contre lesquelles le belier prenoit sa course, et choquoit rudement de la sienne, je veux dire de sa tête, comme tous les beliers font de leur naturel. Cet animal alloit sur sa bonne foi par toute l'hôtellerie, et entroit même dans les chambres, où l'on lui donnoit souvent à manger. Il etoit dans celle de l'operateur dans le temps qu'Inezille lisoit sa nouvelle. Il aperçut Ragotin à qui le chapeau etoit tombé de la tête, et qui, comme je vous ai dejà dit, la haussoit et baissoit souvent. Il crut que c'etoit un champion qui se presentoit à lui pour exercer sa valeur contre la sienne. Il recula quatre ou cinq pas en arrière, comme l'on fait pour mieux sauter, et partant comme un cheval dans une carrière, alla heurter de sa tête armée de cornes celle de Ragotin, qui etoit chauve par en haut. Il la lui auroit cassée comme un pot de terre, de la force qu'il la choqua: mais, par bonheur pour Ragotin, il la prit dans le temps qu'il la haussoit, et ainsi ne fit que lui froisser superficiellement le visage. L'action du belier surprit tellement ceux qui la virent qu'ils en demeurèrent comme en extase, sans toutefois oublier d'en rire; si bien que le belier, qu'on faisoit toujours choquer plus d'une fois, put sans empêchement reprendre autant de champ qu'il lui en falloit pour une seconde course, et vint inconsiderement donner dans les genoux de Ragotin, dans le temps que, tout etourdi du choc du belier et le visage ecorché et sanglant en plusieurs endroits, il avoit porté ses mains à ses yeux, qui lui faisoient grand mal, ayant eté egalement foulés l'un et l'autre chacun de sa corne en particulier, parce-que celles du belier etoient entre elles à la même distance qu'etoient entre eux les yeux du malheureux Ragotin. Cette seconde attaque du belier les lui fit ouvrir, et il n'eut pas plutôt reconnu l'auteur de son dommage, qu'en la colère où il etoit il frappa de sa main fermée le belier par la tête, et se fit grand mal contre ses cornes. Il en enragea beaucoup, et encore plus d'ouïr rire toute l'assistance, qu'il querella en general, et sortit de la chambre en furie. Il sortoit aussi de l'hôtellerie, mais l'hôte l'arrêta pour compter, ce qui lui fut peut-être aussi fâcheux que les coups de cornes du belier.
FIN DE LA SECONDE PARTIE.
LE
ROMAN COMIQUE
DE
Mr SCARRON
TROISIÈME PARTIE.
A MONSIEUR
MONSIEUR BOULLIOUD
Ecuyer et Conseiller du Roi
en la senechaussée et siége presidial de Lyon
332.
ONSIEUR,
Je ne sçais si c'est vous donner une grande marque de mon respect que de vous interesser dans le bon ou dans le mauvais accueil que le public pourra faire à cet ouvrage. Comme je ne vous offre rien du mien, je ne devrois pas pretendre que vous me sçussiez gré de mon present, et, puisqu'il n'est peut-être pas digne de vous, il est encore à craindre que vous n'ayez point pour lui toute l'indulgence que j'oserai m'en promettre. En effet, Monsieur, vous pourriez bien vous faire le juge d'une chose dont je ne vous fais que le protecteur, et desavouer le dessein de celui qui vous la presente, si vous ne trouvez pas qu'elle merite votre approbation. Je l'expose beaucoup en l'exposant aux yeux d'un homme aussi sage et aussi eclairé que vous, et toute la bonne opinion que j'en ai conçue ne me persuade pas que vous en deveniez plus favorable à un Roman comique. Car enfin ce n'est pas dans ces sortes de livres que l'on recherche le solide ou le delicat; il semble qu'ils ne tiennent ordinairement ni de l'un ni de l'autre, et tout l'avantage que l'on se propose dans leur lecture, c'est d'y perdre assez agreablement quelques momens et de s'y delasser l'esprit d'une occupation ou plus importante ou plus serieuse. Ainsi, comme le vôtre ne s'attache qu'à ce qui a de la force ou de l'elevation, ne vous surprendrai-je point lorsque je vous demanderai votre aveu pour cette production d'un esprit enjoué, et que je l'autoriserai de votre nom pour la rendre recommandable? Non, Monsieur, il ne faut pas que vous condamniez d'abord ma liberté, ou (pour mieux dire) que vous desapprouviez ce temoignage public de ma reconnoissance; je vous ai de si singulières obligations et je suis à vous en tant de manières, qu'il me falloit satisfaire à tous ces devoirs, et joindre à mon ressentiment des marques de la fidèle passion que je vous ai vouée. Ce n'etoit pas repondre tout-à-fait à vos bontés que d'en conserver un juste souvenir; elles exigeoient de moi quelque chose de plus particulier, et je n'ai pas cru, enfin, pouvoir les reconnoître par une plus forte preuve de mon respect, dans l'impuissance où je me vois de les reconnoître autant que j'y suis sensible. Aussi osai-je me flatter que vous la recevrez de fort bonne grâce et qu'elle achèvera de vous persuader que l'on ne peut pas vous honorer avec plus de zèle ni avec une plus parfaite deference. Mais, Monsieur, après avoir agrée mon present, ne jugerez-vous pas favorablement de mon auteur, et le croirez-vous sans merite, puisque je ne doute presque plus que vous ne l'estimiez? Ses expressions sont naturelles, son style est aisé, ses aventures ne sont point mal imaginées, et, pour s'accommoder à son sujet, il etale partout un tour d'agrement qui lui tient lieu de force et de delicatesse. En un mot, il vient de fournir une carrière qu'un illustre de notre temps avoit laissée imparfaite, et il a fouillé jusque dans ses cendres, pour y reprendre son genie et pour nous le redonner après sa mort. C'est de la sorte que l'on peut parler des deux premiers volumes du Roman comique, et c'est dans ce troisième que M. Scarron revivra tout entier, ou du moins par la meilleure partie de lui-même. Il est peu de gens qui ne sçachent que cet homme eut un talent merveilleux pour tourner toutes choses au plaisant, et qu'il s'est rendu inimitable dans cette ingenieuse et charmante manière d'ecrire. Elle a eté reçue avec applaudissement de tout le monde; les esprits forts, qui s'offensent de tout ce qui semble opposé à une vertu sevère, n'ont pu s'empêcher de la goûter, et les moins raisonnables ont eté forcés de l'approuver malgré leur caprice 333. Si bien que vous me permettrez, Monsieur, d'esperer un heureux succès dans mon dessein, et de croire non seulement que ma liberté ne vous deplaira pas, mais même que vous appuierez avec joie la suite d'un ouvrage dont la reputation est si bien etablie. Après tout, ne sera-ce pas votre interêt plutôt que le mien? et depuis que de mes mains elle sera passée dans les vôtres, pourrez-vous la regarder que comme une chose qui est absolument à vous? Aussi n'aura-t-elle point de meilleur titre pour s'autoriser ou pour se produire avec avantage. Un magistrat d'un caractère tout à fait singulier, et qui, dans un âge si peu avancé, possède des lumières et des qualités que l'on admire, fera sa plus grande recommandation, et son aveu lui procurera celui de tous les esprits raisonnables. Mais, puisqu'elle peut servir à votre gloire et qu'elle publiera à son tour les bontés et le merite de son protecteur, souffrez qu'elle soit aujourd'hui un hommage que je vous rends et un temoignage eclatant de la respectueuse passion avec laquelle je me dois dire,
Monsieur,
Votre très humble, très obeissant et très obligé serviteur,A. OFFRAY.
Note 332: (retour) C'est peut-être Guillaume Bollioud (sic), qui succéda à son père Pierre Bollioud dans les charges d'auditeur de camp, de conseiller au parlement de Dombes et au présidial de Lyon, et qui fut également échevin en 1678 et 1679. Ces fonctions étoient pour ainsi dire héréditaires dans la famille. V. Pernety, Lyonn. dign. de mém. Cependant voici ce que m'écrit M. Péricaud aîné: «Je viens de recevoir de M. Belin, magistrat à Lyon, une lettre où se trouve le passage suivant: «Lettres de provisions du conseiller du roi à la Cour des Monnoies de Lyon, données à Paris, le 12 décembre 1720, à Jean-François Boullioud de Chanzieu, (Chanzieu, fief situé sur la paroisse d'Oullins, limitrophe de Saint-Genis-Laval), avocat, en remplacement de Claude Boullioud de Festans, son père, entré en fonctions le 22 mars 1706.» Un de mes amis possède la Suite d'Offray, Amst. 1705. On a ajouté â la main, sur la dédicace: «Bouilloud de Chanzieu, de Saint-Genis-Laval.» On trouve encore d'autres traces historiques de cette famille à Lyon.--En 1649, il y avoit un Pierre Scarron qui portoit le même titre de conseiller en la sénéchaussée et siége présidial de Lyon, et qui étoit en même temps aumônier du roi, chanoine et sacristain en l'église de Saint-Paul. Ce Pierre Scarron devoit être de la famille de notre auteur, laquelle étoit venue s'établir à Lyon, attirée par l'industrie de la ville, puis étoit allée se fixer à Paris, mais en conservant des liaisons avec Lyon et les Lyonnois.
Note 333: (retour) Boileau,--un de ces esprits forts dont parle Offray,--quoiqu'il condamnât sévèrement le genre adopté par Scarron, ne laissoit pas de se relâcher de sa rigueur en faveur du Roman comique. L'auteur de la Pompe funébre de M. Scarron (Paris, Ribou, 1660) fait prononcer l'éloge de l'écrivain burlesque, en guise de réparation d'honneur, par le poète satirique, et il lui fait dire que le défunt a été le plus galant et le plus agréable homme de son siècle.
AVIS AU LECTEUR.
ecteur, qui que tu sois, qui verras cette
troisième partie du Roman comique paroître
au jour après la mort de l'incomparable
Monsieur Scarron, auteur des deux
premières, ne t'etonne pas si un genie beaucoup au
dessous du sien a entrepris ce qu'il n'a pu achever.
Il avoit promis de te le faire voir revu, corrigé et
augmenté
334, mais la mort le prevint dans ce dessein
et l'empêcha de continuer les histoires du Destin et
de Leandre, non plus que celle de la Caverne, qu'il
fait paroître au Mans sans dire de quelle manière
elle et sa mère sortirent du château du baron de Sigognac,
et c'est sur quoi tu seras eclairci dans cette
troisième partie. Je ne doute point que l'on ne m'accuse
de temerité d'avoir voulu en quelque sorte donner
la perfection à l'ouvrage d'un si grand homme, mais
sçache que pour peu d'esprit que l'on ait, on peut bien
inventer des histoires fabuleuses telles que sont celles
qu'il nous a données dans les deux premières parties
de ce roman. J'avoue franchement que ce que tu y
verras n'est pas de sa force, et qu'il ne repond pas
ni au sujet ni à l'expression de son discours; mais
sçache du moins que tu y pourras satisfaire ta curiosité,
si tu en as assez pour desirer une conclusion
au dernier ouvrage d'un esprit si agreable et si ingenieux.
Au reste j'ai attendu longtemps à la donner
au public, sur l'avis que l'on m'avoit donné qu'un
homme d'un merite fort particulier y avoit travaillé
sur les Mémoires de l'auteur: s'il l'eût entrepris, il
auroit sans doute beaucoup mieux reussi que moi;
mais, après trois années d'attente sans en avoir rien
vu paroître, j'ai hasardé le mien, nonobstant la censure
des critiques. Je te le donne donc, tout defectueux
qu'il est, afin que, quand tu n'auras rien de
meilleur à faire, tu prennes la peine de le lire.
LE
ROMAN COMIQUE
TROISIÈME PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
Qui fait l'ouverture de cette troisième partie.
ous avez vu en la seconde partie de
ce roman le petit Ragotin, le visage
tout sanglant du coup que le belier lui
avoit donné quand il dormoit assis sur
une chaise basse dans la chambre des comediens,
d'où il etoit sorti si fort en colère que l'on
ne croyoit point qu'il y retournât jamais; mais
il etoit trop piqué de mademoiselle de l'Etoile,
et il avoit trop d'envie de sçavoir le succès de la
magie de l'operateur, ce qui l'obligea (après
s'être lavé la face) à retourner sur ses pas, pour
voir quel effet auroit la promesse del signore
Ferdinando Ferdinandi, qu'il crut avoir trouvé
en la personne d'un avocat qu'il rencontra et qui
alloit au palais. Il etoit si etourdi du coup du
belier, et avoit l'esprit si troublé de celui que
l'Etoile lui avoit donné au coeur sans y penser,
qu'il se persuada facilement que cet avocat etoit
l'operateur; aussi il l'aborda fort civilement et
lui tint ce discours: «Monsieur, je suis ravi d'une
si heureuse rencontre; je la cherchois avec tant
d'impatience que je m'en allois exprès à votre
logis pour apprendre de vous l'arrêt de ma vie ou
de ma mort. Je ne doute pas que vous n'ayez
employé tout ce que votre science magique vous
a pu suggerer pour me rendre le plus fortuné de
tous les hommes; aussi ne serai-je pas ingrat à
le reconnoître. Dites-moi donc si cette miraculeuse
Etoile me departira de ses benignes influences?»
L'avocat, qui n'entendoit rien en tout ce
beau discours, non plus que de raillerie, l'interrompit
aussitôt, et lui dit fort brusquement:
«Monsieur Ragotin, s'il etoit un peu plus tard,
je croirois que vous êtes ivre
335; mais il faut que
vous soyez fou tout à fait. Eh! à qui pensez-vous
parler? Que diable m'allez-vous dire de
magie et d'influence des astres? Je ne suis ni sorcier
ni astrologue; eh quoi! ne me connoissez-vous
pas?--Ah! monsieur, repartit Ragotin,
que vous êtes cruel! vous êtes si bien informé
de mon mal, et vous m'en refusez le remède!
Ah! je...» Il alloit poursuivre, quand l'avocat le
laissa là en lui disant: «Vous êtes un grand extravagant
pour un petit homme; adieu!» Ragotin
le vouloit suivre, mais il s'aperçut de sa méprise,
dont il fut bien honteux; aussi il ne s'en
vanta pas, et vous ne la liriez pas ici, si je ne
l'avois apprise de l'avocat même, qui s'en divertit
bien avec ses amis.
Note 335: (retour) D'un bout à l'autre du Roman comique, le petit avocat Ragotin nous est présenté comme un ivrogne fieffé, et en cela il ne dérogeoit pas aux habitudes de la plupart des avocats et hommes de loi d'alors. V. l'Adieu du plaideur à son argent (Var. histor. de Fournier, éd. Jannet, t. 2, p. 205), et aussi un passage des Grands jours tenus à Paris (id., t. 1, p. 196).
Ce petit fou continua son chemin, et alla au logis des comediens, où il ne fut pas plutôt entré qu'il ouït la proposition que la Caverne et le Destin faisoient de quitter la ville du Mans et de chercher quelque autre poste, ce qui le demonta si fort qu'il pensa tomber de son haut, et dont la chute n'eût pas eté perilleuse (quand cet accident lui fût arrivé) à cause de la modification 336 de son individu; mais ce qui l'acheva tout à fait, ce fut la resolution qui fut prise de dire adieu le lendemain à la bonne ville du Mans, c'est-à-dire à ses habitans, et notamment à ceux qui avoient eté leurs fidèles auditeurs, et de prendre la route d'Alençon à l'ordinaire 337, sur l'assurance qu'ils avoient eue que le bruit de peste qui avoit couru etoit faux. J'ai dit à l'ordinaire, car cette sorte de gens (comme beaucoup d'autres) ont leur cours limité, comme celui du soleil dans le Zodiaque. En ce pays-là ils viennent de Tours à Angers, d'Angers à la Flèche, de la Flèche au Mans, du Mans à Alençon, d'Alençon à Argentan ou à Laval, selon la route qu'ils prennent de Paris ou de Bretagne; quoi qu'il en soit, cela ne fait guère à notre roman. Cette deliberation ayant eté prise unanimement par les comediens et comediennes, ils se resolurent de representer le lendemain quelque excellente pièce, pour laisser bonne bouche à l'auditoire manceau. Le sujet n'en est pas venu à ma connoissance. Ce qui les obligea de quitter si promptement, ce fut que le marquis d'Orsé (qui avoit obligé la troupe à continuer la comedie) fut pressé de s'en aller en Cour; tellement que, n'ayant plus de bienfaiteur, et l'auditoire du Mans diminuant tous les jours, ils se disposèrent à en sortir. Ragotin voulut s'ingerer d'y former une opposition, apportant beaucoup de mauvaises raisons, dont il etoit toujours pourvu, auxquelles l'on ne fit nulle consideration, ce qui fâcha fort le petit homme, lequel les pria de lui faire au moins la grâce de ne sortir point de la province du Maine, ce qui etoit très facile, en prenant le jeu de paume qui est au faubourg de Mont-Fort, lequel en depend, tant au spirituel qu'au temporel, et que de là ils pourroient aller à Laval (qui est aussi du Maine), d'où ils se rendroient facilement en Bretagne, suivant la promesse qu'ils en avoient faite à monsieur de la Garouffière; mais le Destin lui rompit les chiens en disant que ce ne seroit point le moyen de faire affaires, car, ce mechant tripot etant, comme il est, fort eloigné de la ville et au deçà de la rivière, la belle compagnie ne s'y rendroit que rarement, à cause de la longueur du chemin; que le grand jeu de paume du marché aux moutons etoit environné de toutes les meilleures maisons d'Alençon, et au milieu de la ville; que c'etoit là où il se falloit placer, et payer plutôt quelque chose de plus que de ce malotru tripot de Mont-Fort, le bon marché duquel etoit une des plus fortes raisons de Ragotin; ce qui fut deliberé d'un commun accord, et qu'il falloit donner ordre d'avoir une charrette pour le bagage et des chevaux pour les demoiselles. La charge en fut donnée à Leandre, parce qu'il avoit beaucoup d'intrigues dans le Mans, où il n'est pas difficile à un honnête homme de faire en peu de temps des connoissances.
Le lendemain l'on representa la comedie, tragedie pastorale, ou tragicomedie, car je ne sais laquelle, mais qui eut pourtant le succès que vous pouvez penser. Les comediennes furent admirées de tout le monde. Le Destin y réussit à merveille, surtout au compliment duquel il accompagna leur adieu 338: car il temoigna tant de reconnoissance, qu'il exprima avec tant de douceur et de tendresse, qui furent suivies de tant de grands remerciments, qu'il charma toute la compagnie. L'on m'a dit que plusieurs personnes en pleurèrent, principalement des jeunes demoiselles qui avoient le coeur tendre. Ragotin en devint si immobile, que tout le monde etoit dejà sorti qu'il demeuroit toujours dans sa chaise, où il auroit peut-être encore demeuré, si le marqueur du tripot 339 ne l'eût averti qu'il n'y avoit plus personne, ce qu'il eut bien de la peine à lui faire comprendre. Il se leva enfin, et s'en alla dans sa maison, où il prit la resolution d'aller trouver les comediens de bon matin, pour leur decouvrir ce qu'il avoit sur le coeur et dont il s'en etoit expliqué à la Rancune et à l'Olive.
CHAPITRE II.
Où vous verrez le dessein de Ragotin.
es crieurs d'eau-de-vie n'avoient pas
encore reveillé ceux qui dormoient
d'un profond sommeil
340 (qui est souvent
interrompu par cette canaille,
qui est, à mon avis, la plus importune engeance
qui soit dans la république humaine) que Ragotin
etoit dejà habillé, à dessein d'aller proposer
à la troupe comique celui qu'il avoit fait d'y être
admis. Il s'en alla donc au logis des comediens
et comediennes, qui n'etoient pas encore levés
ni levées, ni même eveillés ni eveillées. Il eut la
discretion de les laisser reposer; mais il entra
dans la chambre où l'Olive etoit couché avec la
Rancune, lequel il pria de se lever, pour faire
une promenade jusques à la Couture
341, qui est une
très belle abbaye située au faubourg qui porte
le même nom, et qu'après ils iroient déjeuner à
la grande Etoile d'or, où il l'avoit fait apprêter.
La Rancune, qui etoit du nombre de ceux qui
aiment les repues franches, fut aussitôt habillé
que la proposition en fut faite; ce qui ne vous
sera pas difficile à croire, si vous considerez que
ces gens-là sont si accoutumes à s'habiller et
deshabiller derrière les tentes
342 du theâtre, sur
tout quand il faut qu'un seul acteur represente
deux personnages, que cela est aussitôt fait que
dit. Ragotin donc, avec la Rancune, s'acheminèrent
à l'abbaye de la Couture; il est à croire
qu'ils entrèrent dans l'église, où ils firent courte
prière, car Ragotin avoit bien d'autres choses
en tête. Il n'en dit pourtant rien à la Rancune
pendant le cours du chemin, jugeant bien qu'il
eût trop retardé le déjeuner, que la Rancune
aimoit beaucoup mieux que tous ses compliments.
Ils entrèrent dans le logis, où le petit
homme commença à crier de ce que l'on n'avoit
encore apporté les petits pâtés qu'il avoit commandés;
à quoi l'hôtesse (sans se bouger de
dessus le siége où elle etoit) lui repartit: «Vraiement,
monsieur Ragotin, je ne suis pas devine,
pour sçavoir l'heure que vous deviez venir ici;
à présent que vous y êtes, les pâtés y seront
bientôt. Passez à la salle où l'on a mis la nappe;
il y a un jambon, donnez dessus en attendant
le reste.» Elle dit cela d'un ton si gravement
cabaretique, que la Rancune jugea qu'elle avoit
raison, et, s'adressant à Ragotin, lui dit: «Monsieur,
passons deçà et buvons un coup en attendant.»
Ce qui fut fait. Ils se mirent à table, qui fut
un peu de temps après couverte, et ils dejeunèrent
à la mode du Mans, c'est à dire fort bien; ils
burent de même, et se le portèrent à la santé de
plusieurs personnes. Vous jugez bien, mon lecteur,
que celle de l'Etoile ne fut pas oubliée: le
petit Ragotin la but une douzaine de fois, tantôt
sans bouger de sa place, tantôt debout et le
chapeau à la main; mais la dernière fois il la but
à genoux et tête nue, comme s'il eût fait amende
honorable à la porte de quelque église. Ce fut
alors qu'il supplia très instamment la Rancune
de lui tenir la parole qu'il lui avoit donnée, d'être
son guide et son protecteur en une entreprise si
difficile, telle qu'etoit la conquête de mademoiselle
de l'Etoile. Sur quoi la Rancune lui repondit
à demi en colère, ou feignant de l'être: «Sçachez,
monsieur Ragotin, que je suis homme qui
ne m'embarque point sans biscuit, c'est-à-dire
que je n'entreprends jamais rien que je ne sois
assuré d'y reussir: soyez le de la bonne volonté
que j'ai de vous servir utilement. Je vous le dis
encore, j'en sais les moyens, que je mettrai en
usage quand il sera temps. Mais je vois un grand
obstacle à votre dessein, qui est notre depart; et
je ne vois point de jour pour vous, si ce n'est en
executant ce que je vous ai dejà dit une autre
fois, de vous resoudre à faire la comedie avec
nous. Vous y avez toutes les dispositions imaginables;
vous avez grande mine, le ton de voix
agréable, le langage fort bon et la mémoire encore
meilleure; vous ne ressentez point du tout
le provincial
3430, il semble que vous ayez passé
toute votre vie à la Cour: vous en avez si fort
l'air, que vous le sentez d'un quart de lieue.
Vous n'aurez pas représenté une douzaine de fois
que vous jetterez de la poussière aux yeux de
nos jeunes godelureaux, qui font tant les entendus
et qui seront obligés à vous céder les premiers
rôles, et après cela laissez-moi faire; car
pour le present (je vous l'ai dejà dit) nous
avons à faire à une etrange tête; il faut se menager
avec elle avec beaucoup d'adresse. Je sçais
bien qu'il ne vous en manque pas, mais un peu
d'avis ne gâte pas les choses. D'ailleurs raisonnons
un peu: si vous faisiez connoître votre
dessein amoureux avec celui d'entrer dans la
troupe, ce serait le moyen de vous faire refuser;
il faut donc cacher votre jeu.»
Note 340: (retour) Les crieurs d'eau-de-vie parcouroient les rues avant l'aube pour annoncer leur marchandise: «Elle amenoit pour tesmoins de cecy,--lisons-nous dans les Amours de Vertumne,--quelques crieurs d'eau-de-vie qui l'avoient trouvé en cet estat, lorsqu'ils avoient commencé d'aller par les rues, estant ceux qui sortoient le plus matin.» (Maison des jeux, 3e part.) Tallemant raconte que le baron de Clinchamp, à ce qu'on disoit, appeloit le matin un crieur d'eau-de-vie, qu'il forçoit, le pistolet à la main, de lui allumer un fagot pour se lever (Historiette de Clinchamp), et on lit une chose pareille dans la nouvelle d'Oudin intitulée: le Chevalier d'industrie.
Note 343: (retour) Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on se moque des provinciaux et que ce titre est regardé comme une espèce d'injure. Il devoit en être naturellement ainsi en un temps où Versailles et la cour étoient toute la France. On peut lire dans la Précieuse de l'abbé de Pure (2e v., p. 119-134) un portrait du provincial assez vivement touché. Molière a repris un sujet analogue dans Monsieur de Pourceaugnac et la Comtesse d'Escarbagnas: «Me prenez-vous pour une provinciale, madame!» dit la comtesse à Julie (VII). Le Chevræana dit que les provinciaux sont les singes de la cour, et ne paroissent jamais plus bêtes que quand ils sont travestis en hommes. Tallemant a beaucoup de traits à leur adresse. «Les provinciaux et les sots, écrit La Bruyère, sont toujours prêts à se fâcher... Il ne faut jamais hasarder la plaisanterie, même la plus douce et la plus permise, qu'avec des gens polis ou qui ont de l'esprit.» (De la société et de la cour.) Il y a aussi quelques épigrammes contre eux dans les vers de Boileau: «M. Tiercelin est gentil, dit-il dans une lettre à Costar, mais il est provincial.» Ce qui rappelle la phrase de Mademoiselle, dans ses Mémoires, en parlant de deux femmes de Lyon: «Elles sont bien faites et spirituelles, pour femmes de province»; et le vers de Regnard: «Elle a de fort beaux yeux, pour des yeux de province.» Chapelle et Bachaumont se sont également moqués des provinciaux en plus d'un endroit de leur voyage, et, par exemple, en parlant des précieuses de Montpellier; de même Fléchier, dans ses Grands jours d'Auvergne. Scarron y est revenu à plusieurs reprises dans son livre, entre autres, I, 8, et II, 17.
Le petit bout d'homme avoit eté si attentif au discours de la Rancune, qu'il en etoit tout à fait extasié, s'imaginant de tenir dejà (comme l'on dit) le loup par les oreilles, quand, se reveillant comme d'un profond sommeil, il se leva de table et passa de l'autre côté pour embrasser la Rancune, qu'il remercia en même temps et supplia de continuer, lui protestant qu'il ne l'avoit convié à dejeuner que pour lui declarer le dessein qu'il avoit de suivre son sentiment touchant la comedie, à quoi il etoit tellement resolu qu'il n'y avoit personne au monde qui l'en pût divertir; qu'il ne falloit que le faire sçavoir à la troupe et en obtenir la faveur de l'association, ce qu'il desiroit faire à la même heure. Ils comptèrent avec l'hôtesse; Ragotin paya, et, etant sortis, ils prirent le chemin du logis des comediens, qui n'etoit pas fort eloigné de celui où ils avoient dejeuné. Ils trouvèrent les demoiselles habillées; mais comme la Rancune eut ouvert le discours du dessein de Ragotin de faire la comedie, il en fut interrompu par l'arrivée d'un des fermiers du père de Leandre, qu'il lui envoyoit pour l'avertir qu'il étoit malade à la mort, et qu'il desiroit de le voir devant que de lui payer le tribut que tous les hommes lui doivent, ce qui obligea tous ceux de la troupe à conferer ensemble pour deliberer sur un evènement si inopiné. Leandre tira Angelique à part et lui dit que le temps etoit venu pour vivre heureux, si elle avoit la bonté d'y contribuer; à quoi elle repondit qu'il ne tiendroit jamais à elle, et toutes les choses que vous verrez au chapitre suivant.
CHAPITRE III.
Dessein de Leandre.--Harangue et reception
de Ragotin à la troupe comique.
es jesuites de la Flèche n'ayant rien
pu gagner sur l'esprit de Leandre pour
lui faire continuer ses etudes, et voyant
son assiduité à la comedie, jugèrent
aussitôt qu'il etoit amoureux de quelqu'une des
comediennes; en quoi ils furent confirmés quand,
après le depart de la troupe, ils apprirent qu'il
l'avoit suivie à Angers. Ils ne manquèrent pas
d'en avertir son père par un messager exprès,
et qui arriva en même temps que la lettre de
Leandre lui fut rendue, par laquelle il lui marquoit
qu'il alloit à la guerre et lui demandoit
de l'argent, comme il l'avoit concerté avec le
Destin quand il lui decouvrit sa qualité dans
l'hôtellerie où il etoit blessé. Son père, reconnoissant
la fourbe, se mit en une furieuse colère,
qui, jointe à une extrême vieillesse, lui
causa une maladie qui fut assez longue, mais
qui se termina pourtant par la mort, de laquelle
se voyant proche, il commanda à un de ses
fermiers de chercher son fils pour l'obliger
de se retirer auprès de lui, lui disant qu'il le
pourroit trouver en s'enquerant où il y avoit des
comediens (ce que le fermier sçavoit assez, car
c'etoit celui qui lui fournissoit de l'argent après
qu'il eut quitté le college); aussi, ayant apris qu'il
y en avoit une troupe au Mans, il s'y achemina, et
y trouva Leandre, comme vous avez vu au precedent
chapitre. Ragotin fut prié par tous ceux
de la troupe de les laisser conferer un moment
sur le sujet du fermier nouvellement arrivé; ce
qu'il fit, se retirant dans une autre chambre, où
il demeura avec l'impatience qu'on peut s'imaginer.
Aussitôt qu'il fut sorti, Leandre fit entrer
le fermier de son père, lequel leur declara l'etat
où il etoit et le desir qu'il avoit de voir son fils
devant que de mourir. Leandre demanda congé
pour y satisfaire, ce que tous ceux de la troupe
jugèrent très raisonnable. Ce fut alors que le
Destin declara le secret qu'il avoit tenu caché
jusque alors touchant la qualité de Leandre,
ce qu'il n'avoit appris qu'après le ravissement de
mademoiselle Angelique (comme vous avez vu
en la seconde partie de cette veritable histoire),
ajoutant qu'ils avoient bien pu s'apercevoir qu'il
n'agissoit pas avec lui, depuis qu'il l'avoit appris,
comme il faisoit auparavant, puisque même il
avoit pris un autre valet; que si quelquefois il
etoit contraint de lui parler en maître, c'etoit
pour ne le decouvrir pas; mais qu'à present il
n'etoit plus temps de le celer, tant pour desabuser
mademoiselle de la Caverne, qui n'avoit
pu ôter de son esprit que Leandre ne fût complice
de l'enlèvement de sa fille, ou peut-être
l'auteur, que pour l'assurer de l'amour sincère
qu'il lui portoit et pour laquelle il s'etoit reduit
à lui servir de valet, ce qu'il auroit continué
s'il n'eût eté obligé de lui declarer le secret,
lorsqu'il le trouva dans l'hôtellerie, quand il
alloit à la quête de mademoiselle Angelique. Et
tant s'en faut qu'il fût consentant à son enlèvement,
qu'ayant trouvé les ravisseurs, il avoit
hasardé sa vie pour la secourir; mais qu'il n'avoit
pu resister à tant de gens, qui l'avoient furieusement
blessé et laissé pour mort sur la place.
Tous ceux de la troupe lui demandèrent pardon
de ce qu'ils ne l'avoient pas traité selon sa qualité,
mais qu'ils etoient excusables, puisqu'ils
n'en avoient pas la connoissance. Mademoiselle
de l'Etoile ajouta qu'elle avoit remarqué beaucoup
d'esprit et de merite en sa personne, ce
qui l'avoit fait longtemps soupçonner quelque
chose, en quoi elle avoit eté comme confirmée
depuis son retour, à cela joint les lettres que la
Caverne lui avoit fait voir; mais que pourtant
elle ne savoit quel jugement en faire, le voyant
si soumis au service de son frère; mais qu'à
présent il n'y avoit pas lieu de douter de sa
qualité. Alors la Caverne prit la parole, et, s'adressant
à Leandre, lui dit: «Vraiment, monsieur,
après avoir connu, en quelque façon,
votre condition par le contenu des lettres que
vous ecriviez à ma fille, j'avois toujours un juste
sujet de me défier de vous, n'y ayant point
d'apparence que l'amour que vous dites avoir
pour elle fût legitime, comme le dessein que
vous aviez formé de la mener en Angleterre me
le temoigne assez. Et en effet, monsieur, quelle
apparence qu'un seigneur si relevé, comme vous
esperez d'être après la mort de monsieur votre
père, voulût songer à epouser une pauvre comedienne
de campagne? Je loue Dieu que le
temps est venu que vous pourrez vivre content
dans la possession de ces belles terres qu'il vous
laisse, et moi hors de l'inquiétude qu'à la fin vous
ne me jouassiez quelque mauvais tour.»
Leandre, qui s'etoit fort impatienté en écoutant ce discours de la Caverne, lui repondit: «Tout ce que vous dites, mademoiselle, que je suis sur le point de posseder, ne sauroit me rendre heureux, si je ne suis assuré en même temps de la possession de mademoiselle Angelique, votre fille; sans elle je renonce à tous les biens que la nature, ou plutôt la mort de mon père, me donne, et je vous declare que je ne m'en vais recueillir sa succession qu'à dessein de revenir aussitôt pour accomplir la promesse que je fais devant cette honorable compagnie de n'avoir jamais pour femme autre que mademoiselle Angelique, votre fille, pourvu qu'il vous plaise me la donner et qu'elle y consente, comme je vous en supplie très humblement toutes deux. Et ne vous imaginez pas que je la veuille emmener chez moi, c'est à quoi je ne pense point du tout: j'ai trouvé tant de charme en la vie comique que je ne m'en sçaurois distraire, et non plus que de me separer de tant d'honnêtes gens qui composent cette illustre troupe.» Après cette franche declaration, les comediens et comediennes, parlant tous ensemble, lui dirent qu'ils lui avoient de grandes obligations de tant de bonté, et que mademoiselle de la Caverne et sa fille seroient bien delicates si elles ne lui donnoient la satisfaction qu'il pretendoit. Angelique ne repondit que comme une fille qui dependoit de la volonté de sa mère, laquelle finit la conversation en disant à Leandre que, si à son retour il etoit dans les mêmes sentimens, il pouvoit tout esperer. Ensuite il y eut de grands embrassemens et quelques larmes jetées, les uns par un motif de joie et les autres par la tendresse, qui fait ordinairement pleurer ceux qui en sont si susceptibles qu'ils ne sçauroient s'en empêcher quand ils voient ou entendent dire quelque chose de tendre.
Après tous ces beaux complimens, il fut conclu que Leandre s'en iroit le lendemain, et qu'il prendroit un des chevaux que l'on avoit loués; mais il dit qu'il monteroit celui de son fermier, qui se serviroit du sien, qui le porteroit assez bien chez lui. «Nous ne prenons pas garde, dit le Destin, que M. Ragotin s'impatiente; il le faut faire entrer. Mais, à propos, n'y a-t-il personne qui sçache quelque chose de son dessein?» La Rancune, qui avoit demeuré sans parler, ouvrit la bouche pour dire qu'il le sçavoit, et que le matin il lui avoit donné à dîner pour lui declarer qu'il desiroit de s'associer à la troupe et faire la comedie, sans prétendre de lui être à charge, d'autant qu'il avoit assez de bien, qu'il aimoit autant le depenser en voyant le monde que de demeurer au Mans, à quoi il l'avoit fort persuadé. Aussitôt Roquebrune s'avança pour dire poetiquement qu'il n'etoit pas d'avis qu'on le reçût, en etant des poetes comme des femmes: quand il y en a deux dans une maison, il y en a une de trop; que deux poètes dans une troupe y pourroient exciter des tempêtes dont la source viendroit des contrariétés du Parnasse; d'ailleurs, que la taille de Ragotin etoit si defectueuse, qu'au lieu d'apporter de l'ornement au theâtre il en seroit deshonoré. «Et puis, quel personnage pourra-t-il faire? Il n'est pas capable des premiers rôles: M. le Destin s'y opposeroit, et l'Olive pour les seconds; il ne sçauroit representer un roi, non plus qu'une confidente, car il auroit aussi mauvaise mine sous le masque qu'à visage découvert; et partant je conclus qu'il ne soit pas reçu.--Et moi, repartit la Rancune, je soutiens qu'on le doit recevoir, et qu'il sera fort propre pour representer un nain 344, quand il en sera besoin, ou quelque monstre, comme celui de l'Andromède 345: cela sera plus naturel que d'en faire d'artificiels. Et quant à la declamation, je puis vous assurer que ce sera un autre Orphée qui attirera tout le monde après lui. Dernièrement, quand nous cherchions mademoiselle Angelique, l'Olive et moi, nous le rencontrâmes monté sur un mulet semblable à lui, c'est-à-dire petit. Comme nous marchions, il se mit à déclamer des vers de Pyrame avec tant d'emphase, que des passans qui conduisoient des ânes s'approchèrent du mulet et l'ecoutèrent avec tant d'attention qu'ils ôtèrent leurs chapeaux de leurs têtes pour le mieux ouïr, et le suivirent jusques au logis où nous nous arrêtâmes pour boire un coup. Si donc il a été capable d'attirer l'attention de ces âniers, jugez ce que ne feront pas ceux qui sont capables de faire le discernement des belles choses.»
Note 344: (retour) Dans les comédies, ou plutôt dans les farces, il y avoit souvent des rôles de nains ou de godenots,--celui du zani, par exemple.--Les nains étoient alors fort à la mode. Mademoiselle avoit une naine célèbre. (Loret, 4, p. 22.) La reine Anne d'Autriche en avoit reçu une de l'infante Claire-Eugénie. V. Tallem., Nains, naines.--Journal de Richelieu.
Note 345: (retour) Tragédie à machines, ou plutôt opéra, de P. Corneille (1650), qui eut un très grand succès, et dans lequel, au lieu de mettre l'événement principal en récit, il l'avoit mis en action, en montrant (III, 3) Persée combattant le monstre qui devoit dévorer Andromède. Le titre de l'édition de 1651, in-8, Rouen, porte: «...contenant... la description des monstres et des machines, et les paroles qui se chantent en musique.» C'est donc véritablement le premier opéra françois, puisque la pastorale d'Issy, de Perrin et de Cambert, qu'on cite ordinairement comme le premier, n'est que de 1659.
Cette saillie fit rire tous ceux qui l'avoient entendue, et l'on fut d'avis de faire entrer Ragotin pour l'entendre lui-même. On l'appela, il vint, il entra, et, après avoir fait une douzaine de reverences, il commença sa harangue en cette sorte: «Illustres personnages, auguste senat du Parnasse (il s'imaginoit sans doute d'être dans le barreau du presidial du Mans, où il n'étoit guère entré depuis qu'il y avoit été reçu avocat, ou dans l'Academie des Puristes) 346, l'on dit en commun proverbe que les mauvaises compagnies corrompent les bonnes moeurs, et, par un contraire, les bonnes dissipent les mauvaises et rendent les personnes semblables à ceux qui les composent.» Cet exorde si bien debité fit croire aux comediennes qu'il alloit faire un sermon, car elles tournèrent la tête et eurent beaucoup de peine à s'empêcher de rire. Quelque critique glosera peut-être sur ce mot de sermon; mais pourquoi Ragotin n'eût-il pas été capable d'une telle sottise, puisqu'il avoit bien fait chanter des chants d'eglise en serenade avec des orgues? Mais il continua: «Je me trouve si destitué de vertus, que je desire m'associer à votre illustre troupe pour en apprendre et pour m'y façonner, car vous êtes les interprètes des Muses, les echos vivans de leurs chers nourrissons, et vos merites sont si connus à toute la France que l'on vous admire jusques au-delà des poles. Pour vous, mesdemoiselles, vous charmez tous ceux qui vous considèrent, et l'on ne sçauroit ouïr l'harmonie de vos belles voix sans être ravi en admiration: aussi, beaux anges en chair et en os, tous les plus doctes poètes ont rempli leurs vers de vos louanges; les Alexandre et les Cesar n'ont jamais egalé la valeur de M. le Destin et des autres heros de cette illustre troupe. Il ne faut donc pas vous etonner si je desire avec tant de passion d'en accroître le nombre, ce qui vous sera facile si vous me faites l'honneur de m'y recevoir, vous protestant, au reste, de ne vous être point à charge, ni pretendre de participer aux emolumens du theâtre, mais seulement vous être très-humble et très-obeissant serviteur.» On le pria de sortir pour un moment, afin que l'on pût resoudre sur le sujet de sa harangue et y proceder avec les formes. Il sortit, et l'on commençoit d'opiner quand le poète se jeta à la traverse, pour former une seconde opposition. Mais il fut relancé par la Rancune, qui l'eût encore mieux poussé, s'il n'eût regardé son habit neuf, qu'il avoit acheté de l'argent qu'il lui avoit prêté. Enfin, il fut conclu qu'il seroit reçu pour être le divertissement de la compagnie. On l'appela, et quand il fut entré, le Destin prononça en sa faveur. L'on fit les ceremonies accoutumées: il fut ecrit sur le registre, prêta le serment de fidelité; l'on lui donna le mot avec lequel tous les comediens se reconnoissent 347, et il soupa ce soir-là avec toute la caravane.
Note 346: (retour) L'auteur veut sans doute désigner par là l'Académie françoise, qui se distinguoit, en effet, par le purisme exagéré de beaucoup de ses membres. V. la Requête du dictionn. de Ménage et la comédie des Académist. de Saint-Evremont. On peut consulter aussi le Rôle des présentat. faites aux grands jours de l'éloq. fr., de Sorel. (Var. hist. et litt., chez Jannet, 1er vol.)
Note 347: (retour) Cette espèce de franc-maçonnerie mystérieuse à laquelle il est fait ici allusion existoit réellement entre les comédiens d'alors, et elle semble avoir eu pour signe de reconnoissance un argot semblable dans sa substance, sinon de tous points, à celui que parloient les voleurs, et qui s'étoit continué jusqu'à la fin du siècle suivant. «A cette époque (c'est-à-dire à époque de la jeunesse de mademoiselle Clairon), lisons-nous dans les Mémoires de mademoiselle Dumesnil, les comédiens en avoient encore un (argot) comme les voleurs.» Et l'auteur en cite des exemples: «Cette dialecte, si je puis m'exprimer ainsi, continue-t-elle, étoit très abondante; elle comprenoit à peu près tout ce qui peut se dire en françois. Préville la jargonnoit encore à merveille.» (Edit. in-8, note de la p. 222.) Or, à ce que nous apprend M. Ed. Fournier, du temps de Préville, et à côté de lui, vivoit un très vieux comédien qui avoit joué avec Molière et qui relioit en quelque sorte sa troupe aux traditions du XVIIe siècle. C'étoit lui qui pouvoit avoir appris au célèbre acteur, dont l'apprentissage, du reste, s'étoit fait assez longtemps en province, cet argot qu'il parloit si bien.