Le Roman Comique
LE
ROMAN COMIQUE
DE
Mr SCARRON
DEUXIÈME PARTIE
A MADAME LA SURINTENDANTE 222.
ADAME,
Si vous êtes de l'humeur de monsieur le surintendant, qui ne prend pas plaisir à être loué, je vous fais mal ma cour en vous dediant un livre. On n'en dedie point sans louer 223, et, sans même vous dedier de livre, on ne peut parler de vous qu'on ne vous loue. Les personnes qui, comme vous, servent d'exemple au public, doivent souffrir les louanges de tout le monde, parce qu'on les leur doit. Il leur est même permis de se louer, parce qu'elles ne font rien que de louable; qu'elles doivent être aussi equitables pour elles-mêmes que pour les autres, et qu'on pardonneroit plutôt de n'être pas quelquefois modeste que de n'être pas toujours veritable. De mon naturel, sans avoir bien examiné si je suis juge competent de la reputation d'autrui, bonne ou mauvaise, j'exerce de tout temps une justice bien sevère sur tout ce qui merite de l'estime ou du blâme. Je punis une sottise bien averée, c'est-à-dire je la taille en pièces d'une rude manière; mais aussi je recompense magnifiquement le merite où je le trouve 224; je ne me lasse point d'en parler avec beaucoup de chaleur, et je me crois par là aussi bon ami, quoique inutile, que grand ennemi, quoique peu à craindre. C'est donc tout ce que vous pourriez faire, avec tout le pouvoir que vous avez sur moi, que de m'empêcher de vous donner des louanges autant que je le puis, si ce n'est autant que vous en meritez. Vous êtes belle sans être coquette; vous êtes jeune sans être imprudente, et vous avez beaucoup d'esprit sans ambition de le faire paroître. Vous êtes vertueuse sans rudesse, pieuse sans ostentation, riche sans orgueil, et de bonne maison sans mauvaise gloire 225. Vous avez pour mari un des plus illustres hommes du siècle, dont les honneurs et les emplois ne recompensent pas encore assez la vertu; qui est estimé de tout le monde et n'est haï de personne, et qui de tout temps a eu l'ame si grande qu'il ne s'est servi de son bien qu'à en faire comme s'il ne s'etoit reservé que l'esperance. Enfin, Madame, vous êtes parfaitement heureuse, et ce n'est pas la moindre de toutes les louanges qu'on vous peut donner, puisque le bonheur est un bien que le ciel ne donne pas toujours à ceux à qui, comme à vous, il a donné tous les autres. Après vous avoir dit à vous-même ce que tout le monde en dit, il faut que je m'acquitte d'une obligation particulière que je vous ai, et que je vous remercie de l'honneur que vous m'avez fait de me venir voir. Je proteste, Madame, que je ne l'oublierai jamais, et, quoique je reçoive souvent de pareilles faveurs de plusieurs personnes de condition de l'un et de l'autre sexe 226, que je n'ai jamais reçu de visite qui m'ait eté si agreable que la votre; aussi suis-je plus que personne du monde,
Madame,
Votre très humble et très obeissant serviteur,
SCARRON.
Note 222: (retour) «Cette madame Fouquet étoit soeur de Castille, père du père de madame de Guise; il s'appeloit Montjeu, étoit trésorier de l'épargne, et sa mère étoit fille du célèbre président Jeannin (Saint-Simon, ch. 150). Le surintendant Fouquet, «non moins surintendant des belles-lettres que des finances (Corn.)», Mécène en titre des écrivains, avec qui Scarron étoit déjà entièrement lié lorsqu'il n'étoit que procureur général, lui avoit fait une pension de 1600 livres pour remplacer celle de 500 écus qu'il recevoit de la reine, et que lui avoit retirée définitivement le cardinal après sa Mazarinade. Scarron lui-même nous a laissé le témoignage de ces actes de munificence dans les premières stances de Léandre et Héro, ode burlesque, et dans sa Lettre à***. Madame Scarron se lia très intimement avec la surintendante, et devint toute puissante auprès d'elle peu de temps après son mariage: l'amitié de Mme Fouquet et celle de Pélisson ne furent pas inutiles à Scarron pour lui attirer de nouveaux témoignages de générosité de la part du surintendant.
Note 223: (retour) Surtout à l'époque de Scarron, où l'art des dédicaces étoit devenu une industrie organisée de façon à rapporter le plus possible à l'auteur. V. Notes de l'art. Rangouze, Dict. de Bayle. Le grand Corneille n'a-t-il pas comparé à Auguste le financier Montauron? Ch. Sorel, dans l'Avertissement qui termine le premier volume de sa Science universelle, et dans Francion (ch. 11); Mademoiselle de Scudéry, dans ses Conversations sur divers sujets (t. 1); l'auteur anonyme de l'Histoire du poète Sibus (Rec. en prose de Sercy, t. 2); Furetière, en traçant, dans le Roman bourgeois, le modèle d'une épître dédicatoire au bourreau;--Scarron lui-même, en beaucoup d'endroits, entre autres dans l'Ode à Guillaume de Nassau, prince d'Orange, et dans la Dédicace de ses oeuvres burlesques à sa chienne Guillemette, qu'il écrivit sans doute,--il semble le faire entendre,--après un mécompte comme il en éprouva plus d'une fois, ont attaqué et raillé cet usage.
Note 224: (retour) Scarron se flatte comme il flattoit les autres; il fait sans doute allusion,--quand il parle de la magnifique récompense qu'il accorde au mérite,--à ses dédicaces et à ses nombreuses pièces de vers, où fourmillent les flatteries pour tout le monde;--quand il parle de la rude manière dont il taille en pièces tout ce qui mérite du blâme, à sa Mazarinade, à sa Baronade, etc. Il étoit extrêmement redouté pour son humeur satirique; Tallemant raconte que Chapelain réunissoit deux personnes pour leur envoyer un exemplaire de sa Pucelle; «mais, ajoute-t-il, à ceux qu'il craignoit, à des pestes, il leur en a donné un tout entier, comme à Scarron, à Boileau, à Furetière et autres» (Histor. de Chapel.). Du reste, bien ou mal exercée, cette justice étoit du goût des lecteurs, et l'empressement du public à acheter toutes les feuilles volantes signées du nom de Scarron pouvoit lui donner une assez grande portée. C'étoit en 1654, date du privilége de cette seconde partie, et en 1655, que Scaron publioit sa gazette burlesque, la Muse de la Cour, hebdomadaire et anonyme. V. Le burlesque malade, ou les Colporteurs affligez des nouvelles de la griève et perilleuse maladie de M. Scaron... Dialogue des deux compères gazetiers, Paris, 1660.
Note 226: (retour) Les logis qu'habita successivement Scarron, rue des Douze-Portes, au Marais, puis rue de la Tixeranderie, où il étoit venu s'établir récemment après une courte excursion dans la rue des Saints-Pères, étoient le rendez-vous et le centre de réunion non seulement de beaucoup de littérateurs, mais d'une foule de hauts personnages, comme le cardinal de Retz, et les petits-maîtres qui furent les héros de la Fronde, le maréchal d'Albret, le duc de Vivonne, le commandeur de Souvré, les comtes de Selles, du Lude et de Villarceaux, D'Elbène, Mata, Grammont, Châtillon, le marquis de la Sablière. Quelquefois même de grandes dames ne dédaignoient pas de se montrer chez le cul-de-jatte, telles que madame de la Sablière, la marquise de Sévigné, la comtesse de La Suze, la duchesse de Lesdiguières; mais il faut avouer qu'il y recevoit surtout soit des femmes de réputation équivoque, comme Marion Delorme et Ninon, soit des femmes auteurs, comme mademoiselle de Scudéry et madame Deshoulières.
LE
ROMAN COMIQUE
SECONDE PARTIE
CHAPITRE PREMIER,
Qui ne sert que d'introduction aux autres.
e soleil donnoit à plomb sur nos antipodes
et ne prêtoit à sa soeur qu'autant
de lumière qu'il lui en falloit pour
se conduire dans une nuit fort obscure.
Le silence regnoit sur toute la terre, si ce n'etoit
dans les lieux où se rencontroient des grillons,
des hiboux et des donneurs de serenades. Enfin
tout dormoit dans la nature, ou du moins tout
devoit dormir, à la reserve de quelques poètes
qui avoient dans la tête des vers difficiles à tourner,
de quelques malheureux amans, de ceux
qu'on appelle âmes damnées, et de tous les animaux,
tant raisonnables que brutes, qui cette
nuit-là avoient quelque chose à faire. Il n'est pas
necessaire de vous dire que le Destin etoit de
ceux qui ne dormoient pas, non plus que les
ravisseurs de mademoiselle Angelique, qu'il poursuivoit
autant que pouvoit galoper un cheval à
qui les nuages deroboient souvent la foible clarté
de la lune. Il aimoit tendrement mademoiselle
de la Caverne, parce qu'elle etoit fort aimable
et qu'il etoit assuré d'en être aimé, et sa
fille ne lui etoit pas moins chere; outre que
mademoiselle de l'Etoile, ayant de necessité à
faire la comedie, n'eût pu trouver en toutes les
caravanes des comediens de campagne deux comediennes
qui eussent plus de vertus que ces
deux-là. Ce n'est pas à dire qu'il n'y en ait de
la profession qui n'en manquent point; mais
dans l'opinion du monde, qui se trompe peut-être,
elles en sont moins chargées que de vieille
broderie et de fard.
Notre genereux comedien couroit donc après ces ravisseurs, plus fort et avec plus d'animosité que les Lapithes ne coururent après les Centaures 227. Il suivit d'abord une longue allée sur laquelle repondoit la porte du jardin par où Angelique avoit eté enlevée, et, après avoir galopé quelque temps, il enfila au hasard un chemin creux comme le sont la plupart de ceux du Maine 228. Ce chemin etoit plein d'ornières et de pierres, et, bien qu'il fît clair de lune, l'obscurité y etoit si grande que le Destin ne pouvoit faire aller son cheval plus vite que le pas. Il maudissoit interieurement un si mechant chemin, quand il se sentit sauter en croupe quelque homme ou quelque diable, qui lui passa les bras à l'entour du col. Le Destin eut grand'peur, et son cheval en fut si fort effrayé qu'il l'eût jeté par terre si le fantôme qui l'avoit investi, et qui le tenoit embrassé, ne l'eût affermi dans la selle. Son cheval s'emporta comme un cheval qui avoit peur, et le Destin le hâta à coups d'eperons sans savoir ce qu'il faisoit, fort mal satisfait de sentir deux bras nus à l'entour de son col et contre sa joue un visage froid qui souffloit à reprises à la cadence du galop du cheval. La carrière fut longue, parce que ce chemin n'etoit pas court. Enfin, à l'entrée d'une lande, le cheval modera sa course impetueuse et le Destin sa peur, car on s'accoutume à la longue aux maux les plus insupportables. La lune luisoit alors assez pour lui faire voir qu'il avoit un grand homme nu en croupe et un vilain visage auprès du sien. Il ne lui demanda point qui il etoit (je ne sais si ce fut par discretion). Il fit toujours continuer le galop à son cheval, qui etoit fort essoufflé; et, lorsqu'il l'esperoit le moins, le chevaucheur croupier se laissa tomber à terre et se mit à rire. Le Destin repoussa son cheval de plus belle, et, regardant derrière lui, il vit son fantôme qui couroit à toutes jambes vers le lieu d'où il etoit venu. Il a avoué depuis que l'on ne peut avoir plus de peur qu'il en eut. A cent pas de là il trouva un grand chemin qui le conduisit dans un hameau, dont il trouva tous les chiens eveillés, ce qui lui fit croire que ceux qu'il suivoit pouvoient y avoir passé. Pour s'en eclaircir, il fit ce qu'il put pour eveiller les habitans endormis de trois ou quatre maisons qui etoient sur le chemin. Il n'en put avoir audience et fut querellé de leurs chiens. Enfin, ayant ouï crier des enfants dans la dernière maison qu'il trouva, il en fit ouvrir la porte à force de menaces, et apprit d'une femme en chemise, qui ne lui parla qu'en tremblant, que les gendarmes avoient passé par leur village il n'y avoit pas longtemps, et qu'ils emmenoient avec eux une femme qui pleuroit bien fort et qu'ils avoient bien de la peine à faire taire. Il conta à la même femme la rencontre qu'il avoit faite de l'homme nu, et elle lui apprit que c'etoit un paysan de leur village qui etoit devenu fou et qui couroit les champs. Ce que cette femme lui dit de ces gens de cheval qui avoient passé par son hameau lui donna courage de passer outre et lui fit hâter le train de sa bête. Je ne vous dirai point combien de fois elle broncha et eut peur de son ombre. Il suffit que vous sachiez qu'il s'egara dans un bois, et que, tantôt ne voyant goutte et tantôt etant eclairé de la lune, il trouva le jour auprès d'une metairie, où il jugea à propos de faire repaître son cheval, et où nous le laisserons.
CHAPITRE II.
Des bottes.
ependant que le Destin couroit a tâtons
après ceux qui avoient enlevé Angelique,
la Rancune et l'Olive, qui
n'avoient pas si à coeur que lui cet enlevement,
ne coururent pas si vite que lui après
les ravisseurs, outre qu'ils etoient à pied. Ils
n'allèrent donc pas loin, et, ayant trouvé dans le
prochain bourg une hôtellerie qui n'etoit pas encore
fermée, ils y demandèrent à coucher. On
les mit dans une chambre où etoit dejà couché
un hôte, noble ou roturier, qui y avoit soupé, et
qui, ayant à faire diligence pour des affaires qui
ne sont pas venues à ma connoissance, faisoit
etat de partir à la pointe du jour. L'arrivée des
comediens ne servit pas au dessein qu'il avoit
d'être à cheval de bonne heure: car il en fut eveillé,
et peut-être en pesta-t-il en son ame; mais la
presence de deux hommes d'assez bonne mine
fut possible cause qu'il n'en temoigna rien. La
Rancune, qui etoit d'une accostante manière,
lui fit d'abord des excuses de ce qu'ils troubloient
son repos, et lui demanda ensuite d'où il venoit.
Il lui dit qu'il venoit d'Anjou et qu'il s'en alloit
en Normandie pour une affaire pressée. La Rancune,
en se deshabillant et pendant qu'on chauffoit
des draps, continuoit ses questions; mais
comme elles n'etoient utiles ni à l'un ni à l'autre,
et que le pauvre homme qu'on avoit eveillé n'y
trouvoit pas son compte, il le pria de le laisser
dormir. La Rancune lui en fit des excuses fort
cordiales, et en même temps, l'amour-propre
lui faisant oublier celui du prochain, il fit dessein
de s'approprier une paire de bottes neuves
qu'un garçon de l'hôtellerie venoit de rapporter
dans la chambre après les avoir nettoyées
229. L'Olive,
qui n'avoit alors autre envie que de bien
dormir, se jeta dans le lit, et la Rancune demeura
auprès du feu, non tant pour voir la fin
du fagot qu'on avoit allumé que pour contenter
la noble ambition d'avoir une paire de bottes
neuves aux depens d'autrui. Quand il crut l'homme
qu'il alloit voler bien et dûment endormi, il prit
ses bottes, qui etoient au pied de son lit, et, les
ayant chaussées à cru, sans oublier de s'attacher
les eperons, s'alla mettre, ainsi botté et eperonné
qu'il etoit, auprès de l'Olive. Il faut croire
qu'il se tint sur le bord du lit, de peur que ses
jambes armées ne touchassent aux jambes nues
de son camarade, qui ne se fût pas tu d'une si
nouvelle façon de se mettre entre deux draps, et
ainsi auroit pu faire avorter son entreprise.
Note 229: (retour) Rojas, dans son Viage entretenido, raconte des escroqueries semblables de ses deux compagnons les comédiens ambulants Rios et Solano, qui essaient de voler les tapisseries d'une auberge, se sauvent avec la recette, etc. Les Chroniques du Maine--et ce ne sont pas les seules--nous apprennent que les troupes d'acteurs nomades de bas étage, qui parcouroient sans cesse les villes et les bourgades, avoient souvent des démêlés avec la police.
Le reste de la nuit se passa assez paisiblement. La Rancune dormit, ou en fit le semblant. Les coqs chantèrent, le jour vint, et l'homme qui couchoit dans la chambre de nos comediens se fit allumer du feu et s'habilla. Il fut question de se botter: une servante lui presenta les vieilles bottes de la Rancune, qu'il rebuta rudement; on lui soutint qu'elles etoient à lui; il se mit en colère et fit une rumeur diabolique. L'hôte monta dans la chambre et lui jura, foi de maître cabaretier, qu'il n'y avoit point d'autres bottes que les siennes non seulement dans la maison, mais aussi dans le village, le curé même n'allant jamais à cheval 230. Là-dessus, il lui voulut parler des bonnes qualités de son curé, et lui conter de quelle façon il avoit eu sa cure, et depuis quand il la possedoit. Le babil de l'hôte acheva de lui faire perdre patience. La Rancune et l'Olive, qui s'etoient eveillés au bruit, prirent connoissance de l'affaire, et la Rancune exagera l'enormité du cas et dit à l'hôte que cela etoit bien vilain. «Je me soucie d'une paire de bottes neuves comme d'une savate, disoit le pauvre debotté à la Rancune; mais il y va d'une affaire de grande importance pour un homme de condition à qui j'aimerois moins avoir manqué qu'à mon propre père, et, si je trouvois les plus mechantes bottes du monde à vendre, j'en donnerais plus qu'on ne m'en demanderoit.» La Rancune, qui s'etoit mis le corps hors du lit, haussoit les epaules de temps en temps et ne lui repondoit rien, se repaissant les yeux de l'hôte et de la servante, qui cherchoient inutilement les bottes, et du malheureux qui les avoit perdues, qui cependant maudissoit sa vie et meditoit peut-être quelque chose de funeste, quand la Rancune, par une generosité sans exemple et qui ne lui etoit pas ordinaire, dit tout haut, en s'enfonçant dans son lit, comme un homme qui meurt d'envie de dormir: «Morbleu! Monsieur, ne faites plus tant de bruit pour vos bottes, et prenez les miennes, mais à condition que vous nous laisserez dormir, comme vous voulûtes hier que j'en fisse autant.» Le malheureux, qui ne l'etoit plus puisqu'il retrouvoit des bottes, eut peine à croire ce qu'il entendoit; il fit un grand galimatias de mauvais remercîment, d'un ton de voix si passionné que la Rancune eut peur qu'à la fin il ne le vînt embrasser dans son lit. Il s'ecria donc en colère, et jurant doctement: «Eh! morbleu! Monsieur, que vous êtes fâcheux, et quand vous perdez vos bottes, et quand vous remerciez ceux qui vous en donnent! Au nom de Dieu, prenez les miennes encore un coup, et je ne vous demande autre chose sinon que vous nous laissiez dormir, ou bien rendez-moi mes bottes et faites tant de bruit que vous voudrez.» Il ouvroit la bouche pour repliquer, quand la Rancune s'ecria: «Ah! mon Dieu! que je dorme ou que mes bottes me demeurent!» Le maître du logis, à qui une façon de parler si absolue avoit donné beaucoup de respect pour la Rancune, poussa hors de la chambre son hôte, qui n'en eût pas demeuré là, tant il avoit de ressentiment 231 d'une paire de bottes si genereusement donnée. Il fallut pourtant sortir de la chambre et s'aller botter dans la cuisine, et lors la Rancune se laissa aller au sommeil plus tranquillement qu'il n'avoit fait la nuit, sa faculté de dormir n'etant plus combattue du desir de voler des bottes et de la crainte d'être pris sur le fait. Pour l'Olive, qui avoit mieux employé la nuit que lui, il se leva de grand matin, et, s'etant fait tirer du vin, s'amusa à boire, n'ayant rien de meilleur à faire.
Note 230: (retour) Les bottes ne servoient proprement que pour cet usage. Le mot botte, dit Furetière, «signifie une chaussure de cuir dont on se sert quand on monte à cheval, tant pour y être plus ferme que pour se garantir des injures du temps.» (Dict.) V. encore Roman comique, l. 2, ch. 6. L'auteur des Loix de la galanterie mentionne comme une étrange nouveauté, dont il se moque, «que la mode est venue d'être botté, si l'on veut, six mois durant, sans monter à cheval». C'étoit là le grand ton depuis assez long-temps déjà, mais seulement dans la haute compagnie, et surtout à Paris. Cf. le Satyrique de la Court (Variétés hist. et litt., de M. Ed. Fournier, chez Jannet, t. 3, p. 250, 251); La grande propriété des bottes sans cheval (Id., t. 6, p. 29); et ce que dit Tallemant de cet usage, dans l'Histor. de M. d'Aumont. Les bottes étoient un des ornements les plus recherchés par ceux qui vouloient paroître, et on en étoit venu à être botté et éperonné même pour aller à pied. V. Baron de Fæneste, l. 1, ch. 2, p. 15, édit. Jannet; la Mode qui court à présent, 1613, in-12, p. 12; le Francion de Sorel, l. 10, p. 601 et suiv., éd. 1660.
Note 231: (retour) Ce mot veut dire ici reconnoissance, signification qu'il a souvent au XVIIe siècle, et même dans Racine:Tandis qu'autour de moi votre cour assemblée
Retentit des bienfaits dont vous m'avez comblée,
Est-il juste, seigneur, que seul, en ce moment,
Je demeure sans voix et sans ressentiment!
V. aussi l'Epître dédicat. d'Offray en tête de la troisième partie.
La Rancune dormit jusqu'à onze heures. Comme il s'habilloit, Ragotin entra dans la chambre; il avoit le matin visité les comediennes, et, mademoiselle de l'Etoile lui ayant reproché qu'elle ne le croyoit guère de ses amis, puisqu'il n'etoit pas de ceux qui couroient après sa compagne, il lui promit de ne retourner point dans le Mans qu'il n'en eût appris des nouvelles; mais, n'ayant pu trouver de cheval ni à louer ni à emprunter, il n'eût pu tenir sa promesse si son meunier ne lui eût prêté son mulet, sur lequel il monta sans bottes, et arriva, comme je vous viens de dire, dans le bourg où avoient couché les deux comediens. La Rancune avoit l'esprit fort present; il ne vit pas plutôt Ragotin en souliers qu'il crut que le hasard lui fournissoit un beau moyen de cacher son larcin, dont il n'etoit pas peu en peine. Il lui dit donc d'abord qu'il le prioit de lui prêter ses souliers et de vouloir prendre ses bottes, qui le blessoient à un pied à cause qu'elles etoient neuves. Ragotin prit le parti avec grande joie: car, en chevauchant son mulet, un ardillon qui avoit percé son bas, lui avoit fait regretter de n'être pas botté.
Il fut question de dîner. Ragotin paya pour les comediens et pour son mulet. Depuis son trebuchement, quand la carabine tira entre ses jambes, il fit serment de ne monter jamais sur un animal chevauchable sans prendre toutes ses sûretés. Il prit donc avantage pour monter sur sa bête; mais, avec toute sa précaution, il eut bien de la peine à se placer dans le bas du mulet. Son esprit vif ne lui permettoit pas d'être judicieux, et il avoit inconsiderement relevé les bottes de la Rancune, qui lui venoient jusqu'à la ceinture, et lui empêchoient de plier son petit jarret, qui n'etoit pas le plus vigoureux de la province. Enfin donc, Ragotin sur son mulet et les comediens à pied suivirent le premier chemin qu'ils trouvèrent, et, chemin faisant, Ragotin decouvroit aux comediens le dessein qu'il avoit de faire la comedie avec eux, leur protestant qu'encore qu'il fût assuré d'être bientôt le meilleur comedien de France, il ne pretendoit tirer aucun profit de son metier, qu'il vouloit le faire seulement par curiosité, et pour faire voir qu'il etoit né à tout ce qu'il vouloit entreprendre. La Rancune et l'Olive le fortifièrent dans sa noble envie, et, à force de le louer et de lui donner courage, le mirent en si belle humeur qu'il se prit à reciter de dessus son mulet des vers de Pyrame et Thisbé du poète Theophile 232. Quelques paysans, qui accompagnoient une charrette chargée et qui faisoient le même chemin, crurent qu'il prêchoit la parole de Dieu, le voyant declamer là comme un forcené. Tandis qu'il recita, ils eurent toujours la tête nue et le respectèrent comme un predicateur de grands chemins.
CHAPITRE III.
L'Histoire de la Caverne.
es deux comediennes que nous avons
laissées dans la maison où Angelique
avoit eté enlevée n'avoient pas dormi
davantage que le Destin. Mademoiselle
de l'Etoile s'etoit mise dans le même lit que la
Caverne, pour ne la laisser pas seule avec son
desespoir, et pour tâcher de lui persuader de ne
s'affliger pas tant qu'elle faisoit. Enfin, jugeant
qu'une affliction si juste ne manquoit pas de raisons
pour se defendre, elle ne les combattit plus
avec les siennes; mais, pour faire diversion, elle
se mit à se plaindre de sa mauvaise fortune aussi
fort que sa compagne faisoit de la sienne, et ainsi
l'engagea adroitement à lui conter ses aventures,
d'autant plus aisement que la Caverne ne pouvoit
souffrir alors que quelqu'un se dît plus malheureux
qu'elle. Elle s'essuya donc les larmes qui
lui mouilloient le visage en grande abondance,
et, soupirant une bonne fois pour n'avoir pas si tôt
à y retourner, elle commença ainsi son histoire:
Je suis née comedienne, fille d'un comedien, à qui je n'ai jamais ouï dire qu'il eût des parens d'autre profession que de la sienne. Ma mère etoit fille d'un marchand de Marseille, qui la donna à mon père en mariage pour le recompenser d'avoir exposé sa vie pour sauver la sienne qu'avoit attaquée à son avantage un officier des galères, aussi amoureux de ma mère qu'il en etoit haï. Ce fut une bonne fortune pour mon père: car on lui donna, sans qu'il la demandât, une femme jeune, belle et plus riche qu'un comedien de campagne ne la pouvoit esperer. Son beau-père fit ce qu'il put pour lui faire quitter sa profession, lui proposant et plus d'honneur et plus de profit dans celle de marchand; mais ma mère, qui etoit charmée de la comedie, empêcha mon père de la quitter. Il n'avoit point de repugnance à suivre l'avis que lui donnoit le père de sa femme, sçachant mieux qu'elle que la vie comique n'est pas si heureuse qu'elle le paroît. Mon père sortit de Marseille un peu après ses noces, emmena ma mère faire sa première campagne, qui en avoit plus grande impatience que lui, et en fit en peu de temps une excellente comedienne. Elle fut grosse dès la première année de son mariage, et accoucha de moi derrière le théâtre. J'eus un frère un an après, que j'aimois beaucoup et qui m'aimoit aussi. Notre troupe etoit composée de notre famille et de trois comediens, dont l'un etoit marié avec une comedienne qui jouoit les seconds rôles. Nous passions un jour de fête par un bourg de Perigort, et ma mère, l'autre comedienne et moi etions sur la charrette qui portoit notre bagage, et nos hommes nous escortoient à pied, quand notre petite caravane fut attaquée par sept ou huit vilains hommes, si ivres qu'ayant fait dessein de tirer en l'air un coup d'arquebuze pour nous faire peur, j'en fus toute couverte de dragées, et ma mère en fut blessée au bras. Ils saisirent mon père et deux de ses camarades, devant qu'ils se pussent mettre en defense, et les batirent cruellement. Mon frère et le plus jeune de nos comediens s'enfuirent, et depuis ce temps-là je n'ai pas ouï parler de mon frère. Les habitans du bourg se joignirent à ceux qui nous faisoient une si grande violence, et firent retourner notre charrette sur ses pas. Ils marchoient fièrement et à la hâte, comme des gens qui ont fait un grand butin et le veulent mettre en sûreté, et ils faisoient un bruit à ne s'entendre pas les uns les autres. Après une heure de chemin, ils nous firent entrer dans un château, où, aussitôt que nous fûmes entrés, nous ouïmes plusieurs personnes crier avec grande joie que les Bohemiens etoient pris. Nous reconnûmes par là qu'on nous prenoit pour ce que nous n'etions pas, et cela nous donna quelque consolation. La jument qui traînoit notre charrette tomba morte de lassitude, ayant eté trop pressée et trop battue. La comedienne à qui elle etoit, et qui la louoit à la troupe, en fit des cris aussi pitoyables que si elle eût vu mourir son mari. Ma mère en même temps s'evanouit de la douleur qu'elle sentoit en son bras, et les cris que je fis pour elle furent encore plus grands que ceux que la comedienne avoit faits pour la jument. Le bruit que nous faisions, et que faisoient les brutaux et les ivrognes qui nous avoient amenés, fit sortir d'une salle basse le seigneur du château, suivi de quatre ou cinq casaques ou manteaux rouges de fort mauvaise mine 233. Il demanda d'abord où etoient les voleurs de Bohemiens, et nous fit grand'peur. Mais, ne voyant entre nous que des personnes blondes 234, il demanda à mon père qui il etoit, et n'eut pas plutôt appris que nous etions de malheureux comediens, qu'avec une impetuosité qui nous surprit, et jurant de la plus furieuse façon que j'aie jamais ouï jurer, il chargea à grands coups d'epée ceux qui nous avoient pris, qui disparurent en un moment, les uns blessés, les autres fort effrayés. Il fit delier mon père et ses compagnons, commanda qu'on menât les femmes dans une chambre et qu'on mît nos hardes en lieu sûr. Des servantes se presentèrent pour nous servir, et dressèrent un lit à ma mère, qui se trouvoit fort mal de la blessure de son bras. Un homme qui avoit la mine d'un maître d'hôtel nous vint faire des excuses de la part de son maître de ce qui s'etoit passé. Il nous dit que les coquins qui s'etoient si malheureusement mépris avoient eté chassés, la plupart battus ou estropiés; que l'on alloit envoyer querir un chirurgien dans le prochain bourg pour panser le bras de ma mère, et nous demanda instamment si l'on ne nous avoit rien pris, nous conseillant de faire visiter nos hardes pour sçavoir s'il y manquoit quelque chose.
Note 234: (retour) Les Bohémiens ont la peau cuivrée et les cheveux noirs. Tallemant raconte dans une note (Histor. de Saint-Germain Beaupré) que madame Perrochel, une fois, chez madame de Rohan, voyant des portraits, demanda de qui ils étoient. «Des princesses de Bohême, lui dit-on.--Jésus! vous m'étonnez, répondit-elle: ils sont blancs comme neige.» Elle croyoit qu'il s'agissoit de Bohémiennes. Il parle en plusieurs autres endroits de leurs cheveux noirs comme d'un caractère bien connu de cette race. (Histor. de d'Alincourt, de M. du Bellay, roi d'Yvetot.)
A l'heure du souper on nous apporta à manger dans notre chambre; le chirurgien qu'on avoit envoyé chercher arriva; ma mère fut pansée et se coucha avec une violente fièvre. Le jour suivant, le seigneur du château fit venir devant lui les comediens. Il s'informa de la santé de ma mère, et dit qu'il ne vouloit pas la laisser sortir de chez lui qu'elle ne fût guerie. Il eut la bonté de faire chercher dans les lieux d'alentour mon frère et le jeune comedien qui s'etoient sauvés; ils ne se trouvèrent point, et cela augmenta la fièvre de ma mère. On fit venir d'une petite ville prochaine un medecin et un chirurgien plus experimenté que celui qui l'avoit pansée la première fois. Et enfin les bons traitemens qu'on nous fit nous firent bientôt oublier la violence qu'on nous avoit faite.
Ce gentilhomme chez qui nous etions etoit fort riche, plus craint qu'aimé dans tout le pays, violent dans toutes ses actions comme un gouverneur de place frontière 235, et qui avoit la reputation d'être vaillant autant qu'on le pouvoit être. Il s'appeloit le baron de Sigognac. Au temps où nous sommes, il seroit pour le moins un marquis, et en ce temps-là il etoit un vrai tyran de Perigord. Une compagnie de bohemiens qui avoient logé sur ses terres avoient volé les chevaux d'un haras qu'il avoit à une lieue de son château 236, et ses gens, qu'il avoit envoyés après, s'etoient mepris à nos depens, comme je vous ai dejà dit. Ma mère se guérit parfaitement, et mon père et ses camarades, pour se montrer reconnoissans, autant que de pauvres comediens pouvoient le faire, du bon traitement qu'on leur avoit fait, offrirent de jouer la comedie dans le château tant que le baron de Sigognac l'auroit agreable. Un grand page, âgé pour le moins de vingt-quatre ans, qui devoit être sans doute le doyen des pages du royaume, et une manière de gentilhomme suivant, apprirent les rôles de mon frère et du comedien qui s'etoit enfui avec lui. Le bruit se repandit dans le pays qu'une troupe de comediens devoient representer une comedie chez le baron de Sigognac. Force noblesse perigourdine y fut conviée; et, lorsque le page sçut son rôle, qui lui fut si difficile à apprendre qu'on fut contraint d'en couper et de le reduire à deux vers, nous representâmes Roger et Bradamante, du poète Garnier 237. L'assemblée etoit fort belle, la salle bien eclairée, le theâtre fort commode et la decoration accommodée au sujet. Nous nous efforçâmes tous de bien faire, et nous y reussîmes. Ma mère parût belle comme un ange, armée en amazone, et sortant d'une maladie qui l'avoit un peu pâlie, son teint eclata plus que toutes les lumières dont la salle etoit eclairée. Quelque grand sujet que j'aie d'être fort triste, je ne puis songer à ce jour-là que je ne rie de la plaisante façon dont le grand page s'acquitta de son rôle. Il ne faut pas que ma mauvaise humeur vous cache une chose si plaisante; peut-être que vous ne la trouverez pas telle, mais je vous assure qu'elle fit bien rire toute la compagnie et que j'en ai bien ri depuis, soit qu'il y eût veritablement de quoi en rire, ou que je sois de celles qui rient de peu de chose. Il jouoit le page du vieil duc Aymon, et n'avoit que deux vers à reciter en toute la pièce: c'est alors que ce vieillard s'emporte terriblement contre sa fille Bradamante de ce qu'elle ne veut point epouser le fils de l'empereur 238, etant amoureuse de Roger. Le page dit à son maître:
Monsieur, rentrons dedans, je crains que vous tombiez;
Vous n'êtes pas trop bien assuré sur vos pieds.
Ce grand sot de page, encore que son rôle fût aisé à retenir, ne laissa pas de le corrompre, et dit de fort mauvaise grâce et tremblant comme un criminel:
Monsieur, rentrons dedans, je crains que vous tombiez,
Vous n'êtes pas trop bien assuré sur vos jambes 239.
Note 235: (retour) La Relation des grands jours d'Auvergne, de Fléchier, nous montre quelles étoient les violences, les exactions, les tyrannies, des gentilshommes et gouverneurs, même dans les provinces centrales, comme l'Auvergne; il en devoit être ainsi à bien plus forte raison dans les provinces frontières, dont la situation donnoit plus de sécurité aux coupables, en cas de recherche. V., dans Tallemant, l'Histor. de Saint-Germain Beaupré, gouverneur de la Marche; du duc de Brézé, gouverneur de Brouage; du maréchal de la Meilleraye, gouverneur de Nantes, etc., etc.; et ce qu'il raconte, dans celle de M. d'Alincourt, de la mode despotique de certains gouverneurs de frontières. Ailleurs: «Ce fut alors, dit-il de Courtenan, gouverneur de Mantes, qu'il fit le petit tyran avec autant d'impunité que si c'eût été dans le Bigorre.» (Histor. de Courtenan.)
Note 236: (retour) On peut voir dans les Recherches de Pasquier le récit de la première apparition des Bohémiens aux portes de Paris, en 1427. Ils reparurent au XVIe siècle, plus nombreux que jamais, et furent condamnés au bannissement par les États de Blois en 1560. Au XVIIe siècle, leurs apparitions furent plus rares et leurs bandes moins nombreuses; mais ils continuèrent à signaler leur passage par des vols et des escroqueries, malgré un nouvel arrêt contre eux, prononcé, par le Parlement de Paris en 1612.
Note 237: (retour) Le vrai titre de la pièce est Bradamante, tragi-comédie, (1582): elle présente, en certaines scènes, comme le drame moderne, l'alliance du comique au sérieux (V. acte 2, sc. 2). Ce sujet étoit un de ceux que traitoient le plus souvent et le plus volontiers nos vieux poètes tragiques, comme l'attestent encore la Rodomontade de Méliglosse, la Mort de Roger et la Mort de Bradamante, par un anonyme (1622); la Bradamante de La Calprenède (1636), etc. On n'avoit pas eu beaucoup à retrancher au rôle du page La Roque pour le réduire à deux vers, car il n'en a que quatre ou cinq dans l'original; mais il avoit fallu plus d'industrie pour faire jouer par six comédiens une pièce qui renferme douze rôles d'hommes, sans parler des ambassadeurs.
Note 239: (retour) Les Mémoires de la princesse Palatine citent un exemple de distraction analogue, et encore plus plaisante, de la pari d'un acteur jouant, dans le Médecin malgré lui, le rôle de Géronte (Lettre du 8 mars 1701). Il seroit facile de réunir bon nombre d'autres anecdotes du même genre, plus ou moins authentiques.
Cette mauvaise rime surprit tout le monde. Le comedien qui faisoit le personnage d'Aymon s'en eclata de rire et ne put plus representer un vieillard en colère. Toute l'assistance n'en rit pas moins; et pour moi, qui avois la tête passée dans l'ouverture de la tapisserie pour voir le monde et pour me faire voir, je pensai me laisser choir à force de rire. Le maître de la maison, qui etoit de ces melancoliques qui ne rient que rarement et ne rient pas pour peu de chose, trouva tant de quoi rire dans le defaut de memoire de son page et dans sa mauvaise manière de reciter des vers qu'il pensa crever à force de se contraindre à garder un peu de gravité; mais enfin il falloit rire aussi fort que les autres, et ses gens nous avouèrent qu'ils ne lui en avoient jamais vu tant faire. Et, comme il s'etoit acquis une grande autorité dans le pays, il n'y eut personne de la compagnie qui ne rit autant ou plus que lui, ou par complaisance ou de bon courage.
«J'ai grand'peur, ajouta alors la Caverne, d'avoir fait ici comme ceux qui disent: «Je m'en vais vous faire un conte qui vous fera mourir de rire», et qui ne tiennent pas leur parole: car j'avoue que je vous ai fait trop de fête de celui de mon page.--Non, lui repondit l'Etoile, je l'ai trouvé tel que vous me l'aviez fait esperer. Il est bien vrai que la chose peut avoir paru plus plaisante à ceux qui la virent qu'elle ne le sera à ceux à qui on en fera le recit, la mauvaise action du page servant beaucoup à la rendre telle, outre que le temps, le lieu et la pente naturelle que nous avons à nous laisser aller au rire des autres peuvent lui avoir donné des avantages qu'elle n'a pu avoir depuis.»
La Caverne ne fit pas davantage d'excuses pour son conte, et, reprenant son histoire où elle l'avoit laissée: Après, continua-t-elle, que les acteurs et les auditeurs eurent ri de toutes les forces de leur faculté risible, le baron de Sigognac voulut que son page reparût sur le theatre pour y reparer sa faute, ou plutôt pour faire rire encore la compagnie; mais le page, le plus grand brutal que j'aie jamais vu, n'en voulut rien faire, quelque commandement que lui fît un des plus rudes maîtres du monde. Il prit la chose comme il etoit capable de la prendre, c'est-à-dire fort mal; et son deplaisir, qui ne devoit être que très leger, s'il eût eté raisonnable, nous causa depuis le plus grand malheur qui nous pouvoit arriver. Notre comedie eut l'applaudissement de toute l'assemblée. La farce divertit encore plus que la comedie, comme il arrive d'ordinaire partout ailleurs hors de Paris 240. Le baron de Sigognac et les autres gentilshommes ses voisins y prirent tant de plaisir qu'ils eurent envie de nous voir jouer encore; chaque gentilhomme se cotisa pour les comediens, selon qu'il eut l'ame liberale; le baron se cotisa le premier pour montrer l'exemple aux autres, et la comedie fut annoncée pour la premiere fête. Nous jouâmes un mois durant devant cette noblesse perigourdine, regalés à l'envi des hommes et des femmes, et même la troupe en profita de quelques habits demi-usés. Le baron nous faisoit manger à sa table; ses gens nous servoient avec empressement et nous disoient souvent qu'ils nous etoient obligés de la bonne humeur de leur maître, qu'ils trouvoient tout changé depuis que la comedie l'avoit humanisé. Le page seul nous regardoit comme ceux qui l'avoient perdu d'honneur, et le vers qu'il avoit corrompu et que tout le monde de la maison, jusqu'au moindre marmiton, lui recitoit à toute heure, lui etoit, toutes les fois qu'il en etoit persecuté, un cruel coup de poignard, dont enfin il resolut de se venger sur quelqu'un de notre troupe. Un jour que le baron de Sigognac avoit fait une assemblée de ses voisins et de ses paysans pour delivrer ses bois d'une grande quantité de loups qui s'y etoient adonnés, et dont le pays etoit fort incommodé, mon père et ses camarades y portèrent chacun une arquebuse, comme firent aussi tous les domestiques du baron. Le mechant page en fut aussi, et, croyant avoir trouvé l'occasion qu'il cherchoit d'executer le mauvais dessein qu'il avoit contre nous, il ne vit pas plutôt mon père et ses camarades separés des autres, qui rechargeoient leurs arquebuses et s'entrefournissoient l'un à l'autre de la poudre et du plomb, qu'il leur tira la sienne de derriere un arbre et perça mon malheureux père de deux balles. Ses compagnons, bien empêchés à le soutenir, ne songèrent point d'abord à courir après cet assassin, qui s'enfuit et depuis quitta le pays. A deux jours de là, mon père mourut de sa blessure. Ma mère en pensa mourir de deplaisir, en retomba malade, et j'en fus affligée autant qu'une fille de mon âge le pouvoit être. La maladie de ma mère tirant en longueur, les comediens et les comediennes de notre troupe prirent congé du baron de Sigognac et allèrent quelque part ailleurs chercher à se remettre dans une autre troupe. Ma mère fut malade plus de deux mois, et enfin elle se guerit, après avoir reçu du baron de Sigognac des marques de generosité et de bonté qui ne s'accordoient pas avec la reputation qu'il avoit dans le pays d'être le plus grand tyran qui se soit jamais fait craindre dans un pays où la plupart des gentilshommes se mêlent de l'être. Ses valets, qui l'avoient toujours vu sans humanité et sans civilité, etoient etonnés de le voir vivre avec nous de la manière la plus obligeante du monde. On eût pu croire qu'il etoit amoureux de ma mère; mais il ne parloit presque point à elle et n'entroit jamais dans notre chambre, où il nous faisoit servir à manger depuis la mort de mon père. Il est bien vrai qu'il envoyoit souvent sçavoir de ses nouvelles. On ne laissa pas d'en medire dans le pays, ce que nous sçûmes depuis. Mais ma mère, ne pouvant demeurer plus longtemps avec bienseance dans le château d'un homme de cette condition-là, avoit dejà songé à en sortir et avoit fait dessein de se retirer à Marseille chez son père. Elle le fit donc sçavoir au baron de Sigognac, le remercia de tous les bienfaits que nous en avions reçus, et le pria d'ajouter à toutes les obligations qu'elle lui avoit dejà celle de lui faire avoir des montures pour elle et pour moi jusqu'à je ne sçais quelle ville, et une charrette pour porter notre petit bagage, qu'elle vouloit tâcher de vendre au premier marchand qu'elle trouveroit, si peu qu'on lui en voulût donner. Le baron parut fort surpris du dessein de ma mère, et elle ne fut pas peu surprise de n'avoir pu tirer de lui ni un consentement ni un refus.
Note 240: (retour) L'usage étoit, à l'époque où se passe l'histoire de la Caverne, d'accompagner les grandes pièces d'une farce pour varier l'amusement; cette coutume se perdit un peu plus tard, au moins à Paris. «Aujourd'hui la farce est comme abolie», dit Scarron lui-même (2e part., ch. 8). Quand Molière vint s'établir à Paris avec sa troupe, en 1658, l'hôtel de Bourgogne y avoit complétement renoncé, et ce fut lui qui la rétablit d'abord devant le roi, puis pour le public. (Grimarest, Vie de Molière.--Préf. des oeuv. de Molière, éd. 1682.) Mais cet usage subsista encore quelque temps en province, où, d'ailleurs, la plupart des acteurs réussissoient beaucoup mieux dans la farce que dans la comédie, comme ceux que Fléchier vit à Clermont pendant les grands jours, «qui estropioient Corneille, dit-il, mais qui représentoient assez bien le burlesque.»
Le jour d'après, le curé d'une des paroisses dont il etoit seigneur nous vint voir dans notre chambre. Il etoit accompagné de sa nièce, une bonne et agreable fille avec qui j'avois fait une grande connoissance. Nous laissâmes son oncle et ma mère ensemble et allâmes nous promener dans le jardin du château. Le curé fut long-temps en conversation avec ma mère et ne la quitta qu'à l'heure du souper. Je la trouvai fort rêveuse; je lui demandai deux ou trois fois ce qu'elle avoit, sans qu'elle me repondît. Je la vis pleurer, et je me mis à pleurer aussi. Enfin, après m'avoir fait fermer la porte de la chambre, elle me dit, pleurant encore plus fort qu'elle n'avoit fait, que ce curé lui avoit appris que le baron de Sigognac etoit eperdument amoureux d'elle, et lui avoit de plus assuré qu'il l'estimoit si fort qu'il n'avoit jamais osé lui dire ou lui faire dire qu'il l'aimât qu'en même temps il ne lui offrît de l'epouser. En achevant de parler, ses soupirs et ses sanglots la pensèrent suffoquer. Je lui demandai encore une fois ce qu'elle avoit. «Quoi! ma fille! me dit-elle, ne vous en ai-je pas assez dit, pour vous faire voir que je suis la plus malheureuse personne du monde?» Je lui dis que ce n'etoit pas un si grand malheur à une comedienne que de devenir femme de condition. «Ha! pauvre petite, me dit-elle, que tu parles bien comme une jeune fille sans experience! S'il trompe ce bon curé pour me tromper, ajouta-t-elle; s'il n'a pas dessein de m'epouser comme il me le veut faire accroire, quelles violences ne dois-je pas craindre d'un homme tout à fait esclave de ses passions! S'il veut veritablement m'epouser et que j'y consente, quelle misère dans le monde approchera de la mienne quand sa fantaisie sera passée, et combien pourra-t-il me haïr s'il se repent un jour de m'avoir aimée! Non, non, ma fille, la bonne fortune ne me vient pas chercher comme tu penses; mais un effroyable malheur, après m'avoir ôté un mari qui m'aimoit et que j'aimois, m'en veut donner un par force qui peut-être me haïra et m'obligera à le haïr.» Son affliction, que je trouvois sans raison, augmenta si fort sa violence qu'elle pensa etouffer pendant que je lui aidai à se deshabiller. Je la consolois du mieux que je pouvois, et je me servois contre son deplaisir de toutes les raisons dont une fille de mon âge etoit capable, n'oubliant pas à lui dire que la manière obligeante et respectueuse dont le moins caressant de tous les hommes avoit toujours vecu avec nous me sembloit de bon presage, et surtout le peu de hardiesse qu'il avoit eue à declarer sa passion à une femme d'une profession qui n'inspire pas toujours le respect. Ma mère me laissa dire tout ce que je voulus, se mit au lit fort affligée et s'y affligea toute la nuit au lieu de dormir. Je voulus resister au sommeil; mais il fallut se rendre, et je dormis autant qu'elle dormit peu. Elle se leva de bonne heure, et quand je m'eveillai je la trouvai habillée et assez tranquille. J'etois bien en peine de sçavoir quelle résolution elle avoit prise: car, pour vous dire la verité, je flattois mon imagination de la future grandeur où j'esperois de voir arriver ma mère si le baron de Sigognac parloit selon ses veritables sentimens, et si ma mère pouvoit reduire les siens à lui accorder ce qu'il vouloit obtenir d'elle. La pensée d'ouïr appeler ma mère madame la baronne occupoit agreablement mon esprit, et l'ambition s'emparoit peu à peu de ma jeune tête.
La Caverne contoit ainsi son histoire, et l'Etoile l'ecoutoit attentivement, quand elles ouïrent marcher dans leur chambre, ce qui leur sembla d'autant plus etrange qu'elles se souvenoient fort bien d'avoir fermé leur porte au verrou. Cependant elles entendoient toujours marcher. Elles demandèrent qui etoit là. On ne leur repondit rien, et un moment après la Caverne vit au pied du lit, qui n'etoit point fermé, la figure d'une personne qu'elle ouït soupirer, et qui, s'appuyant sur le pied du lit, lui pressa les pieds. Elle se leva à demi pour voir de plus près ce qui commençoit à lui faire peur, et, resolue à lui parler, elle avança la tête dans la chambre, et ne vit plus rien. La moindre compagnie donne quelquefois de l'assurance, mais quelquefois aussi la peur ne diminue pas pour être partagée. La Caverne s'effraya de n'avoir rien vu, et l'Etoile s'effraya de ce que la Caverne s'effrayoit. Elles s'enfoncèrent dans leur lit, se couvrirent la tête de leur couverture et se serrèrent l'une contre l'autre, ayant grand'peur, et ne s'osant presque parler. Enfin la Caverne dit à l'Etoile que sa pauvre fille etoit morte et que c'etoit son âme qui etoit venue soupirer auprès d'elle. L'Etoile alloit peut-être lui repondre, quand elles entendirent encore marcher dans la chambre. L'Etoile s'enfonça encore plus avant dans le lit qu'elle n'avoit fait, et la Caverne, devenue plus hardie par la pensée qu'elle avoit que c'etoit l'ame de sa fille, se leva encore sur son lit comme elle avoit fait, et, voyant encore paroître la même figure qui soupiroit encore et s'appuyoit sur ses pieds, elle avança la main et en toucha une fort velue qui lui fit faire un cri effroyable et la fit tomber sur le lit à la renverse. Dans le même temps elles ouïrent aboyer dans leur chambre, comme quand un chien a peur la nuit de ce qu'il rencontre. La Caverne fut encore assez hardie pour regarder ce que c'etoit, et alors elle vit un grand levrier qui aboyoit contre elle. Elle le menaça d'une voix forte, et il s'enfuit en aboyant vers un coin de la chambre, où il disparut. La courageuse comedienne sortit hors du lit, et, à la clarté de la lune qui perçoit les fenetres, elle decouvrit, au coin de la chambre où le fantôme levrier avoit disparu, une petite porte d'un petit escalier derobé. Il lui fut aisé de juger que c'etoit un levrier de la maison qui etoit entré par là dans leur chambre. Il avoit eu envie de se coucher sur leur lit, et, ne l'osant faire sans le consentement de ceux qui y etoient couchés, avoit soupiré en chien, et s'etoit appuyé des jambes de devant sur le lit, qui etoit haut sur les siennes, comme sont tous les lits à l'antique, et s'etoit caché dessous quand la Caverne avança la tête dans la chambre la première fois. Elle n'ôta pas d'abord à l'Etoile la croyance qu'elle avoit que c'etoit un esprit, et fut long-temps à lui faire comprendre que c'etoit un levrier. Tout affligée qu'elle etoit, elle railla sa compagne de sa poltronnerie, et remit la fin de son histoire à quelque autre temps que le sommeil ne leur seroit pas si necessaire qu'il leur etoit alors. La pointe du jour commençoit à paroître; elles s'endormirent, et se levèrent sur les dix heures, qu'on les vint avertir que le carrosse qui les devoit mener au Mans etoit prêt de partir quand elles voudroient.
CHAPITRE IV.
Le Destin trouve Leandre.
e Destin cependant alloit de village en
village, s'informant de ce qu'il cherchoit
et n'en apprenant aucunes nouvelles.
Il battit un grand pays, et ne
s'arrêta point que sur les deux ou trois heures,
que sa faim et la lassitude de son cheval le firent
retourner dans un gros bourg qu'il venoit de
quitter. Il y trouva une assez bonne hôtellerie,
parce qu'elle etoit sur le grand chemin, et n'oublia
pas de s'informer si on n'avoit point ouï
parler d'une troupe de gens de cheval qui enlevoient
une femme. «Il y a un gentilhomme là-haut
qui vous en peut dire des nouvelles, dit le
chirurgien du village, qui se trouva là; je crois,
ajouta-t-il, qu'il a eu quelques demêlés avec eux
et en a eté maltraité. Je lui viens d'appliquer un
cataplasme anodin et resolutif sur une tumeur
livide qu'il a sur les vertèbres du col, et je lui ai
pansé une grande plaie qu'on lui a faite à l'occiput.
Je l'ai voulu saigner, parce qu'il a le corps
tout couvert de contusions, mais il n'a pas voulu;
il en a pourtant bien besoin. Il faut qu'il ait fait
quelque lourde chute et qu'il ait eté excedé de
coups.» Ce chirurgien de village prenoit tant de
plaisir à debiter les termes de son art qu'encore
que le Destin l'eût quitté et qu'il ne fût ecouté
de personne, il continua longtemps le discours
qu'il avoit commencé
241, jusqu'à tant que l'on le
vint querir pour saigner une femme qui se mouroit
d'une apoplexie.
Note 241: (retour) Molière n'est pas le seul ni le premier qui se soit moqué des médecins d'alors. Indépendamment de Boileau, et de La Fontaine, Scarron, dans ce passage et dans plusieurs autres (V. l. 1, ch. 14, p. 128; l. 2, ch. 9); Barclay, dans Euphormion; Cyrano de Bergerac dans sa Lettre contre les médecins, etc., l'ont fait presque dans les mêmes termes que Molière. On peut voir ce qu'en dit La Bruyère (De quelques usages). Cf. aussi l'Ombre de Molière, comédie de Brécourt, 1674, etc., etc. Les médecins se discréditoient eux-mêmes par leurs querelles et leurs discussions, et, en se traitant entre eux de charlatans et d'imposteurs, ils apprenoient aux autres à les traiter de même. V. Lettres de Gui-Patin.
Cependant le Destin montoit dans la chambre de celui dont le chirurgien lui avoit parlé. Il y trouva un jeune homme bien vêtu, qui avoit la tête bandée, et qui s'etoit couché sur un lit pour reposer. Le Destin lui voulut faire des excuses de ce qu'il etoit entré dans sa chambre devant que d'avoir sceu s'il l'auroit agreable: mais il fut bien surpris quand, aux premières paroles de son compliment, l'autre se leva de son lit et le vint embrasser, se faisant connoître à lui pour son valet Leandre, qui l'avoit quitté depuis quatre ou cinq jours sans prendre congé de lui, et que la Caverne croyoit être le ravisseur de sa fille. Le Destin ne sçavoit de quelle façon il lui devoit parler, le voyant bien vêtu et de fort bonne mine. Pendant qu'il le considera, Leandre eut le temps de se rassurer, car il avoit paru d'abord fort interdit. «J'ai beaucoup de confusion, dit-il au Destin, de n'avoir pas eu pour vous toute la sincerité que je devois avoir, vous estimant comme je fais; mais vous excuserez un jeune homme sans experience, qui, devant que de vous bien connoître, vous croyoit fait comme le sont d'ordinaire ceux de votre profession, et qui n'osoit pas vous confier un secret d'où depend tout le bonheur de sa vie.» Le Destin lui dit qu'il ne pouvoit sçavoir que de lui-même en quoi il lui avoit manqué de sincerité. «J'ai bien d'autres choses à vous apprendre, si peut-être vous ne les sçavez dejà, lui repondit Leandre; mais auparavant il faut que je sçache ce qui vous amène ici.» Le Destin lui conta de quelle façon Angelique avoit été enlevée; il lui dit qu'il couroit après ses ravisseurs, et qu'il avoit appris, en entrant dans l'hôtellerie, qu'il les avoit trouvés et lui en pourroit apprendre des nouvelles. «Il est vrai que je les ai trouvés, lui repondit Leandre en soupirant, et que j'ai fait contre eux ce qu'un homme seul pouvoit faire contre plusieurs; mais, mon epée s'etant rompue dans le corps du premier que j'ai blessé, je n'ai pu rien faire pour le service de mademoiselle Angelique, ni mourir en la servant, comme j'etois resolu à l'un ou à l'autre evenement. Ils m'ont mis en l'etat où vous me voyez. J'ai été etourdi du coup d'estramaçon que j'ai reçu sur la tête; ils m'ont cru mort, et ont passé outre à grand hâte. Voilà tout ce que je sçais de mademoiselle Angelique. J'attends ici un valet qui vous en apprendra davantage: il les a suivis de loin, après m'avoir aidé à reprendre mon cheval, qu'ils m'ont peut-être laissé à cause qu'il ne valoit pas grand chose.» Le Destin lui demanda pourquoi il l'avoit quitté sans l'en avertir, d'où il venoit et qui il etoit, ne doutant plus qu'il ne lui eût caché son nom et sa condition. Leandre lui avoua qu'il en etoit quelque chose, et, s'etant recouché à cause que les coups qu'il avoit reçus lui faisoient beaucoup de douleur, le Destin s'assit sur le pied du lit, et Leandre lui dit ce que vous allez lire dans le suivant chapitre.
CHAPITRE V.
Histoire de Leandre.
e suis un gentilhomme d'une maison
assez connue dans la province. J'espère
un jour d'avoir pour le moins
douze mille livres de rente, pourvu
que mon père meure: car, encore qu'il y ait
quatre-vingts ans qu'il fait enrager tous ceux qui
dependent de lui ou qui ont affaire à lui, il se
porte si bien qu'il y a plus à craindre pour moi
qu'il ne meure jamais qu'à esperer que je lui
succède un jour en trois fort belles terres qui sont
tout son bien. Il me veut faire conseiller au Parlement
de Bretagne contre mon inclination, et
c'est pour cela qu'il m'a fait etudier de bonne
heure. J'etois ecolier à la Flèche quand votre
troupe y vint representer. Je vis mademoiselle
Angelique, et j'en devins tellement amoureux que
je ne pus plus faire autre chose que de l'aimer.
Je fis bien davantage, j'eus l'assurance de lui
dire que je l'aimois; elle ne s'en offensa point;
je lui écrivis, elle reçut ma lettre et ne m'en fit
pas plus mauvais visage. Depuis ce temps-là une
maladie qui fit garder la chambre à mademoiselle
de la Caverne, pendant que vous fûtes à la Flèche,
facilita beaucoup les conversations que sa
fille et moi eûmes ensemble. Elle les auroit sans
doute empêchées, trop sevère comme elle est
pour être d'une profession qui semble dispenser
du scrupule et de la severité ceux qui la suivent.
Depuis que je devins amoureux de sa fille, je
n'allai plus au collége et ne manquai pas un jour
d'aller à la comedie. Les pères jesuites me voulurent
remettre dans mon devoir; mais je ne
voulus plus obeir à de si mal-plaisans maîtres,
après avoir choisi la plus charmante maîtresse du
monde. Votre valet fut tué à la porte de la comedie
par des ecoliers bretons, qui firent cette
année-là beaucoup de desordre à la Flèche,
parce qu'ils y etoient en grand nombre et que le
vin y fut à bon marché
242. Cela fut cause en partie
que vous quittâtes la Flèche pour aller à Angers.
Je ne dis point adieu à mademoiselle Angélique,
sa mère ne la perdant point de vue. Tout ce que
je pus faire, ce fut de paroître devant elle, en la
voyant partir, le desespoir peint sur le visage et
les yeux mouillés de larmes. Un regard triste
qu'elle me jeta me pensa faire mourir. Je m'enfermai
dans ma chambre; je pleurai le reste du
jour et toute la nuit; et, dès le matin, changeant
mon habit en celui de mon valet, qui etoit de ma
taille, je le laissai à la Flèche pour prendre mon
equipage d'ecolier et lui laissai une lettre pour
un fermier de mon père qui me donne de l'argent
quand je lui en demande, avec ordre de me venir
trouver à Angers. J'en pris le chemin après vous
et vous attrapai à Duretail
243, où plusieurs personnes
de condition qui y couroient le cerf vous
arrêtèrent sept ou huit jours. Je vous offris mon
service, et vous me prîtes pour votre valet, soit
que vous fussiez incommodé de n'en avoir point,
ou que ma mine et mon visage, qui peut-être ne
vous deplurent pas, vous obligeassent à me prendre.
Mes cheveux, que j'avois fait couper fort
courts, me rendirent meconnaissable à ceux qui
m'avoient vu souvent auprès de mademoiselle
Angelique, outre que le mechant habit de mon
valet que j'avois pris pour me deguiser me rendoient
bien different de ce que je paraissois avec
le mien, qui etoit plus beau que ne l'est d'ordinaire
celui d'un ecolier. Je fus d'abord reconnu
de mademoiselle Angelique, qui m'avoua depuis
qu'elle n'avoit point douté que la passion que
j'avois pour elle ne fût très violente, puisque je
quittois tout pour la suivre. Elle fut assez genereuse
pour m'en vouloir dissuader et pour me
faire retrouver ma raison, qu'elle voyoit bien que
j'avois perdue. Elle me fit long-temps eprouver
des rigueurs qui eussent refroidi un moins amoureux
que moi. Mais enfin, à force de l'aimer, je
l'engageai à m'aimer autant que je l'aimois.
Comme vous avez l'ame d'une personne de condition
qui l'auroit fort belle, vous reconnûtes
bientôt que je n'avois pas celle d'un valet. Je
gagnai vos bonnes graces, je me mis bien dans
l'esprit de tous les messieurs de votre troupe, et
même je ne fus pas haï de la Rancune, qui passe
parmi vous pour n'aimer personne et pour haïr
tout le monde.
Note 242: (retour) On peut lire dans une foule d'écrivains du temps le récit des prouesses en ce genre de messieurs les écoliers. Sorel, dans Francion (liv. 4, etc.), nous parle au long et au large de leur turbulence, et Tristan nous raconte, dans le Page disgracié, une lutte terrible aux environs de Bordeaux entre les écoliers de la ville et des paysans, dont vingt ou vingt-cinq restèrent morts sur le carreau, sans compter les blessés (ch. 38 et 39). Souvent même ils se faisoient tire-laines pendant la nuit, quoiqu'il ne faille pas croire aveuglément à tout ce qu'on en rapporte: car, dit l'auteur des Caquets de l'accouchée, «une infinité de vagabonds et de courreurs..., pillent, voilent, destroussent..., et, qui pis est, ils empruntent le nom des escoliers et font semblant d'estre de leur cabale» (p. 70, éd. Foumier, chez Jannet).--Quoi qu'il en soit, les armes offensives, et en particulier les épées et les pistolets, furent sévèrement interdites aux écoliers par le règlement général pour la police de Paris du 30 mars 1635, qui avoit déjà été précédé d'autres ordonnances particulières dans le même sens en 1604, 1619, 1621 et 1623. On prit contre eux de nouvelles mesures encore plus rigoureuses, qui montrent combien ils étoient dangereux pour la sûreté publique: ainsi il leur fut fait défense, sous peine de la prison, de vaguer par les rues passé cinq heures du soir en hiver et neuf heures en été.
Je ne perdrai point le temps à vous redire tout ce que deux jeunes personnes qui s'entr'aiment se sont pu dire toutes les fois qu'elles se sont trouvées ensemble, vous le sçavez assez par vous-même; je vous dirai seulement que mademoiselle de la Caverne, se doutant de notre intelligence, ou plutôt n'en doutant plus, defendit à sa fille de me parler; que sa fille ne lui obeït pas, et que, l'ayant surprise qui m'ecrivoit, elle la traita si cruellement, et en public et en particulier, que je n'eus pas depuis grande peine à la faire resoudre de se laisser enlever. Je ne crains point de vous l'avouer, vous connoissant genereux autant qu'on le peut être, et amoureux pour le moins autant que moi. Le Destin rougit à ces dernières paroles de Leandre, qui continua son discours et dit au Destin qu'il n'avoit quitté la compagnie que pour s'aller mettre en etat d'executer son dessein; qu'un fermier de son père lui avoit promis de lui donner de l'argent, et qu'il esperoit encore d'en recevoir à Saint-Malo du fils d'un marchand de qui l'amitié lui etoit assurée, et qui etoit depuis peu maître de son bien par la mort de ses parents. Il ajouta que par le moyen de son ami il esperoit de passer facilement en Angleterre, et là de faire sa paix avec son père sans exposer à sa colère mademoiselle Angelique, contre laquelle, vraisemblablement, aussi bien que contre sa mère, il auroit exercé toutes sortes d'actes d'hostilité, avec tout l'avantage qu'un homme riche et de condition peut avoir sur deux pauvres comediennes. Le Destin fit avouer à Leandre qu'à cause de sa jeunesse et de sa condition son père n'auroit pas manqué d'accuser de rapt mademoiselle de la Caverne; il ne tâcha point de lui faire oublier son amour, sçachant bien que les personnes qui aiment ne sont pas capables de croire d'autres conseils que ceux de leur passion et sont plus à plaindre qu'à blâmer; mais il desapprouva fort le dessein qu'il avoit de se sauver en Angleterre, et lui representa ce qu'on pourroit s'imaginer de deux jeunes personnes ensemble qui seroient dans un pays etranger, les fatigues et les hasards d'un voyage par mer, la difficulté de recouvrer de l'argent s'il leur arrivoit d'en manquer, et enfin les entreprises que feroient faire sur eux et la beauté de mademoiselle Angelique et la jeunesse de l'un et de l'autre. Leandre ne defendit point une mauvaise cause; il demanda encore une fois pardon au Destin de s'être si long-temps caché de lui, et le Destin lui promit qu'il se serviroit de tout le pouvoir qu'il croyoit avoir sur l'esprit de mademoiselle de la Caverne pour le lui rendre favorable. Il lui dit encore que, s'il etoit tout à fait resolu à n'avoir jamais d'autre femme que mademoiselle Angelique, il ne devoit point quitter la troupe. Il lui representa que cependant son père pouvoit mourir, ou sa passion se ralentir, ou peut-être se passer. Leandre s'ecria là-dessus que cela n'arriveroit jamais. «Eh bien donc! dit le Destin, de peur que cela n'arrive à votre maîtresse, ne la perdez point de vue, faites la comedie avec nous; vous n'êtes pas le seul qui la ferez et qui pourriez faire quelque chose de meilleur. Ecrivez à votre père, faites-lui croire que vous êtes à la guerre, et tâchez d'en tirer de l'argent 244. Cependant je vivrai avec vous comme avec un frère, et tâcherai par là de vous faire oublier les mauvais traitements que vous pouvez avoir reçus de moi tandis que je n'ai pas connu ce que vous étiez.» Leandre se fût jeté à ses pieds si la douleur que les coups qu'il avoit reçus lui faisoient sentir par tout son corps lui eût permis de le faire. Il le remercia au moins en des termes si obligeans, et lui fit des protestations d'amitié si tendres, qu'il en fut aimé dès ce temps-là autant qu'un honnête homme le peut être d'un autre. Ils parlèrent ensuite de chercher mademoiselle Angelique; mais une grande rumeur qu'ils entendirent interrompit leur conversation et fit descendre le Destin dans la cuisine de l'hôtellerie, où il se passoit ce que vous allez voir dans le suivant chapitre.
CHAPITRE VI.
Combat à coups de poings. Mort de l'hôte et autres
choses memorables.
eux hommes, l'un vêtu de noir comme
un magister de village, et l'autre de
gris, qui avoit bien la mine d'un sergent
245,
se tenoient aux cheveux et à la
barbe et s'entredonnoient de temps en temps
des coups de poings d'une très cruelle manière.
L'un et l'autre etoient ce que leurs habits et leur
mine vouloient qu'ils fussent. Le vêtu de noir,
magister de village, etoit frère du curé, et le vêtu
de gris, sergent du même village, etoit frère de
l'hôte. Cet hôte etoit alors dans une chambre à
côté de la cuisine prêt à rendre l'ame, d'une
fièvre chaude qui lui avoit si fort troublé l'esprit
qu'il s'etoit cassé la tête contre une muraille; et
sa blessure, jointe à sa fièvre, l'avoit mis si bas
qu'alors que sa frenesie le quitta, il se vit contraint
de quitter la vie, qu'il regrettoit peut-être
moins que son argent mal acquis. Il avoit porté
les armes long-temps, et etoit enfin revenu dans
son village chargé d'ans et de si peu de probité
qu'on pouvoit dire qu'il en avoit encore moins
que d'argent, quoiqu'il fût extrêmement pauvre.
Mais, comme les femmes se prennent souvent
par où elles devroient moins se laisser prendre,
ses cheveux de drille
246 plus longs que ceux des
autres paysans du village, ses sermens à la soldate,
une plume herissée qu'il mettoit les fêtes
247,
quand il ne pleuvoit point, et une epée rouillée
qui lui battoit de vieilles bottes, encore qu'il
n'eût point de cheval, tout cela donna dans la vue
d'une vieille veuve qui tenoit hôtellerie. Elle avoit
eté recherchée par les plus riches fermiers du
pays, non tant pour sa beauté que pour le bien
qu'elle avoit amassé avec son defunt mari à
vendre bien cher et à faire mauvaise mesure de
vin et d'avoine. Elle avoit constamment resisté à
tous ses pretendans; mais enfin un vieil soldat
avoit triomphé d'une vieille hôtesse. Le visage
de cette nymphe tavernière etoit le plus petit, et
son ventre etoit le plus grand du Maine, quoique
cette province abonde en personnes ventrues.
Je laisse aux naturalistes le soin d'en chercher la
raison, aussi bien que de la graisse des chapons du
pays. Pour revenir à cette grosse petite femme,
qu'il me semble que je vois toutes les fois que j'y
songe, elle se maria avec son soldat sans en parler
à ses parens, et, après avoir achevé de vieillir
avec lui et bien souffert aussi, elle eut le plaisir
de le voir mourir la tête cassée, ce qu'elle attribuoit
à un juste jugement de Dieu, parcequ'il avoit
souvent joué à casser la sienne. Quand le Destin
entra dans la cuisine de l'hôtellerie, cette hôtesse
et sa servante aidoient au vieil curé du bourg à
separer les combattans, qui s'etoient cramponnés
comme deux vaisseaux; mais les menaces du
Destin et l'autorité avec laquelle il parla achevèrent
ce que les exhortations du bon pasteur
n'avoient pu faire, et les deux mortels ennemis
se separèrent crachant la moitié de leurs dents
sanglantes, saignant du nez, et le menton et la
tête pelés. Le curé etoit honnête homme et sçavoit
bien son monde. Il remercia le Destin fort
civilement, et le Destin, pour lui faire plaisir, fit
embrasser en bonne amitié ceux qui un moment
auparavant ne s'embrassoient que pour s'etrangler.
Pendant l'accommodement, l'hôte acheva
son obscure destinée, sans en avertir ses amis;
tellement qu'on trouva qu'il n'y avoit plus qu'à
l'ensevelir, quand on entra dans sa chambre
après que la paix fut conclue. Le curé fit des
prières sur le mort, et les fit bonnes, car il les
fit courtes. Son vicaire le vint relayer, et cependant
la veuve s'avisa de hurler, et le fit avec
beaucoup d'ostentation et de vanité. Le frère du
mort fit semblant d'être triste ou le fut veritablement,
et les valets et servantes s'en acquittèrent
presque aussi bien que lui. Le curé suivit le
Destin dans sa chambre, lui faisant des offres de
service. Il en fit autant à Leandre, et ils le retinrent
à manger avec eux. Le Destin, qui n'avoit
pas mangé de tout le jour et avoit fait beaucoup
d'exercice, mangea très avidement. Leandre se
reput d'amoureuses pensées plus que de viandes,
et le curé parla plus qu'il ne mangea; il leur fit
cent contes plaisans de l'avarice du defunt, et leur
apprit les plaisans differens que cette passion dominante
lui avoit fait avoir, tant avec sa femme
qu'avec ses voisins. Il leur fit le recit entre autres
d'un voyage qu'il avoit fait à Laval avec sa femme,
au retour duquel, le cheval qui les portoit
tous deux s'etant déferré de deux pieds, et, qui
pis est, les fers s'etant perdus, il laissa sa femme
tenant son cheval par la bride au pied d'un
arbre, et retourna jusqu'à Laval, cherchant exactement
ses fers partout où il crut avoir passé;
mais il perdit sa peine, tandis que sa femme
pensa perdre patience à l'attendre: car il etoit
retourné sur ses pas de deux grandes lieues, et
elle commençoit d'en être en peine quand elle le
vit revenir les pieds nus, tenant ses bottes et
ses chausses dans ses mains. Elle s'etonna fort
de cette nouveauté; mais elle n'osa lui en demander
la raison, tant, à force d'obeir à la guerre,
il s'etoit rendu capable de bien commander dans
sa maison. Elle n'osa pas même repartir, quand
il la fit dechausser aussi, ni lui en demander le
sujet. Elle se douta seulement que ce pouvoit
être par devotion. Il fit prendre à sa femme son
cheval par la bride, marchant derrière pour le
hâter, et ainsi l'homme et la femme sans chaussure,
et le cheval déferré de deux pieds, après
avoir bien souffert, gagnèrent la maison bien
avant dans la nuit, les uns et les autres fort las,
et l'hôte et l'hôtesse ayant les pieds si ecorchés
qu'ils furent près de quinze jours sans pouvoir
presque marcher. Jamais il ne se sceut si bon
gré de quelque autre chose qu'il eût faite; et,
quand il y songeoit, il disoit en riant à sa femme
que, s'ils ne se fussent dechaussés en revenant
de Laval, ils en eussent eu pour deux paires
de souliers, outre deux fers d'un cheval. Le
Destin et Leandre ne s'emurent pas beaucoup
du conte que le curé leur donnoit pour bon, soit
qu'ils ne le trouvassent pas si plaisant qu'il leur
avoit dit, ou qu'ils ne fussent pas alors en humeur
de rire. Le curé, qui etoit grand parleur,
n'en voulut pas demeurer là, et, s'adressant au
Destin, lui dit que ce qu'il venoit d'entendre ne
valoit pas ce qu'il avoit encore à lui dire de la
belle manière dont le defunt s'etoit preparé à la
mort. «Il y a quatre ou cinq jours, ajouta-t-il,
qu'il sçait bien qu'il n'en peut échapper. Il ne s'est
jamais plus tourmenté de son menage; il a eu
regret à tous les oeufs frais qu'il a mangés pendant
sa maladie. Il a voulu sçavoir à quoi monteroit
son enterrement, et même l'a voulu marchander
avec moi le jour que je l'ai confessé
248.
Enfin, pour achever comme il avoit commencé,
deux heures devant que de mourir, il ordonna
devant moi à sa femme de l'ensevelir dans un
certain vieil drap de sa connoissance qui avoit
plus de cent trous. Sa femme lui representa qu'il
y seroit fort mal enseveli; il s'opiniâtra à n'en
vouloir point d'autre. Sa femme ne pouvoit y
consentir, et, parcequ'elle le voyoit en etat de ne
la pouvoir battre, elle soutint son opinion plus
vigoureusement qu'elle n'avoit jamais fait avec
lui, sans pourtant sortir du respect qu'une honnête
femme doit à un mari, fâcheux ou non. Elle
lui demanda enfin comment il pourroit paroître
dans la vallée de Josaphat, un mechant drap
tout troué sur les épaules, et en quel equipage
il pensoit ressusciter. Le malade s'en mit en colère,
et, jurant comme il avoit accoutumé en sa
santé: «Eh morbleu! vilaine, s'ecria-t-il, je ne
veux point ressusciter.» J'eus autant de peine à
m'empêcher de rire qu'à lui faire comprendre
qu'il avoit offensé Dieu, se mettant en colère, et
plus encore par ce qu'il avoit dit à sa femme, qui
etoit en quelque façon une impiété. Il en fit un
acte de contrition tel quel, et encore lui fallut-il
donner parole qu'il ne seroit point enseveli dans
un autre drap que celui qu'il avoit choisi. Mon
frère, qui s'etoit eclaté de rire quand il avoit renoncé
si hautement et si clairement à sa resurrection,
ne pouvoit s'empêcher d'en rire encore
toutes les fois qu'il y songeoit. Le frère du defunt
s'en etoit formalisé, et, de paroles en paroles,
mon frère et lui, tous deux aussi brutaux
l'un que l'autre, s'etoient entre-harpés après
s'être donné mille coups de poings, et se battroient
peut-être encore si on ne les avoit separés.
Le curé acheva ainsi sa relation, adressant
sa parole au Destin, parceque Leandre ne lui
donnoit pas grande attention. Il prit congé des
comediens, après leur avoir encore offert son service,
et le Destin tâcha de consoler l'affligé
Leandre, lui donnant les meilleures esperances
dont il se put aviser. Tout brisé qu'etoit le pauvre
garçon, il regardoit de temps en temps par
la fenêtre pour voir si son valet ne venoit point,
comme s'il en eût dû venir plus tôt. Mais, quand
on attend quelqu'un avec impatience, les plus
sages sont assez sots pour regarder souvent du
côté qu'il doit venir. Et je finirai par là mon sixième
chapitre.
Note 245: (retour) Le sergent correspondoit à peu près à l'huissier d'aujourd'hui: c'étoit un officier subalterne de la justice, chargé de faire exécuter ses ordres, en employant, au besoin, l'aide des recors. Les sergents n'avoient guère meilleure réputation que les prévôts et autres officiers de justice.
Note 247: (retour) On peut voir par les estampes du temps combien cette mode étoit répandue, en dehors même des cavaliers et des fanfarons, à qui cette habitude avoit acquis le surnom de Plumets (Dict. de Fur.). Les gens du bel air portoient de longues plumes blanches sur leurs chapeaux. «Voudriez-vous, faquins, dit Mascarille à ses porteurs, que j'exposasse l'embonpoint de mes plumes aux inclémences de la saison pluvieuse?» (Précieuses ridic., sc. 8.) La Fontaine raille aussi ce plumail et ces aigrettes, dans le Combat des rats et des belettes (liv. 4, fab. 6).--V. également Somaize, Procès des Précieuses (1660), p. 51; Récit de la farce des Précieuses, Anvers, 1660, in-12, p. 19, et les couplets de La Sablière:Votre audace est sans seconde, etc.
Cet ornement étoit interdit aux bourgeois.
Note 248: (retour)....Tu règles jusqu'au convoi,
Jusqu'aux frais de tes funérailles,
Dans la peur qu'à ta mort on ne gagne avec toi,
dit Chevreau dans sa fable Le Renard et le Dragon, imitée de Phèdre (Chevriana). «L'avare dépense plus, mort, en un jour, qu'il ne faisoit vivant en dix années.» (La Bruyère, Des biens de fortune.) On peut encore voir plusieurs traits d'avarice analogues à celui que Scarron prête à l'hôte dans l'Harpagoniana de Cousin d'Avallon, p. 25, 66, 87 (1801, in-18). L'avarice est un des ridicules que les écrivains du XVIIe siècle ont traité le plus souvent et le plus volontiers, et Scarron lui-même, qui y avoit déjà touché dans sa 1re partie (ch. 13), y est revenu plus au long dans le Châtiment de l'avarice, une de ses meilleures nouvelles tragi-comiques. Les satires et les comédies de ce temps, Boileau comme Molière, Cyrano de Bergerac comme Larochefoucault et comme Guy Patin, sans parler des recueils de pièces détachées (V. Commentaire sur la lésine, t. 3 du Recueil pen rose de Sercy), s'y étendent complaisamment, ainsi que tous les romans comiques, satiriques et bourgeois d'alors. Qu'il me suffise de citer Ch. Sorel dans Francion (l. 3 et 8); le marquis d'Argentuare, du Roman satirique de Lannel; le procureur Vollichon, du Roman bourgeois de Furetière; Tristan, avec l'Avare libéral de son Page disgracié (p. 86); le Noble, avec son Avare généreux, etc. C'est que, malgré la prodigalité des brillants courtisans de Versailles, l'avarice paroît avoir été un vice très répandu au XVIIe siècle. (V. surtout Tallemant, passim.)
CHAPITRE VII.
Terreur panique de Ragotin, suivie de disgrâces.
Aventure du corps mort. Orage de coups
de poings et autres accidens surprenans
dignes d'avoir place en cette
veritable histoire.
eandre regardoit donc par la fenêtre
de sa chambre du côté qu'il attendoit
son valet, quand, tournant la tête de
l'autre côté, il vit arriver le petit Ragotin,
botté jusqu'à la ceinture, monté sur un
petit mulet, et ayant à ses étriers, comme deux
estafiers
249, la Rancune d'un côté et l'Olive de
l'autre. Ils avoient appris de village en village des
nouvelles du Destin, et, à force de l'avoir suivi,
l'avoient enfin trouvé. Le Destin descendit en
bas au devant d'eux et les fit monter dans la
chambre. Ils ne reconnurent point d'abord le
jeune Leandre, qui avoit changé de mine aussi
bien que d'habit. Afin qu'on ne le connût pas
pour ce qu'il etoit, le Destin lui commanda
d'aller faire apprêter le souper avec la même
autorité dont il avoit coutume de lui parler; et
les comediens, qui le reconnurent par là, ne lui
eurent pas plutôt dit qu'il etoit bien brave que
le Destin repondit pour lui et leur dit qu'un oncle
riche qu'il avoit au bas Maine l'avoit equipé de
pied en cap comme ils le voyoient, et même lui
avoit donné de l'argent pour l'obliger à quitter la
comedie, ce qu'il n'avoit pas voulu faire, et ainsi
l'avoit laissé sans lui dire adieu. Le Destin et les
autres s'entredemandèrent des nouvelles de leur
quête et ne s'en dirent point. Ragotin assura le
Destin qu'il avoit laissé les comediennes en bonne
santé, quoique fort affligées de l'enlevement de
mademoiselle Angelique. La nuit vint; on soupa,
et les nouveaux venus burent autant que les autres
burent peu. Ragotin se mit en bonne humeur,
défia tout le monde à boire, comme un fanfaron
de taverne qu'il etoit, fit le plaisant et chanta
des chansons en depit de tout le monde; mais,
n'etant pas secondé, et le beau-frere de l'hôtesse
ayant representé à la compagnie que ce n'etoit
pas bien fait de faire la debauche
250 auprès d'un
mort, Ragotin en fit moins de bruit et en but
plus de vin.
Note 250: (retour) Le mot débauche n'avoit pas, au XVIIe siècle, un sens aussi fort qu'aujourd'hui, et même il ne se prenoit pas toujours dans une mauvaise signification; c'est un de ces mots nombreux dont la valeur s'est modifiée en chemin. Quelquefois on le prenoit simplement dans le sens du comessatio des Latins, ou de ce que nous appelons familièrement un extra. C'est ainsi que nous lisons dans une lettre de Boileau à Racine (1687), à propos du verre de quinquina que Monseigneur avoit bu après déjeuner chez la princesse de Conti, sans être malade: «J'ai été fort frappé de l'agréable débauche de Monseigneur.»
On se coucha: le Destin et Leandre dans la chambre qu'ils avoient dejà occupée, Ragotin, la Rancune et l'Olive dans une petite chambre qui etoit auprès de la cuisine et à côté de celle où etoit le corps du defunt, qu'on n'avoit pas encore commencé d'ensevelir. L'hôtesse coucha dans une chambre haute, qui etoit voisine de celle où couchoient le Destin et Leandre, et elle s'y mit pour n'avoir pas devant les yeux l'objet funeste d'un mari mort et pour recevoir les consolations de ses amies, qui la vinrent visiter en grand nombre: car elle etoit une des plus grosses dames du bourg, et y avoit toujours eté autant aimée de tout le monde que son mari y avoit toujours eté haï. Le silence regnoit dans l'hôtellerie; les chiens y dormoient, puisqu'ils n'aboyoient point; tous les autres animaux y dormoient aussi, ou le devoient faire; et cette tranquillité-là duroit encore entre deux et trois heures du matin, quand tout à coup Ragotin se mit à crier de toute sa force que la Rancune etoit mort. Tout d'un temps il eveilla l'Olive, alla faire lever le Destin et Leandre et les fit descendre dans sa chambre pour venir pleurer, ou du moins voir la Rancune, qui venoit de mourir subitement à son côté, à ce qu'il disoit. Le Destin et Leandre le suivirent, et la première chose qu'ils virent en entrant dans la chambre, ce fut la Rancune qui se promenoit dans la chambre en homme qui se porte bien, quoi que cela soit assez difficile après une mort subite. Ragotin, qui entroit le premier, ne l'eut pas plutôt aperçu qu'il se retira en arrière comme s'il eût eté prêt de marcher sur un serpent ou de mettre le pied dans un trou. Il fit un grand cri, devint pâle comme un mort et heurta si rudement le Destin et Leandre, lorsqu'il se jeta hors de la chambre à corps perdu, qu'il s'en fallut bien peu qu'il ne les portât par terre. Cependant que sa peur le fait fuir jusque dans le jardin de l'hôtellerie, où il hasarde de se morfondre, le Destin et Leandre demandent à la Rancune des particularités de sa mort; la Rancune leur dit qu'il n'en sçavoit pas tant que Ragotin, et ajouta qu'il n'etoit pas sage 251. L'Olive cependant rioit comme un fol, la Rancune demeuroit froid sans parler, selon sa coutume, et l'Olive et lui ne se declaroient pas davantage. Leandre alla après Ragotin et le trouva caché derrière un arbre, tremblant de peur plus que de froid, quoiqu'il fût en chemise. Il avoit l'imagination si pleine de la Rancune mort qu'il prit d'abord Leandre pour son fantôme et pensa s'enfuir quand il s'approcha de lui. Là-dessus le Destin arriva, qui lui parut aussi un autre fantôme; ils n'en purent tirer la moindre parole, quelque chose qu'ils lui pussent dire, et enfin ils le prirent sous les bras pour le remener dans sa chambre. Mais, dans le temps qu ils alloient sortir du jardin, la Rancune s'etant presenté pour y entrer, Ragotin se defit de ceux qui le tenoient et s'alla jeter, regardant derrière lui d'un oeil egaré, dans une grosse touffe de rosiers où il s'embarrassa depuis les pieds jusqu'à la tête, et ne s'en put tirer assez vite pour s'empêcher d'être joint par la Rancune, qui l'appela cent fois fol et lui dit qu'il le falloit enchaîner. Ils le tirèrent à trois hors de la touffe de rosiers où il s'etoit fourré. La Rancune lui donna une claque sur la peau nue, pour lui faire voir qu'il n'etoit pas mort, et enfin le petit homme effrayé fut remené dans sa chambre et remis dans son lit. Mais à peine y fut-il qu'une clameur de voix feminines qu'ils entendirent dans la chambre voisine leur donna à deviner ce que ce pouvoit être. Ce n'etoient point les plaintes d'une femme affligée, c'etoient des cris effroyables de plusieurs femmes ensemble comme quand elles ont peur. Le Destin y alla et trouva quatre ou cinq femmes avec l'hôtesse, qui cherchoient sous les lits, regardoient dans la cheminée et paroissoient fort effrayées. Il leur demanda ce qu'elles avoient, et l'hôtesse, moitié hurlant, moitié parlant, lui dit qu'elle ne sçavoit ce qu'etoit devenu le corps de son pauvre mari. En achevant de parler, elle se mit à hurler, et les autres femmes, comme de concert, lui repondirent en choeur, et toutes ensemble firent un bruit si grand et si lamentable que tout ce qu'il y avoit de gens dans l'hôtellerie entra dans la chambre, et ce qu'il y avoit de voisins et de passans entra dans l'hôtellerie.
Dans ce temps-là, un maître chat s'etoit saisi d'un pigeon qu'une servante avoit laissé demi-lardé sur la table de la cuisine, et, se sauvant avec sa proie dans la chambre de Ragotin, s'etoit caché sous le lit où il avoit couché avec la Rancune. La servante le suivit un bâton de fagot à la main, et, regardant sous le lit pour voir ce qu'etoit devenu son pigeon, elle se mit à crier tant qu'elle put qu'elle avoit trouvé son maître, et le repeta si souvent que l'hôtesse et les autres femmes vinrent à elle. La servante sauta au col de sa maîtresse, lui disant qu'elle avoit trouvé son maître, avec un si grand transport de joie que la pauvre veuve eut peur que son mari ne fût ressuscité: car on remarqua qu'elle devint pâle comme un criminel qu'on juge. Enfin la servante les fit regarder sous le lit, où ils aperçurent le corps mort dont ils etoient tant en peine. La difficulté ne fut pas si grande à le tirer de là, quoiqu'il fût bien pesant, qu'à sçavoir qui l'y avoit mis. On le rapporta dans la chambre, où l'on commença de l'ensevelir. Les comediens se retirèrent dans celle où avoit couché le Destin, qui ne pouvoit rien comprendre dans ces bizarres accidens. Pour Leandre, il n'avoit dans la tête que sa chère Angelique, ce qui le rendoit aussi rêveur que Ragotin etoit fâché de ce que la Rancune n'etoit pas mort, dont les railleries l'avoient si fort mortifié qu'il ne parloit plus, contre sa coutume de parler incessamment et de se mêler en toutes sortes de conversations à propos ou non. La Rancune et l'Olive s'etoient si peu etonnés et de la terreur panique de Ragotin et de la transmigration d'un corps mort d'une chambre à l'autre sans aucun secours humain, au moins dont on eût connaissance, que le Destin se douta qu'il avoient grande part dans le prodige. Cependant l'affaire s'eclaircissoit dans la cuisine de l'hôtellerie: un valet de charrue revenu des champs pour dîner, ayant ouï conter à une servante avec grande frayeur que le corps de son maître s'etoit levé de lui-même et avoit marché, lui dit qu'en passant par la cuisine à la pointe du jour, il avoit vu deux hommes en chemise qui le portoient sur leurs epaules dans la chambre où l'on l'avoit trouvé. Le frère du mort ouït ce que disoit le valet et trouva l'action fort mauvaise. La veuve le sçut aussitôt, et ses amies aussi; les uns et les autres s'en scandalisèrent bien fort, et conclurent tous d'une voix qu'il falloit que ces hommes-là fussent des sorciers qui vouloient faire quelque mechanceté de ce corps mort 252.
Note 252: (retour) Les cadavres servoient à divers usages dans les pratiques de sorcellerie. Suivant quelques uns, ils étoient magnétiques et jouissoient des propriétés de l'aimant ou de la boussole. Mais c'étoit surtout dans les superstitions de l'anthropomancie et de la nécromancie qu'on en faisoit usage. Les Thessaliens arrosoient un cadavre de sang chaud pour en recevoir des oracles sur l'avenir. Les Syriens vénéroient et consultoient des têtes d'enfants coupées. Ménélas, suivant Hérodote,--Héliogabale, et aussi, dit-on, Julien l'Apostat, recherchoient leur destinée dans les entrailles fumantes de malheureux qu'ils faisoient égorger, etc. On croyoit encore, dans le peuple, que les sorciers du temps n'avoient point laissé perdre les anciens usages. V. plus loin une note de la 3e partie, ch. 8.
Dans le temps que l'on jugeoit si mal de la Rancune, il entra dans la cuisine pour faire porter à dejeuner dans leur chambre. Le frère du defunt lui demanda pourquoi il avoit porté le corps de son frère dans sa chambre; la Rancune, bien loin de lui repondre, ne le regarda pas seulement. La veuve lui fit la même question; il eut la même indifference pour elle, ce que la bonne dame n'eut pas pour lui. Elle lui sauta aux yeux, furieuse comme une lionne à qui on a ravi ses petits (j'ai peur que la comparaison ne soit ici trop magnifique). Son beau-frère donna un coup de poing à la Rancune; les amies de l'hôtesse ne l'epargnèrent pas; les servantes s'en mêlèrent, les valets aussi. Mais il n'y avoit pas place en un homme seul pour tant de frappeurs, et ils s'entrenuisoient les uns aux autres. La Rancune seul contre plusieurs, et par consequent plusieurs contre lui, ne s'etonna point du nombre de ses ennemis, et, faisant de necessité vertu, commença à jouer des bras de toute la force que Dieu lui avoit donnée, laissant le reste au hazard. Jamais combat inegal ne fut plus disputé. Mais aussi la Rancune, conservant son jugement dans le peril, se servoit de son adresse aussi bien que de sa force, menageoit ses coups et les faisoit profiter le plus qu'il pouvoit. Il donna tel soufflet qui, ne donnant pas à plomb sur la première joue qu'il rencontroit, et ne faisant que glisser, s'il faut ainsi dire, alloit jusqu'à la seconde, même troisième joue, parcequ'il donnoit la plupart de ses coups en faisant la demi-pirouette, et tel soufflet tira trois sons differens de trois differentes mâchoires. Au bruit des combattans, l'Olive descendit dans la cuisine, et à peine eut-il le temps de discerner son compagnon d'entre tous ceux qui se battoient qu'il se vit battre, et même plus que lui, de qui la vigoureuse resistance commençoit à se faire craindre. Deux ou trois donc des plus maltraités par la Rancune se jetèrent sur l'Olive, peut-être pour se racquitter; le bruit en augmenta, et en même temps l'hôtesse reçut un coup de poing dans son petit oeil qui lui fit voir cent mille chandelles (c'est un nombre certain pour un incertain) et la mit hors de combat. Elle hurla plus fort et plus franchement qu'elle n'avoit fait à la mort de son mari. Ses hurlemens attirèrent les voisins dans la maison, et firent descendre dans la cuisine le Destin et Leandre. Quoi qu'ils y vinssent avec un esprit de pacification, on leur fit d'abord la guerre sans la leur declarer; les coups de poings ne leur manquèrent pas, et ils n'en laissèrent point manquer ceux qui leur en donnèrent. L'hôtesse, ses amies et ses servantes crioient aux voleurs et n'etoient plus que les spectatrices du combat: les unes, les yeux pochés; les autres, le nez sanglant; les autres, les mâchoires brisées, et toutes decoiffées. Les voisins avoient pris parti pour la voisine contre ceux qu'elle appeloit voleurs. Il faudroit une meilleure plume que la mienne pour bien representer les beaux coups de poings qui s'y donnèrent. Enfin, l'animosité et la fureur se rendant maîtresses des uns et des autres, on commençoit à se saisir des broches et des meubles qui se peuvent jeter à la tête, quand le curé entra dans la cuisine et tâcha de faire cesser le combat. En verité, quelque respect que l'on eût pour lui, il eût bien eu de la peine à separer les combattans, si leur lassitude ne s'en fût mêlée. Tous actes d'hostilité cessèrent donc de part et d'autre, et non pas le bruit: car, chacun voulant parler le premier, et les femmes plus que les hommes, avec leurs voix de fausset, le pauvre bonhomme fut contraint de se boucher les oreilles et de gagner la porte; cela fit taire les plus tumultueux. Il entra dans le champ de bataille, et le frère de l'hôte, ayant pris la parole par son ordre, lui fit des plaintes du corps mort transporté d'une chambre à l'autre. Il eût exageré la mechante action plus qu'il ne fit s'il eût eu moins de sang à cracher qu'il n'en avoit, outre celui qui sortoit de son nez, qu'il ne pouvoit arrêter. La Rancune et l'Olive avouèrent ce qu'on leur imputoit, et protestèrent qu'ils ne l'avoient pas fait à mauvaise intention, mais seulement pour faire peur à un de leurs camarades, comme ils avoient fait. Le curé les en blâma fort, et leur fit comprendre la consequence d'une telle entreprise, qui passoit la raillerie; et, comme il etoit homme d'esprit et avoit grand credit parmi ses paroissiens, il n'eut pas grand'peine à pacifier le differend, et qui plus y mit plus y perdit. Mais la Discorde aux crins de couleuvres 253 n'avoit pas encore fait dans cette maison-là tout ce qu'elle avoit envie d'y faire. On ouït dans la chambre haute des hurlemens non guère differens de ceux que fait un pourceau qu'on egorge, et celui qui les faisoit n'etoit autre que le petit Ragotin. Le curé, les comediens et plusieurs autres coururent à lui et le trouvèrent tout le corps, à la reserve de la tête, enfoncé dans un grand coffre de bois qui servoit à serrer le linge de l'hôtellerie, et, ce qui etoit de plus fâcheux pour le pauvre encoffré, le dessus du coffre, fort pesant et massif, etoit tombé sur ses jambes et les pressoit d'une manière fort douloureuse à voir. Une puissante servante, qui n'etoit pas loin du coffre quand ils entrèrent, et qui leur paroissoit fort emue, fut soupçonnée d'avoir si mal placé Ragotin. Il etoit vrai, et elle en etoit toute fière, si bien que, s'occupant à faire un des lits de la chambre, elle ne daigna pas regarder de quelle façon on tiroit Ragotin du coffre, ni même repondre à ceux qui lui demandèrent d'où venoit le bruit qu'on avoit entendu. Cependant le demi-homme fut tiré de sa chausse-trape, et ne fut pas plutôt sur ses pieds qu'il courut à une epée. On l'empêcha de la prendre; mais on ne put l'empêcher de joindre la grande servante, qu'il ne put aussi empêcher qu'elle ne lui donnât un si grand coup sur la tête que tout le vaste siége de son etroite raison en fut ebranlé. Il en fit trois pas en arrière; mais c'eût eté reculer pour mieux sauter, si l'Olive ne l'eût retenu par ses chausses comme il s'alloit elancer comme un serpent contre sa redoutable ennemie. L'effort qu'il fit, quoique vain, fut fort violent: la ceinture de ses chausses s'en rompit, et le silence aussi de l'assistance, qui se mit à rire. Le curé en oublia sa gravité, et le frère de l'hôte de faire le triste. Le seul Ragotin n'avoit pas envie de rire, et sa colère s'etoit tournée contre l'Olive, qui, s'en sentant injurié, le prit tout brandi 254, comme l'on dit à Paris, le jeta sur le lit que faisoit la servante, et là, d'une force d'Hercule, il acheva de faire tomber ses chausses, dont la ceinture etoit dejà rompue, et, haussant et baissant les mains dru et menu sur ses cuisses et sur les lieux voisins, en moins de rien les rendit rouges comme de l'ecarlate. Le hasardeux Ragotin se precipita courageusement du lit en bas, mais un coup si hardi n'eut pas le succès qu'il meritoit: son pied entra dans un pot de chambre que l'on avoit laissé dans la ruelle du lit pour son grand malheur, et y entra si avant que, ne l'en pouvant retirer à l'aide de son autre pied, il n'osa sortir de la ruelle du lit où il etoit, de peur de divertir davantage la compagnie et d'attirer sur soi la raillerie, qu'il entendoit moins que personne du monde. Chacun s'etonnoit fort de le voir si tranquille après avoir eté si emu; la Rancune se douta que ce n'etoit pas sans cause; il le fit sortir de la ruelle du lit moitié bon gré, moitié par force, et lors tout le monde vit où etoit l'enclouure, et personne ne se put empêcher de rire en voyant le pied de metal que s'etoit fait le petit homme. Nous le laisserons foulant l'etain d'un pied superbe, pour aller recevoir un train qui entra au même temps dans l'hôtellerie.
CHAPITRE VIII.
Ce qui arriva du pied de Ragotin.
i Ragotin eût pu de son chef et sans
l'aide de ses amis se depoter le pied,
je veux dire le tirer hors du mechant
pot de chambre où il etoit si malheureusement
entré, sa colère eût pour le moins
duré le reste du jour; mais il fut contraint de rabattre
quelque chose de son orgueil naturel et
de filer doux, priant humblement le Destin et la
Rancune de travailler à la liberté de son pied
droit ou gauche, je n'ai pas su lequel. Il ne s'adressa
pas à l'Olive, à cause de ce qui s'etoit
passé entre eux; mais l'Olive vint à son secours
sans se faire prier, et ses deux camarades et lui
firent ce qu'ils purent pour le soulager. Les efforts
que le petit homme avoit faits pour tirer son
pied hors du pot l'avoient enflé, et ceux que
faisoient le Destin et l'Olive l'enfloient encore davantage.
La Rancune y avoit d'abord mis la
main, mais si maladroitement, ou plutôt si malicieusement,
que Ragotin crut qu'il le vouloit
estropier à perpétuité; il l'avoit prié instamment
de ne s'en mêler plus; il pria les autres de la
même chose, se coucha sur un lit en attendant
qu'on lui eût fait venir un serrurier pour lui limer
le pot de chambre sur le pied. Le reste du jour
se passa assez pacifiquement dans l'hôtellerie, et
assez tristement entre le Destin et Leandre: l'un
fort en peine de son valet, qui ne revenoit point
lui apprendre des nouvelles de sa maîtresse,
comme il lui avoit promis, et l'autre ne se pouvant
réjouir eloigné de sa chère mademoiselle de
l'Etoile, outre qu'il prenoit part à l'enlèvement
de mademoiselle Angelique, et que Leandre lui
faisoit pitié, sur le visage duquel il voyoit toutes
les marques d'une extrême affliction. La Rancune
et l'Olive prirent bientôt parti avec quelques
habitans du bourg qui jouoient à la boule,
et Ragotin, après avoir fait travailler à son pied,
dormit le reste du jour, soit qu'il en eût envie,
ou qu'il fût bien aise de ne paroître pas en public,
après les mauvaises affaires qui lui etoient arrivées.
Le corps de l'hôte fut porté à sa dernière
demeure, et l'hôtesse, nonobstant les belles pensées
de la mort que lui devoit avoir données celle
de son mari, ne laissa pas de faire payer en Arabe
deux Anglois qui alloient de Bretagne à Paris.
Le soleil venoit de se coucher quand le Destin et Léandre, qui ne pouvoient quitter la fenêtre de leur chambre, virent arriver dans l'hôtellerie un carrosse à quatre chevaux, suivi de trois hommes de cheval et de quatre ou cinq laquais. Une servante les vint prier de vouloir ceder leur chambre au train qui venoit d'arriver, et ainsi Ragotin fut obligé de se faire voir, quoiqu'il eût envie de garder la chambre, et suivit le Destin et Leandre dans celle où, le jour precédent, il avoit cru avoir vu mort la Rancune. Le Destin fut reconnu dans la cuisine de l'hôtellerie par un des messieurs du carrosse, ce même conseiller du parlement de Rennes avec qui il avoit fait connaissance pendant les noces qui furent si malheureuses à la pauvre la Caverne. Ce senateur breton demanda au Destin des nouvelles d'Angelique, et lui temoigna d'avoir du deplaisir de ce qu'elle n'etoit point retrouvée. Il se nommoit La Garouffière, ce qui me fait croire qu'il etoit plutôt angevin que breton, car on ne voit pas plus de noms bas-bretons commencer par Ker que l'on en voit d'angevins terminer en ière, de normands en ville, de picards en cour, et des peuples voisins de la Garonne en ac. Pour revenir à M. de la Garouffière, il avoit de l'esprit, comme je vous ai dejà dit, et ne se croyoit point homme de province en nulle manière, venant d'ordinaire, hors de son semestre, manger quelque argent dans les auberges de Paris, et prenant le deuil quand la Cour le prenoit, ce qui, bien verifié et enregistré, devroit être une lettre non pas de noblesse tout à fait, mais de non-bourgeoisie, si j'ose ainsi parler. De plus, il etoit bel esprit, par la raison que tout le monde presque se pique d'être sensible aux divertissemens de l'esprit, tant ceux qui les connoissent que les ignorants presomptueux ou brutaux qui jugent temerairement des vers et de la prose, encore qu'ils croient qu'il y a du deshonneur à bien ecrire, et qu'ils reprocheroient, en cas de besoin, à un homme, qu'il fait des livres 255, comme ils lui reprocheroient qu'il fait de la fausse monnoie 256. Les comédiens s'en trouvent bien. Ils en sont caressés davantage dans les villes où ils representent: car, etant les perroquets ou sansonnets des poètes, et même quelques uns d'entr'eux, qui sont nés avec de l'esprit, se mêlant quelquefois de faire des comedies, ou de leur propre fonds, ou de parties empruntées 257, il y a quelque sorte d'ambition à les connoître ou à les hanter. De nos jours on a rendu en quelque façon justice à leur profession, et on les estime plus que l'on ne faisoit autrefois 258. Aussi est-il vrai qu'en la comedie le peuple trouve un divertissement des plus innocents, et qui peut à la fois peut instruire et plaire. Elle est aujourd'hui purgée, au moins à Paris, de tout ce qu'elle avoit de licencieux[ 259. Il seroit à souhaiter qu'elle le fût aussi des filous, des pages et des laquais, et autres ordures du genre humain 260, que la facilité de prendre des manteaux y attire encore plus que ne faisoient autrefois les mauvaises plaisanteries des farceurs; mais aujourd'hui la farce est comme abolie 261, et j'ose dire qu'il y a des compagnies particulières où l'on rit de bon coeur des équivoques basses et sales qu'on y débite, desquelles on se scandaliseroit dans les premières loges de l'hôtel de Bourgogne.
Note 255: (retour) Même au temps de la plus grande faveur des beaux esprits, les auteurs, au XVIIe siècle, étoient considérés comme des personnages subalternes et traités comme tels; il en étoit encore ainsi à l'époque où écrit Scarron; ce ne fut que plus tard que la condition des écrivains se releva un peu, mais non complétement. Ce discrédit devoit être le plus souvent imputé aux auteurs eux-mêmes, qui vivoient sans dignité littéraire, et se plioient, vis-à-vis des grands seigneurs, à une sorte de domesticité commode et salariée. Ducs et marquis étoient fort ignorants pour la plupart. «Du latin! s'écrioit le commandeur de Jars; de mon temps, d'homme d'honneur, le latin eût déshonoré un gentilhomme» (Saint-Evrem., lettre à M. D***.) Suivant le chevalier de Méré, il n'y avoit que les docteurs qui connussent le latin et le grec. M. de Montbazon, qui n'avoit «rien à mespris comme un homme sçavant», n'étoit nullement une exception. V. l'Onozandre, satire de Bautru. Néanmoins ces messieurs prétendoient juger les oeuvres d'esprit, et souvent même faisoient de petits vers galants, où ils cherchoient à attraper l'air de cour, tout en s'excusant de déroger ainsi. Le mot de Mascarille: «Cela est au dessous de ma condition, mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires, qui me persécutent» (Pr. rid., 10), avoit plus d'un pendant historique, ne fût-ce que dans les préfaces de M. de Scudéry. «On s'étonnera peut-être qu'un homme de ma naissance et de ma profession se soit donné le loisir de s'attacher à cet ouvrage», écrivoit en 1668 le marquis de Villennes, en tête des Elégies choisies des Amours d'Ovide. Souvent même la plus grande préoccupation des gens de lettres étoit de faire croire qu'ils écrivoient par délassement, sans vouloir, à aucun prix, passer pour auteurs de profession. V. Gueret, Parn. réf., p. 65.
Note 256: (retour) La fabrication de la fausse monnoie étoit un crime fort commun à cette epoque, et l'on voyoit même des gentilshommes s'en rendre coupables, témoin le marquis de Pomenars. D'après Tallemant, M. d'Angoulême, et le surintendant des finances de la Vieuville, ainsi que la Montarbault, Saint-Aunais, etc., s'en occupoient également: cette accusation revient très souvent dans ses historiettes.
Note 257: (retour) Cela n'etoit pas rare, soit alors, soit un peu plus tard, sans parler des farceurs dont les drôleries ont eté imprimées: je citerai, par exemple, Zach. Jac. Montfleury, à qui Cyrano reproche précisément que sa tragédie «est la corneille d'Esope», et qu'elle est «tirée de l'Aminte, du Pastor fido, de Guarini, du cavalier Marin et de cent autres». (Lett. cont. un gros homme); puis Chevalier, Legrand, Baron, Brecourt, Dorimon, Hauteroche, Villiers, la Thuillerie, Rosimond, la Thorillière, Poisson, Champmeslé, Dancourt, enfin Molière. «La plupart d'entre eux, dit Chappuzeau en parlant des comédiens, sont aussi auteurs.... Dans la seule troupe royale il y en a cinq dont les ouvrages sont bien reçus.» (Le th. fr., l. 2, 9.)
Note 258: (retour) Grâce à la renaissance du théâtre, qui venoit de s'élever à une hauteur nouvelle, surtout avec Corneille; grâce aux excellents acteurs qui honoroient la scène par leur jeu et même par leurs ouvrages; grâce au goût de Richelieu, de Mazarin et de Louis XIV pour les représentations dramatiques; grâce enfin à l'organisation meilleure et plus stable des comédiens. V. Chappuzeau, Le th. fr., p. 139-185; Mém. de Mme de Sév., par Walck., t. 2,. p. 180-2. Aussi Floridor, sieur de Prinefosse, ne crut-il pas, en montant sur le théâtre, déshonorer son titre d'écuyer, qu'il accoloit fièrement à son titre d'acteur, et le roi vouloit bien ne pas le juger déchu par cela même qu'il étoit comédien. La Thorillière et Beauchâteau étoient gentilshommes; les actrices La Mothe, La Chassaigne et Beaumenard étoient demoiselles. Enfin en 1669 alloit venir un arrêt du conseil, précédé d'un autre dans le même sens, en 1641, portant qu'on ne déroge pas en s'attachant au théâtre.
Note 259: (retour) On n'a qu'à parcourir, dans les frères Parfait, pour s'en convaincre, la liste des pièces de cette époque, où l'on ne trouvera presque plus rien qui rappelle la licence du vieux théâtre de Hardy et de Larivey, du Tyr et Sidon de Schelandre, des Corrivaux, de Pierre Troterel, de l'Impuissance de Véronneau, du Pédant joué, de Cyrano de Bergerac, et même des premières pièces de Rotrou, quoique celui-ci se vantât d'avoir rendu la muse si modeste que «d'une profane il en avoit fait une religieuse». (Ep. dédic. de la Bague de l'oubli.) Dans les premières années du siècle, les pièces de l'hôtel de Bourgogne en particulier étoient encore si licencieuses que le P. Garasse, dans sa Doctrine curieuse, a pu reprocher aux beaux esprits de fréquenter ce théâtre, comme il leur reproche de fréquenter la Pomme de Pin et les mauvais lieux. «Mais, dit Saint-Evremont, en parlant de la licence des anciens auteurs, depuis que Voiture.. eut évité cette basse manière avec assez d'exactitude, le théâtre même n'a plus souffert que ses auteurs aient écrit une parole trop libre.» (T. 9, p. 58.) On trouve partout des témoignages analogues:Quoi! fais-je une action trop libre et trop hardie,
Si je me plais parfois à voir la comedie,
Qu'on a mise à tel point, pour en pouvoir jouir,
Que la plus chaste oreille aujourd'hui peut l'ouïr?
dit Angélique, I, 6, dans l'Esprit folletde d'Ouville (1642). Ce qui n'empêcha pas qu'en 1653 et 1654, Quinault, dans ses Rivales, La Fontaine, dans son Eunuque, etc., n'aient encore hasardédes passages fort licencieux; mais, à cette époque, cela devient une exception, tandis qu'il n'en étoit pas ainsi auparavant. V. Hist. de Corneille, de Taschereau, éd. Jannet, p. 16 et suiv. Seulement, il faut convenir que ce n'est pas Scarron lui-même qui a beaucoup contribué à cette épuration de la comédie.
Note 260: (retour) Le parterre de la comédie, où les spectateurs se tenoient debout et souvent entassés les uns sur les autres, étoit par la même le rendez-vous des filous--qui pouvoient d'autant mieux y prendre des manteaux que les vestiaires n'étoient pas encore établis--ainsi que des pages et laquais, qui trouvoient amplement matière à y exercer leur turbulence naturelle, et à qui on fut obligé, en 1635, de ne plus permettre d'entrer avec leurs épées. L'épée fut même complétement interdite aux laquais à partir de 1654, à la suite d'une échauffourée dans laquelle plusieurs d'entre eux avoient tué un capitaine aux gardes:--car ils ne se contentoient pas de se faire «guetteurs d'un coing de ruë» (Anticaquet de l'accouchée, éd. Jannet, p. 257), ils alloient parfois jusqu'à l'assassinat. Qu'on ne s'étonne pas de voir Scarron ranger les pages entre les filoux et les laquais, au nombre des ordures du genre humain: de tous les témoignages du temps, aucun ne le contredit sur ce point. V. Francion; le Page disgracié, de Tristan, passim. Ils avoient droit d'entrer gratuitement avec les grands seigneurs. V. Scarron, Dédic. à Guillemette. Rojas, dans son Viage entretenido, raconte également les troubles qu'occasionnoient au théâtre les pages, laquais, etc.
Note 261: (retour) La plupart des principaux farceurs, Bruscambille, Turlupin, Gros-Guillaume, Gautier-Garguille, Guillot-Gorju, etc., étoient morts ou avoient disparu de la scène, en sorte que la farce proprement dite, telle qu'ils l'avoient créée et fait fleurir, avoit quitté avec eux l'hôtel de Bourgogne, dont ils étoient le principal appui au commencement du XVIIe siècle. Grimarest, dans sa Vie de Molière, et La Grange, dans la préface des Oeuvres de Molière, éd. 1682, témoignent que, lorsque celui-ci joua le Docteur amoureux devant le roi (1658), l'usage des petites comédies étoit perdu depuis long-temps. C'étoit par une espèce de tradition empruntée à leur prédécesseurs, les Enfants sans soucy, que les acteurs de l'hôtel de Bourgogne s'étoient d'abord spécialement consacrés à la farce. V. plus haut, p. 276, note 1.
Finissons la digression. Monsieur de la Garouffière fut ravi de trouver le Destin dans l'hôtellerie, et lui fit promettre de souper avec la compagnie du carrosse, qui etoit composée du nouveau marié du Mans et de la nouvelle mariée, qu'il menoit en son pays de Laval; de madame sa mère, j'entends du marié, d'un gentilhomme de la province, d'un avocat du conseil et de monsieur de la Garouffière, tous parens les uns des autres et que le Destin avoit vus à la noce où mademoiselle Angelique avoit eté enlevée. Ajoutez à tous ceux que je viens de nommer une servante ou femme de chambre, et vous trouverez que le carrosse qui les portoit etoit bien plein, outre que madame Bouvillon 262, c'est ainsi que s'appeloit la mère du marié, etoit une des plus grosses femmes de France, quoique des plus courtes, et l'on m'a assuré qu'elle portoit d'ordinaire sur elle, bon an mal an, trente quintaux de chair, sans les autres matières pesantes ou solides qui entrent dans la composition d'un corps humain. Après ce que je viens de vous dire, vous n'aurez pas peine à croire qu'elle etoit très succulente, comme sont toutes les femmes ragottes.
Note 262: (retour) Suivant une clef manuscrite, Scarron auroit voulu railler, sous le nom de madame Bouvillon, une madame Bautru, femme d'un trésorier de France à Alençon, morte en mars 1709. Elle étoit mère de madame Bailly, femme de M. Bailly, maître des comptes à Paris, et grand'mère de M. le président Bailly. V. la notice.
On servit à souper. Le Destin y parut avec sa bonne mine, qui ne le quittoit point, et qui n'etoit point alterée alors par du linge sale, Leandre luy en ayant prêté du blanc. Il parla peu, selon sa coutume, et, quand il eût parlé autant que les autres, qui parlèrent beaucoup, il n'eût peut-être pas tant dit de choses inutiles qu'ils en dirent. La Garouffière lui servit de tout ce qu'il y avoit de meilleur sur la table; madame Bouvillon en fit de même à l'envi de la Garouffière, avec si peu de discretion, que tous les plats de la table se trouvèrent vides en un moment, et l'assiette du Destin si pleine d'ailes et de cuisses de poulets que je me suis souvent etonné depuis comment on avoit pu faire par hazard une si haute pyramide de viande sur si peu de base qu'est le cul d'une assiette. La Garouffière n'y prenoit pas garde, tant il etoit attentivement occupé à parler de vers au Destin et à lui donner bonne opinion de son esprit. Madame Bouvillon, qui avoit aussi son dessein, continuoit toujours ses bons offices au comedien, et, ne trouvant plus de poulets à couper, fut reduite à lui servir des tranches de gigot de mouton. Il ne sçavoit où les mettre, et en tenoit une en chacune de ses mains pour leur trouver place quelque part, quand le gentilhomme, qui ne s'en voulut pas taire au prejudice de son appetit, demanda au Destin, en souriant, s'il mangeroit bien tout ce qui etoit sur son assiette. Le Destin y jeta les yeux et fut bien etonné d'y voir presque au niveau de son menton la pile de poulets depecés dont la Garouffière et la Bouvillon avoient erigé un trophée à son merite. Il en rougit et ne put s'empêcher d'en rire; la Bouvillon en fut defaite; la Garouffière en rit bien fort, et donna si bien le branle à toute la compagnie qu'elle en eclata à quatre ou cinq reprises. Les valets reprirent où leurs maîtres avoient quitté et rirent à leur tour. Ce que la jeune mariée trouva si plaisant, que, s'ebouffant 263 de rire en commençant de boire, elle couvrit le visage de sa belle-mère et celui de son mari de la plus grande partie de ce qui etoit dans son verre, et distribua le reste sur la table et sur les habits de ceux qui y etoient assis. On recommença à rire, et la Bouvillon fut la seule qui n'en rit point, mais qui rougit beaucoup et regarda d'un oeil courroucé sa pauvre bru, ce qui rabattit un peu sa joie. Enfin on acheva de rire, parceque l'on ne peut pas rire toujours, on s'essuya les yeux, la Bouvillon et son fils s'essuyèrent le vin qui leur degouttoit des yeux et du visage, et la jeune mariée leur en fit des excuses, ayant encore bien de la peine à s'empêcher de rire. Le Destin mit son assiette au milieu de la table et chacun y prit ce qui lui appartenoit. On ne put parler d'autre chose tant que le souper dura, et la raillerie, bonne ou mauvaise, en fut poussée bien loin, quoique le sérieux dont s'arma mal à propos madame Bouvillon troublât, en quelque façon, la gaité de la compagnie.
Aussitôt qu'on eut desservi, les dames se retirèrent dans leur chambre; l'avocat et le gentilhomme se firent donner des cartes et jouèrent au piquet. La Garouffière et le Destin, qui n'etoient pas de ceux qui ne sçavent que faire quand ils ne jouent point, s'entretinrent ensemble fort spirituellement, et firent peut-être une des plus belles conversations qui se soit jamais faite dans une hôtellerie du bas Maine. La Garouffière parla à dessein de tout ce qu'il croyoit devoir être le plus caché à un comédien, de qui l'esprit a ordinairement de plus etroites limites que la memoire, et le Destin en discourut comme un homme fort eclairé et qui sçavoit bien son monde. Entr'autres choses, il fit avec tout le discernement imaginable la distinction des femmes qui ont beaucoup d'esprit et qui ne le font paroître que quand elles ont à s'en servir d'avec celles qui ne s'en servent que pour le faire paroître 264, et de celles qui envient aux mauvais plaisans leurs qualités de drôles et de bons compagnons, qui rient des allusions et equivoques licencieuses, qui en font elles-mêmes, et, pour tout dire, qui sont des rieuses de quartier, d'avec celles qui font la plus aimable partie du beau monde et qui sont de la bonne cabale 265. Il parla aussi des femmes qui sçavent aussi bien ecrire que les hommes qui s'en mêlent, et quand elles ne donnent point au public les productions de leur esprit, qui ne le font que par modestie 266. La Garouffière, qui etoit fort honnête homme et qui se connoissoit bien en honnêtes gens, ne pouvoit comprendre comment un comedien de campagne pouvoit avoir une si parfaite connoissance de la veritable honnêteté 267. Cependant qu'il admire en soi-même, et que l'avocat et le gentilhomme, qui ne jouoient plus parcequ'ils s'étoient querellés sur une carte tournée, bâilloient frequemment de trop grande envie de dormir, on leur vint dresser trois lits dans la chambre où ils avoient soupé, et le Destin se retira dans celle de ses camarades, où il coucha avec Leandre.
Note 266: (retour) Cette modestie dont parle Scarron se remarque en effet dans plusieurs femmes célèbres du temps, qui donnèrent au public les productions de leur esprit, mais sans les signer de leurs noms et sous le couvert de tel ou tel écrivain de profession. Telles furent mademoiselle de Scudéry, madame de La Fayette, mademoiselle de Montpensier, etc. Mais étoit-ce bien modestie de la part de la grande Mademoiselle?
Note 267: (retour) Bussy, qui devoit s'y connoître, a donné, dans une de ses lettres à Corbinelli (6 mars 1679), une définition de ce qu'on entendoit au XVIIe siècle par ce mot d'honnête homme, qui se rencontre si souvent dans le Roman comique: «L'honnête homme, dit-il, est un homme poli et qui sçait vivre.» Mais il faut bien saisir la signification et l'étendue du mot poli, qui comprenoit l'instruction, l'éducation, d'un homme fait aux belles manières et à la bonne société, en un mot l'humanitas et l'urbanitas des Latins. Cf. La Bruyère, Des jugements, et les Loix de la galanterie, dont l'auteur définit l'honnête homme «un vrai galant».
CHAPITRE IX.
Autre disgrace de Ragotin.
a Rancune et Ragotin couchèrent ensemble;
pour l'Olive, il passa une partie
de la nuit à recoudre son habit,
qui s'étoit decousu en plusieurs endroits
quand il s'etoit harpé avec le colère Ragotin.
Ceux qui ont connu particulierement ce petit
Manceau ont remarqué que toutes les fois qu'il
avoit à se gourmer contre quelqu'un, ce qui lui
arrivoit souvent, il avoit toujours decousu ou dechiré
les habits de son ennemi, en tout ou en
partie. C'etoit son coup sûr, et qui eût eu à
faire contre lui à coups de poings en combat assigné,
eût pu defendre son habit comme on defend
le visage en faisant des armes. La Rancune lui
demanda, en se couchant, s'il se trouvoit mal,
parcequ'il avoit fort mauvais visage; Ragotin lui
dit qu'il ne s'etoit jamais mieux porté. Ils ne furent
pas long-temps à s'endormir, et bien en prit à
Ragotin de ce que la Rancune respecta la bonne
compagnie qui etoit arrivée dans l'hôtellerie et
n'en voulut pas troubler le repos; sans cela le
petit homme eût mal passé la nuit. L'Olive cependant
travailloit à son habit, et après y avoir
fait tout ce qu'il y avoit à faire, il prit les habits
de Ragotin, et aussi adroitement qu'auroit fait un
tailleur il en etrecit le pourpoint et les chausses,
et les remit en leur place, et ayant passé la plus
grande partie de la nuit à coudre et à decoudre,
se coucha dans le lit où dormoient Ragotin et la
Rancune.
On se leva de bonne heure, comme on fait toujours dans les hôtelleries, où le bruit commence avec le jour. La Rancune dit encore à Ragotin qu'il avoit mauvais visage; l'Olive lui dit la même chose. Il commença de le croire, et, trouvant en même temps son habit trop etroit de plus de quatre doigts, il ne douta plus qu'il n'eût enflé d'autant dans le peu de temps qu'il avoit dormi, et s'effraya fort d'une enflure si subite 268. La Rancune et l'Olive lui exageroient toujours son mauvais visage, et le Destin et Leandre, qu'ils avoient avertis de la tromperie, lui dirent aussi qu'il etoit fort changé. Le pauvre Ragotin en avoit la larme à l'oeil; le Destin ne put s'empêcher d'en sourire, dont il se fâcha bien fort. Il alla dans la cuisine de l'hôtellerie, où tout le monde lui dit ce que lui avoient dit les comediens, même les gens du carrosse, qui, ayant une grande traite à faire, s'etoient levés de bonne heure. Ils firent dejeuner les comediens avec eux, et tout le monde but à la santé de Ragotin malade, qui, au lieu de leur en faire civilité, s'en alla grondant contre eux et fort desolé chez le chirurgien du bourg, à qui il rendit compte de son enflure. Le chirurgien discourut de la cause et de l'effet de son mal, qu'il connoissoit aussi peu que l'algèbre, et lui parla un quart d'heure durant en termes de son art, qui n'etoient non plus à propos au sujet que s'il lui eût parlé du prêtre Jean 269. Ragotin s'en impatienta, et lui demanda, jurant Dieu admirablement bien pour un petit homme, s'il n'avoit autre chose à lui dire. Le chirurgien vouloit encore raisonner; Ragotin le voulut battre, et l'eût fait s'il ne se fût humilié devant ce colère malade, à qui il tira trois palettes de sang et lui ventouza les épaules, vaille que vaille. La cure venoit d'être achevée quand Leandre vint dire à Ragotin que, s'il lui vouloit promettre de ne se fâcher point, il lui apprendroit une mechanceté qu'on lui avoit faite. Il promit plus que Leandre ne voulut, et jura sur sa damnation eternelle de tenir tout ce qu'il promettoit. Leandre dit qu'il vouloit avoir des temoins de son serment, et le remena dans l'hôtellerie, où, en la presence de tout ce qu'il y avoit de maîtres et de valets, il le fit jurer de nouveau, et lui apprit qu'on lui avoit etreci ses habits. Ragotin d'abord en rougit de honte, et puis, pâlissant de colère, il alloit enfreindre son horrible serment, quand sept ou huit personnes se mirent à lui faire des remontrances à la fois, avec tant de vehemence, que, bien qu'il jurât de toute sa force, on n'en entendit rien. Il cessa de parler, mais les autres ne cessèrent pas de lui crier aux oreilles, et le firent si long-temps que le pauvre homme en pensa perdre l'ouïe. Enfin, il s'en tira mieux qu'on ne pensoit, et se mit à chanter de toute sa force les premières chansons qui lui vinrent à la bouche, ce qui changea le grand bruit de voix confuses en de grands eclats de risées, qui passèrent des maîtres aux valets, et du lieu où se passa l'action dans tous les endroits de l'hôtellerie, où differents sujets attiroient differentes personnes.
Note 268: (retour) Tallemant nous apprend qu'une des malices favorites de la marquise de Rambouillet envers les habitués de son hôtel étoit de leur jouer le même tour que l'Olive et la Rancune jouent ici à Ragotin. On étrécit une nuit tous les pourpoints du comte de Guiche; puis, le lendemain, on lui fit croire qu'il étoit enflé pour avoir trop mangé de champignons la veille au soir, et, comme Ragotin, il crut à une maladie sérieuse, jusqu'à ce qu'on lui eût découvert la vérité. (Histor. de la marq. de Rambouillet.) C'étoit peut-être aux traditions du lieu que Scarron avoit emprunté cette plaisanterie, souvent répétée depuis, et que Paul de Kock s'est bien gardé de négliger dans ses romans.
Note 269: (retour) La tradition du Prêtre Jean, c'est-à-dire d'un souverain de l'extrémité de l'Orient qui réunissoit l'autorité du sacerdoce à celle de l'empire, commença à se répandre vers 1145, et s'accrédita bientôt sans la moindre contestation. Depuis lors, les allusions au Prêtre Jean, dont le nom étoit pour ainsi dire passé en proverbe, fourmillent dans notre littérature, surtout dans les écrivains comiques et satiriques. V. les Nouvelles de la terre de Prestre Jehan, avec le Préliminaire, à la suite de la Nouvelle fabrique des excellens traits de verité, édit. Jannet.
Tandis que le bruit de tant de personnes qui rioient ensemble diminue peu à peu et se perd dans l'air, de la façon à peu près que fait la voix des echos, le chronologiste fidèle finira le present chapitre sous le bon plaisir du lecteur benevole ou malevole, ou tel que le ciel l'aura fait naître.