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Les Français peints par eux-mêmes, tome 2: Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle

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The Project Gutenberg eBook of Les Français peints par eux-mêmes, tome 2

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Title: Les Français peints par eux-mêmes, tome 2

Editor: L. Curmer

Release date: September 23, 2019 [eBook #60347]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FRANÇAIS PEINTS PAR EUX-MÊMES, TOME 2 ***

Au lecteur

Table

LES
FRANÇAIS.

——

TOME SECOND.


A
Mesdames
Anna Marie, Louise Colet, Virginie de Longueville;

Messieurs
H. Auger, de Balzac, E. de la Bédollierre, Billioux,
P. Borel, Brisset, R. Brucker,
F. Coquille, Cordellier de Lanoue, L. Couailhac,
S. David, A. Delacroix, T. Delord,
A. Dubuisson, Dufour, B. Durand, A. Durantin,
M. de Flassan, Forgues, C. Friès, E. Guinot, Hilpert,
J. Janin, Jousserandot, A. de Lacroix, J. Ladimir,
Lorentz, Ourliac,

Vicomte Rodolphe d’Ornano, E. Regnault,
A. Ricard, H. Rolland, L. Roux, F. Soulié, Tissot,
E. de Valbezen
,

L'ÉDITEUR RECONNAISSANT.


LA JEUNESSE DEPUIS CINQUANTE ANS
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INTRODUCTION.
LA JEUNESSE DEPUIS CINQUANTE ANS.

~~~~~~~~

Dans tous les temps de ma vie, la jeunesse a été pour moi un objet d’études; je l’observais déjà même alors que je figurais dans ses rangs, et que je me livrais, avec mes émules, aux distractions et aux plaisirs de notre âge. Je me rappellerai toujours ma surprise en voyant des pères de famille envoyer chaque année leurs fils dans cette grande capitale où souvent ils se trouvaient abandonnés à eux-mêmes sans appui, sans conseil et sans guide: les fâcheuses conséquences de cet isolement de la jeunesse m’affligeaient à vingt ans; depuis l’époque de cette première disposition de mon esprit et de mon cœur, la sympathie n’a point cessé de s’accroître entre moi et les générations successives de la jeunesse de nos jours; j’ai eu de fréquents rapports avec elle, de nombreuses occasions de la connaître; je vais essayer de la peindre telle que je l’ai vue avant, depuis et après la révolution.

Les enfants du peuple poussaient le défaut d’instruction jusqu’à ignorer souvent les éléments de la lecture et de l’écriture; ils conservaient les idées religieuses qui leur avaient été inculquées par leurs mères dès le berceau, ou par les frères de la Doctrine chrétienne, chargés de l’explication du catéchisme. Une partie de cette jeunesse, livrée à elle-même ou rebelle à l’autorité paternelle, tombait dans de graves désordres, conséquence inévitable de la II paresse et de l’oisiveté, et allait peupler les prisons. On voyait cependant parmi ces mauvais sujets des fils qui aimaient et respectaient la femme qui leur avait donné le jour. Les autres individus de cet âge, sachant lire, écrire et même un peu compter, formés au travail par l’exemple, embrassaient de bonne heure une profession qu’ils ne quittaient guère, devenaient de bons ouvriers; ils épousaient les intérêts de leurs maîtres, pratiquaient certains devoirs religieux, et se montraient soumis à leurs parents. Malheureusement la passion du vin, même sans être portée à l’excès, les entraînait à des dépenses qui, continuées pendant l’âge mûr, détruisaient toute espérance de ces précieuses économies, la richesse des classes pauvres.

Dans les enfants de la classe moyenne, vous trouviez une éducation incomplète, mais saine; des croyances religieuses, mais sans l’instruction qui produisait des convictions fortes et durables au temps de Louis XIV. Cette classe offrait encore à l’observateur attentif de bonnes traditions, l’amour du travail contracté dans les colléges, des principes d’ordre et d’économie que les passions ébranlaient pendant la première ivresse du plaisir. Les jeunes gens adoptaient un état dans lequel on ne les voyait pas toujours persister, parce qu’il avait été choisi parfois au hasard, et sans que les pères eussent eu les moyens de reconnaître la véritable vocation de leurs fils. Les pères étaient les maîtres et les oracles de la famille, mais leur ascendant commençait à décliner par différentes causes, entre lesquelles il faut compter la familiarité introduite entre les pères et les enfants par les préceptes de Jean-Jacques Rousseau mal compris, ou exagérés dans l’application.

La légèreté, la dissipation, la recherche de la parure, et une certaine fatuité assez répandue, étaient les défauts de cet âge. Les femmes occupaient une grande place dans la vie du jeune homme. Assidu, empressé, galant auprès d’elles, il leur témoignait beaucoup d’égards; mais il était enclin à se vanter de ses conquêtes, quoiqu’elles ne fussent pas toujours propres à donner de l’orgueil. Malheur à ceux qui choisissaient mal les objets de leur passion ou de leur fantaisie: ils contractaient, dans un commerce avec des êtres sans élévation et sans politesse de mœurs, quelque chose de commun qui restait attaché comme une espèce de rouille au talent lui-même, et III trahissait toute la vie les mauvaises habitudes de la jeunesse. Les spectacles, l’acteur célèbre, l’actrice à la mode, les bals et les femmes qui en avaient fait l’ornement, quelquefois des discussions sur le mérite des écrivains du jour qui venaient d’apparaître avec éclat, tels que Colin d’Harleville, Fabre d’Eglantine, Peyre, l’auteur de l’École des pères, formaient le fond des conversations; on louait ou on critiquait, suivant son opinion, les candidats de la renommée, mais personne n’était jaloux de leur célébrité naissante. Quant aux écrivains en possession de la gloire, la jeunesse en général leur offrait le culte d’une admiration passionnée.

Je ne sais par quel hasard presque tous les jeunes favoris des muses, à cette époque, avaient fait ou faisaient leurs premières armes dans l’étude enfumée d’un procureur; aussi ne cessait-on d’y mêler les discussions attrayantes de la littérature aux travaux fastidieux de la procédure. On ne trouvait pas ce mélange d’occupations de l’esprit avec les travaux arides de la profession chez les notaires, où tous les livres, autres que ceux du droit, étaient mis à l’index et proscrits sans pitié. Plus de liberté produisait plus d’esprit chez les clercs de procureur. Amis des lettres, ils se croyaient d’Athènes, et accusaient les clercs de notaire d’appartenir un peu à la Béotie. Ceux-ci, de leur côté, regardaient les élèves de la chicane comme entachés d’une espèce de roture et nourris à une mauvaise école. Ce dernier reproche ne manquait pas de vérité. En effet, les jeunes gens, endoctrinés par les successeurs de Rolet, avaient sous les yeux des exemples d’improbité dont leurs patrons se faisaient trop souvent un jeu. Je me rappellerai toujours ce mot d’un cynisme extraordinaire qui sortit de la bouche d’un certain coryphée de la compagnie. Un jour, devant ce fanfaron d’improbité, ardemment occupé du soin de bâtir une fortune scandaleuse, on parlait d’une grande affaire confiée à un pauvre diable de procureur. «Un tel, s’écria-t-il avec une rare effronterie, fripon subalterne: qu’on donne cent louis à ce faquin, et qu’on lui retire l’affaire, elle n’est pas faite pour lui.» L’avis ou l’ordre fut exécuté, et le fripon du grand air parvint à s’emparer de presque tous les biens d’un héritage immense; il se fit héritier unique ou légataire universel.

Cet important se montrait fort recherché dans son extérieur; on ne lui voyait jamais que des habits du plus beau drap de Louviers; un jabot, aussi blanc et aussi bien plissé que ses longues manchettes, sortait de sa veste entr’ouverte et laissait voir une chemise de toile de Hollande. En parlant, il jouait négligemment avec les breloques sonores de sa montre à répétition. La tête haute, l’abord froid et impérieux, la parole brève, il devenait poli, IV insinuant, mielleux avec les clients qu’il voulait acquérir ou tromper; mais, du moment où il craignait de se voir déçu dans ce calcul d’avidité, il éclatait avec violence, et ses procédés achevaient de révéler un caractère affreux. On s’instruisait chez lui parce que son étude avait la vogue et une fort belle clientèle; mais ses clercs le méprisaient au fond du cœur. A la même époque, j’ai rencontré, dans la même profession, un autre type original, digne du pinceau de Regnier ou de Molière. Ce noir suppôt de Thémis avait choisi son repaire dans une assez vilaine rue; sa maison délabrée était de la plus chétive apparence, et n’avait qu’une porte bâtarde. Quand vous l’aviez franchie, un corridor assez obscur vous conduisait à une étude enfumée, dont les clercs assez âgés ressemblaient à des recors. En entrant dans un cabinet encore plus obscur que l’étude, je n’aperçus pas sans quelque émoi un spectre d’une stature colossale et d’une vieillesse ferme et vigoureuse. Il avait un bonnet de laine rouge dressé sur sa tête; une redingote d’un gros drap gris, salie par le tabac, le couvrait tout entier. Des mains fortes, mais sèches et osseuses, garnies d’ongles noirs, longs et recourbés comme des serres d’oiseau de proie, sortaient de ses manches avec une partie de l’avant-bras. Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, jetaient un feu sombre sous d’épais sourcils, dont quelques poils hérissés se relevaient vers un front plissé de rides. Du fond de sa vaste poitrine sortait une voix forte et menaçante qui devenait aiguë et criarde dans les fréquents accès d’une colère prompte à s’allumer. Cet individu, rongé d’avarice, dévoré d’amour de l’argent, plein de fourberie, semblait être le monstre de la chicane personnifiée. A son aspect, je tremblais sur le seuil de son cabinet, je tremblais en l’approchant, et à peine si je parvins à balbutier quelques mots de l’affaire pour laquelle on m’avait envoyé vers lui. Mon procureur, au contraire, était un beau fils, il avait des prétentions à passer pour un homme du monde; à mon retour, je me trouvais en verve, et je l’amusai beaucoup en lui improvisant le portrait de son odieux confrère. Au reste, il ne faudrait pas juger la compagnie sur ces deux modèles: en effet, quoique un peu décriée, elle renfermait un assez grand nombre d’honnêtes gens; et tel procureur de l’époque était un véritable juge de paix avant que la loi eût institué ces magistrats de la conciliation. Quant aux notaires, leur compagnie jouissait encore de l’estime et de la confiance générales, malgré quelques échecs causés par la manie des affaires, qui commençait à s’introduire dans leur cabinet. Les jeunes gens qui aspiraient au notariat contractaient de bonne heure des habitudes d’ordre, de régularité, de probité sévère; mais on s’apercevait V déjà qu’il manquait beaucoup de choses à leur instruction, comme à celle de leurs patrons; elle ne suffisait plus aux besoins de la société et à la variété des transactions. Il y avait une ligne de démarcation entre les clercs de notaire et les clercs de procureur, et on les distinguait sans peine au premier coup d’œil, quoiqu’ils suivissent également la mode à laquelle ils n’étaient pas moins soumis que les femmes.

Les cheveux d’un jeune homme du temps, relevés à racines droites sur son front, couronnaient sa tête par un toupet crêpé, pommadé, poudré à frimas, et accompagné de deux rangs de boucles circulaires qui rejoignaient la queue enfermée dans un ruban de soie noire. Cette mode exigeait des papillotes deux fois par semaine avec frisure complète, opération fort longue, pendant laquelle jeunes et vieux, grands et petits, prenaient un singulier plaisir à écouter les nouvelles dont les artistes en perruques étaient toujours abondamment pourvus. Suivant la tradition, le pompeux Buffon cessait chaque matin de donner audience à son esprit, afin de prêter une oreille complaisante à la chronique du jour, racontée d’une manière originale et familière par son barbier en titre.

Pour qu’un jeune homme fût à la mode, il lui fallait un habit de drap fin ou de soie, suivant la saison, qui serrât exactement la taille et les bras, car on avait la prétention de paraître mince; l’embonpoint sentait la roture, et le ventre était à l’index, comme chose prohibée. L’élégant petit-maître sortait encore un gilet d’une étoffe chinée ou d’un drap chamois, des culottes de sénardine couleur jaune pâle ou gris de lin, des bas de soie à raies longitudinales et variées, des souliers étroits et lustrés à la cire luisante, des boucles d’argent taillées à facettes comme le diamant. L’été, on lui voyait un léger bambou à la main; l’hiver, il jetait sous son bras gauche un énorme manchon à longs poils soyeux, dans lequel il se serait bien gardé de cacher ses mains quand il se promenait aux Tuileries ou au Palais-Royal. N’oublions pas le chapeau de castor, qui, pendant un ou deux ans, fut d’une hauteur démesurée. Paris l’avait emprunté aux Hollandais. Je pourrais bien retracer ici ce qu’on appelait le négligé pour une certaine classe de jeunes fashionables du haut parage, auxquels on pouvait appliquer ce trait de Gilbert:

En habit du matin,
Monsieur promène à pied son ennui libertin.

Je me contente de dire que ces dandys portaient alors des pantalons de peau VI de daim très-fine qui étaient si étroits, qu’on ne pouvait les mettre la première fois qu’avec le secours de deux personnes. De là, un mot plaisant du comte d’Artois, qui, jeune, évaporé, se montrait fort attentif à suivre la mode. Son valet de chambre lui présentant un pantalon de cette espèce: «Si j’y entre, dit-il, je ne le prends pas.»

A côté des deux professions dont nous avons parlé plus haut, florissait un jeune barreau qui, s’appliquant ce mot de Cicéron: «L’orateur est un homme probe, habile à bien dire,» conservait l’honneur héréditaire du corps, et aspirait aux palmes de l’éloquence. Le plaidoyer de Dupaty pour trois hommes injustement condamnés au supplice de la roue, la chaleur entraînante de Bergasse défendant la sainteté du nœud conjugal dans l’affaire du banquier Cornemann, le polémique de ce Linguet dont Voltaire avait dit: «Il brûle, mais il éclaire,» les réquisitoires du vertueux Servan, les brillantes inspirations de Gerbier, qui avait reçu de la nature tous les dons de l’orateur, les discours de l’illustre Séguier, l’adversaire officiel des philosophes du dix-huitième siècle, qu’il estimait en secret, le retentissement de la parole foudroyante de Mirabeau dans ses débats au parlement d’Aix avec le célèbre Portalis, qu’il fallut emporter presque mourant après sa lutte avec un si terrible jouteur, excitaient l’ardeur et formaient le talent de leurs rivaux futurs, qui voyaient aussi grandir devant eux de jeunes magistrats du parquet déjà connus de l’opinion. Mais à côté de ces beaux exemples, une partie des avocats en donnait de dangereux. Ils défiguraient la langue dans une espèce de jargon du palais, qui était insupportable; tantôt communs, tantôt boursouflés, ils noyaient la question dans un déluge de paroles; quelques-uns, armés de poumons de fer et pourvus d’une voix de stentor, plaidaient avec une espèce de fureur pendant trois ou quatre heures; la sueur ruisselait de leur front, et par moments ils semblaient écumer. Du reste, le corps jouissait d’une haute estime, et la méritait. Les procès en séparation entraînaient bien quelques-uns des défenseurs des femmes à des liaisons licencieuses avec leurs clientes; il y avait bien encore quelques scandales particuliers; mais, en général, les mœurs du barreau étaient pures, et la probité, unie à une scrupuleuse délicatesse, régnait dans cette belle profession qui touchait, sans le savoir, au moment de parvenir à tout par la puissance de la parole.

Nos jeunes patriciens recevaient à peu près la même éducation que celle des enfants de la classe moyenne; mais ils travaillaient beaucoup moins, parce qu’ils ne sentaient pas le besoin de travailler. Au sortir du collége ou de l’école militaire, ceux-ci se rendaient aux écoles d’application où ils acquéraient VII des connaissances spéciales et positives; ceux-là entraient dans un régiment, et menaient la vie de garnison, vie pleine d’oisiveté, de dissipation, et très-peu propre à former des esprits supérieurs. Les autres, livrés à eux-mêmes au milieu des piéges et des séductions de la capitales, lâchaient la bride à leurs passions. Les enfants des grandes et riches maisons, dès qu’ils se trouvaient émancipés par l’âge ou mariés, tombaient dans les plus folles prodigalités. Une classe de courtisanes trop célèbres alors, connue sous le nom de femmes entretenues, et qui scandalisaient Paris par l’excès de leurs dépenses et l’insolence de leur luxe, s’appliquaient à dévorer le patrimoine de ces jeunes patriciens, entretenaient leurs penchants à la frivolité, énervaient les tempéraments, amollissaient les âmes sans altérer toutefois ce courage d’instinct et de réflexion qui est une vertu de notre caractère, et pour ainsi dire un fruit du sol français. On était bien sûr de voir ces étourdis, ces dissipateurs, ces enfants de la mollesse et de la volupté, courir à un duel ou à un combat comme les favoris de Henri III à la journée de Coutras; mais il ne se formait à cette école de plaisirs et de vices, tenue par les Lays modernes, ni de ces grands caractères ni de ces grands talents si communs en France au temps de Louis XIV. On sentait au contraire une espèce d’abâtardissement dans la noblesse dont Louis XV, qui oubliait tous ses devoirs de roi, avait négligé de surveiller l’éducation. Aussi quand son successeur, aux prises avec une révolution, eut besoin de secours et fit le signal de détresse, il ne trouva ni un général ni un ministre capable de sauver l’État et le prince. La marine seule comptait des hommes d’une haute capacité, mais qui, n’ayant pas été initiés aux affaires, ne pouvaient avoir appris à gouverner L’État comme leurs vaisseaux au milieu des tempêtes.

Cependant les questions financières commençaient à remuer les esprits; le compte rendu de Necker, véritable signal d’une révolution prochaine, puisqu’un ministre du roi donnait l’exemple de révéler au peuple des choses qui sont des mystères dans un gouvernement absolu, s’était répandu partout comme un livre d’imagination ou un roman du plus grand intérêt. Tout ce qui lisait alors avait lu le compte rendu. La jeunesse elle-même, commençant à devenir sérieuse, avait pris part aux discussions entre le banquier de Genève, qui ne voulait plus de secrets en finances, et le brillant Calonne, qui le combattait par ordre de la cour, si intéressée à cacher ses dilapidations. La guerre d’Amérique, les secours portés par un successeur de Louis XIV à un peuple armé pour reconquérir son indépendance, l’enthousiasme excité par les triomphes des Suffren, des Lamotte-Piquet, des Destaing sur nos plus VIII anciens ennemis, vinrent réveiller des sentiments de gloire, et mêler des idées de liberté aux autres idées graves qui s’étaient emparées des esprits. Le retour de la colonie de jeunes officiers qui avaient été servir, avec La Fayette, sous le drapeau de Washington, féconda les germes d’indépendance cachés dans le cœur de tous les hommes. D’un autre côté, les doctrines philosophiques comptaient, depuis un demi-siècle, un grand nombre de disciples de toutes les classes. Voltaire avait une brillante école, Rousseau beaucoup d’enthousiastes, surtout parmi les femmes et les jeunes gens. En 1787, à l’âge de dix-neuf ans, nous commencions à lire le Contrat social et les Conseils à la Pologne; les plus hardis d’entre nous abordaient l’Esprit des Lois et les Discours de Machiavel sur Tite-Live. Encore légers par les goûts de notre âge, nous sentions le besoin de donner des aliments forts et substantiels à notre esprit; nous étions d’ailleurs préoccupés des discussions de la cour avec les parlements, et de l’émotion générale causée par les révélations sur l’état des finances, sur le produit des impôts, sur le déficit du trésor. Enfin la révolution éclata et vint fermer à jamais le passé auquel nous avions appartenu. L’heureux temps que celui de notre première jeunesse! jetons-y un dernier regard comme sur une époque qui ne peut plus renaître ni pour nous ni pour aucune des générations nouvelles qui nous succéderont. Nous étions tout à fait de notre âge, adonnés à nos plaisirs et à la profession que nous voulions suivre, exempts des passions politiques qui dévorent l’existence, en général étrangers aux affaires du gouvernement, assez modérés dans nos désirs, renfermés dans de certaines limites très-difficiles à franchir, ne pouvant pas même avoir le plus léger soupçon de ce que nous voyons aujourd’hui: la témérité des vœux, l’audace des espérances, et l’insatiable désir d’obtenir tous les avantages de la société avant d’avoir été marqué du sceau de l’expérience et de la maturité.

En 1789, plus d’observations particulières sur l’esprit et les mœurs de la jeunesse. La révolution, en apparaissant au milieu de nous, vint imprimer à tous les cœurs l’amour de la patrie et l’enthousiasme de la liberté. Ces deux sentiments que nos pères avaient développés avec tant d’énergie au temps de César, et qui plus tard avaient saisi d’autres occasions de se manifester, ressuscitèrent chez un vieux peuple avec toute l’énergie et toute la pureté qu’ils IX avaient au temps de la vertu romaine. Plus rien de frivole en France, pas même la jeunesse qui parut tout à coup passer à l’âge mûr. Il ne lui resta de traits qui la fissent reconnaître que cette candeur d’intentions, ce désintéressement absolu, et l’éclat du courage, ses anciens attributs. Dans les cités comme dans les camps, la jeunesse prit pour elle tous les périls du dedans et du dehors. Ils appartenaient à la jeunesse les ardents défenseurs de la cause publique, dans le forum ou dans le sénat; ils appartenaient aussi à la jeunesse les héros qui nous firent triompher de l’Europe. Sous le rapport de l’abnégation de ses intérêts, du dévouement sans bornes, et des prodiges opérés pour l’affranchissement et le salut de la France, il y eut là quelques années qui feront un éternel honneur à la nation. On put croire, à cette époque, que nous allions remonter, par les lois, par les opinions et par la guerre, à la pureté républicaine, sans perdre l’élégance de nos mœurs et de notre politesse. Mais bientôt, en outrant tout, en voulant nous transformer tout à coup, et imposer le régime de Sparte et de Rome à une nation civilisée qui aime les arts, les jouissances de l’esprit, les plaisirs du goût et l’urbanité, on s’exposa nécessairement à nous rejeter vers le passé dont on aurait voulu abolir jusqu’à la mémoire. Cette violence contribua, encore plus peut-être que les excès de la terreur, à la réaction qui éclata aussitôt après le 9 thermidor, réaction qui fut si sanglante en invoquant le saint nom de l’humanité. Je ne peindrai pas la jeunesse de cette époque de transition. Égarée par des sentiments légitimes dans le principe, excitée par des imprudents qui, encore tout tremblants de la peur qu’ils avaient ressentie eux-mêmes au moment où ils faisaient tant de peur à tout le monde, agitée par des passions politiques qu’un parti puissant attisait pour les exploiter au profit de l’ancien régime qu’il espérait ressusciter, enflammée par vingt journaux qui mettaient chaque jour le feu à toutes les têtes incandescentes, une partie de cette jeunesse tomba dans les plus déplorables égarements, ainsi que tous les hommes engagés dans la lutte entre la république, blessée à mort quoiqu’elle parût encore pleine de vie, et la royauté qui aspirait à renaître. On se rappelle avec effroi les compagnons de Jésus et du Soleil, et leurs sanglantes expéditions dans le midi. Les fils des meilleures familles devinrent des assassins et des brigands non-seulement tolérés, mais encore encouragés, et que la tardive sévérité des lois eut la plus grande peine à réprimer.

Les armées se préservèrent de toute cette contagion, et, comme elles n’avaient eu aucune part aux excès de l’action, elles furent étrangères aux emportements de la réaction; elles furent aussi préservées d’une singulière métamorphose qui se fit remarquer dans la cité. Sur la frontière, nos braves X soldats, en présence de l’ennemi, et déjà négligés par une administration faible et désunie qui avait succédé à l’administration vigoureuse et compacte du comité de salut public, supportaient, pendant un hiver des plus rigoureux, toutes les privations, bravaient en plein air toutes les intempéries, et ne songeaient qu’à vaincre ou à mourir. A la même époque, dans une partie de la France, et surtout à Paris, une folle ivresse de plaisirs emporta tout à coup la société. Tous les âges se précipitèrent avec une sorte de fureur dans toutes les jouissances dont on les avait sevrés. C’étaient des festins de Lucullus, c’étaient des bals aussi brillants que ceux de Marie-Antoinette à sa villa du petit Trianon; c’était une répétition journalière des saturnales de la régence, au moment où la cour se hâta de déposer le rôle d’hypocrisie que lui avaient imposé la tristesse et la dévotion du grand roi. Étrange contradiction du cœur humain! Les héros de ces fêtes étaient des hommes et des femmes qui pleuraient, disaient ils, leurs parents immolés à une espèce de divinité inexorable comme la Fatalité des anciens, et pourtant ils dansaient et se réjouissaient au milieu de leurs transports de haine pour la république, et des projets de vengeance qu’ils exécutaient ou méditaient contre les terribles adversaires dont l’aspect les faisait trembler encore. Voici maintenant une autre anomalie, mais d’un caractère moins sérieux, et qu’il faut néanmoins citer comme un trait de la physionomie du parti qui donnait un aussi étrange spectacle. Tandis que les femmes, interrogeant les statues antiques, adoptant le cothurne, la coiffure, la tunique des femmes d’Athènes et de Rome, brillaient de la plus rare élégance sous de légers vêtements qui nous les montraient presque sans voile, comme Aspasie ou Phryné apparaissant aux regards d’un peuple enthousiaste de la beauté, les jeunes gens, qui avaient taxé de simplicité grossière le costume des républicains du temps, se présentaient sous un aspect rebutant et ridicule. On les rencontrait partout avec ce qu’ils appelaient des cadenettes, c’est-à-dire avec leurs cheveux nattés et relevés derrière la tête comme ceux des soldats suisses de la garde royale; sur les deux côtés de leur figure descendaient des touffes de cheveux qui représentaient des oreilles de chien; leurs cols étaient emprisonnés dans une cravate énorme qui, enveloppant le bas du visage XI et le menton, semblait cacher un goître; ajoutez à ce bizarre déguisement une espèce de sarreau de drap qui descendait le long du corps sans marquer la taille, et dont les larges manches permettaient à peine la vue de l’extrémité des doigts. Ces mêmes coryphées de la mode portaient à la main un bâton noueux et tortu, pour attaquer leurs adversaires lorsqu’ils croiraient l’occasion favorable. Tels étaient les chevaliers des plus brillantes femmes des salons de Paris. Telle était la milice volontaire qu’on appelait la jeunesse dorée de Fréron, et qui faisait avec un zèle gratuit et une vigilance passionnée la police de la capitale dans les spectacles, dans les jardins publics, sur les boulevards, contre les révolutionnaires désignés sous le nom de terroristes. Paris laissait faire; mais il marquait déjà le moment où il mettrait un terme à ces levées de boucliers qui portaient le trouble au lieu de rétablir l’ordre.

Cette époque de vertige et de déclin pour une partie de la société, semblable à l’écume qui bouillonne sur une mer longtemps agitée, ne pouvait durer. Les études recommençaient dans les institutions particulières et dans les écoles centrales; la jeunesse studieuse y accourait avec une envie extrême de profiter d’une instruction solide et variée; elle reprenait des mœurs plus douces et des habitudes plus paisibles. En même temps, et sans que la contagion du dehors eût pu les atteindre, les élèves de la première école polytechnique formaient, sous les auspices de Monge, de Berthollet, de Fourrier, de Prieur de la Côte-d’Or, cette pépinière d’hommes distingués qui sont devenus l’une des gloires de la France, en lui rendant d’immenses services. On ne conçoit pas tant d’application, tant de travail, de si profondes études, de si grands progrès, à côté de tant de légèreté, de folie, d’emportement de plaisir et de dangereuse exaltation dans une autre partie de la population. Qu’elle était belle à voir cette jeunesse d’une stature élevée, d’une force de corps remarquable, d’un air calme, initiée aux mystères de la science, et toujours prête à offrir ses connaissances, son bras, son zèle et son épée au premier signal de la patrie, qui pouvait les réclamer à tout moment! Que de beaux noms cette école a semés dans toute l’Europe et gravés en traces ineffaçables dans nos annales civiles et militaires!

XII Deux belles années du gouvernement directorial, illustrées par les triomphes inouïs de Bonaparte en Italie, avaient rendu la société plus calme et plus sage; mais bientôt les revers et la faiblesse d’un gouvernement sur son déclin laissèrent renaître les traces de troubles, et la jeunesse allait encore s’égarer en usurpant une dangereuse influence. Mais Bonaparte revint d’Orient, environné d’une nouvelle auréole de gloire; la société se reconstitua sous le consulat, qui rétablit l’ordre dans l’état, la sécurité dans les villes, la paix entre les citoyens, la décence dans les mœurs, et toutes les bonnes habitudes de la civilisation. Sous l’impulsion puissante et régulière du grand homme, la jeunesse reprit goût à toutes les choses sérieuses. On la vit embrasser avec ardeur les études littéraires, cultiver le domaine des sciences, s’associer aux découvertes de l’industrie, peupler les manufactures, hâter les progrès de son instruction pour ne pas être surprise sans un fond de connaissance par le signal du départ pour les armées. Au dedans comme au dehors, et sur tous les champs de bataille, théâtres de ses triomphes, elle se montra pénétrée d’un dévouement sublime, saisie d’un enthousiasme extraordinaire pour la gloire, et capable d’obtenir l’admiration même du premier capitaine du siècle. Cette jeunesse vraiment digne de lui, l’empereur l’employait partout, dans ses conseils, dans l’administration générale, dans des négociations hérissées de périls ou pleines de difficultés, dans le gouvernement des pays conquis; et partout elle répondait à son attente. Les jeunes gens étaient encore pour lui les Missi dominici avec lesquels Charlemagne visitait les différentes parties de son vaste empire. Que d’hommes aurait produit cette école féconde, si celui qui l’avait créée avait pu rester sur le trône et appliquer son génie aux conquêtes de la paix, comme il l’avait appliqué à l’art d’obtenir et de fixer la victoire! Par la générosité des sentiments, par la probité sévère, par le singulier privilége de ne rien croire d’impossible quand l’intérêt du pays et un homme tel que Napoléon commandent, cette jeunesse mérita les honneurs du parallèle avec les volontaires de la levée de septembre 1792, quittant leur charrue ou leur atelier pour arracher la France à l’insulte et au fléau d’une invasion des étrangers, qui, à cette époque, méditaient de nous partager avec l’épée comme la malheureuse Pologne. En payant un tribut à cette élite du peuple français, on ne peut s’empêcher de répandre des larmes sur les flots de sang que la jeunesse tout entière a versé pour nous, de sentir de mortels regrets à la pensée de la perte de tant d’hommes qui seraient aujourd’hui la force, le rempart et l’honneur de la France. Adressons-leur un souvenir dans quelque partie de la terre où repose leur dépouille sacrée, et disons-leur, comme s’ils pouvaient nous XIII entendre dans leurs tombeaux inconnus: «Généreux enfants de la patrie, que la France serait grande si elle pouvait ranimer d’un souffle vos ossements, et vous présenter en phalanges guerrières à l’Europe que vous avez tant de fois vaincue!»

Pendant l’immortelle campagne de 1814, où le génie d’un homme fit tête à l’Europe conjurée, la jeunesse française se montra digne de ce qu’elle avait été pendant le règne de Napoléon. A ces deux époques elle n’eut que de grandes pensées; et je ne sais quel reproche pourrait leur adresser le plus sévère des peintres de mœurs. Sans doute l’ambition régnait dans les cœurs, mais cette ambition était noble et pure des misérables intrigues et des capitulations de conscience qui déshonorent souvent une passion si peu sévère sur le choix des moyens d’arriver à son but. C’est au prix de son sang offert tous les jours que l’on voulait obtenir les récompenses promises par le juge suprême des travaux de chacun; c’est par des services multipliés que l’on espérait attirer les regards d’un prince attentif et juste, qui ne laissait aucun sacrifice sans salaire. Quel homme sage aurait voulu tarir la source de tant de dévouement, et refouler dans les cœurs la passion de la gloire?

La chute de Napoléon laissa un vide immense; la jeunesse, décimée tous les ans par la guerre, donna les plus vifs regrets au prince qui levait sur elle le terrible impôt du sang au nom de la gloire et du salut de tous. Destituée en quelque sorte avec lui du commandement suprême de l’Europe, la jeunesse se sentit d’abord accablée de ce revers, et conserva au fond du cœur le désir de le réparer. Le retour de l’île d’Elbe, après de magnifiques promesses, renversa les ambitieuses espérances que les amis de Napoléon avaient conçues pour leur pays. Heureusement les idées de liberté firent diversion à cette douleur. Toujours fidèle à ses glorieux souvenirs, la jeunesse embrassa la Charte comme une victoire remportée sur la dynastie revenue avec les étrangers, et contrainte de rendre hommage aux principes de la révolution.

Alors se révéla un homme connu seulement par quelques chansons, entre lesquelles tout Paris avait répété le Roi d’Yvetot, satire naïve à la manière de La Fontaine. Tout à coup l’auteur de cette malicieuse allusion au règne du conquérant, devient un grand poëte. Il prend la lyre au lieu du galoubet, et consacre ses odes ou ses hymnes à consoler la France, en célébrant ses vingt années de triomphes. Grâce à lui, nos héros, leurs exploits, leurs prodiges, reviennent à la mémoire de tous, et retentissent dans les palais, dans les ateliers, dans les chaumières. Les étrangers eux-mêmes, encore présents et sous les armes au milieu de nous, entendent les femmes, XIV les vieillards, la jeunesse, célébrer les batailles de Jemmapes et de Fleurus, de Rivoli et d’Arcole, des Pyramides et du Mont-Thabor, d’Austerlitz et de Friedland; ils ne peuvent s’empêcher d’admirer à la fois et tant de faits immenses et la noble attitude du peuple qui les chante devant eux ainsi qu’en face de la dynastie assise sur le trône, offensée de n’avoir aucune place parmi tant de gloire, mais secrètement intéressée à ne pas arrêter cet élan des âmes, qui pouvait devenir un élément de force si les alliés voulaient abuser de la victoire en prolongeant leur séjour parmi nous.

Une singulière anomalie se présente ici à la pensée. Béranger, en rallumant l’enthousiasme pour Napoléon, réveillait aussi l’amour de la patrie et de la liberté; il fut ainsi pour sa part l’instituteur politique de la jeunesse en général. Il produisit sur elle, comme sur le peuple lui-même, une impression qui ressemblait en quelque chose à celle de la révolution de 1789; il en ranima les sentiments, et jeta dans les cœurs le germe des dispositions nécessaires au succès de la révolution nouvelle, qu’il prévoyait dans un avenir plus ou moins éloigné. Les jeunes gens de la classe moyenne, et même un certain nombre de ceux qui appartenaient aux anciennes familles, non moins fières de leur naissance que connues par leur haine pour la révolution, prirent aussi leurs inspirations dans Béranger, et adoptèrent la cause constitutionnelle. Ils formaient, sous la conduite des chefs de l’opposition, une société qui se consacrait avec eux aux travaux de la résistance légale et organisée, pour arrêter les empiétements d’une autorité trop justement suspecte de projets hostiles à la liberté. Les événements de chaque jour, les discussions de la tribune, les journaux, les nombreuses publications de la presse, avancèrent singulièrement l’éducation politique de ces auditeurs d’une nouvelle espèce placés auprès des deux chambres, et partout où il s’agissait de défendre les principes de la révolution de 1789. En même temps il s’élevait dans cette même classe une coalition de quelques belles intelligences qui, formées, échauffées par l’enseignement de l’école normale, où brillaient les Laromiguière, les Royer-Collard et leurs élèves d’élite, entreprirent de combattre le dix-huitième siècle, particulièrement Voltaire, et de rétablir l’union entre la philosophie et le principe religieux, qu’elle regardait avec raison comme immuable dans le cœur des hommes. Cette coalition avait pour son interprète le journal le Globe. Sans doute elle fut injuste envers le dix-huitième siècle, elle méconnut des services immenses et dont nous recueillons encore tous les fruits chaque jour; sans doute encore on peut lui reprocher des hérésies littéraires; mais elle répandit des lumières en soumettant tout à une analyse sévère, et offrit l’exemple d’une XV pureté, d’un désintéressement, d’une droiture d’intentions qu’on ne saurait oublier. C’est du Globe que sont sortis les Saint-Simoniens, les Fouriéristes et tous ces jeunes écrivains qui ont fouillé au fond des principes de la société, et tenté de la réformer tout entière pour réparer, disaient-ils, de grandes injustices, donner à chacun la place que lui méritaient ses talents et ses vertus, améliorer la condition du peuple et répartir plus également les avantages que les hommes peuvent obtenir de leur réunion en corps de nation. Sans le savoir, peut-être, ces jeunes enthousiastes reprenaient l’œuvre démocratique de 1793 et les doctrines de Babeuf, immolé sous le directoire pour l’émission de principes semblables aux leurs. Ils avaient aussi dans leur enseignement religieux des affinités avec la théophilanthropie que voulut mettre en honneur La Réveillère-Lépeaux, membre du directoire, et que le ridicule fit tomber, de même qu’il a porté depuis un coup mortel à la prédication publique de quelques Saint-Simoniens. On sait que quelques coryphées de cette secte allèrent jusqu’à enseigner la liberté absolue et même la communauté des femmes. Ce sont là des excès comme il s’en rencontre dans toutes les sectes nouvelles, mais l’école de Saint-Simon et de Fourier n’en laissera pas moins des traces profondes; plusieurs de ses principes pénétreront dans les lois ainsi que dans les institutions, et apporteront avec le temps de notables changements dans la constitution du corps social. De pareils efforts, de pareils projets, des vues si sérieuses, de pareilles études dans la jeunesse, sont un spectacle nouveau pour la France et même pour le monde.

Cependant l’opposition ne tarda point à se partager en deux fractions: l’une, c’était la plus nombreuse, voulait tout obtenir par la force de la loi, en retenant le gouvernement dans les limites de la Charte; l’autre, ayant perdu toute confiance dans la dynastie, se précipita dans la route périlleuse des conspirations. Elles avortèrent toutes, et coûtèrent la vie à des hommes ardents et sincères, mais sans prudence, à de jeunes séides dont quelques-uns, comme les quatre sergents, montrèrent le plus noble caractère devant la justice, et une âme héroïque en face de la mort. Plein d’affection pour la jeunesse en général, consacré au devoir de l’instruire et d’éclairer sa route, témoin de plusieurs de ces tentatives téméraires dont j’ai toujours prédit la malheureuse issue à leurs auteurs, j’ai plaint du fond du cœur Bories et ses compagnons, ainsi que toutes les autres victimes d’entreprises téméraires et inopportunes qui ne pouvaient réussir. En révolution surtout, tout ce qui est prématuré avorte, tout ce qui va trop vite fait reculer. Les révolutions ne triomphent que lorsque l’opinion publique est prête à les accepter.

XVI Il y avait alors dans les esprits un mouvement extraordinaire. Il donna naissance à la tentative, formée par quelques jeunes gens, de faire, avec un plan raisonné, suivi avec constance, ce que la révolution avait essayé par suite de son penchant à l’innovation en toutes choses, mais avec des efforts partiels sans direction et sans puissance, je veux dire une réforme littéraire appliquée au théâtre, à l’histoire, au roman, à la prose, à la poésie, à la langue même; les beaux-arts, surtout la peinture, devaient aussi subir une métamorphose complète. Il se trouvait des vues justes, des observations vraies, des vérités senties dans le plan des jeunes Luthers de cette réforme. Mais que de génie et de bon sens, quelle habileté dans l’art de composer et d’écrire, quelle connaissance du goût des Français ne supposait-elle pas! L’audace des réformateurs fut grande, elle produisit des poëtes ainsi que des prosateurs; elle enfanta quelques œuvres marquées au coin du talent, mais qui toutefois ne donnaient à personne le droit d’affecter de superbes mépris pour nos grands écrivains, à l’exemple de cet original de Mercier qui voulut détrôner en même temps Racine et Newton. Le public se laissa entraîner, et sans déserter les objets de son culte proscrit par le fanatisme littéraire du moment, il les négligea pour accepter, avec une certaine faveur, des ouvrages qu’il n’aurait pas voulu souffrir dix ans auparavant. Le théâtre, envahi par eux, vit triompher la nouvelle école, quelques succès légitimes, et d’autres qui étaient des scandales pour la raison et des outrages pour le goût, ainsi que des atteintes graves au caractère de notre langue. La déception fut entretenue avec une habileté remarquable, avec une persévérance extrême, avec un concert inouï d’éloges mutuels par les chefs de la conjuration, et par leurs admirateurs passionnés, qui s’emportèrent ensuite jusqu’à faire une sorte de violence à l’opinion. Pour être vrai, il faut avouer que la tourmente littéraire a vu éclore, dans plus d’un genre, et spécialement dans la poésie lyrique et le roman, des talents et des travaux qui ont justement conquis leur célébrité. Je les nommerais si la nature même de cette esquisse générale me permettait d’entrer dans les détails. De même, je me contenterai d’indiquer que le public est maintenant en pleine réaction, surtout au théâtre, contre la nouvelle école, parce qu’elle n’a point tenu ses promesses de recréer l’art, et qu’en imitant jusqu’aux défauts qu’elle reprochait aux maîtres, elle n’a montré ni leur génie, ni leur raison, ni leur talent de peindre les passions et de remuer les cœurs.

Les projets de la réforme littéraire appartenaient, par leur nature même et par des liens assez étroits, à la révolution politique qui marchait toujours, et ne pouvaient plus être arrêtés que par la défaite des amis de la liberté, ou par la XVII chute de la dynastie. Les trois journées survinrent et firent sortir du sein du peuple une race nouvelle de révolutionnaires, jusqu’alors inconnue en France. Quel étonnement pour nous, lorsque nous vîmes des adolescents, des enfants même, saisis tout à coup d’un instinct de courage et d’une fièvre belliqueuse, poussés et conduits par eux-mêmes, attaquer des soldats armés, braver la mitraille, recevoir et surtout donner la mort avec une audace et une témérité sans exemple, s’abstenir de toute cruauté dans le combat, de tout excès après la victoire! La prise de la Bastille elle-même, qui causa une si profonde émotion dans Paris, n’avait rien produit de pareil. Le gamin, puisqu’il faut l’appeler par son nom, n’était point apparu dans les journées les plus orageuses de la révolution. D’où sortait cette race nouvelle tout à coup intervenue, sans ordre et sans appel, dans la bataille qui a renversé un trône et dépossédé une dynastie? je l’ignore. Que deviendra cette race si elle se perpétue? qu’en faut-il attendre ou espérer? C’est là une grave question qui mérite d’être méditée profondément par le législateur. Un autre exemple du même genre, mais moins étonnant quoiqu’il soit aussi nouveau dans nos annales, appartient à mon sujet. Ce ne sont pas des hommes faits, des généraux couverts de gloire, ce ne sont pas des chefs révolutionnaires et connus de la foule, ce sont des jeunes gens de nos écoles de médecine, des élèves en droit, des élèves de l’École Polytechnique qui, l’épée à la main, ont conduit le peuple à l’attaque du château, ce sont eux qui ont servi de guide à la victoire populaire. Ici point de Camille Desmoulins qui, montrant un pistolet, distribue des feuilles d’arbre comme des signes de ralliement, et crie au peuple qu’il entraîne: «Marchons.» Ici rien en paroles et tout en actions. Le peuple s’émeut de lui-même et trouve sur sa route des guides qu’il accepte sans les connaître, parce qu’ils viennent adopter ses périls.

Il existait dans le sein de la jeunesse des ambitions ardentes. Frappés du souvenir de changements inouïs que nous avons vus, plusieurs se disaient: Puisque des soldats sont passés rois, puisqu’un lieutenant d’artillerie a pu devenir le maître de l’Europe, pourquoi ne deviendrais-je pas général, ministre ou consul! Une partie de la jeunesse mit à profit ces réflexions après les trois XVIII journées, et s’éleva aux emplois les plus éminents; l’autre fut négligée par une faute grave de la politique, et devint hostile au pouvoir par mécontentement d’abord, ensuite par système. De là, au milieu de la société, une espèce de volcan souterrain dont nous avons vu à plusieurs reprises les redoutables explosions. En même temps la presse, investie d’une puissance nouvelle, réveilla dans les esprits toutes les idées d’amélioration politique et d’égalité; la république apparut comme le gage d’un avenir brillant et prospère, où chacun trouverait sa place, et tout le monde le bonheur tant cherché depuis des siècles. Tandis que les écrivains entretenaient ces espérances, il se préparait dans l’ombre une chose que nous n’avions pas vue encore, une vaste conjuration, étendue comme un réseau sur toute la France, nouée avec force, enveloppée d’un profond mystère, et investie d’une redoutable puissance par des jeunes gens seuls, sans le secours des hommes qui avaient formé les sociétés secrètes sous les Bourbons renversés par la révolution de 1830.

Peintre de mœurs, je ne dois pas omettre ici un singulier contraste: à côté de cette jeunesse que nous appelons la jeunesse politique, nous voyons un certain nombre de jeunes fashionables avides de tous les genres de jouissances, épuisant jusqu’à la lie la coupe des plaisirs, abandonnés à tous les excès, et courant à leur ruine avec une sorte de délire qui rappelle des temps et des mœurs que l’on croyait à jamais oubliés. Effaçons ces tristes images par une idée consolante et prise dans l’observation même de ce qui se passe sous nos yeux. La patrie voit croître dans son sein une nombreuse partie de la jeunesse qui vit de peu, modère ses désirs, travaille beaucoup, étudie les questions de cette économie politique qui porte tout l’avenir de la France, se livre au génie des découvertes, demande aux sciences les moyens de les rendre utiles au plus grand nombre, d’achever, par une révolution innocente, paisible et progressive, l’ouvrage de la révolution de 1789, en répandant de nouveaux bienfaits sur le peuple, qu’il faut rendre plus heureux et plus éclairé pour le rendre vraiment libre. Bénissons cette modeste et laborieuse jeunesse, souhaitons qu’elle fasse de nombreux imitateurs, et attendons, avec une vive espérance, les succès de la belle entreprise qu’elle poursuit sous les regards des hommes éminents qui lui servent de guides et de flambeaux.

P.-F. Tissot,
de l’Académie française.


LE MODÈLE
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LE MODÈLE.

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Voulez-vous un Spartacus, un César, un Cicéron, un saint Étienne, un Clovis, un Molière, etc.? Souhaitez-vous faire revivre sur la toile une notabilité quelconque de l’antiquité ou des temps modernes? Vous faut-il un baron féodal ou un serf, un Européen ou un sauvage, un martyr ou un Jupiter Olympien, un discobole ou un soldat de la république française? Allez vous-en dans une de ces rues sales et tortueuses dont fourmille notre belle capitale; montez un escalier qui tient le milieu entre une échelle et un mât de cocagne, et là, au fond de quelque grenier, vous trouverez la notabilité demandée, le saint, l’empereur, le roi, le poëte, le guerrier, ad libitum, dans la personne du modèle.

«Vil métier!» disent les misanthropes. Non pas, messieurs, s’il vous plaît. N’exige-t-il pas un concours de qualités physiques que la nature accorde rarement à un seul et même individu? celui qui l’exerce n’a-t-il pas plus de droits matériels à notre admiration sous la blouse qui cache ses formes herculéennes, que ces élégants rabougris dont les charmes sont dus principalement à l’habileté d’un tailleur? Le modèle ne fait-il point partie intégrante de la matière première mise en œuvre par le peintre ou le sculpteur? ne coopère-t-il pas essentiellement à la création des tableaux qui tapissent les murs de nos musées, des statues qui se mirent dans les bassins de nos jardins publics? Vil métier! allons donc! si je n’étais homme de lettres, je voudrais être modèle.

A vrai dire, si l’on estimait une profession d’après ce qu’elle rapporte, celle de modèle serait des plus secondaires. C’est moyennant trois francs par séance qu’il endosse ou quitte toute espèce de costume, tient la tête haute ou les yeux baissés, prend l’air doux ou terrible, avec une infatigable docilité.

Autrefois on accordait au modèle le déjeuner, en sus du prix convenu. Attablé sur le poêle, à côté de l’artiste, il absorbait du vin et des vivres à discrétion, ou plutôt sans discrétion, et c’est pourquoi l’on a fini par lui supprimer totalement le repas du matin, comme abusif et frustratoire.

L’artiste était en tenue de travail; il avait sa blouse multicolore, son bonnet rouge, sa palette à la main et sa pipe à la bouche. Le modèle, après avoir déjeuné le plus copieusement possible, se déshabillait lentement, et commençait ses exercices.

«Allons, disait l’artiste, donnez-moi l’expression: le cou renversé, les mains étendues, les yeux au plafond; n’oubliez pas que vous tombez mortellement blessé.»

Le modèle obéissait; mais, au bout d’un instant, sa tête retombait sur sa poitrine, son corps s’affaissait, et ses yeux se fermaient involontairement.

«Posez donc! posez donc!» criait l’artiste.

Le modèle se réveillait en sursaut, et balbutiait quelques mots d’excuse sur la difficulté de sa digestion, dont il ne tardait pas à donner une nouvelle preuve en se rendormant.

«Posez donc! sacrestie! posez donc!... Bien, c’est cela, nous y sommes.»

Le modèle n’y était déjà plus, et le peintre jurait, tempêtait, jetait de fureur sa palette et ses pinceaux.

«Dam! lui disait le coupable, croyez-vous que ce soit divertissant de tomber mortellement blessé pendant trois heures de suite?»

C’est donc pour éviter une somnolence importune qu’on n’octroie plus au modèle que ses trois francs, nourriture non comprise. La modicité de cette rétribution ne lui permet pas de n’avoir qu’une seule corde à son arc. Il est obligé de faire comme les abbés de la régence, qui dînaient de l’autel et soupaient du théâtre, ou comme les négociants cumulards des petites villes, qui sont à la fois perruquiers, aubergistes, épiciers, marchands de vin, de son, d’avoine et de sabots. Il pourrait jouer dans chaque atelier la scène de maître Jacques et de l’Avare.

«Pardon, monsieur, est-ce au colporteur ou au modèle que vous vous adressez?

—Au colporteur.

—En ce cas, voici de la parfumerie de premier choix, du savon de Windsor, des foulards de l’Inde, des cuirs à rasoir, des gravures de Rembrandt, des moulages d’après Clodion; puis, ajoute-t-il mystérieusement, des cigares de la Havane, mais des vrais, ma parole d’honneur, et du tabac de Maryland, qui m’arrive de Belgique à l’instant même. Voyons, achetez-moi quelque chose; je suis accommodant, et, si vous n’avez pas d’argent, vous me donnerez vos vieilles bottes.»

Quand vous ne faites pas d’affaires commerciales avec lui, le modèle se débarrasse de son éventaire, rengaîne le mélange de sciure de bois et de copeaux qu’il débite en guise de tabac de contrebande, et vous demande à poser pour la tête ou pour l’ensemble, suivant sa spécialité.

Quelques modèles sont cordonniers dans leurs moments de loisir; d’autres coupent les cheveux; d’autres encore quittent Paris le dimanche, et vont dans les fêtes de village jongler en qualité d’Alcides du Nord, ou dévorer des volailles crues à titre de Nouveaux-Zélandais. On en voit encore, couverts d’un maillot couleur de chair et dûment empanachés, faire gémir la peau de vingt tambours et les oreilles de leur auditoire, sous le prétexte spécieux qu’ils sont sauvages. Que la civilisation nous en délivre!

Les jeunes modèles chantent, jouent la comédie bourgeoise, se disent entretenus par des femmes de députés, et sont toujours sur le point d’être reçus à l’Opéra-Comique. Les modèles à barbe font des commissions et cirent les bottes; ce sont souvent d’anciens militaires, qui racontent la bataille de Champaubert, et crient: «Vive l’empereur!» quand ils ont bu.

Il y a des modèles de toutes les nations, des Français, des Italiens, des Savoyards, des Nègres, et surtout des Juifs. Les Juifs pullulent depuis quelques années dans les ateliers. Ils ne voulaient jadis poser que pour la tête, mais cette pruderie n’a pas tardé à s’apprivoiser. Le peuple qui possède, non moins que les Gascons, la faculté de pousser partout menace de monopoliser un métier qu’il avait dédaigné longtemps. Tant pis pour les beaux-arts!

Car la race hébraïque est naturellement mercantile, et, pour être bon modèle, il ne suffirait pas de n’avoir en vue qu’un faible salaire et de mettre son corps en location; il faudrait donner preuve d’intelligence et de sentiment, comprendre la pensée de l’artiste, s’inspirer du but qu’il veut atteindre, se faire acteur mimique dans le drame qu’il va retracer avec les pinceaux ou l’ébauchoir, évoquer devant lui par le geste, par le jeu de la physionomie, par l’attitude, le personnage qu’il a rêvé, et contribuer à la perfection de l’œuvre en en facilitant l’exécution. Voilà ce que devrait faire le modèle; mais une pareille tâche est généralement au dessus de ses forces. Il se contente de prêter à celui qui l’emploie une forme extérieure, et semble se croire dispensé de qualités intellectuelles. Il cherche autant que possible à s’identifier avec un mannequin ou une statue; il est ennuyeux et ennuyé. Il fait son métier comme un écolier fait ses pensums: celui-ci a des plumes à six becs, celui-là se sert de ficelles, c’est-à-dire, en langue vulgaire, de divers procédés imaginés pour escamoter une partie de la séance, pour tromper l’ennui de l’immobilité, pour en varier la monotonie.

Ainsi le modèle en arrivant tire sa montre quand elle n’est point remplacée par une reconnaissance du Mont-de-Piété, et vous fait voir pendant dix minutes qu’il est onze heures précises. Ficelle!

Il admire longuement votre esquisse, prétend que votre tableau produira le plus grand effet au salon, et vous prophétise un avenir magnifique. Ficelle!

Il se déshabille avec autant de peine et d’efforts qu’il en faudrait si son pantalon possédait le nombre de boutons nécessaire pour le fixer solidement. Ficelle!

S’il pose assis, il se trouve mal à l’aise sur son fauteuil, et fait de son coussin le sujet d’une enquête de commodo et incommodo; si son bras est soutenu en l’air par une corde qu’un anneau retient au plancher, il se plaint qu’elle lui meurtrit outrageusement le poignet; si l’on a placé sous son pied une bûche appelée talonnière pour lui tenir la jambe en raccourci, il gémit du contact de l’écorce raboteuse avec son orteil. Ficelles!

Il dérange les draperies dont on l’affuble, afin d’avoir le plaisir de les replacer; il a trop chaud ou trop froid; il est enrhumé du cerveau, et se mouche continuellement. Ficelles!

Un certain Bréchon, mort depuis quelques années, avait inventé une ficelle pour laquelle il eût certainement mérité un brevet. Il savait éviter la gêne qu’aurait pu lui causer la présence de l’artiste, et quand celui-ci ne se trouvait pas à son atelier au jour et à l’heure indiqués, Bréchon, ne voulant pas perdre sa séance, se déshabillait sur la porte et posait sur l’escalier!

«Que vois-je! s’écriait une élégante qui montait paisiblement sans songer au spectacle inconvenant qui l’attendait au passage.

—Ne faites pas attention, madame; c’est Ajax foudroyé.

—Quelle horreur! disait la vieille fille du quatrième en rentrant chez elle.

—Eh bien! qu’est-ce que vous me voulez? Quand je vous dis que ceci vous représente Ajax foudroyé.

—C’est affreux! répliquait la vieille fille: est-ce que vous prenez notre escalier pour l’école de natation! Nous allons voir!...»

Il fallait la puissante intervention du portier pour contraindre Bréchon à quitter la place; mais le lendemain il ne manquait jamais de réclamer le prix de sa séance extra portas. Cette anecdote paraît invraisemblable; mais pour la faire comprendre, il importe de dire que Bréchon était un peu fou.

Plus le modèle est vieux, plus il a de ficelles à son service, elles se multiplient en même temps que ses rhumatismes; l’âge le rend encore bavard et prodigue de conseils. Tableaux et sculptures, il examine tout d’un œil connaisseur, décide du mérite d’une ébauche, et s’étaie de l’autorité des grands maîtres pour lesquels il a travaillé.

«Ah! monsieur, dit-il, l’art a bien dégénéré! Il fallait le voir du temps de Napoléon! je posais pour M. David, pour M. Guérin, pour M. Girodet-Trioson; c’étaient là de fameux peintres! comme ils soignaient la ligne et les contours! comme ils calculaient les proportions! ils ne faisaient rien de chique ou d’après le mannequin; ils prenaient toujours le modèle; ils le copiaient, ils l’étudiaient du matin au soir; aussi leur peinture était-elle fameusement blaireautée, unie comme une glace. Dans ce temps-là, nous ne pouvions fournir aux demandes des artistes; mais aujourd’hui, le métier ne va plus; tout est perdu!»

C’est surtout avec les élèves en loges, qui concourent pour le grand prix de Rome, que le modèle tranche du professeur. Telle est sa pénétration, qu’il signale dans un dessin non-seulement les imperfections qu’on peut y trouver, mais encore celles qui n’y sont pas. Il prévient l’erreur par un avis officieux: la tête est mal emmanchée; les bras sont trop longs; le torse est écrasé; les muscles ne s’attachent pas bien. Il est plus classique qu’un vieillard de l’Institut, plus rigoureux qu’un membre du jury d’admission, plus exigeant qu’un bourgeois qui, faisant faire son portrait, trouve les ombres trop fortes, et affirme qu’il n’a jamais eu autant de noir sur la figure.

«Monsieur, vous m’avez mis sous le nez une grosse tache; je vous observerai que je ne prends jamais de tabac.»

Dans les académies, le modèle se présente sous un aspect tout différent. Une académie de dessin est un lieu où les aspirants-Raphaël, les candidats à la succession du Puget, viennent, moyennant une rétribution légère, dessiner, peindre ou modeler d’après nature. Leur salle de réunion est une vaste pièce carrée garnie de gradins en amphithéâtre; au centre s’élève un piédestal en bois blanc, au dessus duquel une lampe est suspendue: c’est sur ce tréteau que s’installe le modèle, exposant ses muscles aux regards, à l’étude et à l’admiration des rapins.

Tous les lundis se débat une question importante: il s’agit de décider quelle sera la pose du modèle durant le cours de la semaine. Le torse sera-t-il en saillie ou masqué; courbera-t-on les jambes ou les développera-t-on? l’attitude sera-t-elle simple ou maniérée? La discussion s’échauffe, les essais se succèdent; les plus criards, et quelquefois les plus habiles finissent par l’emporter. Dès que la pose est arrêtée, le tumulte cesse, on s’installe, on taille les crayons, on prépare les palettes, on masse l’argile ou la cire. Chacun jouissant à tour de rôle du droit de choisir sa place, ceux qui ont les derniers numéros se résignent à copier le dos ou le profil du poseur. Le silence se rétablit, pour être interrompu bientôt par des chansons répétées en chœur, par des plaisanteries plus ou moins spirituelles, plus ou moins grossières. Le modèle y prend part: il risque un calembour, il débite des gaudrioles dignes d’un vaudevilliste du Palais-Royal, il emprunte des facéties au catéchisme poissard; si les cris de Posez donc! ne viennent pas l’interrompre, il provoque une immense hilarité. Aussi, durant le quart d’heure par heure qui lui est accordé pour se reposer, reçoit-il de la reconnaissance publique un tribut de cidre, de bière et d’eau-de-vie. On épuise la buvette pour assouvir sa soif inextinguible, car le modèle partage avec les musiciens, les pompiers et les cochers de fiacre, le privilége d’avoir le gosier toujours sec et l’estomac élastique.

La plus célèbre académie est celle de Suisse, située sur le quai des Orfèvres, au bout du pont Saint-Michel. Ex-modèle retiré du service, Suisse est aujourd’hui peintre en miniature et professeur de dessin. Son humeur joviale égaie ses élèves; quand il remarque parmi eux un grand nombre de nouveaux, il affuble son menton imberbe d’une barbe blanche postiche, frappe humblement à sa porte, et en entrant dit d’une voix cassée: «Pardon, messieurs, auriez-vous besoin d’un modèle à barbe?»

Cette charge obtient toujours un grand succès.

C’est dans les académies qu’on peut passer en revue les modèles qui, s’élevant au dessus de la foule de leurs collègues, se sont acquis une réputation fructueuse: célébrités que personne ne connaît, illustrations qui naissent et meurent dans l’obscurité, dont les noms, fameux dans les ateliers, sont complètement ignorés du public. Là, vous voyez en première ligne l’Italien Cadamuro, dont la carte de visite porte:

Cadamour,
roi des modèles.

et auquel personne ne dispute cette honorable souveraineté. C’est le vétéran du métier; et, bien qu’il ait eu quarante-cinq ans jusqu’en 1836, les ravages du temps l’obligent à se déclarer sexagénaire. Remarquez qu’il ressemble à Henri IV, et que, pour compléter l’illusion en joignant l’analogie de la coiffure à celle du visage, il relève le bord antérieur de son chapeau. Cadamour pose pour la tête d’expression, les muscles, les veines et les altères. Quand M. Gerdy, ou tout autre professeur d’anatomie, a besoin d’un écorché vivant, c’est Cadamour qui remplit cette fonction, et il vous dira qu’il s’en acquitte de manière à laisser de profonds souvenirs dans l’esprit des étudiants en médecine. Cadamour posera jusqu’à sa dernière heure: un même instant interrompra pour lui le cours d’une séance et celui de la vie; il mourra à son poste, et passera brusquement de la table de l’académie sur celle de l’amphithéâtre, ce Père-Lachaise des pauvres, afin de rendre service à la science après sa mort comme de son vivant. Il ne restera pour perpétuer son souvenir qu’une interminable chanson qui commence ainsi:

Air: O pescator dell’onda.

Le plus beau des modèles,
Cadamour,
Qui pose avec ficelles,
Cadamour, etc., etc., etc.

Malgré son grand âge, Cadamour est recherché par tous les artistes. Invitez-le à se rendre chez vous, il vous répondra par une lettre semblable à la suivante:

Monsieur,

Je suist bien fachez de vous re fuser mais tout le moit dedés senbre est prie et la motiez du moi de jenviez jeus quau 21 sisa peut vous con venire daprest cetent la vous pouvez chisire car dieut mersi je ne suis pas sent ou vrage lon masomme de pordelettre et je ne peut pas contentez tout mon monde jait loneur de vous salue

Cadamour

frende por sil
vous plait

Après Cadamour, le doyen des modèles est Brzozomwsky, qu’on appelle vulgairement Polonais, parce qu’aucun gosier français n’a jamais pu parvenir à prononcer son nom. Il est perruquier, rue Coquillière, n. 21, vend des pommades, et possède d’inappréciables recettes contre les maux d’yeux et les durillons, ce qui ne l’empêche pas d’avoir les pieds déformés par de nombreux tubercules. Heureux homme! Sa boutique est son Hôtel des Invalides: il se console en rasant les artistes de ne plus poser que très-rarement devant eux! L’embonpoint a gâté ses contours, mais il lui reste une main preste et légère qui manie le rasoir et le peigne avec une égale dextérité. Ce n’est plus Hercule, mais c’est Figaro.

Quant à Dubosc, qui pose depuis l’âge de cinq ans, il n’a rien perdu de ses facultés physiques. Modèle de formes irréprochables, il a été complice de presque tous les replâtrages mythologiques de l’ancienne école, et de presque toutes les productions bitumineuses de la nouvelle. Vertueux fils; sous l’Empire il figura l’Amour pour soutenir ses parents, et son carquois était pour eux la corne d’abondance. Homme rangé, il est parvenu à s’amasser dix-huit cents francs de rente: on assure qu’il plaçait à la caisse d’épargnes bien avant l’invention de cette institution philanthropique, qu’il n’a jamais passé le pont des Arts, qu’il met de côté les pièces de cinq francs dont on le gratifie, sans jamais en changer une seule, qu’il ne dîne point à défaut de monnaie, et paie son tailleur en gros sous.

L’économie est une qualité si rare chez les modèles, que ces assertions nous semblent difficiles à croire. La plupart n’ont pour banquiers que les marchands de vins des barrières, et déposent dans les guinguettes les fonds qu’ils ont gagnés durant la semaine. On cite toutefois un autre exemple d’ordre et de vie régulière: c’est Céveau, surnommé le beau dentelé, maître scieur de long, homme fort et carré, qui enlève des poids de cinquante, tient des tabourets en équilibre sur un petit doigt, et parie qu’il terrasserait un ours, pour peu qu’on mît des gants et une muselière à l’animal. Céveau était le favori de M. Ingres, avant que le chef de l’école du dessin se fût volontairement exilé à Rome.

A ce propos nous dirons que tous les peintres ont leur modèle de prédilection, qu’ils reproduisent incessamment dans leurs tableaux. Qu’un artiste rencontre dans la rue un homme aux traits mâles et fortement accentués, à la physionomie expressive, à la tournure athlétique, fût-ce sous les haillons d’un chiffonnier, l’artiste l’endoctrinera et l’aura bientôt fait passer de l’échoppe à l’atelier. C’est ainsi que Géricault recruta parmi les acteurs de madame Saqui le nègre Joseph, qui, venu de Saint-Domingue à Marseille, et de Marseille à Paris, avait été engagé dans la troupe acrobate pour jouer les Africains. Le Naufrage de la Méduse amena une nombreuse clientèle à Joseph, et ses épaules larges et son torse effilé la lui ont conservée, malgré ses impardonnables distractions. Car pensez-vous que l’Haïtien, brûlé par le soleil des tropiques, va demeurer tranquille dans sa pose comme Napoléon sur la Colonne? Non: vous voyez tout-à-coup sa figure s’épanouir, ses grosses lèvres s’ouvrir, ses dents blanches étinceler; il se parle à lui-même, il se conte des histoires, il rit à gorge déployée; il songe à son pays natal; réchauffé par la chaleur du poêle, il rêve le climat des Antilles; au milieu des émanations de la tôle rougie et de la couleur à l’huile, il respire le parfum des orangers. O illusions!

Parlerons-nous de la femme modèle? Jules Janin vous a poétiquement retracé l’histoire authentique d’une poseuse devenue grande dame, d’une poseuse chaste et pure, dont la vie, pareille à un conte de fée, prouve, comme un conte de fée, que la vertu trouve tôt ou tard sa récompense. Faut-il opposer la règle générale à cette charmante exception? Faut-il chercher la femme-modèle dans son galetas orné d’un lit de sangle, d’une commode de sapin, d’une cuvette fêlée et d’une paire de bottes? La suivrons-nous dans ses transformations somptuaires, tantôt déguenillée, tantôt portant manchon et cachemire français, et se promenant aux Tuileries, où les fashionables la prennent pour une comtesse? Ce sujet serait plus abordable, si la femme-modèle l’était moins. D’ailleurs, comment la reconnaître? Elle ne convient jamais de sa profession, elle l’exerce avec hypocrisie; elle est lingère, brodeuse, demoiselle de boutique, jamais modèle. Allez frapper à sa porte, elle vous crie par le trou de la serrure: «Pour qui me prenez-vous, monsieur? je ne pose pas.» Et pourtant vous la voyez accourir le lendemain, elle vient chez vous s’installer, bâiller, babiller, croquer des pastilles de menthe et vous expliquer les raisons cachées de sa réponse de la veille: elle vous étale des trésors qu’eussent enviés toutes les déesses de l’antiquité... O jeune artiste, regardez-les froidement; ne voyez dans votre modèle qu’une gracieuse statue; n’essayez pas de devenir le Pygmalion de cette blanche Galathée, et méditez ce vers proverbial:

Quidquid id est, timeo Danaos et dona ferentes.

Gens du monde, ne méprisez point les modèles, ce serait mépriser la force et la beauté physiques. Hélas! ces deux qualités, si estimées jadis, ne mènent plus aujourd’hui celui qui les possède qu’à épouser une veuve un peu mûre (elle ne tient pas à la fortune), à être tambour-major, clown au Cirque Olympique, ou modèle. Nos gouvernants ne sont plus des guerriers de six pieds, portant de lourdes épées; des hommes grêles et chétifs régissent l’univers du fond de leur cabinet. La pensée a remplacé l’action, l’intelligence a tué la matière; ce n’est plus Goliath qui règne, c’est David.

E. de la Bédollierre.


LA LIONNE
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LA LIONNE.

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Mademoiselle de Verneuil avait dix-huit ans, et son entrée dans le monde datait déjà de deux années, lorsqu’un beau jour son père lui dit:

—Ma chère Alix, il est temps que tu te maries; je n’ai rien négligé pour ton éducation; tu as eu les meilleurs maîtres de Paris, et voilà deux ans que je te mène dans le monde, où je n’étais guère allé depuis mon veuvage. J’ai rempli avec exactitude tous les devoirs d’un bon père, et je veux couronner l’œuvre en t’établissant convenablement. Tu es jolie, tu as des talents, je te donne cent mille écus de dot et je t’en laisserai le double, le plus tard possible, il est vrai; mais enfin tu es ma fille unique, et tu auras toute ma fortune. Avec cela tu peux choisir, et je ne prétends gêner ni ton goût ni ton inclination. Dans quelques jours nous reprendrons cet entretien, et je te demanderai si tu as distingué quelqu’un.

Alix, qui était d’un caractère franc, ouvert et décidé, répondit aussitôt:

—Pourquoi remettre ce qui peut se dire tout de suite? J’ai déjà distingué un jeune homme, M. Armand Dureynel.

—Fort bien! ce choix me plaît, et il réunit, je crois, toutes les convenances. Dureynel est bien né, aimable et riche; son père est mon ami; il m’a gagné vingt louis hier soir à l’écarté; j’irai le voir aujourd’hui même, et l’affaire ne souffrira sans doute aucune difficulté.

Un mois après, le mariage eut lieu; le jour des noces, les deux nouveaux époux partirent pour la Suisse, à l’improviste, et sans même avertir les grands parents. Ces sortes d’enlèvements légitimes étaient alors une mode récemment empruntée à l’aristocratie anglaise. M. Armand Dureynel, qui se piquait de suivre exactement les lois du bon genre, aurait renoncé à la moitié de la dot de sa femme, plutôt qu’à ce voyage sentimental qui donne à la lune de miel un reflet d’élégance et de haute distinction. Alix ne fit pas la moindre résistance. On venait de lui dire qu’une femme doit suivre son mari; elle avait juré de se conformer aux commandements de la charte matrimoniale, et ce n’est pas dès le premier jour qu’elle aurait commencé à enfreindre ses devoirs d’épouse obéissante. Elle monta donc gaiement en chaise de poste, et, recevant à la fois une double initiation, elle entra en même temps et au grand galop dans le charmant exercice de la vie conjugale et de la vie fashionable.

Dix ans se sont écoulés depuis ce pèlerinage. Lancée par l’hymen dans une carrière brillante, madame Dureynel fut bientôt citée parmi les divinités de la mode parisienne, et aujourd’hui elle figure avec avantage dans cette élite de merveilleuses que l’on rencontre à toutes les solennités élégantes; infatigables amazones, dédaignant les paisibles récréations de leur sexe, et abdiquant le doux empire des grâces discrètes pour suivre nos dandys à la course et se mêler aux grandes et aux petites manœuvres du Jockey’s-Club; reines du monde cavalier, que l’on a surnommées les Lionnes, pour rendre hommage à la force, à l’intrépidité et à l’inépuisable ardeur dont elles donnent chaque jour tant de preuves.

La femme libre réclame tous les droits et priviléges que les lois et les mœurs ont réservés à l’homme; elle veut être admise au partage de la puissance dans tous ses degrés, du gouvernement dans tous ses emplois, de l’œuvre sociale dans toutes ses fonctions;—la lionne est moins ambitieuse: elle enferme son émancipation dans des bornes plus étroites, et, laissant au sexe le plus fort le poids des affaires et le maniement d’une autorité banale, elle ne demande, ou plutôt elle ne prend que la facile liberté de partager les plaisirs, les usages, les façons, les fatigues, les allures, les travers, les ridicules et les grâces de l’homme élégant. Pour tout le reste, elle ne demande pas mieux que de demeurer femme. Dans les pratiques de la vie fashionable seulement il lui faut des franchises illimitées.

Mais ici, l’analyse est insuffisante si l’on veut que le portrait soit complet. Êtes-vous curieux de connaître la lionne dans toutes les nuances de son caractère, dans tous les détails de son existence publique et privée? passez une journée avec madame Dureynel.

Entrons donc dans ce petit hôtel nouvellement bâti à l’extrémité de la Chaussée d’Antin. Voyez, quelle charmante habitation! N’admirez-vous pas l’élégance de ce perron, la noblesse de ce péristyle, le choix de ces fleurs, la verdure de ces arbustes exotiques, la grâce de ces statues? Peu de lionnes sans doute ont une cage aussi belle. Mais, hâtez-vous, il est déjà huit heures, et les lionnes sont diligentes.—Madame Dureynel vient de se réveiller; elle sonne sa femme de chambre, qui l’aide dans sa première toilette du matin; ces soins ne prennent qu’un quart d’heure; puis la lionne congédie sa camériste, en lui disant:

—Allez, mademoiselle, et faites venir Job.

L’appartement de madame Dureynel mérite les honneurs d’une description. Il se compose de quatre pièces décorées dans le style du moyen âge. La chambre à coucher est tendue en damas bleu, et meublée d’un lit à baldaquin, d’un prie-dieu, de six fauteuils et de deux magnifiques bahuts, le tout en bois d’ébène admirablement sculpté; des glaces de Venise, un lustre et des candélabres en cuivre doré, des vases et des coupes d’argent ciselés avec un art infini, et deux tableaux, une Judith de Paul Véronèse, et une Diane chasseresse d’André del Sarto, complètent l’ameublement de cette pièce. Le salon est surchargé d’ornements, de meubles, de peintures, de curiosités de toutes sortes; on dirait une riche boutique de bric-à-brac; ce que l’on remarque surtout dans cet amas d’objets divers, ce sont les armes qui tapissent les murs: des lances, des épées, des poignards, des gantelets, des casques, des haches, des morions, des cottes de mailles, tout un attirail de guerre, l’équipement complet de dix chevaliers. Le boudoir et la salle de bains ont la même physionomie gothique, sévère et martiale. Rien n’est plus étrange que le désordre d’une jolie femme au milieu de ces insignes guerriers et de ces formidables reliques du temps passé:—une écharpe de dentelle suspendue à un fer de lance,—un frais chapeau de satin rose accroché à un pommeau de rapière,—une ombrelle jetée sur un bouclier,—des souliers mignons bâillant sur les cuissards énormes d’un capitaine de lansquenets.

A voir la lionne dans son négligé du matin, on pourrait aisément commettre une grave erreur, et la prendre pour un joli jeune homme de dix-sept ans, tout aussi bien que pour une femme de vingt-huit. Le costume est d’une ambiguïté complète. Madame Dureynel porte une robe de chambre de cachemire vert, doublée de soie rouge, large, flottante, et tombant jusqu’à ses pieds chaussés de vastes pantoufles turques; une cravate de foulard entoure son cou; un bonnet de velours noir couvre sa tête et ne laisse échapper de chaque côté qu’une seule boucle de cheveux. Ainsi vêtue, elle passe dans son boudoir; et elle se livre d’abord à la lecture des journaux,—non pas ces feuilles légères et frivoles consacrées à la mode, à la littérature et aux théâtres,—mais le Journal des Haras, le Journal des Chasseurs, et deux ou trois journaux politiques très sérieux, très graves, qu’elle parcourt d’un bout à l’autre afin d’être au courant de toutes choses.

Madame Dureynel est interrompue dans cette lecture intéressante par Job, qui se rend à ses ordres. Job est le groom de la lionne.

—Comment Pembrocke se porte-t-il ce matin? demande madame Dureynel. Je compte le monter aujourd’hui; tenez-le prêt; vous me suivrez sur Fenella... Maintenant, voici une lettre et un rouleau de vingt-cinq louis qu’il faut porter tout de suite chez M. Arthur de Sareuil; vous lui remettrez cela à lui-même, entendez-vous, Job?

—Faudra-t-il demander un reçu?

—Quelle sottise!... Vous passerez ensuite chez mon chapelier, et vous lui direz qu’il faut absolument que j’aie à midi mon chapeau de castor gris. Dépêchez-vous.

—Madame n’a-t-elle pas d’ordres à donner pour l’antichambre? Madame recevra-t-elle ce matin?

—Quelqu’un s’est-il déjà présenté?

—Le sellier de madame attend qu’elle soit visible.

—Pour son mémoire? Ces gens-là sont tous les mêmes: toujours pressés d’argent! Après lui, ce seront les autres!... Vous direz à Joseph que je n’y suis pas ce matin pour les gens d’affaires; j’attends du monde à déjeuner, et je ne veux pas être dérangée.

Job se retire, et la lionne, restée seule, se livre à quelques réflexions sérieuses.

Il faut pourtant, se dit-elle, que je me débarrasse de mes créanciers. Autrefois, quand ces gens-là se permettaient d’être indiscrets, on les faisait jeter à la porte, et quelquefois même par la fenêtre. C’était un bon temps pour les personnes de qualité! Aujourd’hui, c’est différent: payer est le seul moyen de ne pas être importuné, et comme on est toujours obligé d’en finir par là, le mieux est de s’acquitter le plus tôt possible... Voyons: ce que je dois à Crémieux, à Verdier, à ma marchande de modes, au tailleur, au sellier, à ma lingère et à mon armurier, s’élève à 20,000 fr. environ. Je comptais sur la chance des courses pour m’aider à combler cet arriéré; mais, au contraire, j’ai été d’un malheur inouï dans tous mes paris. Maintenant, il n’y a plus que deux partis à prendre: faire des économies, et ce serait bien long et bien difficile; ou vendre un coupon de rentes, ce qui est plus sûr et plus expéditif.

Dix heures sonnent sur ces entrefaites, et Joseph, le valet de chambre, vient annoncer à madame Dureynel que son maître d’armes est là, et demande si elle prendra leçon ce matin.

L’escrime a été recommandée à madame Dureynel par son médecin, excellent docteur de lionnes, habile à ne conseiller que ce qui peut plaire, et à régler ses ordonnances sur le caractère, les habitudes, les goûts et les passions de ses clients:—système médical qui fait fortune dans le beau monde. Les lionnes se plaisent à tous les exercices masculins; l’escrime d’ailleurs est un passe-temps salutaire à la santé, favorable à la grâce des mouvements et au développement de la beauté. Madame Dureynel, qui a déjà quatre ans de salle, ne se servira sans doute jamais de son talent pour se battre en duel avec une rivale ou une ennemie, comme l’ont fait, dit-on, de grandes dames et de célèbres comédiennes de l’ancien régime, mais elle se trouve fort bien d’une gymnastique qui lui a ôté ses migraines, ses vapeurs, et autres incommodités frivoles qu’une bonne lionne laisse aux femmelettes et aux mijaurées.

—Non, répond madame Dureynel, je ne prendrai pas ma leçon aujourd’hui; d’autant mieux que voici mes convives. Faites servir le déjeuner.

Les convives de madame Dureynel sont deux lionnes, ses plus intimes amies, ou plutôt, comme elle les appelle, ses plus chères camarades. Madame de Tressy et madame Primeville donnent une franche poignée de mains à la maîtresse de maison, qui leur dit:

—Je vous ai averties que ce serait sans façon: un véritable déjeuner de garçons, rien de plus: des huîtres, un pâté de foie gras, et quelques bagatelles; par exemple, j’espère que l’on n’aura pas oublié le vin de Champagne frappé de glace.

On se met à table, une large brèche est faite au pâté; les bagatelles se présentent sous la forme copieuse et solide d’un chapon truffé et de divers autres plats de même importance. Les trois lionnes mangent de tout, de manière à soutenir l’honneur de leur nom, c’est-à-dire avec un appétit vraiment léonin. N’est-il pas bien naturel qu’elles aient besoin de prendre des forces pour résister au train d’une vie pleine d’activité, de mouvement et d’exercice? Tout en faisant honneur au repas, elles causent gaiement, vivement, et même parfois toutes ensemble, comme des femmes vulgaires; car pour être lionne, il n’est pas dit que l’on doive renoncer à tous les priviléges et à toutes les faiblesses d’un sexe qui sait nous charmer par ses qualités, et plus encore par ses adorables défauts. On a beau vouloir chasser le naturel, il se réfugie toujours quelque part et se révèle de quelque côté.—La lionne a beau se métamorphoser dans l’action, elle reste femme par l’abondance de la parole.

Entre les trois amies, la conversation roule nécessairement sur les choses à la mode, et la médisance n’est pas plus exclue de l’entretien qu’elle ne le serait chez des dévotes ou chez des bas-bleus.

—Que dit-on de nouveau? demande madame Dureynel.—Vraiment, les propos varient peu depuis quelque temps; nous ne sommes pourtant pas dans la morte-saison du scandale!—Avez-vous lu le dernier roman de Balzac?—Je ne lis jamais de romans.—Ni moi.—Ni moi.—Le vicomte de L..... a donc vendu son cheval gris?—Non, il l’a perdu à la bouillotte, et c’est là le plus grand bonheur qui lui soit arrivé au jeu!—Comment! perdre un cheval qui lui avait coûté 10,000 francs, tu appelles cela du bonheur?—Dix mille francs, dis-tu? Il lui en coûtait plus de cent mille, et voilà bien ce qui fait qu’il a joué à qui perd gagne, M. de L..... était pour son cheval d’un amour-propre excessif et ridiculement opiniâtre; il acceptait et il provoquait sans cesse des paris énormes; le cheval était toujours vaincu, mais ses défaites n’altéraient en rien la bonne opinion que le vicomte avait conçue de cette malheureuse bête, si bien que cet aveuglement lui a enlevé quatre ou cinq mille louis en moins d’un an.—Je ne le croyais pas assez riche pour soutenir une aussi mauvaise chance.—Avez-vous entendu Mario lundi dernier? Il a chanté comme un ange.—Et le ballet nouveau?—Il serait parfait si nous avions des danseurs; car de beaux danseurs sont indispensables dans un ballet, quoi qu’en disent nos amis du Jockey’s-Club, qui ne voudraient voir que des femmes à l’Opéra.—Madame B..... a-t-elle reparu?—Non, c’est un désespoir tenace. Elle regrette le temps où les femmes abandonnées allaient pleurer aux Carmélites; mais nous n’avons plus de couvents à cet usage, et c’est fâcheux, car rien n’est plus embarrassant qu’une douleur qu’il faut garder à domicile.—Pourquoi n’imite-t-elle pas madame d’A..., qui ne porte jamais que pendant trois jours le deuil d’une trahison?—L’habitude est si féconde en consolations!—A propos de madame d’A..., on assure que le petit Roland est complètement ruiné.—Que va-t-il devenir?—Il se fera maquignon.—Non, il va entreprendre un voyage scientifique en Californie; il a un oncle académicien qui lui a promis de le faire recevoir savant et de lui ouvrir les portes de l’Institut.—C’est dommage! il excellait au steeple-chase.—N’a-t-il pas eu un cheval tué sous lui?—Oui, Mustapha, au capitaine Kernok, mort d’une attaque d’apoplexie foudroyante en traversant la Bièvre dans une course au clocher.—Il y eut même un procès à ce sujet; le capitaine prétendait retirer son enjeu, et tous les gentlemen riders engagés pour Mustapha soutenaient que les paris devaient être annulés.—Cela me paraît juste: l’apoplexie est un empêchement de force majeure.—Cependant le comité a décidé le contraire.—En es-tu bien sûre, ma chère Primeville?—A telles enseignes que j’ai perdu cinquante louis dans cette affaire. J’avais parié pour Mustapha contre miss Annette.—A jeu égal?—Non, simple contre triple.—C’était bien la proportion.—Tu n’es pas toujours aussi malheureuse. Combien as-tu gagné à Chantilly?—Trois cents louis; c’est Alfred qui avait arrangé mes paris.—Il s’y entend bien!—C’est le plus admirable spéculateur du turf.—Et toi, Dureynel, comment te traitent les chances du sport?—Mal. Je tenais note de mes pertes, mais cela devenait si effrayant que j’ai déchiré la feuille. Hier encore, à la petite course de la Porte-Maillot, j’ai perdu vingt-cinq louis contre M. de Sareuil, et je viens de les lui envoyer. Si cela dure, je n’y pourrai plus tenir. La semaine dernière j’ai été obligée d’emprunter mille écus à Armand.—Ton mari? comment se porte-t-il? le verrons-nous aujourd’hui?—Je ne sais; il y a vingt-quatre heures que nous ne nous sommes rencontrés, et je ne suis pas allée chez lui ce matin par discrétion. Armand est mon meilleur ami, un garçon charmant que j’aime de toute mon âme, et que pour rien au monde je ne voudrais contrarier; mais enfin je suis sa femme, et dans ma position il est des choses que je ne puis pas savoir officiellement.—Tu as raison; l’amitié conjugale a ses délicatesses, et tu les comprends à merveille.—Oui, ma chère belle, tes sentiments sont irréprochables, et tes déjeuners sont comme tes sentiments. Qu’allons-nous faire a présent?—Si vous voulez, nous irons au tir aux pigeons à Tivoli, puis au Bois; il y a une course particulière, vous le savez, entre Mariette et Léporello.—Oui, nos chevaux de selle nous attendent à la porte d’Auteuil; nous irons les prendre en calèche.

Il est une heure; les lionnes se rendent à Tivoli. Toutes les notabilités de la fashion sont réunies au tir; le plus habile de la bande abat vingt-cinq pigeons sur trente coups. Des paris considérables sont engagés. Madame Dureynel, dont l’adresse est connue, se met de la partie; elle prend la carabine d’une main sûre, elle ajuste le but avec une rare aisance, le coup part, et le pigeon tombe. On applaudit, et la lionne est plus fière de cette prouesse qu’elle ne le serait de la plus brillante conquête.

—Au bois maintenant!—La calèche vole; à la porte d’Auteuil, les trois amies montent à cheval et arrivent au galop sur le terrain de la course. Lionnes et dandys s’abordent en se serrant cordialement la main, à la manière anglaise.

—Voulez-vous votre revanche? demande M. de Sareuil à madame Dureynel.

—Volontiers. Pour qui pariez-vous?

—Pour Mariette. Trente louis contre vingt-cinq.

—Vous n’êtes pas maladroit! Changeons: vous, Léporello à vingt-cinq, et moi Mariette à trente?... Si vous tenez à Mariette, mettez quarante louis contre mes vingt-cinq. Je viens de voir les paris de ces messieurs, ils sont engagés sur ce pied.

—Pas tous; il y en a même qui se sont faits au pair; mais enfin, je veux vous prouver que je suis beau joueur. Va pour quarante!

Le signal est donné, les deux chevaux partent, Léporello arrive le premier au but, mais une difficulté s’élève sur un accident de la course. Les parieurs soutiennent chaudement leurs intérêts: M. de Sareuil est sans ménagement dans la discussion, et madame Dureynel se défend comme une lionne; de part et d’autre on échange de vives paroles; et jusqu’à ce que le jugement soit prononcé, les cavaliers ne veulent rien céder aux dames, car ici il s’agit d’argent et non de compliments. Si quelque merveilleux de l’ancien temps, étranger aux mœurs de la haute fashion moderne, assistait à ce singulier débat, il ne manquerait pas de s’écrier:—Vieille chevalerie française! Aimable retenue du beau sexe! qu’êtes-vous devenues?

Cependant les arbitres se prononcent en faveur de Léporello, et madame Dureynel se retire, furieuse et maudissant ses juges en style cavalier. Les trois lionnes ont décidé qu’elles ne se quitteraient pas de la journée.—Où aller? se demandent-elles en sortant du bois de Boulogne.—A l’école de natation.

Nous avons aujourd’hui et depuis peu, à Paris, des établissements nautiques consacrés aux dames: les mœurs de l’époque exigeaient cette innovation. Les lionnes nagent comme des carpes. Voyez madame Dureynel, vêtue de son costume marin; ses pieds nus foulent vaillamment les planches raboteuses et les nattes grossières du bateau; elle monte lestement au sommet d’une échelle en disant: «Je vais donner une tête!» On fait cercle, et la lionne s’élance dans l’eau la tête la première, avec une vigueur et une adresse qui provoquent les applaudissements des spectatrices: pendant une heure entière elle fait la coupe, la planche et le plongeon, tantôt suivant le fil de l’eau, et tantôt remontant le courant, sans que ce pénible exercice épuise ses forces.

Après le bain, madame Dureynel et ses amies vont dîner; puis elles se rendent à l’Opéra dans tout le luxe d’une toilette brillante et excentrique; les lionnes tiennent surtout à ne pas être vêtues comme les autres merveilleuses; elles recherchent les étoffes bizarres et les formes étranges; leur audace naturelle se montre dans leurs ajustements; elles ont le mérite d’inventer sans cesse et de beaucoup oser, et par ce moyen elles sont sûres de se faire toujours remarquer.

Pendant un entr’acte de Robert-le-Diable, Jules de Rouvray, jeune dandy de dix-huit ans, cousin de madame Dureynel, vient saluer les lionnes dans leur loge. Jules est doué d’une figure fort intéressante, et il regarde sa cousine d’un air tendre et langoureux. Au lever du rideau, il sort de la loge, et madame de Primeville se met à plaisanter agréablement sur sa timidité et sa gaucherie.

—Pas si timide! dit madame Dureynel en riant. Tenez, voici un billet qu’il m’a glissé, fort adroitement, ma foi! Une déclaration, rien que cela! Lisez! Comment trouvez-vous le style? Pauvre garçon! que veut-il que je fasse de sa passion? Il s’adresse bien mal!

Jules en effet ne connaît pas le cœur des lionnes; il ne sait pas qu’elles font peu de cas de l’amour, et qu’il est bien difficile de leur plaire, à moins d’être prince ou d’avoir les plus beaux chevaux de Paris.

Avant la fin du spectacle les trois lionnes quittent l’Opéra et vont achever la soirée chez la baronne de B.... qui reçoit le mercredi. Madame Dureynel, qui aime tous les jeux, entre à la bouillotte, et engage son argent avec une rare intrépidité; la fortune favorise d’abord son audace; puis, par un revers subit, la lionne est décavée d’un seul coup.

Au moment où madame Dureynel subissait cette injure du hasard, son mari se présente devant elle.

—Ah! vous voilà, dit gaiement la lionne; j’étais bien sûre de vous rencontrer ici, mon cher, et j’en suis charmée, car j’ai à vous parler.

—Je vous écoute. Mais d’abord dites-moi, ma chère amie, si vous vous êtes bien divertie aujourd’hui? Je comptais vous voir au Bois: il m’a été impossible d’y aller... Une maudite affaire de Bourse!... Figurez-vous que les chemins de fer ont encore baissé ce soir. Étiez-vous à l’Opéra?

—Oui, et j’y ai reçu cette lettre.

M. Dureynel prend la lettre de Jules, la lit et la rend à sa femme avec le plus beau sang-froid du monde en lui disant:

—Eh bien! que voulez-vous que j’y fasse? ce sont là des détails qui vous regardent et dont je n’ai pas coutume de me mêler.

—Vous avez raison, et je suis bien assez forte pour me défendre toute seule; aussi ne vous ai-je jamais beaucoup importuné de ces sortes d’aventures; mais cette fois il s’agit d’un cas particulier: Jules est mon cousin, et je ne voudrais pas le désespérer entièrement.

—Je ne comprends pas.

—Parlons raison. Je ne suis pas la première passion de Jules; je sais que l’année dernière, en sortant du collége, il était fort épris d’une danseuse, mademoiselle Irma, à qui vous vous intéressez, dit-on, beaucoup. Le cousin, vous le voyez, abuse de son titre; il vous attaque de droite et de gauche, et n’ayant pu réussir à séduire votre maîtresse, il veut gagner le cœur de votre femme.... L’ennemi est dangereux; il faut composer avec lui. Je ne vous parle pas ici en femme jalouse; vous me connaissez trop bien pour avoir cette idée; mon langage est celui d’une amitié prudente et dévouée. On prétend que vous vous ruinez pour cette Irma; vous avez tort. Voulez-vous suivre un bon conseil? Quittez-la; faites mieux, cédez-la au petit cousin. Vous agirez ainsi en homme sage et en bon parent.

—Vraiment, si cela vous fait plaisir, je ne demande pas mieux; aussi bien je commençais à être las de la danseuse. Demain je mènerai Jules déjeuner chez elle.

—C’est bien, mon ami, je suis contente de vous.

Et madame Dureynel se remet à la bouillotte, où elle reste jusqu’à deux heures du matin. Un jour suffit pour connaître sa vie tout entière. Le lendemain elle recommence à peu près le même train, qui dure jusqu’à ce que le temps ou la fortune vienne l’arrêter. A quarante ans, madame Dureynel se retirera de ce monde brillant et agité. Que fera-t-elle alors? quel est le sort de la lionne devenue vieille?—Ce serait là un beau sujet de fable pour un autre La Fontaine.

Eugène Guinot.


L’HUMANITAIRE
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L’HUMANITAIRE.

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L’humanitaire est le zélateur d’une secte récente, née du dégoût de nos troubles politiques, et qui n’a de barbare que le nom; mais les noms inusités blessent le tympan du vulgaire et sont frappés d’anathème, car l’inusité fait peur aux enfants. Or, les peuples sont des enfants irascibles et de piètre tolérance, témoin Socrate, empoisonné légalement pour avoir eu l’audace de faire planer un seul Dieu, l’éternel géomètre, sur la cohue lascive et déréglée des dieux de l’Olympe; témoins les adeptes du Christ livrés aux jeux du Cirque.

L’humanitaire nous vient en droite ligne de Socrate; il est parent, ou peu s’en faut, des premiers martyrs; il en descend par la métempsycose, et ne voudrait pas y remonter par le Calvaire. Nous souhaitons à l’humanitaire le triomphe des martyrs, moins leur persécution; et, pour lui donner un coup de main amical dans ce défilé périlleux, nous essaierons de déblayer au profit de sa mission bruyante et conciliatrice les préjugés accumulés pour le moment sur sa route.

On prétend, à la vérité, que nous sommes un peuple léger et doux, désabusé de la guillotine, très ricaneur à l’endroit des paradoxes pour en avoir essayé de tous les genres, et qui procède au rebours des Anitus et des Domitien. Chez nous, dit-on, la caricature a remplacé la ciguë et le cirque. L’humanitaire acceptera volontiers son Panthéon des mains de la caricature. Gavarni et Daumier lui doivent sa canonisation. Que la lithographie lui soit légère!!!...

Au grand scandale du socialiste proprement dit, variété de l’économiste, et dont les vues se renferment timidement dans la limite actuelle des circonscriptions nationales, l’humanitaire a la prétention de formuler un programme cosmopolite. Petites ou grandes, à ses yeux toutes les réformes se tiennent; l’une entraîne l’autre; et, d’après la loi de proportion qu’il ne perd jamais de vue, le plus modeste changement dans le cours des habitudes agissant de proche en proche, soit par compression, soit par expansion, sur tous les membres d’une constitution sociale (ce que constate la science physiologique dans la croissance comme dans le dépérissement des individus), métamorphoser un village ou la surface entière du globe, c’est tout un pour l’humanitaire. L’humanitaire est la racine même des radicaux; c’est le radical par excellence. Il sourit dédaigneusement quand on lui parle des chemins de fer qu’on lance à grand’peine dans quelques localités, fantaisies de luxe, à son avis, exubérance de vanité coquette chez des peuples qui n’ont pas encore généralisé dans leurs villages le luxe municipal de leurs métropoles. La caisse d’épargnes, avec ses 4 pour 100 d’intérêts, ne lui semble également qu’une gimblette philanthropique, qu’un avortement de notre génie financier. Ne parlez pas de la réduction des rentes à l’homme qui tient le secret de quadrupler les revenus du monde. Et quant à la réforme électorale, isolée de ses bases primordiales dont il se fait fort de détailler le plan au premier venu, il ne la considère que comme un élément de complication dont il doit résulter d’incalculables catastrophes; en quoi je suis tout-à-fait de son avis.

Du socialiste à l’humanitaire, la distance est donc bien tranchée; c’est la distance qui sépare le législateur du prophète. Le législateur parle un style à ras de terre; il voit les choses d’en bas, et sent quelque peu son athée. Le prophète chante au nom du ciel; il a grimpé le Sinaï; son regard embrasse le monde, et Dieu lui parle.

Je n’ai pas à donner la série des idées de l’humanitaire, mais seulement le galbe de sa silhouette, sans personnalité, au point de vue général.

L’humanitaire en est à ses débuts en matière de propagation; sa forme a quelque chose de coriace et de belligérant. C’est sur l’épiderme de tous les partis qu’il travaille tour à tour à donner le fil de la politesse au tranchant de son rasoir. Il réconcilie les opinions rivales quand elles se mordent, à la manière des Turcs qui distribuent de droite à gauche des coups de bâton, lorsque les Juifs et les Arméniens se prennent à la barbe dans les rues de Constantinople. Les Juifs font le plongeon sous la bastonnade; les Arméniens remontent d’un cran dans leur gravité; ces fiers rivaux continuent de vendre des pastilles et des lorgnettes, et personne ne souffle mot contre les Turcs; analogie de la conspiration du silence qui règne autour des humanitaires; mais les Turcs s’en accommodent, et les humanitaires en sont au désespoir.

Les journaux des divers partis, piqués au vif et vindicatifs comme des femmes, semblent avoir juré qu’ils ne souffleraient mot à l’égard des humanitaires. On leur a coupé le foin de l’annonce sous le pied. Ne pas faire parler de soi, ce n’est pas vivre.

Inquiets de ce serment tacite, quelques humanitaires font leur meâ culpâ, et proposent à leurs condisciples de tourner l’obstacle en devenant polis; proposition qui va déterminer une crise. La secte hésite: il n’a pas encore été pris de décision à cet égard.

D’habitude, l’humanitaire est ce que l’on appelle un apostat, un homme sorti des rangs de tel et tel parti, mais pour n’en adopter aucun autre. Je parle au point de vue de la règle! Il faudrait expliquer le mystère de certaines exceptions, et c’est leur secret; comme ce secret est la transparence même, ce serait commettre une indiscrétion. L’amertume actuelle de leur prédication ne rend que plus saillante l’accusation d’apostasie qui leur est jetée à la face par les soldats des rangs dont ils sortent. Toute méfiance préalable rend certains rapprochements fort délicats. L’humanitaire est en état de suspicion devant ses anciens amis politiques, et toute suspicion porte un caractère réquisitorial. On le présume idolâtre ou gagiste du gouvernement, parce que, de même que tel chanteur dont la voix a peu d’étendue et qui tient à ce que l’on ait égard à cette infirmité, l’humanitaire n’aime pas plus le retentissement des coups de feu dans les bocages légitimistes de la Vendée, que le tonnerre des barricades dans les carrefours républicains de la métropole. Les distractions nationales de la guerre civile enlèvent périodiquement à l’humanitaire un auditoire qu’il a bien de la peine à manier; l’humanitaire en a pour un mois à reprendre le fil de ce que l’auditoire a perdu. A quelque chose malheur est bon: la propagande a ses fatigues, et ces temps de halte lui sauvent des phthisies laryngées.

Entre eux (quand ils se tolèrent entre eux, chose rare!), les humanitaires, calomniés par les partis, ignorent, la plupart du temps, à quelles opinions fragmentaires ils ont eu réciproquement le malheur originel d’appartenir. On en cite un exemple. Deux humanitaires travaillaient matin et soir ensemble depuis dix mois. Au milieu d’un parterre, l’un d’eux s’arrêta devant une pervenche.—Tu songes à Jean-Jacques!—Non! Cette fleur me rappelle le jardin du château de la Pénissière.—Ah, bah! connaîtrais-tu cet endroit?—Si je le connais! je l’ai vu brûler. J’étais au nombre de ses défenseurs; ne le savais-tu pas?—Mon Dieu, non! je figurais parmi les assiégeants, et je te donnais la chasse!—Tiens! tiens! tiens! je te croyais royaliste!—Ce que c’est que l’idée! je te trouvais une tournure de républicain.

L’anecdote est vraie, mais elle est invraisemblable; et madame de Genlis, par la fidélité de ses citations, a tué la valeur du mot historique.

Revenons sur le mot fragmentaire souligné plus haut, adjectif de création humanitaire, dirigé contre les opinions qui s’excluent tour à tour. Pour l’humanitaire, le légitimiste, le juste-milieu et le républicain, fractions indispensables d’un seul et même tout, ils sont nécessités par la force des choses à vivre dans la réciprocité des coups de poing, ou dans la solidarité des satisfactions. Ils ont le choix; l’Unité qui régit le monde ne leur permet que ces deux alternatives. L’humanitaire, qui pourrait s’appeler aussi le trinitaire, démontre que toute mécanique marche par la juxta-position de trois ressorts essentiels dont nos divers partis ne sont à leur insu que les analogues; il couronne son idée par cette métaphore que l’arbre de l’humanité doit porter toutes ses branches, les branches aînées comme les branches cadettes, expression large qui doit satisfaire à la fois Goritz, Sainte-Hélène et le Carrousel, quand le Carrousel, Sainte-Hélène et Goritz y mettront de la bonne grâce.

J’ai qualifié de rare la tolérance des humanitaires entre eux. Je n’en démordrai pas, quoi qu’il m’en coûte. Ils restent à l’égard les uns des autres dans le morcellement dont ils font la critique, et n’essaient nullement de se conformer aux conseils de ralliement qu’ils professent. Ils sont voués à l’inanition, au vagabondage et au suicide. L’apostasie les décime à leur tour. Pas de capitaine qui prévienne leur déroute!... L’état de maraude dans lequel persistent leurs groupes incohérents ne laisse pas que de rendre prodigieusement suspecte aux yeux de la plupart cette science merveilleuse de la mise en participation des intérêts, des esprits et des âmes, que les humanitaires se targuent de posséder à fond.

A ce reproche, d’aucuns répondent que leurs groupes s’entendront de reste quand l’un d’eux aura puissance de réaliser le projet commun; pétition de principe, cercle vicieux, réponse des moins madrés, c’est-à-dire du plus grand nombre. Les plus habiles, qui sont aussi les moins nombreux (comme partout), démontrent péremptoirement à ceux qui voient plus ou moins clair dans les nuages de ces théories qu’il y a temps pour tout; que la gestation d’un avenir a ses crises; que les préludes n’ont jamais la correction du concert; que l’harmonie doit en naître un jour ou l’autre; qu’il faut d’abord (arbitrairement peut-être) organiser le milieu communal où les affinités de caractères seront appelées à se grouper dans les différents travaux, en vertu des sympathies industrielles, et que, jusque-là, grâce à la fougue apostolique, les humanitaires seront plus énergiquement entraînés que beaucoup d’autres dans le torrent des sottises de la vie commune.

Cette excuse a son côté plausible. Dès son début aussi, le catholicisme a manifesté ses querelles et rencontré ses hérésies. Le propre des méthodes au progrès, des criterium (comme on dit), ou mécanismes d’enseignements faits sur le moule de celui qui permet à ces messieurs de discourir et de trancher sur tout, est de fourvoyer à l’excès les imaginations qui s’égarent, en manifestant des fous comme on n’en a jamais vu, des imbéciles miraculeux et des niais d’une force de cent chevaux.

Sans compter que l’harmonie, dont les humanitaires nous font la promesse, ne sera pas taillée sur le patron fade et langoureux des idylles de Gessner!... Le maître l’a dit. Le trombone cabalistique et le tam-tam passionnel y joueront leur partie; ceux qui n’aiment pas le vacarme s’engageront parmi les prudes et les indolents; à moins qu’il ne soit dans leur goût de servir de victimes. Il y aura de la place pour tout le monde. Ainsi soit-il!...

Pour caractériser les diverses catégories d’humanitaires, il y aurait un dénombrement à tenter à la façon de l’Iliade. Mais Homère y renoncerait, et je ne m’en sens pas le courage. On a parlé récemment de l’indifférence en matière de religion! c’était jouer de malheur et parler trop vite. Le siècle tourne à l’eau bénite; les religions pullulent; il en pousse à tous les coins de rue; elles obsèdent la circulation. Vous ne cracheriez pas par la fenêtre sans noyer un révélateur. Les sergents de ville ne suffisent plus à l’arrestation des messies.

Pour être juste, ces messies ne sont pas tous nés d’une vierge; on ne dit pas non plus qu’ils fassent de miracles; et, depuis tout-à-l’heure vingt ans qu’ils parlent au nom de leur foi, les géographes ne se sont point encore plaints de la transposition des montagnes. Ils se contentent de posséder la lumière et de la couvrir de leur style, comme d’un boisseau. Quand on ne les comprend pas, on reste abasourdi de leur faconde; et, sitôt que l’on en a fait le tour, on demande quelque chose de mieux. Il faut peu de temps pour en faire le tour; l’humanitaire est sujet à se répéter. C’est inouï ce que ces prophètes colportent de vérités inédites; vérités qu’on retrouve tout-à-coup en feuilletant l’Évangile et la Genèse, mais que les humanitaires sont bien résolus de ne pas y voir, parce que les choses ne se reproduisent pas tout-à-fait avec les mêmes mots. A les en croire, leurs vérités sont des vérités toutes neuves, des inventions récentes, frappées d’hier, qui ne viennent de rien, qui n’ont pas de racines dans les antécédents historiques. Eh, mes bons amis! puisqu’elles n’ont pas de racines, elles ne donneront pas de bourgeons; un apprenti pépiniériste vous en remontrerait en analogie. Quand on se croit original, on se vexe d’être traité de copie. Si les vérités qu’on ressuscite aujourd’hui procédaient d’au-delà de Voltaire; si, par exemple, il devenait évident que le catholicisme en était l’instaurateur bien avant l’apparition des humanitaires; et si l’Église se mettait en position de leur démontrer qu’elle a cent fois mieux dans la cervelle, nos humanitaires y perdraient la leur, car bien qu’ils fassent profession de n’être d’aucun parti du jour, ils n’en sont pas moins sur ce chapitre du parti de leur siècle contre les siècles précédents. Qu’un bon chien chasse de race, on le conçoit; mais chasser sa race, ah! c’est trop fort! N’objectez donc pas aux humanitaires que leur premier mot d’ordre est de respecter toutes les puissances! Le catholicisme n’est pas une puissance; il est mort, on ne le respecte pas!... Ces étourdis, qui n’ont pas reçu le baptême, affirment que le catholicisme a reçu l’extrême-onction!...

Il faut pardonner quelque chose à la jeunesse!...

A ce tic près, à part sa jalousie de métier contre le lion du catholicisme, lion malade, contre lequel il détache en manière de ruades des brochures à six ou huit douzaines d’exemplaires, qui jouissent d’une très grande réputation dans leur coin, l’humanitaire est le meilleur homme que l’on sache, et le mieux disposé pour le prochain. Il ferait quelque chose de Néron; il utiliserait les manies d’Érostrate; il se porterait fort de trouver, en s’y prenant comme il faut, un diamant d’une eau superbe sous l’écorce un peu brutale de Papavoine. Avec un avocat humanitaire, la magistrature tremblerait pour ses appointements. Tout rentre en grâce devant lui. Les originalités de mauvais goût, les caprices fourvoyés de notre nature, il n’exclut et ne méconnaît rien, pourvu qu’il n’y ait pas de catholicisme sous roche. A l’oreille de notre monde, plus délicat des lèvres que du cœur et plus décent que vertueux, on insinuerait difficilement jusqu’à quel point l’humanitaire pousse l’indulgence, et combien, dans ses institutions, sa mansuétude aurait de charité. Les journaux de la secte humanitaire (les humanitaires ont des journaux), gourmés et prudents comme s’ils avaient des abonnés, en disent infiniment moins sur tout ceci que certains adeptes, édificateurs obligés de deux ou trois salons dont ils font aujourd’hui les délices. Le pli est pris; l’humanitaire a fait son lit dans nos mœurs. Au bas de l’invitation qui vous appelle en soirée, après le thé d’usage et le piano de rigueur, on vous promet un humanitaire. Une soirée sans humanitaire serait un scandale. Dès qu’on en trouve un qui porte un cachet à part, et d’une forme caractérielle qui n’est à nul autre, on le garde avec soin; on ne le prête qu’à ses amis. Tout salon qui sait vivre a son humanitaire; dès que la conversation baisse, la maîtresse de la maison le lance dans l’arène par une malice détournée ou par une interpellation à brûle-pourpoint. Interlocuteur de ressource, l’humanitaire a toujours son thème fait et sa réplique prête; il marche armé de pied en cap; il tue l’objection au vol; on n’a pas encore parlé qu’il a déjà répondu. Aussi, lorsque je me permets de dire qu’il est interlocuteur, c’est comme si j’appelais un accapareur un marchand.

Dans cette analyse de la secte humanitaire, si, comme cela se doit, nous mettons les théories à part, avec le seul but de saisir ce qu’il y a de grotesque dans les individualités qu’elles enrégimentent, n’oublions pas un pronostic favorable à ces théories. Les dogmes que les humanitaires regardent assez naïvement comme leur propriété personnelle circulent en ce moment partout, s’ils ne se produisent pas encore au grand jour; semblables à ces vieilles forêts que l’incendie peut raser à la surface du sol, mais dont les racines, en se faisant jour de nouveau parmi les décombres, poussent de plus belle des rejetons vigoureux. C’est de Dieu qu’en vient la semaille; d’habiles moissonneurs en feront prochainement la récolte; les humanitaires en seront cette fois encore le fumier; leur dévouement les féconde. Indépendamment de ce qu’ils ont de naïf, on aime à reconnaître de l’honorable et du bon dans le fanatisme des propagateurs de ces dogmes, infatigables régénérateurs d’une foule de maximes que l’on croyait à jamais ensevelies sous les grêlons de la secte encyclopédique. Après les avoir écoutés, Paul-Louis, cet homme qui possédait autant d’esprit que de bon sens, mais qui, dupe des petites animosités de nos mauvaises circonstances, mit son instrument sublime au ton d’un déplorable charivari politique, Paul-Louis rougirait d’avoir été l’apologiste du morcellement. Au lieu d’insinuer en villageois mécontent qu’il serait bon qu’on dépeçât Chambord, le vigneron de la Chavonnière réclamerait le maintien intégral de cette royale résidence pour l’installation du village modèle; il protesterait contre le vandalisme de la bande noire, à l’effet d’universaliser des chefs-d’œuvre d’architecture au bénéfice des peuples. Il soutiendrait que l’humanité vaut bien que l’on la traite en roi. Je vais plus loin! Si quelque jour, certains enthousiastes se prennent à penser tout-à-coup que les rois, bien que rois, sont cependant des hommes (proposition hardie!), et que la révolution, après tout, doit avoir aboli des milliers de priviléges, entre autres ceux de l’injure et de la guillotine, ces dignes enthousiastes le devront aux humanitaires, qui se montrent aussi ferrés dans l’argumentation que feu M. de La Palisse, de logique mémoire.

Pour nous, la race humanitaire n’est (à son insu) que la réminiscence et l’écho—disons mieux, la métempsycose—de ces populations extatiques et méditatives qui se réfugiaient jadis dans les calmes et riches corridors de nos anciens monastères; populations désormais orphelines, réclamant à grands cris leur belle institution perdue, tombées avec nous dans les tourments d’un siècle misérablement déshérité par sa faute; d’un siècle qui ne leur offre nulle part ces sortes de terrains neutres et d’ambulances mystérieuses que le génie de la religion ouvrait si libéralement au repentir, à la misère, au désespoir, au génie même, à toutes les âmes enfin frappées de l’ulcère et du venin secret, qui, suivant Montesquieu, ronge au cœur les civilisations modernes. Je vois dans les humanitaires des catholiques exilés de la tutelle harmonieuse des sept Sacrements, cette charte de l’Unité dont le Christ fut l’incarnation; je les signale pour des Dominicains dont le couvent gît sous la poussière, et que préoccupe le cercle vicieux où nos générations rampent en se dévorant dans les décombres. Un passé divin, dont les traditions revivent au fond de leur âme à l’état de progrès, s’élance du sépulcre aux yeux des humanitaires; ils sont obsédés par une palingénésie fantastique, et le seul antagonisme des mots les abuse sur l’identité des choses; travers habituel aux Français!... Les Français, par exemple, ne veulent plus de rois, mais ils accepteront volontiers un empereur: c’est bien différent. La religion les excède: qu’on la leur glisse à la sourdine en théorie sociale, vous serez dans leurs petits papiers! Ils bafouent les momeries du culte, et ne badinent pas sur les fictions du représentatif. La moquerie recommence de toutes les façons, et réussit toujours. Cosmopolites des lèvres, les humanitaires sont Français par routine. Entre l’association et la communauté, vous verrez nos logiciens nier le moindre rapport. Ils se fâcheront tout rouge, si vous les appelez dupes de l’apparence, si vous leur dites à l’oreille que l’apparence est la réalité du vulgaire. Quand ils en feront l’aveu publiquement, il sortira du Vatican un éclat de rire homérique, vu que ces candides adversaires sont des auxiliaires ardents, qui, sous une forme dont l’incrédulité ne se méfie pas font revivre tous les dogmes que l’on a bafoués étourdiment en Europe. Étrange obstination de l’esprit d’unité contre lequel rien ne saurait prévaloir, car il ne désespère jamais; car il bénit jusqu’au blasphème, étonné de s’être agenouillé devant lui, furieux d’avoir baisé ses reliques.

Que font, en effet, les humanitaires?

Ils redemandent l’indivision territoriale de la communauté, mais sur une plus grande échelle. Ils veulent que la cellule agrandie puisse abriter désormais le ménage dans le monastère transfiguré. Ils désirent que les corporations industrielles, réunies dans un échange de fonctions diverses, facilitent à nos enfants l’occasion de développer richement l’essor naïf de leurs vocations et de leurs facultés-mères; ils prétendent que l’on peut, que l’on doit enfin soulager les travailleurs, abattus aujourd’hui dans un travail monotone, en se servant des alternats en travaux pratiqués autrefois dans les monastères. Ils procèdent enfin à ce que le dogme de l’Eucharistie, sans sortir pour cela de la lettre, réalise matériellement et spirituellement sur le globe entier la communion fraternelle des intérêts, des plaisirs, des repas et des occupations collectives; idée qui possède le monde depuis 1800 ans et qui ne le lâchera pas. Les humanitaires ont cru faire une découverte, ils n’ont fait qu’une addition; la série des temps chronologiques s’est récapitulée pour eux dans une seule et même image. L’Esprit enfin les a fécondés sans qu’ils aient l’orgueil de le prétendre, et, quand ils s’écoutent (c’est leur habitude), ils ne croient pas aux visites spéciales de Paraclet. Erreur n’est pas compte! Ils entreront dans le royaume des cieux malgré cela; l’Évangile le leur a formellement promis. Tout humanitaire, à la forme près, n’est donc rien autre chose qu’un chrétien déguisé, qui n’en sait rien lui-même, et qui n’en est que plus apte pour le rôle auquel Dieu le destine; croyant qui vole à la recherche d’un culte perdu; marionnette d’un événement plus spirituel que lui; fascine du fossé révolutionnaire par lequel le clergé romain va remonter de plus belle à la brèche et reprendre tout le terrain qu’il a perdu depuis Luther. L’humanitaire, par sa candeur, mérite le prix Monthyon. Son dévouement est une affaire d’instinct: il n’en a même pas l’intelligence. Il agit pour le compte des gens auxquels il fait la guerre. Ainsi l’ascète du moyen âge, anneau d’une chaîne dont il ne voyait pas les deux bouts, moyen individuel d’un but dont il n’apercevait pas l’ensemble, et soumis à la discipline tout en croyant ne s’occuper que de son propre salut, travaillait ingénument à développer sur la terre les magnificences du matérialisme chrétien, vaste filet d’architecture sacrée, de communes religieuses et de caravanes missionnaires dans lequel Rome a pêché le monde.

Il reste certain par la même occasion que, pris de toutes parts entre les divers engrenages du siècle, mis au ban des suspects par ses anciens amis politiques, jouet des curieux qui l’étudient comme un livre dont ils copieront les feuillets tôt ou tard, et (surtout il a du talent, ce qui ne se pardonne pas) tenu sous les scellés par les importants de sa bande, car ces derniers se gardent bien de partager avec lui comme on faisait dans les agapes, l’humanitaire qui n’aura d’autre patrimoine que l’apostolat doit, après avoir vécu plus ou moins mal de fanatisme, d’emprunt, de privations réelles et de visions en l’air, être broyé par les meules dont son isolement et sa faiblesse ne lui permettent pas de changer la direction. Son Calvaire, c’est la faim; s’il a de la famille, il aura faim dans ces petits estomacs qu’il ne lui sera pas donné de remplir en se déchirant lui-même. Nous en citerions qui portent cette croix. De notre temps, on ne tue pas, on laisse mourir. La civilisation excelle dans ces tours de passe-passe, et les apparences de l’assassinat sont sauvées. Mais l’humanitaire, mourant, aura la consolation d’Hégésippe Moreau, ce poëte mort l’autre semaine, mort comme meurent les poëtes, ces missionnaires de l’avenir, mort à l’hôpital. D’éloquents orateurs, héritiers de la défroque de Mirabeau, se répandront en injures contre le pays, sur sa tombe, et termineront le panégyrique du défunt chez le traiteur. Le pays a bon dos; tous les citoyens lui font des reproches quand il arrive quelque chose de pareil; et puis, à la manière de Pilate, ils s’en lavent les mains.

Il n’est guère permis de douter que la fermentation intellectuelle qui travaille notre époque ne produise tôt ou tard, si l’on peut s’exprimer ainsi, le vin généreux qui fortifiera l’humanité future. Des moqueurs nous disent en souriant qu’à travers tous ces breuvages on nous offre souvent de la piquette. Piquette, soit! et pourquoi ne l’avouerait-on pas? En comparaison de l’eau claire, la piquette est encore un progrès. Que serait-ce si nous voulions parler de l’eau trouble! Mais la politique n’est pas de notre cadre, Dieu merci! Nous sera-t-il permis d’ajouter, pour la gouverne particulière des faiseurs d’épigrammes, que Chaptal, chimiste savant, ne connaissait pas de piquette, et qu’il avait l’art de transfigurer le vin de Surêne en vin de Johannisberg? Qui donc empêcherait les railleurs, juges un peu légers des choses qui demandent un profond examen, d’être les Chaptals de la piquette humanitaire?...

S’il se rencontre dans cette silhouette un ou deux traits acerbes par leur expression, on voudra bien nous le pardonner. Les coupables ont le droit de se prendre pour bourreau; nous usions d’un droit en nous montrant sévère et moqueur. Le catholicisme recommande surtout à ses adeptes récents des récapitulations de conscience et des amendes honorables; pénitences bénignes pour des blasphèmes dont on a honte et dont on lui demande l’absolution. Résignation, et meâ culpâ, ceci n’est qu’un portrait pris au miroir.

Raymond Brucker.


LA LOUEUSE DE CHAISES
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LA LOUEUSE DE CHAISES.

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A ne considérer une église que sous le point de vue terrestre et temporel (notre profond respect nous commande d’écarter l’autre avec soin), on pourrait la désigner ainsi:—un édifice orné d’une loueuse de chaises.

Aujourd’hui que la forme d’architecture ne dit plus rien, ce signe est fidèle et sûr. Voyez nos modernes basiliques: elles veulent, les orgueilleuses, se passer de cloches et de clocher, cette enseigne longtemps proverbiale; mais aucune ne prétend se passer de loueuse de chaises. C’est l’être nécessaire sans lequel une église ne se conçoit pas, qui la distingue des autres monuments, qui lui donne le mouvement et la vie, en un mot, qui la fait église.

Quand la nuit a rempli de ses ombres la nef immense, l’édifice tout entier dort enseveli dans un profond repos. Par intervalle, quelque bruit du dehors, que l’écho répète sourdement, expire et s’éteint dans un long murmure. Le jour va poindre: la cité s’éveille, et la cloche annonce l’Angelus. Le sacristain est à son poste. Le donneur d’eau bénite arrive en grelottant, et avec cette mine gelée qui est un de ses attributs. La vendeuse de cierges prépare une illumination complète; de pauvres femmes prient, agenouillées, en attendant la première messe. Cependant l’église sommeille encore.—Tel un homme s’agite et respire avec effort longtemps avant son réveil.

Enfin la loueuse paraît à son tour: aussitôt l’édifice, qui semblait l’attendre, s’anime et prend un nouvel aspect. La voilà qui commence par visiter son domaine en tous sens. Les dalles retentissent du bruit des chaises qu’elle range avec symétrie, ou qu’elle amoncelle en piles élevées. Il en est, dans le nombre, qui ne portent point sa marque, et dont le brillant acajou tranche sur le blanc uniforme des autres. La paille en est plus fine et plus serré, la forme plus gracieuse, le dos plus élevé, et surmonté d’une espèce de pupitre où les bras viennent s’appuyer commodément. Ces chaises aristocratiques sont, en outre, garnies d’un coussinet épais qui appelle les genoux, et fait trouver du plaisir à prier Dieu. La loueuse n’a garde de les remuer d’une main irrévérentieuse et brutale. Elle les soulève, les pose avec précaution, et calcule en les rangeant les bénéfices qu’elles lui valent:—tant pour le droit d’avoir un siége particulier;—tant, chaque dimanche, pour le plaisir de trouver sa chaise à la même place;—tant aux étrennes et à la fête de la paroisse;—sans compter les petits profits.

En femme qui sait le prix du temps, elle vaque à plusieurs choses à la fois, et trouve, en passant, l’occasion de saluer le bedeau et le sacristain, et de recevoir les civilités de la vendeuse de cierges. Tous ces habitants de l’église ont entre eux des affinités de mœurs, de langage, de manières et d’intérêts. On les voit le matin, dans le coin d’une chapelle, qui se communiquent les intrigues de la sacristie et les rivalités du chœur, et qui sautent, par de hardies transitions, de l’histoire sacrée à l’histoire profane, souvent même à de très profanes histoires. Le bedeau, justement scandalisé, fait signe aux interrupteurs. Il affecte de passer et de repasser à côté d’eux. Mais, oh! fragilité humaine! ce pesant personnage, après avoir essayé vainement d’attraper quelques mots de la conversation en prêtant l’oreille et en allongeant le cou, finit par grossir le petit groupe; et, comme il parle rarement, et qu’il n’est pas habitué à régler la tempête de sa voix, il fait lui-même plus de bruit que tous les autres.

La loueuse ne se laisse pas retenir longtemps dans ces conférences. Alors même qu’elle raconte ou qu’elle écoute, elle conserve son air affairé, et paraît toujours sur le qui-vive. Sa main s’agite avec impatience dans la poche vide de son tablier. Enfin l’officiant monte à l’autel, et la voilà qui s’éloigne et retourne à ses chaises.

Tandis qu’elle poursuit sa ronde, disons quelques mots de ses fonctions et de ses priviléges.

Nos lecteurs seront sans doute édifiés d’apprendre que la location des chaises, dans les églises de Paris, rapporte à la fabrique des sommes considérables, et qu’il y a telle paroisse où cette location ne s’élève pas à moins de 25,000 francs par année. Ce n’est pas ici le lieu de discuter les avantages ou les inconvénients de cette espèce d’impôt levé sur la piété des fidèles. Nous espérons que le temps viendra où il sera permis de s’asseoir gratis dans la maison de Dieu.

En attendant, ce bail est l’objet des plus ardentes convoitises, des brigues les plus fortes. MM. les marguilliers n’en dorment pas de quinze jours. A voir les efforts des compétiteurs, on dirait qu’il s’agit d’emporter une de nos sinécures les plus largement rétribuées. Ce n’est pas une sinécure pourtant. Ce fonds ressemble à tous les autres, et veut être travaillé sans relâche. Aussi le fermier qui en obtient l’exploitation, ne le quitte-t-il pas du matin au soir. Incessamment il le remue, il ne lui donne ni repos ni trève. Mais les autres fonds se fatiguent et s’épuisent; celui-ci ne se lasse pas de produire,—champ merveilleux qu’on ne sème jamais, et qu’on moissonne toujours!

Le plus souvent ce précieux privilége est accordé à une femme. Pour l’emporter sur ses rivaux, que de titres ne lui a-t-il pas fallu réunir! elle n’est rien moins que la veuve d’un sacristain mort en odeur de sainteté, la filleule d’un marguillier, ou la nièce d’un grand-vicaire. Un prédicateur en renom, un banquier fameux l’a soutenue de son patronage et de son crédit. M. le curé a été chaudement sollicité en sa faveur. Les puissances de la terre et du ciel lui sont venues en aide. Son talent pour l’intrigue et ses ruses diplomatiques ont fait le reste. La voilà donc investie de ce titre glorieux qui va devenir son seul nom. Ses voisines, ses parents l’appellent peut-être encore madame veuve Groslichard, ou madame Piedfort; mais les habitués de l’église diront désormais en parlant d’elle: la loueuse de chaises!

Madame veuve Groslichard a passé la trentaine. De combien d’années?... Peu vous importe. C’est un mystère dont elle garde pour elle seule le secret, et, sur ce point délicat, elle mentirait à Dieu lui-même,—nous ne disons rien de son confesseur, le moins favorisé de ses confidents.—On n’a jamais, répète-t-elle, que l’âge qu’on paraît avoir; et elle s’efforce d’être le plus jeune possible. C’est une femme petite, potelée, fleurie, d’une minutieuse propreté, vive, remuante et bien conservée. On assure que la chronique s’est longtemps égayée sur son compte. La haute position que madame Groslichard s’est faite ne contredit aucunement la chronique,—au contraire.

Gardez-vous bien de la juger d’après cette toilette simple qu’elle a faite à la hâte, pour ne pas perdre la première messe (il ne s’agit ici que du produit monétaire de la messe). Elle sait tout ce qu’une femme peut devoir à la parure;—non pas cette parure mondaine qui scandalise au lieu de plaire, qui effarouche les regards au lieu de les attirer et de les retenir. Il est un art savant dans sa simplicité, discret dans ses licences mêmes, qui se cache et se montre à propos: c’est cette fine coquetterie des gens d’église, qui laisse bien loin derrière elle la coquetterie des gens du monde. Madame Groslichard participe du caméléon. Elle change de visage suivant les messes et les offices. On dirait même qu’elle a un visage différent pour chaque personne. Elle ne prend pas les sous des pauvres femmes du même air qu’elle reçoit ceux des riches dévotes. Il y a, dans ses façons avec les premières, quelque chose de dur et d’impérieux. Sa voix, qu’elle sait si bien assouplir, est sèche et vibrante. Ses yeux, qui deviennent si doux et si patelins dans l’occasion, sont menaçants, et de la manière dont elle dit: «Vos chaises, s’il vous plaît,» ce s’il vous plaît est plus exigeant qu’un je le veux. Ses doigts crochus s’allongent incessamment vers vous. N’espérez pas échapper à cette distraction; vous ne voyez et vous n’entendez que la loueuse qui s’approche peu à peu, qui vous enveloppe dans ses longs circuits, et qui viendra, qui viendra certainement dans une minute, dans une seconde peut-être...—Machinalement vous interrogez vos poches, et malheur à vous si elles sont vides! La loueuse n’est pas prêteuse, c’est là son moindre défaut. Voilà ce que vous vous dites en vous-même, et, en attendant, plus de méditation, plus de recueillement, plus de prières! Vainement vous cherchez à lui échapper en vous réfugiant dans une chapelle obscure: elle vous guette, elle vous suit, elle est derrière vous, et vous n’êtes pas encore assis que vous tressaillez d’effroi au fatal—Votre chaise, s’il vous plaît.

Voyez comme, dans une position pareille, les dames les plus élégantes lui demandent, d’une voix humble et douce, crédit jusqu’au prochain dimanche. Presque toujours, madame Groslichard se résigne, et consent à cet emprunt forcé. Elle tâche même de grimacer un sourire, bien qu’au fond du cœur elle déteste celles qui oublient leur bourse pour venir prier Dieu. Elle se console par le beau côté de son rôle; elle se drape dans sa confiante magnanimité. Toutefois elle ne néglige pas de prendre le signalement exact des emprunteuses, et, en les quittant d’un air protecteur, elle semble se dire: «Telle dame, de tel âge, de telle figure, de telle toilette... me doit deux sous

Derrière elle, à une distance convenable, s’avance d’un pas de procession le grave bedeau ou le suisse majestueux. Il annonce sa venue en frappant à coups de hallebarde les dalles sonores, et en criant d’une voix flûtée: «Pour les pauvres, s’il vous plaît;» et plus souvent encore: «Pour les frais de l’église!» A ce sujet, nous relèverons une particularité essentielle. Bien des gens s’imaginent qu’il y a rivalité et lutte de vitesse entre les quêteurs et la loueuse. C’est une erreur qu’il importe de détruire. L’ordre dans lequel ils se suivent a été savamment calculé. Comme le tribut levé par celle-ci est forcé, et que l’autre est volontaire, les fidèles, perdus dans leurs dévotions, ne tireraient point leur bourse pour les pauvres, encore moins pour les frais de l’église; mais ils sont tenus de la tirer pour payer leur chaise, et, pendant qu’ils ont encore l’argent à la main, le quêteur survient à propos sur les pas de la loueuse, qui joue ainsi le rôle du pilote devant le requin. Elle n’y perd pas, et les pauvres y gagnent,—sans compter la fabrique.

Autrefois, cependant, Jésus-Christ avait chassé du temple les vendeurs qui s’y étaient établis...

A l’aisance de sa démarche, à son allure libre et dégagée, on comprend tout d’abord que madame Groslichard est chez elle. Les soins d’un ménage lui sont inconnus: elle vit de l’église et dans l’église. C’est à peine si elle mange ou si elle couche ailleurs, et elle se ferait volontiers écrire à l’adresse suivante: Madame, madame Groslichard, à l’église de Saint-... Elle a la conscience de sa dignité, et porte haut la tête. Elle affronte le vicaire dans ses humeurs, et le curé dans ses caprices. Ces grands dignitaires ont toujours pour elle un regard et un sourire. Faut-il l’avouer? madame Groslichard ne se confond pas assez dans les sentiments de respect et de vénération qui leur sont dus. Elle vit trop près du sanctuaire. Nul n’est prophète en son pays, a dit la sagesse des nations. Nous hasarderons ici cette variété du proverbe: «Nul n’est saint dans la sacristie de son église.»

Certes, madame Groslichard, élevée à ce comble d’honneur et à ce haut crédit, partageant l’encens du prêtre et les bénéfices de la fabrique, est bien excusable de ne pas daigner apercevoir l’humble donneur d’eau bénite, et de traiter sans façon l’important sacristain, les chantres enroués qui la complimentent d’une voix de plain-chant, et le serpent lui-même, qu’on s’étonne d’entendre parler comme les autres hommes. Ce sont autant d’aspirants à sa main ou à ses bonnes grâces. Avec eux elle fait sa coquette, elle minaude, et les tient en haleine par ses promesses et ses refus. Elle accorde seulement au frais enfant de chœur une tape sur ses joues roses et potelées, et au suisse superbe un coup d’œil en tapinois.—Les suisses auront à répondre de bien des choses!

Quoi qu’on ait pu dire autrefois, madame Groslichard jouit d’une réputation de vertu: elle a des mœurs,—c’est une des conditions de son bail;—et, en femme qui a vécu longtemps et beaucoup, elle sacrifierait ses passions à son intérêt. Heureusement le sacrifice n’est pas toujours nécessaire; et puis, écoutez sa maxime favorite (la maxime fait les femmes supérieures!): «On n’a jamais, disait-elle tantôt, que l’âge qu’on paraît avoir.» Elle ajoute encore: «On n’est jamais que ce qu’on paraît être.»

Avec elle, il ne faut donc pas trop approfondir les choses. Par exemple, elle affecte les dehors convenables de la piété. Jamais elle n’oublie, en passant devant l’autel, de le saluer d’une humble révérence. Vous la voyez, au commencement des offices, saintement agenouillée et plongée dans un dévot recueillement; mais remarquez comme, de la place qu’elle a choisie, elle domine toute l’église. Suivez ses yeux sans cesse en mouvement, ses yeux perçants et inquisiteurs qui prennent note du nombre, de la figure et de la position relative des assistants. Vous ne l’entendrez pas unir sa voix à celle de l’auditoire pour célébrer les louanges de Dieu. Si elle chante, c’est en elle-même, quand la messe a été bonne, quand la collecte a été abondante, et que, dans sa grande poche de toile, les pièces d’argent se mêlent joyeusement aux pièces de cuivre.

Elle voit passer toutes les pompes humaines; elle assiste aux différents spectacles qui marquent la destinée de l’homme. Le sonneur, qui, du haut de sa tour, annonce stupidement les décès et les baptêmes, ressemble à l’employé des télégraphes, qui ne comprend rien aux nouvelles qu’il transmet. La loueuse joue un rôle intelligent dans ces diverses cérémonies, et elle apporte à chacune d’elles un extérieur d’à-propos. Comme elle s’empresse autour de ce nouveau-né! que d’attentions elle prodigue au parrain et à la marraine! A la joie pure et bien sentie qui rayonne dans ses yeux, à son air maternel, on dirait une respectable tante, une grand’maman, ou, tout au moins, une dame de la parenté. Ces démonstrations font partie de l’appareil déployé par l’église. Tout cela est coté d’avance, et sera payé au prix du tarif.

La scène change brusquement. La nef s’est tendue de noir. Une famille, des amis prient et pleurent autour d’un cercueil. La loueuse prend son visage le plus affligé: elle a les yeux rouges; elle marche d’un pas silencieux, et semble dire à chacun: «Quel malheur!... Votre chaise, s’il vous plaît.»

Mais tandis qu’un de ses yeux pleure encore avec les amis du défunt, l’autre sourit déjà à la noce qui s’avance. C’est une noce brillante. La mariée est jolie: le marié, dans son bonheur, sera sans doute généreux. Madame Groslichard se multiplie: elle est radieuse; elle a un petit air fin qui dit bien des choses. Sans elle la cérémonie serait pleine d’embarras et de dangers. Qui viendrait au secours de la mariée? qui la recevrait défaillante dans ses bras? qui rendrait mille petits offices dont une mère troublée est incapable, que les messieurs ne doivent pas connaître, et auxquels le nouvel époux ne saurait encore prendre part. Il suffira qu’il les paie. Dans ces occasions difficiles, la loueuse est une mère donnée, ou plutôt vendue par la sacristie.

Madame Groslichard ne comprend ni l’amour du pays, ni la vanité nationale. Mais elle est fière de son église. Parlez-lui d’un chantre à la voix tonnante, d’un maître-autel richement décoré, d’un orgue merveilleux, d’un saint en réputation. Ce chantre, cet autel, cet orgue, ce saint lui-même seront moins bruyant, moins riche, moins sonore et moins fécond en miracles que les siens. L’église lui appartient: tout ce qui s’y fait se fait pour elle. C’est pour elle que la messe se dit, que l’autel se pare et s’illumine, que les cloches sonnent à grandes volées, que les chantres s’égosillent, et que l’orgue éclate en concerts harmonieux. C’est pour elle aussi que l’on naît et que l’on meurt; et ces prédicateurs en vogue, qui réunissent au pied de leur chaire un auditoire nombreux, qui tonnent et fulminent contre les vices, qui s’emportent avec véhémence contre l’intérêt et la cupidité, travaillent sans doute à féconder le champ du ciel, mais avant tout ils fécondent le champ de la loueuse. Elle a une manière infaillible d’apprécier les orateurs sacrés, et ne se fait jamais illusion sur leur mérite. Elle ne les estime pas sur ce qu’ils disent, mais sur ce qu’ils rapportent. Elle pèse leur réputation: elle la suppute en pièces sonnantes. Que des auditeurs légers oublient les pieuses paroles qu’ils viennent d’entendre, la loueuse emporte et serre soigneusement le fruit qu’elle en a retiré.

Il faut voir madame Groslichard aux grandes fêtes, dans ces jours solennels qui rappellent la naissance, la mort et la résurrection de Jésus-Christ, où l’église fait éclater ses joies et ses douleurs,—et où le prix des chaises est doublé! Époques véritablement importantes; fêtes à bon droit réservées, si seulement elles étaient plus nombreuses! Pour madame Groslichard ce sont les plus beaux jours de l’année. Elle les attend avec impatience. Elle calcule d’avance l’argent qu’ils lui promettent. Elle espère que la paroisse montrera un pieux empressement, et qu’une foule de curieux, attirés par la pompe des cérémonies, viendront grossir l’assemblée et la recette. Dès le matin elle apparaît dans une toilette éblouissante. Elle a amené, comme un auxiliaire indispensable, comme un lieutenant fidèle, sa fille ou sa nièce, qui rougit de pudeur et d’embarras. Elle commence par assigner aux loueuses en sous-ordre les postes les moins importants. La nef, entourée d’une balustrade en bois, ressemble à une citadelle. Tout au fond, sous l’orgue mugissant, un étroit passage est ménagé aux élus de ce monde qui seront aussi les élus et les bien-aimés de l’ouvreuse. C’est là qu’elle établit sa fille. Elle reste quelques instants à ses côtés pour l’aider de ses avis et de son exemple; puis, comme un général habile, elle court visiter les différents postes et se réserve le plus difficile de tous. Elle exploite les bas-côtés et les contre-allées. Elle circule à travers ce public mouvant qui se renouvelle sans cesse. Les masses les plus compactes ne sauraient lui faire obstacle. Elle est partout: faut-il placer un vieillard goutteux, une vénérable matrone qu’intimide une telle affluence, elle les conduit, elle les fait passer au milieu de la foule, elle les porte et les pose comme par enchantement à l’endroit le plus commode. Les petits scrupules de femme, elle les foule aux pieds. Sa riche toilette, elle n’y pense plus. Toute cette élégance, cette recherche de parure, elle la sacrifie. Qu’elle-même soit heurtée, froissée dans ces groupes épais, où elle se jette hardiment, peu lui importe. Ce n’est plus le moment d’être prude et vaine, et de s’arrêter aux misères de la modestie.—Ce temps précieux veut être mieux employé.

Voyez-la, quand l’office touche à sa fin, et que sa moisson n’est qu’à moitié achevée: quelle inquiétude! quelle agitation! ses yeux surveillent à la fois ceux qui restent, ceux qui partent, et ceux qui menacent de partir. Elle ne marche pas, elle glisse légèrement. Ne la retenez point par le change d’une pièce d’argent, ou craignez qu’elle ne vous rende autant de malédictions que de sous... Mais le dernier son de l’orgue vient d’expirer. Madame Groslichard, épuisée de fatigue, abandonne enfin quelques femmes qui s’échappent sans payer, et elle demeure haletante sur le champ de bataille. Bientôt elle disparaît avec sa recette, et les pauvres, qui dressent l’oreille au bruit métallique de ses poches, la poursuivent longtemps de leurs supplications, et reviennent sans avoir rien obtenu, qu’une pièce de cinq centimes qu’on lui a frauduleusement glissée, et qu’elle soupçonne d’être un sou de Monaco.—Le monde est si méchant!

Cependant elle amasse des rentes, elle établit solidement sa fille, et lui donne pour cadeau de noces le privilége du bail qu’elle-même exploita si longtemps. Elle quitte l’église pour le monde; et, plus elle vieillit, plus elle se montre coquette, friande de douceurs, amoureuse de parure, de petites médisances et d’anecdotes scandaleuses.

Seulement elle déteste qu’on la dérange à l’église pour lui demander le prix de sa chaise, et elle ne peut souffrir qu’aux grandes fêtes le tarif soit doublé.

On prétend que, par un mélange coupable du sacré et du profane, la loueuse de chaises de nos églises exploite aussi le jardin des Tuileries, les Champs-Élysées et les boulevards. Nous refusons de le croire: passer de l’ombre et du frais à la poussière et au grand soleil, craindre pour sa recette les caprices de la mode et les caprices du temps, ce serait au dessous de sa dignité, et puis—ce ne serait pas si profitable.

Cependant, si la loueuse de chaises qui fait l’ornement des promenades publiques n’appartient pas à l’église, plusieurs indices sembleraient établir qu’elle y a jadis appartenu. La fuite d’un notaire ou d’un banquier, une spéculation malheureuse sur les rentes d’Espagne, sur les bitumes ou les chemins de fer, lui aura enlevé ce qu’elle avait amassé sou par sou; et elle se sera vue réduite, sur ses vieux jours, à reprendre sa grande poche de toile et ses allures d’autrefois.

Mais elle a le sentiment de sa dégradation. Elle ne sympathise pas avec cette foule rieuse au milieu de laquelle elle passe et repasse. Vieille et ridée, le spectacle de la jeunesse et de la beauté offusque ses regards. Ces brillantes toilettes, ces groupes animés, le murmure confus de cent conversations différentes, les divers accidents d’ombre et de lumière que produit le feuillage mouvant des arbres, les riches lueurs d’un beau soleil couchant: toute cette gaieté de la terre et du ciel l’attriste et l’importune. Elle trouve un plaisir cruel à troubler les plus douces rêveries, et à se jeter au milieu des tête-à-tête les plus intimes et les plus tendres. Elle apparaît soudainement, et se tient devant vous comme un reproche vivant, droite, immobile, avec sa mine sévère et renfrognée. A son approche, on se tait: les figures s’assombrissent, le rire expire sur les lèvres. On croit devoir respecter la présence d’une femme qui a éprouvé des malheurs.

Triste retour des choses humaines! elle était mondaine dans l’église: la voilà rigoriste dans le monde. Les messages galants dont elle se chargeait si volontiers et par charité, elles les accepte encore, mais par intérêt. De cet extérieur si leste et si pimpant d’autrefois, elle n’a gardé que son nez rouge et ses doigts crochus: on dirait qu’ils deviennent plus longs chaque année.

C’est une manière de Juif errant. Rien ne l’arrête, rien ne la distrait de sa tâche. Elle va étudiant les physionomies et prenant le signalement des promeneurs. Elle les compte, et distingue aussitôt les nouveau-venus. Quant à ceux qui s’établissent sur ses chaises pendant des heures entières, et qui menacent de les occuper tout le jour, elle leur jette en passant des regards d’indignation, et semble toujours tentée de leur faire payer deux fois leur place. Vous arrive-t-il de vous oublier dans une conversation intéressante, ouvrez les yeux et revenez à vous. La loueuse est là qui vous observe. Vous croyez qu’elle cherche à saisir ce que vous dites: point; elle se demande: «M’ont-ils payée?»

Ces promeneurs inconstants qui changent vingt fois de place dans une heure, et que la loueuse retrouve au milieu et aux deux bouts d’une allée, la jettent dans une pénible perplexité. Vous avez payé, dites-vous. Elle vous croit, et pourtant elle ne saurait retirer sa main tendue, et réclame son dû, même en s’excusant.

L’année n’a qu’une saison pour elle, saison bien courte, et que les jours de pluie et de brouillard diminuent encore de moitié. Quand les arbres jaunissent, et que leurs feuilles, en tombant, couvrent ces allées naguère si fréquentées et si productives, la loueuse disparaît de nos promenades. On ne la voit plus que le dimanche au jardin des Tuileries. Elle y erre tristement comme une âme en peine. Rentrée à sa mansarde, les pieds placés sur sa chaufferette, elle se console en rêvant au retour de l’été, de l’été qu’elle ne reverra peut-être plus; car, semblable aux malades attaqués de la poitrine, elle meurt presque toujours—à la chute des feuilles;—cette date lui est funeste jusqu’au dernier moment.

Mentionnons encore, pour que cette galerie soit complète, les industriels qui colportent leur mobilier aux courses de chevaux et aux revues du Champ-de-Mars, aux feux d’artifice du quai d’Orsay et de la barrière du Trône. Bancs chancelants, tables vermoulues, chaises à moitié dépaillées, vingt fois exposés à la même épreuve, et que tant de service n’a pas rendus plus solides! place à vingt sous! place à dix sous! arrivez, messieurs et mesdames. Voici l’instant, on va commencer. En effet le bouquet éclate, le cheval touche au but, le général paraît. On se lève sur la pointe des pieds: on allonge le cou, on se foule, on se presse. La loueuse de chaises elle-même tâche de prendre une petite part du spectacle... Malheur! un craquement se fait entendre; les tables et les bancs s’affaissent, et les spectateurs tombent pêle-mêle, dans un désordre qui n’est pas celui de l’art. Mille réclamations s’élèvent. On parle de faire rendre l’argent. Mais, à ce mot, les propriétaires du mobilier s’esquivent avec la recette, abandonnant des débris que l’on n’emportera pas: les blessés ont bien assez de se porter eux-mêmes. Homme vraiment industrieux! femme étonnante! ils trouvent le secret de changer leur vieux mobilier contre un neuf,—encore ont-ils du retour.

Fr. Coquille.


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