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Les Français peints par eux-mêmes, tome 2: Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle

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L’ÉCOLIER
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L’ÉCOLIER.

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L’écolier n’est pas seulement un type, c’est un principe. L’école, c’est le creuset où s’élabore l’avenir d’une génération, où fermentent toutes les imaginations que la science éclaire de sa flamme vive, et dont elle fait ou un métal commun qu’on rejette, ou un joyau précieux qui éblouit. Par le mot ÉCOLIER nous entendons tout ce qui reçoit un enseignement, depuis le bambin déguenillé qui épèle l’alphabet sous le doigt d’un frère ignorantin, jusqu’au dandy de philosophie, qui, sur les gradins d’un cours public, écoute avec une complaisance nonchalante les dissertations filandreuses du professeur sur Locke, Hobbes ou Spinosa.

Il nous suffit d’avoir indiqué seulement les disciples des frères et de l’enseignement mutuel; leur carrière scolastique n’est pas assez étendue pour trouver une longue place ici. Après quelques éléments plus ou moins incomplets de lecture, d’écriture et d’arithmétique, ils revêtent, pour la plupart, le tablier de cuir ou de serge, attribut des apprentis. Nous nous occuperons spécialement de cette jeunesse d’élite qui consacre ses plus belles années aux études sérieuses, et qui fournit des écrivains, des médecins, des légistes à la société, des orateurs à la tribune, des hommes de talent et de savoir à la nation.

Le collége autrefois était un bâtiment triste et sombre, avec des murs épais et des fenêtres hérissées de barreaux. Au dedans, un silence de cloître, de vastes solitudes, des grilles au lieu de portes, des guichets derrière lesquels un œil sournois observait, des corridors ténébreux où l’on voyait des ombres noires aux visages renfrognés se glisser le long des murailles. Puis, c’étaient des châtiments terribles, une concurrence de sévérité qui fait hésiter les vieillards entre les Oratoriens et les Bénédictins, mais dont les Joséphistes emportent le prix. Maintenant la physionomie du collége est moins austère; c’est une maison blanche et riante, que les rayons du soleil inondent à pleines croisées; ce sont des salles aérées, un jardin dont les arbres touffus tendent au-delà des murs leurs rameaux, comme des bras, au père de famille. Le correcteur, bourreau grotesque, acteur nécessaire du système pénitentiaire vieilli, a disparu. Ce n’est plus le régent en habit noir, aux sourcils froncés, à la physionomie d’inquisiteur; c’est un directeur aimable, empressé, quasi-galant, mielleux comme un prospectus, qui promet bien-être, soins paternels, nourriture saine et abondante. Certes, il y a progrès du passé au présent, mais trop souvent cet extérieur séduisant n’est qu’un appât de plus: à l’intérieur la spéculation siége; la parcimonie ou l’incurie arrêtent la réalisation de réformes utiles.

Dans les colléges comme dans les institutions particulières, il y a deux sortes d’écoliers: le pensionnaire et l’externe. L’externe, c’est l’être envié, l’être heureux qui a un pied dans ce monde du dehors que le pensionnaire ne fait qu’entrevoir. A celui-là la liberté d’action, les dissipations, la vie extérieure, les plaisirs de la ville, l’intimité de la famille, les soins affectueux; à l’autre, la dépendance complète, l’uniformité monotone des devoirs journaliers, la limite d’horizon, l’isolement. Aussi le pensionnaire livré à lui-même, malpropre, chagrin par la répercussion de son malaise physique sur son malaise moral, ressemble aussi peu à l’externe, enfant gai, allègre, coquettement vêtu, que ces chiens mal soignés, de mauvaise humeur, assis tristement près du foyer, à la levrette fringante, folâtre, qui bondit sur ses souples jarrets. L’externe devient un lien qui rattache le pensionnaire au monde dont on l’isole: c’est lui qui importe les balles, les toupies, les jouets de toutes sortes, et surtout les provisions qui changent en régal le sobre ordinaire des colléges à deux repas du jour. C’est lui aussi qui introduit ces délicieuses brochures que l’on dévore à l’ombre d’un dictionnaire, tandis qu’un livre est hypocritement ouvert au sommet d’un pupitre, et que la main semble tracer des caractères sur le papier.

Cette distinction des élèves en pensionnaires et externes est une distinction de fait, de laquelle résultent deux nuances bien tranchées. Les professeurs établissent encore deux catégories, celle des élèves forts dans leurs classes, des travailleurs, et celles des faibles, qu’on flétrit du nom de paresseux (en style technique, les piocheurs et les cancres); car la faiblesse est toujours considérée comme provenant de la paresse et non de l’incapacité, vu que le directeur déclare indistinctement à chaque parent que l’enfant a des moyens. Mais l’écolier n’admet pas cette classification: la paresse est un fruit savoureux dont il se gorge avec trop de délices pour en faire une cause de dégradation. Il établit la supériorité de la force brutale, de la force matérielle, de la loi du coup de poing, sur la force intellectuelle qu’il méprise, le plus souvent par impuissance. Cette aristocratie est encore assez bien entendue, en ce que le partage de la force appartient ordinairement aux plus avancés en âge, et partant en études, de sorte que la considération croît en proportion de l’élévation des classes. Au reste, si l’insolence envers la roture peut être admise comme preuve de noblesse, cette aristocratie en est possédée au plus haut degré, et l’égalité tant vantée du collége n’existe pas réellement. Ces patriciens superbes comprennent toute la plèbe qui les entoure sous la dénomination injurieuse de moutards ou de mômes, et se livrent à leur égard à des extorsions et à des abus de pouvoir qui caractérisent un despotisme effréné.

Sous le rapport physique, généraliser la physionomie de l’écolier est difficile; néanmoins, suivant le point de vue ordinaire, nous lui accorderons une expression espiègle, des yeux hardis, un sourire perpétuel sur les lèvres, un nez retroussé à la Roxelane, indice de la malice et de l’effronterie; des joues roses, des cheveux autrefois en vergette, mais qu’on a soin maintenant de laisser croître, depuis qu’une ordonnance ministérielle a précisément ordonné le contraire. Les vêtements sont une partie trop intégrante de l’écolier pour que nous n’en fassions pas mention. On comprend que nous allons parler de l’interne de pensionnat, et non de l’interne du lycée, où la coupe de l’habit est invariable.

L’écolier a d’abord la tête ombragée d’une casquette, laquelle est ornée d’une visière démesurée que le possesseur taille en dentelle à sa fantaisie avec un eustache, pendant ses heures de loisir. La visière n’est perceptible que pendant les premiers jours de la possession de la casquette: un prompt divorce fait justice de cet accessoire incommode. Un col de chemise chiffonné s’échappe inégalement de la cravate noire qui est jetée négligemment autour du cou, et dont les bouts, après un nœud préalable, retombent sur la poitrine. La blouse est l’habillement le plus ordinaire de l’écolier pendant les premières années des classes, mais ce costume enfantin est bientôt remplacé par un de ces habits ambigus qui participent à la fois de la veste et de l’habit. Les manches en sont courtes, étriquées: l’étoffe, usée jusqu’à la trame, se contracte entre les coutures: elle est mouchetée de taches monstrueuses: le collet est fripé, les parements sont graisseux (quelques-uns enserrent précieusement leurs avant-bras dans des manches de percaline, mais on les flétrit du nom d’épiciers). A la boutonnière pend une ficelle élégante qui soutient la clef du pupitre ou de la baraque. Vient ensuite le gilet, trop court, demi-attaché, faute de boutons, qui semble se séparer avec horreur du pantalon, tant est grande la distance qui laisse entrevoir des bretelles de lisière, et donne à la chemise un interstice favorable pour se produire: le gilet est un vêtement de passage; il disparaît avec les premières chaleurs de l’été. Le pantalon témoigne de la croissance de son maître; il laisse à découvert des bas indigo qui se perdent dans des souliers informes, au cuir inflexible, aux semelles épaisses, aux clous acérés. Des livres maculés, déchirés, sont artistement ficelés et pendent sur l’épaule. Quelquefois on leur substitue un vaste carton vert bourré de livres, maintenu par une corde en bandoulière sur la poitrine. Il est inutile d’ajouter que les gants sont proscrits. Un écolier qui s’aviserait d’en mettre serait appelé fat pour ce raffinement de coquetterie.

LE COLLÉGIEN
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Un des mérites les plus saillants de l’écolier, c’est l’effronterie: au moyen de cette précieuse qualité il dément sans rougir une accusation, lors même qu’il est collé en flagrant délit: «Vous causez, monsieur!» Il interrompt la phrase commencée avec un voisin, et répond avec énergie un Non où l’expression d’un étonnement hypocrite se mêle à l’accent de l’innocence injustement soupçonnée. Pour s’excuser d’une infraction à la règle disciplinaire, il sait aussi construire avec promptitude une gausse dont un expert chercherait en vain le côté faible. Il est donc essentiellement menteur, et à tel point que la franchise est considérée comme une preuve d’idiotisme, et le mensonge comme un accessoire nécessaire, dont le succès a le double avantage de détourner une punition et de duper un pion.

Car l’écolier se fait gloire de combattre le maître d’études. On respecte celui-ci dans les colléges, où c’est presque un fonctionnaire public, où il s’étaie du formidable proviseur, qui n’hésiterait pas à renvoyer un élève indocile; mais dans les pensions, l’exil du coupable diminuerait d’autant le revenu du directeur; aussi l’écolier, fort de cette considération, entretient soigneusement une lutte avec le pouvoir, lutte aussi haineuse, aussi acharnée que celle de Guelfes et des Gibelins, lutte qui se poursuit de génération en génération, et fait couler des flots d’encre. L’élève y met son indocilité, ses dispositions hargneuses, ses moqueries tracassières, son opposition d’inertie; le maître y pèse de toute l’autorité qui lui est dévolue, et de sa prodigalité dans la répartition aveugle des pensums, des retenues et des mauvais points. Ce dernier est d’ordinaire un fils d’artisan, qui sort du collége avec des connaissances à peine ébauchées, et un profond dédain pour les travaux manuels de son père. Avec cet immense orgueil qui est le privilége de l’ignorance, il s’assied au faîte par la pensée; mais vient le jour où son incapacité se révèle, jour de déchéance où, simple soldat, il revêt les épaulettes de laine dans la milice de l’instruction publique: il devient pion.

Sa position varie suivant son caractère. S’il est ce qu’on appelle un pion bon enfant, il est traité comme le soliveau de Phèdre, ce roi inerte que les grenouilles, ses sujettes, couvrent de boue et de fange: on le raille, on le berne, on le trompe, on le hue, on l’insulte; il n’est aucun excès qu’on ne se croie permis dès qu’il y a indulgence plénière et impunité. La classe alors est un foyer de désordre; des causeries actives, des dérangements continuels, des querelles commencées avec la langue, terminées avec le poing, viennent y jeter le trouble. Les avertissements bienveillants du maître sont accueillis par des huées. L’écolier ne sait pas user, il ne sait qu’abuser: aussi il arrive ordinairement que le pion aigri fait succéder une rigueur inusitée à son humeur débonnaire: il devient chien.

Se montrer impertinent et raisonneur envers le maître, lui jeter au visage des épithètes injurieuses, avoir avec lui une affaire, c’est un titre d’honneur pour un écolier. Celui qui ose affronter la tyrannie est généralement estimé de ses condisciples, il est de toutes les parties, de tous les jeux, il a de nombreux copains. Être copain, c’est se joindre par une union fraternelle avec un camarade, et mettre en commun jouets, semaines, confidences, tribulations; c’est une amitié naïve et vraie, sans arrière-pensée d’égoïsme ou d’intérêt, qu’on ne trouve guère qu’au collége.

Les autres défauts capitaux de l’écolier sont la paresse et une intempérance fabuleuse de langue; il n’est pas de lazzarone qui se livre avec plus de délices aux charmes du dolce far niente; il n’est pas de nonne ou de perroquet disert, instruit par une vieille femme, qui ait un pareil épanchement de paroles; ce sont deux hydres aux cent têtes que les pensums et les retenues terrassent vainement. Ce n’est pas seulement la paresse qui trouve l’oubli des devoirs dans des distractions frivoles; c’est la paresse inerte, brutale, la paresse qui fait de la machine humaine une horloge arrêtée, la paresse du sauvage qui tient dans une léthargie absolue les ressorts de la pensée et de l’action. Cet amour du babil, que nous signalons, est un trop-plein qui déborde, ou plutôt une inondation immense devant laquelle il faut se résigner et croiser les bras; c’est comme les économies d’un muet qui a recouvré la parole.

Les dispositions querelleuses que l’écolier témoigne envers ses supérieurs se retrouvent dans leurs relations mutuelles. On sait qu’il n’est pas de plus grand plaisir que celui de houspiller un nouveau, pauvre provincial engourdi que chacun s’empresse de tourmenter. La taquinerie est l’arme du faible qui, par ses provocations, blesse des susceptibilités: indè iræ! de là des combats grotesques. Dès que deux combattants se prennent au collet, on accourt, un cercle se forme, cercle animé d’où partent des interpellations.—Tape dessus, va!—soigne-le;—des huées ou des applaudissements, suivant qu’un pochon bien appliqué vient nuancer un œil ou foudroyer un nez. Le pion joue ici le rôle des dieux d’Homère, il intervient, et envoie vainqueur et vaincu expier en pénitence victoire ou défaite.

La gourmandise a aussi une place d’honneur dans le cœur de l’écolier; mais comme c’est un vice réclamé par les moutards, la honte de paraître gueulard comme eux en arrête la manifestation parmi l’aristocratie. Elle consiste chez les petits à faire entre eux un échange de provisions, à chiper quelques friandises, et à faire une consommation fanatique de croquets et de sucre d’orge, dits suçons. Ces derniers sont d’un puissant secours contre la longueur des soirées d’études. Plus tard, les instincts gastronomiques se modifient et viennent comparaître devant Félix, le dimanche, jour de sortie.

A tout ce que nous venons de dire, qu’on ajoute un grand amour pour le jeu, l’étourderie ordinaire de la jeunesse, un fonds de malice nationale, et l’on aura le caractère de l’écolier, chez qui, comme l’on voit, les défauts l’emportent singulièrement sur les qualités; mais du moins ils n’excluent pas la bonté du cœur, l’amour du bien au fond de l’âme, et, combattus incessamment par les soins de la famille, ils disparaissent avec l’âge et les progrès du discernement.

Il est une manie que je n’oublierai pas de mentionner en parlant de l’écolier, c’est celle d’élever des animaux. Quand la règle n’est pas trop sévère, on tient en cage quelques pierrots, quelques pies; dans le cas contraire, on cloître des vers à soie dans sa baraque, et ce n’est pas une tâche facile que de leur procurer des feuilles de mûrier, et de les empêcher d’être confisqués par les pions; mais si le bienheureux écolier s’épanouit sous la domination bénigne d’un pion bon enfant, une paire de souris blanches trouve un asile hospitalier dans son pupitre. Il faut voir alors avec quel soin, avec quel amour il choie ses jeunes élèves; quelle jolie petite calèche il sait façonner avec les couvertures de ses grammaires, pour y atteler son couple chéri; comme les bandelettes de cuir de sa casquette se transforment en harnais élégants, et avec quels yeux d’envie ses camarades dévorent son triomphe! Si ces béatitudes lui sont interdites, l’écolier se console avec les hannetons, les biches, les cerfs volants et autres lamellicornes. C’est alors qu’il déploie avec un rare bonheur ses heureuses dispositions pour le dessin et l’histoire naturelle; soit qu’il transforme ces malheureux coléoptères en prédicateurs dans leur chaire, ou bien encore en combattants bariolés de diverses couleurs et armés d’allumettes, soit qu’il leur applique sur le dos un morceau de carton figurant quelque larve satanique: quelle est sa joie, quand le pion stupéfait recule devant ce promeneur qui prélasse son travestissement au beau milieu de l’étude, et procure d’ordinaire à toute la classe la faveur d’une retenue générale!

L’écolier est un sujet d’études curieuses: ses sentiments, ses passions n’ont pas encore appris à se cacher sous un masque, elles se dissimulent mal sur ce visage inhabile. Vous voyez à nu toutes ces dispositions de jalousie, d’envie, de sot amour-propre que l’homme du monde ne laisse pas transpirer au dehors. L’émulation tant vantée de l’instruction commune sert admirablement à développer ces instincts honteux. Dans une lutte d’intelligences rivales, le vainqueur a en partage un orgueil misérable, le vaincu une basse envie qui cherche à rabaisser le talent de l’adversaire, ou à attaquer comme entaché de partialité l’arrêt du juge. Ce sont ces considérations qui font du piocheur un être peu aimé. On rit de ses angoisses dans l’incertitude d’une lutte, de son dépit après la défaite, de sa méfiance comique qui guette les regards plagiaires des voisins; on est enchanté qu’il soit vexé et qu’il bisque. On trouve odieux son égoïsme; et pour ne pas avouer une infériorité humiliante, on convient entre soi «que les succès du collége sont loin d’être décisifs pour évaluer la portée intellectuelle; que tel ou tel est très fort en thème et n’est qu’un sot, et qu’en définitive ces météores éclatants qui ont brillé dans l’enceinte du lycée vont s’éteindre dans quelque petite ville de province, où ils déposent leur auréole lumineuse pour prendre en main l’aune héréditaire.»

Je ne terminerai pas ce portrait général de l’écolier sans signaler la position précaire des boursiers, pauvres diables auxquels le pion se croit en droit de demander un travail plus soutenu, une conduite plus régulière que celle des autres, pour mériter la faveur dont ils sont gratifiés. En pension, les boursiers n’existent pas, mais, par une manœuvre intéressée, les directeurs donnent une éducation gratuite à des enfants sans fortune; bien entendu que ces actes de bienfaisance sont étalés avec ostentation et répétés cruellement aux oreilles de ceux qui en sont l’objet, s’ils ne la récompensent pas par des succès aux cours publics.

L’écolier se lève à cinq heures en été, à cinq heures un quart en hiver; la cloche l’arrache au sommeil, aux songes où il rêvait de la famille; aussi la cloche est peu populaire. Après la révolution de juillet une réaction militaire s’opéra dans les colléges, la proscription de la cloche fut obtenue, et le tambour l’a remplacée, mais non dans les pensions, ni dans les pensionnats de demoiselles. L’écolier reste couché, en la maudissant, jusqu’à ce que les vibrations en soient éteintes; alors il se lève les paupières gonflées, bâillant et se tirant les bras; il s’habille à la hâte, et pour gagner les quartiers traverse demi-vêtu des corridors où un vent glacial circule. Après la prière on procède à des mesures hygiéniques de propreté, dont l’écolier use avec modération, surtout en hiver où l’eau des ablutions est glacée. Après le laps de temps accordé, chacun prend place devant son pupitre, et en exhume les livres nécessaires; le pion s’asseoit magistralement dans sa chaire, qui domine les tables, et d’où il peut surveiller les élèves. Le matin est ordinairement consacré aux leçons; chacun tour à tour, après un travail de mémoire plus ou moins long, vient les réciter au maître sur un ton monotone et chantant, avec des hésitations, des répétitions, des ânonnements entre-mêlés d’un euh! euh! fort divertissant pour le patient qui suit sur le livre. Qu’on juge de la position d’un homme contraint d’écouter pendant plusieurs heures des lambeaux de latin ou de grec, épiant chaque élève pour ne pas se laisser tromper par les ruses usitées en pareil cas, telles que, lire sur son voisin, coller la page sur la chaire ou dans une casquette, se faire aider d’un souffleur, écrire la leçon sur ses ongles et ses doigts; et qui, la tête alourdie, ne quitte cette tâche que pour retomber dans une récréation bruyante où il doit jouer le rôle de surveillant. A cette récréation le déjeuner vient faire une agréable diversion. Chacun est mis en possession d’un énorme morceau de pain (heureux celui que le hasard gratifie du croûton, morceau par excellence, pétitionné par tous les gourmets)! Les élèves dont la baraque est approvisionnée creusent dans leur portion un sépulcre énorme où s’ensevelissent les confitures ou le beurre salé; puis tous se divertissent en hâte comme des gens pressés de jouir. De nouvelles heures de travail succèdent à un court moment de plaisir, et se prolongent jusqu’au dîner, qui a lieu au milieu de la journée. Nous ne parlerons pas de la parcimonie, de la négligence qui président ordinairement à la partie culinaire dans une pension, chacun peut consulter ses souvenirs et se rappeler l’abondance, eau rougie dans sa plus simple expression et dont le nom est la critique amère; les potages lymphatiques, les haricots nageant dans une sauce limpide:

Apparent rari nantes in gurgite vasto;

et toutes les plaisanteries sur les divers plats du réfectoire; mais nous dirons en passant combien nous semblent odieuses ces spéculations qui attaquent le bien le plus précieux, la santé, et combien seraient nécessaires des mesures qui garantiraient aux internes une nourriture simple, mais saine. On nous dira que l’Université envoie un inspecteur dans les établissements pour juger du personnel, de l’ordre intérieur, du bien-être matériel, de même qu’elle envoie un examinateur pour s’assurer du progrès intellectuel et des avantages du mode adopté d’enseignement; mais à cela nous répondrons que l’on donne au dernier des machines dressées par demandes et par réponses; qu’au premier on fait goûter le bouillon de madame, et boire le vin des demi-bouteilles accordées journalièrement aux maîtres, que devant tous deux on joue une comédie.

Après le dîner, un intervalle d’étude sépare du repas de quatre heures, fidèle reproduction de celui du matin: du pain, de l’eau; et la cloche rappelle de la récréation au travail, jusqu’à la fin de la journée. L’approche de la nuit fait allumer des quinquets, dont je ne saurais peindre la malpropreté, la piètre et fumeuse lueur. C’est le moment où les poëtes de collége trouvent leurs inspirations, car le soir, le silence du dehors et du dedans, la fatigue du jour qui concentre la pensée, ont le singulier privilége de donner une certaine exaltation aux idées. Vient enfin l’heure du sommeil, heure favorite où, après un souper indigeste, l’écolier reprend la possession de lui-même. Tapi sous les draps, on trouve une chaleur bienfaisante, que l’on ne peut se procurer dans la journée avec un poêle de fonte aux flancs vastes comme ceux du cheval de Troie, où quelques bûchettes noircissent sans se brûler à la flamme. On peut penser, s’absorber dans ses rêves et ses souvenirs, sans qu’un pion crie à l’inaction, et le sommeil vient continuer en songe ces douces pensées.

Les jours se suivent ainsi avec une régularité désespérante, mais le dimanche ouvre miséricordieusement les portes aux captifs que des pensums ou des retenues n’ont pas atteints. Le cœur tressaille lorsque l’exeat contresigné dit, Sésame, ouvre-toi, et que, debout sur le seuil, on met le pied dans cette rue animée où tout un monde bourdonne, où l’on va se mêler à la foule pendant quelques heures de liberté. Aussi la retenue est une grande puissance du maître: c’est un frein à l’indocilité, un aiguillon à la paresse; aussi pour conquérir cette précieuse sortie on subit toutes les exigences, et pourtant elle entraîne une triste, mais naturelle conséquence: la rentrée.

Le jeudi est au dimanche ce que le reflet est à la lumière, car la pâle liberté qu’il donne est illusoire. Elle consiste à circuler dans les promenades publiques, en rang, deux à deux, captifs au milieu de ces gens libres. Des marchands de gâteaux, de massepains, de fruits, les escortent avec les prières les plus pressantes, les insinuations les plus adroites; mais la règle défend d’acheter, et le pion fixe sur tous son œil d’Argus comme un douanier vigilant: personnification humaine du châtiment qui attend la chute.

Outre ces jours réservés et les fêtes religieuses, les écoliers ont encore leurs fêtes particulières. La Saint-Charlemagne, qui convie à un banquet annuel l’élite des lycées; la distribution des prix, épilogue de l’année scolaire, préface des vacances, et à ce double titre accueillie avec transport. On a trop souvent tourné en ridicule le pédantisme des maîtres, la partialité qui s’y déploie, l’improvisation méditée à l’avance, la solennité de la cérémonie, l’inévitable comédie de Ducerceau, l’orgueil des parents et des lauréats, le désespoir et la morne attitude des vaincus, pour que nous voulions nous y appesantir; nous dirons seulement qu’on avait voulu en faire un moyen d’émulation, et que les directeurs en ont fait une réclame pour leurs établissements.

Nous avons décrit la physionomie ordinaire de l’écolier, nous avons fait l’historique de sa journée, mais l’on doit comprendre que son caractère et ses habitudes, à une époque de progrès et de développement, doivent se modifier et s’altérer à mesure que son accession au monde devient plus immédiate. Ce sera donc compléter le tableau, que de suivre année par année ces modifications, ces changements dont nous avons été obligés de confondre les nuances dans un portrait général.

En neuvième et huitième, c’est le bambin en blouse qui le matin traverse la rue avec un panier d’osier, dans lequel reposent deux tartines tendrement accolées, et dont le couvercle béant donne passage au goulot d’une bouteille d’eau, ou d’eau rougie. Je signale le panier d’osier au premier chef, parce qu’il joue un grand rôle dans ces premières années. Il est l’agent nécessaire des dînettes, le thermomètre des amitiés de cet âge. Dans ces classes, le maître est despote avec impunité, il impose par le regard, par la voix, il fait trembler toutes ces petites créatures; la férule (que quelques vieillards regrettent à tort) se retrouve pour meurtrir ces mains délicates. Mais quand vient le soir, pénitences et bonnets d’âne, Chapsal et Lhomond, Epitomé et Selectæ, tout est oublié, les élèves sortent en essaims bourdonnants, font en passant la nique à l’épicier, lui volent ses pruneaux et crachent dans ses barils de sardines. Ils rapportent à leurs familles des billets de contentement, et quelquefois (ô decus>) la médaille.

La septième est la porte par où l’on entre au collége; les septièmes sont les plébéiens du lycée; ce sont eux que l’on voit à la tête des phalanges, salis, déchirés, crottés, noircis d’encre, pliant sous le faix de livres innombrables. Le septième est le bouc émissaire d’Israël; les élèves le traitent avec une dédaigneuse pitié, les pions le rudoient, les professeurs le criblent de pensums et de devoirs; car, par la manœuvre la plus intelligente, les devoirs s’éclaircissent en proportion des progrès et de l’avancement. Les connaissances littéraires du septième se bornent à Berquin et à Robinson Crusoé, et il reçoit en prix Numa Pompilius ou les Aventures de Télémaque.

S’il est quelqu’un de plus orgueilleux que le premier, c’est certes l’avant-dernier. Le sixième en est la preuve. Nous parlions tout-à-l’heure du dédain des grands envers les septièmes: de sa part il y a mépris, il y a l’arrogance ridicule d’un subalterne envers le nombre restreint de ses inférieurs. Pourtant le sixième diffère à peine du septième, comme lui il manipule des boulettes, il édifie des cocottes, et couvre ses cahiers de bons-hommes; comme lui il accueille avec transport les livres neufs, proscrit la blouse, mais reste fidèle à la collerette, partage les amours de Némorin pour la gracieuse Estelle, et les terreurs de Robinson dans son île.

La première communion est ordinairement du domaine de la cinquième et répand sur cette année un parfum de béatitude. On s’isole des conversations profanes, on se montre au doigt comme un phénomène étrange l’écolier de philosophie que le bruit public accuse d’une maîtresse; on rougit, on balbutie quand sous le doigt, en expliquant Quinte-Curce, se rencontre un mot tel que pellex ou scortum. Le Mois de Marie, le Pensez-y bien, les Histoires édifiantes ajournent les romans et les pièces de théâtre.

En quatrième, le voile officieux que la religion avait jeté sur les yeux est soulevé peu à peu: l’oreille s’habitue aux propos obscènes, la pensée s’enhardit au désir. Ceux qui ne suivent pas ce progrès sont qualifiés d’innocents, et il n’est pas de mauvaise plaisanterie qu’on épargne à leur naïve simplicité. C’est l’âge des amours pour de jolies cousines, ou pour les femmes de trente ans; amours bucoliques, s’il en fut, semés de soupirs et d’extases. La poésie vient prêter ses ailes à ces inspirations platoniques. Les satires contre les pions, écrites avec les secours de toutes les divinités mythologiques, font place à des strophes mystiques, à des stances élégiatiques:

Oh! c’est toi, toi sylphe, ange avec un nom de femme,
(Que sur mon chemin comme un joyau j’ai trouvé),
Étoile dans ma nuit! que reflète mon âme.....
Oh! c’est toi que j’avais rêvé!...

Vers que l’on cache aussi bien aux camarades qu’aux maîtres, car la littérature latine a seule droit de cité au collége.

En troisième, ces passions douces tournent au brutal. Pigault-Lebrun et Paul de Kock sont feuilletés avec transport, les passages équivoques sont disséqués jusqu’à l’os, les réticences sont complétées avec une prodigieuse fécondité d’imagination. Quelques tentatives sont faites pour fumer des feuilles de tabac roulées dans le papier-chandelle distribué au collége, et je ne dirai pas où on le fume pour absorber l’odeur par un système homéopatique (similia similibus). Précaution inutile du reste! car de funestes résultats décèlent infailliblement le coupable.

Le seconde est petit-maître, il se fait friser le dimanche quand il sort et met des gants. Faublas et Casanova courent sous son chevet; ces lectures dangereuses troublent son imagination et brûlent ses sens, aussi il en est dont on peut dire comme de Jehan de Frollo: «Ses débordements, horreur dans un enfant de seize ans! allaient souventes fois jusqu’à la rue de Glatigny.» Une dame galante, quand les doguins ou les perruches ne sont pas à la mode, se charge quelquefois de son éducation, ou bien quelque grisette découplée à qui il promet sérieusement mariage pour sa majorité. C’est alors qu’on voit éclore des satires mordantes sur la fragilité des femmes. C’est aussi à cette époque qu’indigné de voir la France indigente de poème épique, l’écolier se met résolument à l’œuvre pour en doter la nation.

La rhétorique est divisée en deux sections: les vétérans et les nouveaux. Les vétérans sont sordides et négligés comme des savants; ce sont des élèves consciencieux, mais routiniers; pauvres diables confinés dans les colléges; à qui le monde n’a pas envoyé ses rayonnements; qui ont pour maîtresse Didon et Lavinie, lisent La Harpe et les modèles de littérature, écrivent sur leur bannière: Racine, et rompent des lances contre Victor Hugo. Entre eux et les nouveaux il y a schisme. Ceux-ci poursuivent de leurs huées le pédantisme de ces embryons de savants et leur zèle courtisan. Le nouveau a des principes de moustache, des gants blancs, des éperons, un cigare qu’il jette sur le seuil du collége. An lieu de lire Horace et Virgile et de s’occuper de discours latins, il se forme le style dans la lecture des romans, et apprend l’éloquence dans les journaux qui rapportent les séances de la chambre. Les moins hardis font des vaudevilles.

Le philosophe ne s’avoue membre du collége qu’en rougissant; il s’y rend en amateur, et change les classes en promenades par un beau jour de printemps ou d’automne. Il a deux routes à suivre: ou bien, fils de famille, dandy, il siége aux stalles de l’Opéra et chevauche au bois de Boulogne: ou bien il prélude à la vie d’étudiant en copiant ses allures négligées, sa pipe chargée de caporal, et ses assiduités à la Chaumière. Il est libre et flâneur émérite, mais l’examen jette de l’ombre sur ses joies: son admission au baccalauréat clôt son existence d’écolier et notre sujet, et nous ne le prolongerons pas jusqu’à la biographie de l’étudiant, car ce serait de la témérité après le portrait minutieux qu’une plume exercée a peint, comme chacun sait, avec un rare bonheur et une merveilleuse fidélité dans les pages de ce recueil.

Voilà quelles sont les différentes physionomies de l’enfant et du jeune homme dans nos écoles et nos lycées, mélange de vices et de qualités, et comme la statue du Scythe Babouc, formé de pierres précieuses et d’argile. Nous l’avons dépeint d’après des souvenirs récents, et si la critique vient mettre en pièces le moule de notre pensée, en accuser les formes irrégulières et nous crier:

Tu chantes faux à rendre envieuse une orfraie,

nous lui répondrons comme le Gracieux à Laffemas:

Maître, le chant est faux, mais la chanson est vraie.

Henri Rolland.


LE COCHER DE COUCOU
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LE COCHER DE COUCOU.

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De tous les véhicules de l’Époque-Rococo, il ne reste que le cocher de Paris et la vinaigrette de Lille: le coucou, humble boîte à compartiments que traîne un cheval poussif, la vinaigrette qui tient le juste-milieu entre la chaise à porteur et la brouette.

C’est la vieillesse qui a conservé la vinaigrette, c’est la jeunesse qui fait vivre le coucou! C’est une si charmante voiture! On y est si bien pressé, si bien serré, si bien étouffé! Elle rappelle si bien l’époque où les Desgrieux des gardes françaises et de la basoche allaient manger une matelotte à la Râpée avec les Manon Lescaut des piliers des halles! Comme tout ce bon attirail de cheval et de voiture unis ensemble respire le parfum de la galanterie joyeuse, vive et folle du bon temps, du temps où les grisettes portaient les jupes courtes, faisaient gaiement claquer leurs galoches sur le pavé, se décolletaient comme des marquises et se moquaient de tout avec Madelon Friquet! Oh, la charmante voiture! comme le coude touche le coude, comme le genou presse le genou, comme la taille des jeunes filles est abandonnée sans défense aux entreprises des audacieux!

Nos pères étaient plus mauvais sujets que nous, le coucou est là pour le prouver. Nous avons beau nous moquer de leurs culottes courtes et de leurs perruques, ils étaient plus avancés que leurs fils dans la science des folles joies. Ils connaissaient tous les raffinements, toutes les délicatesses, toutes les petites choses de la passion. Certes il ne leur serait jamais venu en tête d’inventer l’omnibus des environs de Paris, où huit imbéciles assis de chaque côté se regardent curieusement, où chaque couple est sous la surveillance immédiate de quatorze argus qui épient tout ses mouvements. Jamais ils n’auraient même eu l’idée, pour aller à Saint-Cloud ou au moulin de Javelle, de prendre un fiacre à six et de mettre ainsi les ébats de l’amour en contact avec les regards jaloux ou méchants des cousins, des oncles, des tuteurs... Non... Mais ils ont inventé le coucou! honneur à eux!

Vous êtes-vous jamais, par un beau soleil de juillet, promené le dimanche matin du côté de la place de la Bastille? Avez-vous vu le départ du coucou pour Saint-Mandé, pour Fontenay-sous-Bois, pour Nogent, pour Neuilly-sur-Marne, pour Noisy-le-Sec, tous ces délicieux petits villages jetés sur la lisière d’un grand bois, ou sur les bords de la plus jolie rivière du monde? Avez-vous vu arriver par essaims les grisettes du quartier Saint-Denis et les étudiants du quartier latin?... Eh bien! vous avez dû le remarquer: les couples les plus gais, les plus amoureux, les plus beaux, les plus jeunes n’hésitent pas un seul instant. Ils ne s’arrêtent pas devant le cabriolet solitaire, ils ne débattent pas de prix avec le triste carrosse numéroté, asile ordinaire des familles bourgeoises chargées de provisions diverses pour le dîner sur l’herbe. Ils ne s’emprisonnent pas dans les lourdes diligences de l’entreprise Touchard, où l’on se trouve entre un voyageur pour l’article vins, et un lieutenant d’infanterie de la garnison de Corbeil, tout comme si on allait faire une excursion de cent lieues. Une diligence au long cours comme au cabotage serait incomplète, si elle ne recélait pas dans ses flancs un lieutenant d’infanterie et un voyageur pour l’article vins.

Ils s’élancent tout d’abord, nos couples les plus gais, les plus amoureux, les plus beaux, les plus jeunes, ils s’élancent dans les coucous! Appelez cela de l’intelligence, appelez cela du caprice, appelez cela de la reconnaissance: peu m’importe... Il n’en est pas moins vrai que, tandis que les autres voitures n’ouvrent leurs portières qu’à toutes les infirmités morales et physiques de la race parisienne, les coucous sont aussitôt chargés d’une verte et rayonnante jeunesse.

Et fouette cocher!

Si le coucou est une institution, le cocher de coucou est un type. L’institution s’en va, hélas! tous les jours; le type s’efface! Hâtons-nous de lui donner place dans notre galerie.

Jacques, notre cocher de coucou, n’est plus jeune. Il a pris les guides des mains de son père vers l’année 1790. Son coucou est un coucou héréditaire; plus heureux que maint fils de roi, plus heureux par exemple que ce pauvre enfant royal, dont nous avons vu tant de mauvaises contrefaçons dans ces derniers temps, Jacques a pu tranquillement s’asseoir après son père sur le trône, je me trompe, sur le siége de ses aïeux. Il regarde son coucou comme son patrimoine, comme son berceau: il a pour lui le respect qu’avait autrefois le jeune noble pour le vieux manoir féodal, archives de pierres de sa famille; il a pour lui l’amour du propriétaire parisien pour sa maison, de l’usurier pour son gros sac de louis neufs, de l’enfant pour son premier jouet. Il n’est heureux que lorsqu’il roule dans sa voiture, le fouet en main et la tête haute, entre deux belles allées de peupliers, sur une route plate et unie, loin de la grande ville, de son fracas, de ses inspecteurs, de ses calèches bourgeoises et de ses cochers anglais à perruque de laine.

Jacques n’a rien de la passion ordinaire des cochers pour leurs chevaux. Il ne voit, il n’aime que son coucou. Ses chevaux ne lui semblent bons et utiles que parce qu’ils sont attelés à son coucou; il les traite comme un roi constitutionnel traite ses ministres. Lorsqu’ils sont fourbus et éreintés, il les met à la retraite. Il veut que son coucou soit bien traîné. Un roi constitutionnel a quelquefois le tort de laisser trop longtemps attachés au char de l’État des coursiers qui ne peuvent plus marcher droit, malgré les fréquents et sonores encouragements que leur applique le fouet de l’opinion. Jacques ne commet jamais cette faute. Pour que son char roule gentiment, il n’hésite pas à changer souvent de ministres.

Le cocher de coucou a vu les dernières fêtes de l’ancien régime, les cérémonies patriotiques de la révolution, les orgies du Directoire, les victoires de l’Empire, les processions de la Restauration et le triomphe populaire de juillet. Sa chevelure tire sur le blanc de neige, mais sa mine est toujours fraîche et réjouie. Et quand, par une belle journée, il a son chapeau sur le coin de l’oreille et une rose à sa boutonnière, il est encore digne de mener aux lilas la plus jolie paire d’amoureux qu’on ait vue depuis Héloïse et Abeilard, ou, si vous aimez mieux, depuis Héro et Léandre.

Son costume porte le cachet de toutes les époques qu’il a traversées; 1790 lui a légué le tricorne et la queue; de l’Empire il a conservé le pantalon charivari qui flattait infiniment les vieux grognards de la garde impériale; 1818 a chargé ses épaules d’un carrik café au lait. Ainsi affublé, notre homme est un monument historique qui mériterait de prendre place dans un musée.

Jacques est un véritable Automédon des anciens jours. Il regrette le temps où c’était la voiture qui faisait la loi au voyageur et non pas le voyageur à la voiture. Tout lui semble perdu depuis que l’on a établi des départs à heure fixe, depuis que le conducteur et le postillon ne sont plus, entre les mains du commis de bureau, que des machines réglées comme des montres de Bréguet. Quelle belle époque que celle où un voiturier ne partait qu’à sa guise, lorsque sa cargaison était complète, lorsqu’il avait bien digéré, lorsqu’il avait suffisamment embrassé sa femme et ses enfants, lorsqu’il avait le cœur content, lorsqu’il voyait le ciel pur et sans nuages, lorsqu’il daignait dire au voyageur comme le capitaine du brick marchand au passager: «Allons, le vent est favorable!»—Aux yeux de Jacques, le coche était le beau idéal de l’art des transports... le coche, qui marchait deux heures dans la soirée pour éviter la grande chaleur du jour, qui s’arrêtait complaisamment aux fêtes de village et aux réjouissances religieuses des cités, et qui, sur la demande d’une nourrice inquiète, attendait pour se remettre en route que l’enfant eût achevé de faire sa première dent. Quelle différence avec le régime des malles-postes, qui partent et arrivent à une minute près, et ne donnent pas aux Ulysses contemporains le temps de demander un bouillon par la portière.—Jacques n’a pas voulu se soumettre au joug du départ à heure fixe. Il a conservé toute son indépendance, et c’est en lettres d’une couleur fort vive et d’une taille démesurée qu’il a fait écrire sur son coucou ces mots si fiers: «Voiture a volonté;» ce qui ne veut pas dire que la voiture soit à la volonté des voyageurs... au contraire... mais bien que les voyageurs et la voiture sont à la volonté du cocher... Voilà en quoi la devise de Jacques rappelle le beau serment des Arragonais: «Sinon, non.» Jacques est si jaloux de son libre arbitre, il craint si fort de ressembler à ceux qu’il appelle les esclaves de l’heure fixe, qu’il ne néglige aucune occasion de bien constater son indépendance. Par exemple, lorsqu’un bourgeois le fait demander pour neuf heures du matin, il a soin de n’arriver qu’à dix, et encore, en se présentant devant la pratique, ne manque-t-il pas de jeter sur elle un regard de défi. Autre exemple: lorsque les voyageurs ont pris place dans sa machine roulante, il les fait fort longtemps attendre sous un prétexte ou sous un autre, avant de donner le signal du départ, et cela pour prouver d’une manière victorieuse que son coucou n’est pas une diligence. Dernier exemple: si pendant la route quelqu’un de la compagnie l’engage à prendre un sentier qui tourne à gauche, il s’empresse de lancer son cheval au grand galop dans le sentier qui tourne à droite.—C’est à l’aide de ces protestations continuelles contre l’état de choses actuel, que Jacques parvient à satisfaire sa rancune et à soutenir son courage.

Le cocher de coucou est le meilleur guide que l’on puisse choisir pour parcourir les environs de Paris. Ce n’est point un savant, ce n’est point un ami des arts et de la belle nature, il ne vous indiquera pas les magnifiques points de vue, les ruines historiques, les monuments célèbres; mais il vous conduira chez les restaurateurs en renom, il vous enseignera les cuisines les mieux famées et les retraites les plus mystérieuses.—C’est bien quelque chose.—Lorsqu’on sort des barrières de la grand’ville, ce n’est guère pour faire de l’archéologie. Où trouverait-on matière pour de telles études? La bande noire y a mis bon ordre. Excepté Saint-Denis et ses tombeaux regrattés, Versailles et son palais, vous ne verrez plus autour de Paris que des gargottes dans lesquelles on vend du vin à tout prix, des canards aux navets et d’excellent lapin sauté. Que faut-il de plus au bourgeois qui veut se distraire et qui d’ailleurs n’a jamais lu l’histoire que dans M. Le Ragois? Quant aux points de vue, vous savez si on les a gâtés à plaisir depuis quelques années. Partout les arbres et les buissons touffus font place à de petites maisons blanches qui portent écriteau tous les six mois, qui ont cave, grenier, cinq pièces et jardin d’un quart d’arpent, et dans lesquelles le boutiquier du quartier des Bourdonnais et du Palais-Royal vient oublier le dimanche ses additions et ses soustractions de toute la semaine. Pour trouver la véritable campagne, il faut aller maintenant à trente lieues de Paris. Aussi Jacques, qui reste toujours dans un rayon plus modeste, a-t-il bien raison de n’être ni un savant, ni un ami de la belle nature, et de se contenter du rôle d’intelligent auxiliaire des gastronomes en voyage. Lorsqu’il entend quelque bon rentier du Marais dire à sa femme au moment du départ: «Allons, bobonne, nous allons prendre le grand air et respirer sous l’ombrage», il ne peut s’empêcher de sourire, lui qui sait qu’aux environs de Paris il n’y a pas grand air, et qu’on y trouve encore moins d’ombrage que dans la ville, où du moins les grands murs et les hauts édifices vous protègent quelquefois contre les ardeurs du soleil.

Si notre Jacques rend des services réels à tous les Vatels de la banlieue, ceux-ci ne sont pas ingrats. Il y a toujours pour lui une place au feu et à la table: à lui les meilleurs morceaux, à lui les sourires et les compliments. Dès que la maîtresse de la maison voit se dessiner dans le lointain, au milieu de la poussière de la route, le cheval étique et le coucou séculaire, vite on ajoute un couvert, et si le père Jacques, comme on l’appelle, ne veut pas s’arrêter et descendre de son siége, la servante de la maison lui apporte sur une assiette bien blanche un verre de petit vin du crû. Tout en buvant, Jacques, qui a toujours été gaillard, jette un regard en coulisse à la Maritorne, puis il lui prend le menton, et lui souhaite en guise de remerciement un bon mari pour l’année prochaine.

Quelquefois il ne montre pas tant d’égards pour ses voyageurs: il n’a pas encore déjeuné, il est travaillé par le plus robuste des appétits; il met pied à terre, et accepte l’invitation qu’on lui fait de manger un morceau sur le pouce. Mais il n’est encore qu’à Sèvres, et sa destination est pour Versailles. Que lui importe? Sa conduite dans cette circonstance ne rentre-t-elle pas dans le grand système d’indépendance absolue qu’il a adopté vis-à-vis du public? Les voyageurs ont beau tempêter et maugréer, il met de temps en temps le nez à la fenêtre, les regarde d’un air narquois, et continue à déguster la portion de succulent ragoût aux pommes de terre que l’on a placée devant lui.

«Mais, cocher, dit une petite dame aux yeux brillants, cocher, partons donc... Mon cousin m’attend à onze heures dans le parc, et voilà qu’il est bientôt onze heures et quart.

—Cocher, mon cher cocher, reprend un vieux monsieur qui a des ailes de pigeon et dont la boutonnière est ornée d’une décoration de Saint-Louis, mettez-vous donc en route... Mon ami le chevalier de Vorbel m’attend pour déjeuner, et en qualité d’ancien marin il est d’une exactitude désespérante.»

Rien ne peut émouvoir le père Jacques: il continue d’un air impassible à faire honneur au festin. Mais, s’il est sourd, il n’est pas muet; il jette une gaudriole au milieu des verres, et désopile la rate de ses excellents hôtes.

«Ah! c’est vraiment insupportable, s’écrie tout-à-coup une espèce de Prud’homme qui sue à grosses gouttes au fond de la voiture, où il est pressé entre une dame de la halle et un carabinier superbe... c’est insupportable, cocher, je me plaindrai à votre inspecteur.»

Jacques rit beaucoup de cette saillie, lui qui ne connaît ni lois ni maître, et qui a l’habitude de se servir d’inspecteur à lui-même.

Enfin un jeune homme, qui paraît plus pressé que les autres, se jette à bas du coucou et se met à courir du côté de Versailles à toutes jambes et à travers champs. C’est un amoureux. Cette fugue jette peu de souci dans l’âme du père Jacques. Ses places sont payées d’avance. Et puis le jeune homme était un lapin, c’est-à-dire qu’il avait une place sur le devant, à côté du cocher. Son absence mettra le père Jacques plus à l’aise, ou du moins lui permettra de prendre à la sortie de Sèvres un nouveau lapin de douze sous pour Versailles.

Enfin il a humé le café, le pousse-café; il a cajolé la maîtresse et la servante, il a caressé le chien de la maison, il a vidé sa pipe et l’a remise dans son étui... il se décide à reprendre le fouet et les rênes. Les imprécations et les injures pleuvent sur sa tête: son sang-froid ne l’abandonne pas un seul instant: il fredonne l’air de la colonne, fait la conversation avec Cocotte ou crie d’une voix de Stentor: «Un lapin pour Versailles! un lapin pour Versailles!» Il a trouvé son lapin: il s’arrête encore quelques minutes, et ne se remet en route qu’après avoir bu la goutte avec la nouvelle pratique que le ciel lui envoie.

A midi, il fait son entrée triomphale dans Versailles, et en débarquant ses voyageurs sur la place d’Armes, il ne craint pas de leur dire: «Partis de Paris à huit heures et trois quarts... N’est-ce pas, mes petits amours, que c’est bien marcher!»

Jacques ne redoute pas les rancunes et les colères du public; il y a trop longtemps qu’il roule sur le pavé des routes royales et sur le caillou des chemins de traverse pour ne pas savoir que, par un beau temps, cent mille Parisiens s’élanceront toujours hors de la ville et se disputeront aux barrières tous les véhicules en disponibilité. Il a confiance dans le soleil et dans la pluie.

Quoique menant la vie nomade de l’Arabe, Jacques ne s’est point soustrait aux obligations que la société impose. Il a une femme et des enfants; mais il se livre peu aux épanchements de famille. C’est à peine si deux ou trois fois par semaine il vient reposer sa tête sous le toit conjugal. Il ne respire pas à son aise dans l’enceinte qu’embrasse la vaste ceinture des boulevards extérieurs. Souvent, plutôt que de rentrer en ville, il s’arrête à mi-chemin, et après avoir dételé Cocotte, il passe la nuit sur les coussins assez peu moelleux de sa voiture. Il est bien rare que le lendemain matin il ne trouve pas quelque couple attardé qui lui paie au poids de l’or toutes ses places. Le couple se blottit sur la dernière banquette, Jacques fait semblant de dormir, et Cocotte, fière de la confiance de son maître, ne s’arrête qu’au milieu de Paris, après avoir évité tous les accidents, tous les chocs, toutes les mauvaises rencontres.

Vous ne sauriez trouver pour la banlieue de Paris un guide administratif plus complet et plus détaillé que notre brave père Jacques. Il connaît les noms de tous les maires, de tous les adjoints, de tous les gardes-champêtres, des quatre-vingt-quatre communes. Grâce à lui, vous saurez que Fontenay-sous-Bois est gouverné par un boulanger, Fontenay-aux-Bois par un laboureur, Saint-Maur par un rentier. Il vous racontera, jour par jour, heure par heure, les faits et gestes de M. le sous-préfet de Sceaux et de M. le sous-préfet de Saint-Denis. Il vous dira tous les cancans de localité, toutes les histoires de veillée. C’est un impitoyable chroniqueur.

Père Jacques est aussi un excellent calendrier. Il sait la date et le programme de toutes les fêtes de villages qui peuvent attirer le Parisien.—Nogent-sur-Marne, 15 août, feu d’artifice, course de bagues, danses sous l’ormeau, un adjoint décoré de son écharpe tricolore, trois gendarmes, dont un brigadier en grande tenue, des grisettes et plusieurs commis-marchands.—Montmorency, 1er mai, feu d’artifice, courses de bagues, danses sous l’ormeau, un adjoint décoré de son écharpe tricolore, trois gendarmes, dont un brigadier, en grande tenue, des grisettes et plusieurs commis-marchands.—Charenton, 5 juillet, feu d’artifice, courses de bagues, danses sous l’ormeau, un adjoint décoré de son écharpe tricolore, trois gendarmes, dont un brigadier, en grande tenue, des grisettes et plusieurs commis-marchands.—S’il est vrai que les plaisirs valent quelque chose par la variété, on devrait considérablement s’ennuyer aux fêtes des environs de Paris. Et cependant on s’y amuse! car il est toujours divertissant de voir de grosses et fraîches paysannes se trémousser au son d’un orchestre criard, de voir monsieur le maire donner des accolades au jeune garçon qui est arrivé le plus vite au but, et madame la mairesse frapper trois coups dans sa main pour faire partir les six fusées et le maigre soleil du feu d’artifice champêtre! voilà qui sera éternellement gai.

Faut-il maintenant vous peindre le père Jacques comme parfait physionomiste? Un jeune dandy et une figurante de l’Opéra montent en riant dans son sapin; il les conduit au Ranelagh. Deux jeunes époux à l’œil tendre le prennent sur le boulevard Saint-Denis; il les mène tout droit à l’Ile-d’Amour! les vieux soldats au Gros-Caillou, les marchands de vin à Bercy, les modistes à l’île Saint-Denis, les poëtes râpés à Montmartre, les peintres barbus à Versailles, les actionnaires des sociétés en commandite à Charenton. Jamais il ne se trompe.

Le père Jacques est aussi un Mathieu Laënsberg de premier ordre. Il prophétise le beau temps, il sent l’orage un mois d’avance. Lorsque vous le voyez passant l’éponge sur la caisse de sa vieille voiture pour en raviver les couleurs, lorsqu’il tire de sa boîte le pinceau et le pot au noir pour donner une teinte plus coquette aux harnais de son cheval, soyez convaincu que le baromètre est pour longtemps au beau fixe. Mais lorsqu’il contemple d’un œil indifférent les nombreuses injures qui ont rejailli du ruisseau bourbeux sur la robe de son coucou bien-aimé, c’est que l’horizon est gros de nuages encore invisibles. Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas. Père Jacques est un véritable nautonnier sur terre ferme. Tenez... nous sommes au dimanche matin... le ciel est pur et le soleil fait des nids d’azur et d’or dans l’épais feuillage des arbres... Les Parisiens remplissent à l’envi les fiacres, les coucous, les tapissières, les cabriolets de toute forme... Cet empressement fait sourire le père Jacques, car il a ouvert ses larges narines et il a aspiré la pluie... Aussi tout en faisant monter les voyageurs dans sa machine, dit-il à voix basse à un camarade qui se trouve près de lui: «Hé donc... compère Landry... en voilà joliment des canards pour ce soir!»

On a beaucoup vanté le sang-froid du conducteur de diligence au milieu des périls de la route; on a célébré son courage en prose quasi-poétique; on a fait passer sa présence d’esprit en proverbe: voilà bien les hommes! Toujours les flatteries ont été pour les grands, et l’on n’a jamais couronné que les têtes élevées. Du sang-froid! mais si le cocher de coucou n’en avait pas dans les artères et dans les veines, est-ce qu’il pourrait consacrer sa vie à faire tous les jours le même voyage dans un espace de temps chaque fois plus long, et cela malgré les bruyantes réclamations dont il est continuellement assailli?—Du courage! Ne s’est-il pas battu cent fois avec le militaire aviné, avec l’ouvrier tapageur qui, pour avoir trop bu, lui refusaient insolemment le pour-boire auquel il croyait avoir droit.—De la présence d’esprit! Mais il ne se passe pas un seul jour de printemps, de cette époque irrésistible des parties d’amour et de campagne, que Jacques ne prévienne par un cahot prémédité deux jeunes amants qui vont se presser la main au moment où le papa tourne la tête de leur côté. Après cela le cocher de coucou n’a pas de vanité! Exaltez à ses dépens d’autres héros plus heureux ou plus haut placés que lui; seulement payez votre place quelques sous de plus, et il vous tiendra quitte de vos éloges.

Jacques est bon homme et son cœur est sans fiel. Cependant il a une antipathie qu’il ne sait pas dissimuler. Il déteste les commis de l’octroi, qu’il appelle des gabelous et des rats de cave. La vue de leur uniforme vert le fait toujours tressaillir. On dirait que dans son idée la visite qu’il est obligé de subir de leur part souille sa chère voiture, et pendant tout le temps qu’elle dure, il marmotte entre ses dents mille imprécations cabalistiques, comme s’il exorcisait le diable. Mais il ne se risque plus à l’exorciser trop haut, depuis que, certain jour, un employé de mauvaise humeur lui a déclaré procès-verbal en injures, et lui a fait dépenser pour amende tout son gain d’une quinzaine. Aux yeux du père Jacques, le siége de la véritable tyrannie est dans l’administration des octrois de Paris; les oppresseurs du peuple, ce sont les commis. Et, sans respect pour la rime, il serait assez disposé à entonner une Parisienne qui se terminerait ainsi:

En avant! marchons
Contre leurs bureaux,
A travers, etc., etc.

Père Jacques est l’irréconciliable ennemi des chemins de fer. Le jour où l’on a inauguré celui de Versailles, il a mis un crêpe à son chapeau. C’est avec une tristesse bien sentie qu’il parle du tort que lui fait cette détestable invention. Vingt fois par jour il envoie James Watt et M. Pereyre à tous les diables. Depuis deux ans, il n’a pas vu Saint-Germain; il ne verra plus Versailles: il fuit devant la fumée des locomotives comme devant la peste, et il craint que l’œuvre du démon ne vienne étreindre de ses bras gigantesques les lieux mêmes qu’il a choisis aujourd’hui pour retraite. Quand il a lu dans un journal que l’on songeait à faire un chemin de fer de Paris à Saint-Maur, en passant par Vincennes, il a versé des larmes amères. Où le coucou se réfugiera-t-il, si on lui enlève la partie la plus riche de son empire, le diamant le plus beau de son écrin? Comment! il ne transporterait plus les couturières qui vont danser au bal du Corybante avec les sous-officiers d’artillerie; les amants qui vont rêver sous les frais ombrages au Fond de Beauté tout plein de doux souvenirs d’Agnès Sorel; les Anglais qui vont voir l’arbre de Papavoine; les bourgeois qui vont manger une friture sous le pont de Joinville, au beau milieu de cette jolie rivière de Marne, si folle et si rieuse? Que deviendrait donc alors le coucou? Il serait réduit à porter des légumes au marché, ou à prêter sa caisse pour qu’on en fît un wagon. Abomination! Je partage sincèrement les douleurs du coucou; le chemin de fer peut être utile au négociant qui est pressé de faire ses affaires, ou au porteur des dépêches du gouvernement. Mais, pour certains voyageurs, sa ligne droite vaudra-t-elle jamais les charmantes erreurs du coucou et de la diligence? J’en appelle à tous les poëtes, chevelus ou non chevelus!

Les années commencent à peser sur la tête du père Jacques. Sa main tremble et sa vue baisse. Bientôt il cédera son numéro à Jacquot, son aîné, qu’il a élevé dans les bons principes; et, quant à lui, il se réfugiera sur le sommet de la butte Montmartre, loin des chemins de fer, des voitures partant à heure fixe et des conducteurs d’omnibus. Fasse Dieu qu’il n’ait pas la douleur de survivre à la ruine totale des coucous!

L. Couailhac.


LE MAITRE DE PENSION
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LE MAITRE DE PENSION.

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La fille aînée des rois a subi bien des assauts, souffert bien des humiliations, dévoré bien des outrages, et pourtant, debout encore, l’Université gouverne toujours notre enfance, et préside aux destinées de l’avenir. C’est que, malgré tous ses défauts, le système universitaire a été sauvé par les défauts plus grands des systèmes qui ont prétendu lui faire concurrence. La vérité sur l’intérieur des colléges n’est pas très belle à voir; la vérité sur l’intérieur des pensions est effrayante. Le collége est le principe de plus d’un vice, la pension en est le développement.

Au reste, hâtons-nous de le dire, ce n’est pas sur les maîtres que doit retomber le blâme, mais sur les familles qui font les maîtres ce qu’ils sont.

Une pension est un asile ouvert à la faiblesse des parents qui redoutent pour leurs fils la discipline des colléges, à la faiblesse des enfants que les complaisances maternelles ont de bonne heure corrompus, à la faiblesse des intelligences rachitiques qui ont épuisé sans fruit toutes les formules universitaires. C’est l’hospice des infirmités intellectuelles et morales de toute une famille. Or ces infirmités sont incurables, et pour des plaies incurables un médecin est inutile. De pareils malades veulent un charlatan; le maître de pension doit l’être en dépit de sa conscience. On lui amène un enfant à redresser, et on plie l’enfant en sens contraire; on lui demande des conseils, et on lui impose une opinion; on exige de lui la vérité, et l’on s’offense de tout ce qui n’est pas mensonge. Pour le maître de pension, tromper, c’est vivre; ne pas tromper, c’est mourir. Dans ce cruel dilemme entre la vie et la mort, le choix est obligé; et c’est ainsi que les mêmes faiblesses qui ont rendu nécessaires les pensions rendent nécessaires les vices des pensions.

L’éducation est un fait social tellement sérieux, qu’on ne saurait assez déplorer de voir l’avenir des générations abandonné comme un jouet aux caprices d’une faible femme. La plupart des mères s’accoutument à considérer leurs enfants comme une propriété: c’est même celle dont elles se montrent le plus jalouses; car, pour gouverner cette propriété, il n’est pas besoin de la signature du mari. Aussi ne se font-elles pas faute, selon la définition romaine, d’user et d’abuser. Un enfant est un meuble qu’elles parent, qu’elles arrangent, qu’elles décorent pour s’admirer dans leurs œuvres; c’est tantôt une idole, tantôt un esclave: elles croient encore jouer à la poupée. On comprend qu’avec ces manies qu’elles appellent des principes, elles n’envoient pas leurs fils au collége; mais on comprend aussi quelle suite de dégoûts elles préparent au maître de pension. Que de restrictions elles lui imposent en lui confiant leur propriété! Que de précautions elles accumulent! Elles font leurs réserves; elles prennent leurs garanties: chacune de leurs conditions renferme une clause résolutoire; chacune de leurs recommandations est un sine quâ non; enfin, elles tracent autour du maître un cercle d’entraves tellement resserré, que dès le premier jour son autorité se trouve compromise et son influence perdue.

Il y a bien des hommes qui sont femmes sous ce rapport. «Je suis le meilleur juge, s’écrie-t-on, de l’éducation qui convient à mon fils.» Eh! c’est là précisément ce que je vous conteste. Vous n’avez rien de ce qui convient à un juge. Un juge doit être impartial, et vous êtes passionné; un juge doit être fort, et vous êtes faible; un juge doit être clairvoyant, et vous êtes aveugle. Adorez vos enfants, puisque telle est votre fantaisie; vouez-leur un culte fanatique, encensez-vous dans votre image; mais n’entrez pas dans le temple de l’éducation, vous n’y commettriez que des sacriléges, vous n’y proféreriez que des blasphèmes.

Quelques naïfs provinciaux, quelques bourgeois de la rue Saint-Denis choisissent aussi la pension par des motifs d’économie. Ils s’imaginent, les bonnes gens, qu’ils n’auront à payer que le prix brut de la pension. Mais il y a dans ces budgets de famille, ainsi que dans les budgets de l’État, le chapitre des dépenses extraordinaires, supplémentaires et complémentaires; et la pension à bon marché rentre dans la classe des mêmes illusions que le gouvernement à bon marché.

Il y a dans la vie du maître de pension un moment bien doux: c’est lorsqu’il voit entrer dans son salon un étranger conduisant par la main un petit garçon de dix à douze ans. Et pourtant, avant de posséder ce nouveau commensal, avant d’ajouter une tête à son troupeau, combien de sots commentaires et d’impertinentes dissertations il est contraint de subir! Aujourd’hui que la grande voix de la réforme s’attaque à tous les anachronismes de nos vieilles institutions, il n’est certes pas étonnant que l’esprit novateur veuille s’introduire dans l’éducation, c’est même par là que toute bonne réforme doit commencer. Mais ce qu’il y a d’étrange, c’est que très souvent des partisans acharnés du statu quo politique se donnent des airs de rénovateurs dans les détails de la vie domestique. Le défenseur immobile du juste-milieu dans la grande famille sociale se fait révolutionnaire dans sa petite famille, d’autant plus opiniâtre dans ses réformes qu’il y a apporte moins de logique.

Ces réformateurs sans principes sont pour le maître de pension les clients les plus désespérants. On les rencontre surtout parmi les médecins et les avocats; leur rhétorique fougueuse attaque sans pitié les plus graves questions. «Monsieur, s’écrie l’un d’eux, l’éducation universitaire est un contre-sens dans notre siècle. A quoi servent, je vous le demande, le grec et le latin, triste héritage des jésuites? Les sciences naturelles, Monsieur, les sciences naturelles doivent former la base de toute bonne éducation.» Cette apostrophe est suivie d’une longue harangue physiologique, que l’instituteur se garde bien d’interrompre; car une des vertus de sa profession est de ne jamais avoir d’esprit mal à propos. Le père continue: «Surtout, Monsieur, point de bigoterie, point de ces préceptes étroits qui obscurcissent l’esprit d’un enfant. D’abord, je n’entends pas que mon fils aille à confesse: ce n’est pas la peine qu’il revienne sur ses sottises, et je m’en rapporte à vous pour lui infliger des pénitences.»

A peine débarrassé de cet esprit fort, le maître de pension reçoit la visite d’une pieuse mère, qui vient s’adresser à lui parce que les colléges lui paraissent des antres d’irréligion; elle espère rencontrer dans une institution particulière les saintes traditions qui s’effacent, et quelques rayons de la foi exilée des établissements royaux. Voilà donc le maître de pension obligé d’afficher autant de dévotion qu’il avait tout à l’heure montré d’indifférence. Il trouve des paroles onctueuses, cite à propos quelque texte de l’Évangile, déplore la corruption du siècle, et gagne un pensionnaire de plus.

Ainsi se passe sa vie, tiraillée en sens contraires, heurtée par les idées les plus opposées, et les acceptant toutes, pour n’en faire triompher aucune. Tous les préjugés s’adressent à lui, et il les caresse; toutes les vanités lui imposent leurs lois, et il s’humilie devant elles; toutes les faiblesses l’invoquent, et il leur promet son appui: ne l’accusez point d’hypocrisie: c’est la condition de son existence, c’est la loi de son être; c’est le chemin de sa vie, dont il ne peut s’écarter sans tomber dans un précipice. Que parlez-vous de vérité? Pour lui, la vérité serait un suicide.

Plus il compte d’élèves, plus il a de transactions à subir, de caprices à ménager, de passions à caresser. Son abnégation morale doit être en raison directe de sa recette, sa recette en raison inverse de sa probité.

On comprend aisément qu’au milieu de toutes les exigences qui l’oppriment, il ne peut y avoir dans les études ni ordre ni unité. Comme la pension a été préférée pour ne pas subir les lois du collége, chacun apporte à la pension sa loi particulière. Il y a des élèves qui sortent tous les quinze jours, d’autres toutes les semaines; l’un sort le samedi soir, l’autre le dimanche matin, l’un avant la messe, l’autre après la messe. L’un apprend le grec et le latin, l’autre le latin sans le grec; l’un n’étudie que les langues vivantes, l’autre que les sciences naturelles; l’un suit la méthode Jacotot, l’autre la méthode Robertson, un troisième ne suit aucune méthode; c’est son père qui l’entend ainsi. L’anarchie est imposée au maître, et le maître accepte l’anarchie et s’en désole; et les élèves acceptent l’anarchie et s’en amusent. Anarchie dans les études, anarchie dans la discipline, anarchie dans les mœurs. Ceux qui veulent lutter contre ces nécessités entrent dans une voie terrible de fatigues et de combats. Beaucoup y succombent: quelques-uns, et ce sont de rares exceptions, en triomphent; le plus grand nombre accepte le joug, et s’en trouve bien. Mais nul n’a mieux profité de son inaltérable dévouement aux pères de famille, que l’honnête M. Moisson.

M. Moisson est un homme de cinquante ans, gros et rabougri, vif et sémillant malgré sa rotondité, remuant et loquace malgré ses prétentions à la dignité. Ses petits yeux brillants roulent sans cesse dans leur orbite, comme s’il était toujours en présence d’une bande d’écoliers indisciplinés. On voit qu’il est accoutumé à multiplier ses regards. Dans toute son allure, il y a un mélange de hauteur et de servilité, d’humilité et d’orgueil, qui témoigne que sa vie est un composé de ces deux éléments. Mais ils sont distribués à doses si égales, qu’on ne saurait dire si c’est en obéissant qu’il apprit à commander, ou en commandant qu’il apprit à obéir.

A côté de lui fleurit, dans toute la béatitude d’une union bien assortie, madame Moisson, gardienne jalouse des clefs de la cave, dragon vigilant qui protège les farineux classiques contre les déprédations des domestiques et des écoliers. C’est elle qui manipule l’abondance, distribue les rations de pain, et découpe les viandes en surfaces égales, mais non sans se rappeler la définition géométrique de la surface: «C’est ce qui a longueur sans épaisseur.»

Madame Moisson paraît rarement au salon: c’est le garde-manger qui est son temple, la cuisine son sanctuaire. C’est là qu’elle reçoit les hommages des mères prévoyantes qui veulent étudier l’hygiène culinaire de la pension. Elle leur montre avec orgueil le bouillon surchargé de caramel, et se vante de n’y pas mettre d’oignon brûlé. Elle surveille avec une inquiète sévérité tous les mouvements des domestiques, leur dispute un moment de loisir, met la main à tout, tire profit de tout, et se glorifie, non sans raison, d’être la clef de voûte de l’établissement. Pour qu’un maître de pension réussisse, il faut qu’il se pourvoie d’une femme qui ne craigne ni l’odeur du charbon ni les taches de graisse. Celui qui préfère les qualités aimables d’une compagne aux rustiques habitudes d’une servante ne fera jamais fortune; il n’aura même jamais la croix.

Madame Moisson se réserve aussi la direction de la lingerie. Son orgueil de ménagère se complaît à étaler, dans leurs compartiments de sapin, les trousseaux numérotés. Pour lui rendre justice, la blancheur du linge n’a rien d’équivoque, et les reprises ne sont pas trop apparentes. Mais nous sommes obligés de convenir que dans chaque trousseau il manque régulièrement deux ou trois serviettes. Comme les parents ne peuvent constater le déficit qu’à la sortie de l’élève, il est facile de le mettre sur le compte de l’étourderie naturelle au jeune âge, ou bien de l’imputer aux ravages du temps, plus destructeur encore qu’un écolier.

Il entre ainsi dans la discipline de la maison de prélever officiellement sur chaque trousseau, lors du départ d’un élève, une paire de draps pour le service de l’infirmerie. Or cette infirmerie est toute nominale; car dans le cas de maladie grave, la maman reprend toujours son enfant chez elle, et pour les indispositions légères, l’écolier reste toujours à la lingerie, où on l’abreuve d’une tisane de bourrache et de chiendent, qui lui fait bien vite regretter le réfectoire.

Il n’y a pas de réclamation à élever contre cette contribution indirecte qui pèse sur les draps; c’est une condition énoncée dans le prospectus, et les prospectus sont comme les lois: tout le monde est censé les connaître.

Quoi qu’il en soit, cet article est d’un très beau rapport pour madame Moisson. Fille de fermier, elle a conservé pour les amas de linge le goût fanatique des paysannes; aussi en a-t-elle pour le service de plusieurs générations: c’est un genre d’avarice rustique et primitif. Au lieu de cassette, on a une armoire. Cette passion pour le tissu de lin donne à madame Moisson un stoïcisme superbe, lorsqu’on vient lui annoncer le départ imprévu d’un élève. Aux regrets de son mari, elle oppose cette puissante consolation: «Mon ami, c’est une paire de draps de plus.»

Le prospectus de M. Moisson contient quelques phrases ampoulées sur la nourriture du corps et de l’esprit. Mais dans sa maison le corps est mal nourri, l’esprit plus mal encore; et cependant ses classes sont pleines, ses dortoirs encombrés: c’est qu’il a fait une longue étude des caprices et des fantaisies maternels, qu’il exploite avec une rare habileté. Nul ne connaît avec plus de précision le degré de complaisance et de flatterie qu’il faut toujours témoigner à l’enfant qu’on amène; nul ne sait plus adroitement rendre compte de la conduite d’un élève dont un autre ne saurait que faire: s’il est étourdi, cela tient à sa vivacité; s’il est capricieux, cela tient à sa santé; s’il est paresseux, cela tient à sa croissance. M. Moisson couvre les fautes graves d’un voile complaisant, tonne avec sévérité contre les peccadilles, met en saillie les heureuses dispositions, fait sortir en relief les qualités qu’affectionne la mère; et celle-ci se retire fière d’avoir un tel fils, fière d’avoir pour lui un tel mentor.

Quant à l’instruction de ses élèves, c’est ce dont M. Moisson s’occupe le moins. Il a un moyen sûr d’obtenir les succès classiques, qui font de si nombreuses dupes dans les quatre-vingt-six départements. Consultant chaque année la liste des lauréats au concours général, il prend des renseignements sur la position sociale des parents: ceux dont la fortune est humble sont aussitôt visités par lui; il leur propose de recueillir leur fils gratuitement dans sa maison. «C’est une règle, dit-il, qu’il s’est faite, de pourvoir à l’éducation des enfants pauvres et méritants.» Il voile ainsi sa spéculation sous le désintéressement. Il est rare que cette offre soit rejetée; car les parents eux-mêmes, mentant à leur conscience, se persuadent qu’ils obéissent à l’impulsion généreuse du maître, tandis qu’à vrai dire ils font marchandise de leur enfant. C’est une nouvelle espèce de traite, où se vendent de jeunes âmes, où tout ce qu’il y a de pur dans l’intelligence est livré en échange d’une maigre pitance et de soins équivoques. Ainsi l’innocente gloire des concours académiques devient une chaîne pour le jeune triomphateur: on exploite ses succès, on escompte ses veilles; et, comme l’esclave romain, il livre à son maître tous les fruits matériels de ses travaux. Grâce à ce trafic bien dirigé, l’institution Moisson figure avec éclat dans les luttes universitaires. Aussi l’habile négociant ne manque jamais de parcourir tous les ans le marché, et de renouveler les provisions intellectuelles qui sont pour lui une double source de profits. Les enfants laborieux du pauvre travaillent à sa réputation; les enfants dissipés du riche assurent sa fortune.

Il est su de tout le monde que dans une pension la distribution des prix n’est qu’un partage à peu près égal de couronnes qui tombent sur tous les fronts. M. Moisson connaît trop bien son métier pour ne pas se conduire selon l’usage antique et solennel. Depuis le philosophe émérite jusqu’à l’enfant qui bégaie les premières lettres, tous sont appelés, tous sont élus. Cette flatterie est si grossière, ce mensonge si patent, qu’on s’étonne qu’ils puissent, sans éclairer les plus aveugles, se renouveler avec cette opiniâtreté périodique. Eh bien! l’on a tort de s’étonner, on a tort surtout d’en faire un crime au maître de pension. C’est encore là pour lui une nécessité fatale. Il n’y a pas de mère, que dis-je? il n’y a pas de père qui n’impute au maître le défaut de succès de son fils: il faut donc lui créer un succès. Il n’y a pas de père qui voie une faveur dans le triomphe de son fils: il pourra bien se plaindre de la multiplicité des prix, mais ceux qui tombent dans sa famille lui semblent tous honnêtement gagnés. C’est ainsi que les décorés du ruban rouge ne cessent de gémir sur la prostitution de la croix, jetée au hasard sur des gens sans mérite, et il ne leur vient jamais en pensée que le reproche puisse retomber sur eux-mêmes.

M. Moisson sait tout cela, et M. Moisson se garderait bien de perdre un élève par pur dévouement pour la vérité. Il n’aime pas les abstractions: cela ne rapporte rien; s’il n’aime pas les faiblesses, il les accepte et en profite: cela rapporte beaucoup.

Du reste, il s’efforce de mettre dans cette cérémonie une gravité consciencieuse, qui ajoute aux illusions maternelles. Il y apporte aussi une certaine pompe destinée à rehausser l’éclat des triomphes. Les couvrepieds rouges des lits se déroulent en tentures improvisées, dans le réfectoire débarrassé de ses tables. Des guirlandes de lierre retombent en festons sur les murs, dont la couleur douteuse et les taches mal effacées sont dissimulées à peine par des dessins des artistes les plus éminents de la pension et les pages d’écriture des plus habiles calligraphes. Un tapis antique recouvre des gradins échafaudés à la hâte, au haut desquels se dresse une longue table, surchargée de livres et de couronnes. Au centre, sont rangés trois fauteuils en velours d’Utrecht: l’un est destiné au mentor qui va distribuer les faveurs, les deux autres au curé de la paroisse et au maire de l’arrondissement. M. Moisson a pour principe d’être toujours dans de bons rapports avec les autorités spirituelle et temporelle.

C’est donc accompagné du représentant de l’église et du fonctionnaire municipal, appuyé sur l’autel et le trône, que M. Moisson fait son entrée. Son pas est grave, sa figure radieuse, son regard illuminé: on dirait qu’il y a dans cette tête un monde de pensées. Il monte lentement les gradins, offre d’un air modeste le fauteuil à ses deux augustes hôtes, et se pose d’un air méditatif, le jarret tendu, le ventre proéminent, la tête haute. Silence! il va parler. «Jeunes élèves! (ici, première pause solennelle, qui tient en émoi tout l’auditoire.) Il a donc enfin lui ce beau jour qui doit servir de terme et de récompense à vos travaux (deuxième pause solennelle). Qu’il m’est doux de proclamer ici les noms glorieux des jeunes lauréats que mes leçons ont appelés à la victoire! Triomphes touchants, luttes pacifiques, où les rivaux sont des frères, où vainqueurs et vaincus se confondent dans une mutuelle affection!» (troisième pause solennelle.) Nous ne pouvons suivre M. Moisson dans tous les développements de sa rhétorique. Mais si son discours n’est pas une œuvre littéraire d’un grand mérite, c’est du moins une œuvre industrielle très remarquable. Toutes les tendres allocutions qui doivent agir sur les fibres maternelles, toutes les pompeuses apostrophes qui doivent chatouiller les vanités paternelles, sont par lui tour à tour habilement employées. Sa voix se plie aux modulations les plus diverses, tantôt douce et chantante lorsqu’il célèbre les joies de sa famille, tantôt vibrant comme les éclats d’une trompette, lorsqu’il proclame la gloire des lauréats. Enfin, après avoir rapporté le fameux mot du maréchal de Villars, il termine par ces paroles, péroraison stéréotypée de toutes ses harangues officielles: «Accourez donc, jeunes athlètes, aimables champions de la science; venez recevoir le prix de vos généreux efforts. Il vous est permis sans doute de vous enorgueillir de vos précoces victoires; mais parmi les vainqueurs, nul n’aura de plus justes sujets d’orgueil que celui qui va les couronner.»

A ces mots un tonnerre d’applaudissements part de tous les coins de la salle; les mamans agitent leurs mouchoirs, et le bruit ne cesse que pour recommencer après chaque nom proclamé, jusqu’à ce que tous aient été proclamés, et tous applaudis. Alors M. Moisson se dérobe avec modestie aux empressements de toutes ces dupes volontaires, qui s’extasient sur les mérites d’une pension où tous les écoliers sont des écoliers d’élite.

Il y a dans les années de M. Moisson un autre jour d’éloquence et de somptuosité: c’est le jour de sa fête. Son patron est celui de la grande majorité de la classe moyenne, saint Jean, le saint le plus fêté, sans conteste, de tout le Paradis.

Quelques semaines avant le bienheureux anniversaire, le principal maître d’études, que l’on décore du titre d’inspecteur, fait écrire aux élèves une circulaire, qui commence toujours à peu près en ces termes:

«Ma chère maman,

«Comme nous voulons ménager une surprise à notre bon maître, etc.»

La lettre est écrite de préférence aux mères, parce qu’elles se laissent plus facilement toucher par ces amabilités de commande qui simulent la reconnaissance. Le père de son côté tient à honneur de ne pas donner moins qu’un autre; de sorte que la fausse sensibilité des femmes, combinée avec la vanité puérile des maris, élève rapidement la somme qui doit formuler la reconnaissance.

Comme c’est l’inspecteur qui est le confident de la surprise, c’est lui qui est le percepteur de la contribution; c’est lui aussi qui se charge de choisir le cadeau destiné à représenter les sentiments réunis des élèves. Mais, comme on le pense bien, il a soin de consulter M. Moisson. Or, M. Moisson a les goûts solides, et d’habitude il désigne quelque pièce d’argenterie, qui n’ôte que peu de chose à la valeur du capital monétaire. C’est ainsi que par une longue suite de surprises habilement combinées, l’industriel de l’enseignement s’est acquis, sans bourse délier, une riche vaisselle qui aurait fait envie à plus d’un grand seigneur, lorsqu’il y en avait. Mais en homme modeste, M. Moisson ne met au jour ces trésors que dans les cérémonies d’apparat, lorsqu’il convie à un dîner solennel le proviseur du collége et autres officiers universitaires, dont il a besoin pour appuyer ses succès.

Le jour de l’offrande venu, les écoliers, qui savent qu’on leur réserve aussi la surprise d’un congé, endossent dès le matin leurs vêtements du dimanche, et immédiatement après le déjeuner, rangés en bataille, l’inspecteur en tête, ils entrent au pas de charge dans le salon de leur directeur, qui, par un singulier hasard, s’y trouve en grande tenue. M. Moisson prend son air d’étonnement annuel et de bonhomie périodique. Enfin, quand toute la troupe est rangée en cercle, la pièce d’argenterie est déposée sur le guéridon, et le plus habile des rhétoriciens débite une pièce de vers latins à l’usage des bons maîtres. A mesure que se prolonge la harangue virgilienne, l’émotion du mentor redouble; sa poitrine se gonfle; il promène des yeux attendris sur les élèves et la vaisselle plate. «Mes amis, s’écrie-t-il après que l’orateur a fait silence, mes chers amis, mon cœur est trop plein pour que je puisse répondre dignement à cette attention délicate, si peu attendue et si peu méritée. Je regrette que vous ayez cru nécessaire de me témoigner votre affection par une aussi somptueuse offrande. Une fleur, une simple fleur m’eût suffi comme souvenir, si une fleur pouvait durer autant que mes sentiments pour vous.» Puis, en forme de péroraison, il les invite à venir dîner avec lui sur le gazon champêtre du bois de Boulogne.

Il ne faut pas croire pourtant que pour ce repas de corps M. Moisson ait recours aux dispendieux services d’un restaurateur: ce serait payer trop cher le cadeau du matin. Dès la veille, les gigots froids ont été préparés, la charcuterie a fourni ses nombreux saucissons, et quelques poulets étiques complètent le festin.

Bientôt on se met en route, chacun portant sa charge, qui les assiettes, qui la viande, qui le pain; quant au vin, M. Moisson l’achète sur les lieux: hors barrière, c’est tout profit.

Il faut assurément avoir le cœur ouvert à toutes les joies faciles de l’enfance, pour trouver quelque charme à un dîner sur l’herbe. Mal assis, mal servi, mal abreuvé, on passe son temps à faire la guerre aux insectes, et à disputer sa ration aux coléoptères. C’est vraiment par trop patriarcal. Mais pour les écoliers tout changement est un bonheur. Toujours condamnés au silence pendant leurs repas, ils se sentent libres en vociférant, et se croient puissants à force de bruit. Les élèves de M. Moisson usent largement de ces jouissances inaccoutumées, et s’enivrent de paroles.

Au dessert, M. Moisson leur adresse une nouvelle allocution; après s’être applaudi sur toutes les félicités du jour, il s’excuse modestement sur la simplicité du repas. «Toutefois, ajoute-t-il, lorsque je contemple toutes ces figures heureuses qu’animent les joies pures de cette fête de famille, il m’est permis de répéter avec le poète:

«Forsan et hæc olim meminisse juvabit.»

Depuis longtemps M. Moisson a recueilli le fruit de ses patientes déceptions. Propriétaire de plusieurs immeubles, il est devenu successivement électeur et éligible. Il se promet bien, quand il prendra sa retraite, de se faire nommer député, et de diriger les destins de la France, lorsqu’il sera trop vieux pour diriger sa pension. Alors il se réserve de demander hautement la liberté de l’enseignement, la clôture des petits séminaires, et de faire entendre aux ministres son Quousque tandem sur la tyrannie de la rétribution universitaire.

Élias Regnault.


LE GAMIN DE PARIS
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LE GAMIN DE PARIS.

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Il est le frère de la grisette: frère légitime ou illégitime, qu’importe? il est enfant de bonne race: car, à coup sûr, son grand père était à la prise de la Bastille; à la révolution de juillet, son père est entré le premier aux Tuileries, et il s’est assis sur le trône du roi; c’est une race de gentilshommes dont les titres se sont perdus. Mais cependant suivez le gamin de Paris dans la rue: cet œil fier, cette démarche hardie, ce sourire moqueur, ces petites mains, ces petits pieds, cette tête bouclée, ne retrouvez-vous pas tous les souvenirs de cette nation à part dans la nation française, qui depuis le commencement de la monarchie a joué le rôle principal dans tous les mouvements qui ont changé la face du monde; c’est surtout le gamin de Paris qui pourrait dire comme Figaro: Si le ciel l’eût voulu, je serais fils d’un prince. Mais le ciel ne l’a pas voulu; notre héros est bien mieux que le fils d’un prince, il est gamin de Paris.

D’où il vient? quelle est son origine? où il va? Eh! dites-moi d’où viennent ces moineaux francs qui ont usurpé sans façon les plus belles places et les plus beaux jardins de la ville; aimables, effrontés coquins, ils sont les maîtres du Palais-Royal, dont ils animent encore le mouvement; les maîtres du Luxembourg, dont ils animent le silence. Au jardin des Plantes, ils prélèvent une large dîme sur la part des lions et des tigres; aux Tuileries, ils vivent des miettes tombées de la table du roi, sans demander quel est celui qui règne; ils n’ont pour eux ni le plumage, ni la grâce, ni la beauté, ni aucune des qualités des oiseaux chanteurs; ils ont la vivacité, l’esprit, le coup d’œil; ils sont mieux que hardis, ils sont familiers. Véritablement je ne serais pas étonné que le gamin de Paris et le moineau franc ne fussent les enfants de la même nichée. Mais que la ville serait triste si elle était privée de ces piauleurs!

A peine réveillé, le gamin de Paris devient la proie des deux passions qui font sa vie, la faim et la liberté. Il faut qu’il mange, il faut qu’il sorte. Donnez-lui tout de suite un morceau de pain et le grand air. Il est bien vite habillé, une blouse en fait l’affaire. Quand il a plongé ses mains et sa tête dans l’eau froide comme un joyeux caniche, sa toilette est faite pour tout le jour. Son père ne s’en inquiète guère, car le père a été jadis un gamin de Paris, et il sait comment cela s’élève: mais sa mère, en sa qualité de Parisienne et de mère, est jalouse de la beauté de son fils; elle a toujours pour lui une chemise blanche, un coup de peigne, un baiser, quelque menue monnaie; et puis, adieu, mon fils, te voilà lâché; empare-toi de la ville, tu es le maître, tu es le roi de Paris, la ville est faite pour toi, elle doit t’obéir; malheur au provincial, malheur au bourgeois, malheur au mal-appris qui ne voudrait pas reconnaître, dans cet enfant qui passe, le souverain de cette grande ville! Lui cependant, une fois lâché, il regarde d’où vient le vent, et il obéit à son seul maître, au vent qui souffle. Entendez-vous déjà son joyeux petit cri qui se mêle aux cris de l’hirondelle matinale! «O eh! o eh!» Et à ce cri vainqueur soudain tous les échos répètent: O eh! o eh! Car c’est là l’instinct du gamin de se réunir, de se reconnaître, de marcher en troupe serrée. C’est écrit dans la Bible: «Il n’est pas bon que le gamin soit seul.» Quand il est seul, le gamin s’ennuie, l’appétit lui manque, ses mains sont oisives, ses pieds légers sont de plomb; mais dès que la bande joyeuse s’est formée, la main est alerte, le pied est léger, le regard est rapide, la poitrine se dilate, tous les instincts guerriers de ce petit peuple se réveillent à la fois. Tenez, voilà le gamin qui marche au pas; il a entendu le tambour, et il obéit au son du tambour; le caporal lui sourit, l’officier lui donne une petite tape sur la joue. Chemin faisant, et pour peu qu’il soit bien disposé, rien n’empêche que le gamin n’entre dans une école, chez les frères, à la mutuelle, que lui importe? il n’a pas de préjugés. La leçon est commencée, le maître est entré en explication; mais déjà le gamin a tout compris; c’est la plus vive, la plus rapide et la plus sincère intelligence de ce monde; c’est un esprit qui va sans cesse en avant, net et vif comme l’éclair. Rien ne l’étonne; il apprend si vite qu’il a l’air de se souvenir. Dans leur argot, ils ont un mot qui résume pour eux toutes les sciences, science politique, scientifique et littéraire; quand ils ont dit: Connu, connu! ils ont tout dit. Vous leur parlez de Dieu le Père et de Dieu le Fils: Connu, connu! Vous leur parlez de Charlemagne et de Louis XIV: Connu, connu! Vous leur expliquez comment deux et deux font quatre: Connu, connu! comment c’est la terre qui tourne et non pas le soleil: Connu, connu! Mais cependant prononcez devant eux seulement ce seul nom de Napoléon Bonaparte, et soudain vous verrez ces jeunes têtes se découvrir, ces malins sourires devenir sérieux; ils ne diront plus comme tout à l’heure: Connu, connu! mais au contraire ils écouteront avec une attention infinie les moindres détails de cette espèce d’évangile des temps modernes. En effet, le gamin de Paris se souvient confusément de ces temps de gloire où il était un personnage si important; alors on l’envoyait pieds nus jusqu’à la frontière; armé d’un méchant fusil, il faisait, sans s’en douter, la conquête du monde: à seize ans il était un héros sans le savoir; son havresac était vide, il est vrai, mais cependant il était bien convaincu que ce havresac vide contenait le bâton de maréchal de France. Une fois à l’armée, le gamin de Paris s’y distinguait autant par la vivacité de son esprit que par son courage; il était le bon mot de la bataille, la joie du bivouac, l’amour des cantinières, il riait et il faisait rire; c’est lui qui était chargé de tous les bons mots de l’armée; il trouvait à lui tout seul ces fines saillies, ces reparties plaisantes, ces improvisations hardies qui charmaient si fort l’empereur. «Je vois ce que c’est, disait-il à l’empereur, tu veux de la gloire, eh bien! l’on t’en f...» Il n’y a qu’un gamin de Paris pour avoir rencontré ce mot-là. Aussi l’empereur le savait bien, et comme aucun détail ne lui échappait, il savait toujours dans quel régiment il y avait un bon tambour, une bonne musique et un gamin de Paris. Seulement alors le gamin de Paris changeait de nom, il s’appelait le Parisien. Il en est du Parisien comme du vin de Champagne, vous en rencontrez sous toutes les longitudes et toutes les latitudes, sur la terre, sous la terre, sur la mer. Du Parisien viennent tous les récits, tous les contes, toutes les merveilles. Rien qu’à l’entendre parler et à le voir sourire, l’équipage oublie la faim, la soif et les brûlantes ardeurs de la canicule. C’est toujours de la façon la plus gracieuse que le Parisien vous jette son bon mot et son coup de sabre; c’est lui qui rime les chansons, qui écrit les billets doux du régiment, qui porte la parole au capitaine. Il est maître d’armes, il a inventé certaines bottes secrètes, qu’il enseigne à tout le monde; il joue du flageolet, de la trompette à l’oignon et de la guimbarde; il imite à s’y méprendre le chien, le chat, la puce enragée et autres animaux domestiques. Dans ses voyages sur les bords du Meschacébé, M. de Chateaubriand a rencontré un gamin de Paris qui enseignait les belles manières de la cour de Louis XV à messieurs les sauvages et à mesdames les sauvagesses. Il vit dans tous les climats, il s’accommode de toutes les nourritures et de toutes les fortunes; il est courageux, il est vaniteux, il est conteur, il est faquin, il est hardi et insolent comme un page; son éloquence est infatigable, inépuisable; un grand fond de philosophie, une patience à toute épreuve, une imprévoyance complète de toutes les choses humaines, un certain sentiment de la probité et du devoir, qui ne l’abandonne jamais, tel est le fond du caractère de ce singulier personnage, auquel on ne saurait rien comparer dans les autres pays de l’Europe.

Mais nous voilà déjà bien loin de notre enfant de tout à l’heure, que nous avons laissé à l’école, étudiant en toute hâte les premières notions des sciences qu’il est appelé à deviner. A peine la leçon est-elle faite, et quand il a reçu sur ses petits doigts nerveux les cinq ou six coups de férule qui lui reviennent, jusqu’à ce que la férule ait volé en éclats par un coup de Jarnac qui n’appartient qu’au gamin, il s’écrie que l’heure de la récréation est arrivée; il remet son livre dans sa poche, s’il a un livre, et le voilà qui s’en va tout courant dans une de ses places favorites, au Château-d’Eau, par exemple, le plus bel endroit de la ville. Là, pendant que l’eau retombe en murmurant dans son bassin de pierre, à l’ombre des arbres du boulevard, à l’odorante fumée des cuisines en plein vent, notre héros s’apprête à jouer sur un bouchon toute sa fortune de la journée. Faites-lui place, ne le dérangez pas, n’allez pas vous mettre devant son soleil, car il vous dirait comme Diogène à Alexandre: «Ote-toi de mon soleil.» Seulement vous êtes bien le maître de le regarder; le gamin de Paris n’est pas fâché qu’on le regarde: il sait très bien, dans sa justice, que ce n’est là qu’un prêté pour un rendu. Ainsi il joue, et vous ne sauriez croire comme sa main est légère; aussi, par je ne sais quelle fatalité inexplicable, le gamin de Paris gagne toujours: c’est là un des mystères dont ce singulier personnage est entouré. Quand il a gagné, il achète un cornet de pommes de terre frites, et d’un air narquois il les mange à la barbe des passants. Ceci fait, s’il a le temps, il se met à lire couramment l’enveloppe de son déjeuner, quelque vieux fragment du Constitutionnel de la veille, dans lequel il puise la haine des tyrans et l’amour du peuple. Il a soif alors, il se penche en arrière contre la cascade, et dans sa gueule entr’ouverte et garnie de dents blanches comme celle d’un jeune chien, il reçoit goutte à goutte l’ondée bienfaisante. Ceci fait, notre homme se souvient qu’il a un maître quelque part, un bourgeois, un patron, et qu’il a enfin un emploi à exercer. Aussitôt le voilà qui prend sa course à perdre haleine, non pas qu’il ait peur d’être battu ou chassé, on ne bat pas le gamin, on ne le chasse pas; bien au contraire, un certain instinct le pousse à aimer son maître; mais seulement il l’aime à sa façon et quand il a le temps.

Vous me demandez quel est l’emploi du gamin? Eh! mon Dieu, dites-moi plutôt quel n’est pas son emploi, et ce qu’il ne sait pas faire, et ce qu’il ne fait pas dans la vie; ne savez-vous pas qu’il a la science infuse? Il peut tout, il sait tout, il ne sait que cela, mais il le sait bien: il est forgeron, c’est lui qui fait aller le soufflet; il est peintre, c’est lui qui broie les couleurs; il est architecte, c’est lui qui gâche le plâtre; il est cordonnier, c’est lui qui passe le fil à la poix; il est imprimeur, c’est lui qui lave les formes; il est notaire royal, car c’est lui qui est la cheville ouvrière des plus grandes affaires. Il porte d’une étude à l’autre ces contrats dans lesquels les plus grandes propriétés changent de maîtres, ces traités d’alliance entre les plus grandes familles; tel saute-ruisseau qui passe en vous éclaboussant est souvent chargé d’une fortune entière et n’en est pas moins léger: de tous les métiers qu’il exerce en haut ou en bas de l’échelle sociale, celui pour lequel le gamin de Paris a le plus grand penchant, c’est le métier d’homme de lettres. Voyez-le, en effet, fièrement coiffé du tricorne en papier, transporter sous son bras, dans ses poches, les histoires sérieuses, les romans futiles, les drames en prose, les tragédies en vers; il est le facteur intelligent et dévoué de la petite poste littéraire, il est le courrier du drame, le messager de la poésie; les prémices de toute pensée vieille ou nouvelle lui sont réservées; il a su le premier que Niéburth avait retranché les sept premiers rois de Rome; qu’Augustin Thierry avait trouvé plusieurs rois qui s’appelaient Clovis; il a su le premier que M. de Salvandy écrivait la vie de Napoléon, et il a trouvé que l’histoire était trop bien écrite. Un soir, rentré chez lui, il récitait au caniche de son père les beaux vers encore inédits que M. de Lamartine adresse, dans son Jocelin, à son joli chien Fido. Que de fois il a porté dans la même poche deux articles politiques pour et contre le même ministre! et lui, par la seule force de son bon sens, il restait inébranlable entre ces deux exclamations également furibondes. Avec un tact exquis, notre jeune confrère en littérature donne à chacun la place qui lui convient, plus juste en ceci que tous les journalistes du monde. Un jour, chez M. de Chateaubriand, il arrive tout essoufflé, dans son empressement de voir de près ce grand homme populaire, qui a prédit le premier cet aigle de 1814 volant de tour en tour jusqu’aux tours de Notre-Dame: le jeune homme avait franchi d’un bond cette longue rue, au sommet de cette haute montagne où se tenait alors le grand poëte; il arrive, il se trouve en présence de M. de Chateaubriand, il est ébloui comme s’il eût vu l’empereur Napoléon en personne: il se trouble tout-à-fait, lui qui ne se trouble de rien. «Monsieur, dit-il, c’est une épreuve que je vous apporte.» En même temps il cherche son épreuve: dans ses poches de derrière étaient contenus des articles de revues et des romans de M. Paul de Kock; dans ses poches de côté gémissait une tragédie classique; sous ses deux bras était empilé un drame romantique à côté d’un vaudeville de M. Scribe; sa casquette même était remplie de prose et de vers: mais là, dans ce pêle-mêle médiocre des écrits de chaque jour, la prose de M. de Chateaubriand ne se trouvait pas, l’enfant était désolé, et sur son beau visage se peignait le chagrin le plus profond. «Allons, allons! lui dit M. de Chateaubriand, c’est un petit malheur, tu l’auras perdue en chemin.» A ces mots toute la présence d’esprit revint au gamin. «La voilà! la voilà! monseigneur, s’écria-t-il.» En même temps il retirait la bonne feuille qu’il avait placée sur son cœur, pour qu’elle ne fût pas confondue, même un instant, avec cette prose et ces vers de pacotille. M. de Chateaubriand fut plus touché de ce naïf et sincère hommage qu’il ne l’a jamais été de toutes les louanges que lui adresse l’Europe. Il tendit sa main à l’enfant, qui la baisa. Que voulez-vous? le gamin de Paris est habitué depuis longtemps à toucher de près cette gloire populaire. Le dernier jour de la révolution de juillet, quand le gamin de Paris revenait du Louvre, sans avoir touché aux richesses entassées là, ce fut lui qui découvrit, parmi les pavés soulevés comme le peuple, ce grand poëte royaliste et chrétien qui allait savoir des nouvelles de son roi; aussitôt le gamin cria: Vivat! il emporta en triomphe ce noble vaincu. On crut, à ces cris inattendus, que c’était le roi de la révolution de juillet qui passait: c’était encore mieux que cela.

C’est surtout dans ces jours de révolution, où toutes choses sont bouleversées, que le gamin de Paris se montre tout grouillant, tout animé, tout enflammé par la révolte; alors il ne connaît plus ni frein, ni Dieu, ni lois, ni maître, ni père, ni mère; le vieux levain de la Ligue, des Barricades, de 89, de 1814, de 1830, se révèle si fort, qu’on dirait que c’est toujours le même gamin qui agite la ville depuis le roi Pharamond. L’odeur de la poudre enivre cet enfant, et il devient fou de joie rien qu’à entendre le canon bondir. Il est naturellement du parti le plus faible contre le plus fort, du parti sans armes contre le parti qui est armé. A des coups de fusil il répond bravement par des coups de pierre; il affronte la mitraille tout comme un vieux soldat. Qu’il vienne à perdre sa casquette dans la mêlée, il ira rechercher sa casquette sous le galop des chevaux, tant il a peur d’être grondé par sa mère! C’est un indomptable et un indompté petit drôle qui opère des prodiges; il se glisse à travers les bataillons armés, il monte en croupe derrière les cavaliers au galop; comme un démon invisible, il est à cheval sur les canons qui roulent d’une façon lugubre; il devine le feu et se jette ventre à terre; les balles le reconnaissent, et elles passent plus loin; pas un soldat qui ose le toucher de sa baïonnette, car il semblerait à ce soldat qu’il va assassiner son frère ou son enfant. Et notez bien que dans ces horribles mêlées, où il y va de la destinée des empires, le gamin de Paris ne voit qu’une chose, un bon prétexte pour quitter l’atelier, pour déserter l’école, une espèce de jeu à son usage. Dans ce bouleversement général, ce singulier héros ne songera pas à dérober une pomme ou un sucre d’orge; il respectera les boutiques les mieux garnies des confiseurs et des pâtissiers. Une fois dans l’émeute, il n’a plus qu’un désir, qu’une envie: c’est de forcer le palais du roi et de s’asseoir sur le trône du roi; c’est de briser les portes de l’église et de s’asseoir sur l’autel de Dieu; c’est de défier en ricanant toutes les forces que les hommes respectent: il se figure que les révolutions ne sont faites que pour le faire rire, et son rire est tout voltairien. Mais cependant, que dans la mêlée un de ses ennemis tombe frappé à mort, aussitôt le gamin s’arrête, et il pansera le blessé de ses mains; mais, se fût-il assis sur le trône du roi, eût-il monté sur l’autel, eût-il démoli, comme cela s’est vu, en moins de trois heures, l’archevêché tout entier, s’il plaît à sa mère de le gronder, de lui demander son mouchoir de poche, où donc il a déchiré sa blouse, et pourquoi il est rentré si tard, aussitôt notre héros de tout à l’heure, notre roi tombé de son trône, notre Dieu sorti de son temple, le voilà, notre démolisseur, qui se laisse battre par sa mère, et qui l’embrasse comme un enfant.

Aimable enfant! oui, je le préfère et de beaucoup, dans sa vérité sauvage et déguenillée, à ces beaux petits messieurs de Paris que leurs bonnes promènent aux Tuileries en si grande cérémonie. Il apporte en naissant tous les nobles instincts, le courage, la franchise, l’indépendance, l’art de vivre de peu, cette grande science de la vie heureuse et sage; il accepte, et comme une aubaine à son usage, même les orages et les tempêtes, même les famines et les pestes: il assiste sans le savoir à l’enfantement de toutes les grandes idées, à la lutte incessante de toutes ces forces rivales; et pour la part qu’il y prend, pour le sang qu’il y verse, pour l’intelligence qu’il y apporte, il ne demande rien que la permission de voir passer sur le Pont-Neuf le nouveau roi qu’il a créé. Issu d’une longue suite d’aïeux dont la noblesse se perd dans la nuit des temps, et jeté par le bonheur de sa naissance dans cette grande ville qui est la tête du monde, il met à profit tous les hasards, tous les bonheurs, tous les accidents de sa ville natale, comme fait le jeune pâtre de la Suisse pour ses montagnes, comme fait le Normand pour ses campagnes, comme fait l’Allemand pour les bords du Rhin, son fleuve bien-aimé. Le gamin de Paris sait toute sa ville par cœur, il en connaît toutes les rues, tous les passages; il a étudié avec le plus grand soin les faubourgs, les rues, les quais, les carrefours; il est monté dix fois au sommet de la Colonne, il a pensé se perdre dans les Catacombes, il a passé bien des revues au Champ-de-Mars. Que de belles promenades il a faites au parc de Saint-Cloud! Il sait très bien que Voltaire est logé au Panthéon, que l’abbé de l’Épée est l’instituteur des Sourds-Muets, que saint Vincent de Paule est l’inventeur des Enfants-Trouvés. Il va parfois se promener dans la galerie du Louvre, et là, parmi tous ces chefs-d’œuvre entassés uniquement pour son plaisir, le drôle, qui s’y connaît, s’arrête avec orgueil devant le petit pouilleux de Murillo, le chef-d’œuvre du Louvre; et vous pensez si le gamin de Paris doit être fier quand il se dit que ni les vierges, ni les têtes de Raphaël, ni les Vénus du Titien, ni les gentilshommes de Van Dyck, dans toute leur magnificence, ne sont comparables au gamin de Murillo. C’est encore et toujours l’histoire des lys de Salomon.

Mais, de toutes les parties de la ville, celle, je crois, que le gamin de Paris connaît le mieux, ce sont les bords de la rivière. Sur les bords de la Seine, le gamin est heureux comme le poisson dans l’eau: il vous dira les fonds et les bas-fonds; en tel endroit on a pied, plus loin il y a un creux, un peu plus loin c’est du sable. Il monte effrontément dans tous les bateaux de blanchisseuses, sans peur du battoir; il est de toutes les parties de pêche, et il ne se prend pas un goujon sans sa permission immédiate. Quand vient l’été, le gendarme a beau menacer le gamin de prendre ses habits pour le forcer à être vêtu plus décemment quand il nage, le gamin de Paris fait la nique au gendarme; et d’ailleurs ils sont bien ensemble, ils se comprennent, ils s’aiment. Et puis comment prendre les habits du gamin? il n’en a pas! Il s’en va donc tout nu, et les mains derrière le dos, à la façon de l’empereur, sur toutes les îles de la Seine. Quand la rivière est gelée, le gamin glisse sur ces mêmes eaux dans lesquelles il nageait. Quelquefois il veut savoir ce qu’il y a là-bas, au bout de toute cette eau, et dans le premier bateau qui passe il grimpe. Il va ainsi jusqu’à Rouen, jusqu’au Havre, jusqu’à la mer. Une fois à la mer, il se fait matelot, et le voilà qui part pour les Grandes-Indes. Bon voyage! Cependant dans son quartier on l’appelle pendant huit jours, sa mère le pleure, puis elle se console en faisant un autre gamin de Paris.

J’ai dit plus haut que le gamin de Paris avait le visage et la tournure d’un gentilhomme, quelquefois aussi il en a les manières; car enfin il est élevé en compagnie avec la grisette, cette grande dame perdue au milieu du peuple parisien. Avec les façons d’un gentilhomme, il en a souvent les goûts élevés: il aime les chevaux, les belles voitures, la musique, les spectacles, les promenades, les belles livrées; il aime tant la livrée qu’il ne la portera jamais. Appelez-le polisson, il ne se fâchera pas; appelez-le laquais, il vous recevra à grands coups de poing.

Les jours de fêtes publiques étaient autrefois ses grands jours. A chaque victoire nouvelle on lui jetait des dragées par la tête, on l’accablait de cervelas à l’ail et de pains de quatre livres; pour lui, en guise d’eau, les fontaines vomissaient des flots de vin; pour lui seul brillaient ces feux d’artifice dans les airs; il était, même avant la grande armée, le roi de ces fêtes consacrées par l’histoire. Et en effet, avec quoi se composait la garde impériale, sinon de gamins de Paris?

Hélas! aujourd’hui notre pauvre héros a perdu une grande partie de ses joies. Sous le vain prétexte d’une bienfaisance mieux entendue, on a supprimé les dragées, le vin des fontaines, les pains de quatre livres et les saucissons à l’ail. Oh! douleur! on a même supprimé les représentations gratis, et notre gamin ne peut plus aller aux premières loges, et ne peut plus siffler, selon son bon plaisir, mademoiselle Mars et M. Talma. Grande imprudence que la révolution a commise! elle a oublié les services du gamin de Paris dans les trois jours, et le gamin, qui est rancuneux, se souviendra de cet oubli.

A défaut du Théâtre-Français et de l’Opéra, le gamin de Paris possède en propre plusieurs théâtres: le théâtre de la Porte-Saint-Martin, celui de la Gaieté, de l’Ambigu-Comique, des Funambules, le salon de Curtius. A la Porte-Saint-Martin, il a approuvé les débuts dramatiques de M. Victor Hugo, mais il a trouvé qu’il y avait trop de cercueils et de poison dans Lucrèce Borgia; au théâtre de la Gaieté, il s’est abandonné sans réserve à M. de Pixérécourt, le Corneille des boulevards. Quand est mort Victor Ducange, le gamin de Paris a pleuré, car Victor Ducange avait obtenu et mérité toutes ses sympathies. C’est lui qui a fait la fortune de Debureau. Pour lui plaire, madame Saqui a manqué mille fois de se casser les reins; le Cirque-Olympique a essoufflé tous ses chevaux: il a évoqué les mânes de l’empereur et de la grande armée, que nous avons vue défiler au bruit des trompettes et des fanfares sur ce champ de bataille de deux cents pieds carrés. Parmi les choses qu’il aime le plus après les pommes de terre frites et le jeu de bouchon, il faut placer encore le coco, les marchands d’oiseaux, l’orgue de Barbarie et les chanteurs en plein vent.

Un autre de ses grands plaisirs, c’est d’aller, quand se rencontre une de ces affaires bien sanglantes, un de ces crimes tout remplis de mystères, prendre sa part d’émotions dans le parterre de la cour d’assises; il a un instinct merveilleux, un coup d’œil rapide, qui lui font deviner tout d’abord le fort et le faible de l’accusation et de la défense. Regardez-le, prêtant une oreille attentive au réquisitoire du procureur du roi, aux réponses des accusés, aux plaidoiries des avocats: ce n’est pas la même figure de tout à l’heure, quand le gamin était lâché par la ville; ce n’est plus le turbulent spectateur qui remplissait de bruit et de désordre le poulailler de l’Ambigu-Comique ou de la Porte-Saint-Martin; c’est un spectateur grave et ému de pitié, c’est un juge austère qui dit dans son âme et conscience: «Oui, l’accusé est coupable. Non, l’accusé n’est pas coupable.» Un jury ainsi composé de ces jurés de la borne et du carrefour porterait à coup sûr des jugements souvent irréprochables. Cet enfant, si futile et si léger en apparence, qui a fait une guerre acharnée, impitoyable aux marchandes de pommes, aux marchands de marrons, il a cependant le crime en horreur; un assassin l’épouvante, le vol avec effraction lui paraît contre toutes les règles de la chiperie. Aussi est-il impitoyable dans l’arrêt qu’il a porté: il suit son condamné jusqu’à la prison, jusqu’au poteau infamant; bien plus, il le suit jusqu’à l’échafaud, il appelle cela son exemple. «Gendarme, laissez-moi voir mon exemple.» Ainsi parle-t-il; et, chose horrible, c’est que le gamin soutient cet affreux spectacle avec le plus grand sang-froid; il joue avec la mort comme s’il jouait au bouchon; il se repaît de cet affreux spectacle. C’est là qu’il apprend à envisager sans pâlir tous les horribles accidents des révolutions. Singulier enfant qui rit de tout, qui plaisante le condamné qui passe, qui tutoie le bourreau comme un sien camarade, qui monterait sur l’échafaud pour y danser, si on le laissait faire; singulier enfant qui chante ses plus gais refrains en allant à la Morgue, et qui chante encore à la Morgue, même en présence de quelque pauvre petit gamin comme lui, écrasé le matin même par quelque voiture au galop! Alors savez-vous ce qui arrive? il sort de la Morgue, et pour ne pas être écrasé par la première voiture qui passe, il monte derrière cette voiture, et une fois là, rien ne peut l’en faire déguerpir, ni les coups, ni les menaces. Cette voiture est à lui, ces chevaux sont à lui; il les excite de la voix et du geste; seulement il trouve qu’ils ne vont pas assez vite, et il se promet bien de ne pas garder longtemps son cocher.

Telle est cette vie, ou plutôt tel est cet admirable vagabondage d’un enfant de douze ans à travers la vie parisienne. Comme vous le voyez, c’est là le plus singulier mélange de vices et de vertus, de qualités et de défauts, d’insouciance et de courage, de ruse et de naïveté, de toutes les vertus opposées et de tous les vices contraires qui se puissent rencontrer sous le soleil. Cet enfant, ou si vous aimez mieux, cet homme ainsi fait, résume en entier ce qu’on appelle l’esprit français: indépendance indomptée, noble cœur, mauvaise tête, gai visage, malice sans fiel, jeunesse éblouissante et ébouriffée; tous les instincts généreux, l’intelligence la plus hardie, le regard le plus fin, la vanité la plus charmante: tel est le gamin de Paris. Il n’est pas le produit des siècles, comme aussi il n’est pas le produit de l’éducation; il est né avant les siècles, il est né de lui-même et par lui-même; il ne procède que de lui seul, et l’histoire dont il a fait partie a passé sur sa jeune tête sans la toucher, sans la courber. Tel il est aujourd’hui, et tel il était au commencement de la monarchie française. C’est surtout de cet enfant qu’on pourrait dire ce que Napoléon disait des vieux Bourbons: «Il n’a rien appris, il n’a rien oublié; il a passé, sans rien prendre et sans rien laisser de sa toison, à travers toutes les révolutions et toutes les tempêtes.» Gamin sous l’empereur Charlemagne, gamin sous le roi Louis XI, gamin sous François Ier, sous Louis XIV, sous Louis XV, sous Louis XVI, il ne s’est jamais inquiété ni des rois qui commandaient, ni des lois auxquelles il fallait obéir, ni des gloires qu’on voulait lui imposer; il n’a jamais été ni catholique, ni protestant, ni jésuite, ni janséniste; il a toujours été révolutionnaire, révolutionnaire non par principes, mais par sentiment; non pas pour son ambition personnelle, mais pour son plaisir, et parce que cela l’amuse de bouleverser ainsi toute chose autour de soi. Il n’a jamais flatté aucun pouvoir, il n’a jamais obéi à personne; avec lui on ne peut compter sur rien, pas même sur l’enthousiasme. De la rancune, il n’en a pas; de la reconnaissance, il n’en a pas non plus. Donnez-lui un écu, il vous fait la grimace; refusez-lui cinq centimes, il vous fera la grimace. Jamais personne, et même les plus grands politiques, n’ont pu trouver un moyen de dompter, de dominer, de réfréner cet indomptable petit bonhomme: la force ne lui fait rien, ni la peur; la gloire seulement y fait quelque chose, mais encore faut-il bien que ce soit quelques-unes de ces gloires sans conteste et comme il en apparaît rarement dans le monde; ainsi est-il fait. Les politiques, non plus que les prêtres, non plus que les soldats, non plus que les orateurs, le préfet de police lui-même n’y peut rien; je crois même que le bon Dieu, oui, le bon Dieu lui-même, s’il voulait s’en donner la peine, ne pourrait pas extirper ce lichen!

On prétend que le monde aura une fin, et il faut bien le croire, ne fût-ce que pour rassurer la Bibliothèque royale, qui s’encombre chaque jour. Quand ce dernier jour du monde arrivera, le chaos s’abattra sur la nature entière et reprendra son bien en disant: «Ceci est à moi.» Seulement, de toutes ces villes renversées, de toutes ces capitales détrônées, de tous ces royaumes confondus dans le même limon, il n’y a qu’une chose que le néant est condamné à respecter, c’est la colonne de la place Vendôme, et, au-dessus de la colonne, la statue de l’empereur Napoléon. Eh bien! je vous fais un pari: moins que rien, dix contre un, la France contre L’Angleterre, qu’au sommet de la colonne, sous le petit chapeau de l’empereur, et comme la seule vermine qui soit digne de sa tête impériale, cherchez bien, vous rencontrerez à coup sûr une grisette et un gamin de Paris, qui se seront réfugiés là uniquement pour donner un démenti au néant, pour prolonger dans les siècles nouveaux le nom de l’empereur Napoléon. Et voilà comment, malgré tous ses efforts, le bon Dieu ne pourra jamais arriver à trouver la fin du monde, grâce à la grisette et au gamin de Paris!

J. Janin.


LA DEMOISELLE A MARIER
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LA DEMOISELLE A MARIER.

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Dans un vaste et bel hôtel du faubourg Saint-Germain, au fond d’une chambre élégante et blanche de jeune fille, toute parfumée d’un frais parfum, et tout ornée de mille petits riens charmants, mademoiselle Marguerite de Bussy était assise devant une table en bois de palissandre chargée d’une écritoire d’écaille incrustée d’or, avec tous ses accessoires de papier armorié, de cire odorante et de cachets aux fines et délicates devises.

Elle écrivait depuis un moment, et sa plume courut d’abord avec une grande rapidité, mais tout-à-coup elle s’arrêta. La jeune fille parut rêver, voulut recommencer à écrire; mais, soit qu’il y eût dans la lettre dont elle s’occupait quelque pensée difficile à exprimer, soit qu’elle songeât à trop de choses ensemble, les mots ne coulaient plus, elle s’arrêta tout à fait et resta pensive.

Mademoiselle de Bussy était une jolie personne assez grande, un peu pâle, frêle, délicate, blonde, avec des mains et des pieds d’enfant, un air de distinction et d’élégance exquises, une physionomie fine, mobile, un peu moqueuse, et cette assurance spirituelle que possèdent toutes les jeunes personnes élevées au milieu du grand monde; elle ne marchait, ni ne s’asseyait, ni ne parlait, ni ne se taisait, sans qu’on comprit qu’elle était née dans un noble hôtel du noble faubourg, tant elle était belle et grande dame depuis les pieds jusqu’à la tête.

Elle avait donc interrompu sa lettre, et rêvait avec un air assez triste quand un coup très léger se fit entendre à sa porte, et une jeune femme entra dans sa chambre sans s’être fait annoncer.

«Comment! c’est vous, chère Diana! quel bonheur inespéré de vous voir! s’écria Marguerite. Je vous croyais à Londres, et, tenez, je vous écrivais.

—Chut! dit la jeune femme en mettant deux doigts sur sa bouche en signe de mystère; ne me nommez pas, chère Marguerite; je ne fais que traverser Paris, et je tiens beaucoup à ce que mon passage n’y soit pas connu. Vous n’en parlerez pas même à votre mère. Je sais qu’elle est sortie; je m’en suis assurée avant d’entrer chez vous.

—Pourquoi tout ce mystère, chère lady L...? dit Marguerite.

—Oh! pour rien, je vous conterai cela plus tard, répondit la jeune femme avec un léger accent anglais, plein de grâce dans une jolie bouche. Un voyage, une partie, un coup de tête; une misère enfin, ajoute-t-elle d’un ton qu’elle cherchait à rendre léger, mais où perçait cependant quelque embarras. Je ne verrai personne à Paris.

—Comment! pas même ma mère, qui aurait été si aise de vous voir?

—Non, personne... On ne voulait pas non plus que je vous visse; mais je n’ai pas voulu traverser Paris sans embrasser ma chère Marguerite.»

Et la belle et jeune femme jeta ses bras autour de la taille de son amie avec ce mélange de gaucherie et de grâce dont l’une appartient à la nature anglaise, et dont l’autre est inséparable de la jeunesse et de la beauté.

Marguerite lui rendit ses caresses et lui témoigna la joie que lui causait son arrivée inattendue.

«J’ai tant de choses à vous dire, continua mademoiselle de Bussy quand elles se furent toutes deux assises sur une petite causeuse où elles se tinrent quelque temps embrassées. Mais avant tout parlez-moi de lord L... Il est ici, sans doute?

—Non, répondit-elle avec un peu d’embarras. Et, voyant l’étonnement de son amie, elle se hâta d’ajouter, en rougissant comme un enfant qui ment: «Il doit me rejoindre dans peu... Et ses chevaux, ses chiens... Il aime énormément ses chevaux et ses chiens, et ne pouvait pas les quitter si vite!

—C’est donc avec votre mère que vous voyagez?

—Pas davantage; mais de grâce ne mettez pas votre esprit à la torture pour deviner les circonstances de mon voyage; je vous conterai cela plus tard, et parlons de toutes ces choses que vous aviez à me dire; j’ai très peu de temps à vous donner, et je veux savoir tout ce qui vous touche. Nous avons été si séparées depuis deux ans... et Dieu sait quand nous nous reverrons! murmura-t-elle, mais si bas que Marguerite n’entendit pas ces derniers mots.

—Ah! oui, nous avons été bien séparées, chère Diana. Heureusement vous arrivez au moment où j’ai le plus besoin de vos conseils et de votre amitié, non pour me décider, car je le suis, mais pour m’aider à suivre vaillamment mes résolutions.

—Mon amitié est tout à vous, chère petite, vous le savez bien; quant à mes conseils, ils ne passent pas pour très bons, je vous en avertis. En disant ces mots, Diana s’était levée comme pour arranger ses boucles brunes et soyeuses que le vent avait un peu dérangées, et la glace refléta l’un de ces visages qu’on ne trouve que dans les rêves, ou en Angleterre.

—Mais avant tout, continua Diana, faites bien défendre votre porte, pour qu’on ne puisse nous interrompre ni me voir chez vous, et vous ne parlerez de ma visite à personne, entendez-vous bien...

—Mon Dieu! ma chère Diana, je vous trouve un air distrait et agité qui m’alarme; que vous est-il donc arrivé?

—Rien... il ne m’est rien arrivé, je vous assure... C’est sans doute la joie de vous revoir qui me donne cet air préoccupé... Ah! chère Marguerite, votre vue me rappelle de si doux souvenirs! quel temps plein de charme il retrace à ma mémoire!

—Celui de votre mariage, n’est-ce pas, où je vous vis si heureuse, si éperdument éprise du beau Jemmy?

—Oh! non, en vérité, ce n’est pas à ce temps-là que je pensais, mais au contraire à celui où j’étais encore une heureuse fille insouciante, ayant tout l’avenir, l’espace, le monde à moi, et portant mes rêveries sur les grèves enchantées qui bordent la mer; mes espérances étaient grandes comme elle alors.

—Oh! plaignez-vous, belle songeuse, d’avoir échangé de vagues illusions contre un mariage d’amour... Et que diriez-vous donc, ma pauvre Diana, si vous aviez échangé tous les trésors, toutes les joies de ce ciel étoilé que chaque jeune fille porte en elle-même, contre les froides et lourdes chaînes d’un mariage semblable à celui que je vais faire?

—Vous allez vous marier, chère Marguerite; oh! j’en suis bien aise; contez-moi tout cela.»

Dans la manière dont ces derniers mots étaient dits par lady L..., peut-être aurait-on pu voir percer, à travers l’intérêt que lui causait cette nouvelle, un certain soulagement d’échapper aux investigations de son amie, en portant toute l’attention de Marguerite sur elle-même.

«Oh! vous allez vous marier? reprit-elle, en voyant que mademoiselle de Bussy ne disait plus rien.

—Oui, mais il n’y a rien là de très gai, je vous assure.» Elle essaya de sourire tandis que dans ses yeux brillaient deux larmes qu’elle essuya furtivement avec l’un de ses doigts et reprit: «Pour moi ce ne sont pas, comme pour ma belle Diana, toutes les joies d’un amour partagé; ce ne sont pas des promenades infinies au clair de la lune; ce ne sont ni des soupirs, ni des extases de bonheur à faire rêver longtemps une pauvre fille élevée comme moi à la française, et destinée à se marier à la française, c’est-à-dire de la plus sotte façon du monde; ô ma Diana, que je vous ai enviée alors!

—Quel mariage faites-vous donc? interrompit lady L... avec un sourire indéfinissable, où paraissait percer une sorte d’impatience irritée.

—Quel mariage je fais? Ah, mon Dieu! je fais un mariage à peu près comme tous ceux que je vois faire autour de moi, un mariage à pleurer d’ennui en attendant qu’on y pleure de tristesse, et qu’on y meure de consomption.

—Et pourquoi le faire?

—Pourquoi? mais, mon Dieu, parce qu’il faut bien en finir.

—Bonne raison! dit Diana éclatant de rire involontairement, malgré la gêne et la contrainte qui avaient paru la dominer depuis un moment.

—Mais oui, pour en finir, reprit mademoiselle de Bussy; vous ne me comprenez pas, je le vois bien, parce que vous ne savez point ce que c’est en France que d’être cette chose insipide, ennuyeuse et embarrassante qu’on appelle une fille à marier.

—Que ne suis-je encore cette chose-là! dit Diana en étouffant un soupir.

—Vraiment, reprit mademoiselle de Bussy, je ne suis pas surprise de votre étonnement. En Angleterre, l’état de jeune fille est une royauté charmante; une jeune fille règne sur tout ce qui l’entoure; toutes les fêtes, tous les plaisirs sont pour elle: son printemps est plus riant et plus beau que celui de l’année. Tant qu’une Anglaise n’a point subi le joug quelquefois un peu rude du mariage, c’est une reine, c’est une fée autour de laquelle tout est sourire et bonheur; elle est libre, elle est fière et dicte des lois à tout ce qui l’approche. Il y a longtemps qu’on l’a dit, il faudrait être jeune fille en Angleterre et femme en France.

—J’aurais assez aimé à cumuler ces deux libertés, dit Diana moitié gaie, moitié triste.

—Il ne tient qu’à vous, chère Diana, venez passer l’hiver prochain à Paris.

—Je ne sais point ce que je ferai l’hiver prochain, je vis au jour le jour, n’aimant pas à songer au lendemain: mais dites-moi quelle est l’existence des jeunes filles en France; vous ne m’en avez jamais parlé?

—Je ne m’en rendais pas encore bien compte dans ce temps-là: mais deux ans apportent bien des changements. A notre âge, qui est celui de toutes les curiosités, on regarde et on apprend mille choses auxquelles on ne faisait point attention; eh bien! voici notre vie: les jeunes personnes, comme on nous appelle, eussions-nous trente-six ans, si nous sommes encore à marier, les jeunes personnes ne comptent pour rien dans notre faubourg Saint-Germain: tout se fait pour elles, dit-on, mais rien par elles.

—C’est là une maxime que les gouvernements voudraient bien adopter pour les peuples.

—Oui, mais les peuples se révoltent; et nous, dont l’état est d’être agneaux ou colombes, nous subissons la loi commune, et on en abuse, du moins dans les familles qui n’ont point encore adopté la nouvelle mode, et où l’on ne nous contraint pas à faire des mariages d’inclination.

—Contraindre à faire des mariages d’inclination! allons, vous vous raillez de moi, pauvre étrangère.

—Non, je ne me raille point, c’est une nouvelle mode; mais il faut être énormément riche pour la suivre; il faut avoir cent mille livres de rente, une mère dont l’amie intime a un fils qui n’en a que cinquante tout au plus, mais en revanche un titre ou un très beau nom, de ces noms qui sont à eux seuls une dignité; alors les mères arrêtent le mariage de leurs enfants dans un jour d’expansion sentimentale auquel on a pensé depuis dix ans. Cependant on décide qu’on ne doit unir les jeunes gens que quand ils s’aimeront, et on débite là-dessus de charmantes maximes, car nos mères aiment toutes à parler d’amour. A dater de ce moment, le jeune homme reçoit l’autorisation de chercher à se faire aimer, et comme les cent mille livres de rente lui plaisent prodigieusement, il se promet bien de réussir; il abandonne le Jockey’s-Club et les parties ruineuses qui pourraient lui faire du tort si on les savait, il vient au bal et ne fait danser que sa future fortune; il vient caracoler au bois autour de la calèche où elle est promenée par sa mère. Si elle aime les chiens, il se met à aimer les chiens; si elle est musicienne, il aime la musique; si elle est gaie, il est gai; si son humeur est mélancolique, il est mélancolique et ne lit que Byron et nos poëtes ténébreux; enfin, pendant six mois, il est aussi parfaitement hypocrite qu’on nous force à l’être du berceau jusqu’à notre contrat de mariage.

—Mais les parents, les amis, ne disent-ils rien?

—Non: les parents, les amis sont dans le secret, et chacun dit:

«Comme monsieur tel est bien! qu’il est agréable! comme il monte bien à cheval! comme il a bon air! etc., etc. La mère dit à sa fille:—Comme il aime sa mère! qu’il est bon, distingué, spirituel! il sera pair un jour, et certainement il se fera remarquer à la chambre;» car si beau que soit un nom, voyez-vous, maintenant on sent bien qu’il faut retremper ses titres dans un peu de mérite personnel.

—Et que dit la jeune fille à cela?

—La jeune fille rougit un peu, elle se rappelle un soupir qu’il a fait semblant d’étouffer en apprenant qu’elle part pour la campagne; et pourtant c’est à la campagne que se frapperont les grands coups, d’autant qu’on a remarqué qu’à force d’entendre vanter les mariages d’inclination, la pauvre fille a pris la chose au sérieux, et semble accorder quelque préférence à... son cousin; car les cousins, on dit que c’est la peste des familles, et peut-être on a raison.

—Et vous, Marguerite n’avez-vous pas un cousin?

—Oui, le prince de M..., dit Marguerite en rougissant un peu; mais ce n’est pas de moi que je vous parle, laissez-moi vous achever le mariage d’inclination.

On part pour la campagne; huit jours après, le jeune homme arrive avec sa mère, le temps presse, on craint le cousin, qui doit venir à l’automne. Alors il tombe éperdument amoureux; on le laisse gémir et soupirer pendant trois mois, plus ou moins; mais au bout de ce temps il faudrait avoir bien du malheur ou de la maladresse pour qu’une jeune fille ne finît pas par se croire un peu éprise.

—Marguerite, je vous trouve bien savante, vous m’étonnez! Où donc avez-vous appris tout cela?

—J’ai appris tout cela d’une de mes amies, laquelle a été ainsi conduite à épouser un homme qu’elle ne pouvait pas souffrir, et avec qui elle est fort malheureuse, parce qu’il aimait passionnément sa fortune et qu’il se souciait fort peu d’elle.

—Vos mariages d’inclination sont très plaisants!

—Pas trop, je vous l’assure.

—Alors ce n’est pas un mariage d’inclination que vous faites?

—Non, non! je ne suis pas assez riche et je ne dois m’éprendre de personne. On répète très souvent devant moi qu’une fille bien née ne doit avoir aucune préférence dans le cœur. Seulement, si un grand seigneur très riche voulait bien devenir follement amoureux de moi, ma mère serait la plus heureuse et la plus triomphante des mères. Pauvre femme! elle attendra longtemps. Les jeunes gens ont trop bien appris l’arithmétique depuis un certain temps pour songer à moi. L’arithmétique est l’ennemie jurée des jeunes filles; c’est un préservatif assuré contre l’amour qu’elles pourraient inspirer.

—Cependant vous êtes riche, je crois?

—Non, pas du tout. Ma mère a un très beau douaire, et paraît riche; mais j’ai des frères et des sœurs tous mariés et en possession de légitimes héritiers. J’ai dix mille livres de rente, pas davantage: donc je ne puis plaire qu’à ceux qui n’ont rien.

—Et pourquoi cela? Je ne comprends pas la logique de ce raisonnement.

—Parce que ceux qui possèdent, ne fut-ce que six mille livres de rente, sont infiniment plus riches vivant garçons qu’ils ne le seraient avec seize mille livres de rente et une femme à loger, vêtir et nourrir. Ma mère sait merveilleusement cela; aussi elle a placé ses espérances ailleurs; et pour essayer de l’effet de mes charmes, elle me mène depuis deux ans à toutes les ambassades afin d’y rencontrer des étrangers.

—Pourquoi des étrangers?

—Parce qu’ils passent pour plus riches et moins bons calculateurs que les Français.

—On pourrait bien se tromper.

—Peut-être. Et d’ailleurs que voulez-vous? je ne sais pas être aimable pour tous les vieux princes russes, allemands, goths, visigoths ou ostrogoths à col tordu, borgnes, bossus, boiteux ou manchots, que nos mères se sont mises à cajoler pour nous. Aussi la mienne dit-elle en riant, mais avec un grand fond de tristesse, que je suis d’une très difficile défaite.

—Eh bien, pourquoi veut-elle donc se défaire de vous?

—Parce qu’il faut bien marier sa fille.

—Mais quelle nécessité?

—C’est l’usage, et une mère ne passe pour avoir bien rempli son devoir maternel que quand, vaille que vaille, elle a marié tous ses enfants.

—Votre société française est singulière, en vérité! Donc, pour vous conformer à l’usage, vous, ma chère Marguerite, à qui j’ai vu de tout autres idées, vous vous mariez seulement pour en finir, ainsi que vous disiez tout à l’heure. Et quel homme est celui que vous devez épouser?

—Je ne sais trop, répondit nonchalamment Marguerite.

—Est-il beau?

—Voilà bien une question d’Anglaise. Non, il n’est ni beau ni laid.

—Est-il jeune?

—Ni vieux ni jeune, trente-trois ans à peu près.

—Est-il riche?

—Non, je dirai qu’il n’est ni riche ni pauvre, si ce n’est qu’il n’est vraiment pas assez riche à beaucoup près pour vivre dans la haute société, dans laquelle son mariage va le placer, et qu’il faudra nécessairement que nous passions ensemble beaucoup de temps à la campagne, non pour y avoir une belle et large existence comme on la mène en Angleterre, mais pour y vivre mesquinement pendant huit mois, afin d’en passer quatre à Paris convenablement.

—A-t-il de l’esprit pour défrayer tout ce long temps que vous passerez ensemble éloignés du monde?

—Eh non! il n’est point sot, mais il n’a point d’esprit; il n’est pas bon, du moins de cette bonté forte et généreuse qui n’appartient qu’aux gens d’élite, mais on dit aussi qu’il n’est pas méchant; il n’est pas grand, il n’est pas petit; il n’a pas l’air extrêmement provincial quoiqu’il vienne, comme Petit-Jean, d’Amiens pour être suisse; il n’a pas un grand nom, il n’en a pas un trop obscur; il est dans le medium de tout; et jusqu’à sa voix (car il chante) a subi cette loi fatale de juste milieu dans lequel il semble avoir été pétri de toute éternité: c’est un baryton, la seule voix pour laquelle je me sente une aversion prononcée.

—Mais, ma pauvre enfant, vous qui n’aimez que les extrêmes et à qui le médiocre a toujours été odieux, comment allez-vous faire?

—Je n’en sais rien.

—Je ne vous donne pas deux ans pour mourir de dégoût et d’ennui.

—Je le crois.»

Et mademoiselle de Bussy, la tête appuyée sur sa main, faisait danser un de ses petits pieds dans une cadence rapide, ainsi qu’il arrive quand on veut paraître calme au dehors et que cependant on éprouve une grande agitation intérieure.

«Quelle folie! reprit Diana; en vérité, Marguerite, je ne vous comprends pas. On voit bien que vous ne savez guère encore ce que c’est que le mariage, ses difficultés, ses exigences, son despotisme. Vous ne comprenez pas à quel point il faudrait profondément se convenir pour s’y trouver longtemps heureux. Ce n’est pas même toujours assez de l’amour pour opérer une complète fusion de deux êtres; il peut s’éteindre, ajouta-t-elle d’une voix profondément triste, et montrer qu’on s’est étrangement mépris quand on s’est cru faits l’un pour l’autre: voyez-vous, Marguerite, il faut être de la même sphère, du même pays moral, pour ainsi dire; autrement on souffre chacun toutes les peines des exilés qui n’entendent plus jamais parler le langage de la patrie. Et encore, si c’était là tout! mais, mon enfant, dans l’angoisse qu’on éprouve d’une telle torture, on peut perdre la raison, on peut écouter des accents qui répondent à toutes les pensées de votre cœur, se laisser fasciner, séduire, succomber sous le charme, et ne comprendre le danger que quand il n’est plus temps de le fuir, car on est devenue coupable...»

Marguerite leva les yeux sur lady L... et vit qu’elle pleurait.

Diana baissa ses regards sous ceux de son amie; sa poitrine se soulevait oppressée de sanglots, mais elle reprit brusquement:

«Il faut rompre ce mariage, il le faut!»

Marguerite essuya ses yeux; en voyant pleurer Diana, dont elle croyait que les larmes coulaient pour elle, la jeune fille avait perdu quelque peu de sa fermeté.

«Non, répondit-elle, il est arrêté, et le contrat doit se signer ce soir: ce serait un esclandre; d’ailleurs, que gagnerais-je à attendre? ce mariage est encore un des meilleurs de ceux qu’on me propose depuis longtemps; tout est dit, il en sera ce qu’il pourra.

—Mais, mon enfant, expliquez-moi ce qui a pu vous conduire, vous que j’ai vue décidée dans un temps à faire, comme nous autres Anglaises, un mariage d’amour, à faire aujourd’hui la sotte affaire que vous êtes sur le point de conclure? y a-t-il de votre part inclination contrariée, dépit, désespoir? En vérité, je ne comprends rien à cette décision.

—Il n’y a rien au monde que l’ennui d’être ce qu’on appelle une fille à marier: je me marie pour être mariée et qu’il n’en soit plus question; pour ne pas être, par exemple, un jour comme ma tante Éléonore: pauvre créature, elle a vieilli sous le harnais d’une fille à marier, et je la vois encore, malgré ses quarante-cinq ans, se redresser et faire la charmante quand un célibataire passe auprès d’elle: elle me rappelle toujours le cheval du grand Frédéric, qui dressait l’oreille et piaffait encore dans sa vieillesse quand il entendait sonner de la trompette.

—Si vous riez, Marguerite, nous voilà perdues; c’est un indice certain que vous allez vous affermir dans votre folie.

—Folie! folie! demandez à ma mère si je ne fais pas une action très raisonnable. Écoutez, je veux bien vous le dire en confidence; malgré l’air de jeunesse que me donnent mes cheveux blonds et une certaine délicatesse répandue dans toute ma personne, j’ai vingt-quatre ans passés. Quand les vingt-cinq auront sonné, j’aurai perdu toutes les chances de me marier en jeune fille, on ne pensera plus pour moi qu’aux hommes de quarante ans au moins; puis, si j’ai le malheur d’arriver à trente, il ne tiendra qu’à moi de croire qu’il n’y a plus au monde que des hommes de cinquante ans (bien conservés, à la vérité); ensuite chaque année comptera quadruple, et en peu de temps je deviendrai une fille de mérite, et je ne devrai plus aspirer qu’aux veufs de soixante ans, goutteux, asthmatiques ou sourds, qui penseront à moi pour mes vertus, parce qu’ils auront besoin de cataplasmes, de tisanes et de soins dans leurs vieux jours. Hélas! hélas! c’est ma dernière année de jeunesse comme fille à marier, et j’en veux profiter.

—Pour faire une belle fin, vraiment!

—Que voulez-vous, Diana, les choses sont arrangées en France de façon que je n’ai point de chance de mieux faire, puisque je suis arrivée jusqu’ici sans changer d’état.

—Pourquoi aussi ne vous êtes-vous pas mariée plus tôt?

—Oh! pourquoi, répondit Marguerite en soupirant, parce que j’avais un brin de roman dans le cœur, et que ma mère avait dans la tête dix grains d’ambition; à mon entrée dans le monde on me trouva jolie.

—Je vous trouve encore plus charmante cette année.

—C’est possible, mais il y a huit ans qu’on me voit, et cela me fait perdre infiniment de valeur; enfin, n’importe! aux premiers moments de mon apparition j’eus, comme dirait ma mère, le bonheur de plaire au jeune prince héréditaire de N...

—Le prince Frédéric de N...! répéta Diana d’un ton assez singulier. Une rougeur rapide passa sur son visage et la laissa très pâle.

—Lui-même; ses assiduités furent assez marquées pendant tout l’hiver.

—Et vous plaisaient-elles? reprit Diana du même ton...., il passe pour.... très agréable.

—Elles ne me déplaisaient pas, parce qu’elles me mettaient à la mode.

—Seulement pour cela?

—Oui, car il est très blond, et je n’aime point un homme blond.

—Allons, allons, c’est une bonne raison, dit Diana en riant à demi.

—Quant à ma mère, elle était d’une joie contenue, digne et pleine de convenance dans le monde, mais qui éclatait parfois dans l’intérieur.

—Eh bien, il me semble que tout allait fort bien, reprit Diana d’une voix un peu amère.

—Oui, mon histoire aurait pu devenir un roman et finir de bonne heure; mais le vieux prince de N... n’était pas si joyeux, et un beau matin il emmena son fils en Allemagne; depuis, ma mère m’a dit (pour se consoler elle-même) qu’il avait assez mal tourné, et qu’il avait fait beaucoup parler de ses aventures galantes en Allemagne et aussi en Angleterre.»

Lady L.... ne répondit rien, mais elle parut oppressée et souffrante: cependant elle se contint et dit:

«Eh bien, après celui-là ne vint-il pas quelque noble et beau prétendant?

—On m’a proposé pendant deux ans d’excellents partis: je disais non, parce qu’aucun n’était l’idéal que mon imagination avait forgé: et ma mère disait aussi non, parce qu’aucun n’était ni duc ni prince, et que le prince Frédéric avait élevé très haut le diapason des espérances de ma mère; je ne pouvais point, à son avis, être moins que duchesse; les pauvres mères s’abusent souvent beaucoup: de refus en refus, je gagnai vingt-un ans. Cette année-là fut bien terrible, j’allais être majeure; majeure, c’est la un mot épouvantable pour une jeune personne. Et pour éviter d’être publiée fille majeure, je crois que nous aurions renoncé, moi à mes rêves, et ma mère à me voir titrée. C’était une véritable désolation: mais que faire? il faut s’accoutumer à tout, même à vieillir, reprit Marguerite avec une moue charmante; et jetant un coup d’œil à la glace de sa toilette placée vis-à-vis de la causeuse, elle ne put s’empêcher de sourire, car la figure qu’elle y vit n’était rien moins que vieille assurément. Cependant, continua-t-elle, après le jour irrévocable qui m’enrôlait dans les filles majeures, après avoir évoqué tous les exemples des temps passés et présents qui pouvaient nous rassurer, nous avons repris peu à peu chacune nos espérances et nos illusions.

—Et comment n’avez-vous pas rencontré, chemin faisant, votre idéal? cela se rencontre toujours, reprit Diana en rougissant.

—Que sais-je? ceux-ci ne me plaisaient pas, je ne plaisais point à ceux-là. En France, les jeunes gens font la cour aux femmes et non pas aux jeunes personnes, attendu que les usages nous enjoignent de ne parler de rien par innocence.

—Pourtant j’ai ouï dire qu’à Paris la conversation était souvent très libre, et je pense que vous devez parfois entendre des choses singulières.

—Oui, on parle de tout devant nous, d’histoires galantes, d’anecdotes passablement scandaleuses, de bons mots qui ne sont pas toujours très châtiés; mais malheur à nous si nous comprenions le langage le plus clair! nous ne devons ni sourire ni rougir, sous peine de passer pour savoir plus de choses qu’il ne convient à notre état de jeunes personnes.

—Et êtes-vous en effet si ignorantes?

—Oh! je crois, dit Marguerite en riant dans sa jolie figure fine, que nous sommes un peu comme les enfants muets dont les nourrices se vantent avec orgueil: «Il ne parle pas encore, disent-elles, mais il n’ignore de rien.»

—Vous vous vantez, ma chère enfant, reprit Diana avec une certaine pédanterie de femme mariée.»

Marguerite rougit et craignit d’avoir outre-passé sa pensée, mais elle continua: «Vous voyez qu’avec ce système qui nous rend stupides à plaisir devant les hommes, il est très difficile à une jeune fille de faire sortir son roman de l’état d’abstraction. J’ai donc ainsi gagné vingt-quatre ans, autre année fatale! depuis près de dix mois que j’y suis entrée, ma mère a quitté toutes ses espérances, et un désir effréné, une impatience sans espoir s’est emparé d’elle; elle en parle le jour, elle y rêve la nuit; tous ses amis sont en campagne, et nous ne passons jamais une semaine sans faire au moins une entrevue.

—Qu’est ce qu’une entrevue? dit lady L....

—O bienheureuse Anglaise! qui ne sait pas ce que c’est qu’une entrevue, s’écria Marguerite avec une emphase plaisante: une entrevue est une invention assommante et saugrenue de notre civilisation matrimoniale; c’est une rencontre fortuite où l’on fait trouver ensemble une jeune personne qui ne se doute de rien et un homme à marier. Avez-vous jamais vu vendre un cheval?

—J’en ai du moins vu beaucoup acheter.

—Vous avez alors vu comme on le fait marcher au pas, au trot, au galop; on montre ses pieds, ses dents, on dit s’il a de bons poumons, s’il est bon coureur, s’il est facile à ferrer, s’il se nourrit bien; que sais-je encore? Eh bien! cette exhibition de toutes les qualités chevalines n’est rien auprès de celle d’une créature soumise à l’entrevue: on la pare des pieds à la tête de tout ce qui peut l’embellir, on la place sous son meilleur jour; si le bal lui va bien, c’est au bal qu’on la montre; si elle chante, c’est au concert; si elle n’est point trop sotte, c’est à un dîner, où chacun l’interroge, qui sur ses talents, qui sur ses goûts; l’un lui parle musique, l’autre dessin, un autre lui demande qui elle admire le plus, de Victor Hugo ou de M. de Lamartine, le tout pour la faire briller. Pour moi, j’en ai fait partout, et je les avais prises dans une telle horreur que je les manquais toutes! Au bal, quand j’avais soupçonné l’entrevue, j’étais mal coiffée et je me sentais gauche, ce qui est le meilleur moyen pour l’être en effet: tout me mettait à la gêne sous des regards inquisiteurs; au concert je chantais faux, et j’étranglais toutes mes roulades.

—Mais aux dîners, du moins, vous n’étiez point sotte, j’imagine?

—Eh bien! vous vous trompez, ma chère; je trouvais presque toujours à soutenir, je ne sais par quelle fatalité, quelque thèse odieuse à tous les maris. Un jour entre autres (je n’étais pas, il est vrai, dans la confidence de l’entrevue), je voulus prouver de la meilleure foi du monde et sans songer à mal, je vous l’assure, que les seules femmes heureuses que je connusse étaient toutes de jeunes veuves; ma mère toussa: je la pris à témoin; elle toussa plus fort, mais j’étais en verve de gaieté, j’allai mon train, accumulant les exemples, et je ne m’arrêtai que quand le monsieur de l’entrevue me dit d’un air gonflé de colère: «Mademoiselle, si l’état de veuve est celui qui vous paraît déjà le plus désirable, je pense que peu de gens seront ambitieux de vous offrir les moyens d’y arriver.» Je le regardai très surprise, et je lui vis un air de dignité blessée, si sotte et si plaisante, que je fus prise d’un fou-rire inextinguible.

—Oh! le triste animal que celui qui ne sait pas rire d’une plaisanterie!

—D’autres fois je disais que j’aimais le monde devant un homme qui n’aimait que la campagne, ou que j’avais une santé délicate devant un jeune homme qui avait horreur d’une femme malade. On a dit qu’un courtisan ne doit avoir ni humeur, ni honneur; eh bien! ma chère enfant, une fille à marier ne doit avoir ni cœur, ni foie, ni poumons, ni goûts, ni opinions, ni esprit, ni yeux, ni oreille, de peur que si elle vient à montrer une de ces choses, ce ne soit pas celle qui cadre avec les idées hétéroclites du seigneur et maître qui vient l’observer dans une entrevue. J’ai connu deux mères qui portaient si loin les précautions, qu’elles n’avaient fait embrasser à leur fille aucune religion, afin qu’elles pussent épouser, selon l’occurrence, un catholique ou un protestant; mais ces choses sont rares, parce que tous les hommes, quelles que soient d’ailleurs leurs idées religieuses, aiment à trouver une femme pieuse.

—S’ils ne sont pas dévots, que leur importe?

—Ils disent que c’est une garantie.

«On pourrait faire un livre de toutes mes entrevues; je n’y plaisais guère à personne, et personne ne m’y plaisait. Il faut dire aussi que l’homme du monde le plus séduisant devient intolérable dans une entrevue, et qu’une femme y est affreuse, et guindée et stupide. Voyez-vous bien, c’est une galère, et depuis que ces malheureux vingt-quatre ans sont venus mettre ma mère en émoi, je fais perpétuellement de ces malheureuses rencontres; et, je dois dire avec tristesse que tous les jours les qualités du prétendant diminuent; nous écoutons maintenant des propositions qu’on n’eût jamais osé nous faire il y a quelques années; c’est triste, voyez-vous, d’être au rabais, et à moins de quelque bonne succession qui relève nos actions, on ne sait où cela peut s’arrêter. La fable de La Fontaine prend une réalité désespérante, et voilà ce qui fait qu’en un mot j’en veux finir.

—Mais ce cousin dont vous ne voulez point que je vous parle, je l’ai vu dans un temps avoir pour vous une de ces tendres affections qui naissent dans l’enfance et peuvent durer toute la vie.

Marguerite rougit beaucoup, mais elle reprit avec impatience: «Roger a cinquante mille livres de rente, sa mère lui a défendu de songer à moi; quoiqu’il prétende vouloir attendre qu’il l’ait fléchie, je ne veux pas être une pierre d’achoppement entre ma tante et lui, et, quoique j’aie pour lui, non de l’amour, mais une bonne et sincère affection, je n’attendrai point l’incertaine bonne volonté de la princesse de M..., ni qu’il soit revenu d’un long voyage qu’elle lui a fait entreprendre: en un mot, j’en veux finir.

—Quel refrain! et ne vaudrait-il pas cent fois mieux rester fille toute sa vie, que de finir par une détestable union.

—Ah, fi! rester fille comme ma tante Éléonore, j’aimerais autant être enterrée vive; j’aime assez le monde, et une vieille fille y joue un rôle insupportable; elle y devient ridicule; elle y vit sans considération, sans appui; de plus, elle y vit sans fortune; il n’y a point d’âge où des parents consentent à donner à leur fille ce qu’ils donneraient à leur gendre: on est en tutelle tant qu’on a le bonheur de conserver son père ou sa mère. On est à peine logée; vous voyez, j’habite le cabinet de toilette de ma mère, sans qu’elle trouve qu’il soit nécessaire de me donner un appartement plus agréable et plus commode: je vais me marier, dit-elle toujours. On me pare pour me montrer, mais je manque de beaucoup de choses nécessaires. A quoi bon faire ceci et cela, ne vais-je pas avoir un superbe trousseau! pourquoi le moindre bijou, ne vais-je pas avoir une ravissante corbeille! Gêne et ennui, voilà pour l’intérieur; position fausse et désagréable, voilà pour l’extérieur. Il résulte de tout cela, ma belle Diana, qu’au lieu d’avoir pu faire comme vous un choix qui assure un bonheur romanesque à la vie entière, je vais m’ensevelir dans le plus triste de tous les tombeaux, un mariage de convenance qui ne me convient pas. Mais, paix! voilà la voiture de ma mère.»

Diana se leva précipitamment en s’écriant:

«Mon Dieu, comment faire? il ne faut pas absolument qu’elle me voie ici.»

Marguerite réfléchit un instant, et, se levant à son tour, elle dit: «Venez vite; on ne sort de ma chambre qu’en passant par celle de ma mère, mais vous pourrez la traverser avant qu’elle y soit arrivée.»

En disant ces mots, elle conduisit lady L... toute tremblante à travers l’appartement de madame de Bussy, et, lui ouvrant la porte d’un très petit cabinet et d’une chambre de la femme de chambre, où venait aboutir un escalier dérobé, elle lui indiqua les moyens de regagner la voiture qui l’attendait à quelque distance: mais prête à la quitter, Marguerite lui dit:

«Chère Diana, pourquoi ce trouble et cette fuite précipitée? pourquoi me quitter sitôt? Tout votre air m’inquiète.

—Il le faut, il le faut! vous saurez tout, je vous écrirai.... aimez-moi toujours. Hélas! bientôt peut-être vous serez la seule au monde! Et la belle jeune femme se jeta en sanglotant dans les bras de la jeune fille alarmée; puis, ayant entendu quelque bruit, elle s’en arracha et se hâta de descendre le petit escalier... Après en avoir franchi quelques marches, elle se retourna et dit à Marguerite:

«Mon enfant, je vous en supplie, promettez-moi de ne pas vous marier ainsi... ni par amour, c’est le malheur de la vie.» Et elle disparut au tournant de l’escalier.

«Voilà qui est inexplicable: «ni ainsi, ni par amour,» Mon Dieu! qu’a-t-elle? Serait-elle malheureuse?»

Marguerite retourna pensive dans sa chambre; madame de Bussy y entra un instant après: elle paraissait agitée, mais singulièrement heureuse.

«Marguerite, chère enfant, lui dit-elle en la baisant au front, et s’asseyant tout émue à la place que lady L... venait de quitter, je t’apporte de grandes nouvelles. Tout va bien pour toi, et, Dieu merci! je l’ai su à temps! Oh! que je suis heureuse! notre vieux cousin le marquis de Bussy est mort.

—Oh! j’en suis bien fâchée, dit Marguerite; il était si bon pour moi!

—Sans doute, sans doute; je le regrette aussi beaucoup, mais en mourant il s’est souvenu qu’il t’avait tenu sur les fonts de baptême, et au lieu de disséminer sa fortune entre ses vingt neveux, il te laisse cinquante-cinq mille livres de rente, sans compter un très bel hôtel à Paris. Te voilà un des bons partis de la société, et déjà le duc de C..., le parent du marquis de Bussy, en me mandant cette nouvelle, te demande en mariage, pour resserrer, ajoute-t-il, de plus en plus les liens d’amitié qui l’unissent à ma famille.

—Et mon beau fiancé de ce soir, dit Marguerite avec sa jolie physionomie moqueuse, qu’allez-vous en faire?.

—Ce matin même, de chez mon notaire, où je viens d’apprendre ton changement de situation, je lui ai écrit, avant que la nouvelle fût ébruitée, pour lui dire que des réflexions sur la différence de vos goûts et de vos caractères me faisaient renoncer à l’honneur de son alliance.

—Vraiment, reprit Marguerite, je n’en suis assurément pas fâchée; pourtant, s’il faut le dire, ce procédé me semble un peu dur. Le trouver bon pour dix mille livres de rente, et le rejeter quand on en a cinquante; comment pourra-t-on traduire cela dans le monde?

—C’est mon devoir de mère de bien établir mes enfants, et personne ne saurait me blâmer de le remplir, répondit madame de Bussy d’un air digne mais positif; à présent tu peux aspirer à tout, et j’espère te faire faire un magnifique mariage.

—Allons, me voilà fille à marier comme devant; mais, ma bonne mère, maintenant que je suis riche, pourquoi n’essaierais-je pas un mariage d’inclination, non pas à la française, mais à l’anglaise, comme lady L...? Vous en souvenez-vous? quand nous étions en Angleterre, c’était bien beau, bien séduisant! O maman, la fortune doit servir, ce me semble, à tout autre chose qu’à chercher la fortune; ne le pensez-vous pas?

—Un mariage d’amour comme lady L..., c’est en effet une belle chose; attendez. Madame de Bussy sonna sa femme de chambre, et lui dit de lui apporter un journal anglais resté sur sa toilette; elle y lut ce qui suit:

«Lady Diana L..., une belle et charmante personne de la haute société anglaise, à la suite de vifs chagrins intérieurs, est partie de son hôtel, dans Portland-Place, avec le prince Frédéric de N..., connu en Angleterre par des succès de plus d’un genre; les fugitifs se rendent, dit-on, en Italie en passant par la France.»

Marguerite restait confondue. Madame de Bussy, très fière de son argument, encore que ce fût la fille d’une amie qui le lui fournît, ajouta en regardant Marguerite:

—Voilà ce que sont tous les mariages d’amour.

—Je n’en reviens pas, répondit la jeune fille: c’est là l’explication de... Mais craignant de trahir le secret de la visite du matin, elle s’arrêta; un moment après elle reprit: En vérité, je ne comprends pas comment il faut se marier, si les mariages de seule convenance et les mariages d’amour sont tous également redoutables.»

Elle y pensa quelques mois encore, non plus avec les idées que le monde lui avait faites, mais avec des idées sérieuses et vraies que lui suggérèrent le malheur de lady L... mariée par amour, et celui de la plupart des femmes qui l’entouraient, mariées par convenance de nom, de fortune et de position. Madame de Bussy, pendant ce temps, nouait, dénouait, renouait un nombre infini de négociations auxquelles sa fille donnait peu d’attention.

A cette époque, Roger de M..., son cousin, revint de ses voyages. C’était un homme sérieux; le temps ne l’avait point détaché de ses souvenirs et de ses affections d’enfance. Son esprit s’était développé, son cœur s’était mûri. Il rapportait un livre dont il avait connu l’auteur en parcourant l’Allemagne et la Prusse, où il était voyageur comme lui. Ce livre avait beaucoup servi à donner une direction élevée aux pensées de son cœur; il voulut le faire connaître à Marguerite, et tous deux le lurent plusieurs fois ensemble. Roger n’avait plus de mère, et d’ailleurs Marguerite était devenue riche; ils se convenaient donc par tous les rapports extérieurs, et de doux souvenirs d’enfance, des rapports vrais, des convenances d’âge, d’esprit, de goût et de cœur les unissaient. Voici les pensées qu’ils méditèrent en peu de temps:

«Pense et prie avant de choisir, choisis avant d’aimer, et ne confie le secret de ton cœur qu’après en avoir longtemps causé avec Dieu et avec ceux qui t’aiment.

«Et si Dieu et ceux qui t’aiment approuvent ton amour, noue-le par le lien de la promesse au cœur de ta fiancée, de peur qu’il ne tombe de ta main comme les choses qui ne tiennent pas.

«Et quand tu lui auras donné ta foi et que tu auras reçu la sienne, ne ferme point tes lèvres aux pensées de ton cœur, et laisse ta fiancée appuyer sa vie sur ton bras et ses espérances sur ton cœur.

«Et le ciel, où l’on aime sans fin ni mesure, s’inclinera vers vous, et les anges prendront vos cœurs dans leurs mains et les aideront à s’aimer[10]

Beaucoup d’autres maximes étaient dans ce livre, et leur firent comprendre à tous deux le mariage sous un jour sérieux et vrai; ils s’aimèrent, et Marguerite se maria, mais pour devenir bonne et tendre épouse, et non plus comme elle l’avait longtemps voulu, seulement pour ne plus être cette chose à ressort, cette chose inerte, qui n’ose ni penser, ni agir; cette chose artificielle, sans réalité, sans couleur, sans saveur, sans personnalité propre; cette chose insaisissable, inexplicable, qui n’est rien, ne sait rien, ne veut rien; qui voudrait être seulement ce qui doit plaire à tous, et qu’on appelle une demoiselle à marier.

Anna Marie.


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