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Les Français peints par eux-mêmes, tome 2: Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle

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L’AGENT DE CHANGE
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L’AGENT DE CHANGE.

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Les paris qui auront été faits sur la hausse ou la baisse des effets publics seront punis des peines portées par l’art. 419.

(Code pénal, art. 421.)

.......... Seront punis d’un emprisonnement d’un mois au moins, d’un an au plus, et d’une amende de cinq cents francs à dix mille francs.

(Code pénal, art. 419.)

Les agents de change et courtiers qui auront fait faillite seront punis de la peine des travaux forcés à temps;

S’ils sont convaincus de banqueroute frauduleuse, la peine sera des travaux forcés à perpétuité.

(Code pénal, art. 404.)

Voici un de ces types de notre époque qui préparent de bien belles phrases déclamatoires aux libéraux à venir, contre le désordre et la barbarie de notre siècle. Un homme viendra, quelque Alexis Monteil, ou quelque Dupin, ou quelque Isambert du vingt-sixième siècle, qui fouillera dans les annales vermoulues de nos tribunaux et dans nos livres dont deux ou trois exemplaires auront échappé au pilon et non pas à l’oubli, et il y recherchera les lois qui nous régissaient et l’existence sociale qu’elles avaient organisée.

Après la description de tous les métiers utiles, après avoir approfondi en quoi consistait l’industrie des fruitiers, des fripiers, des feuilletonnistes, des charcutiers, etc., etc., il arrivera nécessairement à l’agent de change, et au moyen de quelques articles de la loi qui définissent ses attributions et en marquent sévèrement les limites, il croira d’abord savoir quelle était cette espèce de crieur public des dettes de l’État et de notaire ad hoc pour la vente et l’achat de cette dette.

Il supposera que, quelques joueurs acharnés ayant pris cette dette pour tapis vert de leurs paris, on avait voulu que ces hommes, connus sous le nom d’agent de change, investis par ordonnance royale de la confiance publique, ne pussent pas tenir les cartes d’une pareille partie, et il applaudira à la sage mesure qui leur interdit, sous des peines assez sévères, d’être les agents intermédiaires de marchés qui ne reposent pas sur une vente ou un achat réels. Cela lui expliquera en même temps la rigueur de cet article du Code, qui considère comme banqueroutier frauduleux tout agent de change qui fait faillite, attendu que l’agent de change qui fait seulement le métier pour lequel il est institué ne peut faillir. En effet, il reçoit un capital pour acheter une inscription de rente, ou toute autre valeur publique, il paie avec les fonds qui lui sont confiés, livre le titre et perçoit un droit sur le montant de son opération. Voilà l’état légal de l’agent de change, il n’en a pas d’autre, et l’on conçoit que cet état ne puisse pas mener à la faillite, attendu qu’il n’y a pour l’agent intermédiaire aucun risque à courir et que ce ne peut être que par des opérations étrangères à son état, ou défendues par la loi, qu’il y peut arriver.

Cependant, à force de rechercher dans les vieux livres et même dans les archives des tribunaux, notre compulsateur trouvera de nombreuses faillites d’agents de change, et verra que, malgré la loi, elles se sont arrangées comme celle du premier commerçant venu. De là nouvelles recherches de la part de l’antiquaire, et découverte enfin d’une chose qui lui paraîtra bien exorbitante: c’est qu’en présence de cette loi écrite, l’existence de l’agent de change n’a été autre chose qu’un démenti perpétuel donné à la loi, que le but pour lequel il a été institué n’était que l’accessoire fort minime de l’ensemble de ses opérations, et que, s’il voulait bien faire quelquefois ce qui lui était permis, il faisait surtout ce qui lui était défendu.

Vous ne savez pas ce que c’est que l’infatigable ardeur d’un déterreur de livres morts et d’archives, lorsqu’il est à la piste d’un fait extraordinaire? Arrivé à ce point de la découverte, le résurrectionniste littéraire ou légiste cherchera de nouveaux renseignements sur une révolte si ouverte de toute une classe contre la loi dominante. Il compulsera les archives des tribunaux et des cours royales, pour y découvrir les nombreux procès et les condamnations qui auront été prononcées; il y passera les jours, les nuits, et enfin il finira par découvrir une petite affaire où un agent de change a été condamné à payer le montant du pari dont il avait engagé les enjeux et que le perdant refusait de solder, mais cela sans que le coupable fût puni, ni de prison, ni d’amende, ni de révocation. Il trouvera peut-être quelques sévères paroles prononcées par M. le premier président Séguier contre la funeste manie du jeu de la bourse, et l’insolent mépris de toute une compagnie pour la loi qui la régit.

De ceci il résultera plusieurs choses fort originales: la première, que ce bon bénédictin des temps futurs prenant la chose au sérieux, il n’est pas douteux qu’il ne fasse de ce fameux premier président un très grand homme de robe, un de ces illustres magistrats sévères et clairvoyants qui ont résisté de tout leur pouvoir à la corruption de leur époque et au désordre qui s’était introduit dans l’état social. M. Séguier sera proclamé un grand homme. Une autre chose non moins originale, c’est qu’on se figurera que cette terrible compagnie des agents de change n’avait pu acquérir une aussi insultante impunité qu’en achetant par des monceaux d’or le silence des magistrats et des ministres; et il sera établi pour les temps futurs que cette formidable association de brigands tenait la loi captive dans ses coffres, grâce à la vénalité des magistrats.

Cela arrivera absolument comme je vous le dis; je puis vous le certifier, moi qui ai eu quelquefois à vérifier et à contrôler les recherches de nos antiquaires et qui sais comment ils raisonnent. L’histoire de M. Dulaure, ce mauvais livre et cette mauvaise action, n’est pas faite autrement.

On ne s’imaginera pas que cela ait pu être ainsi tout simplement, par le seul fait que cela était; non qu’il ne demeure très extraordinaire qu’une classe de citoyens, à une époque quelconque, ait vécu en opposition formelle avec la loi, mais en ce sens qu’il n’y aura eu ni brigands dorés ligués contre elle, ni ministres, ni magistrats vendus à cette ligue d’or: ce sera tout bonnement un petit mal qui a commencé par presque rien, et qui a gagné sans que personne y prît garde, sans qu’il fût besoin que les coupables fussent déterminés comme des Rinaldo Rinaldini, ou que les magistrats fussent lâches ou vendus comme des sbires napolitains ou des soldats du pape.

Non, quoi que doive en penser l’avenir, l’agent de change n’est pas un de ces héros malfaisants qui dominent la société par la puissance de leur criminelle audace: il est comme il est parce qu’on ne l’inquiète pas, et surtout parce qu’il est l’agent actif de la passion qui nous domine, le jeu. Voilà tout.

A cela près, l’agent de change est un homme comme tous les autres, quant à ses qualités morales ou immorales: bon père, bon époux, bon citoyen, il achète un remplaçant à son fils quand il est atteint par la conscription, il donne une loge aux Italiens à sa femme, et fait très cavalièrement son service d’officier d’état-major de la garde nationale. A ces qualités il en joint d’autres qui le mettent tout-à-fait au niveau des honnêtes gens: il entretient volontiers quelque fille de l’Opéra, joue gros jeu, s’imagine qu’il a de beaux chevaux, mène bien un tilbury et méprise souverainement les gens de lettres. Somme toute, c’est un très excellent homme, qui n’est pas plus méchant, pas plus vicieux que vous, que moi, que tout le monde.

Cependant, au milieu de tout ce monde dont il fait partie, il a ses nuances qui le distinguent, qui le personnalisent et qui en font le type particulier que nous voulons tâcher de vous faire connaître.

Si vous entrez dans un salon où vous savez qu’il y a des agents de change, et que vous remarquiez un homme de mine simple, qui s’écarte pour vous laisser passer, qui se tient paisiblement dans un coin, qui cause bas, et qui écoute avec plaisir un violon qui joue ou une femme qui chante, un homme modeste enfin, passez, ce n’est pas un agent de change. Si vous voyez plus loin, quelque figure à la physionomie expressive, à l’allure un peu débraillée, qui parle avec facilité et action, qui se démène plus qu’il ne faut pour persuader ses auditeurs, et dont la pensée rayonne dans la parole et dans le regard, un homme chaud et éloquent, passez, ce n’est pas un agent de change. Si vous trouvez dans un angle obscur de quelque salon retiré, un personnage au maintien railleur, entouré de quelques femmes sur le retour ou laides, qui devisent avec lui, un homme qui sème la conversation de mots fins, de plaisanteries élégantes, de réticences spirituelles, passez, ce n’est pas un agent de change. Cet homme qui ne dit rien, ce n’est pas un agent de change; celui qui vous répond complaisamment quand vous l’interrogez, ce n’est point un agent de change; cet homme qui joue et qui gagne sans dédain, ou qui perd sans faste, ce n’est pas un agent de change.

Mais si, en passant par une porte, vous avez trouvé un homme raide, empesé, planté là comme une borne, et qui vous a fait obstacle durant dix minutes sans daigner s’apercevoir qu’il vous gêne; si vous avez aperçu un homme à mine assurée, qui parle haut pendant qu’on fait de la musique; si vous voyez qu’il toise avec pitié quelque amateur passionné qui lui adresse un chut modeste; si vous apercevez un homme portant beau dans sa cravate, comme un cheval normand, un homme qui laisse tomber dans une discussion cinq ou six mots qui lui semblent un arrêt sans appel; si vous remarquez un dandy déjà ventru, le dos appuyé à la cheminée du grand salon, et parlant bas et de haut à la plus jolie femme de la soirée, pour lui dire des riens très lourds sur sa robe et son bouquet, comme s’il laissait tomber une à une les perles d’or d’un esprit charmant; si vous vous asseyez à la table de jeu où un joueur fait bruit de l’or qu’il remue, soit qu’il le gagne ou qu’il le perde; si enfin vous êtes poursuivi par un fashionable de jeunesse passée, qui s’empare le plus qu’il peut de toutes les places, de tous les salons, de tout l’air, de toute la lumière, voilà ce que vous cherchez: c’est votre homme, c’est un agent de change.

Ce n’est pas cependant, il faut bien le dire, un gros bélître, malotru, comme vous pourriez vous l’imaginer; mais c’est quelque chose d’infiniment important, d’infiniment content de sa personne, d’infiniment sûr de son esprit. Cet homme, quoi qu’on en dise, n’a qu’un chagrin: c’est celui d’être agent de change.

Et pourquoi cela?

Le voici:

En général cet homme est beau, encore jeune; il a reçu une assez bonne éducation, il n’est ni absolument sot, ni absolument ignorant; quelquefois il est riche, et doit toujours le paraître; mais il a pris le haut du pavé dans le monde et il s’est créé, peut-être sans s’en douter, l’aristocrate du jour. Eh bien! tout cela l’embarrasse; il est si près de son origine qu’il se sent parvenu. Hier il était commis, hier il gagnait mille écus dans les bureaux dont il est le maître aujourd’hui; hier il riait comme un bon jeune homme de l’importance de son patron, qui devait sa charge et qui faisait le millionnaire; hier il dansait, il s’amusait, il allait au parterre de l’Opéra, il jouait et était fâché de perdre et ravi de gagner; hier il avait une jolie petite maîtresse qui l’aimait et qui lui demandait, tout au plus le dimanche, de la mener aux avant-scènes de l’Ambigu et de la Gaieté, et là il pleurait et riait à la volonté du drame et du vaudeville; hier il était un homme, aujourd’hui il est agent de change: titre terrible qui pèse sur toutes les heures de sa vie et qui en fait pour lui et pour les autres une comédie assommante.

La gaieté légère et facile peut-elle convenir à un homme dont la fortune est toujours en jeu; l’insouciance et l’étourderie, à celui qui tient dans ses mains les capitaux de tant de clients; l’abandon du cœur et de l’esprit, au spéculateur qui vit d’une industrie dévorante; les pensées légères, à celui qui doit observer et connaître mieux que personne la marche des événements politiques auxquels son existence est attachée. Que si avec de pareilles préoccupations, l’agent de change était un homme de cabinet, tout entier à son état et faisant sa société de sa caisse et de ses livres, cela lui serait facile à supporter; mais, depuis la révolution de 1830, il s’est posé partout en homme du monde; il l’est et veut l’être, c’est un état que le hasard lui a fait et dans lequel il s’obstine: alors il arrive surplombé du poids de ses lourdes affaires, et c’est ce qui lui donne cette tournure de papillon à ailes de plomb que nous avons essayé de vous montrer. Il veut allier toute la solennité de son état avec toute la désinvolture de la fashion, il faut qu’il soit tout à la fois splendide comme un fermier-général, et qu’il garde le décorum d’un agent comptable qui calcule toutes ses dépenses. C’est un homme qui marche dans un pays avec une corde qui tient à un anneau fiché dans une autre contrée; c’est l’âne qui se fait lion, comme on appelle nos dandys, mais le bout de l’oreille perce toujours; c’est enfin une existence qui ment à son principe; c’est un travailleur dont le cœur, l’esprit, la parole se sont endurcis et racornis à la triture des affaires, qui veut singer l’allure de l’homme de loisir dont la pensée et l’âme s’aiguisent à rêver dans une élégante nonchalance.

Voilà pourquoi tel de ces individus, qui eût été peut-être un homme distingué s’il n’avait été rien, ou qui eût été assurément un homme convenable s’il s’était fait marchand de nouveautés ou de bas de coton, est un être gauche, empesé, maladroit, important, parce qu’étant de nature crasse et financière, il faut qu’il se tienne en marquis et vive en gentilhomme.

Cependant, ce contraste qui vous frappe au premier abord, dans l’agent de change hors de chez lui, vous sauterait bien plus aux yeux si vous étiez introduit dans sa maison.

Comme il s’est posé un des rois du monde et de la mode, il faut qu’il joue son rôle partout; aussi son intérieur est-il un sanctuaire élégant des plus jolies fantaisies, des plus coûteuses bagatelles; il y en a dans ses salons, dans le boudoir de sa femme, dans sa salle à manger et dans son antichambre: mobilier gothique, renaissance ou Louis XV, il y a de tout et du meilleur goût, tout neuf, parfaitement imité; albums précieux, reliures élégantes, statuettes adorables sont à leur place. Mais tout cela n’est à lui que parce qu’il l’a payé; il ne le possède pas de son cœur, de son amour, il n’en jouit que par l’envie qu’en peut recevoir un confrère. Ce n’est pas pour lui un bonheur interne, secret, personnel, c’est une preuve de la puissance de sa fortune. Il ne se sert point de tout cela comme d’une chose qui lui va; il le possède comme une inutilité qu’il faut avoir pour être comme les autres. Son véritable appartement à lui, c’est un cabinet avec casiers droits, cartons nombreux, fauteuil de maroquin et papier-registre à compartiments tracés à l’encre rouge. S’il lui faut écrire un billet sur papier satiné, il le ferme au besoin de cire odorante avec cachet à devise anglaise; mais cela le gêne, l’ennuie, et sa plume ne court vite et à son aise que lorsqu’il écrit sur papier carré, à tête imprimée, et qu’il soumet sa correspondance au timbre à vis de pression qui porte son nom.

Sa vie, sa véritable existence est là, et quoi qu’il fasse, tout le reste n’est pas à lui, il s’y sent étranger et joue péniblement un rôle qui ment à ses goûts.

Le femme de l’agent de change seule est à son aise dans ce luxe de frivolité et de loisir. A son aise, en ce sens, que n’ayant apporté dans les affaires de son mari que la dot pour laquelle il l’a épousée, elle reste tout-à-fait en dehors de ses affaires, et a tout le temps d’être femme du monde ou de le devenir; car beaucoup ne le sont devenues qu’à la longue, et n’y étaient pas destinées. Telle qui était fille d’un sabotier enrichi et qui, en se mariant, ne savait ni s’habiller, ni marcher, ni s’asseoir, ni parler; telle qui vient d’un comptoir de province où elle avait appris, chez le vieux banquier dont elle est la fille, à compter les feuilles qu’une laitue doit rendre au saladier et à mettre de côté les pièces de trois livres bien conservées qui peuvent se vendre cinquante-six sous au fondeur, se sont transformées en brillantes dominatrices de la mode.

Mais, comme on sait, la femme se façonne mieux que l’homme à la vie où on la jette, et presque toujours la femme d’agent de change est, au bout de quelque temps, la patronne en crédit des plus élégantes couturières, des marchandes de modes les plus flambantes. Elle se ramasse et se ploie aussi gracieusement que la plus belle marquise dans l’angle d’une calèche qui va au Bois; elle regarde tout aussi finement, sans se remuer, le beau cavalier qui passe et à qui un signe imperceptible a dit bonjour. Elle a deviné dix solécismes dans la toilette d’une de ses bonnes amies, qu’elle a détaillée des pieds jusqu’à la tête, sans avoir eu l’air de l’apercevoir et sans être forcée de la saluer. Dans le monde elle sait tout ce qui fait d’une femme une femme à la mode; elle est capricieuse, intelligente des moindres choses, despote, protectrice, impertinente. Chez elle, elle sait accueillir et recevoir, ce qui est bien différent; tout ce luxe futile qui gêne son mari est pour elle d’usage facile, elle s’entend à remuer tout cela, à en user; elle le comprend, elle l’aime, elle y attache un sens, elle est dans son atmosphère.

Aussi l’agent de change est-il le mari le plus en danger de la terre; car si tout le monde ne voit pas combien il est étranger à la vie dont il vit, il ne peut le cacher à l’œil clairvoyant de sa femme, d’autant que vis-à-vis d’elle il ne se croit pas obligé à la comédie qu’il joue envers les autres: il jette la brutalité de ses chiffres dans le chiffonnage de rien de cette vie inoccupée; il pose son livre de caisse sur le pupitre de velours et d’ébène où elle griffonne des billets imperceptibles, et le gros livre brise le joli meuble; il parle bourse quand elle rêve poésie; il additionne quand elle poursuit une mélodie italienne; il est l’homme d’affaire, enfin, quand elle est la femme du monde.

De cet état de choses il résulte deux malheurs immanquables pour le mari.

Ou la femme est assez spirituelle pour deviner que son époux est pour elle ce qu’il est véritablement, et que pour les autres il se gourme, il se pince, il se fausse; et alors elle en conclut que leurs natures sont antipathiques, que jamais elle ne sera comprise, elle légère et aimante, par cet esprit froid et calculateur; et, comme elle ne peut vivre ainsi isolée, elle prend un amant. C’est la chance la plus heureuse pour l’agent de change.

Ou bien elle croit à la comédie qu’il joue, et alors ne le trouvant plus pour elle ce qu’il est pour les autres, elle devient jalouse, exigeante, furieuse; elle se croit dédaignée, outragée, trompée, et voilà les querelles qui viennent, les tristesses, les attaques de nerfs, les reproches, les menaces, tout cet enfer du mariage auprès duquel l’état de mari trompé est un paradis.

Alors l’agent de change, qui a bien assez de faire l’homme du monde en représentation, cherche un moyen de calmer sa femme, et comme tous les hommes il prend le premier qui lui tombe sous la main; et pour lui, ce moyen facile, c’est l’argent: il en donne à sa femme pour sa toilette, pour ses voitures, pour sa maison, pour une terre, pour des fêtes, pour des bals. Et voilà ce qui produit ces femmes d’agents de change étalant, les larmes aux yeux, le luxe le plus effréné, courant tous les plaisirs avec fureur, et y portant un visage malheureux et ennuyé. Voilà ce qui souvent amène la faillite du mari, qui n’en a pas été plus heureux, et qui se trouve ruiné.

Si nous ne nous trompons point, tel est l’état actuel de l’agent de change.

Quant à l’espèce d’influence politique qu’il a eue il y a sept ou huit ans, après la révolution de juillet, elle tend à s’effacer tous les jours.

En effet, comme les agents de change furent des premiers à faire cour à la nouvelle royauté, elle les accueillit, les festoya, leur donna des épaulettes de colonel dans la garde nationale. Mais à mesure que cette royauté s’avance, elle se fait une aristocratie propre à elle-même, et qui pousse dehors l’agent de change. Ce sont les aides-de-camp du roi des Français, les pairs qu’on crée, les hommes politiques qui se font petit à petit, les grands administrateurs qui s’élèvent, les vieux noms qui se rallient; encore quelques années, et l’agent de change sera retourné où il était il y a dix ans, et où il aurait dû rester.

Ceci tient à une cause particulière qu’il n’est pas inutile de signaler. La compagnie des agents de change, en sa qualité de compagnie, serait un corps redoutable si elle pouvait avoir une influence politique; mais heureusement pour l’État, les nécessités de l’existence de l’agent de change lui interdisent cette influence en ce qu’elle a de plus puissant et de plus direct. Car, dans un pays où le crédit public est considéré comme une des forces vitales de l’État, c’est toujours un corps redoutable qu’une association d’hommes qui peut l’altérer, sinon l’affermir, et jeter dans la bourse des capitalistes des paniques désastreuses. Mais l’agent de change n’est homme politique qu’en ce qu’il est nécessairement du parti de tout gouvernement existant, attendu qu’il bâtit sa fortune sur le sable mouvant des fonds publics, que la plus petite crue des idées révolutionnaires peut entraîner et déplacer. Toutefois, si l’agent de change pouvait facilement devenir homme politique, il est à craindre que, sans égard pour sa fortune, il eût la prétention d’avoir une opinion à lui, ou l’espérance de devenir ministre. Eh bien! il suffirait de quelques agents de change déterminés dans la chambre des députés pour mettre en péril tous les matins l’existence de la monarchie. Mais voici qui les tient en bride: ils ne peuvent pas être députés. Pourquoi? la loi le leur défend-elle? Non, assurément; seulement ils obéissent à une nécessité qui semblerait devoir en frapper bien d’autres. L’agent de change a seul le droit de faire ses affaires: il faut qu’il soit de sa personne au parquet de la Bourse, précisément à l’heure où les faiseurs de lois se rient au nez, font des quolibets, et parlent comme s’ils croyaient ce qu’ils disent. Un procureur-général peut plaider par substitut; un conseiller, juger par suppléant; un général, commander par aide-de-camp: mais il faut qu’un agent de change gagne lui-même son argent, voilà pourquoi il ne peut pas être de cette chambre des représentants. Aussi M. Dupin a-t-il toute latitude de les appeler loups-cerviers, sans qu’aucun d’eux lui réponde en l’appelant avocat.

Du reste, l’agent de change, après s’être effacé politiquement, tend à dominer aussi d’importance, financièrement parlant. Il s’est créé, sous le nom de coulisse, une contrebande de sa contrebande qui lui fait le plus grand tort. Le marron dévore l’agent de change, et celui-ci ne peut guère se défendre, car on peut bien agir contre la loi, quoique institué par elle; mais il est difficile de demander à cette loi la punition de ceux qui commettent le même crime que vous, et qui du moins peuvent dire qu’il ne leur a pas été formellement interdit.

En outre de ces raisons, l’agent de change s’est déconsidéré depuis quelque temps par sa participation à cette émission frénétique d’actions industrieusement industrielles, colossales pasquinades, où il a joué le rôle du buraliste qui fait la recette à la porte. Maintenant que la farce est jouée, si on ne l’accuse pas d’avoir mis les recettes dans sa poche, toujours est-il qu’on le soupçonne d’y avoir participé.

Ainsi, d’une part, l’agent de change est annihilé comme puissance politique, la députation lui étant interdite; de l’autre, il se ruine comme puissance financière; le jeu dont il vit tombant aux mains des marrons, il ne lui reste plus, pour être encore important, que la conversion des rentes, qui lui fera passer assez de millions par les mains pour qu’il lui en reste quelque chose.

Je me trompe, cela n’arriverait pas, que l’agent de change serait toujours important.

Peut-être que cette épithète n’est pas assez personnelle pour être un trait particulier à l’agent de change. En effet, dans notre époque, l’importance importante appartient à tout ce qui a de l’argent, ou à tout ce qui est censé en avoir. Ainsi le banquier, le notaire, le receveur-général, ont ce ridicule, par le fait de leur état: ce n’est pas une affaire d’homme, c’est une affaire de caisse. Ce ridicule marche toujours à la suite des écus comme les petits chiens après les vieilles femmes. Il gagne même tous les états dont quelques individus se trouvent par hasard être des capitalistes. Il y a des libraires importants (très peu, important voulant dire riche); il y a des chiffonniers importants; il y a des marchands de sabots importants; il y a des voleurs importants, mais j’avoue que, quoiqu’il y ait des hommes de lettres vaniteux, gonflés d’eux-mêmes, insolents si vous voulez, je n’en connais pas d’importants, comme l’agent de change est important. Dieu, en leur donnant bien des défauts, les a sauvés de ce ridicule doré. Je vous l’atteste, moi qui signe cet article.

Frédéric Soulié.


LA DEMOISELLE DE COMPAGNIE
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LA DEMOISELLE DE COMPAGNIE.

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En parcourant de bas en haut la série des existences déplacées, depuis la portière incomprise «qui n’a pas toujours tiré le cordon,» jusqu’à la sous-maîtresse de pensionnat, qui aurait pu épouser le fils d’un pair de France, on trouve la femme de charge, type grave et majestueux qui ne rit pas ou qui ne rit guère, et auquel il faut nécessairement associer la gouvernante, autre physionomie que Collin d’Harleville a si parfaitement saisie et résumée dans le personnage de madame Evrard. Au dessus de madame Evrard, mais bien au dessus, dans un monde tout autre, dans des régions toutes nouvelles, loin du contact épais des grands cousins venus d’Auvergne et des plaintes asthmatiques de ce bon M. Dubriage, nous trouvons la demoiselle de compagnie, qui est à la femme de charge ce que celle-ci est à la simple bonne d’enfants, ce que l’intendant est au secrétaire, et le secrétaire au palefrenier; la demoiselle de compagnie, objet de luxe, fantaisie de bon goût, réservée exclusivement aux gens riches, et que la moyenne propriété ne connaît que par ouï-dire; à peu près comme les services complets en vieux Sèvres, les chevaux pur sang, les eaux de Bade, les migraines et les vapeurs.

Une femme qui a des vapeurs ne saurait se passer d’une demoiselle de compagnie.

A la cour, il y a les dames d’honneur et les dames pour accompagner, et cela se conçoit. Toute reine, toute princesse a ses femmes, qui lui servent de ministres, et portent au besoin la queue de sa robe. Voyez l’ancienne tragédie: la femme suivante, la confidente, y est de rigueur: Cléone pour Hermione, Céphise pour Andromaque, Fatime pour Zaïre, Fulvie pour Émilie. Or, que sont ces dames, Fulvie, Fatime, Cléone, Céphise et tant d’autres que nous pourrions citer, si ce ne sont d’honnêtes et antiques demoiselles de compagnie? Mais aujourd’hui les princesses et les reines marchent moins solennellement qu’au temps de l’ancienne Rome; elles portent des robes plus courtes, elles ont moins souvent occasion de s’évanouir. Elles ont aussi moins de secrets à confier, ou, si elles en ont, elles les placent mieux, dans l’oreille de leur mari, par exemple, ou de leurs cousins, ou de leurs oncles; car aujourd’hui les souveraines ont de la famille comme de simples bourgeoises. Les mœurs se sont ainsi graduellement modifiées. Les confidentes de tragédie ont disparu comme les soubrettes de comédie. Œnone a suivi la disgrâce de Marton. L’emploi de dame d’honneur, de dame pour accompagner, de demoiselle de compagnie, est devenu, comme vous le voyez, une véritable sinécure. Chacun se tient volontiers compagnie à soi-même.

Et cependant l’emploi subsiste, comme chose de montre et d’apparat. Bien des jours s’écouleront encore avant que nous voyions disparaître l’écuyer cavalcadour, le héraut d’armes, la dame d’honneur, ces trois non-sens! La demoiselle de compagnie surtout a de longues années à vivre. A quoi sert-elle pour le moment? c’est ce qu’il convient d’examiner.

Et d’abord que signifie le mot en lui-même? peut-on tenir éternellement compagnie à quelqu’un? et si charmante, si spirituelle qu’on soit, quelque grâce imprévue et toujours nouvelle qu’on puisse jeter dans le discours, ne risque-t-on pas d’ennuyer à la longue et de laisser soupçonner le fond du sac? on se lie d’une affection réciproque, on finit par s’aimer, par se reconnaître indispensables l’un à l’autre, et alors ce qu’on dit est toujours bien, le silence même a son charme. Soit. Avouez pourtant que c’est un assez médiocre divertissement à loger chez soi qu’une demoiselle de compagnie silencieuse. Les bouffons autrefois devaient faire rire, sous peine du fouet. Une demoiselle de compagnie n’est pas payée pour être taciturne.

Il faut donc qu’une demoiselle de compagnie, digne de ce nom, parle et se taise, se montre et s’absente à propos. Ceci constitue tout bonnement la plus complète, la plus sensible, la plus humiliante de toutes les servitudes. Lorsque autrefois la dame suivante ramassait l’éventail ou portait la queue de sa maîtresse, la tâche était toute simple; elle savait à quoi s’en tenir. Mais maintenant que ses attributions ont cessé d’être définies, la dame suivante, chargée de quoi? de tenir compagnie à madame, ne sait plus où commence, où s’arrête son emploi. Elle doit craindre d’aller trop loin et de fatiguer, de trop demeurer et d’alanguir. Trop ou trop peu de discrétion, double écueil! il faut beaucoup d’étude, beaucoup de sens, beaucoup de sagacité pour tenir constamment le haut du pavé dans cette route chanceuse. La moindre gaucherie, le moindre oubli, la plus petite négligence suffit pour vous jeter, confuse et humiliée, aux fossés du chemin.

Et voilà précisément pourquoi nulle position dans le monde n’est plus gauche, plus fausse, plus gênante que celle-là. Une demoiselle de compagnie appartient toujours par son esprit, par ses manières, par son éducation, quelquefois même par sa naissance, à ce monde où elle n’est admise, quoi qu’elle fasse, que sur un pied de dépendance et, tranchons le mot, de domesticité. Que d’amertumes pour elle! que de déboires secrets! que de fiertés blessées! que de combats au fond du cœur! que de rougeurs bien ou mal dissimulées! On dit en parlant d’elle: «C’est la demoiselle de compagnie!» ou bien: «Adressez-vous à ma demoiselle de compagnie!» ou bien encore: «Je n’ai trouvé que la demoiselle de compagnie!» Dirait-on avec plus de dédain: «C’est ma femme de chambre... Adressez-vous à ma femme de chambre?» La demoiselle de compagnie, par cela même qu’elle est payée, accepte tacitement l’obligation d’endurer quelquefois les caprices de madame, les maussades humeurs de madame, les emportements de madame. Une parole fière, un geste superbe, équivaudraient à une démission, et nous supposons que la demoiselle de compagnie a besoin de sa place.

Il n’est pas rare de rencontrer dans les Petites-Affiches, à l’article Demandes et offres, entre un cheval à vendre et une cuisinière à louer, l’avis suivant, précédé d’une main dont l’index est allongé:

«On désire une demoiselle de compagnie d’une naissance distinguée, d’un physique agréable, d’une instruction soignée, sachant la musique et l’italien, pour voyager avec une famille anglaise. S’adresser franco à M. R***, à Paris, poste restante.»

Victorine Dujarrier lut un jour cette annonce banale, et se prit à réfléchir sérieusement que sa famille était pauvre, quoique honnête, et que l’éducation qu’on lui avait donnée pouvait recevoir utilement son emploi. En outre Victorine était jolie, elle était musicienne, elle savait l’italien. Elle réunissait donc toutes les conditions requises. Elle s’adressa à M. R***, poste restante, à Paris, et ne tarda pas à recevoir une réponse ainsi conçue:

«Mademoiselle Dujarrier est priée de vouloir bien passer de midi à deux heures, rue du Helder, no...»

Que de pensées diverses, que d’émotions assiégeaient le cœur de la jeune fille tandis qu’elle se rendait au lieu indiqué! C’était une grande, une solennelle démarche que celle-là! Victorine hasardait seule son premier pas dans le monde. Qui donc l’eût accompagnée? Son père était malade et tombé presque en enfance. Sa mère? Elle n’avait plus de mère. C’était une marâtre qui maintenant commandait au logis, et Victorine n’avait ni appui, ni affection à attendre de ce côté-là. Victorine était isolée, sans guide et sans conseil, portant à elle seule la terrible responsabilité de son avenir.

Arrivée rue du Helder, elle s’informa. La maison de M. R***, un peu triste au premier abord, comme sont la plupart des modernes hôtels de la Chaussée d’Antin, étalait une belle façade sur la rue. La porte cochère, exactement fermée, ressemblait à la porte d’un riche sépulcre, tel qu’il s’en élève dans les quartiers aristocratiques du cimetière de l’Est. Victorine frappa discrètement; un des battants s’ouvrit et laissa voir une cour extrêmement triste aussi, formée de grands murs peints à l’huile et figurant une tenture de coutil; à droite, deux ou trois lucarnes, en forme de losanges, indiquaient la remise et l’écurie. Un domestique à veste rouge nettoyait des harnais sous une espèce de hangar, tandis que le concierge, également vêtu de rouge et coiffé d’une casquette de livrée, jetait force seaux d’eau sur les dalles du vestibule pour en faire disparaître quelques taches mal séantes. Bref, l’aspect de cette maison annonçait la fortune et ce que les Anglais appellent le comfort. Et cependant je ne sais quoi de terne et de morose assombrissait cette demeure et faisait asseoir l’ennui sur la première marche de l’escalier.

Quand Victorine entra dans le salon, M. R***, qui était profondément abîmé dans une bergère et dans la lecture d’un journal, se leva, et fit en souriant trois pas vers la jolie visiteuse. Elle tremblait, il l’encouragea, lui offrit la main, la fit asseoir, et engagea avec elle une conversation de lieux communs, dont je vous fais grâce pour venir directement au fait, comme y arriva finalement M. R***, après une foule de banalités et de politesses.

«Mademoiselle, lui dit-il, je passe ordinairement six mois de l’année en province, dans un château assez maussade que je possède aux environs de Valence. Ce n’est pas là le séjour que je vous proposerais. Ma femme l’habite en ce moment; nous ne ferions que l’y aller rejoindre, et de là nous partirions pour l’Italie. Madame R*** sera ravie de vous voir, de vous connaître. Il y a longtemps qu’elle me demande une demoiselle de compagnie, et ce sera pour elle une joie de saluer en vous une amie, une amie si charmante et si spirituelle.

—Monsieur... interrompit timidement Victorine en baissant les yeux.

—Non, ce que je vous dis là est l’expression sincère de ma pensée. Vous me plaisez, mademoiselle, vous me plaisez beaucoup, et je serais enchanté de pouvoir faire quelque chose pour votre bonheur...»

L’accent avec lequel ces derniers mots furent prononcés parut étrange à Victorine. Elle regarda pour la première fois M. R***, et lui demanda si son intention était de rester longtemps en Italie.

«Fort longtemps, répondit-il d’abord. Puis baissant la voix: aussi longtemps que vous voudrez.»

Victorine recula doucement son fauteuil, car M. R*** s’était singulièrement rapproché d’elle, tout en parlant.

L’entretien fut dès lors animé et véhément du côté de M. R***, qui s’était pris d’un réel enthousiasme pour les beaux yeux de la jeune fille. Il prodigua les flatteries, les offres de services, les promesses. Il fit briller les reflets chatoyants de sa fortune, le luxe de sa livrée, il fit enfin tout ce que fait un homme riche, médiocrement spirituel, qui veut subjuguer le cœur d’une jeune fille en s’adressant à sa vanité.

Mais Victorine ne comprit rien à cette habile stratégie du Lovelace: elle ne comprit pas pourquoi cet homme étalait ainsi à ses yeux son faste et son opulence; novice qu’elle était, elle s’étonna d’être l’objet d’un tel empressement. Elle était venue tremblante, tout émue de sa démarche, agitée par la crainte d’un refus; et elle se voyait accueillie, elle se voyait fêtée, flattée, comblée d’éloges et d’adulations par un homme riche, qui ne la connaissait pas, et qui aurait pu prendre vis-à-vis d’elle les airs superbes d’un protecteur. D’abord la façon tout affable dont M. R*** venait au-devant d’elle enchanta Victorine: mais bientôt la singularité même de cet accueil excessif donna à penser à la pauvre enfant, qui commença à s’inquiéter de sa situation. Dès ce moment ses paroles devinrent plus rares, ses questions plus brèves, elle ne songea plus qu’aux moyens d’effectuer sa retraite le plus discrètement, le plus promptement possible. R*** s’aperçut du peu de succès de ses séductions et pensa qu’il ne s’était pas fait suffisamment comprendre. Il résolut de s’expliquer mieux, et changeant brusquement de ton:

«Mademoiselle, dit-il à la jeune fille étonnée, à quoi servent les détours? Vous êtes venue ici persuadée sans doute que vous y trouveriez une femme, et vous m’y trouvez, moi; vous m’y trouvez seul, et vous n’en paraissez pas extrêmement surprise. Ne voyez-vous pas bien quelle est notre position réciproque, et que tout ce que je vous ai dit jusqu’ici de ma femme, et de mon château, et du dessein où j’étais de vous présenter comme demoiselle de compagnie à madame R***...

—Eh bien, monsieur?...

—Que tout cela est mensonge, invention, chimère, et que madame R*** n’a jamais existé, et que je suis garçon, et que je n’ai pas de château aux environs de Valence, et que je m’ennuie de ma solitude, et que je cherche une demoiselle de compagnie pour moi, et que...»

Victorine était levée dès le premier mot.

«Permettez que je me retire, monsieur, interrompit-elle froidement.

—Mais, mademoiselle, observa doucement M. R***, pourquoi donc êtes-vous venue?»

Ainsi se termina l’entrevue. Victorine fit une profonde révérence à M. R*** et sortit de cette maison pour n’y plus rentrer.

Quelques traits de cette aventure se retrouvent dans l’histoire de certaines demoiselles de compagnie, que leur vocation prédestine à peupler la solitude des célibataires. M. R*** pouvait fort bien y être trompé, et l’on ne doit pas s’étonner de cette question toute simple Pourquoi donc êtes-vous venue? C’est qu’en effet, puisque Victorine était venue, elle était censée savoir de quoi il s’agissait. Si elle eût eu quelque expérience, elle ne se fut pas prise, comme une innocente, au piége décevant de l’annonce, et M. R*** n’eût pas reçu sa visite. Tenir compagnie à un homme seul, cela est délicat et chanceux, et prête fort à dire aux langues médisantes. Il est juste d’ajouter aussi que rarement une demoiselle de compagnie exerce de semblables fonctions. C’est ordinairement auprès des femmes, et plus particulièrement auprès des demoiselles que leur office les retient. Expliquons-nous.

On sait que ce qui séduit le plus une jeune fille dans la perspective du mariage, c’est la liberté dont jouit une femme mariée. La liberté! mot magique et vibrant! Dans un mari, ce qu’on aime le plus, ce n’est pas toujours le mari, mais bien le droit d’être appelée madame, de porter un cachemire et des diamants. Nous parlons là des premières ambitions d’un cœur ignorant de soi-même, que rien n’a encore ému, et dont chaque battement correspond à une pensée de coquetterie et de frivolité. Mais après ces premiers désirs de pensionnaire émancipée, viennent quelquefois des velléités plus sérieuses, des concupiscences réelles. On en vient à réfléchir que la vie est bien triste, le tête-à-tête bien monotone; que monsieur nous fait vivre trop retirée, et après tout on n’est plus un enfant; que nous sommes mariée, c’est-à-dire libre, et que nous pouvons recevoir qui bon nous semble et aller où il nous plaît, sans difficulté. A quoi bon, en effet, être mariée, si l’on ne jouit pas de la clef des champs? Le libre arbitre est une des immunités conjugales. Un mari, c’est un passeport.

Mais pour celles qui n’ont point de mari, pour ces pauvres incomprises qui n’ont pu se procurer de passe-port, et de qui la vie inquiète se passe dans la crainte de se voir arrêtées à la douane de l’opinion, pour celles-là surtout, notre civilisation charitable a inventé la demoiselle de compagnie. Bienheureuse invention! la demoiselle de compagnie est un porte-respect contre lequel vient se briser la rage impuissante du Qu’en dira-t-on. Le moyen de médire de madame une telle qui a une demoiselle de compagnie? n’est-ce pas là un bouclier, un rempart suffisant? La demoiselle de compagnie remplace avantageusement le mari absent. Elle est attentive, complaisante, elle sait se retirer à propos, ce que ne ferait peut-être pas toujours le mari, fût-ce même l’époux débonnaire de la chanson du Sénateur.

Ce n’est pas tout. Dans certaines circonstances difficiles, la demoiselle de compagnie pousse le dévouement jusqu’à prendre pour son compte les amants de madame. Elle devient l’éditeur responsable des aventures galantes: c’est elle qui reçoit les messages pour les transmettre à qui de droit, c’est elle qui fait les réponses. C’est elle que la malignité du monde accable de sarcasmes. La médisance, mise en défaut par elle, s’attaque à elle seule. La demoiselle de compagnie accepte le côté pénible du rôle dont madame a tout l’agrément. Ainsi se trouve appliqué le fameux sic vos non vobis.

Mais toute médaille a son revers. Après avoir analysé quelques-uns des avantages de la demoiselle de compagnie, il est juste de faire connaître ses inconvénients.

Ainsi, contrairement à l’exemple qui vient d’être cité, il arrive souvent que la réputation de madame sert de plastron à la demoiselle de compagnie. Les comédies sont pleines de quiproquos semblables, lesquels se renouvellent journellement dans le monde. Les aventures de la dame suivante sont fréquemment attribuées à sa maîtresse, qui devient ainsi responsable des billets doux, des escalades nocturnes, des mauvais propos et des coups d’épée qui se commettent dans les environs, et dont une autre a le profit. Que de vertus intactes et jusque-là respectées, compromises tout-à-coup par le voisinage dangereux d’une demoiselle de compagnie, sauvegarde trompeuse, préservatif impuissant, arme qui devrait protéger et qui tue! On a vu l’autre nuit un homme rôder sous les fenêtres de l’hôtel. Évidemment, c’était pour madame. On remarque que le jeune comte Horace de*** prolonge fort tard les visites qu’il fait chez madame la vicomtesse. On ne s’informe pas si ces visites sont des tête-à-tête, ou si (ce qui est vrai) la présence de la demoiselle de compagnie est le véritable attrait qui retient le jeune comte. On se hâte de prononcer, en ricanant, que la jolie vicomtesse a le cœur pris, et voilà une réputation de femme jetée au vent des causeries parisiennes. Alors, que faire? à quel parti s’arrêter? garder la demoiselle de compagnie? c’est réchauffer un serpent; la congédier? c’est donner gain de cause aux propos de la malignité, qui ne manquera pas de dire que l’on s’est débarrassé d’un témoin incommode. Égale perplexité des deux parts! Plaignons la femme qui se trouve réduite à choisir entre ces deux fâcheuses extrémités.

Pour prévenir un malheur semblable, la plupart des femmes qui se donnent le luxe d’une demoiselle de compagnie, se la donnent laide ou à peu près: imitant en cela la tactique généralement suivie à l’égard des femmes de chambre, autre espèce dangereuse! Mais quand soi-même on est laide, la grande difficulté est de trouver plus laide que soi. Au besoin, on choisit plus vieille, et le même but est rempli. Il y a en ce genre des assortiments très curieux.

Les attributions de la demoiselle de compagnie consistent principalement à suppléer la maîtresse de la maison, lorsque celle-ci est indisposée ou absente, à faire les honneurs à sa place, à recevoir pour elle les visites, à éconduire doucement les importuns, ceux qu’on ne veut pas voir. Cet emploi demande beaucoup de tenue et de sagacité. Certaines demoiselles de compagnie finissent par être plus réellement maîtresses que la maîtresse elle-même. Celle-ci, à la longue, se trouve occuper la seconde place et jouer le second rôle. C’est une véritable abdication.

La demoiselle de compagnie exerce en outre quelquefois les fonctions de lectrice. C’est une variété du genre. La lectrice est ordinairement une grande sérieuse personne entre deux âges, qui a eu de la fortune, des aventures et des malheurs. Écoutez-la: sa vie est une interminable odyssée qu’il vous faudra ouïr du premier chant jusqu’au dernier, ou plutôt jusqu’à l’avant-dernier, car la pauvre femme souffre encore et souffrira longtemps. Sa spécialité est de souffrir. Elle a des sympathies littéraires, des velléités de bas-bleus. Elle écrit un roman pendant ses loisirs, un roman dont elle est l’héroïne, et où l’on verra combien il est pénible de ne plus être ce qu’on a été, et combien de dégoûts naissent d’une fausse position, et que la résignation est une vertu sublime, et qu’autrefois Apollon garda les troupeaux chez Admète, et mille autres choses tout aussi consolantes et aussi neuves. Pour faire diversion aux chagrinantes réminiscences qui viennent l’assiéger parfois, la lectrice soupire de temps en temps des vers, des vers d’amour, gothiques et romantiques, des vers qu’elle écrit «avec son cœur...» sans prétention, sans arrière-pensée, car elle n’aspire pas, la pauvre colombe blessée, à acquérir ce que nous autres nous appelons gloire... Eh, de quoi lui servirait la gloire, à elle qui a manqué sa vocation ici-bas! La vocation de la lectrice, sachez-le bien, c’était d’être grande dame, d’être riche, titrée, d’avoir un opulent blason sur les panneaux de ses équipages, et cinquante bonnes mille livres de rente, en terres, forêts et châteaux. A quoi, bon Dieu! a-t-il tenu qu’elle possédât tout cela! un étranger, beau comme les amours, possesseur d’une belle âme et de nombreux millions, est venu, il y a peu d’années, et a demandé sa main. Le père de la lectrice vivait alors, père intraitable et violent s’il en fut. Ce père féroce ne crut pas à la sincérité du noble étranger qui offrait son opulence. Il pensa que l’Américain ourdissait le plan d’une infâme séduction. En vain celui-ci offrit-il d’aller réaliser sa fortune outremer, en vain demanda-t-il trois mois pour ce voyage, trois mois? qu’était-ce que cela! l’inflexible père refusa. Et l’étranger partit la mort dans l’âme: et, depuis ce jour, on n’a plus reçu de ses nouvelles, et maintenant la lectrice est seule au monde, car son entêté de père est mort en lui laissant sa bénédiction—et des dettes. Chaque jour la lectrice s’attend à voir revenir l’étranger, mais l’étranger ne revient pas. Il s’est marié devers les bords de l’Orénoque, avec la fille d’un riche planteur de la Guyane, qui lui a apporté en dot cent cinquante nègres et mille arpents de rocou et de tabac.

Il n’est pas rare que la lectrice, à force de faire de l’élégie, à force de regretter et de se lamenter, parvienne à intéresser à son sort quelque général goutteux, quelque noble reste de l’Empire, pensionné et décoré, dont la vieillesse a besoin de soins et d’affection. Et voilà notre héroïne mariée; la voilà, elle aussi, riche. Hélas! ce dénouement n’est pas tout-à-fait celui du roman qu’elle avait échafaudé. Le général est vieux, exigeant, malingre, un peu bourru, très bourru; et il parle bien souvent de l’empereur. Et voilà notre Indiana toute trouvée. Quelle différence c’eût été, si notre lectrice eût épousé le jeune et opulent Américain!

Heureusement il y a toujours quelque part un neveu, mauvaise tête et joli garçon, qui arrive à point nommé de sa garnison pour offrir des consolations à la femme de son oncle. Règle générale: les fils de famille et les neveux sont un terrible voisinage pour les demoiselles de compagnie.

On pourrait renverser la proposition et dire, avec plus de justesse encore, que les demoiselles de compagnie sont un voisinage des plus dangereux pour les neveux et les fils de famille.

Nous nous proposions de clore ici cette étude; mais nous nous apercevons à temps qu’une dernière variété manque à la présente monographie, variété importante et sans laquelle notre travail demeurerait incomplet. Descendons rapidement les échelons sociaux, et nous rencontrerons quelque part la demoiselle de compagnie associée, type exceptionnel, sorte de Bertrand femelle placé là comme le complément indispensable d’un luxe menteur: la demoiselle de compagnie, meuble de prix, meuble d’emprunt, qui impose aux badauds comme les somptueuses devantures de nos marchands et leurs précieux comptoirs d’acajou. Toute maîtresse de tripot a sa demoiselle de compagnie, qui l’aide à faire aux provinciaux les honneurs du lieu; c’est l’éternelle association de Macaire et de son ami Bertrand retournée au féminin.

La demoiselle de compagnie qu’on vient de voir n’est pas exempte d’ambition. Elle rêve aussi, elle, un avenir brillant, des titres, un carrosse, une loge à l’Opéra! Elle attend chaque jour l’Américain souhaité. Mais, hélas! moins heureuse que la lectrice dont nous parlions tout-à-l’heure, en fait de colonel de l’ex-garde, notre associée n’a sous la main que le baron de Wormspire; elle aime mieux se faire veuve, et, avec des protections, elle arrivera, n’en doutons pas, à se créer un sort quelconque, une position sociale: quelque jour nous la verrons ouvreuse de loge, par exemple, ou revendeuse à la toilette, ou maîtresse de table d’hôte, ou chercheuse de remplaçants; à moins que d’ici là la sixième chambre ne s’en mêle, auquel cas la présente biographie ne suffirait plus à nos lecteurs, et nous serions obligés de les renvoyer de la collection des Français à celle de la Gazette des Tribunaux.

Cordellier Delanoue.


LE GENDARME
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LE GENDARME.

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Il y a des gens qui méprisent encore les gendarmes. Méfions-nous en général de ces gens-là, ils doivent priser les voleurs: le vol est trop commun pour être piquant, le gendarme arrête trop de voleurs pour être ridicule. Il vaut mieux prendre un filou qu’un mouchoir. A trompeur, trompeur et demi. Nous ne ramasserons pas, quant à nous, des quolibets qui siéraient, après tout, à Cartouche et à Lacenaire.

C’est donc là qu’on en est venu! Nous avons abattu l’édifice et nous ne voulons pas que cette pierre reste debout. Nous n’avons laissé que ruines, ces ruines nous portent ombrage. Dieu nous semblait trop grand, nous avons nié Dieu; les rois paraissaient trop hauts, nous les avons détrônés; la noblesse nous dépassait de la tête, nous la lui avons coupée; le confessionnal nous faisait honte, nous l’avons profané; le gibet nous faisait peur, nous l’allons renverser; il ne restait plus qu’un homme pour guider, punir, protéger, nous avons déshonoré cet homme; il restait—le gendarme:—nous avons ri du gendarme.

Effet petit qui remonte à une grande cause! Le gendarme n’est pas seulement le soldat des pouvoirs qui passent, il est celui de la justice qui reste. C’est la dernière limite qui nous sépare du désordre, l’esprit de révolte ne s’y est pas arrêté; c’est la dernière digue qui retient le crime, l’esprit de révolte l’a voulu rompre; il a confondu la loi et la tyrannie, la morale et la politique: il se rencontre ici avec les criminels. En voyant où il va, nous voyons d’où il vient. L’autorité veut le bien dans la société, la révolte ne le veut pas; l’autorité se sert du gendarme, la révolte s’en prend au gendarme: ce long différend est jugé.

Mais cet homme mort, insensés, que vous restera-t-il, que va-t-il arriver? Vous ne savez donc pas le rôle important qu’il joue dans votre société qui n’est plus qu’une comédie? Plus vous avez sapé, plus il étaie; plus vous l’humiliez, plus il s’élève. Toutes ces majestés que vous avez détruites, il les représente aujourd’hui. Il est le roi, le prêtre, le magistrat. Il porte votre monde à lui seul comme Hercule. Le gendarme à présent, c’est l’honneur, la vertu, la religion; la probité du pauvre, la paix du riche, l’espoir du juste, l’effroi du méchant; c’est la providence à cheval, le remords en uniforme, la justice oubliée qui court la grand’route son glaive au poing. Qui pourrait donc nous dire comment du voleur et de cet homme, c’est cet homme que nous avons choisi pour en rire? comment du gendarme et du malfaiteur, c’est le gendarme qui est devenu un objet de raillerie et de crainte? Les honnêtes gens ne craignent que les voleurs: pour qui nous prenons-nous?

Eh! quoi de plus rassurant que ces cavaliers qui accourent dans la poudre du grand chemin au secours du faible et de l’opprimé, comme les mousquetaires du conte de fées? Quoi de plus vénérable que ces derniers débris de la chevalerie errante, déshonorés du chapeau à cornes et du collet écarlate? Quoi de plus réel que ces redresseurs de torts? Quoi de doux et de consolant comme ces bons et honnêtes chevaux remorquant bel et bien ces garnements qui vous attendaient à dix pas d’ici dans l’ombre, un pistolet de chaque main? Quel est le signe de salut de vos pays policés, quel est le phare de vos solitudes, quelle est l’enseigne et la garantie de cette civilisation tant vantée, si ce n’est ce chapeau bordé que vous avez parodié au théâtre, qui vous dit de loin que cette terre est hospitalière, qu’on y songe à votre sûreté, et que vous pouvez avancer et circuler librement, pourvu que vous ayez dans votre poche ce chiffon de papier plié en quatre qu’on appelle un passe-port?

Il vous sied bien d’outrager un tel homme remplissant de telles fonctions. Imprudents! il tient le verrou des prisons, il garde la chaîne du bagne. Que cette porte s’abatte, l’horrible ménagerie se déchaîne dans la ville; que ces menottes se relâchent, les mille mains du vol et du meurtre vont s’agiter partout; que cette digue se rompe, nous sommes tous submergés; que cet homme se pique un jour de vos railleries, qu’il se lasse de vos haines d’écoliers turbulents, qu’il remette son sabre au fourreau, son cheval à l’écurie, qu’il accroche cet uniforme qui vous déplaît, qu’il s’endorme pour une nuit, vous êtes perdus, vous êtes morts! On vous arrache d’un coup ce que vous avez maintenant de plus cher au monde, la bourse et la vie. Sans lui, qui vous entendrait, qui vous défendrait, qui vous vengerait? quel est votre cri dans le péril? qui invoquez-vous, pleurants et battus, enfants que vous êtes? qui réclamez-vous comme un père protecteur? et qui donc venez-vous réveiller pour lui demander justice et pitié, si ce n’est ce gendarme que vous abreuvez de tant de dédains?

Mais comment se fait-il qu’on ait choisi pour le couvrir de honte le plus admirable des dévouements, le plus pénible des états? Le gendarme est un vétéran des armées, et quand les vétérans se reposent, le gendarme est encore soldat. Seulement c’est un soldat qui, au lieu d’égorger à tort ou à raison d’innocents ennemis sur la frontière, s’est mis à combattre jour et nuit, sur le seuil sacré du foyer, ces ennemis plus terribles qui pillent et tuent à coup sûr. C’est un soldat qui a pris racine dans le sol, qui a son champ parmi nos champs, qui défend sa maison parmi les nôtres: seulement cette maison est une tente, il campe sous le chaume, la consigne l’y poursuit, il doit jeter sa bêche au son de la trompette. C’est un soldat citoyen, époux, père de famille; seulement, citoyen à nos heures, époux quand nous le voulons bien, père quand on n’a plus besoin de lui. Et n’admirez-vous pas cet homme qui n’est pas chargé seulement de son bien et de sa famille, mais de nos familles et de nos biens à nous tous; qui laisse là ses champs altérés pour que les nôtres soient plus florissants; qui oublie sa moisson pour veiller à la nôtre; qui quitte son lit et sa table pour courir à toute heure par la neige et la pluie, par monts et par vaux, et qui n’a de sommeil et de trève qu’alors que nous dormons tous et que nous pouvons dormir tranquilles!

Voyez-le donc quand il est rentré, quand il a fini ces travaux militaires qui s’ajoutent aux soins domestiques; quand il a pansé son cheval, blanchi son buffle, fourbi son sabre et qu’il arrose son jardin, qu’il sarcle sa vigne, qu’il fume sa pipe devant sa porte en bonnet de police et les bras nus: le voisin l’arrête à causer, le paysan le salue, les petits enfants jouent avec sa dragonne, la jeune fille rit en passant. Cet homme si farouche est un bon voisin, ce soldat est un bon paysan, et les bonnes gens ne le craignent pas. Le délit lui-même s’est apprivoisé. Ce gendarme si décrié, c’est le soliveau de la fable; la contravention lui grimpe sur l’épaule, le délinquant lui frappe dans la main. Jean le plaisante au cabaret, et Jean braconnera ce soir dans le parc; Pierre l’invite à boire, et Pierre tout-à-l’heure fraudera l’octroi. Le gendarme le sait, et sourit, et trinque bravement avec eux; il n’a rien à dire, il est sans ressentiment et sans vanité. Ce soir et toujours il sera à son poste, mais ce n’est plus lui, c’est la loi que rencontreront alors Pierre et Jean.

Au surplus, dans ce cabaret comme dans ce bal villageois où tout le monde s’amuse, où chacun se repose et se réjouit, il ne s’amuse pas, lui, il ne se repose jamais. C’est un plaisir pour les autres, pour lui c’est un devoir. Il est là pour veiller à la joie d’autrui, pour qu’aucun accident ne la trouble, pour qu’elle soit bien complète et bien pure, cette joie dont il ne goûte pas. Tout-à-l’heure il va séparer ces hommes qui sont ivres et qui se battent. Il pénétrera le premier dans la mêlée à ses périls et risques, il recevra ces coups qui ne lui sont pas adressés, il sera blessé peut-être et peut-être grièvement, dans cette querelle qui ne le regardait point; trop heureux encore s’il l’apaise, s’il en arrête les suites plus graves, s’il lui épargne le tribunal et la force armée, s’il parvient à réconcilier deux voisins, deux amis un peu échauffés de mauvais propos et de mauvais vin!

Maintenant, tandis qu’il se promène paisiblement dans la rue, si vous êtes étranger, si vous ne savez plus votre chemin, si vous avez besoin de renseignements, le gendarme est le plus instruit du village et peut-être le plus poli. C’est lui qui raisonne le mieux du département et de la commune. Adressez-vous à lui, vous verrez quel zèle, quelle obligeance, et comme il vous remettra exactement et cordialement sur la voie. Le malheureux vous est encore redevable, il se croit votre obligé, il pense avoir à vaincre vos préventions, il tient à cœur de vous donner meilleure opinion de lui, il se défie de lui-même, il se défie de ses bons services, pauvre homme! on l’a si mal habitué, si souvent humilié! il croit avoir à se faire pardonner d’être gendarme, c’est-à-dire de vous sauver la vie et la fortune tant que vont durer vos voyages.

S’il vous demande votre passe-port, c’est entre les dents; humblement, la main au chapeau. C’est son devoir. Pure formalité. Du reste, il y jette à peine les yeux, il se fie à vous, il vous le rend aussitôt, ce passe-port, lui qui en a tant vu de faux, lui qui a tant vu tromper, mentir, voler, et qui pourrait être si méfiant; il vous le rend avec les mêmes égards, il vous salue, il vous honore, c’est lui qui vous remercie de lui laisser faire son devoir. S’il se montre plus difficile, s’il vous semble sévère, minutieux, c’est pour votre bien, il y va de vos intérêts; il a ses raisons, la route est menacée; quelque vaurien vous suit ou vous précède, qui vous détrousserait infailliblement: vous serez bien aise qu’il en agisse de même avec ce vaurien.

A cette heure, voici qu’il part pour une de ces rondes sans but, pour ces courses vagues à travers champs que lui seul est capable d’entreprendre, car tout est de son ressort dans le pays, les prés, les bois, la route, le hameau, la voiture, la mairie, l’église, l’octroi; il répond de tout, il a tout à voir et à surveiller. L’arrondissement entier s’endort sous sa garde.

Il va donc voir le long de l’eau, si quelque ligne en contravention n’y plonge pas à la dérobée; dans les taillis, cet homme qui dort à l’affût, un fusil enjoué: dans les vergers, si les maraudeurs tentent l’escalade à la tombée de la nuit; partout, ces vagabonds sans aveu qui cherchent l’ombre et qui ont leurs raisons. Autant vaudrait épier au hasard le héron qui pêche, le lièvre qui broute, l’araignée qui file. S’il ne voulait pourtant que surprendre et punir, s’il avait soif de proie et d’amendes, s’il mettait sa gloire à la confusion du coupable qui le brave, il ne tient qu’à lui. Qu’il cache son uniforme, qu’il prenne cet habit couleur de muraille, qu’il devienne un bourgeois dont nul ne se méfie: il tombe en plein et sans coup férir sur le flagrant délit. Mais ce moyen lui répugne, il n’en use qu’à l’extrémité, quand il s’agit de la vie de ses concitoyens, non plus de la sienne. Alors c’est encore un sacrifice à son devoir. Car encore une fois il n’est pas un mouchard, il est un soldat: il combat face à face, il porte fièrement sa cocarde, et son harnais éclatant montre au loin sa poitrine aux coups du plus lâche assassin.

Il garde donc cet uniforme qui avertit les délinquants, qui leur fait peur et qu’ils maudissent, et qui recouvre tant de mesure et de miséricorde. Il leur laisse le temps de s’enfuir; il s’émeut en lui-même, il prend pitié de ce père de famille qu’un goujon ruinerait en amendes, de cet étourdi qui nourrit sa mère et qu’un lapin va jeter en prison; il s’effraie d’un long procès pour ces misérables, il résout ces calculs qu’ils ne savent pas faire; il tire ces conséquences qu’ils n’ont pas voulu voir; il pèse, réfléchit, examine pour eux. Il ne veut point dépouiller la chaumière, mais non plus le château; il respecte le riche, mais aussi le pauvre: il n’a pas tant à punir celui-ci qu’à protéger celui-là. C’est d’ailleurs, disent ces braves gens, l’ordre et l’esprit de l’institution:—La gendarmerie ne doit pas seulement poursuivre le crime, mais surtout le prévenir.

En effet, ces faisceaux de la loi promenés dans les campagnes préservent et gardent; bien des consciences se sont raffermies, bien des pécheurs sont rentrés en eux-mêmes rencontrant le châtiment face à face. Ce sabre nu a fait rengainer bien des couteaux, ces revers d’un rouge sang ont épouvanté bien des assassins, ces menottes ont arrêté bien des bras furieux et affamés que rien n’arrêtait plus.

C’était un de ces vieux soldats qui nous donnait un jour ces détails dans une voiture publique. Il raisonnait de son état d’un ton simple et mélancolique, sans se plaindre, sans se vanter. Il ne semblait pas se douter qu’on pût l’admirer ou le honnir. Ses vertus, pour lui, tenaient à l’état; cet état, pour lui, était ordinaire. Il parlait du dévouement comme d’une consigne. Quant à nous, nous regardions de tous nos yeux cet uniforme poudreux, ces traits sillonnés, cet œil pur et doux, ce visage guerrier sans moustaches, ce courage sans rudesse. Nous arrivâmes. C’était dans la Bourgogne. Il descendit et nous salua; il n’était pas de service, il n’avait pas songé à voir nos papiers; il nous salua donc, nous tenant pour honnêtes. Une jolie enfant de cinq ans l’attendait un panier à la main. Il lui sourit de loin, il courut à elle, il l’enleva à trois reprises dans ses bras: c’était sa fille. Ils s’en allèrent, l’enfant bondissait à pas inégaux, le père ralentissant sa marche, le petit panier d’une main, le petit enfant de l’autre, et se penchant de temps en temps pour l’écouter et l’embrasser encore. Nous les suivions cependant du regard et de la pensée, et songeant aux terribles fonctions de cet homme, et voyant ces baudriers et cette lourde épée s’abaisser ainsi devant cette enfant, nous ne saurions dire à présent ce qu’avait de triste et de touchant cette scène: ce père qui était gendarme, ce gendarme qui était père.

Mais qu’est-ce donc qui distrait le gendarme de ses durs labeurs? et pourquoi le vient-on chercher chez lui, parmi les siens, au milieu de la nuit? Un homme est condamné à mort, l’échafaud est dressé, la foule afflue dans la place, les honnêtes gens ferment leurs fenêtres et se cachent dans leurs maisons. Le cortége va sortir de la geôle. Qui voudrait pénétrer dans cette prison, auprès de cet homme qui va mourir? qui voudrait assister à cette agonie du supplice, entre le criminel et le bourreau? qui prêterait la main à ces horribles apprêts que ne soutiendrait pas elle-même la foule féroce qui hurle dehors? qui accompagnerait ce cadavre jusqu’au pied de l’échafaud? qui oserait demeurer la garde et le serviteur de la loi quand elle accomplit des choses si terribles? qui oserait passer aux yeux de ce peuple pour le satellite du meurtre, pour l’homme inexorable qui le veut, qui l’appuie, qui le protège? qui pourrait-on forcer à regarder de plus près, au premier rang, d’un œil sec, d’un front calme, cette hache qui tombe, cette tête tranchée, ce cadavre qui se tord, ces flots de sang sur ces planches infâmes; et qui donc cependant garderait un visage ferme en se sentant défaillir?

Le gendarme s’avance au pas militaire, écarte doucement la foule, soutient le condamné s’il chancelle, lui répond s’il parle, s’arrête l’arme au bras et attend immobile.—La tête roule, le sang jaillit jusqu’à lui.—Il s’essuie le visage, puis il s’en retourne grave et pensif. Il embrasse sa femme en silence, il serre ses enfants contre sa poitrine, il caresse ces têtes blondes et il frémit de ce qui s’est passé. Ce vieux brave a eu peur, ce vétéran de tant de batailles a horreur du sang ainsi répandu, il n’est plus qu’un bourgeois vieilli dans ses foyers, des visions sanglantes l’y poursuivent, des rêves hideux vont troubler son sommeil.

A quelle fête encore le voyons-nous paraître? La procession du village va passer. De même qu’il n’y a personne pour suivre le condamné qui monte à l’échafaud, il n’y a plus personne pour escorter Dieu qui sort de son temple. Ce triomphe misérable ressemble à la marche au calvaire, tant la honte et le respect humain serrent tous les cœurs. L’hostie sainte n’a plus de gardes pour ses cérémonies ni même pour sa défense. Le curé gémissant s’épuiserait en vain à traîner le Saint-Sacrement dans les rues; quelques faibles femmes, Madeleines désolées, l’entourent à peine. Le paysan ne croit plus en Dieu, c’est à peine s’il ôte son chapeau à son vieux curé, à peine s’il quitte un moment ses travaux pour voir passer ce triste appareil au bord de la route.

Le gendarme met son plus bel habit, se poste au coin du dais et suit de son pas grave, s’agenouillant quand l’hostie s’élève, présentant son arme à son Dieu. Hélas! le gendarme, peut-être, est de peu de foi comme le paysan, mais tel est son devoir, il a l’habitude du respect et de l’autorité, il est doux et humble de cœur, à demi chrétien par ces vertus chrétiennes, et dans ce moment encore il est le représentant suprême de ce grand spectacle des temps passés: le soldat au pied de l’autel, l’épée sous la croix.

Aujourd’hui voici qu’un grand malheur est arrivé. Un homme est là gisant sur le chemin auprès d’une mare de sang, percé de coups, la tête fracassée. La terre fume encore de ce meurtre. La trace des assassins est toute fraîche sur l’herbe. Qui ne se détournera de ce lieu d’horreur? qui voudra s’approcher de ce corps, qui le secourra s’il respire, qui comptera ses plaies livides, qui baissera les yeux sur cet affreux visage? Le cheval du gendarme se cabre en avançant. Le cavalier met pied à terre. C’est lui dont le cœur n’est ni trop dur, ni trop faible pour de telles œuvres. C’est lui qui met la main sur ce cœur tiède encore, c’est lui qui étanche ce sang, c’est lui, le bon Samaritain, qui panse le premier ces blessures; il y verse l’huile et le vin, il les serre de son linge, et, s’il en est besoin, il emportera la victime dans sa propre maison, cette victime devant qui toutes portes se ferment.

C’est à lui que sont d’abord réservées ces affreuses surprises. Tous les crimes, tous les malheurs l’ont pour premier témoin. Il met son doigt dans toutes les plaies, il pose la main sur tous les meurtriers et sur tous les cadavres. Vous, les gens paisibles qui lui devez votre paix, quand ces malheurs arrivent, vous n’avez qu’à vous enfermer pour les ignorer, vous n’avez qu’à les ignorer pour croire à la vertu, au bonheur, à l’honnêteté, pour être heureux, honnêtes, vertueux; mais lui, honnête comme vous, timide comme vous, sa vie est forcément empoisonnée par tout ce qui se passe d’horrible, sa raison est sans cesse ébranlée par tout ce qui se commet d’infâme. Au bas de ce théâtre toujours tragique de la société, il ressemble à ces vierges chrétiennes enchaînées durant les supplices, et sur qui dégouttait le sang des échafauds.

On le dérange à toute heure: qu’il se lève! il s’agit de terreurs, de forfaits, il en est sûr; qu’il n’hésite pas cependant, qu’il se lève et qu’il marche! C’est lui qui pénétrera le premier dans cette maison silencieuse, fermée depuis trois jours, où vivait un homme au désespoir, où l’on va voir une scène effrayante, cet homme qui s’est pendu. C’est lui qui forcera cette porte barricadée d’où partent ces coups de feu; on s’égorge entre ces murailles, il y a péril de la vie, ils sont dix, ils sont vingt, n’importe, il entre, il est entré!—Un bruit sinistre circule, l’effroi se répand, la consternation est partout, la foule s’écarte, et c’est le gendarme qui s’avance dans cette chambre où une mère vient d’égorger son enfant! c’est lui qui se risque résolument dans ce bouge où s’agite un fou furieux, un forcené qu’on n’ose approcher, qu’on n’ose lier, et qui va tuer le premier venu. C’est toujours lui qui se dévoue, et toujours froidement, humblement, modérément, la prière et la paix à la bouche plutôt que la menace, sans songer à se défendre, bien moins à attaquer, décidé à tout hors à se servir de ses armes, ne le pouvant d’ailleurs qu’à toute extrémité, s’il est blessé déjà, et hors d’état peut-être de s’en servir. Mais que dis-je? comme il poursuit tous les crimes, il secourt toutes les misères. On le trouve partout au devant du génie du mal. C’est lui qui relève sur le chemin le piéton épuisé, c’est lui qui encourage le bûcheron ployé sous le faix, c’est lui qui ranime ce vieillard expirant sous la neige; il trouve pour celui-ci un asile, pour celui-là un conseil, pour tous une bonne parole dans son cœur, un peu d’eau-de-vie dans sa gourde, quelque chose pour l’âme, quelque chose pour le corps; c’est lui, juste Dieu, qui découvre dans le fossé ce nouveau-né qui grelotte et vagit! C’est lui, c’est le gendarme, qui prend dans ses bras meurtris cet innocent qui n’a point de mère, c’est lui qui le couvre de son manteau, qui le réchauffe contre sa poitrine, et ce n’est que des mains de ce vieux militaire qu’il passe dans le sein des sœurs de charité.

Et quelles déshonorantes commissions ne lui donne-t-on pas! Il escorte le forçat dans sa chaîne, il coudoie l’insigne fripon dans une voiture, il prête son bras sur les routes à la fille de joie, la honte du pays. Cet honnête homme passe la moitié de sa vie avec des voleurs. Il chemine pas à pas avec cette voiture grillée d’où partent des chants obscènes; il y a des prisonniers dedans, il est prisonnier dehors. Il traîne ces bandits à la queue de son cheval, comme ils vont traîner le boulet au pied. Ces misérables s’entretiennent librement devant lui, il les entend contre son gré; s’ils lui parlent, il leur répond, il s’arrête s’ils sont fatigués, il sourit s’ils plaisantent; il écoute leur argot, leurs refrains, leurs récits de vols et de fuite; il est sans colère et sans orgueil, il n’approuve pas comme aussi il ne les accable pas de ses mépris, lui qui en aurait le droit, lui le champion de la justice, le vengeur de la bonne foi et des bonnes mœurs outragées. Car, remarquez-le bien, il ne s’est pas corrompu en pareilles compagnies, de pareils discours ne l’ont pas troublé un moment. Sa conscience est impénétrable comme sa poitrine bardée de cuir. Ces spectacles et ces propos glissent sur son cœur comme cette pluie d’orage sur le fourreau de son sabre. Il connaît toutes les chances du crime, il n’ignore ni ses ressources ni ses bénéfices; il sait comment on est aisément riche, comment, avec un peu d’audace, des scélérats vivent dans les délices de l’oisiveté et de la débauche; il les a entendus conter leurs prouesses, il leur a vu vider des poches pleines d’or. Ceci ne l’a jamais ému, il ne songe pas à ses travaux incomparables, il ne songe pas à sa paie quotidienne de trente sous! il demeure inébranlable et indifférent. Bien plus, il n’a qu’à vouloir, il n’a qu’un mot à dire, qu’une chaîne à lâcher, qu’à fermer les yeux un instant: tout cet or est à lui, sans effort, sans travail. On le tente à toute heure, on l’éprouve de toutes façons; on l’a ébloui de sommes énormes en sa vie, et cette pensée ne lui est jamais venue de faillir un moment à ses redoutables devoirs.

Que vous dirai-je encore? Voulez-vous compter ses services, comptez les fléaux; comptons-nous ses bienfaits, comptons les malheurs. L’incendie s’allume dans la campagne, le feu dévore une grange, il se jette le premier dans les flammes. Une bête féroce ravage les environs, il guidera les battues. Des brigands infestent les bois, il attaquera les brigands. Et dans ces périls renaissants, dans ces courses aventureuses, dans cette misérable guerre sans gloire, qu’on l’entoure dix contre un, qu’on lui crie de se rendre, qu’il soit sûr de mourir, il n’hésitera point, il ne recule jamais: la loi meurt et ne se rend pas, il faut que force reste à la loi; et s’il tombe alors, s’il est vaincu, s’il expire criblé de coups, ce sang, dites-moi, ce sang répandu obscurément, dans un champ, au coin d’un bois, sur le seuil de notre foyer, s’en est-il versé de plus pur à Fontenoy ou à Waterloo?

Mais enfin, quelle récompense pourra payer de si longs et si rudes services? quelle couronne civique gardons-nous à notre infatigable défenseur? quel est le prix, pour la société, de cette vie et de cette mort du gendarme? Les Invalides s’il vieillit, l’hôpital s’il est malade, un coin de terre s’il meurt. Tant qu’il exerce son dur métier, tant qu’il nous garde, tant qu’il se dévoue, trente sous par jour, je l’ai dit! trente sous et le mépris de ses concitoyens, la rancune des fripons, la raillerie des sots, les haines d’une politique imbécile, les malédictions de la foule, les huées des enfants, le pilori du théâtre et les bons mots des plus méchants farceurs qui ne lui font pas de trève et qui frappent à cet endroit sans relâche, tant ils savent que là est la patience, le parfait courage et la parfaite résignation.

Si bien qu’ils l’ont à peu près tué, cet excellent et utile gendarme. Les brocards l’ont entamé, les pavés ont fait le reste: ces choses se valent en France. Il s’éteint donc tous les jours, et en lui va périr ce mot qui restait dans la langue d’un fier et noble état d’autrefois: je veux dire le beau nom qu’il portait, gens d’armes, hommes d’armes. En effet, ce gendarme était, dans nos fastes, le reflet d’une grande gloire, le dernier neveu, non indigne, des gens d’armes de Bayard et du roi Henri.

Car, avant de finir, admirons ceci. Le gendarme n’a eu qu’à changer de nom et d’habit pour se faire aimer de ce peuple qui le maudissait. Il s’appelle garde municipal à Paris. On l’exécrait en revers rouge, on le supporte en revers jaune. C’est le même homme, le même gendarme. Il y a la différence d’un galon. Et puis qu’on prenne en souci les colères et les fantaisies de cette folle nation que nous sommes!

Édouard Ourliac.


LE FACTEUR DE LA POSTE AUX LETTRES
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LE FACTEUR DE LA POSTE AUX LETTRES.

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Vous avez passé la nuit au bal.—Il est midi.—Vous vous levez, l’œil encore appesanti par le sommeil. On sonne à votre porte.

«Qui est-ce qui est là?—Le facteur qui demande à parler à monsieur.—Le diable t’emporte!» Et tout en murmurant ces paroles d’un fatal augure pour le visiteur, vous ouvrez.

«Monsieur, c’est votre facteur qui prend la liberté de vous souhaiter la bonne année et de vous offrir un almanach.»

A l’audition de cette formule, prononcée le plus souvent d’un air riant par un homme d’une quarantaine d’années, à la taille moyenne, aux formes nerveuses et ramassées; à la vue de cette main qui, parmi plusieurs douzaines de cartons, choisit avec un tact tout particulier celui qui convient le mieux à vos goûts ou à votre condition, un frisson involontaire vous saisit. Ces trois mots—la bonne année—ont suffi pour faire dérouler devant votre esprit un cercle infini d’idées pauvres et maussades. Vous avez reconnu tout d’abord l’approche du 1er janvier, jour néfaste pour qui n’est plus un enfant, époque fatale où, de peur de manquer à des usages généralement reçus, on doit tout à la fois se faire banquier et comédien.

Au facteur appartient de temps immémorial le soin de nous avertir chaque année du moment où nous allons être appelés à jouer l’un et l’autre de ces rôles; et comme aujourd’hui vous n’en êtes pas à votre coup d’essai, vous reconnaissez cette attention prévenante par le don de quelques pièces de monnaie proportionné à l’étage que vous habitez et à votre générosité. Par forme de conversation même, et quoique dans toute l’année vous ne receviez peut-être pas dix lettres à votre adresse, vous avez recommandé pour l’avenir le plus grand soin dans leur remise; ce qui, soit dit entre nous, produira autant d’effet que cette suscription, très pressée, par laquelle de fort honnêtes gens croient encore de nos jours imprimer à leur correspondance une célérité extraordinaire.

Votre facteur a promis, et, modifiant son salut suivant l’importance de l’étrenne, il s’est retiré en toute hâte, car à cette époque les instants lui sont chers. De votre côté, regrettant presque le petit présent que vous n’avez pas osé lui refuser, et comparant d’un coup d’œil les recettes multipliées qu’il va faire, avec les dépenses excessives dont sa présence vous a annoncé le retour, vous vous surprenez à dire avec un gros soupir: «C’est un bon métier que celui de facteur!»

Le connaissez-vous, ce métier, pour en parler ainsi?—Non, sans doute; et cependant vous ne pouvez faire un pas, à quelque heure, dans quelque quartier que ce soit, sans rencontrer une des quatre cent six individualités de ce corps utile, qui chaque jour parcourt nos rues en tous sens.

Permettez-moi donc de vous apprendre ce qu’il est, et, comme le froid pique, fermons bien les portes, jetons une bûche dans le foyer, asseyons-nous et écoutez-moi.

Autrefois, ou plutôt avant la Restauration,—je me dispenserai, avec votre permission, de remonter à des temps plus éloignés,—les facteurs étaient choisis dans l’armée. Quiconque avait eu le bonheur de rentrer en France muni des trois membres nécessaires, c’est-à-dire de deux jambes et d’un bras, fût-ce le droit, fût-ce le gauche, était apte à remplir ces fonctions; et en ce moment même il existe encore tel échantillon mutilé de ces temps de gloire et de victoire, qui, après avoir perdu une partie de lui-même à Leipsick, se sert habilement de celles qui lui restent pour donner à ses confrères tout entiers les meilleurs exemples de zèle et d’activité.

Aujourd’hui ce mode de recrutement n’existe plus, et le civil seul est appelé à remplir les vacances. Les élus sont presque tous des jeunes gens de dix-huit à vingt ans. Ils exerçaient un état; le manque d’ouvrage, la maladie, les ont engagés à y renoncer; mais, à moins qu’ils ne fussent fils de facteurs,—et dans ce cas même il est à remarquer qu’ils ne se décideront jamais à suivre la condition de leur père qu’après avoir tâté d’une autre profession,—il leur a fallu, pour réussir, autant de protections au moins que s’il se fût agi d’obtenir une place de préfet ou de conseiller-maître à la cour des comptes. Des certificats de toute nature, l’appui des cinq ou six députés de leur département, des apostilles de ministres, voire même de princes, n’ont été que suffisants pour faire sortir leurs noms des cartons poudreux du personnel où ils gisaient en compagnie de quelques centaines de demandes condamnées la plupart à une réclusion perpétuelle.

Une fois admis, le Leveur de boîtes, tel est son titre pendant les premiers pas de la nouvelle carrière qu’il va parcourir, reçoit de l’administration un double habillement complet. Chacun d’eux consiste, comme on sait, dans un habit bleu de roi, à parements et collet rouges, dans une double paire de pantalons, les uns de drap gris mêlé, les autres de coutil, suivant la saison; le tout rehaussé d’un petit collet de drap marengo pompeusement qualifié du nom de manteau et dont l’usage ne doit pas être moindre de quatre ans et demi, aux risques et périls de l’homme qu’il est destiné à protéger contre toutes les intempéries; ajoutez à cela un chapeau rond de cuir verni, coiffure brûlante en été, glaciale en hiver, dont, en cas d’averse, les bords étroits remplissent merveilleusement l’office de gouttière au détriment de celui qui la porte, et vous aurez une juste idée de la tenue de nos facteurs parisiens.

Tenue est le mot; car ils sont soumis à une organisation toute militaire.

Divisés en dix-huit brigades dont le service alterne de distribution en distribution, subdivisés par quartiers, ils doivent une obéissance passive au facteur chef, espèce de sous-officier préposé à la conduite de chaque brigade et qui, à ce titre, reçoit une broderie d’or au collet, cent écus de haute paie annuelle, et l’espoir vraiment ambitieux de passer un jour employé à quinze cents francs.

Un habit mal boutonné, des guêtres, un col différant quelque peu du modèle d’uniforme, sont autant de sujets de punition.

Le réglement des facteurs n’a pas moins de cent vingt-deux paragraphes, et tout en reconnaissant combien sont sages et nécessaires les dispositions pénales qu’il renferme, appliquées aux cas, heureusement si rares, de violation de cachet, de suppression de lettre, de malversation, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que plusieurs de ces articles sont d’une sévérité extraordinaire. Nous aurons bientôt occasion d’en parler. Revenons à notre leveur de boîtes.

Attaché à l’un des neuf bureaux d’arrondissement qui, désignés chacun par une des lettres de l’alphabet, depuis A jusqu’à I, se partagent, à l’aide de deux cent vingt-cinq petites succursales, le soin de subvenir aux besoins épistolaires de la capitale, il est spécialement chargé de faire sept fois par jour, aux heures dites, la levée des boîtes situées dans les limites de son chef-lieu; à son activité se recommandent encore, dans l’intervalle des tournées, le tri et le timbre des lettres, et, à tour de rôle, l’ouverture, le nettoiement et la garde du bureau; puis, pour rémunération de ces travaux continuels, il reçoit, après deux mois, le premier étant retenu au profit de la caisse des pensions, 47 francs 50 centimes, modique somme destinée pendant deux ou trois ans à être le seul salaire mensuel auquel il aura droit. A moins d’être rentier, on ne peut se permettre un tel désintéressement.

Ce premier temps écoulé, la position du néophyte subit un immense changement. Il était surnuméraire facteur, il devient facteur surnuméraire. Cette seconde période est loin d’améliorer sa position, car ses appointements demeurent les mêmes; et si d’abord il ne lui fallait que des jambes, maintenant il est indispensable qu’il ait en outre de la tête et de la mémoire.

Appelé sans cesse en effet à partager les fonctions du facteur en pied qu’une indisposition ou toute autre cause éloigne de son service, il subit les chances d’une grave responsabilité et n’a d’autre avantage, aux termes du réglement, que l’allocation d’une indemnité journalière de 75 centimes due par le facteur absent. L’usage, plus généreux, veut, il est vrai, que ce chiffre soit doublé, et le remplaçant reçoit dix sous par tournée en temps ordinaire et un franc dans les mois d’étrennes, c’est-à-dire en décembre et janvier.

Hier à Chaillot, aujourd’hui à la Chaussée d’Antin, demain au faubourg Saint-Antoine, le surnuméraire, s’il se mêlait d’écrire, pourrait mieux que personne donner une description exacte des différents quartiers de Paris, des mœurs et des usages sociaux de leurs habitants. Il les a vus le matin, le soir, à toute heure. Il a surpris la joie du riche rompant un cachet de deuil; il a compati à la douleur du pauvre pleurant à la nouvelle d’une perte qui met un terme à sa misère. Confident involontaire de bien des peines, de bien des joies, sa discrétion est à l’épreuve. Ces lettres que, chaque jour, il manie par milliers, du contenu desquelles dépendent peut-être la vie, l’honneur, la fortune de vingt familles, il en est venu, à force d’habitude, à les regarder avec une égale indifférence. Le chiffre de la taxe est la seule chose qui le préoccupe. Tous les événements qui se partagent la destinée de l’homme, toutes les passions qui fermentent au fond de notre cœur, se réduisent à ses yeux aux proportions d’une inscription banale, telle que: parti sans laisser d’adresse, ou mort; héritiers inconnus.

Et ne vous étonnez pas d’une telle insensibilité! La poste de Paris ne manipule pas moins de cinquante-quatre mille lettres par jour, et, un chiffre aussi élevé une fois atteint, qu’il s’agisse d’hommes ou de feuilles de papier, tout devient marchandise. Demandez à l’histoire quel cas Alexandre et Napoléon faisaient de leurs semblables?

D’ailleurs notre surnuméraire a déjà 6 ou 7 ans de service. Il vient de passer en pied.

Que si jamais, dans une nuit d’hiver bien noire, par une pluie battante, vous parcouriez nos rues à quatre heures du matin, vous y rencontreriez incontestablement trois espèces d’êtres animés: le voleur rentrant après avoir travaillé, le chien caniche sans asile et l’employé des postes ou le facteur.—Nous ne nous occupons en ce moment que de celui-ci—se rendant au centre, c’est-à-dire rue J.-J. Rousseau. L’eau tombe à torrents; le vent redouble de furie. Que feront nos trois compagnons de route? Le voleur entrera au premier cabaret ouvert,—il y en a à toute heure;—le chien se mettra à l’abri; le malheureux postier seul continuera sa route, car l’instant fatal approche, et une minute de retard suffirait pour lui mériter la première fois cinq, la seconde fois quinze jours de suspension, en d’autres termes, pour le priver du sixième ou de la moitié de ses faibles appointements.

Il arrive enfin à l’administration, essoufflé, trempé; mais au lieu de prendre quelques moments d’un repos nécessaire, au lieu de réchauffer ses membres transpercés, il n’a que le temps de répondre à l’appel, et se rangeant à l’alignement de sa brigade, qu’il reconnaît au numéro brodé sur le collet des camarades qui la composent, il entre, au pas ordinaire, sous la conduite du chef facteur, dans la salle destinée aux travaux préparatoires à la distribution.

Suivons-le dans ce sanctuaire interdit aux profanes et assez vaste pour renfermer tout à la fois une tribune élevée, du haut de laquelle préside le chef du service de Paris; un bureau destiné aux commis chargés du contrôle des produits, et neuf tables dont la dimension permet à seize hommes de prendre rang à l’entour de chacune.—Les absents ont été pointés, remplacés.—On s’est assis.—Silence général et attention!—Au coup de sonnette qui répond au dessus de leur table, les chefs facteurs se rendent au bureau pour y reconnaître le compte de la taxe des lettres destinées à leur arrondissement.—Apportées par quinze malles qui, parties des diverses extrémités de la France, arrivent toujours à Paris de trois à cinq heures,—à moins qu’elles ne soient du nouveau modèle,—ces lettres ont été, ce matin même, par les soins des employés de la division du départ et de l’arrivée, extraites des 3,700 dépêches qui les renfermaient. Constater leur montant, reconnaître les chargements, les lettres recommandées, celles affranchies et en passe, les journaux ou imprimés de toute nature qui les accompagnaient, les diviser à l’aide de grands casiers dont chaque compartiment représente un arrondissement, établir autant de décomptes séparés, former de nouveaux paquets immédiatement apportés au contrôle des produits, tout cela a été l’affaire de trois quarts d’heure, d’une heure au plus.

Le chef facteur a terminé sa vérification. Le voilà responsable des lettres qu’il a prises en charge et qu’à l’instant il jette au milieu de sa table. Commence alors un travail vraiment extraordinaire. Toutes les mains se mettent en mouvement, les lettres volent d’un homme à l’autre, se croisent, s’entre-choquent avec une rapidité inexprimable. On cherche encore à deviner comment chacun peut se reconnaître dans cette mêlée générale, et déjà le tri par quartier est terminé.

C’est alors que le facteur doit être tout œil, tout chiffre. Devenu comptable à son tour des lettres amassées devant lui et qu’il dispose suivant son itinéraire, il ne peut, sans s’exposer à une nouvelle suspension, toujours de cinq à quinze jours, faire une erreur, fût-elle même de 50 centimes, dans le total qu’il annonce, et dont le montant, combiné avec les additions réunies de ses collègues, doit représenter la somme primitivement reconnue par son chef de brigade.

Le premier travail de la journée est terminé. Le facteur a fidèlement exécuté les diverses manœuvres qui lui sont imposées. Tantôt, à l’appel des adresses incomplètes, il a, comme l’écolier en classe, silencieusement porté la main droite au dessus de sa tête, pour annoncer que la lettre était distribuable dans son quartier; tantôt il s’est levé de sa personne, et prenant la position du soldat sans armes, a fait face de la manière la plus immobile à la tribune du moniteur... je veux dire du chef du service de Paris. Un nouveau coup de sonnette, signal du départ, a répondu à ce dernier exercice.

Chaque brigade se retire en bon ordre pour rejoindre son omnibus, qui l’attend dans la cour du Méridien. Vingt fois déjà vous avez rencontré ces longues voitures, à la couleur brune, aux panneaux décorés, je ne sais trop pourquoi, des armes d’Angleterre, aux rideaux de coutil, ce qui ne laisse pas que d’être très sain pour des gens mouillés d’abord jusqu’aux os, et exposés ensuite, pendant une heure ou deux, à la chaleur combinée du gaz et d’un foyer ardent. Peut-être même vous êtes-vous demandé comment dans une ville comme la nôtre, où déjà tant de véhicules embarrassent les rues et compromettent la vie des passants, le moyen évidemment adopté pour donner plus de célérité à la distribution des lettres était précisément celui qui, à la première vue, semblait le plus propre à la retarder en augmentant ces mêmes embarras et accroissant les dangers des piétons!—Question vraiment fort raisonnable, mais à laquelle, pour mon compte, je ne saurais répondre, puisque, depuis cette innovation, les sept distributions de lettres qui existaient dans Paris ont été réduites à six, le tout à l’avantage du public, qui, grâce à l’apposition d’un nouveau timbre constatant l’heure de la levée, a du moins en recevant ses lettres le lendemain, l’intime satisfaction de savoir qu’elles auraient facilement pu lui être remises la veille.

Quoi qu’il en soit, notre facteur, portant, en sa qualité de nouveau, le no 16 gravé sur l’écusson qui brille à la gauche de sa poitrine, est descendu le dernier de sa voiture. Malheur à lui s’il a oublié d’en relever le marche-pied! trois jours de suspension suffiront à peine à l’expiation d’une faute aussi préjudiciable aux intérêts de l’État.—Tout ceci vous paraît bien sévère, bien minutieux; mais c’est le revers de la médaille. Regardez le beau côté.

Notre homme est enfin facteur en titre. Il a ses 800 francs d’appointements, à la retenue près. Le voilà avec une boîte, un quartier, pouvant dire avec une certaine suffisance: Mes pratiques, mes portières....

La portière joue un grand rôle dans l’existence du facteur. Elle est à son égard ce que, suivant les naturalistes, sont au corps humain ces insectes agiles dont la morsure active la circulation du sang et réveille les natures endormies. Aussi portières et facteurs sont-ils en hostilités perpétuelles, et si jamais le paradis tardait à s’ouvrir devant un de ces derniers, c’est qu’à coup sûr on aurait omis, en pesant ses mérites, de mettre dans la balance les actes innombrables de patience et de longanimité pratiqués, sa vie durant, à l’égard des dames du cordon.

Suivons le nouvel élu dans sa première tournée. Qu’il fasse la rue en tricotant, c’est-à-dire en allant successivement des numéros pairs aux numéros impairs, ou qu’il la desserve en impasse, ce qui s’entend d’une distribution commencée par un côté et terminée par l’autre, il ne peut tarder à trouver un obstacle. A sept heures du matin, en hiver, peu de gens sont levés et beaucoup de portes sont fermées.

Il saisit un marteau et frappe un premier coup;—rien.—Même manége une deuxième, une troisième fois;—silence complet.—Impatienté d’attendre, car ses minutes sont comptées, il fait vibrer le fer avec violence.—Le cordon est tiré. «Que diantre! madame Bertrand, ouvrez donc plus vite.—Vous v’là bien gâté, répond la portière en se levant à moitié de son lit; comme si j’avais besoin de vot’ visite si matin!—Trois lettres, 36 sous.—Je m’endormais à peine; le locataire du second qu’est rentré qu’à cinq heures; si ce n’était le moment des étrennes, je l’aurais joliment laissé dehors.—Vite, mon argent!» Mais déjà madame Bertrand s’est retournée du côté de la ruelle et a recommencé à dormir. Pour rattraper le temps perdu, le facteur dépose les trois missives sur la commode:—les prenne qui voudra!—et sort à la hâte, après avoir marqué le crédit sur son carnet. Trop heureux bourgeois de Paris, quel avantage immense ne retirez-vous pas de la première distribution!

La seconde maison est ouverte. «Une lettre, 4 francs 10 sous.—J’ai pas d’monnaie.—J’vous changerai.—Pus souvent que j’entamerai une pièce pour ça, j’vous paierai tantôt.—C’est ennuyeux, madame Poquet, vous me dites tous les jours la même chose.—A-vous pas peur que j’déménage?... Vous n’êtes pas si aimable que vot’ camarade.» Le facteur hausse les épaules, et, de peur d’un nouveau retard, se sauve en inscrivant les 4 francs 10 sous dus par madame Poquet, heureux si, dans les autres tournées, une nouvelle lettre le ramène pour relever ce crédit.

Cinquante accidents semblables l’attendent dans cette première course. La portière du no 8 refuse une lettre à l’adresse de mademoiselle Adèle, qui lui en doit déjà trois de la même écriture, et si elle se décide enfin à la prendre, c’est à la seule condition de n’en payer le port qu’après l’avoir reçu elle-même de sa locataire. Sa collègue du no 13, mécontente d’être réveillée en sursaut au moment où elle rêvait d’un chat blanc, ce qui annonce incontestablement les succès au théâtre de sa fille Paméla, ferme impitoyablement son carreau au nez du malencontreux visiteur.—Ici on veut le forcer à reprendre une lettre décachetée; là on profite d’un instant de distraction pour ne pas lui rendre son compte, ou pour lui couler une pièce fausse.

Il est neuf heures et demie.—La deuxième tournée commence.—Après avoir retrouvé les lettres de la première distribution sur la commode de madame Bertrand sérieusement occupée en ce moment à épeler, de concert avec la laitière, le journal du premier, le second facteur du quartier arrive à la loge de madame Poquet: «T’nez v’là la lettre que vot’ camarade a apportée z’à ce matin; j’ly disais bien qu’elle n’serait pas reçue sans être affranchie: 4 francs 10 sous,... rendez-moi mon surplus.—Ça ne me regarde pas, vous savez bien que ce n’est pas moi qui vous l’ai remise.—Eh bien, v’là qu’est gentil; j’vas en être pour mon pauvre argent.—Vous avez donc eu de la monnaie ce matin par extraordinaire?—Qu’est-ce que ça vous fait, malhonnête?... Vous n’êtes pas si aimable que vot’ camarade!...—Il paraît que madame Poquet tient essentiellement à cette phrase.—C’est bon, c’est bon, donnez-moi mon compte.» La portière se répand en invectives; le facteur tient bon. Enfin elle se décide à payer, mais non sans avoir lancé à la face de son interlocuteur cette brillante péroraison: «Vous êtes tous un tas d’brigands dans c’te scélérate d’administration!»

L’heure s’avance, les difficultés s’aplanissent et la tournée s’achèvera paisiblement, à moins qu’une maison sans portier ne vienne de nouveau en retarder le cours. Là, le facteur, après avoir frappé cinq coups, signe indicateur de l’étage occupé par le destinataire, se retire jusqu’au mur opposé et appelle de toute la force de ses poumons: «Madame Pauvrelet, 5 sous!» Le bruit des voitures couvre sa voix. Il refrappe, il recrie... Enfin la fenêtre du quatrième s’entr’ouvre: «5 sous!» Bientôt une figure humaine paraît à la porte de l’allée, le facteur s’avance: «Madame Pauvrelet, 5 sous.—Mais je ne m’appelle pas ainsi; je suis mademoiselle Amanda de Saint-Trillet, ex-choriste au grand Opéra.—Eh bien, madame Amanda, ayez la complaisance de remettre cette lettre à votre voisine.—Pus souvent! une langue de vipère, qu’est toujours sur le carré à voir ce qui entre et ce qui sort; avec ça qu’elle a des enfants en servage, qu’elle les laisse manquer de tout, pauvres agneaux!... que c’est une infection dans le colidor!»

Habitué à ces sortes de colloques, le facteur a retraversé la rue dès les premiers mots, et, après avoir frappé et appelé de nouveau, il s’éloigne en écrivant sur le dos de la lettre: absente.

A la quatrième tournée, cette même lettre sera représentée. Cette fois madame Pauvrelet a entendu, elle descend, et, après avoir lu «Tiens, j’n’ai pas ma bourse! mon petit, je vous paierai ça demain.—Ça peut s’oublier.—Si vous avez peur de le perdre, venez le chercher, votre port.» Et le facteur se résigne à monter cinq étages. L’escalier devint de plus en plus clair. Madame Pauvrelet s’aperçoit que le billet est daté de la veille: «Pourquoi donc que vous me l’apportez si tard, c’te lettre d’hier?—Vous étiez sortie ce matin.—J’ai pas bougé.—Demandez à madame Saint-Trillet.—Belle linotte, ma foi, pour se mêler de mes affaires;... qu’elle m’empêche de dormir toutes les nuits avec ses chansons... que ça vous reçoit une société qui n’est ni d’Ève ni d’Adam... Quarante-cinq ans, mon cher, et ça dit que c’est pour faire des répétitions de chœurs!—Dépêchons, s’il vous plaît.—Eh bien, les voilà vos 5 sous, mal obligeant, et venez me demander des étrennes!»

Le facteur n’ira pas, car il se respecte et ne fait pas la mansarde; mais plaignez-le si madame Pauvrelet a quelques relations, tant éloignées soient-elles, avec un chef de l’administration des postes; il y aura rapport et punition pour le pauvre subalterne.

Telles sont les tribulations auxquelles le facteur est continuellement exposé, et qu’a-t-il pour l’indemniser de tant de fatigues, de tant de dégoûts, pour le récompenser de sa probité à toute épreuve?—un avancement qui, après vingt-cinq années de service, élèvera son traitement à 1,200 fr., un médecin et des drogues gratis en cas de maladie; une pension de 600 fr. quand il ne pourra plus marcher;—puis, s’il est bien protégé, l’espoir d’être sur ses vieux jours attaché au service d’un ministère, ou nommé facteur de la cour, ce qui lui donnera le droit de porter tricorne et habit galonné, et l’exposera, grâce à son portefeuille, à recevoir les hommages militaires du conscrit en faction.

—Mais les étrennes?

Elles varient de 6 à 1200 fr. par quartier; c’est pour chaque facteur un supplément de revenu de 5 à 600 fr. sur lequel il prélève le chapeau, gratification qu’à son tour il compte au surnuméraire, son remplaçant au moment de la récolte.

Dites, à présent, si vous regrettez encore les modestes étrennes que vous donnez chaque année à votre facteur!

J. Hilpert.


L’AVOCAT
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L’AVOCAT.

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Omnis jurista, aut nequista, aut ignorista.

Martin Luther.

Nutricula causidicorum Gallia.

Juvénal.

Les anciens méprisaient souverainement la profession d’avocat.

Un jeune historien de mes amis (si docte que jamais il n’a pu se résoudre à subir sa thèse de licencié en droit) résume ainsi dans quelques lignes les témoignages de leur opinion à cet égard:

«Cicéron, dit-il, appelle les avocats chiens enragés, crieurs d’actions, chantres de formules, oiseleurs de syllabes....»

Ceci, je l’avoue, m’étonne de la part de Cicéron.

«... Sénèque, après avoir sans aucun doute perdu quelque ruineux procès, les traite de chiens affamés; Salluste, d’aboyeurs; Aulugelle, de têtes viles, pécores du Forum, vautours en robes. Pétrone nous montre un homme qui ne sait s’il fera de son fils un crieur public, un avocat ou un barbier, etc., etc., etc.»

Luther (voyez l’épigraphe placée en tête de ce chapitre), Luther partagea l’opinion des anciens.

Et aussi les parlements du moyen âge: témoin ces mémorables paroles de je ne sais quel président au Patru de son époque: «Maître ***, vous en avez assez dict pour gaigner vostre aveine.»

Et Napoléon encore, dont la pensée secrète fut naïvement traduite par Augereau lorsque ce dernier, galopant, au 18 brumaire, sur la route de Saint-Cloud, criait en brandissant son grand sabre: «Jetons les avocats à la rivière.»

Il est vrai de dire, par compensation, que mon tailleur professe la plus haute estime pour tout personnage appartenant au barreau, de près ou de loin. Il se complaît, tant il aime l’avocat, aux pénibles fonctions de juré; il révère la robe noire, il salue le dossier et la cravate blanche qui passent réunis devant son magasin; il adore jusque dans l’huissier le reflet du jurisconsulte.

L’époque actuelle semble vouloir donner tort à Napoléon, aux parlements, à Luther et aux anciens philosophes. On peut le redouter, du moins, en voyant le crédit toujours croissant que nous laissons gagner à la gent porte-loge. C’est chez nous maintenant un envahissement complet des choses par les mots, et comme une nuée de phrases qui s’abat sur la riche moisson des faits contemporains. Sevrés de ces bruits de guerre que nous aimions tant,—le bruit des clairons et des fanfares vibrantes,—nous voici épris d’un autre bruit, celui que jette au tympan calleux du juge l’organe enroué d’un enfant de la Basoche. Musique pour musique, préjugé pour préjugé, j’aimerais encore mieux l’ancienne prévention et l’ancienne harmonie. Le progrès dilettante et le progrès intellectuel me semblent aussi peu démontrés l’un que l’autre par cette succession d’enthousiasmes.

J’ai vu cependant un grand nombre d’honnêtes gens applaudir à ce symptôme. Ils y voient, symboliquement parlant, le triomphe de l’intelligence sur la Matière, l’Idée dominant la Force, le Droit vainqueur du Fait. Prendre l’avocat pour le représentant du Droit, de l’Idée et de l’Intelligence, quelle harmonie! Autant croire aux progrès de l’humanité, à la pondération des trois pouvoirs, à la haute raison du peuple; autant croire aux affirmations de l’avocat lui-même.

L’avocat ne représente, au vrai, que la Résistance légale; c’est-à-dire un simulacre d’opposition minutieuse, étroite, étourdissante et chimérique, dont la cravache de Louis XIV, les hallebardiers de Cromwell et les baïonnettes de Napoléon suffisent à démontrer le néant; sons impuissants, vapeur vaine, mauvais nuage d’opéra-comique, dans lequel l’avocat s’est envolé vers les hauts lieux, grâce aux escarmouches judiciaires de la Restauration.

Sa grande popularité date de cette époque. L’avocat fut pour les doctrines du libéralisme un digne interprète, pour les jésuites un intrépide ennemi; car enfin,—pourquoi lui refuser une justice due à son courage, jusque là peu en évidence?—dans cette lutte engagée contre un pouvoir désarmé, contre un ordre proscrit, l’avocat risqua bravement, sans sourciller, d’être excommunié par le pape. Ce fut là pour lui une glorieuse époque: la restauration du barreau bien plus que de la monarchie. J’en appelle au souvenir de ces mémorables plaidoyers dont les cent mille exemplaires allaient chercher dans tous les coins de la France les souscripteurs du Voltaire-Touquet, les acheteurs de Tabatières-Chartes, les abonnés de la Minerve française ou du Nain jaune, brûlants manifestes que la presse choyait avec un amour vraiment maternel; improvisations foudroyantes qu’on eût pu lire, trois mois à l’avance, dans tous les écrits polémiques du temps. Aujourd’hui l’avocat et le journaliste ne s’aiment guère; mais alors ils combattaient ensemble, et Dieu seul pourrait dire tout ce que le dernier fit pour son frères d’armes; quelle part il eut à la confection de ses discours, et quelle part à leur renommée. Depuis, le journaliste, dans ses plus mauvais accès de rancune, n’a jamais réclamé que cette dernière moitié de sa besogne. Il est, en vérité, de bien perfides abnégations.

L’avocat se vengea comme il le devait des bons offices du journaliste. Lorsque, du feu de juillet, les marrons furent retirés par le Raton que vous savez, et convenablement refroidis, Bertrand se dédoubla pour se les disputer à lui-même. Dans cette scission de la Résistance écrite et de la Résistance parlée, dans ce combat du lendemain entre les alliés de la veille, la plume fut vaincue par la parole, la main droite de Bertrand par sa main gauche. La parole avait retenti, s’était pavanée au grand jour, criant ses noms et prénoms à tous venants. La plume était restée ce qu’elle est encore: anonyme, dédaigneuse de l’effet qu’elle produit, enfouie, ténébreuse, préparant chaque nuit l’ovation du jour qui va suivre, et ne la décernant jamais à ses adeptes. On lui jeta quelques préfectures. La tribune, l’influence, le pouvoir, demeurèrent à l’opposition de police correctionnelle et de cour d’assises, à l’opposition déclamée, aux verum enim vero des poitrines robustes, aux poings meurtris sur la barre sonore. Après un résultat acoustique aussi remarquable et qui donne si bien la mesure de l’intelligence nationale, contestez donc l’ampleur de ses oreilles au peuple le plus spiri.... Vous savez.

Cet accroissement subit de valeur et d’importance a profondément modifié l’existence de l’avocat, et vous chercheriez vainement au Palais un de ces hommes d’autrefois, un Loysel, un Claude Érard, un Cochin, esclave d’un travail solennel comme l’étaient ces illustres devanciers, comme eux vivant modestement d’une cause par mois, et léguant au respect sur parole d’une insouciante postérité le recueil complet des plaidoyers écrits par lui. Tout cela est changé, détruit, anéanti sans retour: le patronage aristocratique, qui régularisait l’aisance de l’ancien avocat, et en même temps limitait sa carrière, ce patronage n’existe plus; les grandes causes se sont morcelées en procillons, comme les grands domaines en petites propriétés. Force est donc à nos Hortensius modernes de se rattraper sur le nombre. Aucun d’eux, d’ailleurs, ne prétend mourir dans sa robe noire, et chacun fouillant les plis de cette robe y cherche un portefeuille de ministre. Tant d’exemples fameux leur montrent, franchie en quelques années, la très courte distance qui sépare le Palais-de-Justice d’un ministère quelconque, en passant par le Palais-Bourbon!

A ce séduisant voyage il n’est qu’un obstacle, le manque de fortune. Il faut donc, adversaire décidé de la loi Cincia[1], faire rendre le plus possible à son talent, mettre ses labeurs et sa renommée en coupes extraordinaires, afin de réaliser à temps cette richesse qui n’est plus le but, mais un des moyens de l’ambition.

Pour savoir à quel prix on l’acquiert, suivons quelques instants Me Ovide Robinet, l’un des principaux tenants du champ clos judiciaire. Futur bâtonnier, futur député, futur ministre, désigné d’avance à toutes les faveurs de l’avenir, il est jeune, actif, tenace, infatigable, et ses poumons d’airain s’accommodent à merveille d’un régime que Lablache ne supporterait pas huit jours. Aussi, bon an, mal an, le cher homme prélève-t-il sur la folie, l’entêtement et l’avidité de ses concitoyens, un petit revenu net d’environ 100,000 francs.

En revanche, à sept heures, chaque matin, il est debout, ses dossiers rangés devant lui, et sa tête fermente déjà sous l’influence des luttes prévues. A neuf, il est au Palais, courant de chambre en chambre, de la cour royale au tribunal civil, de là aux assises, des assises à la police correctionnelle, et souvent enfin au tribunal consulaire de la Bourse, les jours de grand rôle. Aucune cause ne le rebute, aucune juridiction n’est indigne de lui. Que les intérêts d’une riche industrie viennent à l’exiger, et demain Robinet plaidera devant le juge de paix. Vous le faut-il en province? chiffrez et payez ses heures, il est à vos ordres. Mais restons à Paris.

Trois heures sonnent, il quitte le Palais. Si par hasard notre homme est libre, si aucune des nombreuses administrations qui l’ont pour conseil ne réclame ses services, il rentre chez lui en nage, épuisé, la voix éteinte. Dans son salon (spectacle consolant) Robinet voit rassemblés dix, douze, quinze, vingt clients qui ont pris leur rang comme à la porte d’un spectacle, et qui l’attendent depuis deux heures. Tour à tour ils sont admis dans son cabinet, et là, sous peine de les renvoyer mécontents, il doit non-seulement connaître à fond les affaires dont ils viennent l’entretenir,—ceci ne serait rien,—mais encore souffrir qu’ils les lui apprennent;—et voilà un cruel supplice!

Enfin l’heure du dîner chasse les clients; l’heure de leur dîner, entendons-nous. Robinet se hâte alors d’avaler le sien, puis, s’il n’a pas quelque occupation extraordinaire, un arbitrage, un rendez-vous, une consultation, il s’enferme pour préparer la besogne du lendemain. Le dimanche est réservé aux conférences trop longues et trop importantes pour trouver place dans les jours occupés.

Voilà sans exagération la vie de Robinet,—j’entends sa vie d’avocat,—pendant dix mois de l’année. Sachez bien pourtant qu’en dépit de ses exigences exclusives, mille préoccupations étrangères se le disputent encore.

Ainsi, Robinet prétend aux succès de l’écrivain. Dieu vous garde de lire dans les recueils de jurisprudence les articles signés de lui et dont il n’a pas même revu la rédaction, confiée à quelque apprenti jurisconsulte!

Robinet touche à la politique par ses menées électorales et par ses fonctions de capitaine-rapporteur dans la garde civique. Il emploie de bonne heure sa double influence à se préparer un avenir d’éligible.

Robinet, le soir, dépouille parfois sa larve et devient, autant que possible, homme du monde. Méfiez-vous dans un salon de sa conversation écoutée, pédante, à la fois longue et sèche, sans abandon et sans charme. Il est vrai que la bouillotte, adorée de l’avocat, vous soustraira bientôt aux flots abondants de ses monotones amplifications.

Robinet ne veut point qu’on le croie étranger aux lettres, et cherche volontiers l’occasion de faire acte d’universalité en tirant d’un méchant feuilleton une plaidoirie à grand effet. Le succès lui manque rarement lorsque son impitoyable critique flatte l’aversion instinctive qu’inspire aux magistrats tout homme qui fait œuvre de génie, voire même œuvre d’esprit.

Joueur excellent, habile à exploiter le régime politique, médiocre dans la causerie, écrivain de pacotille et littérateur pitoyable, Robinet contribuera-t-il à augmenter ou à débrouiller cette masse informe de connaissances hétérogènes qu’on est convenu d’appeler la science du droit? Non, vraiment; il n’a ni l’isolement, ni le repos nécessaires pour acquérir une profonde érudition théorique, ni surtout le goût et le désir de savoir autre chose que ce dont, au fur et à mesure de ses nécessités quotidiennes, il peut faire immédiatement emploi. Aussi a-t-il le plus profond mépris pour l’École et ses subtilités de doctrine; trouvant ce double avantage à se parer de son ignorance, que les vrais savants la lui contestent par politesse, les bonnes gens par ingénuité. C’est ainsi que, de ses nombreuses prétentions, la mieux justifiée se trouve, fort heureusement pour lui, la moins admise.

Par compensation, Ovide n’est pas éloquent: il a même en aversion l’éloquence proprement dite; et il a raison. Ajoutée à ses autres fatigues, l’inspiration de l’orateur le mettrait en huit jours au cercueil. L’orateur, en effet, n’aborde la parole qu’avec un tremblement intime, car il sait qu’il va terriblement souffrir: qu’un tourment semblable à celui de l’antique pythonisse va crisper ses nerfs et faire bouillonner dans ses artères un sang enflammé, qu’une lutte acharnée entre la Pensée et le Verbe va se livrer dans sa poitrine grosse d’orages. Robinet n’a rien à redouter de tout cela. Ses armes ordinaires sont moins périlleuses à manier. Il se borne à revêtir d’une expression nette et concise le tissu pressé d’une logique impénétrable. Sa phrase est incorrecte mais sobre, inégale mais limpide. Il choisit avec une rare adresse le terrain sur lequel il veut placer la question. Il le sème de piéges habilement masqués: à force d’imperceptibles déviations, il en évite toutes les cavités, tous les plis. Puis il ne s’anime jamais que dans une juste mesure. L’indignation lui vient à propos, et entre deux pauses également ménagées. Cette colère qui l’agite, il en avait besoin pour assurer sur ses jambes quelque dilemme boiteux. Il s’attendrit..... vous pouvez hardiment jurer qu’il voit sa cause perdue en droit. Dans les rares occasions où il exhume ainsi les anciennes ressources de la comédie oratoire, ne vous prenez pas, de grâce, aux chevrotements de cette voix émue, à ces lèvres qui tremblent, à ces accents si profonds: ne donnez pas dans tout ce désordre dont chaque effet est calculé d’avance. Dût-il pleurer, dût-il s’évanouir, gardez à d’autres qu’à Robinet l’aumône de votre compassion et les sympathies de votre sensibilité crédule. La buvette guérit chaque jour une demi-douzaine de pamoisons semblables; et quant aux larmes, elles sèchent plus vite sur la joue de l’avocat que sur celles d’une jeune veuve, ou dans le mouchoir d’un héritier collatéral.

Tel est aujourd’hui Me Robinet; l’honorable Robinet sera demain un tout autre personnage.

Devenu législateur, notre homme, s’il n’abandonne pas entièrement le Palais, y paraît du moins à de beaucoup plus rares intervalles. Il donne, on le voit, à sa parole un prix plus haut, et ne la prodigue plus aux difficultés procédurières de la saisie, aux contestations assises sur l’étroit chaperon d’un mur mitoyen. Des intérêts majeurs, un scandale extraordinaire ou un procès de presse l’arrachent seuls à la majesté de son repos: dans le premier cas, soigneux de sa fortune; dans le second, de sa renommée; dans le troisième, de sa position politique.

Cette position est superbe; soit qu’il se drape d’abord dans la toge sombre du tribun incorruptible; soit qu’il endosse sans conversion préalable le frac doré du courtisan; soit qu’il revête alternativement ces deux costumes ou même les unisse en quelque amalgame imprévu. Sa domination ne tient pas tant à la couleur ou à la solidité de ses opinions, qu’à cette merveilleuse faculté dont la nature et l’habitude l’ont doué, de développer en périodes suffisamment allongées et décentes un raisonnement bon ou mauvais.

On n’a pas encore apprécié convenablement le pouvoir que cette faculté, toute de forme et qui n’est l’indice d’aucune supériorité réelle, confère à l’heureux improvisateur. Le diplomate le plus consommé, l’homme d’affaire le plus retors, le militaire le plus expérimenté, l’industriel aux conceptions les plus vastes, sont écrasés net, s’ils ne la possèdent point, par le premier Démosthène gascon que le coche de Toulouse ou de Bordeaux vomit sur la tribune. Ce nouveau-venu le front haut, sans pudeur ni vergogne,—esprit d’autant plus apte à recevoir qu’il est plus parfaitement vide,—soutire bientôt aux uns et aux autres le plus clair de leurs pensées et de leur savoir acquis; supérieur à chacun par l’éclat qu’il vole à tous; riche du savoir et des convictions qui lui manquent; universel en vertu de sa nullité encyclopédique. D’elle en effet lui vient son infatigable souplesse; et, grâce à cette dernière, toujours apte à subir sans résistance les idées d’autrui, l’avocat peut produire ensuite, comme lui appartenant, celles qu’il a seulement serties dans le ductile métal de sa parole complaisante:—franchement, lorsqu’il revendique ainsi une paternité impossible, cet eunuque de l’intelligence devrait-il aussi souvent être pris au sérieux?

Il l’est néanmoins, et la loi se fait d’ordinaire sous l’influence de ces hommes chez qui toute droiture de sens, toute sûreté de dialectique est détruite par la discussion mesquine du prétoire et par l’habitude de ses ergotages déloyaux. Elle se fait au hasard de la parole, et tel bill désastreux, dont les effets pèseront vingt ans encore sur la patrie, n’a d’autre origine qu’une rivalité de barreau transportée à la tribune nationale. C’est donc une lacune à combler dans plus d’un Exposé de Motifs, que d’y ajouter, comme à un arrêt de cour royale, le nom des avocats plaidants; on saurait du moins, ce point éclairci, à quoi s’en tenir sur le mérite de la décision parlementaire.

Cette première inconséquence des mœurs modernes conduit à une autre non moins grave, non moins bouffonne, voulais-je dire. Après avoir laissé l’avocat s’ériger en législateur, on lui a livré sa part du pouvoir exécutif. Comme vont les choses, une ordonnance royale peut, d’ici à quelques années, transformer notre héros en secrétaire d’état. O Sully, Richelieu, Mazarin, Colbert, Louvois, Lyonne, saluez alors votre successeur Robinet! Demandez-lui compte de son éducation diplomatique commencée à l’âge où l’on n’apprend plus; qu’il vous dise où il a pu s’instruire dans l’art de la stratégie par protocoles, devenue science entre vos mains. Votre naissance ou du moins les hasards de votre vie vous avaient formés pour le rôle que vous avez rempli. Une ambition vulgaire, des considérations d’un ordre inférieur ne vous l’avaient pas fait briguer tout-à-coup. Aussi, préparés de longue main, versés dans les traditions d’une autorité régulière, vous connaissiez les habiles nuances d’une promesse indirecte, les menaces équivoques d’un froid silence; vous saviez comment on s’oublie en épanchements utiles, et comment on profite d’une réserve indiscrète; toutes les réticences, en un mot, et tous les mystères des hautes transactions confiées à vos soins. L’histoire vous avait livré ses trésors. L’étiquette, profondément étudiée, vous prêtait ses ressources immenses cachées sous quelques formes puériles. Complément de la science du droit des gens, symbole des rapports inter-nationaux, en vous donnant mille excellents moyens d’apprécier le tact et la valeur des hommes, elle facilitait les négociations délicates dont vous étiez chargés. Combien dignement vous voilà remplacés par ce parvenu bavard qui canonise Louis XII aux dépens de Louis IX, présente sans façons le calembour aux réceptions royales, et sollicite en vain, dans un excès de familiarité maladroite, le tutoiement d’un grand d’Espagne ou la poignée de main qu’un lord sourcilleux garde à ses pairs.

Sous le portefeuille que je lui ai ainsi accordé par anticipation, Robinet doit à coup sûr fléchir et succomber. Un an, six mois, trois jours peut-être suffiront pour user jusqu’à la corde de son parlage chargé d’oripeaux, et pour mettre à nu l’ambitieuse pauvreté de cette organisation toute d’apparat. La haute magistrature presse alors ses rangs et donne dans ses caveaux funèbres un suprême asile à cette momie du pouvoir. Miséricordieux pour son dernier sommeil, n’invoquons pas la loi du talion contre Robinet, maintenant réduit à écouter. Que la plaidoirie des autres lui soit légère!

On peut, eu égard aux dimensions du cadre qui m’est accordé, se plaindre que j’aie donné trop de place à une figure isolée, et pris comme type d’une profession l’existence la plus en dehors de ses conditions ordinaires. J’ai eu pour cela mes raisons; elles paraîtraient sans réplique à Robinet s’il était chargé de les faire valoir, mais ma bonne foi ne me permet pas de les invoquer ici.

L’avocat industriel, auquel le prêt de quelques milliers de francs inféode un avoué pressé de payer son étude, aurait dû passer sous mes crayons. Occupé moyennant finance, cet homme arrache à la confiance forcée des clients l’intérêt au denier cinq des capitaux employés dans cette opération purement commerciale. Ne doit-il pas se moquer in petto des usuriers pour lesquels il lui arrive de plaider, usurier lui-même, et cent fois plus habile?

L’avocat spécial a composé des commentaires en vingt volumes sur le titre III du Code civil. Ce titre compte dix articles. L’avocat spécial tire du peu qu’il sait trop le droit d’ignorer parfaitement tout le reste. A quarante ans, il est décoré.

L’avocat officiel l’est beaucoup plus tôt. Député tout d’abord incommode et hargneux, il vote aujourd’hui le budget avec une activité silencieuse, plaide en bloc les procès d’une administration publique, perd ses causes au Palais, et gagne à la chambre les honoraires politiques qui lui arrivent sous forme de traitement.

L’avocat républicain fraternise avec tous ses clients, qui le tutoient et qu’il ne peut discipliner. On le rétribue d’ordinaire en accolades furibondes, en réclames de journaux. Expliquez maintenant les récriminations ingrates de quelques galériens politiques. Ils prétendent, sous le bâton des argousins, qu’il en coûte cher d’avoir pour défenseur ce citoyen magnanime.

L’avocat légitimiste est rubicond et gouailleur, galant et spirituel quand même. Il plaide peu, et du bout des doigts, défend les gazettes pures et les complots bien nés à coups de petites épigrammes charmantes; il fait rire aux larmes les bons jurés, et reçoit d’eux, en échange des douces heures qu’ils lui doivent, un verdict infailliblement conçu en ces termes: Oui, l’accusé est coupable.

Il faut bien que tout le monde s’amuse, et le ministère public à son tour.

L’avocat sténographe, serf laborieux d’un journal judiciaire, déjeune de quelque petit scandale, dîne d’un gros meurtre, et, par un cumul harmonieux d’industries respectées, soupe (quand il soupe) de vaudevilles ou de mimodrames. Il nage en perfection; les bals masqués n’ont pas de plus impétueux galopeur; et les bayadères du Mont-Parnasse ou de l’allée des Veuves, qu’une pantomime extra-légale a brouillées avec les sergents de ville, trouvent en lui un protecteur zélé.

Que si nos griffes avaient pénétré plus avant, elles eussent rencontré l’avocat local, dont la renommée sans ailes remplit la maison qu’il habite, mais n’en dépasse jamais le seuil. Lorsqu’il a soulevé les passions chicanières de ce monde étroit, bouleversé la loge du portier, mis le premier étage en révolte contre son bail, le second en hostilité avec le troisième, et porté jusque dans la mansarde où perche la grisette je ne sais quelle fureur d’exploits non amoureux, l’avocat local déménage. Un savant calcul d’économie et de statistique lui a révélé qu’un éleveur de procès doit, pour éviter l’hôpital et les coups de bâton,—dans l’intérêt de sa bourse et dans celui de ses os,—changer tous les trois mois de domicile, d’horizon et de clients.

Plus avant encore, nous arrivions à l’avocat de prisons, dont le cabinet a des succursales chez tous les taverniers de la Cité, chargés de rabattre pour cet homme le gibier qu’il dispute aux bagnes. Une spéculation ténébreuse lui livre en outre, pieds et poings liés, les criminels fameux dont le geôlier dispose: marché bizarre qui rappelle les ventes de bois d’ébène conclues dans l’île de Gorée ou sur les côtes de Loango. C’est aussi la vie, la chair, la liberté des hommes dont trafique l’avocat de prisons. Le négrier et lui ont d’ailleurs une manière commune d’apprécier leur horrible marchandise. Plus elle est noire, mieux ils la paient.

Enfin, j’aurais pu ajouter à ceux-ci une foule d’autres chiquanous subalternes, parmi lesquels il faut bien nous garder d’oublier l’avocat que sa profession a repoussé; pauvre diable tué par la concurrence, et qui, après avoir sans succès étalé dans le bazar des Pas-Perdus sa loquèle au rabais, tombe, de chute en chute, jusque dans l’humble poussière de quelque greffe, ou bien sous l’échoppe de l’écrivain public,—à moins toutefois que le patronage administratif ne s’empare de cette incapacité si bien éprouvée. Presque toujours il en est ainsi. Pour un protecteur, en effet, quelle étoffe serait aussi facile à tailler? L’avocat manqué, c’est le papier complaisant qui, sous les doigts de l’escamoteur, devient tour à tour carafe, bonnet carré, vaisseau de ligne, moulin à vent, arc de triomphe ou cage à poules; on en fait, avec un égal succès, un commissaire royal, un sous-préfet, un inspecteur des haras, un employé des postes, un directeur d’hôpital, un entreposeur des tabacs, un maître des requêtes, un magistrat de police. L’avocat manqué n’est bon à rien; c’est dire assez qu’il est de nos jours propre à tout.

Old Nick.


L’INSTITUTRICE
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L’INSTITUTRICE.

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Dans l’institutrice nous ne comprendrons pas la maîtresse de pension, type fort distinct de celui que nous allons analyser. La maîtresse de pension a presque toujours de quarante à soixante ans: elle est plutôt l’administrateur que le professeur de l’établissement qu’elle dirige. Elle en soigne les revenus mieux que les études; et il est plus utile et plus productif pour elle d’être une bonne ménagère qu’une femme instruite. Pour la surveillance des leçons, elle s’en repose sur les sous-maîtresses à ses gages; pour les leçons, sur les maîtres du dehors. L’instruction, les talents d’agrément, seraient donc pour la maîtresse de pension des superfluités véritables; souvent même elle se dispense de mettre l’orthographe. Comme il est parfaitement inutile qu’un directeur de théâtre soit un auteur dramatique, il n’est pas nécessaire qu’une maîtresse de pension soit une femme savante ou une femme d’esprit. Les exemples en font foi. Mais passons à l’institutrice spécialement consacrée à faire l’éducation des jeunes filles qui ne quittent pas leur famille.

Pour nous garder d’être systématique, soit dans nos critiques, soit dans nos éloges, nous diviserons en trois fractions ce type d’institutrice qui, examiné d’une manière absolue, nous porterait à de fausses appréciations. Il y a, selon nous, l’institutrice de vocation, l’institutrice ambitieuse, et l’institutrice par dévouement. Toutes les institutrices du monde ont de vingt-cinq à trente-cinq ans: jamais moins, rarement plus.

Jusqu’à vingt-cinq ans, l’institutrice de vocation est sous-maîtresse dans la pension où elle a été élevée. Presque toujours c’est la fille de ces petits marchands ou de ces minces bourgeois parisiens qui disent à leurs enfants, lorsqu’ils ont atteint l’âge de raison: «Travaillez comme nous avons travaillé nous-mêmes.» Alors l’institutrice de vocation se consacre à l’enseignement, comme elle se ferait lingère, modiste, ou demoiselle de comptoir.

Elle est dans la nécessité de se choisir un état, et son instinct la pousse à devenir institutrice. Elle sait juste assez de grammaire, de géographie, d’histoire, de piano, de dessin, de mots estropiés d’anglais et d’italien pour se présenter avec assurance aux mères insouciantes qui confient aveuglément à une étrangère la direction de l’esprit et du cœur de leurs filles. Avec ces teintures superficielles de toutes choses, l’institutrice de vocation se dit en état de faire une éducation complète. Convaincue naïvement de tout ce qu’elle vaut, sans orgueil comme sans modestie, elle étale hardiment son savoir universel; on y croit; on en essaie, bientôt on en doute: l’élève n’apprend rien, mais l’institutrice de vocation se retranche sur le peu d’aptitude ou d’application de son écolière; elle propose des maîtres étrangers pour stimuler l’élève indolente ou étourdie. D’abord deux leçons par semaine, et seulement pour les arts d’agrément, suffiront, dit-elle. Mais bientôt la mère, enchantée des progrès inattendus de sa fille, accorde des maîtres tous les jours, non-seulement pour les arts d’agrément, mais encore pour les langues, pour l’histoire, pour tout ce que l’institutrice proteste toujours connaître à fond. Dès lors elle n’est plus qu’une surveillante en réalité fort inutile, mais dont on ne pourrait se passer, car l’institutrice de vocation se prête à tout; elle excelle dans les ouvrages à l’aiguille, fait des bourses et des bonnets grecs pour monsieur, des collerettes et des chiffons pour madame, ajuste les robes de bal pour mademoiselle, la coiffe au besoin, brode à la veillée un meuble de tapisserie pour le salon, fait la lecture, écrit les billets d’invitation, règle les comptes, surveille les domestiques, se multiplie, devient une espèce de factotum, et n’a plus que le titre d’institutrice.

En général, l’institutrice de vocation se place dans les familles à fortune aisée, mais peu brillante; elle coopère aux calmes distractions de ces intérieurs placides rarement troublés par les passions, où règne l’ordre, la propreté, la parcimonie, où l’on reçoit régulièrement à dîner les vieux parents et les vieux amis une fois par semaine, aréopage appelé à juger hebdomadairement les succès de l’élève, que l’institutrice fait valoir avec une minutieuse complaisance. Dans ces réunions intimes, l’institutrice est un personnage important: elle accompagne la romance, joue par monts et par vaux la contredanse, organise les charades, sert le thé et coupe la brioche.

Dans ses heures de solitude, l’institutrice de vocation relit scrupuleusement quelque traité d’éducation; elle s’en acquitte par routine comme un prêtre lit son bréviaire; elle se tient ainsi en haleine dans l’exercice de ses devoirs, et remplit son esprit de sentences de pédagogues, semences fort stériles qui ne font germer que l’ennui dans les jeunes têtes où elle les jette à tout propos.

En somme, c’est une assez bonne créature que l’institutrice de vocation. Elle est sans esprit, sans imagination, mais possède une certaine rectitude de jugement, qui la fait assez adroitement naviguer dans les flots de familles diverses parmi lesquelles elle passe d’année en année. Elle suit son petit bon homme de sillon sans broncher aux écueils. Elle a une sorte de droiture de cœur qui n’est pas exempte de finesse, mais où la probité domine; un peu par calcul peut-être, car l’institutrice de vocation, ayant embrassé l’enseignement comme un état, se conduit avec régularité pour ne pas manquer de place.

L’institutrice de vocation a des mœurs; elle ne se compromet jamais avec les fils de la maison, les frères ou les cousins de son élève; mais elle accepte de préférence les bonnes grâces des vieux oncles célibataires. Alors elle rêve modestement un mariage raisonnable; mais elle le rêve honnêtement, sans intrigues préalablement coupables.

L’institutrice de vocation est en général petite, d’un demi-embonpoint, d’une figure sans distinction, fraîche et avenante. Elle a dans sa mise plus de propreté que d’élégance; elle affectionne la couleur marron pour l’hiver, le rose pour l’été; elle n’achète jamais plus de deux robes et de deux chapeaux par an; elle a un esprit parfait d’économie, même un peu d’avarice, passion innée qui grandit à mesure qu’elle vieillit. Elle place à la caisse d’épargne tous ses émoluments, et ne donne à ses parents que les rognures des cadeaux qu’elle reçoit pour sa fête et au premier de l’an.

Après trente-cinq ans, l’institutrice de vocation qui a fait son petit pécule se marie avec quelque employé des postes ou d’un ministère. Elle devient alors une docte ménagère, une mère pédante et rigide, si elle a des enfants. Ou quand elle a pris son parti de rester vieille fille, elle achète un fonds de pensionnat, comme on achète une étude de notaire avec une clientèle toute faite, et s’y prélasse le reste de ses jours. Alors son plaisir est de faire bonne chère, d’avoir un caniche et un perroquet, de tourmenter ses pensionnaires, de torturer ses sous-maîtresses, s’exerçant à infliger à son tour ces milliers d’infimes persécutions dont elle a été longtemps victime.

Avez-vous vu dans quelque élégante pension à la mode, ou dans une des royales maisons de la Légion-d’Honneur, à Saint-Denis, par exemple; avez-vous vu une de ces pâles demoiselles, rêveuses, ennuyées, dégoûtées de la vie à vingt ans, se promenant seule dans une sombre allée de ces jardins où près d’elle d’autres allées sont si bruyantes et si animées par les jeux de ses heureuses compagnes? Cette grande demoiselle pâle et triste, triste de dépit et non de douleur, c’est le type naissant de l’institutrice ambitieuse.

Fille de quelque général, ou de quelque fournisseur de l’Empire ruiné par la Restauration; parfois enfant mystérieux d’un haut personnage et d’une grande dame, elle n’a pu donner à son père que le titre d’oncle, à sa mère que celui de tante. Elle a vu son enfance entourée d’un luxe imprudent. Pour elle, toutes les prodigalités du grand monde ont été introduites dans l’enceinte d’une pension. En naissant elle a eu des parures et des bijoux, une femme de chambre, esclave soumise à tous ses caprices les plus tyranniques. Enfin elle a été nourrie de bonbons et de confitures, selon son vouloir; on altérait ainsi sa santé avant qu’elle fût fortifiée. Plus tard, même régime pour son esprit: au lieu des livres de saine poésie, de pure morale, les romans à passions factices sont venus fausser son cœur avant qu’il ne se fût éveillé.

Ainsi a grandi l’enfant loin de toute famille, gâtée, empoisonnée par le luxe, qui corrompt tout, même l’âme virginale d’une jeune fille; par le luxe qui lui a donné inconsidérément de l’or pour enchaîner à ses fantaisies des subalternes complaisants. Et, lorsqu’à dix-huit ans, la pauvre fille déjà blasée sur ces jouissances de toilettes, de fêtes, de distractions mondaines, que ses compagnes ne voient qu’en rêve; lorsqu’à dix-huit ans elle croit toucher enfin à cet empire d’élégance et de domination frivole que tout lui a fait présager, visites mystérieuses de parents millionnaires qui viennent chaque mois la demander au parloir, chuchoteries des autres pensionnaires sur les grands événements qui la concernent; eh bien! lorsqu’elle attend que ce monde où son esprit romanesque lui assigne une si haute place s’ouvre pour elle, un jour la pauvre fille est sèchement appelée par la maîtresse de pension, qui jusqu’alors l’avait traitée avec des égards obséquieux: on lui annonce tout-à-coup, durement, sans préparation, que ceux qui payaient sa pension sont morts ou ruinés, et qu’elle doit songer à se pourvoir d’un état dans le monde; on ajoute, en forme de consolation, que ses talents lui seront une ressource qu’elle ne doit pas négliger.

A ce coup inattendu, à ce congé cruel, la jeune fille pâle pâlit plus encore; mais elle se souvient de situations semblables à la sienne dans les romans qu’elle a lus; elle se pose en héroïne, elle se roidit contre le malheur et s’éloigne d’un œil sec; sans donner un regret à cet asile de l’insouciance et de la jeunesse, où elle n’a pas vécu en paix, elle qui n’a pas eu d’enfance, pas de rêves de jeunes filles, pas de fraîches espérances; mais des vanités, des ambitions dévorantes qui se voient tout-à-coup si misérablement avortées.

Le monde s’ouvre à elle, elle l’embrasse avidement; elle est seule, sans fortune, sans protection: mais elle est libre, elle a un esprit aventureux que rien n’effraie, elle a des grâces affectées qui séduisent toujours dans un monde de suprême affectation, elle a cette beauté maladive qui va à sa destinée, qui doit l’aider à en triompher, pense-t-elle, en lui attirant cet intérêt qu’inspirent les airs de langueur indéfinissables.

Dans cette société brillante et pervertie, où hier encore elle se disait: «Je serai reine!» elle connaît les plus riches et les plus puissants: longtemps elle a été leur égale, elle n’ira pas aujourd’hui mendier leur aumône; mais elle se présentera à eux comme une sœur dépouillée qu’ils ne doivent pas laisser voir dans son dénûment à ceux qui ne sont pas des leurs. Elle est accueillie, recherchée, on s’arrache la victime, jeune, belle, mystérieuse; c’est bientôt un être exceptionnel: elle est fière, elle n’accepte rien comme don, mais comme échange. Elle devient demoiselle de compagnie dans quelque grande maison, mais sur un pied d’égalité. C’est un être pétri d’élégance, d’idées creuses, de dehors gracieux, de câlineries de chatte, un mélange de hauteur et de souplesse, une petite créature qui fait parfois fureur, qui devient par aventure une femme à la mode, une chose dont, comme un meuble nouveau, une maîtresse de maison pare son salon avec vanité. Elle chante brillamment avec des airs de tête passionnés, un peu en actrice; elle en a tous les instincts vaniteux, désordonnés; mais elle les musèle hypocritement, elle doit tenir son rang dans le monde, et voilà ce qui l’empêche de se livrer au théâtre, vocation bien décidée de cette nature maniérée. Elle parle à tous une poésie mystique admirablement fastidieuse; elle cite Byron en anglais, Kloopstok en allemand; elle se pose devant tous comme vivant d’idéalités; tandis que son esprit, ulcéré par les mécomptes, recherche avec ardeur le positif du luxe, le réel des jouissances mondaines.

Habile par intuition, elle dirige ses plans d’attaque contre les natures malléables, les héritiers présomptifs d’un grand nom et d’une grande fortune, écoliers encore imberbes, que la demoiselle pâle enlace de ses séductions de couleuvre; ou bien elle s’attaque à ces connaisseurs émérites en beauté qui ont traversé l’Empire en aimant par convention deux ou trois femmes alors citées, ces admirateurs consacrés du beau sexe, qui font des folies de sang-froid, avec préméditation, pour faire croire à un reste de jeunesse. Mais lorsqu’elle échoue dans ce noviciat d’intrigues, comprenant à vingt-cinq ans qu’elle a perdu la magie de son prisme de victime, de demoiselle de compagnie romanesque et brillante, elle se transforme en institutrice ambitieuse.

Il lui faut alors une grande maison, d’où l’esprit de famille soit exclu, où le monde ait fait invasion complète, où les enfants soient gardés près de leurs parents, non pour qu’on y développe avec plus de sollicitude leur esprit et leur cœur, mais pour qu’on les dresse en naissant à ces airs stéréotypés, à ces manières conventionnelles que la nature n’indique pas et dont on fait le suprême bon ton.

L’institutrice ambitieuse cherche de préférence un élève qui n’ait plus sa mère, et qu’elle puisse former sans autre contrôle que la surveillance paternelle, qu’elle métamorphose en attentions qui lui sont personnelles. Chez un père veuf, l’institutrice ambitieuse trône en souveraine, devient maîtresse de maison, en usurpe l’autorité, en dépasse les tyrannies, et finit parfois par en acquérir la consécration.

L’institutrice ambitieuse est trop occupée d’elle-même pour s’occuper sérieusement de son élève: tout ce qu’elle exige d’elle, ce sont des dehors séduisants, un maintien qui lui fasse honneur dans un salon. Si l’écolière est docile, l’institutrice récompense ces grâces naissantes qui découlent d’elle par des complaisances qui annulent l’autorité paternelle et qui plus tard annuleront l’autorité conjugale. Ainsi posée, elle a une extrême recherche dans sa mise, et veut être citée comme un modèle de goût, comme un résumé d’élégance. Elle est prodigue; car son ambition lui fait voir toujours une fortune assurée en perspective. A quoi lui serviraient ses épargnes? l’intrigue y suppléera.

Mais lorsque passé trente-cinq ans elle n’a pu s’enrichir par quelque riche mariage habilement et forcément amené, en désespoir de cause elle se décide à se faire chanoinesse; chaperonnée du titre de madame, elle devient une de ces intrigantes problématiques que le beau monde accueille, qu’il protège, et dont il se sert comme auxiliaire dans l’exploitation de tous les vices occultes et masqués, dont l’expérience lui donne si bien l’entendement; c’est alors que l’institutrice ambitieuse devient joueuse forcenée.

L’examen de la nature humaine nous offre toujours un côté ridicule ou odieux, mais aussi un côté touchant dont la consolante analyse adoucit l’amertume du moraliste et fait succéder à des peintures railleuses ou mordantes le tableau réel de nobles et pures vérités. Ainsi nous arrivons avec bonheur à l’institutrice par dévouement, jeune martyre, vertu sublime et cachée, que les ridicules de l’institutrice de vocation et l’esprit d’intrigue de l’institutrice ambitieuse font trop souvent méconnaître.

L’institutrice par dévouement est souvent une jeune fille insouciante et heureuse au sein de sa famille, ignorante de ses talents et de son esprit, et qui ne pense pas qu’ils pourront lui aider un jour à combattre la mauvaise fortune. Ame pure et tendre, toute prête à se dévouer au premier appel, et à sauver par son sacrifice ceux qu’elle aime de la misère et du malheur; elle, si bien faite pour goûter les joies de la famille, pour les faire naître par sa présence, elle quitte courageusement le toit paternel où elle a été si naturellement heureuse, si doucement aimée; elle pressent tout ce qu’elle souffrira dans une maison étrangère; elle répète tout bas ces vers du Dante:

Tu proverai siccome sa di sale
Lo pane altrui, e com’è duro calle
Lo scendere e ’l salir per l’altrui scale[2].

Mais elle se résigne. Être utile, voilà sa destinée, destinée sévère, où l’imagination doit s’éteindre, où le cœur doit être étouffé, mais où la conscience puise de saintes consolations dans la certitude d’avoir bien fait.

On choisit toujours pour l’institutrice par dévouement, ou elle cherche elle-même avec soin, une famille honorablement placée dans le monde et rigoureusement honnête, imposant par ses bonnes mœurs, par la considération de la fortune et du rang, par tous les dehors qui donnent ou attirent l’estime; mais la position ne change point les individus, et souvent dans ces familles si bien famées il se rencontre des natures difficiles, des âmes froides ou irritables, dont le contact est une souffrance de chaque jour pour l’institutrice par dévouement. En général les grandes et nobles familles où elle est admise ont l’esprit de régularité et d’orgueil de leur caste; elles offrent une hospitalité polie, mais glaciale, à cette pauvre enfant qui aurait besoin de retrouver une seconde famille dans cette famille étrangère, et d’être consolée par une bienveillante affection de la perte de toutes ces tendresses qui entourèrent son enfance. Dans le nouvel état que le malheur lui a fait, elle est traitée avec considération, elle s’attire le respect par le soin scrupuleux qu’elle met à remplir tous ses devoirs; on lui adresse régulièrement des éloges, on lui donne, à des époques fixes de l’année, des cadeaux élégants, preuves d’une satisfaction réelle; mais est-ce tout pour cette âme si noble, si aimante et si jeune encore, quoique le malheur l’ait vieillie prématurément? Est-ce tout qu’une position honorablement acquise par son travail et qui lui permet de secourir sa famille indigente? A ces avantages positifs ne devrait-il pas se joindre, pour ce cœur si tristement éprouvé, quelque consolante amitié qui l’empêchât de se souvenir qu’elle n’est qu’une étrangère dans cette riche famille à laquelle elle a voué sa jeunesse, son esprit, ses talents, souvent même son cœur, et qui ne lui donne en échange de tous ces jeunes trésors qu’une existence comfortable, mais décolorée, que de l’or et pas une heure de douce intimité.

L’institutrice par dévouement accepte son sort tel que la Providence le lui a fait: elle a la résignation des âmes sensibles et fières qui pouvaient espérer beaucoup de la vie et qui, n’y trouvant que des déceptions, se résignent sans se plaindre. Son cœur ne se dessèche pas, son imagination ne s’éteint point; mais elle refoule en elle-même tous ses désirs sans espoir, toutes ses illusions qui tombent et meurent une à une dans la sphère où elle vit. Elle est belle, aimante, enthousiaste, pleine de cœur et d’intelligence; elle aurait aimé, elle se serait attiré l’amour au sein de sa famille; mais dans cette famille étrangère où le malheur l’a jetée, qui l’aimera, qui se dévouera à l’aimer d’amour? Est-ce le frère de son élève? ce jeune homme ardent, passionné, qui commence la vie et qui éprouve, comme à son insu, pour la jeune et belle institutrice un intérêt tout-puissant. Mon Dieu! elle a bien compris à son regard, à sa parole, à ses douces et involontaires attentions pour elle, que lui du moins ne la traitait pas comme un être inférieur, comme une étrangère qu’on emploie et qu’on paie. Mais la pauvre enfant n’ose se livrer à cette pensée, à cet espoir; elle a trop d’orgueil pour vouloir d’un amour qui ne serait qu’un mystère, qu’une intrigue cachée; elle sent qu’elle est digne d’être aimée avec bonheur et courageusement, et cet amour tremblant de jeune homme qu’un regard de sa mère fait pâlir, qui s’épouvante d’une réprimande, qui cède à de vaniteuses réflexions de rang et de fortune, souvent faites avec cruauté devant elle, et dont elle saisit tristement le sens; cet amour qui d’abord fut, pour sa vie monotone et grave, une suave espérance, devient une sorte d’humiliation dont son âme est froissée.

Que de luttes dans cette pauvre âme sans appui, qui s’effraie de ses rêves, qui les combat et qui ne parvient à les vaincre qu’à force de souffrance et de dévouement! Que de fois, sa tâche lui paraissant trop rude, elle fut tentée de fuir cette maison où elle est utile, où ses talents sont appréciés, mais où l’on ne donnerait pas une larme à son absence! Que de fois se souvenant des baisers de sa mère, de la tendresse de son père, elle a pensé à revenir vers eux, en s’écriant: «Vivons, aimons et souffrons en famille; l’isolement de la jeunesse est impossible à mon cœur!» Mais la même voix qui lui dicta son sacrifice a étouffé ce cri de l’âme; elle s’est souvenue de l’indigence qu’elle avait adoucie, du bien-être qu’elle répandait chaque jour sur les siens, en travaillant, en s’immolant sans relâche, et, fortifiée par la lutte, elle la continue malgré ses blessures.

—Est-il rien de plus douloureux, de plus saint que le spectacle de cette jeune femme? Elle perd sa beauté dans les veilles laborieuses de l’étude, dans des douleurs muettes et souvent raillées par ceux qui les causent. Elle plie son esprit, vif, élevé, profond, aux étroites règles d’un enseignement formulé; elle fait descendre son imagination poétique et hardie, à l’intelligence naissante d’un enfant; sa passion pour les arts n’est plus qu’une science utile dont elle doit enseigner les éléments, mais oublier les inspirations; enfin cette âme passionnée et tendre qui rêva tous les sentiments, qui les eût tous ressentis si elle avait pu s’ouvrir au monde, heureuse et confiante; cette âme fermée à toute jouissance par une main de fer, par celle de la nécessité, s’isole, s’assombrit et finit par perdre sa foi dans le bonheur dont elle était digne et qu’elle n’a pas trouvé.

Lorsque l’institutrice par dévouement ne meurt pas à la peine après dix ans de labeurs, de souffrance et de résignation; après les dix plus belles années de sa vie, si tristement dépouillées des joies de famille, des illusions du cœur, de l’amour, de l’enthousiasme, de toutes ces brûlantes visions si hâtivement dissipées pour elle; après ces dix années de jeunesse fanée dans l’isolement de l’âme le plus cruel de tous, si l’institutrice par dévouement a encore quelques débris de sa famille, elle revient auprès d’un vieux père dont elle est l’honneur, ou d’une mère infirme qu’elle console par sa tendresse, qu’elle distrait par son esprit, ou bien encore auprès d’une jeune sœur mariée dont elle soigne et élève les enfants avec amour. Goûtant ainsi en se dévouant encore un simulacre de ces joies maternelles dont la réalité lui fut refusée, elle ne rougit point d’être vieille fille, car elle a su aimer, et sans son dévouement, la plus céleste des vertus humaines, elle serait épouse et mère: le ridicule n’atteint pas les vies qui sont sublimes par leurs actes.

Aussi, loin de chercher à se marier à quarante ans, sachant ce qu’elle a valu, ce qu’elle aurait mérité, elle ne songe pas à arranger sa vie selon le monde; elle la laisse couler au gré de la Providence, et souvent la Providence lui envoie des joies compensatrices pour les joies de sa jeunesse perdue.

Nous avons dessiné les portraits des divers caractères d’institutrice; en terminant cet article nous éloignons notre pensée de l’institutrice peu digne de ces nobles fonctions. Mais nous voulons rappeler à l’estime et à l’admiration publique ce modèle de l’institutrice parfaite, cette femme rare et par l’esprit et par le cœur, qui vient de retracer dans un livre échappé, ce semble, à l’âme et à la plume de Fénelon, tous les devoirs, toutes les qualités dont elle-même avait été le touchant exemple. Mademoiselle Sauvan est l’auteur de ce livre que l’Académie française a couronné et qui a une sorte de fraternité de grâce et de sagesse éclairée avec l’Éducation des Filles;—une femme seule pouvait deviner toutes ces qualités exquises qui sont nécessaires dans l’institutrice pour agir sur ces jeunes âmes confiées à ses soins. Il y a dans notre article assez de critiques, assez de traits qui paraîtront frondeurs, pour qu’on nous pardonne de le terminer par un éloge.

Madame Louise Colet.


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