Les Français peints par eux-mêmes, tome 2: Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle
LE PRÉCEPTEUR.
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Oui, n’en déplaise à l’Université, le précepteur est de fait un membre du grand corps enseignant. Il n’a point pris ses grades dans la chancellerie des salons ministériels, ses capacités n’ont subi aucun contrôle. Sans titres, sans bonnet, sans hermine, il ignore jusqu’au chemin de la Sorbonne, et ne s’en donne pas moins pour maître ès-lettres et ès-sciences. Dix ans et plus d’apprentissage!... tels sont ses droits. Jeté par sa position dans les premiers rangs de la société, à lui appartient plus spécialement de former cette jeunesse d’élite qui doit un jour commander, donner l’exemple et exercer une haute influence. Le précepteur a pénétré jusque dans la maison des rois. Il s’assied à leur table, participe à leurs honneurs, se mêle à leurs conseils, fait leur premier Paris, et rédige les ordonnances. Là il est tout-puissant, décoré, riche et grand seigneur. Le précepteur royal fait exception à la règle, et se tient à une longue distance du commun des précepteurs: c’est une variété de l’espèce. Pour bien le juger et saisir ses proportions, il faudrait l’avoir vu de près; or, ces gens-là sont toujours dans des buissons ardents: à ceux qui peuvent les approcher, de les peindre; nous ne les connaissons que de nom, et nous préférons, pour type, le professeur plébéien, qui se laisse toucher par tout le monde; sa nature doit être plus prononcée, ses allures plus franches.
Ordinairement le précepteur est quelque séminariste défroqué; jeune homme sans vocation pour la prêtrise, il abandonne le cloître, et se trouve, dépourvu de toute pensée d’avenir, à l’entrée d’une infinité de carrières. Il saisit la plus facile, celle qui n’en est pas une, mais qui a l’avantage incontestable de lui offrir des ressources immédiates. Il devient précepteur.
Rien au monde ne peut égaler sa bonne volonté: c’est un ouvrier consciencieux jusqu’au scrupule, il fait assurément tout ce qu’il peut. Malheureusement son bagage scientifique n’est pas très lourd: de grâce, ne lui en voulez pas; il est parfaitement innocent. Il sait ce qu’on lui a appris: du latin et un peu de grec, un peu de grec et du latin. Le français, c’est à peine s’il le parle. Il ignore absolument l’histoire, ne connaît la géographie que de nom, et croit que les mathématiques sont des sciences creuses et superflues. Il avait jusque-là regardé la chimie comme l’art des sortiléges, et la physique comme le gagne-pain des escamoteurs, ventriloques, saltimbanques, et de tous autres Bohémiens et faiseurs de tours. Et cependant, savez-vous ce qu’on attend du précepteur? connaissez-vous sa tâche? Elle est grande, elle est immense! le plus rude académicien reculerait devant une pareille besogne. Il n’y a que le précepteur qui, dans sa simplicité, puisse l’envisager de sang-froid. Je dis simplicité: oui, le précepteur est simple et très simple; il en sait tout juste assez pour s’apercevoir qu’il ne sait rien, il tâchera de suppléer à son ignorance par un travail opiniâtre.
On demande en lui un professeur de langues anciennes et vivantes, de musique, de botanique, de dessin, d’histoire naturelle. On veut qu’il remplace tous les donneurs de leçons au cachet, excepté le maître de danse: celui-là est inimitable. La danse a fait de tout temps le désespoir des précepteurs. Que fera-t-il? La nécessité, dit-on, est la mère de l’industrie, mais d’une industrie honnête, s’entend; les circonstances enfantent les hommes capables. Il se met donc franchement à l’étude, déchiffre la musique, analyse les fleurs, parcourt Buffon, dévore Rollin, lit et relit l’arithmétique de Bezout; bref il défriche les éléments de toutes les sciences, et le voilà universel. Il enseigne à mesure qu’il apprend. Excellent moyen suivant les plus grands maîtres, qui conviennent que la meilleure manière de s’instruire est d’instruire les autres. Le précepteur ne tarde pas à en sentir l’efficacité, à en recueillir les fruits; et, par son louable artifice, il se fait un petit fonds de connaissances qui lui permettent de devancer son élève de quelques pas.
Ce qui fait du précepteur débutant un être à part, une existence infiniment et douloureusement excentrique, c’est la vie dont il doit vivre, c’est l’atmosphère qu’il est obligé de respirer. Sans aucune idée des convenances, ce pauvre précepteur se trouve tout-à-coup précipité au milieu d’un monde dont il ignore jusqu’aux moindres manières. C’étaient choses niaises et frivoles aux yeux de ceux qui l’ont éduqué. Il a bien lu, si vous voulez, la Civilité puérile et honnête; mais, qu’est-ce qu’un livre pour apprendre à devenir aimable, poli, courtois, complaisant avec délicatesse, sociable sans afféterie, gai sans exagération? Aussi le précepteur au début n’a-t-il d’autre ressource, pour se tirer d’embarras, que de pivoter sur ce qu’il nomme, dans son langage ascétique, humilité. Baisser les yeux et écouter sans rien dire, deux qualités indispensables chez les reclus de la Grande-Chartreuse, telle sera sa tactique. Humilité incarnée, espèce d’ecce homo, il se tient à table et au salon comme le dieu Terme sur une grande route.
Avez-vous un ami grand seigneur, ou épicier châtelain, partisan déclaré de l’éducation privée, pour obéir à une conviction, ou seulement pour ne pas déroger aux us et coutumes de ses aïeux, il prétend à tort ou à raison que son fils soit, comme lui, élevé au foyer paternel. Il s’est muni d’un précepteur fraîchement débarqué du séminaire et portant des certificats de bonne conduite. Madame l’a examiné des pieds jusqu’à la tête; s’est informée de son âge, de ses goûts; son extérieur est passable, et plus heureux que La Mennais, si outrageusement rebuté par la fière Tory, en pareille circonstance, notre homme de lettres est retenu au grand rabais. Car, hâtons-nous de le dire à la louange du précepteur, ses intérêts pécuniaires le touchent peu; l’avarice est assurément son moindre défaut. «Ce qu’il vous plaira, et votre amitié, dont je me trouverai toujours trop honoré.» Peut-on demander de plus modestes appointements. Partant, le contrat est bientôt passé, tout se fait verbalement: le précepteur est engagé, c’est une affaire convenue. Pour les habitants du château, il y a un tout petit événement dans l’apparition d’un précepteur; mais pour lui commence une torture qui doit durer plusieurs semaines. C’est le premier quart d’heure d’un drame héroï-comique.
Vous venez passer six mois à la campagne de votre ami, et vous arrivez justement quelques jours après l’installation du précepteur. C’est l’heure du dîner, la cloche a sonné, tout le monde est à table, excepté le précepteur et son élève. Averti de la présence d’un étranger, il a vite cessé sa classe, dépouillé ses bras des fausses manches qui garantissent son unique redingote, et ouvert sa Civilité. La Civilité!... Oh! oui, c’est son étude de chaque jour; c’est son code, sa règle de conduite, son magasin de belles choses. Il réfléchit à la manière de se présenter; il s’étudie, combine mille positions, mille tours de phrases. Il retarde autant qu’il peut le moment de paraître, car il redoute singulièrement les figures nouvelles. Cependant son élève l’attend, le presse; le laquais, de sa voix la plus grosse, lui fait entendre le redoutable c’est servi! Il faut partir. Il arrive à la salle à manger, son sang se fige dans ses veines: il ouvre enfin par un mouvement convulsif, et pousse son élève en avant. Il paraît ensuite, encore pâle et tout tremblant, fait, dès la porte, un premier salut jusqu’à terre, un second de même nature vers le milieu de sa route, et puis un autre, appuyé sur le dossier de sa chaise: trois temps bien accentués, selon la règle; il s’avance vers vous, vous souhaite le bonjour, et vous demande comment vous vous portez; il croit que c’est d’urgence. Faites-lui la grâce de ne pas lui rire au nez. Vous accueillez l’élève comme une nouveauté; vous l’embrassez, vous le caressez, vous le complimentez sur sa bonne mine: bref, vous n’oubliez aucun des petits riens d’usage en pareille occasion. Pour le précepteur, il a perdu son temps et sa peine; vous n’avez point répondu à ses saluts de cérémonie; vous êtes resté indifférent et muet à ses questions de santé, c’est tout naturel, le bon ton l’exige: un précepteur! c’est-à-dire un intrus, dans le palais du seigneur votre ami. Fi des manants!
La dame de la maison, désireuse de faire remarquer le précepteur de son fils, et pour le forcer à produire un échantillon de son esprit, lui adresse des reproches aimables sur son retard. Le précepteur rougit pour toute réponse; s’il lui arrive de hasarder une phrase, il a besoin de tout son savoir, il appelle à lui toute son énergie pour l’achever. Ne lui faites pas de questions, vous le mettrez en peine, et votre curiosité ne sera payée que d’un oui ou d’un non prononcé bien bas.
La seule chose qui absorbe alors ses facultés, le seul objet sur lequel il concentre son attention, c’est la civilité. Il tâche de s’y conformer en tous points. Par exemple, il attache avec une épingle sa serviette à son estomac (vieux style), tient rigoureusement sa cuillère et sa fourchette de la main droite; mange sans bruit, condamne ses yeux à rester collés sur son assiette, et ne se moucherait pas pour un empire. Vous vous apercevez que le précepteur a bon appétit. Vous l’avez peut-être déjà accusé du plus vilain des sept péchés capitaux; parce qu’il mange de tout, vous vous êtes dit: C’est un glouton! Infâme calomnie! En effet, ce que vous prenez pour un acte de sensualité n’est rien autre chose qu’un poignant martyre; et ne voyez-vous pas qu’il n’ose rien refuser, le malheureux! C’est dans ses principes une malhonnêteté à faire. Après le repas, il passe au salon pêle-mêle avec les dames, sans offrir son bras à aucune d’elles. Le jour où il se permettra une pareille galanterie, il se croira le plus audacieux des Don Juan. Il prend place sur le canapé pour ne pas priver le sexe des chaises et des fauteuils. Quelquefois, pour se débarrasser de lui-même, il se plante en contemplation devant un tableau, ou regarde à la fenêtre par manière de rêverie. La gazette est une de ses grandes ressources; il feuillète aussi volontiers les cahiers de musique. En homme discret et qui sait vivre, il ne se mêle point aux différents cercles, ne prend jamais part à la conversation, et s’esquive à petit bruit, le plus tôt qu’il peut. Il regarde comme la dernière des incongruités de se chauffer le dos tourné à la cheminée en relevant les pans de son habit. Se croiser les jambes et s’étendre insouciamment au fond d’une bergère est une indécence qu’il ne pardonne pas, et blâme hautement comme un des plus insignes abus du siècle des lumières. Pour joindre la pratique à la théorie, quand il est assis, il se tient raide et tout d’une pièce sur le bord de sa chaise. Vous le verrez donner encore dans mille autres travers. Le chapitre de ses gaucheries vous prêtera à rire plus d’une fois sans doute. Il vous amusera longtemps de ses bévues, et cela sans mauvaise intention, sans malice aucune, le pauvre garçon! Encore une fois, ne lui en voulez pas!
A côté de ces défauts brillent de précieuses qualités. Le précepteur est d’une douceur angélique et d’une rare bonhomie. Figurez-vous que son élève lui fait impression. Aussi l’appelle-t-il M. Eugène, M. Arthur ou M. Raoul. Il l’amadoue, le cajole, le trouve charmant, enfin le gâte jusqu’à la moelle des os; le tout par respect pour sa naissance. C’est vraiment une bonne fortune pour un fils de haute lignée qu’un précepteur. Il est toujours dans les meilleurs termes avec lui. Des congés autant que d’heures par jour! Jamais de punitions! Le système d’un précepteur ne les comporte pas. C’est au cœur que le précepteur s’adresse; il veut tout obtenir par la voie des sentiments. Je vous défie de lui arracher un renseignement au désavantage de M. Arthur. M. Arthur est un terrain précieux à cultiver; c’est un enfant d’une espérance gigantesque; il promet à la patrie un citoyen distingué. M. Arthur s’acquitte de ses devoirs dans la perfection. Il sait très bien ses leçons, explique très bien son latin, dessine très bien, chante très bien, botanise très bien, est très honnête, très gentil: rien que des superlatifs! Réservé à l’élève de les démentir quelquefois.
Ainsi par un beau jour il vous prend fantaisie de sonder le terrain. Vous pénétrez dans le sanctuaire, c’est-à-dire dans la chambre à coucher du précepteur: c’est là qu’il fait ses études et ses classes. Vous trouvez le maître et l’écolier engagés dans la plus vive discussion: les conversations sont la condition sine quâ non de succès pour le précepteur. Le préceptorat peut se traduire par des causeries perpétuelles. On y instruit en riant, et quelquefois aussi en dormant. Et ne vous scandalisez pas trop si vous surprenez les deux champions ronflant à qui mieux mieux. Éveillez-les doucement et interrogez. Gardez après cela le résultat de vos investigations pour vous; surtout n’en dites rien à la mère. Madame n’entend pas que son fils soit brusqué. Son précepteur est plein de mansuétude; il lui convient à ravir.
«Mes enfants ont beaucoup perdu en perdant ce bon M. Morin, me disait un jour madame la baronne de ***. C’était un jeune homme soumis, doux et facile à vivre, toujours content, toujours de votre avis. Il avait pour eux tous les égards et les ménagements possibles. Et puis de la méthode... ah!... il suivait exactement mes principes, ne faisait rien sans me demander conseil; enfin, c’était un homme tout à fait à sa place. Quel excellent caractère!»
C’est bien là en effet le précepteur débutant, le précepteur encore enfant. Les grands airs lui font peur; timide jusqu’à ramper, il n’a de volonté que celle des autres, et se laisse mener à la lisière au lieu de régenter comme il en aurait le droit. Mais il grandira, et en devenant homme il s’émancipera, il se mettra à l’aise.
Peu à peu le précepteur s’enhardit et dépouille ses langes de pusillanimité. Voilà quelques mois seulement qu’il foule les tapis d’Aubusson, assiste à de brillantes soirées, fait de grands dîners, et déjà il n’est plus reconnaissable. On s’accoutume si vite à ces choses-là! il prend goût aux concerts, aime l’éclat des bougies, ose danser le galop, et conduit son élève en visite particulière.
Je vous l’avais dit: il est philosophe, et en a pris son parti; il domine maintenant les hommes et les choses; il va se venger des désagréments qu’il a essuyés, par la vie de château arrangée à sa manière et appropriée à sa nature.
Ne pourra-t-il donc pas aussi, lui, remplacer sa classique redingote par un habit noir? jusqu’ici il avait eu une chaussure neutre; ce n’était ni des escarpins, ni des souliers proprement dits; c’était quelque chose qui n’a pas encore de nom dans le manuel du savetier; lui défendrez-vous de se commander une paire de bottes? sera-t-il condamné, par un stupide préjugé, à ne jamais porter de canne, de lorgnon et de pantalon collant? Pourquoi, comme les hommes de la bonne société, ne causerait-il pas de tout, ne trancherait-il pas sur tout? il est homme, morbleu! et dorénavant il aura une petite canne noire en bois peint, il portera des conserves d’un bleu tendre, jouera de la flûte, touchera le piano, parlera spectacles, littérature, fleurs, chasse, chantera et dansera à rendre jaloux le coryphée des dandys. Le voilà qui devient plus jaloux de sa personne. Il se fait la barbe trois fois par semaine, tourmente ses cheveux, se savonne les mains, et se tient devant sa glace pour faire réciter les leçons. Que sais-je, moi! l’homme est singe de sa nature, il fait ce qu’il voit faire. Et notre pauvre précepteur pourrait bien tout à l’heure tomber dans l’excès contraire à celui qui affligeait son noviciat. Mais non, il ne dépasse guère certaines limites, sa raison sévère repousse l’excentricité, il ne s’habille jamais à la dernière mode, rejette les bottes vernies et les gants jaunes. Les barbes d’Aaron éveillent en lui des idées de républicanisme et de sans-culottisme qui le font frémir. Ses cheveux resteront éternellement à la Titus. Il a les coiffures du moyen-âge en horreur, attendu que cette mode sent trop pour lui le séminaire. Il n’est ni pimpant, ni pincé, ni musqué; avenant sans être diaphane ou aériforme, sa démarche n’est point sautillante; ses manières sont aisées et ses gestes faciles. A force de se frotter avec les gens du monde, il se polit et se redresse.
Je ne vous dissimulerai pas même qu’en y réfléchissant à plusieurs reprises, il sent pointer en lui un petit germe de vanité. Et qu’on ne vienne pas, dans ces moments-là, lui faire la loi ou lui tracer la marche à suivre, il a sa réplique toute prête: «Monsieur, ou plus souvent encore, madame, sachez que je suis ici précepteur et non valet! Je n’ai d’ordres à recevoir de qui que ce soit. En me confiant l’éducation de votre fils, vous m’avez sans doute jugé capable de la diriger, laissez-moi donc agir à ma guise.»
Après ce coup d’éclat, qui peut être regardé comme le dénoûment du drame, le précepteur est chez lui, il se considère comme de la famille, il fait les honneurs du salon, reçoit ses amis à l’office, donne ses ordres aux domestiques, et commande les chevaux et les voitures. Son chemin commence à se border de roses, il lui est enfin donné de savourer les joies de l’existence. On l’écrasait quand il se faisait petit; on le respecte quand il se fait grand. On avait poussé l’impudence jusqu’à le reléguer dans sa chambre les jours de nombreuses réunions; sous prétexte que l’enfant ne devait pas paraître dans ces solennités, on les éloignait tous deux, l’un comme un obstacle, l’autre comme une honte. Désormais il aura sa revanche. L’élève, dit-il, doit prendre de l’exercice; il ne doit rien ignorer des usages du monde; il faut le mettre le plus souvent possible en contact avec ces usages; d’un autre côté, l’œil de son précepteur ne doit jamais le quitter. Donc nous serons de toutes les parties; et l’élève, en compagnie du précepteur, se promène, voit tout, s’amuse bien; il subit même, en public, des examens où son maître cite du latin à faire pâlir dix émigrés. Aux soirées, le précepteur joue au furet ou au colin-maillard avec les demoiselles, il fait aussi de la tapisserie. Oui, vraiment, de la tapisserie! Tenir une aiguille et tisser sur la toile le renard de La Fontaine et ses raisins trop verts, ou bien encore quelque sujet des églogues de Virgile, ne sied pas mal au précepteur. Ces délassements ne sortent pas de son caractère. Quelquefois il occupe ses loisirs à cultiver un petit carré de jardin. Il aligne ses plates-bandes; il sème des fleurs, plante des arbres à fruits, les arrose et met son plaisir à les voir venir. C’est pour lui un champ fertile où il recueille maintes comparaisons qui stimulent son élève et provoquent souvent une noble émulation.
La politique, comme on sait, trouve ses dévots les plus ardents au fond des châteaux. Le précepteur ne se mêle pas volontiers à ces sortes de querelles. L’économie sociale n’est point sa spécialité; il n’a jamais rêvé d’utopie, et les grands mots de liberté, d’ordre public, de progrès, le trouvent froid comme un marbre: il est généralement légitimiste, cela va sans dire: il est ce qu’on l’a fait, ce que sa position veut qu’il soit. Ses opinions en littérature sont autrement retrempées. Le précepteur essentiellement classique, et classique enragé, c’est le mot, défend à outrance les patriarches de la logique et du bon sens, comme il les appelle. Il est aux anges quand il peut trouver l’occasion de rompre une lance avec un partisan de la nouvelle école. Pour le coup, vous ne le démonterez pas; il déploiera toutes ses ressources pour tomber à bras raccourci sur le romantisme. Dans quel enthousiasme il s’écrie qu’il n’a jamais pu comprendre Victor Hugo, que Janin n’est qu’un beau diseur, Alexandre Dumas un libertin littéraire, et Lamartine un farceur! Avec quel air béat il jette de la boue à pleines mains au visage de leurs adeptes. Le nom de George Sand ne sort de sa bouche qu’avec des flots d’imprécations; La Mennais est à ses yeux un véritable antéchrist, un homme envoyé pour bouleverser le monde.
Depuis que les commis et les clercs de notaires peuvent acheter des diplômes, le précepteur n’en veut plus: son antipathie et sa répugnance pour la feuille de parchemin à 82 francs sont bien formelles. Il a déclaré une guerre à mort aux professeurs diplômés, patentés, licenciés; il a voué toute sa haine à leurs institutions, et dirige ses efforts vers leur ruine. Il vit et meurt indépendant de toutes les académies.
Ne l’admirez-vous pas se promenant dans les rues avec son élève au bras, pour faire croire que c’est son neveu, son cousin, ou quelqu’un des siens? Vient-il à voir défiler une bande de collégiens, son cœur se gonfle; il se dresse de toute sa hauteur et a l’air de dire: Pauvres pédagogues, que vous me faites pitié! et vous, jeunes gens, victimes malheureuses d’une funeste éducation, que votre sort est à plaindre! Vous grandissez comme des esclaves ou des prisonniers parqués entre quatre murs, au milieu d’une effrayante démoralisation! Son élève, au contraire, les dévore de l’œil, lui, ces charmants écoliers, avec leur air lutin, leur habit uniforme, ces palmes, ces lyres et ces boutons emblématiques.
Vous dirai-je les amours du précepteur?... Décidément ce malheureux est né sous une mauvaise étoile, et vous conviendrez avec moi que celui de qui relèvent les destinées humaines aurait dû rayer de ses largesses, à l’égard du précepteur, le don fatal d’aimer. Mais, hélas! il en a ordonné autrement. Sous cet extérieur raboteux se cache un cœur sensible et tendre; sous cette enveloppe de candeur et d’innocence brûle un feu dévorant. Longtemps sevré des séductions et des plaisirs du monde, l’ex-séminariste s’élance avec impétuosité dans les sentiers attrayants de l’amour.
Cependant où va-t-il? vers qui montent ses aspirations? quelle est donc la dame de ces pensées? Ici, pleurons sur son sort, un dieu l’a voué à la plus aveugle fatalité... c’est le comble de la dérision!... une atroce parodie du supplice de Tantale!
L’objet des amours du précepteur est toujours une blonde et jolie châtelaine de quinze à seize ans, à qui il donne des leçons de botanique et d’histoire. Il ne lui a jamais fait de déclaration, il se contente d’aimer, sans savoir s’il est payé de retour. Ses amours, du reste, sont excessivement platoniques: en adorant la beauté, c’est à la vertu qu’il rend ses hommages. A l’époque de ses folles amours, époque qui n’est pas la moins critique de sa vie, le précepteur devient sombre et mélancolique. Il met alors toute sa joie et sa félicité à aller mystérieusement, le soir, soupirer sous les fenêtres de sa Julie; il s’adonne à la chasse, n’aime plus que les bois et les bruyères. Au lever du soleil, on l’entend pleurer sous le feuillage, avec le rossignol. On trouve sous son chevet, dans ses poches et sur la table, les lettres d’Héloïse et d’Abeilard, ou la Jérusalem délivrée. Il ne se nourrit plus que de romans; aussi dépérit-il à vue d’œil. La poésie occupe la plus large place dans ses loisirs, il fait des vers sur l’inconstance, sur l’absence, sur l’indifférence, sur un ban de gazon où elle s’est assise, sur ses cheveux, sur l’anniversaire de sa naissance.
Dans les familles où les mœurs patriarcales se sont conservées, on observe, avec le culte religieux dû à la tradition, les fêtes des parents et des grands parents. Les attributions du précepteur lui font un devoir de diriger ces cérémonies de circonstance. Deux ou trois mois à l’avance, il met sa verve en campagne à la recherche de tous les lieux communs dits et lus jusqu’à lui. Il fait des compliments à tous et pour tous. Grande dépense de style et d’esprit! C’est une espèce d’oracle qu’on croit devoir indispensablement consulter; il prête à qui les demande des vœux et des souhaits. La fête de la demoiselle a son tour: c’est pour celle-là qu’il s’est préparé! c’est cette fête qu’il veut présider à lui seul. Ce jour-là le précepteur est au troisième ciel: il met dans la bouche de son élève un compliment!... son chef-d’œuvre!... l’expression de ces sentiments. Comme les autres il offre son bouquet, au milieu duquel s’épanouissent plusieurs myosotis; comme les autres aussi il peut donner son baisemain. Trop courts instants! sensations délicieuses, mais trop fugitives! La fête ne reviendra qu’après douze mois révolus, et, en attendant, le dard s’enfonce plus acéré dans la plaie. Ce sont des tourments insupportables. Le délire s’empare du précepteur, qui s’avoue vaincu et demande à mourir.—Dieu est bon, il veut la conversion du pécheur, et non sa mort!—Le ciel prend pitié de sa victime, une inévitable péripétie est imminente.
Le cercle des humanités est parcouru: l’élève sait même empailler les oiseaux et jouer la comédie en petit comité. Arrivent la philosophie et les voyages, complément obligé de toute éducation tant soit peu comme il faut. C’est l’âge d’or du précepteur: le voilà complètement émancipé et hors de toute tutelle. Il prend son passeport, s’intitule HOMME DE LETTRES, et voyage à petites journées, comme un secrétaire d’ambassade. En visitant les capitales de l’Europe, il séjourne de préférence à Rome, à Naples ou à Venise, et oublie, l’ingrat! en voyant les belles filles de l’Italie, celle qui n’a jamais songé à lui.
Après avoir parcouru une bonne partie du globe avec le dépôt confié à sa garde, il revient radicalement guéri de l’amour pour les dames et les demoiselles du grand monde.
Sa mission est accomplie. Il peut être fier des talents et des vertus, fruit de son enseignement. Il a payé son tribut à la régénération sociale.
Autrefois, quand il avait perfectionné trois ou quatre éducations, de père en fils, sous le même toit, le précepteur émérite achevait ses jours au milieu de la famille, entouré de respects et d’égards. C’était le temps de la reconnaissance. Aujourd’hui, les choses ont changé. Quelque institutrice, sa voisine, rompue comme lui aux habitudes de la vie du château, comme lui chargée de gloire et de mérites encore plus que d’écus, lui offre sa main. Elle est musicienne et parle anglais. Son âge est incertain, n’importe! elle a de l’esprit. Le précepteur se hâte d’accepter, se marie en habit bleu de ciel, et poursuit son existence dans une heureuse médiocrité.
Stanislas David.
LE SOCIÉTAIRE DE LA COMÉDIE FRANÇAISE.
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M. Aristide a longtemps tenu le haut emploi de tragédie et comédie dans diverses troupes d’arrondissement: Angers, Dunkerque, Bayonne, Saint-Flour, Limoges, Tours et Brives-la-Gaillarde lui ont tour à tour tressé des couronnes et adressé de petits vers tout parfumés d’esprit provincial. Cela se passait sous l’empire, et les triomphes de M. Aristide coïncidaient de façon merveilleuse avec ceux du plus grand capitaine des temps modernes. Au même moment où Vienne et Berlin ouvraient leurs portes à Napoléon, Quimper-Corentin et Pézénas recevaient dans leurs murs Titus et Hippolyte.
Mais bientôt le répertoire de MM. Scribe, Auber, Planard, Mélesville, etc., vint remplacer en province le vénérable répertoire classique; les concetti et les flonflons succédèrent aux longues tirades.
Les directeurs furent obligés d’aller demander aux correspondants dramatiques des Gavaudan, des Elleviou, des Gonthier et des Léontine Fay, au lieu de se fournir chez eux de soubrettes, de confidents et de grandes livrées.
La tragédie et la comédie éplorées se réfugièrent dans trois ou quatre grandes villes, Lyon, Bordeaux, Marseille, Rouen. Là seulement Terpsichore et Euterpe voulurent bien céder un petit coin à Melpomène. Racine, Corneille et Molière obtinrent deux ou trois fois par semaine les honneurs peu enviés du lever du rideau.
Mais, hélas! le répertoire classique ne devait pas même jouir longtemps de cette triste tolérance... Son destin le condamnait à être chassé de ces derniers asiles où il avait trouvé à reposer sa tête couronnée de lauriers flétris. Les dures épreuves de la chlamyde, du cothurne et de l’habit brodé n’étaient point encore arrivées à leur terme!
Le drame vint... le drame avec sa bonne dague de Tolède, ses moustaches retroussées, sa chevelure pendante, son chaperon posé sur le coin de l’oreille, ses jurements de par Dieu et maître Satanas. Il s’empara brutalement et victorieusement du terrain qu’on avait abandonné par pitié à la tragédie et à la comédie. A la vue de ce croquemitaine littéraire, les deux chastes sœurs s’enfuirent vers la capitale, où elles entrèrent par la barrière des Martyrs.
Quant à Aristide, sa douleur fut sans égale. Il versa des larmes amères, se couvrit la tête de cendres, et résolut de quitter la scène plutôt que d’accepter un rôle moyen-âge. «Moi!... échanger le casque de Pyrrhus contre le castor d’Antony, et la toge d’Horace contre l’ignoble jaquette de Buridan... Non... jamais! jamais!»
Après ce court et chaleureux monologue, Aristide tourna à son tour les yeux vers Paris.
A Paris, rue Richelieu, tout près du Palais-Royal, se trouvait un grand établissement dramatique, appelé la Comédie-Française. Là, grâce à une subvention du pouvoir, la tragédie se jouait encore; je me hâte d’ajouter que ce n’était que pour la forme. Vous vous souvenez tous de ces déplorables soirées, dans lesquelles les grands maîtres de notre scène étaient périodiquement immolés sur l’autel de la médiocrité; vous vous souvenez de ces héros à la voix chevrotante et aux gestes compassés, de ces amoureux de quarante ans qui débutaient sans cesse, de ces décors fanés et percés à jour, de ces huit gardes aux pantalons de tricot blanc et aux hallebardes rouillées, de ce public enfin composé de trois vieux habitués qui venaient faire un petit somme dans leur stalle, et de la famille des ouvreuses de loges, des machinistes et des pompiers. Ce serait une bien curieuse et bien grotesque histoire à écrire que celle de la tragédie à cette époque, de la tragédie si heureusement ressuscitée aujourd’hui. L’énergique et spirituel crayon de Daumier a déjà esquissé quelques traits de ce tableau. On ne saurait rien voir de plus épouvantablement vrai que les physionomies de ceux qui s’intitulaient, il y a quelques années, les interprètes de Racine et de Corneille, les héritiers de Lekain et de Talma. Daumier les a toutes saisies sur la scène, c’est-à-dire au moment du flagrant délit. C’est bien la décrépitude prise sur le fait, c’est bien l’école de déclamation traduite au tribunal de la charge, c’est bien la médiocrité conventionnelle mise au pilori.—Ce monument restera; c’est l’histoire.
Certes, nous venons d’apprécier à sa juste valeur, peut-être même un peu durement, l’hospitalité donnée par messieurs de la Comédie-Française à la tragédie après sa fuite devant l’épée flamboyante et les grandes phrases du drame moderne. Mais quelle qu’elle fût, cette hospitalité exerçait bien des séductions sur l’esprit d’Aristide, ce Français qui ne savait pas trop s’il était plus Grec que Romain. Il fallait absolument qu’il pénétrât, lui aussi, dans le sanctuaire de la rue Richelieu.
Il fit tant et si bien que, grâce à la protection d’un sociétaire émérite qu’il avait souvent servi dans ses représentations de tournée en jouant à côté de lui, tout chef d’emploi qu’il était, mais dans une pensée d’avenir, les rôles les plus humbles du grand trottoir[11], il fut admis comme pensionnaire dans la troupe des comédiens ordinaires de Sa Majesté. Vous comprenez sa joie. Mais il visait plus haut encore.—Jamais la comédie n’eut de pensionnaire plus dévoué et plus utile: toujours chapeau bas devant monsieur le commissaire royal, devant messieurs les sociétaires et mesdames les sociétaires, il ne refusait aucune corvée, se résignait même quelquefois à remplir l’emploi subalterne et quasi muet, qui est si naïvement et si admirablement défini par ces deux vers:
Qu’entre vos propres mains on m’a dit de remettre.
Enfin après trois ans de Narcisse, de Phorbas, d’Alain, de Diafoirus père et autres déboires, notre homme parvint à faire mettre sur le tapis la question de son admission parmi les sociétaires. Il rendait de si bons services, il avait tant d’expérience et de traditions, il était en de si excellents termes avec tout le monde, que le comité le reçut d’emblée. De ce moment M. Aristide, qui était connu pour avoir l’épine dorsale très flexible, et pour balayer avec son front la poussière des coulisses du théâtre et du parquet des antichambres de toutes les influences du lieu, se releva comme Sixte-Quint, porta la tête haute, fit la roue, prit des airs de grand seigneur et de puissance, et se montra enfin tel qu’il est aujourd’hui.
Voyez-vous ce monsieur au toupet blond ébouriffé, au jarret péniblement tendu, au visage plissé, mais soigneusement enduit de pâtes conservatrices, à la poitrine portée en avant, au ventre chargé de breloques, à la démarche prétentieuse, qui s’avance sous le péristyle du Théâtre-Français: c’est l’illustre Aristide. Il ne faut pas l’examiner longtemps pour reconnaître que c’est un roquentin qui cherche à se donner des allures jeunes, non point dans des pensées de galanterie, mais dans un intérêt d’ambition et d’amour-propre. Depuis que M. Aristide a sa part d’influence dans les conseils de la Comédie, il s’est adjugé un emploi important; il a prétendu aux jeunes premiers rôles en chef et sans partage, et malgré son âge, malgré son talent négatif, malgré les ridicules de son débit et de sa tournure, il n’a pas rencontré d’obstacle, car bien d’autres ont fait planche pour lui, et presque tous ces messieurs et ces dames de la société sont dans une situation identique.
Suivez-le bien des yeux... il distribue de petits coups de tête protecteurs à tous les feudataires du théâtre, à la bouquetière, au marchand de brochures, au décrotteur, au limonadier du coin, qui s’inclinent devant lui comme devant la plus parfaite image de l’art dramatique sur la terre. Il sort du comité de lecture et paraît radieux. C’est qu’il vient de se donner une petite revanche à lui-même. Hier il avait été obligé de recevoir une pièce en cinq actes dans laquelle on ne lui avait point fait de rôle, mais qui était très spécialement recommandée par le cabinet du ministre de l’intérieur. Aujourd’hui il a refusé une comédie en trois actes d’un écrivain débutant, qui avait commis la double maladresse de ne point lui destiner une création et d’oublier de se faire recommander par le ministère. Oser se présenter devant un comité avec le seul appui de son talent. Vraiment la jeunesse est aujourd’hui d’une audace! Encore si ce petit jeune homme avait été protégé par quelque sociétaire! Ces messieurs et ces dames du comité ont l’habitude de se rendre de petits services de ce genre. Passez-moi le drame de mon cousin, je vous passerai la comédie de votre frère, ou de l’ami de votre famille. Mais quant on fait le premier pas dans la carrière, et qu’on n’est pas le favori du pouvoir, ou le cousin de l’une de ces dames, ou le parent de l’un de ces messieurs, ou qu’on n’a point écrit des rôles d’un effet égal pour tous les membres de la société, c’est avoir perdu la tête que de venir solliciter le vote du comique aréopage.
En attendant l’heure du dîner, Aristide se rend, suivant la saison, au café Minerve, ou sous les ombrages poudreux du Palais-Royal. Là, entouré de quelques comédiens de province que les destins contraires ont jetés sur le pavé de Paris, ou de cinq ou six vieux rentiers littéraires qui n’ont rien de mieux à faire pour le moment, il pose en maître de l’art, il dit les préceptes, enseigne la pratique, et développe un vaste plan de réforme dramatique qui doit incontestablement sauver le théâtre en France. Ce plan a déjà plusieurs fois été soumis au gouvernement, et en 1814, si l’empereur Napoléon n’avait pas été aussi occupé de sa lutte désespérée contre l’étranger, il aurait certainement fait une application gigantesque des idées d’Aristide. Il le lui a fait dire par l’un de ses valets de chambre.
Il n’est sans doute pas besoin de vous apprendre que M. Aristide est un détestable acteur. Né en Gascogne, cette terre des esprits aventureux et des audaces heureuses, ce pays qui nous envoie tant de garçons coiffeurs, d’hommes d’état et de barytons d’opéra-comique, il s’élança d’un atelier de frisure sur les planches de certain théâtre bourgeois de Bordeaux. Il patoisait effroyablement, il avait beaucoup de chaleur méridionale, il criait à faire plaisir à un sourd, il gesticulait à démonter les coulisses, enfin il avait quelque chose du tragédien Lafond, qui était aussi un produit du sol, et dont le succès à Paris était pyramidal dans ce moment-là; il se vit applaudi à outrance, et dès lors sa vocation fut décidée.
Et ici, permettez-moi une réflexion. L’une des plaies actuelles du théâtre, plaie qui heureusement commence à se cicatriser, c’est que trop longtemps, vers l’aurore de ce bienheureux dix-neuvième siècle, il a recruté son personnel dans une classe fort estimable sans doute, mais où n’avaient encore pénétré ni l’instruction, ni l’habitude des manières sinon élégantes, du moins convenables. Avant notre grande et mémorable révolution de 89, de quels éléments se composaient les troupes dramatiques?—D’abord d’anciens enfants de la balle, ainsi qu’on disait alors, c’est-à-dire de fils d’acteurs qui avaient été élevés, comme Fleury, sur les genoux des reines et avaient pris, au contact de la belle et folle société d’alors, un vernis de gentilhommerie et de grandes façons qui leur allait à ravir à la scène et hors la scène; puis, de quelques jeunes gens de famille ruinés par les cartes, le vin et les femmes, qui se jetaient au théâtre pour faire oublier, sous un nom supposé et dans une profession nouvelle, certaines habiletés de main ou quelques longues et sanglantes batailles de nuit avec le guet, et qui portaient sur les planches les allures noblement dégagées et la tenue de bon goût auxquelles ils étaient faits de longue main. C’était là sans contredit une société un peu mêlée, mais où l’on trouvait avec une facilité merveilleuse des chevaliers de Dancourt, des marquis de Marivaux et des Don Juan de Molière.
La révolution vint porter une rude atteinte à tous les préjugés, sans oublier celui qui défendait l’abord de la scène aux gens du grand monde, par respect pour eux-mêmes, aux petites gens, par habitude et par superstition. Mais au premier moment ce préjugé-là ne perdit guère de sa force que dans la classe infime; les autres étaient trop occupées ailleurs. La noblesse émigrait et vivait à l’étranger, et la bourgeoisie avait assez à faire de prendre dans le gouvernement, dans la politique, dans la diplomatie, dans les finances, dans l’armée, les positions qu’on lui abandonnait.
Alors le théâtre fut envahi par beaucoup d’aventuriers de bas étage, sans tenue, sans éducation, sans avenir, qui se firent comédiens faute de pouvoir trouver mieux. Ils étaient admirablement propres à jouer les rapsodies républicaines dont s’appauvrissait alors notre répertoire; mais il ne fallait pas leur demander autre chose. La scène française a été pendant vingt ans la proie de ces galvaudeurs dramatiques et de leurs imitateurs; on en trouve encore quelques-uns (Aristide en fait foi) qui sont debout pour la perte et le déshonneur de l’art, et qui déparent les meilleures combinaisons comiques. Heureusement que ces taches s’effacent tous les jours de plus en plus. Depuis quelques années le préjugé anti-dramatique a perdu toute sa force, même dans les hautes régions de la société. Nous avons vu dans ces derniers temps, des jeunes gens de cœur et d’avenir, des esprits ornés, des manières nobles et distinguées se produire à la scène aux applaudissements de tous. Un début au théâtre n’est plus regardé comme une prise de métier, mais comme une affaire d’art.—Cependant le mieux ne doit point faire oublier le mal: c’est pourquoi nous allons continuer la flagellation de M. Aristide.
Le prétendu talent de M. Aristide se compose de beaucoup d’ignorance, d’imitations nombreuses, d’une certaine pratique de la scène et de quelques habitudes des théâtres de province. Avec ce mince bagage, M. Aristide est pourvu d’un immense amour-propre. Il se croit le seul comédien de l’époque; selon lui, Talma n’aurait pas obtenu le titre de Roscius français, il n’aurait point atteint le haut degré de réputation auquel il est parvenu, si Aristide avait mis un peu plus tôt le pied sur une scène de la capitale. Il ne peut pas se dissimuler que, lorsqu’il joue, la salle est vide et que les buralistes n’ont pas la moindre besogne; mais le goût du public ne saurait être égaré pour longtemps, et bientôt il reviendra au seul et vrai beau! le beau, c’est un Aristide, c’est la tragédie classique jouée par M. Aristide!
M. Aristide n’est-il pas le seul homme en France qui possède les traditions? Les traditions! voilà son grand cheval de bataille! Il n’admet ni les études personnelles, ni les inspirations en scène, ni le génie, ni le progrès. Les traditions! les traditions! là est la perfection, là est le criterium du talent, là sont les colonnes d’Hercule de l’art dramatique! Il faut porter son chapeau comme Baron, mettre son épée comme Lagrange, s’asseoir comme Molé, marcher comme Damas, se moucher comme Préville, parler comme Bellerose. Aristide vous apprendra au juste avec quelle inflexion de voix Lekain disait le qu’il mourût! et combien la Clairon mettait d’intervalle de respiration entre ces deux hémistiches:
Si vous lui demandez par quelle voie ces traditions sont arrivées jusqu’à lui, il se contentera de hausser les épaules et de vous lancer ce mot: traditions! Si vous lui faites observer que les saines doctrines se sont peut-être corrompues par une transmission infidèle, que telle ou telle inflexion de voix, qui était aiguë en 1720, a bien pu, après avoir passé de bouche en bouche, devenir grave et même très grave en 1840: il vous jettera toujours dédaigneusement la même réponse.
Vous voyez bien que M. Aristide, l’homme aux traditions et aux saines doctrines, est très apte à devenir professeur de déclamation; aussi ne s’en fait-il faute. En attendant que le gouvernement songe enfin à lui donner une classe au Conservatoire et à lui faire confectionner des automates aux frais du budget, il tient école chez lui; il a des élèves des deux sexes. De petits Mithridates, des Monimes en herbe, des Assuérus en première fleur, poussent pêle-mêle dans sa serre chaude dramatique. Toutes les prétentions théâtrales qui grouillent sur le pavé de Paris et des quatre-vingt-six départements trouvent asile chez lui. Étudiants en droit de dixième année, fleuristes et chamarreuses pleines d’ambition, jeunes artisans sans ouvrage ou plutôt sans courage, femmes de loisir équivoque qui veulent mettre leur beauté en étalage sur la scène, s’y donnent fraternellement la main.—Aristide est magnifique dans l’exercice de ses fonctions d’instituteur; il prend une contenance plus superbe que jamais, se drape dans sa robe de chambre à ramages et, la brochure à la main, arpente d’un pas majestueux sa longue salle d’exercice. Prêtez bien l’oreille à ses observations:
—Monsieur Alfred, c’est ici que feu Dazincourt levait la jambe droite et pirouettait sur lui-même! Diable! n’y manquons pas.
—Allons donc... mademoiselle Herminie... mettez-moi là les deux soupirs d’une seconde chacun que se permettait la Dumesnil...; ça repose...
—Ah! monsieur Polydor, ce n’est pas dans cette posture que Brizard recevait les coups de bâton de Scapin... Il faisait dos rond... On les reçoit mieux de cette façon et la situation est plus comique... Vous, vous rentrez en vous-même comme si vous aviez peur... Ce n’est pas ainsi qu’on joue la comédie, mon cher monsieur...
Aristide fait tous les six mois au moins débuter un de ses élèves, mais jamais dans son emploi; ils obtiennent tous le même succès, c’est-à-dire qu’ils sont engagés... à retourner dans le sein de leurs familles dont ils sont appelés à faire l’ornement. Ces échecs fréquents et successifs ne découragent pas M. Aristide; il se contente de dire qu’il n’a pas la main heureuse. Et voici de quelle façon il console, après leur disgrâce, ses élèves des deux sexes:
—Jeune homme ou jeune fille, vous n’avez rien à vous reprocher... vous étiez initié par moi aux plus secrets mystères de l’art; mais la nature n’a rien fait pour vous... Allez!
A l’époque où il fut reçu sociétaire, M. Aristide, tout fier de sa position nouvelle, voulut imiter quelques-uns de ses camarades et aller donner des représentations en province.
C’est une existence si belle que celle de l’acteur de Paris qui voyage! Quand il doit honorer une localité de sa présence, il est annoncé deux mois d’avance par la gazette... Le jour de son arrivée est pour la ville un jour de fête... Les camarades et les jeunes gens du pays vont à deux lieues au-devant de lui... Il entre dans la cité entouré d’une brillante cavalcade, comme un souverain en voyage, et toutes les dames de la ville, dès qu’elles entendent le roulement de sa chaise de poste, se mettent au balcon dans leurs plus beaux atours et lui jettent au nez les bouquets les plus odoriférants! Il y avait là de quoi séduire une tête plus forte que celle de M. Aristide! Et ses rêves, à lui, était encore plus magnifiques que la réalité... Il se voyait porté en triomphe par la population empressée... On lui décernait des statues... On donnait son nom à des quais et à des places publiques... Il revenait à Paris chargé de couronnes de laurier et le portefeuille garni d’un nombre infini de billets de banque... La fortune et la gloire!—Hélas! que le réveil fut triste!
M. Aristide alla à Rouen. Le premier jour, il fut siffloté dans le rôle de Néron, et le lendemain il fit 59 francs 25 centimes de recette.
L’année suivante, M. Aristide alla à Amiens. Le premier jour, il fut siffloté dans le rôle de Néron, et le lendemain il fit 29 francs 15 centimes de recette.
L’année suivante, M. Aristide alla à Villers-Cotterets. Le premier jour, il fut siffloté dans le rôle de Néron, et le lendemain il fit 7 francs 09 centimes de recette.
Après ces malheureuses tentatives M. Aristide, gémissant sur la dépravation de l’intelligence publique, fut obligé de renoncer aux tournées départementales: ce qui ne l’empêche pas de se proclamer le premier tragédien de France et de Navarre. Si vous le rencontrez dans quelque théâtre secondaire, où souvent il y a des talents fort naturels, fort estimables, fort supérieurs aux talents de convention et de routine, vous le verrez hausser les épaules de pitié et donner des marques du plus profond dédain: «Ces gens-là ne savent pas marcher, s’écriera-t-il tout haut. Ces gens-là ne savent pas dire deux mots de suite!» Le public applaudit; Aristide se déchaîne contre le public. Il n’y aura véritablement de théâtre en France que lorsque tous les acteurs seront du genre Aristide, que lorsque le parterre ne sera composé que de spectateurs capables de comprendre et d’approuver l’Aristide.
Lorsque M. Aristide doit jouer dans la pièce d’un auteur commençant, il le désespère aux répétitions par ses observations continuelles, il le met au supplice par ses critiques maladroites, il l’aveugle des bouffées de son amour-propre; mais il est toujours d’une docilité et d’une soumission parfaites devant les poëtes d’administration, devant les Térence des bureaux ministériels.
La principale occupation de M. Aristide consiste à éloigner du théâtre les jeunes acteurs qui donnent des espérances et surtout ceux qui auraient la prétention de débuter dans son emploi. Il ne permet l’accès qu’à la médiocrité, qui ne saurait lui causer d’ombrage. Du reste il y a sur ce chapitre, entre ces messieurs et ces dames de la Comédie, une société d’assurance mutuelle. Le vieux comique prête volontiers secours au vieil amoureux contre l’invasion d’un talent frais et jeune, à condition que le même service lui sera rendu demain. Jamais M. Aristide n’a donné sa voix pour l’admission d’un aspirant qui aurait pu rendre ses beaux jours à la Comédie. Ah! monsieur Aristide, si le public avait comme vous voix au comité, ne crierait-il pas de toute la force de ses convictions et de ses goûts: «Je suis fatigué de voir des bouches sans dents, des têtes sans cheveux, des bras décharnés, de vieux mollets qui font grimacer l’étoffe... Je suis fatigué d’entendre de beaux vers chantés sur la mesure d’une sempiternelle mélodie, et je ne veux plus des restes réchauffés de Lekain et de Dugazon!... Arrière les Achille qui portent perruque, et les Iphigénie à la voix chevrotante!
Mais malheureusement le public ne peut protester que par son absence, et M. Aristide et ses camarades se consolent de la faiblesse des recettes par les satisfactions données à leur vanité. Ils bannissent impitoyablement du théâtre tout ce qui n’a pas passé la quarantaine: la verdeur est un titre d’exil. La Comédie n’est plus qu’un hôtel des Invalides. On cite un figurant de cinquante ans qui a été chassé comme dangereux, parce qu’il ne toussait pas au mois de janvier.
Si quelque débutant, grâce à une haute protection ou aux suffrages de la foule, parvient à prendre pied en dépit d’eux, ils lui font subir tant de disgrâces, ils lui imposent tant de rôles qui sont des repoussoirs ou des écueils, ils l’étouffent si bel et si bien, que le pauvre néophyte est bientôt réduit à aller chercher des cieux plus cléments. Il n’est arrivé que dans ces derniers temps, et une seule fois encore, qu’une actrice de vingt ans saluée par les acclamations unanimes de la foule et soutenue par quelques écrivains de goût, ait pu s’asseoir triomphalement sur le siége tragique de Clairon et de Duchesnois, malgré l’opposition des anciennes reines du métier et des médiocrités en place. Croyez-vous que dans l’intérêt de l’art et de la caisse on s’en soit réjoui au sein des conciliabules de la Comédie? Non... Prêtez l’oreille aux causeries de coulisse et de foyer... Vous entendrez des doléances sur les erreurs du vulgaire et des malédictions contre l’influence pernicieuse de la presse.
M. Aristide se retirera le plus tard qu’il le pourra; mais enfin il se retirera, nous l’espérons bien. On donnera une représentation à son bénéfice, après je ne sais combien d’années de bons et loyaux services; on jouera le Malade imaginaire, il y aura une cérémonie dans laquelle paraîtront tous les sujets de la troupe: Aristide fera ses adieux au public dans le costume du rôle qu’il a joué avec le plus d’agrément; il versera des larmes d’attendrissement et s’évanouira entre les bras d’Argan et d’Agrippine. C’est là le programme ordinaire. Puis il ira manger sa pension, rue de l’Ancienne-Comédie, en face de l’ancien Théâtre-Français, au-dessus du café Procope, au troisième étage. Et comme un vieux comédien aime toujours à sentir l’huile des quinquets et à voir les banquettes de parterre, il enrôlera de jeunes ouvriers et des grisettes, montera des parties dramatiques pour les environs de Paris, promènera l’Étourdi et Manlius de Choisy-le-Roi à Pontoise, et de Saint-Germain à Saint-Maur, et cabotinera comme un héros de roman comique, jusqu’à la dernière heure de sa vie.
L. Couailhac.
LA CANTATRICE DE SALON.
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Il y en a même qui regarderaient la musique à Paris comme une affaire d’état.
J.-J. Rousseau.
Paris est la patrie des cantatrices de salon; il n’y a que là qu’elles existent dans toute leur splendeur.—Il n’y a que là qu’une femme fasse de son salon un théâtre, et d’elle-même une comédienne. Les femmes du monde, à Paris, ont soif de représentation et de notoriété publique; et foulant aux pieds la couronne impériale de leur modeste dignité féminine, elles courent toutes blanches, toutes fraîches et toutes parées, avec leurs bras nus et leurs poitrines découvertes, leurs guirlandes de fleurs et leurs ceintures d’or, leurs robes de dentelle et leurs écharpes de gaze, se livrer au public dans l’arène, et lutter avec cette bête sauvage, la critique, devant trois mille spectateurs.
Dans ce siècle où tout le monde a une mission, où le poëte est persécuté, le génie méconnu, la femme incomprise, ces dames ont la mission de chanter. A la femme qui aime et à la femme qui souffre (canonisées par tous nos poëtes depuis fort longtemps, et surtout depuis 1830) vient se joindre, pour compléter la trinité, la femme qui chante:
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La femme qui chante est bénie!
Et ces dames ont l’air de croire que beaucoup de péchés leur seront remis parce qu’elles ont beaucoup chanté.
Le chant est leur baume de fier-à-bras; elles s’imaginent y avoir découvert un spécifique infaillible contre tous les maux, et appliquent un concert, comme remède universel, à toutes les plaies saignantes de la malheureuse humanité.
Le chant et la charité ballottent entre eux ces dames. La charité les pousse au chant, le chant les pousse à la charité. Rien n’est charitable comme la femme chantante, et personne ne chante tant que la femme charitable.
Un malheureux qui manque de tout, dont la femme est mourante et les enfants affamés, et qui a entendu célébrer la bonté divine de ces sœurs de charité chantante, s’adresse à une d’elles: elle l’écoute avec une affabilité vraiment touchante, et puis, au lieu de lui donner de l’argent, d’envoyer un médecin à sa femme et du pain à ses enfants, elle lui répond: «Je parlerai à madame de B..., et nous donnerons un concert pour vous.» Le pauvre misérable s’en va, accablé de douleur, mourant de faim et de froid. La cantatrice, lorsqu’elle raconte l’histoire à ses amis, le soir, a une attaque de nerfs; ce qui fait dire à toute la société: «Quelle âme divine et quel cœur d’ange!» à quoi elle répond: «Il est vrai, je suis trop sensible!» Et puis, dirigeant un regard humide et languissant vers un grand et mélancolique jeune homme à moustaches noires, avec lequel elle chante ordinairement le duo des Huguenots, elle ajoute en soupirant: «Vous ne savez pas comme je sens vivement! la sensibilité me tue!» Six semaines après, la cantatrice, resplendissante de toilette, fraîche à force de blanc et de rouge, brillante à force de bijoux, applaudie à force de dîners, chante deux cavatines, deux duos, deux finales, et des romances sans nombre devant six cents personnes, et se trouve mal à la fin.
Son concert fait fureur, et quand elle se prépare à donner quelques secours à l’infortuné qui, sans le vouloir l’a aidée à écorcher les oreilles à la moitié du monde élégant de Paris, elle est tout étonnée d’apprendre que sa femme est morte depuis trois semaines, que lui-même s’est brûlé la cervelle, et qu’on ignore ce que sont devenus ses enfants. Elle lève ses yeux vers le ciel et dit avec un air de résignation chrétienne: «Il y a dans ce monde des gens bien ingrats!» Ses amis lèvent les yeux vers le ciel et disent: «Quelle femme sublime! elle ne pense qu’aux autres!» Lorsqu’elle a secouru tous les pauvres de son arrondissement, et tous les ouvriers malheureux des provinces, que, grâce à elle, il n’y a dans son quartier plus de pauvres, et dans les provinces plus d’ouvriers malheureux, sa charité inépuisable prend son essor, traverse les mers, franchit tous les obstacles, ne se laisse arrêter par rien, et finit par découvrir quelque village africain ou américain dont les habitants souffrent (c’est le mot), quelques victimes du feu ou d’un tremblement de terre, d’une rivière débordée, ou d’une révolution, d’une avalanche ou d’un volcan. Les victimes nécessaires une fois trouvées, elle organise tout de suite un concert, écrit des lettres humanitaires (car la femme chantante a aussi parfois des prétentions littéraires), qu’elle termine d’ordinaire en vous engageant à aller chez elle le lendemain à deux heures pour une répétition.
Ceux qui n’y ont jamais assisté ne peuvent se faire une idée de ce que c’est qu’une de ces répétitions où on exécute toutes sortes de chœurs et de finales. Pendant un mois, la cantatrice qui doit organiser ce concert-monstre en miniature demande des voix à tous ses amis, et ferait au besoin chanter sa femme de chambre ou son portier. Quand tout est arrangé, elle enferme soixante-dix individus mâles et femelles dans son salon, et préside elle-même au charivari le plus épouvantable qu’il soit possible de concevoir.
«Und nennen’s freude, nennen’s Gesang.»
On souffre la chaleur et la soif sans jamais se procurer de l’eau ou de l’air, et on tombe de sommeil sans pouvoir s’endormir, car l’orchestre et les voix grondent et mugissent comme une tempête, avec cette différence que, dans l’orage véritable, le tonnerre ne tonne pas toujours, tandis que dans ces ouragans improvisés, il ne cesse jamais pendant au moins quatre heures.
Cet ange de charité à roulades fait prendre des billets en masse à tous les jeunes gens qui ont le malheur d’être protégés par elle, chante elle-même tous les plus beaux morceaux, et fait chanter à ses amis tous ceux qui ne leur conviennent pas; puis, à la fin de cette œuvre de bienfaisance mise en musique, «chose la plus lugubre, la plus assommante que j’aie entendue de ma vie, et que je n’ai jamais pu supporter une demi-heure sans gagner un violent mal de tête[12],» les incendiés et les banqueroutiers, les estropiés, les sourds-muets et les aveugles, les ouvriers de Lyon et les blessés de juillet, les veuves des soldats tués à Constantine et les orphelins des curieux écrasés dans les émeutes, les émigrés italiens et les exilés polonais, les vieillards paralytiques et les enfants trouvés, enfin toutes les victimes possibles ou imaginables, crient Gloria in excelsis autour de la cantatrice de salon, et chacun d’eux lui dit:
Est celle qui vous dit chantez.
On a sa cantatrice à Paris comme on y a sa couturière; chaque quartier, chaque société, chaque famille a la sienne. Il y a la cantatrice des deux nobles faubourgs et de la Chaussée-d’Antin; celle-ci est la cantatrice grandiflora de l’espèce. Elle est pour le moins comtesse, marquise ou princesse, et appartient de droit aux ambassadeurs, aux ministres, aux banquiers et aux Anglais. Après cela, il y a les petites cantatrices multiflores, qui poussent partout comme de mauvaises herbes. Chez les femmes de notaires, d’avocats, de médecins, de capitaines d’état-major et de journalistes, chez les vieilles comtesses ruinées demeurant au quatrième, et chez les épiciers-propriétaires demeurant à l’entresol; enfin chez tous les gens qui, lorsqu’ils reçoivent, vous donnent du sirop de groseilles, et qui font des parties pour aller à Saint-Germain par le chemin de fer, on est sûr de rencontrer au moins une, et bien souvent plus, de ces petites filles qui ne savent qu’une chose, le moyen de rendre plus insipides et plus insupportables encore, par leur manière de les chanter, les romances de mademoiselle Puget et de M. Grisar, qui pourraient bien, à cet égard-là, se passer de leurs efforts.
On peut diviser toutes les cantatrices de salon en deux classes: celles qui ne chantent qu’un morceau, et celles qui chantent tout. Il y en a beaucoup parmi ces dames qui sont connues par un morceau qu’elles répètent constamment: madame de C. ne peut chanter que le finale d’Anna Bolena; mademoiselle de J. affectionne l’air de la Norma; madame N. chante toujours la cavatine de la Sonnambula; madame R. la Polacca des Puritani. Il serait plus court, ce me semble, d’appeler ces dames par le nom de leur morceau favori; on dirait Anna Bolena, Norma, la Sonnambula, la Polacca, etc., et l’on saurait tout de suite à quoi s’en tenir avec elles. Quant aux cantatrices qui chantent tout, elles sont bien plus nombreuses (non que je veuille dire que celles qui ne peuvent chanter qu’un morceau soient rares), et plus dangereuses que les autres: car au moins, avec la cantatrice à un seul ressort, on est sûr que, une fois l’air de prédilection fini, elle n’ouvrira plus la bouche de la soirée; tandis que les universalistes ne vous laissent pas un instant de paix. Elles furetent partout afin de trouver des morceaux qu’elles ont étudiés fort longtemps, et qu’elles chantent en vous jurant qu’elles les voient pour la première fois. Quand elles ne trouvent rien, elles se rappellent toutes sortes d’andantes et de caballètes dépareillés par cœur, et si une fois elles se mettent en train de faire cette mosaïque musicale, elles n’en finissent plus, surtout si vous ne les avez pas priées de chanter. Il est à remarquer que la cantatrice de salon ne chante jamais quand on l’y engage, et ne cesse jamais quand on ne l’y engage pas, et les chanteurs et cantatrices de nos jours sont ce qu’ils étaient du temps des Césars. Ce qu’il y a de bien plus terrible encore chez la cantatrice qui chante tout, c’est la manie de déchiffrer: ceci est un horrible guet-apens, et, à juger d’après les apparences, doit être aussi ennuyeux pour la cantatrice elle-même que pour ceux qui écoutent. Dès que la cantatrice de salon commence à déchiffrer, elle devient myope, et tousse comme une poitrinaire dans tous les endroits difficiles. Elle a beau se coller le nez sur la partition, plus elle avance, moins elle voit; elle a beau avaler de l’eau sucrée, la toux continue avec la même opiniâtreté, et ne cesse que lorsque dans sa partie il se trouve une note à l’unisson avec les autres voix, et qu’alors, comme preuve de bonne volonté, elle se fait un devoir de chanter avec une force assourdissante.
Il est évident que le chant est très préjudiciable à la santé; car, de toutes ces belles et brillantes cantatrices que nous couronnons dans nos salons (et dont quelques-unes ont l’air de se porter même trop bien, si on ose s’exprimer ainsi), il n’y en a pas une qui n’ait ses attaques de nerfs, ses palpitations de cœur, ses évanouissements fréquents; il n’y en a pas une enfin qui ne soit souffrante, et dont les souffrances ne proviennent de l’excès de sensibilité et d’impressionnabilité nerveuse qu’a développé chez elle l’étude de la musique vocale.
Savez-vous ce que c’est qu’une cantatrice de salon, vous qui vous enivrez chaque soir des accents mélodieux qui sortent de ces bouches divines? vous qui, pour leur exprimer votre admiration, vous transformez en de véritables encensoirs ambulants? Insouciants! ingrats! je le répète, savez-vous ce que c’est qu’une cantatrice de salon? On vous a demandé si vous saviez ce que c’était que le cœur d’une femme, que la tête d’un homme, que la vertu, que le vice, que le conseil des Dix, qu’un galérien; on vous a fait subir un interrogatoire d’inquisition sur tout ce que vous saviez ou ne saviez pas: mais jamais ni M. Hugo, ni M. Dumas, ni M. de Musset, ne se sont avisés de vous demander si vous saviez ce que c’était qu’une cantatrice de salon: c’est une pendule à cavatines dont tout le monde a la clef et dont personne ne peut arrêter le mouvement.
Vous vous êtes imaginé, peut-être parce que vous voyiez ces dames s’empresser de courir de soirée en soirée, et de concert en concert, parce que vous les voyiez négliger leurs devoirs de fille, d’épouse et de mère (tous leurs devoirs sociaux enfin), que c’était le plaisir qui les entraînait: vile pensée! pas du tout; elles remplissent une mission sainte et sacrée; leur vie est une vie de fatigue, de privation et de mortification. Elles sont poursuivies par l’envie, l’injustice et la haine, et, pour comble de malheur, elles sont incomprises. Une de ces dignes créatures, une de ces nobles femmes, me disait l’hiver passé: «Je me lève bien souvent avant le jour, parce qu’il faut travailler ma voix; je passe ma journée entière dans les répétitions, et je rentre à deux heures du matin, accablée, brisée... je sens que cette vie-là me tue; mais il faut se dévouer pour les autres.»
On pourrait faire deux questions à ces dames: qu’est-ce qui les force à ce dévouement héroïque? et pour qui se dévouent-elles? Des âmes bien méchantes ont répondu à la première question: la vanité et le désir de la publicité; ces dames disent: la charité et l’amour du prochain. La seconde question est plus difficile; car, quand on voit d’innombrables dévouées, on n’a pas encore découvert un seul individu qui ait profité par ce beau dévouement. Ce monde pour lequel elles chantent, et pour lequel elles souffrent, ignore quelle reconnaissance infinie il leur doit, et se figure qu’elles s’amusent pour le moins autant que lui; il apprécie le bienfait aussi peu que l’enfant auquel on inflige une punition en lui disant que c’est pour son bien.
Après cela, ce n’est pas seulement la santé qu’on dépense à être cantatrice de salon. Les succès coûtent autant dans les beaux hôtels de ces dames qu’à l’Académie royale de musique; et les chefs de la claque aristocratique exigent bien plus des comédiennes de salon, que ne font ceux de la claque théâtrale des comédiennes de profession. Comment peut-on ne pas applaudir une femme charmante qui vous bourre de dîners, qui vous fait souper chez elle en petit comité jusqu’à cinq heures du matin, et qui... mais la liste des bontés de ces dames serait trop longue: parlons plutôt des attributs qui les distinguent du commun des mortels.
Un de leurs principaux charmes est de ne vieillir jamais. Si, comme le dit madame de Staël, le génie n’a pas de sexe, il est également certain que la femme chantante n’a pas d’âge:
Nous avons vu des exemples très remarquables de cantatrices de salon qui n’avaient que trente-six ans, et dont les filles aînées en avaient vingt-quatre.
La cantatrice de salon n’est jamais dans son beau jour; plus elle est applaudie, plus elle a de succès, moins elle se porte bien; et quand on lui fait des compliments, elle répond avec un soupir: «Ah! je ne suis pas dans mon beau jour aujourd’hui!» Je défie qui que ce soit de prouver qu’il ait jamais entendu une de ces dames admettre qu’elle fût dans les conditions requises pour bien chanter; il n’y a qu’un moyen possible de le lui faire dire: c’est lorsqu’elle a plus mal chanté qu’à l’ordinaire, et que vous êtes assez son ami pour lui en faire la remarque: il est sûr que dans ce cas-là elle vous dira avec un sourire où, à la colère pour votre maladresse se mêle le mépris pour votre jugement: «Je vous demande pardon, mais vous vous trompez complètement, car je n’ai jamais été mieux en voix, et je n’ai jamais chanté mieux que ce soir.» Ce qui est fort souvent d’une vérité incontestable.
La cantatrice de salon ne prend des leçons de personne. Si vous lui demandez le nom de son maître, elle vous répondra froidement qu’elle travaille avec M. Bordogni ou M. Géraldy, M. Banderali ou M. Carulli; absolument comme les journaux disent que le roi a travaillé avec messieurs les ministres de la guerre, de la justice et de l’instruction publique.
Elle chante dans toutes les langues. Elle passe de l’air italien à la romance française, de la romance française au lied allemand, de là encore au boléro espagnol, à la ballade écossaise, et, si besoin en est, à des airs russes, grecs, islandais, indiens, lapons, esquimaux, chinois ou turcs. Plus la chose est bizarre, plus elle est applaudie. La cantatrice ne comprend pas un mot de ce qu’elle chante, mais si par hasard il y a beaucoup de roulades dans le morceau, l’auditoire ne manque jamais de s’écrier: «Quelle expression dramatique!»
Personne n’a moins peur que la cantatrice de salon, et personne ne prétend en avoir autant. A l’entendre, elle est l’être le plus timide qui existe; elle a peur de tout, peur de la moquerie, peur des applaudissements, peur de ses rivales, peur de son maître, peur d’elle-même et de ses émotions, peur de nous et de nos compliments; en vérité, elle a tellement peur qu’on ne conçoit pas comment elle fait pour chanter avec un aplomb si incroyable devant un public si nombreux.
On dit que rien n’est perfide comme la femme qui chante, que c’est la nature la plus féline qui existe; qu’elle vous attire pour vous égratigner, vous protège pour vous perdre; mais j’aime à croire le contraire, car j’en ai vu protéger des jeunes personnes qui n’avaient réellement pas le moindre talent: les méchants disaient que leur manque de talent était précisément leur meilleur titre à la protection de ces dames, c’est possible: mais aussi je les ai vues protéger de jeunes filles pleines de moyens et qui avaient de magnifiques voix, les pousser, les prôner, les mener partout, les faire chanter chez elles enfin, les aider de tout leur pouvoir: et on vient me dire que ces femmes sont envieuses, sont jalouses! Il est vrai que lorsque les protégées avaient des voix de contralto, elles étaient forcées de chanter la Reine de la Nuit; tandis qu’au contraire, lorsqu’elles avaient des voix de soprano, c’était le rôle d’Arsace qui leur était réservé; mais ces dames donnent pour cela une excellente raison: elles disent qu’elles font monter le contralto jusqu’au mi et descendre le soprano jusqu’au fa, parce que chez le premier les notes hautes sont aiguës, tandis que chez le second les notes basses sont faibles, et je les crois.
Méfiez-vous de la femme chantante qui, lorsque vous l’invitez à une soirée, et que vous lui demandez le nom de son accompagnateur, vous répond avec un sourire charmant et une affectation de la plus parfaite indifférence: «Que cela ne vous inquiète pas, je prendrai celui que je trouverai chez vous: mon Dieu! je suis si facile à accompagner.» Soyez sûr qu’elle chantera on ne peut plus mal, et qu’elle vous dira avec une colère sourde et à peine dissimulée: «En vérité, ce monsieur ne se doute pas de l’accompagnement le plus simple; il ne peut pas jouer en mesure.» (Pauvres accompagnateurs! ils jouent rarement en mesure, selon ces dames.)
Le mari de la cantatrice de salon joue en amateur le rôle ridicule du mari de la véritable prima donna, et, comme tous les amateurs, rend son rôle plus ridicule encore que ne fait celui dont c’est le métier. Il sert à aller chercher sa femme lors des répétitions le matin, et à rassembler sa musique à la fin d’une soirée, fait la guerre aux courants d’air, et parle des simples maux de gorge, des esquinancies et des maladies du larynx; entortille le cou précieux de madame d’innombrables châles, foulards et boas; l’empêche de manger trop de glaces, ferme les fenêtres sur son passage, et pleure quand elle chante: Je te prends sans dot, ou, les hommes ne comprennent rien!
Lorsque la cantatrice de salon est demoiselle, elle jouit ordinairement d’une mère qui nourrit une haine profonde contre toutes les femmes qui chantent, et qui répète tous les jours à sa fille qu’elle surpasse madame Malibran. La mère éprouve un plaisir inouï à vous dire que sa fille n’étudie jamais, que tout lui vient par intuition et par inspiration; on a beau la gronder, elle n’étudie pas, et malgré cela... La mère de la cantatrice de salon, sous ce point de vue, ressemble à Arnal jouant le rôle d’un marchand d’allumettes, dans je ne sais plus quelle pièce du Vaudeville: pour montrer au public l’excellence de ses allumettes, il plonge l’une d’elles dans la petite bouteille de phosphore, mais la retire sans qu’elle se soit allumée; il en essaie une autre, même résultat, et ainsi de suite avec cinq ou six; puis avec un aplomb imperturbable et un air de triomphe impayable, dit au parterre: «Vous voyez! eh bien, elle sont toutes de même!» Il en est ainsi avec la mère de la cantatrice: lorsque mademoiselle, en chantant, a témoigné le dédain le plus superbe pour les entraves de la mesure et de l’intonation, qu’elle a manqué ses traits, et exécuté un point d’orgue qui fait terminer son morceau en si bémol, tandis qu’il eût dû finir en fa majeur, l’heureuse mère se retourne, rayonnante et glorieuse, et vous dit: «Vous l’entendez, monsieur, eh bien! elle fait toute chose de la même manière.»
La musique sert de manteau aux cantatrices de salon, elles jouent le Tartufe à leur façon, et la musique n’est qu’un instrument pour atteindre le but que leur vanité se propose.
La musique, qui veut être plutôt sentie qu’étudiée, plutôt aimée que comprise: la musique qui doit être l’expression de la sensation, comme la parole est celle de la pensée, n’est pour la cantatrice de salon qu’un moyen de faire parler d’elle. Elle la traite en véritable Cendrillon, se moque d’elle en secret sans la comprendre, la défigure, la dédaigne, et en même temps lui dit: «Aide-moi à me parer: fais-moi belle pour que je puisse briller.»
Belles Polymnies de nos salons parisiens, vous faites des fioritures à merveille (quelquefois), vous avez surtout de bien beaux yeux, et des regards à troubler les méditations d’un saint. Vous le dirai-je? vous ne sentez pas la vraie beauté de la musique; vous ne savez rien de sa pureté, ni de sa poésie: vous ne savez pas que la musique est une divinité à la fois timide et fière, qu’elle veut qu’on ait de l’amour pour elle et de la foi en elle; qu’il faut être initié à ses mystères pour qu’elle vous accorde sa confiance, ou qu’elle vous dise le plus petit de ses secrets; et que c’est parce que vous ne saviez pas un mot de la langue qu’il fallait lui parler, qu’elle ne vous a jamais rien dit. Irritées de son inflexible silence, vous vous êtes précipitées dans les plus profonds réduits de son temple, vous l’avez arrachée à sa retraite mystérieuse, et après l’avoir dévoilée, déchirée, défigurée de vos mains sacriléges, vous l’avez trouvée pâle, décolorée et sans expression: c’est que vous possédez d’elle ce qu’à la fin Méphistophélès possède de Faust, le cadavre de son corps, tandis que son âme s’est envolée vers des régions où certainement vous n’avez nulle chance de la suivre.
La musique est la plus sublime expression de l’amour et de la douleur: et si vous avez tant de passion et tant de pleurs pour cinq cents individus que vous connaissez à peine, dites-moi quel plaisir peut éprouver celui que vous aimez, si, lorsque vous chantez le soir pour lui tout seul, il aperçoit de la tendresse dans vos yeux et des larmes dans votre voix?
Vraiment, mesdames, vous vous y êtes prises d’une singulière façon: depuis que vous cultivez tant la musique, et que vous professez pour elle un culte si effréné, elle a perdu la moitié de sa valeur. A force de la faire sentir à tout le monde, elle n’a plus de parfum; à force de la traîner partout, elle n’a plus de fraîcheur. Vous avez changé sa nature: au lieu d’une petite violette qui demandait qu’on prît la peine de l’aller chercher aux blancs rayons de la lune, dans sa couchette de mousse verte et humide, vous en avez fait un grand tournesol bourgeois qui se pavane en plein midi au bord de la grande route. Vous avez agi avec elle, comme l’enfant avec le papillon: à force de le froisser, ses couleurs sont fanées, et ses ailes ont perdu leur éclat.
Maurice de Flassan.
LE GARÇON DE BUREAU.
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On est destiné par son aptitude ou sa vocation à prendre place dans la société soit comme magistrat, prêtre, soldat, industriel ou artisan: mais je ne sache pas qu’un jeune homme ait jamais été élevé dans la vue d’en faire un employé ou garçon de bureau, deux états sans apprentissage que l’on n’embrasse, d’ordinaire, qu’après avoir manqué ou usé plusieurs carrières, et parce que pour vivre il faut bien qu’on fasse quelque chose. Emparons-nous du garçon de bureau.
Sous l’empire, cette grande époque des longues et glorieuses guerres et des mutilations sans nombre, le type des hommes destinés à cet emploi était bien moins varié qu’aujourd’hui. Napoléon avait voulu qu’on réservât aux soldats qui lui étaient devenus inutiles le privilége de ces places très subalternes, il est vrai, mais non entachées de domesticité, puisqu’elles comportent uniquement un service rendu à l’état, et payé par l’état. Dans ce temps, disons-nous, les bureaux pouvaient être regardés comme une troisième succursale de l’hôtel des Invalides. Mais depuis que le rétablissement du gouvernement constitutionnel est venu rendre à nos chambres une si grande prépondérance dans le règlement des affaires du pays; depuis que les ministères ont été mis en coupe réglée, et pour ainsi dire annuelle, depuis enfin qu’une infinité de législateurs ont admis, en principe, que le complément de la confection des lois était l’obtention de toutes les places pour des protégés ou des parents, la cause des vieux soldats s’est amoindrie; leurs intérêts ont été négligés, et, qu’on me passe la trivialité de l’expression, le troupier a été vaincu par le valet de chambre.
Quoi! pour des places infimes de garçon de bureau?... Cela vous étonne, n’est-ce pas? Eh bien, moi, je vous le déclare, et j’appelle en témoignage tous les hauts barons de l’administration, il est moins difficile d’enlever une sous-préfecture qu’une place de garçon de bureau, et voici pourquoi.
D’abord, répondez-moi, jeunes lauréats aux couronnes déjà effeuillées, jeunes avocats sans causes, vous tous solliciteurs aux démarches instantes et multipliées, qu’avez-vous obtenu des protecteurs puissants qui vous avaient promis tant et de si belles choses? De simples apostilles sur vos placets, apostilles banales et décolorées, qui bientôt ont été rejoindre leurs cent mille sœurs dans les cartons hécatombes des ministères. Mais pour un vieux domestique, un fidèle Caleb qui a rendu à l’homme qui navigue dans les eaux du pouvoir de ces services de tous les instants, de ces services dont on aperçoit le terme et qu’il faudrait récompenser d’une pension alimentaire, qu’il est si commode et si doux de mettre à la charge de l’état; oh! pour ce vieux serviteur-là, c’est différent, on ne se borne pas à apostiller ses pétitions, on se dérange, on marche, on court, on vient voir le ministère, on y retourne, on revient dix fois, cent fois, on importune et on obtient.
Et puis les ministres eux-mêmes, qui ont passé plus ou moins rapidement aux affaires, n’ont-ils pas eu à récompenser les gens de leurs maisons privées et les dévouements intimes qu’ils ont eu l’occasion de mettre à l’épreuve? A cet égard, Dieu sait s’ils s’en sont fait faute! à ce point, que si quelque historien avait besoin de recourir à la chronologie ministérielle de ces vingt-cinq dernières années, je lui conseillerais d’entrer dans le premier ministère qui se trouverait sur sa route, de demander qu’on en fit ranger tous les garçons de bureau par ordre d’ancienneté, puis de leur faire nommer le bienveillant patron qui les a pourvus de leur charge individuelle. A part plusieurs doubles emplois, mon historien aurait sa chronologie avec la plus rare exactitude.
Vous comprenez que cette diversité de provenances a causé celle des types: aussi de nos jours le garçon de bureau se présente-t-il sous des faces bien diverses et avec le caractère, les qualités et les défauts qui sont le décalque des précédents de sa vie.
Voulez-vous me suivre un instant? venez avec moi dans un hôtel ministériel dont je connais les détours: placez-vous derrière cette porte vitrée, d’où vous pourrez tout voir et tout entendre; ils sont là dans cette pièce (il n’y a plus d’antichambre), six garçons de bureau, dont on peut dire ce qu’on dit des moines: ils sont entrés sans se connaître; ils vivent ensemble sans s’aimer; ils se quitteront sans se regretter.
Examinez d’abord le seul qui soit debout et toujours debout: quel aplomb, quelle assurance, quel contentement de lui-même! c’est le mouvement perpétuel, c’est la mouche du coche, c’est l’audiencier général. Il s’occupe de tout, répond à tout, excepté pourtant à la sonnette des chefs de bureau, dont il a délégué le service à ceux que nous appelons ses camarades, et qui pour lui ne sont que des inférieurs. Remarquez encore, je vous prie, comme cette plume mouillée d’encre est fichée avec art le long de sa tempe droite, et comme elle fait valoir le brillant de ces lunettes en chrysocale qui se meuvent du front au nez, et vice versa, selon la gravité de l’interlocution. Dans ce moment, il éconduit deux solliciteurs de province qui ont la complaisance de s’incliner devant sa grandeur, et dont les têtes respectueusement découvertes semblent en se baissant porter sur un ressort qui fait relever d’autant celle du garçon de bureau. Retenez bien la formule du refus d’entrée qu’il répète dix fois sans y rien changer: «Non, messieurs, vous n’irez pas plus loin; j’ai mes ordres, et je ne puis rien y subroger.»
Cet homme a nom André Pellerin. Il a servi pendant vingt-cinq années en qualité de maître d’hôtel au Rocher de Cancale: il a assisté à bien des repas politiques de diverses nuances; il a pu voir inter pocula bien des séductions de tous genres; il a vu des hommes réputés bien forts devenir subitement bien faibles. Enfin André Pellerin, en servant le monde, l’a étudié avec assez d’intelligence pour remplir avec la dignité que vous lui connaissez une place de garçon de bureau que lui a fait obtenir, en souvenance d’une longue suite d’attentions prévoyantes et confortables, un vieux conseiller gourmet, frère d’une de nos excellences passées.
Ainsi, par ses précédents, Pellerin a de la tenue et de l’aplomb: il est beau parleur par habitude, actif par devoir, adroit quand son intérêt l’exige. Toutes ces qualités résumées font de lui un homme important.
Un garçon de bureau important! Cela vous étonne? Ce n’est pas lui qui s’est fait ainsi, c’est sa position, ce sont nos lois, c’est la société dans laquelle il vit. Il est important! j’en connais dix qui le sont à moins de frais que lui.
Sachez donc qu’en cumulant vingt-cinq ans de grasses économies culinaires, André Pellerin s’est fait propriétaire dans la banlieue, qu’il a pignon sur rue, qu’il dit Ma maison et Mes locataires; sachez encore qu’il est électeur, et qu’a ce titre il a été visité, sollicité par les plus notables champions du combat électoral. Il vous fera lire, pour peu que vous le désiriez, trente lettres où l’on invoque ses hautes capacités intellectuelles et ses lumières patriotiques. On vous dira qu’un jour, ayant une discussion avec un employé, il la rompit par ces paroles qu’il jeta avec majesté: Sachez, monsieur, que vous ne faites que des lettres, et que moi je fais des députés!
J’ignore le nom de celui qui est assis devant ce bureau où sont déposés des dossiers sur lesquels André Pellerin n’a pas encore jeté son coup d’œil investigateur; mais ce que ce garçon de bureau fait en ce moment, il le fait tant que la journée dure, il mange. C’est un fricoteur perpétuel, et l’on a peine à comprendre que dents et estomac d’homme puissent suffire à une telle mastication. Ce gaillard-là use à se faire des cure-dents plus de paquets de plumes que l’écrivain le plus laborieux. Ses approvisionnements de bouche, toujours copieux et souvent très-recherchés, lui viennent de l’office ministériel, qu’il dessert en extra les jours de grand gala. Il fournit au chef de cuisine du papier pour ses enfants qui vont à l’école, et celui-ci, par réciprocité de bons procédés, lui repasse les débris opulents qui occupent son appétit dévorant. Regardez la table de ce garçon de bureau, il en a fait un petit buffet à compartiments. Rien n’y manque, pas même un fourneau économique sur lequel on réchauffe les salmis et les émincés: et quand parfois on lui demande d’où peut provenir l’odeur extra-bureaucratique qu’exhale cette cuisine privée, il ne manque pas de répondre avec audace et malignité: «Ça vient de chez le ministre!» Il ne ment pas.
Voici venir maître Colin, qui résume en lui la malpropreté, le bavardage, la curiosité. Il a débuté dans le monde par l’état de perruquier-coiffeur. Dans sa jeunesse, il obtint le service du théâtre de sa petite ville; et, comme des coulisses à la scène, il n’y a qu’un pas, et que d’ailleurs le terrain est glissant, Colin, quittant la savonnette et la houppe, se lança dans l’emploi des amoureux de son nom, chanta l’opéra-comique de l’époque, et se fit surtout applaudir dans Blaise et Babet.
Le Colin que vous voyez est tant soit peu déformé; cependant il reste encore vestige de comédien sur cette face légèrement ridée et sur cette antique perruque à frisure hebdomadaire: mais avez-vous rien vu de pareil à la saleté de son accoutrement? Ce malheureux porte depuis quinze ans au moins le même habit. Toutes les fournitures qu’on lui fait, toutes ses économies sont employées au soutien d’une moderne Babet, qu’il idolâtre en souvenir de ses anciens succès. Aussi l’habit de ce malheureux n’est que pièces, et quand il est obligé d’en remplacer une, il coud en chantant avec un long soupir l’air de Dezède:
Si Colin n’était malpropre que sur lui et seulement au profit de sa passion artistique, il n’y aurait pas trop à se récrier, car enfin il est célibataire et libre dans ses affections; mais ce qui est plus grave et ce qui lui attire des réprimandes fréquentes, c’est son indifférence complète pour le soin de ses bureaux; un balai lui dure encore plus qu’un habit, et on n’a jamais eu à lui reprocher la dégradation d’aucun meuble. Un jour, l’un de ses chefs, fatigué d’une telle nonchalance, écrivit avec le doigt sur la glace du bureau couverte d’une couche épaisse de poussière, ces mots, qu’un moment de légitime colère peut bien faire excuser:
«Vous êtes un cochon!»
Vous pensez peut-être qu’après avoir lu ce reproche, Colin va se l’adresser à lui-même; pas du tout: il le laisse subsister, et le lendemain il attend l’arrivée du chef pour lui dire en confidence: «Monsieur, je ne sais quel est l’employé qui a été assez osé pour vous écrire de pareilles injures: ce qu’il y a de certain, c’est qu’hier soir j’ai bien fermé les portes sans toucher à rien.—Je le crois facilement, répliqua le chef, qui, pour dissiper tous les doutes de son garçon de bureau, ajouta le soir au haut de la même glace:
«Monsieur Colin, vous êtes un cochon!»
Notre ci-devant Biaise fut très-piqué de ce reproche, car il était devenu sale comme Sedaine a prouvé qu’on peut être philosophe, c’est-à-dire sans le savoir. Sa mauvaise humeur éclata dans un propos qui aurait pu lui coûter sa place avec un chef moins paternel: «Eh bien, monsieur, s’écria-t-il, puisque vous êtes si ridicule, je veux dire si exigeant,—demandez donc pour le service une fontaine filtrée comme on en donne partout. Il n’y a plus que dans votre bureau qu’on voit des cruches!»
Colin est encore plus curieux que malpropre; il passe à lire les pancartes des employés le temps qu’il devrait mettre à les ranger et à les nettoyer; et à cet égard sa naïveté et son imperturbable assurance vont jusqu’à lui faire dire à ses supérieurs l’objet des lettres cachetées qu’il leur remet. «Monsieur, voilà de bonnes nouvelles;» ou bien: «C’est des invitations pour dîner.»
Si Colin n’avait pas conservé les goûts de son ancien emploi théâtral, s’il n’était pas toujours amoureux, il n’aurait pas cherché à suppléer par une certaine adresse à l’insuffisance des ressources de son médiocre état, qui ne rapporte plus ce qu’il produisait autrefois.
Depuis que le système des adjudications publiques a prévalu sur celui des marchés de gré à gré, les petits bénéfices des garçons de bureau ont considérablement diminué. Lorsqu’un traitant sortait du cabinet directorial ou ministériel, avec la concession d’une vaste entreprise dont les résultats avantageux étaient certains, puisque les prix n’en avaient été que faiblement discutés, sa générosité allait au-devant de toutes les exigences de la servitude bureaucratique. Mais à présent que les opérations de cette nature se font à la clarté du jour et au milieu d’une lutte acharnée, l’adjudicataire qui en sort vainqueur, mais vainqueur épuisé, ne se croit obligé à aucune rémunération gracieuse, qui deviendrait un surcroît de pertes et de sacrifices. Il est bien vrai que tous les abus de l’ancien système ne sont pas encore entièrement déracinés, et que, de temps à autre, on entend encore parler de pots-de-vin. Sans nier le fait, nous affirmons que les garçons de bureau ont cessé d’y avoir part.
Colin, pressé par les besoins de sa position, a jugé les funestes effets de cette révolution administrative, et il s’est appliqué à les conjurer. Tout aussi au fait de la correspondance que le ministre qui la signe, il en prend soigneuse note; et le soir, en faisant son courrier, il abandonne aux facteurs les lettres insignifiantes ou de reproches; mais il se réserve les dépêches qu’il juge agréables, et avant tout celles de ces dépêches qui annoncent aux fournisseurs ou aux banquiers de prochaines remises de fonds. Il les porte lui-même pour ne les rendre, autant que possible, qu’en mains propres, et se fait annoncer en qualité d’employé (les garçons de bureau n’en prennent jamais d’autres). Ces démarches porteront leurs fruits à l’époque des étrennes, et Babet aura son tartan, peut-être un cachemire Ternaux: Colin croit à la puissance des écus et aux profits de ceux qui en annoncent la venue. Il est vrai que, dans son bon temps, on ne chantait pas comme dans les opéras de nos jours:
Le gros Auguste, qui arrive tout essouflé avec sa serviette sous le bras, comme un garçon de restaurant, est aussi propre, aussi soigneux que son collègue est négligé. Essuyer ce qui se trouve sous sa main est pour lui l’occupation de tous les instants. Ce n’est point un travail, c’est une habitude. Cet homme a toute sa vie été valet de chambre, et dans l’administration il est resté valet de chambre. Comme ces personnes qui, en causant avec vous, ont la manie de vous défaire les boutons de votre gilet, lui, s’il a à donner quelques renseignements, il utilise envers son interlocuteur la serviette qui ne le quitte jamais, et tout en parlant lui essuie ses boutons, son habit, voire même ses souliers. Auguste n’est pas du reste sans intelligence et sans malice, vous allez en juger.
«Je désirerais parler à monsieur le directeur, lui dit un jeune solliciteur fort empressé.—Monsieur le directeur n’est pas visible les jours d’audience publique. Écrivez pour demander un rendez-vous.—Mais je repars demain! (Auguste lui a pris son chapeau et l’essuie avec sa serviette.)—Qu’y puis-je faire?—Quel contretemps! moi, le fils d’un de ses meilleurs amis!—Cependant..., reprend Auguste, je vais voir si monsieur le directeur consent.»
Entre l’assertion je suis le fils d’un ancien ami et le cependant d’Auguste, il s’est opéré une manœuvre habile, une démonstration efficace, qui n’ont point échappé à l’œil exercé du garçon de bureau: la clef du cabinet directorial a passé de la poche du jeune solliciteur dans la main d’Auguste, qui va s’en servir.
«Monsieur le directeur!—Eh bien, qu’est-ce?—Le fils d’un ancien ami.—Auguste, vous m’obsédez!—Monsieur, le fils d’un ancien.... Jeune homme, donnez-vous la peine d’entrer.» La place est emportée d’assaut; mais il faut croire qu’on ne put s’entendre sur les articles de la capitulation, car le solliciteur sortit avec l’air du mécontentement; et quand il fut parti, la bruyante sonnette rappela Auguste, qui reçut l’ordre très-sévère de ne plus désormais introduire son protégé, ce qui le fit s’exclamer: «Le fils d’un ancien ami consigné! je parie qu’il lui aura demandé quelque chose!»
Auguste a pour collègue un pauvre diable, espèce d’hébété, dont l’infirmité est d’écorcher tous les noms propres qu’il est chargé d’annoncer. Pas un n’est épargné. Je crois qu’il estropie même celui de Napoléon. Je ne lui connais de comparable que l’huissier de la direction des postes qui a transformé M. Pozzo di Borgo, en M. de la poste de Bordeaux, et M. Dédelay d’Agier, en M. le dey d’Alger. Il y a peu de jours, M. Marec, un des plus habiles et des plus consciencieux travailleurs du conseil d’état (je lui demande pardon de me servir de son honorable nom), ayant à conférer avec le président de sa section, dut s’adresser, pour être introduit, au garçon de bureau dont il est question. Celui-ci rapporte immédiatement du cabinet de M. de H*** cette inconcevable réponse qu’il brode à sa façon: «Mon brave homme, vous pouvez vous retirer, monsieur le comte ne fera pas danser cet hiver.—Comment, danser?—Fichtre...» Enfin tout s’explique: notre impitoyable écorcheur, au lieu de M. Marec, maître des requêtes, avait annoncé M. Marc, maître d’orchestre.
Cet autre est une victime des besoins de son incommensurable nez; il est devenu chipeur pour satisfaire aux menues dépenses de son tabac, dont il fait un usage presque immodéré; il récolte tous les vieux papiers, et chaque soir s’en fait une cuirasse qui sert à dissimuler son innocent larcin: je dis innocent, car pour beaucoup d’individus ce n’est pas voler que voler le gouvernement; ce qui fait que notre garçon de bureau se permet parfois d’entasser pêle-mêle les morts et les vivants, et de jeter au vieux papier des pièces que leur importance devrait préserver d’un trépas aussi prématuré: par bonheur, les élucubrations ministérielles ne sont pas comme les fleuves qui ne remontent jamais à leur source: elles y reviennent, flétries il est vrai, mais elles y reviennent par l’entremise d’un charcutier qui en a enveloppé des saucisses; la fruitière, du beurre; l’épicier, du fromage; vaisselle plate des malheureux commis qui font à leur bureau le modeste repas du matin.
Il y a des gens qui deviennent fous de leur propre fortune, celui-là est devenu grotesquement orgueilleux de celle des autres. En effet, tant qu’il n’a été attaché qu’à un simple chef de bureau, il était d’une fréquentation facile; mais depuis que ce chef est devenu conseiller d’état et député, B... s’est fait une dignité parallèle à celle de son supérieur, et il se croit obligé de passer la durée des sessions législatives dans la salle des conférences.
N’êtes-vous pas encore assez édifié? suivez-moi: tenez, regardez dans ce corridor ce grand gaillard qui vient à nous; s’il y avait place dans son cœur pour les remords, il serait accablé du poids de ceux qui le rongeraient: il a fait, dans son temps, une horrible consommation d’employés; il a desséché plus de poitrines que tous les plus habiles médecins de France n’en ont guéri: et si la Providence est juste, il sera condamné au feu éternel.
Cet homme aurait brûlé le ministère pour faire de la cendre à l’époque où la cendre des foyers était l’immunité des garçons de bureau. Les feux des cuisines de Corcelet, de Véfour et du Café de Paris ne sont rien en comparaison de ceux qu’il préparait et entretenait pour ses profits cinéraires; on eût dit qu’il avait pris à tâche de réaliser de nos jours cette prédiction un peu hasardée de Sully, que la France périrait par les bois.
Peu lui importait, à cet infernal rôtisseur d’employés, que les thermomètres indiquassent que le degré de la chaleur de ses bureaux dépassait celui qui est nécessaire pour faire éclore les vers à soie, le feu ne cessait d’augmenter d’intensité, malgré les réclamations et les plaintes des commis à moitié consumés, et qui, de guerre lasse, se seraient vus forcés de se faire assurer si l’on n’eût mis ordre à une telle dilapidation des bûches de l’état.
Depuis que les cendres administratives sont devenues la propriété du domaine qui les vend pour le compte du trésor public, notre impitoyable chauffeur s’est mis à combattre les spéculations du fisc et fait maintenant de la braise au profit du fourneau de sa ménagère; pour se procurer cette braise le moins ostensiblement possible, il faut la retirer des feux allumés en dernier lieu, et alors, contrairement au passé, les foyers restent dans un abandon presque complet durant toute la séance, et ne sont alimentés qu’une demi-heure avant la clôture des bureaux. Puis, lorsque les employés sont tous partis, on retire la braise, on la met en cornets dans son chapeau, dans ses poches, pour se soustraire à la surveillance du portier; quelquefois aussi le transport s’en effectue dans un immense portefeuille qui est censé contenir le travail du soir de messieurs les supérieurs.
Mais ce genre de larcin n’est pas sans danger, et il advint un jour que notre chauffeur faillit subir la peine du talion. La braise entassée dans ses poches avait été mal étouffée, et, à peine arrivé sous le péristyle, une fumée noirâtre sortait des basques de son habit enflammées déjà dans l’intérieur. A cette vue, le factionnaire, donnant une interprétation générale à sa consigne, se met à crier: Au feu! au feu! Hors la garde! Le délinquant, qui ne voit et ne sent encore la cause de cette clameur, tourne plusieurs fois sur lui-même en regardant le haut des cheminées, et se prend aussi à crier: Au feu! au feu! lorsqu’enfin deux sceaux d’eau bien mesurés et lancés en nappes sur son individu lui indiquent qu’il porte avec lui le foyer d’un mobile incendie.
Tenez, avant de nous quitter, contemplez ce vieillard dont la tête est encore si belle et si martiale. Saluons-le; car s’il nous eût aperçus le premier, il se serait levé de son siége et nous eût fait le salut militaire: c’est un hommage qu’il ne refuse à personne, pas même aux employés. Cet homme est un des rares débris de la glorieuse armée d’Égypte: c’est dans l’administration le dernier survivant des protégés de l’empereur. Il est décoré de longue date; mais il ne porte sa croix que le dimanche sur ses habits de fête et en famille. On doit dire, à la louange de ses chefs, que, par suite de la considération qu’ils lui portent, son travail est à peu près volontaire. Mais voyez comme on n’est jamais parfaitement heureux: le sort a donné pour collègue à notre vieux soldat un ancien valet de chambre, que les événements de la révolution ont jeté à la suite de l’émigration, et qui, plus tard, a pris du service dans les troupes autrichiennes. Tant qu’il n’est pas question du passé, les deux garçons de bureau vivent pacifiquement ensemble: mais une fois que le mot de dragon de la Tour est lâché, le vieil Égyptien rugit comme un lion, s’empare des bâtons ou des règles qu’il trouve sous sa main, et se met en devoir de charger, comme s’il était encore en Italie ou à Wagram.
En dehors de ces différents types, il ne nous reste que la classe insignifiante des garçons de bureau hommes d’état. Entendons-nous: hommes d’état, c’est-à-dire exerçant, durant les repos que laissent les sonnettes, des professions manuelles, telles que brossiers, cartonniers, tresseurs de chaussons, etc. Parfois aussi les antichambres des ministères sont transformées en ateliers de peinture dont les artistes ont exposé au salon, ce qui ne prouve pas qu’ils puissent renoncer au trop modique traitement qui leur est attribué.
Pris en masse et dans leurs habitudes générales, les garçons de bureau sont, comme les employés, jaloux et défiants l’un de l’autre, égoïstes par-dessus tout. Une bonne aubaine en réunit parfois quelques-uns à la buvette clandestine contre laquelle sont déchaînés tous les marchands de vin patentés du quartier. Mais ces réunions ne survivent pas aux circonstances éventuelles qui les font naître. Ainsi point d’esprit ni d’amitié de corporation et de position identique. Et puis la politique est un obstacle à ce que ces hommes puissent s’accorder. Notez que chacun d’eux représente un système qu’il défend avec acharnement, parce que c’était celui du ministre qui l’a fait placer. Or, comptez combien depuis vingt-cinq ans nous avons eu de systèmes et de ministres. C’est à ne pas s’y reconnaître; c’est à se jeter les bouteilles par la tête. Il faudrait que les maîtres pussent enfin s’entendre pour amener la réconciliation des valets. A ce compte il est fort à craindre que la désunion des garçons de bureau ne dure encore longtemps.
J. V. Billioux.
L’INVALIDE.
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Je montai il y a quelques jours en voiture, à trois heures et demie, pour aller visiter l’Hôtel-des-Invalides; j’ignorais que les portes de cet établissement fussent fermées aux curieux à quatre heures précises. Honteux d’avoir fait inutilement le voyage du Gros-Caillou, j’entrai dans un des cafés de l’Esplanade pour y attendre l’arrivée d’un fiacre qui me reconduisît à mes pénates. J’avais trouvé, au premier, une petite salle isolée ayant vue sur l’Hôtel; on venait de me servir une limonade gazeuse, quand j’entendis, à travers la cloison de mon cabinet particulier, une conversation qui m’intéressa vivement. Les voix parlaient du grand salon, et je ne tardai pas à quitter ma solitude pour aller m’installer indiscrètement auprès de deux ouvriers assis face à face, et ayant devant eux une bouteille de vin et une livraison des Français. Ce dernier fait acheva d’exciter ma curiosité, et je prêtai attentivement l’oreille aux paroles suivantes:
«Pourquoi es-tu venu si tard? Je ne peux plus te faire entrer aux Invalides; la consigne est donnée: on ne passe plus. Il n’y a pas à dire: Mon bel ami... Faut y renoncer pour aujourd’hui. C’est dommage; car je peux me vanter que pas un cadet de Paris et de la banlieue ne connaît son hôtel comme ton serviteur Colopeau. Garçon! une dame-jeanne imbute de vignoble pour Reims et Sedan... Ah! ah! ah! ce serin de garçon ne comprend nullement. Allons, vivement! du blanc à 1 franc.
—Comme tu te lances!
—Non pas, non pas... tu paieras celle-ci; je paierai la subséquente, s’il y a lieu. Trinquons à Nini, à la Nini de mon cœur. Es-tu un bon, toi?
—Oui, je suis un bon.
—Un chouette, là, un vrai?
—Certainement.
—Touche là. Je te confie mes projets. Tu sais que ton ami est président de la société lyrique des amis des Trois-Couleurs, chantante et dansante, les dimanches et les lundis, au père Gigot, marchand de vins traiteur, au Grand-Vainqueur, barrière Mont-Parnasse, boulevard extérieur; gaieté, franchise, honneur aux visiteurs, hommages aux dames... Tout ça rédigé par moi... Alors que je suis son plus soigné d’auteur à la société, et que je lui colloque des romances un peu chicardes... Eh bien, mon ami, puisque tu es un bon, je vais te confier mes œuvres posthumes avant la fin de mes jours... et que tu auras le droit de les imprimer dans tes moments perdus...
—Oui, mais je ne suis pas compositeur, je ne suis qu’imprimeur.
—Moi, je suis compositeur, et pas du tout imprimeur. Voilà pourquoi je ne fais pas connaître mes exproductions lyriques; sans cela, je ferais en ce moment une drôle de niche à la publication des Français peints par eux-mêmes; que mon amour national de citoyen et de tambour m’ont dicté de prendre un abonnement... Je te lui en flanquerais de ces types à ton M. Curmer, qui ne fait que des types de comme il faut, qui n’ont jamais pu d’exister... Je lui ferais le soûlard, le braillard, l’argotier, le décrotteur, l’équarrisseur, le tripier, le récureur d’égouts, le Limousin, ou l’étudiant de la Grève, le limonadier à deux liards le verre, le marchand de pommes de terre frites dans l’eau, la Compagnie-Hollandaise avec son bouillon de vieux os, l’allumeur de réverbères, le jeune premier des Funambules, le ténor de Lazari, le traître de madame Saqui, la souricière de la Halle, le mouchard, le forçat délibéré, le filou imperméable, le carottier, le tambour, l’invalide... et puis une masse d’autres, quoi!... Mais c’est çà des types, et des rupins... C’est pas comme l’étudiant en droit. Vlà-t-y pas... c’est-y malin l’étudiant en droit! ça demeure faubourg Saint-Germain, voilà!... La grisette, c’est connu comme chou blanc. Qu’ils y viennent donc un peu ces malins-là, Henri Monnier, J. Janin, Gavarni!... Oh donc! je vas vous tambouriner le cuir un petit peu, moi fanfan La Blague, le roi, le triomphateur des chanteurs et des gobichoneurs... Si je le connaissais seulement de le voir, ton Curmer, j’irais le lui donner tout cela, moi; et je lui dirais: Voilà... je ne vous demande rien... Je fais la réputation de votre livre; c’est bien... Je vous oblige; vous m’avez de la reconnaissance: descendons prendre une bouteille, payez... et quand vous en voudrez de l’écriture, venez me trouver... D’ailleurs, tu vas juger de la façon dont je suis susceptible de te faire le portrait écrit du premier venu... Et je te vas faire voir l’invalide, que je t’avais apporté exprès pour te le lire après notre visite, et rédigé par ton serviteur Colopeau, peintre en bâtiments de son état, et lyrique dans ses loisirs. Voilà. Fais monter une bouteille, et je te promène sans nous déranger par tous les Invalides, que tu as venu trop tard pour les visiter. Holà! garçon, du même!»
La bouteille venue, le peintre en avala une rasade, se passa et repassa la langue sur les gencives, fit diamant sur l’ongle, s’essuya les lèvres, et entra corps et âme dans le rôle d’orateur. L’auditeur était haletant d’amitié, de joie et d’intérêt.
«D’abord, sais-tu de quand que les Invalides sont inventés? Non... tu ne le sais pas... Eh bien, c’est d’après les Enfants-Trouvés, deux chouettes inventions qui sont contemporaires... Et l’on peut dire métaphosphoriquement que le grand Louis XIV est le saint Vincent de Paule des vieux troubadours de l’armée française: holà, et d’un!... Pourtant qu’il faut être juste, et que Henri IV (qui n’était pas manchot) en a eu la première idée; et de deux!... Et je connais un peu tout ce que je dis... je suis le fils d’une jambe de bois... Dans ce temps, Louis XIV dit à un nommé Libéral Bruant, un architèque: «Tu vas me faire un plan soigné et bien entendu, pour faire demeurer tous les estropiés militaires de mon armée... Mais je veux quelque chose de bien; je ne regarderai pas à quelques pièces de cent sous de plus ou de moins: tu sais que je ne suis pas un vieux ladre.—Connu...» lui répond l’architèque; et de suite il lui flanque c’te maison que tu vois là par la fenêtre... Pige-moi ça: regarde-moi un peu ce chique que ça a... On en fait plus des bâtiments comme ça; le moule est cassé!...
«Après, Louis XIV dit à un autre arrangeur de pierres: «Tu vas avoir l’amitié de me faire une église avec un dôme tout en or.—Bon, que répond le nommé Mansard, je vas vous exécuter une métropole un peu tapée dans le nœud.» Et voilà ce chef-d’œuvre que tu le peux voir encore par cette fenêtre... Alors tous les esculpteurs et les peintres en bâtiments et autres du temps sont venus y faire un ouvrage d’enragé... Après cela, le conquérant d’amour et de gloire, Louis XIV, roi de France et de Navarre, fit un testament, au moment de passer l’arme à gauche... Attends... attends... que je m’en rappelle de ces paroles mémorables... que je les ai apprises étant jeune à l’école des Invalides... où que j’ai été tambour. Ah! voilà... «Outre les différents établissements que nous avons faits durant la longueur de notre règne, il ne c’en s’est pas de plus utile à l’état que l’Esplanade des Invalides. Il est bien juste que les soldats qui sont tués à la guerre aient la récompense de leurs longs services afin qu’ils soient hors d’état de travailler et de gagner leur vie... Les caporaux et les sous-officiers y trouvent une table un peu flambarde... Et nous prions un peu le dauphin d’observer qu’il faut avoir soin de l’établissement ainsi que nos successeurs. Nous sommes persuadés d’avance qu’ils seront enchantés de nous être agréables[13]...»
«Plus tard régna le Louis XV, surnommé le Bien-Aimé, un petit-fils de Louis XIV, un grand feignant qui dépensait toute l’argent du pauvre peuple avec des drôlesses excessivement saint-simoniennes. Ce grand escogriffe se fichait pas mal des extrêmes paroles de son grand papa... Il oublia les services de ses vieux braves pour récompenser les services de ses ouris... Mais, que tôt ou tard le crime est bien puni, Pierroux, vois-tu... et la révolution est venue détruire Louis XVI, pour la peine que son précédent s’était conduit comme un habitant de la mer, que la politesse m’évite de nommer... Enfin, mon ami, ce grand noceur de Louis XV avait eu la vilainie de faire badigeonner en jaune le dôme tout éblouissant que tu as là sous tes simples yeux... A c’tépoque-là la maison était tenue comme quatre sous... Heureusement la 93 est arrivée!... Mais on était trop occupé dans ce moment-là pour penser aux Invalides... Il se démolissait plus d’hommes à la frontière et à l’étranger que je n’ai de cheveux sur la tête... A cause de quoi que le père l’Empereur sortit de son consulat pour entrer dans l’impérialisation. Alors le grand petit homme rendit aux Invalides son éclat créatif..... Il a fait redorer le dôme, et puis (ça, c’était son état) il a fait cribler l’église des drapeaux pris à l’ennemi par la valeur de son Ex.... et en même temps il envoya au bâtiment de l’Esplanade le trop-plein de la chaudière de la colonne Vendôme... Bon, voilà les Invalides un peu militairement et sanitairement installés... Le plat d’argent circule dans l’hôpital comme sur la table de Napoléon lui-même... Les cuisines ont des batteries chargées à mitraille, qui vomissent tous les jours un tas de projectiles légumineux, viandineux, farineux, savoureux, etc., etc., et une multitude de douceurs... L’invalide peut, en vivant avec sa moitié, se consoler de celle de son corps qu’il a perdue... On met les enfants en pension aux frais du gouvernement... et tout va pour le mieux, à la condition que l’on monte sa garde chacun son tour, et que l’on aime et respecte son commandant de place, qui est tant soit peu maréchal de France... Et puis tous les agréments possibles, jeu de quilles, jeu de boules, jeu de Siam, jeu de tonneau, tous les jeux, quoi? Et de plus, une soignée bibliothèque, et dedans le portrait de Napoléon Bonaparte... que ça me rappelle une chose qu’elle m’a fait joliment pleurer... T’aurais vu ça que t’aurais pleuré aussi... En vlà des hommes, et des vrais, ceux-là! C’est ça des dévoués et des dans qui on peut se fier... Un vieux là, un bon vieux, un vieux vieux, un vénérable, des cheveux blancs, presque plus.... pas de souffle, les yeux en l’air pour regarder le ciel où y doit être... A peine s’y peut parler... On s’empresse, on fait silence... y va mourir... Mais avant y veut un bonheur, ce pauvre soldat, y veut voir son empereur... C’est pas commode, il est à Sainte-Hélène... C’est loin, et c’est expressément défendu d’y aller... D’ailleurs l’vieux n’a pas le temps, y va passer tout à l’heure... Oh! là, c’est lui qu’a l’idée.... lui qu’est malade... les bien portants ne pensent à rien... «Devant le portrait de mon Empereur...» on le porte... ah! ça me fend le cœur, quoi? ce pauvre brave homme... y sourit... y pleure... y suffoque... tout le monde gémit... Il est un peu plus tranquille, ses yeux sont séchés... y n’y avait plus ni larmes ni huile dans la lampe..... Éteint! Dieu de Dieu, j’en pleure encore et toi aussi... Allons, trinquons à sa mémoire... A la santé des amis fidèles... Ah! ça me remet... J’aime décidément mieux arroser mon estomac que mes joues... (Et il s’essuya l’œil.) Encore un petit coup.... La bouteille est à sec... Garçon, du même!...»
L’ouvrier tira de sa poche des petits bons hommes dessinés sur carton, et découpés; alors je m’avançai et demandai au peintre vitrier la permission de me mêler à sa conversation, en lui expliquant le but de ma présence dans le quartier du Gros-Caillou. Il parut flatté de l’empressement que je portais à être son auditeur, et il commença ainsi:
Qui sert bien son pays n’a pas besoin d’aïeux...
Le premier qui fut roi fut un soldat heureux...
A vaincre sans péril on triomphe sans gloire...
«La valeur, etc.... Voilà quelque chose qui est un peu vrai de par rapport à ces vieux bibards d’invalides qu’il a bien fallu qu’il n’ait pas d’attendu le nombre des années pour venir glorieusement être chauffés, nourris, logés aux frais du gouvernement.
«Qui sert, etc... Qu’il n’a pas de besoin d’aïeux que celle-ci de verse est encore fort juste... On n’a pas besoin d’aïeux pour être invalide... On est assez âgé pour être son aïeul à soi-même...
«Le premier qui... Ceci est de plus en plus juste, car on voit parfaitement que les invalides ne sont pas rois des Français. Ce qui s’explique aisément par la chose que le premier roi a été un premier soldat, mais que depuis ce temps y ayant eu pas mal de soldats et très peu de rois, il n’est pas étonnant que l’invalide ne soit pas roi de France. Ce qui ne prive pourtant pas l’invalide d’avoir été un soldat parfaitement heureux, et d’avoir cuit dans son jus sous le beau soleil de l’Égypte, pour après venir s’affranchir, dans la Russie, d’une foule de glaces mieux faites, mais moins bonnes qu’au café des Aveugles....
«A vaincre, etc... Voilà ce qui fait que nos vieux écloppés, torgnolés, esquintés, échignés de grognards, se sont couverts et se recouvreront perpétuellement de gloire sur toute la ligne, car leur triomphe a toujours été accompagné de grands périls. Et là-dessus... j’estime et j’honore le celui que je ne connais pas, mais qui est un peu mousseux dans sa façon de penser les verses à l’égard du militaire.... et que moi aussi j’en ferai des verses sur le militaire, que la première sera sur l’invalide, mais que il faut le connaître comme je le connais pour lui en parler...» Alors je le priai de commencer... Il calma un peu son enthousiasme, reprit haleine, et me fit voir ses bons hommes.
—«Voilà, monsieur, ce qui vous représente un petit garçon qui a un tambour que il le tambourine.... Il a une uniforme qui est celle des tapins des invalides... C’est les enfants des estropiés de l’endroit qui font partie du petit état-major de l’hôtel... Je vous en parle savamment puisque j’ai un peu roulé la diane dans le bâtiment de Louis XIV.
—«Ce que vous voyez après, les jambes crochues et le dos rond, en uniforme et en bonnet de coton, c’est le caporal d’inspection qui se rend à ses fonctions.
—«Quel est de ce remue-ménage? quel est de ce tapage? Ah! c’est l’heure du déjeuner... Méli-méla général des vieilles machines humaines qui marchent aussi bravement à la table qu’autrefois elles marchaient au feu...
—«Qu’est-ce que je vois là-bas, dans une brouette à perfection? Ah! c’est un glorieux débris de l’Ex...! qui a perdu les deux jambes et les deux bras... Il jouit parfaitement de son tronçon... Qu’apercevois-je à ses côtés? Une jolie petite demoiselle qu’elle a l’œil doux comme un velours et les manières d’une perruche... Ah! elle le vient de le faire boire, le tronçon... Y a des cancannants qui disent que c’est sa fille. C’est vrai, enfoncée l’autre de l’ancienne qui nourrissait de son sein son papa comme un moutard. Notre petite invalide est bien plus forte, elle nourrit son papa de vin, son innocence ne lui permettant pas de l’allaiter.
—«Que revois-je, grand Dieu! qu’apercevois-je... le triomphe de la chirurgie.... l’invalide à la tête d’argent! c’est le fameux grenadier qui venait d’avoir la tête emportée par un boulet de canon, au moment où il remerciait son empereur qui lui donnait la croix de la Légion-d’Honneur, pour un trait de courage et de valeur. On a fait une quête en sa faveur au bénéfice des Polonais, et voilà pourquoi que ses moyens lui permettent de se caler sur les épaules une tête d’argent si horriblement cher...
—«Qu’est-ce qu’il a donc celui-ci qui court comme un ahuri de Chaillot... Où allez-vous, monsieur l’abbé, vous allez vous casser le nez... Quelle bêtise! ce guerrier n’en a plus de nez.... Il vient se cacher dans sa chambre pour se dérober à l’inspection (prétexte de maladie). Il tremble pour les informations à l’égard de son nez, il vient de le mettre au Mont-de-Piété.
—«Ah! mon Dieu! séparez-les, séparez-les... ils se sont battus à mort... ils viennent de se disputer, ils ont raison tous les deux... C’est celui qui n’a pas de bras qui a donné un soufflet à l’autre qui n’a pas de jambe, parce que celui-ci y avait donné un grand coup de botte dans un des endroits du premier invalide qui n’était pas en argent...
—«Ah! voici la sentinelle qui a une lance à la main... Non pas! non pas!... la lance est tenue par un crochet de fer qui lui tient lieu de toutes les phalanges de l’humanité...
—«Attention! un nouveau tableau: en voici quoique sans bras qui ne sont pas manchots pour ce qui est de se bourrer la pipe à eux-mêmes. Y a un bras qui tient le briquet, et l’autre du voisin qui tient la pierre...
—«Ah! en voici un qui est bien embarrassé; il pêchait à la ligne au bord de l’eau, et il avait retiré ses jambes de bois qui s’en vont sur la rivière comme de jolis petits bateaux... Heureusement voici un camarade qui vient de laver son mouchoir à tabac sans en perdre... et qui rattrape les jambes de son ami avec sa canne, d’autant plus aisément qu’il s’était établi blanchisseuse dans une vieille toue à écorcher...
—Par où donc que vont ceux-là, avec leurs manchettes d’écrivains publics... pour pas se salir... comme y sont en bon ordre! Ah! y vont tirer les beaux canons qui sont dessus les bords des fossés de l’Hôtel... C’est fête... fête militaire. Si vous saviez comme y sont joyeux d’entendre les bruits de cette canonnade! On voit sur leur physionomie les souvenirs belliqueux des tremblements de l’empire... Derrière les calonniers, il y a d’autres invalides qui font tout plein de ronds sur le sable avec leur canne...
—«On a fini de tirer le canon... on fait la fine partie de boules et de quilles... Ah! mon Dieu, de Dieu, de Dieu!... en v’là un sur l’dos... tiens, y rit comme un bossu... quoi qu’y dit?... C’est la boule qui s’est trompée de quille.... ah! ah! ah!.... y rit toujours.
—«La nuit, en v’là un qui va se coucher... Il met sur son nez une chenue paire de lunettes à un seul verre... Ah! il relit les Moniteurs de la Grande Armée. Il paraît qu’il aurait une superbe envie de dormir: il bâille et se détire les bras et les jambes comme si qu’il en avait... Il pose la tête de dessus son traversin... Tiens, il oublie d’éteindre sa lumière... Qu’est-ce qu’il fait là, il se gratte le nez... Non, y retire ses lunettes. Oh! en v’là une soignée!... il vient de mettre son nez sur la chandelle,... une éteignoire d’argent: plus que ça de genre!... V’là qui dort!... Bonsoir...
—«Allons, en v’là encore un sans bras qu’a la manie de se les croiser sur la poitrine pour ressembler à son empereur.
—«Et celui-là, où qui va donc? Ah! il est aveugle et y marche comme un éclairé. Ce que c’est que l’habitude! y régale les camarades... Il est donc plus riche qu’eux... Eh! oui, puisqu’il n’a pas besoin de sa ration de chandelles, il la fond en petits verres...
—«De quoi, de quoi? qu’est-ce que c’est? où qui va avec son briquet ce manchot-là? Tiens, y sort de l’Hôtel.... Ah! il est de garde au coin du feu dans une guérite de parterre.... En v’là pour sa nuit dans les démolitions: y s’y connaît un peu à cet état-là, lui qu’a été démoli toute sa vie..... Tiens, y vient de rencontrer un autre manchot, son ami intime, son bras droit.... qui lui est toujours d’un fameux conseil pour la consomption de l’omelette.... mais les conseilleurs sont pas les peillieurs.... Y s’disent adieu, qué chance! A eux deux y z’ont juste ce qui leur faut de bras pour se serrer la main... Où qui va, celui-ci? Ah! y va inspecter l’impôt des sous du pont de l’Université...
—«Ah! v’là le père la joie: y joue à la marelle avec des moutards, il est à cloche-pied, sa jambe de bois sous la moitié du bras qui lui reste....
En v’là, j’espère, des soignés d’abîmés, qui ne sont pas si feignants que des tous entiers!..... Honneur au courage malheureux, respect aux braves..... J’vas battre aux champs pour les vieux restes de l’armée française. Oh! là NI ni, c’est fini. Passe-moi ma recette, une goutte et une croûte.... Salut la société!.... Merci du pourboire...»
Les images et les explications de Colopeau lui valurent les chaleureux applaudissements de son compagnon, et j’y joignis volontiers les miens. Cet échantillon populaire de style descriptif m’avait vivement intéressé, et avait redoublé le désir que j’éprouvais de voir de près les invalides et leur demeure. Mais des circonstances imprévues m’ayant éloigné de Paris peu de jours après, j’adressai à mon ami E. de la Bédollierre un compte rendu de ma promenade, en lui recommandant de me communiquer les détails qu’il pourrait réunir sur l’objet qui m’occupait; il me répondit en ces termes:
Mon cher Lorentz,
J’ai visité plusieurs fois l’hôtel dont vous n’avez pu franchir le seuil, et je vous envoie le résultat de mes investigations. Que ne puis-je, en vous le présentant, emprunter à votre peintre en bâtiments sa verve et sa gaieté! Mais, comme tous les artistes ne voient et ne reproduisent pas la nature sous les mêmes couleurs, tous les observateurs n’envisagent pas les objets d’une manière identique. En saisissant le côté plaisant du sujet, vous ne m’avez guère laissé que le rôle d’Héraclite; c’est triste.
Vous connaissez l’extérieur de l’Hôtel des Invalides, et il est inutile de vous le décrire. Vous avez été frappé sans doute de la majesté de cet édifice, qui renferme une population égale à celle de la majorité de nos petites villes. Ce n’est qu’en le parcourant en tous sens, en errant de cour en cour et de jardin en jardin, en montant d’étage en étage, qu’on peut se former une idée exacte de ce bâtiment colossal. Il ressemble aux palais créés par le pinceau de Martin, et dont les profils immenses se perdent dans un immense horizon.
Les nombreux visiteurs des Invalides n’emportent de leur excursion que des notions vagues et confuses. Un guide les reçoit à la grille; après avoir admiré sur le bord des fossés les pièces de canon conquises par nos armées, ils entrent dans la cour royale, grand carré environné de deux étages de galeries. Ils sont introduits dans les cuisines, où on leur montre des marmites géantes, dont les deux principales contiennent chacune six cents kilogrammes de bœuf. Puis ils examinent l’église avec sa nef étriquée, son dôme imité de celui de Saint-Pierre de Rome, et surtout ses voûtes frangées de drapeaux enlevés à toutes les nations. En sortant, ils n’ont rien vu. Ils connaissent le corps et non l’âme qui le vivifie; ils ont parcouru la maison sans être au fait des mœurs et usages des locataires; on leur a montré une carapace, en leur disant: «Ceci est une tortue.»
J’ai procédé autrement: est-ce avec succès? vous en jugerez. L’on m’avait adressé à M. Teller, vénérable invalide de 81 ans, dont Henri Monnier a si fidèlement reproduit les traits. En arrivant dans la cour de l’Hôtel, je vis se découper sur le mur un vieillard courbé, assez semblable de loin à une virgule peinte en bleu sur une enseigne. Je l’abordai, le chapeau à la main, et lui demandai s’il connaissait M. Teller.
«Plaît-il, monsieur?
—M. Teller, ex-trompette-major du régiment des dragons Dauphin.
—Je ne vous entends pas, monsieur.»
Je répétai ma phrase en grossissant ma voix.
«Je ne vous entends pas, monsieur.»
En effet, je m’étais adressé à un interlocuteur incapable de me répondre. Une blessure l’avait privé de ce sens dont certains orateurs nous font si cruellement expier la possession. Il m’expliqua comment, depuis la bataille de Friedland, il avait l’oreille un peu dure, façon euphémique d’établir qu’il était parfaitement sourd. Je m’éloignai donc, et pénétrai dans un labyrinthe de corridors, remarquant chemin faisant que tous portaient des noms de villes, et lisant sur des murs en lettres majuscules: corridor du Havre, corridor de Perpignan, corridor de Honfleur, etc. Sans chercher à me rendre compte de ces dénominations géographiques, je poursuivis ma course aventureuse, et parvins à un chauffoir, où j’entrai sans façon. Le lieu était sombre, l’atmosphère chaude, l’air peu embaumé. Au bruit qui se faisait, je compris qu’on parlait bataille et qu’on visait à l’onomatopée. Je m’approchai d’une table, autour de laquelle plusieurs invalides jouaient aux dominos.
«Monsieur, dis-je à l’un des joueurs, pourriez-vous m’indiquer M. Teller, ex-trompette-major du régiment des dragons Dauphin?
—Plaît-il, monsieur?»
Je réitérai ma question, et cette fois je fus entendu.
«Je ne le connais pas, monsieur. Il faut vous adresser au bureau du mouvement!
—Auriez-vous la bonté de m’y conduire?
Le joueur de dominos leva vers moi la tête avec surprise; il était aveugle. J’étais au milieu d’aveugles qui, remplaçant par le toucher l’organe absent, faisaient des parties de dominos, et même de cartes, avec une inconcevable dextérité.
Je me retirai à la hâte, passai la journée à chercher mon futur cicerone, et le découvris enfin. Je lui exposai le motif de ma visite, et, comme je ne me pique nullement de manières aristocratiques, je lui proposai de faire connaissance le verre à la main. Nous allâmes à la cantine, espèce de boutique de marchand de vin à laquelle on ne pouvait reprocher d’être mal décorée, car elle ne l’était pas du tout. Je demandai des gâteaux et du chablis, j’allumai ma pipe, et, avisant dans un coin un escabeau, je m’assis avant d’entamer la conversation.
«Monsieur, me dit civilement le cantinier, il est permis de fumer, mais vous ne pouvez vous asseoir; c’est la consigne. Emportez du vin dans votre chambre ou au chauffoir, si vous le voulez, mais il est défendu de s’asseoir à la cantine.»
Fâcheux contretemps! être obligé de boire et de causer debout! la position n’était pas tenable, et je remis l’entretien à un autre jour. Je revins le lendemain à midi. La garde montante défilait dans la grande cour sous les yeux d’un adjudant-major. Il y avait là une centaine d’amputés à figure martiale, qu’on semblait avoir choisis parmi les plus mutilés. La plupart étaient dans l’impossibilité absolue d’obéir au commandement d’arme-bras ou de partir du pied gauche ou du pied droit, et le tapin qui tambourinait en tête de l’escouade était seul intact et complet. Au milieu du groupe se trouvait celui que je cherchais.
J’allai le prendre au corps de garde. «Impossible, me dit-il, de vous parler aujourd’hui, mais j’ai songé à vous, et cette note contient tous les renseignements que vous désirez.»
Sur ce, il me glissa dans la main un papier que je me hâtai de déplier. Il portait:
RELEVÉ DES SERVICES ET CAMPAGNES DE JEAN-CHRISTOPHE TELLER, NÉ A STRASBOURG, EN JUIN 1758.
Entré au service en 1777, au régiment de Dauphin (dragons) actuellement 7e.
A fait les campagnes de 1792 à l’armée du Nord, sous Lafayette; celles de la Champagne, sous Dumouriez. Il était à Valmy, à Fleurus, à Maëstricht, etc., etc., etc.
A reçu, sous Véronne, dans le col, une balle qui est restée, et un coup de sabre sur la tête, près Maubeuge.
A été retraité en 1813.
Le digne homme! en ayant l’idée que ses exploits étaient l’unique objet de mes perquisitions, il m’avait révélé un trait distinctif du caractère de l’invalide; mais cette note était peu instructive relativement aux invalides en général. Je fus donc contraint à de nouvelles courses, à de nouveaux interrogatoires, à de nouvelles séances dans les chauffoirs et aux cantines, j’allai de table en table dans les réfectoires, de lit en lit dans l’infirmerie, et finis par recueillir les documents suivants, qui ne valent peut-être pas la peine qu’ils m’ont coûté.
La condition première d’admission aux Invalides est une retraite accordée comme indemnité: 1o de la perte d’un ou de deux membres, 2o de blessures graves équivalant à la perte d’un ou de deux membres, 3o de soixante ans d’âge et de trente ans de service. Le pensionné échange sa modique annuité contre un asile dans l’Hôtel; les plus maltraités sont les plus admissibles, les plus infortunés sont les plus heureux. Eussiez-vous vingt blessures, si elles ne présentent pas le degré de gravité requis, vous êtes exclu sans pitié. Vous étalez inutilement vos vingt cicatrices; c’est beaucoup trop, mais ce n’est pas assez.
Les soldats invalides habitant l’Hôtel sont au nombre de trois mille répartis en quatorze divisions, soldats de tous les corps, de tous les régiments, assemblage d’éléments hétérogènes unis par une communauté de vieillesse et d’infirmités. Chaque bataille a ses représentants. L’un a perdu le bras à Aboukir, l’autre a eu l’épaule entamée à Hanau par un hussard bavarois. Celui-ci a laissé un œil en Autriche, et une jambe en Espagne; celui-là est demeuré sanglant et mutilé sur le champ de bataille d’Iéna. Ce mulâtre au teint jaune était de la compagnie des guides du général Moreau. Cet Arabe à face basanée, partisan semi-volontaire des nouveaux maîtres de l’Algérie, a contribué à la prise de Constantine. Tous ces braves gens sont autant de feuillets vivants de notre histoire nationale, autant de médailles humaines où sont gravées nos triomphes; ce sont les victoires et conquêtes en chair et en os.
Tous les gouvernements ont fourni leur contingent d’invalides. De là, plusieurs physionomies distinctes, aussi tranchées que les systèmes politiques dont elles sont une incarnation partielle. Un rien vous les signalera, un coup d’œil, un geste, un détail de costume, une parole, un refrain surtout. Chez les Français, peuple chanteur, la chanson est la pierre de touche des caractères. On peut juger des hommes par les couplets qu’ils affectionnent, et les invalides ne font pas exception à la règle. Ainsi vous reconnaîtrez
dans:
Aiment le bon vin
Et la compagnie (bis);
Ils donnent le matin
A ce jus si divin,
Et la nuit à Sylvie.
l’invalide de Louis XVI;
dans:
C’est la devise des Français.
l’invalide de la république;
dans:
Quand on regarde la colonne!
le grognard de la vieille garde.
Procédons par ordre chronologique dans la peinture de ces trois personnages.
L’invalide de Louis XVI a fait la guerre de Hanovre, avant 1783; mais, depuis cette époque, il a servi la Convention, le Consulat, l’Empire, la Restauration, avec la même indifférence et la même fidélité passive. Tant de révolutions se sont succédées sous ses yeux, qu’il n’a plus de foi qu’en lui-même; cette croyance est celle de bien d’autres. On assure qu’un noble sang coule dans ses veines; car il est convenu que le même sang ne coule pas dans les veines de tous les hommes. C’est, dit-on, son père, grand seigneur jouissant d’un revenu de cent mille livres, qui a daigné lui laisser une rente de 650 francs 75 centimes. Quoi qu’il en soit, il a tous les défauts et toutes les qualités d’un gentilhomme. Il est poli avec prétention, galant avec afféterie, coquet avec recherche. Il montre une mansuétude qui n’est point de la bonté, une bonté qui n’est point de la bienveillance. Son embonpoint et sa fraîcheur d’octogénaire témoignent des bons effets de la cuisine de l’Hôtel, à laquelle sa gastronomie ajoute, de temps à autre, une truite, un homard ou des truffes. Il s’est longtemps enorgueilli d’une croix de Saint-Louis, dont Louis XVIII l’avait décoré; mais, depuis 1830, il met à la dissimuler autant de soin qu’il en mettait jadis à la faire voir.
Sans lui tenir compte de cette renonciation volontaire, le troupier de la république lui adapte l’épithète d’aristocrate. Celui-ci assistait au siége de Bréda, et faisait partie du détachement de cavalerie qui, en l’an III, s’empara de la flotte hollandaise retenue dans le Texel par les glaces. Il a été réformé dès 1804, mais sa dernière blessure date de 1814; il l’a reçue au siége de Paris. Il a horreur des prêtres, et ne voit pas sa sœur, sa seule parente, gouvernante à la Visitation, parce que, dit-il, elle est de la calotte. Son puritanisme n’a jamais pu s’accoutumer à accoler au nom des rues la qualification de saints; il dit la rue Dominique, le faubourg Honoré, et même la rue Roch, ce qui n’est guère euphonique. Il regrette Hoche et Kléber, et persiste à désigner Napoléon sous le titre de général Buonaparte.
«Buonaparte! s’écrie à ce sujet l’invalide de la vieille garde, Buonaparte! dites donc Napoléon, s’il vous plaît, autrement nous serions forcés de nous rafraîchir d’un coup de sabre, et ça deviendrait désagréable. Tonnerre! c’était ça un homme! tous vos généraux à cadenettes ne sont pas dignes de lui cirer ses bottes. Et dire que les Anglais!... mais, non, allez, il n’est pas mort! ceux qui soutiennent qu’il est mort ne le connaissent pas; il en est incapable. Dieu de Dieu! s’il revenait... quel tremblement!...»
Ces paroles émanent d’un individu porteur d’une face balafrée, d’une pipe culottée, d’un pantalon bleu et de guêtres blanches; on est en décembre. Ce soldat modèle, plié à toutes les exigences du service, à la discipline, aux fatigues, aux privations, est entré dans la garde à la formation, et en est sorti au licenciement. Son existence a commencé à Austerlitz et fini au Mont-Saint-Jean. La charge, la fusillade, l’empereur galopant au milieu d’un nuage de poussière et de fumée, voilà toute sa vie; avant et après, il n’y a rien. Il se croit encore de la vieille garde; le ruban de sa croix est plié comme celui des soldats de la vieille garde, et il a soin de faire retaper ses chapeaux neufs dans le style vieille garde, par un de ses anciens camarades. En s’appuyant sur une pièce de canon aux armes d’Autriche, il s’imagine toujours être à Vienne. Le gouvernement de Napoléon est à ses yeux le seul grand, le seul légitime, le seul logique. Si vous causez avec lui du ministère: «Ne me parlez pas des ministres, dit-il; c’est des clampins qui caponnent devant les puissances étrangères; l’empereur se comportait autrement avec elles: votre coq ne vaut pas notre aigle.
—Ah! ils sont rudement travaillés par l’opposition...
—Ne me parlez pas de l’opposition, c’est un tas de criailleurs, qui ne savent ni ce qu’ils disent, ni ce qu’ils veulent.
—Les journaux...
—Ne me parlez pas des journaux; l’empereur savait bien leur couper le sifflet, à tous ces merles de journalistes.
—La chambre...
—Ne me parlez pas de la chambre; les députés sont tous des bavards, l’empereur les jetait par la fenêtre; ils ne sont bons qu’à ça.
—Et de qui diable voulez-vous qu’on vous parle?
—De l’empereur.»
Ce fanatisme pour l’empereur est partagé par presque tous les invalides. Les ornements de l’Hôtel ne consacrent guère que des faits antérieurs à la révolution. Louis XIV y est partout; sa statue équestre surmonte le portail principal; les quatre nations vaincues par ses généraux se tordent aux angles de la façade; les fresques des quatre réfectoires représentent les batailles gagnées par ses armées. Napoléon n’a pour lui qu’une épreuve en plâtre de la statue de la place Vendôme, et une peinture d’Ingres placée dans la bibliothèque. Mais si la mémoire de l’empereur n’est point conservée en ces lieux par des monuments, elle est dans tous les cœurs, et cela vaut mieux.
Il est vrai que les invalides doivent beaucoup à Napoléon, le plus grand fabricateur d’estropiés des temps modernes. Depuis son règne, ils sont traités comme des princes, et plus heureux que des princes, car ils sont à l’abri des révolutions. La dotation de 1,800,000 francs qu’il leur avait constituée a cessé de leur appartenir, mais ils ont leur quote part du budget. Le grand conseil administratif et leur état-major se composent de personnes honorées et dignes de l’être. Il leur est alloué une paie de trois francs par mois (les anciens disent trois livres), à la charge de donner un sou par barbe au perruquier qui les rase. Leurs tables sont garnies deux fois par jour, à dix heures et à quatre heures, de soupes succulentes et de ragoûts habilement assaisonnés. L’ordinaire est de deux plats pour les soldats, de trois pour les officiers. Le maigre exclusif est inconnu dans l’Hôtel, même le vendredi saint. Le menu de chaque mois, dressé par l’état-major, signé par le maréchal gouverneur, est affiché dans les réfectoires et soumis à la censure des intéressés. Sitôt que le tambour a donné le signal du repas, un cliquetis de casseroles ébranle les cuisines; de grandes flammes s’élancent des fourneaux, et projettent de rougeâtres clartés sur le cuivre des chaudières. L’argenterie des officiers, présent de l’impératrice Marie-Louise, sort propre et luisante de son armoire. Des légions de cuisiniers, de marmitons, de garçons de table, entassent les mets sur des brancards, sur des camions, et les portent ou les voiturent jusqu’à la salle du festin.
Exercent-ils des métiers hors de l’Hôtel, sont-ils concierges par eux-mêmes ou par leurs femmes, les invalides, pourvu que leur conduite soit régulière, obtiennent aisément la faculté d’emporter leurs rations quotidiennes, et de les partager avec leurs familles. La discipline à laquelle ils obéissent est d’une élasticité commode. Être présents à l’appel à neuf heures du soir, quand ils n’ont pas l’autorisation de découcher, assister en bonne tenue à l’inspection mensuelle, s’armer de leurs sabres quand ils sont de service, voilà à peu près tout ce qu’on exige d’eux. Ils se lèvent, rentrent, sortent, vont et viennent à volonté. On en rencontre dans tous les coins de Paris, appuyés sur leurs cannes, ou la portant suspendue à la boutonnière, sans compter ceux qu’on emploie à surveiller les plâtras et à garder les pavés: faibles défenseurs plus imposants par ce qu’ils furent que par ce qu’ils sont.
Dulaure a prétendu que l’architecte de Louis XIV avait réservé de vastes salles à l’état-major, et logé les invalides dans les combles; mais Dulaure n’était point tenu d’être impartial à l’endroit des œuvres de la monarchie absolue. Que les chambres d’invalides ne soient ni lambrissées, ni tapissées, ni plafonnées, qu’elles ressemblent à celles des auberges de village, concedo; mais la plus grande propreté y règne; l’air et la lumière y circulent librement; les murs sont peints en jaune à la colle et mouchetés de portraits de Napoléon; chaque lit a pour annexe une armoire, et est au besoin entaillé au chevet d’une échancrure où s’adapte la jambe de bois du dormeur. Si les dortoirs ne sont point chauffés, du moins le nombre des couvertures accordé à chaque pensionnaire est porté d’une à trois en raison de la rigueur du froid, et, pendant les journées d’hiver, de spacieux chauffoirs sont le point de ralliement de nombreux amateurs du piquet et des dominos. Tout est si bien combiné pour le comfortable des vieux serviteurs du pays, qu’il y a des chauffoirs exclusivement réservés aux fumeurs, et d’autres où la pipe est interdite.
La sollicitude dont on entoure les invalides redouble en proportion de leurs infirmités. Le service de santé, organisé avec la régularité la plus scrupuleuse, est divisé en deux sections, celle des affections aiguës et celle des affections chroniques. La dernière comprend des valétudinaires, soumis plutôt à un régime hygiénique qu’à un traitement médical, et dont l’âge, compliqué par des rhumatismes, est la principale maladie. La plupart s’accommodent difficilement de la diète et de la tisane gommée, et, si le médecin en chef leur accorde la permission de sortir, ils figurent souvent sur le rapport du lendemain avec une note comme celle-ci:
«No 15. Rentré dans un état d’ivresse.»
L’infirmier ajoute sur la dictée du docteur:
«Lui supprimer le vin; ne lui laisser mettre que la capote de l’infirmerie.»
Ceux dont les vieilles blessures ne se sont jamais complètement fermées, se présentent tous les matins au bureau des pansements, où on leur administre les secours que leur état nécessite. Les dimanches, les officiers de santé s’assemblent en conseil, et reçoivent solennellement les pétitions orales des invalides; il faut aux uns des gilets de flanelle, aux autres des lunettes, des bandages herniaires, etc. La concurrence est active, les réclamations sont nombreuses; ce que l’on a accordé à Pierre, Paul veut l’obtenir, et les membres du conseil, compatissants pour les faiblesses morales et physiques, mettent tout le monde d’accord par une répartition presque égale de leurs bienfaits.
Les invalides sont-ils assez vieux pour avoir besoin des soins accordés à l’enfance, assez près de la mort pour être nourris comme des nouveau-nés, des mains officieuses les servent avec empressement. On appelle ces quasi-centenaires les moines lais, nom donné jadis aux soldats estropiés que le roi plaçait dans les abbayes de sa nomination. Les plus décrépits sont relégués à l’infirmerie, et notamment dans la salle de la Victoire, réceptacle des misères humaines affublé comme par ironie d’une fastueuse dénomination, espèce d’antichambre de la tombe, où chacun attend son tour avec une apathique philosophie.
«Eh bien, que faites-vous, Bouffi? dit le docteur, s’adressant à une figure en lame de couteau, occupée à presser un bâton de sucre d’orge entre ses mâchoires dégarnies.
—Dame! je reste ici: où voulez-vous que j’aille?
—Qu’est-ce que vous avez aujourd’hui?
—J’ai, que je suis mort à moitié.
—Dans dix ans, reprend le bienveillant docteur, vous serez mort aux trois quarts.
—Laissez donc; au fait, je ne sais pas pourquoi je ne veux pas en finir... la paresse de me faire enterrer.»
Quelques-uns sont en proie à de continuelles hallucinations.
«Bonjour, camarade, demande le docteur, vos ennemis vous ont-ils tourmenté cette nuit?
—Monsieur, c’est les courriers de la malle; impossible de m’en dépêtrer; ils sont toujours après moi; il y a aussi les courriers de la diligence qui me causent bien du tintouin.»
D’autres, cités jadis pour leur intelligence et même leur savoir, n’ont pu, depuis de longues années, parvenir à combiner une seule phrase.
«Comment ça va-t-il, père Thomas?
—Oui, oui, oui.
—Voyons, contez-moi donc quelque chose.
—Oui, oui, oui.»
Et le vieil homme, qui penche comme une tour en ruines, tourne le dos à l’interrogateur importun.
Pauvres hères! c’était bien la peine de n’être tués qu’à demi, pour mener cette existence de bivalve! Souvent, dans leurs intervalles lucides, ils se prennent à regretter de n’être pas restés sur le champ de bataille, quand la mort leur apparaissait glorieuse, presque digne d’envie, et le front ceint d’une radieuse auréole; mais, grâce au ciel, leur étape en ce monde ne tarde pas à s’achever. En vain, chapelains, chirurgiens, pharmaciens, leur prodiguent les secours spirituels et temporels. Exhortations et médecines ne font que préparer au moment suprême l’âme et le corps de ces moribonds, et leurs yeux sont fermés par les sœurs de charité de Saint-Vincent-de-Paule, anges de paix qui veillent au lit de mort des hommes de guerre.
Pourquoi la prévoyance du pouvoir ne s’est-elle pas étendue jusque sur leurs cendres? Pourquoi n’a-t-on pas mis à exécution le projet de Napoléon, qui songeait à convertir l’Esplanade en Élysée militaire? On jette les soldats qui meurent à l’Hôtel dans un coin du cimetière du Mont-Parnasse; leurs noms sont oubliés; quelques coups de fusil sont toute leur apothéose, et la noire croix de bois qui s’élève un moment sur leurs tombes se confond bientôt avec la poussière du dernier séjour.
Leurs enfants s’élèvent et grandissent pour les remplacer un jour dans les cadres de l’armée et sur les rôles de l’Hôtel. Ils débutent, et leurs pères finissent; ils montent et leurs pères descendent; ils seront, et leurs pères ont été. Voués au service, et provisoirement destinés à régulariser au son du tambour l’emploi de la journée, ces apprentis-soldats ont déjà une allure militaire, voire même des mœurs de garnison. «Ohé! criait l’un d’eux à un camarade, viens-tu jouer à la pigoche?—J’peux pas, j’vas promener avec ma femme.» Celui qui répondait ainsi était âgé de treize ans, et sa femme était la fille très-mineure d’une marchande de pommes du quinconce. Triste précocité!
A la tête des jeunes tapins se pavane, droit comme la canne qu’il fait tournoyer, un élégant tambour-major. A sa tournure martiale, aux cicatrices qui ennoblissent et détériorent sa physionomie, on voit qu’il n’a pas toujours eu des enfants à conduire, et qu’il se rappelle encore le temps où, placé en tête de son régiment, il était le premier à offrir aux balles ennemies sa poitrine d’athlète. Ce beau cavalier est un favori des dames, que son excellente tenue, la propreté de sa mise, la grâce de ses entrechats, la galanterie de ses discours, font rechercher dans les guinguettes des barrières voisines. Les conscrits prétendent qu’il est torrible avec les fommes. Il prime au Salon de Mars et au Grand Vainqueur, où, tous les jours de fêtes, il consomme un nombre incalculable de contredanses à dix centimes la pièce. Il n’a d’autres rivaux qu’un sien collègue, amputé des deux jambes, instruit jadis dans l’art de la danse par les jeunes filles d’outre-Rhin. L’agilité de ce dernier est vraiment phénoménale. Les violons le suivent à peine; la galerie le contemple avec admiration. Comme il saute, comme il gambade, comme il pirouette, comme il tournoie, plus solide sur ses jarrets de chêne qu’un habitant des Landes sur ses échasses! C’est un zéphir en uniforme d’invalide; c’est Vestris en jambes de bois.
Les guinguettes où brillent le dimanche des danseurs plus ou moins ingambes, sont journellement le rendez-vous d’un grand nombre d’invalides. Le litre quotidien ne suffit pas à ces vieillards altérés. Parfois même leur goût blasé dédaigne le vin comme un liquide trop fade et trop insipide, et ils vendent leur ration pour se procurer du schnick, boisson plus militaire, dont ils ont contracté l’habitude dans les bivouacs.
Deux camarades de chambrée se rencontrent rarement sans être affectés d’une soif contagieuse. «Est-ce que nous ne buvons pas une chopine?» dit l’un; «Est-ce que nous n’écrasons pas n’un grain?» dit l’autre avec plus d’emphase. Ils vont s’attabler dans un cabaret, dissertent sur l’empire et sur l’empereur, et réunissent autour d’eux des groupes d’auditeurs attentifs. Parfois la conversation s’échauffe; les convives ne sont pas d’accord. Cette manœuvre a-t-elle été utile ou funeste? Ce fait d’armes a-t-il eu lieu en Prusse ou en Champagne? Cette charge a-t-elle été exécutée par les hussards ou par les dragons? «Je te dis que c’est par le 7e dragons.
—Je te dis que c’est par le 3e hussards.
—Je te dis que si.
—Je te dis que non.»
La querelle s’engage; les gros mots s’échangent, puis les coups de poing. Les verres roulent, et les buveurs aussi; la discussion commencée sur la table se termine dessous. C’est là d’ordinaire, au milieu des verres cassés, que s’opère le raccommodement. On se relève en s’embrassant; on s’essuie, on s’examine; personne n’est blessé; il n’y a d’ouvrage que pour le tourneur, et l’un des antagonistes s’écrie avec effusion:
«Garçon! du même, et qu’il soit meilleur; c’est moi qui régale.
—Ne l’écoute pas, garçon; la dépense est pour moi.
—Laisse-moi donc, laisse-moi donc.
—Non, je n’entends pas ça.»
De nouvelles disputes vont suivre cet assaut de générosité, mais le premier interlocuteur a déposé son écot sur le comptoir, et son camarade cède en disant: «Allons, puisque tu y tiens....»
Bientôt le vin renverse ces inébranlables soldats; ils trouvent en lui un ennemi plus perfide que l’Anglais, plus formidable que L’Autrichien. Eux qui n’ont jamais bronché devant l’artillerie, rentrent en chancelant à l’Hôtel, où les recevra la salle de police, où la capote de punition remplacera leur uniforme souillé. Grâce pour les coupables! ils ont parlé de leurs campagnes, et la gloire entre pour beaucoup dans leur ivresse.
L’absorption des spiritueux n’est pas le seul plaisir des invalides. Il en est qui ont conservé pour le sexe (nous mentirions en disant pour le beau sexe) un irrésistible penchant. Une jambe, un bras de moins, n’empêchent point leur cœur d’être intact, et, pour être refroidies, leurs ardeurs ne sont pas éteintes. Ils ne peuvent guère payer de leur personne, mais ils sont dignes encore de celles qu’ils courtisent, et dont ils charment les oreilles par des chansons grivoises et de graveleux calembours. Leur galanterie a tourné à l’aigre, leurs défauts sont devenus des vices. Il se passe dans les fossés du Champ-de-Mars des scènes qu’heureusement la nuit dissimule: faisons comme la nuit; ne dévoilons pas des passions sexagénaires, qu’irrite la comparaison du présent avec le passé. Quand on a été l’amant heureux d’une infinité de Flamandes, de Hollandaises, d’Italiennes, d’Espagnoles, de Viennoises, de Berlinoises, voire même de Mauresques et d’Égyptiennes, il est pénible d’en être réduit aux vénales beautés du Gros-Caillou... Mais qu’y faire? à défaut de roses, les soucis.
Cette comparaison botanique me rappelle qu’aux extrémités latérales de l’Hôtel s’étend une file de petits jardins. Chaque invalide a dû primitivement avoir le sien; mais la guerre a démesurément augmenté la population de ces lieux; et, aujourd’hui, les jardinets sont accordés par faveur spéciale après le décès des usufruitiers. L’invalide horticulteur s’attache à la glèbe de son enclos, s’immobilise au milieu de ses plantes chéries, se dessèche avec elles en hiver, et renaît avec les premiers bourgeons. Sa vigne, arrondie en berceau, est ornée d’une statue en plâtre de l’empereur, qu’on rentre avant les gelées; c’est l’idole de l’horticulteur. Il la couronne, la couvre de bouquets, l’embellit de drapeaux tricolores, la regarde avec adoration, sans s’apercevoir que le contenu de son arrosoir s’épand en ruisseau sur les objets voisins. La contemplation de son fétiche est seule capable de détourner passagèrement l’infatigable jardinier de la culture de ses dahlias, qui lui ont valu une mention honorable de la Société d’encouragement. Malheur à qui chercherait à s’introduire dans ce temple en plein vent élevé à Napoléon! Le vieux soldat a failli assommer un tapin que la curiosité avait amené aux pieds de la statue, et il a laissé pour mort un chien qui en avait immodestement sali le piédestal. C’est du reste un excellent homme.
L’invalide pécheur demande aux eaux des plaisirs non moins doux et non moins tranquilles que ceux dont l’horticulteur est redevable à la terre. Ce bipède amphibie, muni d’une boîte d’asticots et d’une canne à ligne, s’établit dès le matin sur un train de bois, près de l’embouchure d’un égout; situation peu odoriférante, mais propice aux captures. Là, il attend patiemment que ça morde. Ça désigne un poisson quelconque, que le vieux Triton voit déjà sauter du fleuve natale dans l’huile de la friture; mais le bateau à vapeur de Saint-Cloud vient à passer, les roues géantes soulèvent d’énormes flaques d’eau, et la proie espérée s’enfuit:
«Au diable la vapeur! murmure l’invalide; pas moyen de pêcher une ablette! Du temps de l’empereur, on ne tolérait pas toutes ces saloperies, qui ôtent les bras du pauvre peuple.» Et rengaînant sa ligne, il s’éloigne en accablant de malédictions la vapeur et ses bateaux.
Il y a parmi les invalides une race d’élite, qui dédaigne également le cabaret, les femmes, la culture et la pêche. Les membres de cette société choisie se reconnaissent à leur physionomie distinguée, à leur front chauve et lisse, coiffé d’une calotte de soie noire; ils se rassemblent à la bibliothèque, promènent sur les journaux leurs yeux armés de lunettes, et dévorent les nombreux mémoires de l’époque impériale. Souvent aussi ils se groupent sous les portiques, et discutent entre eux des points de tactique, comme des avocats discuteraient des points de droit. Ils tracent des plans de bataille avec leurs cannes, représentent les fleuves en abrégé, au moyen du fluide que sécrètent leurs glandes salivaires, et marquent, par des pincées de tabac, la place des batteries. Ils jugent les généraux et font des parallèles à la manière de Plutarque. Vous sauriez, en les écoutant, à qui est dû réellement le gain de telle ou telle bataille; vous connaîtriez la cause de l’inaction de Bernadotte à Averstaedt, et de tel autre général en Espagne; ils vous répéteraient le mot énergique que prononça Cambronne à Waterloo. Passant de Hondschoote à Weissembourg, de Borodino à la Bérésina, d’Iéna à Leipsig, ils donnent un sourire de joie à tous les triomphes, une larme à tous les revers. Grâce à Dieu, ils ont peu de larmes à verser!
En décrivant les Invalides de Paris, j’ai fait le tableau moral de ceux d’Avignon, où est établie une succursale depuis l’expédition d’Égypte. Ce sont les mêmes habitudes, modifiées par le calme de l’existence départementale, et par une surveillance plus facile, en ce qu’elle ne s’exerce que sur cinq cents hommes. L’état sanitaire est plus satisfaisant, et la longévité plus grande sur les bords du Rhône que sur les rives de la Seine. Quant aux bâtiments de la succursale avignonnaise, ils se composent de deux maisons conventuelles, dont l’ancienne distribution a été presque entièrement conservée. Au milieu de la cour principale est une fontaine avec une inscription qui serait peu goûtée des buveurs, s’ils entendaient le latin:
Hospita
Martis.
Le parc de la succursale, planté d’ormeaux et de platanes, est divisé en larges allées qui portent les noms d’Iéna, d’Austerlitz, de Wagram, etc. Les murs qui l’environnent présentent un résumé de l’histoire militaire de France depuis 1791 jusqu’à nos jours; des tableaux graphiques y rappellent les principales batailles, leurs dates, les noms de ceux qui s’y distinguèrent, leurs belles actions, leurs paroles mémorables; c’est un Panthéon en plein vent.
Que de souvenirs se rattachent aux vétérans qui, dans ces deux hospices, préludent au repos du tombeau par le repos de la vieillesse. Que cette réunion d’hommes échappés au carnage est, malgré les imperfections individuelles, imposante dans son ensemble! En l’étudiant, mon cher Lorentz, je me suis senti pénétré de vénération. Lors de ma dernière visite aux Invalides, j’étais allé dîner au café où vous eûtes le bonheur de rencontrer Colopeau. Le crépuscule tombait; l’obscurité naissante augmentait les gigantesques proportions de l’Hôtel. Je songeai aux brillantes visions qui devaient à cette heure planer sur cette enceinte, et dans une boutade poétique, j’écrivis les vers par lesquels je clos ma trop longue épître.
A l’horizon lointain mugit la canonade;
Des rêves glorieux ont visité l’Hôtel.
Soudain, chaque bataille, au renom immortel,
Fille du peuple libre ou fille de l’empire,
Prend un corps, et, vivante, elle marche et respire.
Fleurus, demi-vêtue et le sein palpitant,
Croise la baïonnette, et triomphe en chantant.
Embabeh, refoulant les Arabes timides,
Contemple l’Orient du haut des Pyramides.
Vengeant de tristes jours de défaite et d’affront,
Marengo pleure un brave; Austerlitz à son front
Porte des rayons d’or éclatants comme un phare,
Et sur des lacs de glace entonne sa fanfare.
Voici venir Wagram et la sanglante Eylau;
Pâle de désespoir, voyez-vous Waterlo,
Au milieu des moissons que la guerre a foulées,
Disputer aux Anglais ses aigles mutilées?
Entendez-vous encor, par la paix endormis,
S’éveiller en grondant les canons ennemis?
Entendez-vous frémir comme au gré de la bise
Les drapeaux suspendus aux voûtes de l’église,
Et que peut contempler l’invalide joyeux,
Quand il élève au ciel sa prière et ses yeux?
A retrouvé des dent pour mordre la cartouche;
Feuillage printanier des arbres rajeunis,
Les cheveux ont couvert leurs crânes dégarnis.
Comme un fleuve ses bords, le sang bat leurs artères;
Ils renaissent au jour des fastes militaires,
Et leur jeunesse ardente, avide d’un grand nom,
Est digne qu’on la risque en face du canon.
Ils se lèvent; pour eux la lutte recommence;
Ils reprennent un rang dans la colonne immense.
Soldats de vingt pays, esclaves de vingt rois,
Anglais, Autrichiens, Prussiens, Bavarois,
Opposent à leurs coups une épaisse muraille,
Que perce et démolit l’incessante mitraille.
Mille ennemis sont là; mais eux, vaillants et forts,
Rompent des bataillons, escaladent des forts;
Et si, dans la mêlée, un boulet les emporte,
Si la balle en passant les renverse, qu’importe?
Car, pour les voir tomber et mourir sans terreur,
Ils ont deux grands témoins, la France et l’empereur.
Dans les plis de sa robe emporte tous les songes!
Le matin reparaît, mais il ne reste plus
Que de pauvres soldats, éclopés et perclus,
Débris de corps humains, vieilles lames rouillées,
Par l’âge et les combats moitiés dépareillées.
Ils accueillent souvent par un juron brutal
La goutte qui les tient sur un lit d’hôpital;
Mais leur caducité s’entoure de trophées;
Au feu des souvenirs leurs âmes réchauffées
Vers un passé sublime ont repris leur essor;
Ils ont rêvé de gloire!... ils sont heureux encor.
E. de la Bédollierre.
Pour copie conforme:
A. Lorentz.