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Les Français peints par eux-mêmes, tome 2: Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle

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LE POËTE
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LE POËTE.

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Que les gens d’esprit sont bêtes!

Beaumarchais.

Nescio quid nugarum meditans
Totus in illis.

Horat.

Si l’on entend par poëtes les grands écrivains qui habillent des pensées profondes d’une forme mélodieuse et pittoresque, on en signalera peu dans le passé et encore moins dans le présent. Mais, si l’on comprend sous ce nom ceux qui se croient en droit de le porter, ceux qu’une prédisposition native excite à cadencer des alexandrins; enfin les métromanes susceptibles de rimer, et convaincus d’être coutumiers du fait, on trouvera une classe assez nombreuse ayant une physionomie et des allures particulières, et appréciable sans loupe à l’œil de l’observation.

Peindrons-nous les habitudes de cette classe bizarre et peu connue? L’auteur de la Métromanie l’a fait avant nous, et sa monographie subsiste. Un intervalle d’un siècle a modifié le costume, sans altérer l’individu. Le poëte est toujours le même personnage inégal et fantasque, distrait et rêveur. Il a échangé contre un frac l’habit à galons d’or et à boutons historiés, mais il est toujours plus soigneux de son style que de sa toilette, quand il ne néglige pas l’un et l’autre, quand il n’existe pas une parfaite harmonie de désordre entre ses vêtements et ses pensées. La poudre n’enfarine plus sa chevelure, mais les mêmes idées excentriques germent dans sa cervelle à l’ombre d’une coiffure à la Titus. Une épée inoffensive ne ballotte plus à son côté, mais sa démarche n’en est pas moins embarrassée, irrégulière, rapide comme une locomotive, ou lente comme un roulage accéléré. Un jabot moucheté de tabac ne s’arrondit plus en nageoire de perche à l’avant de sa poitrine; mais cette poitrine, palpitante de feu du génie, est encore aujourd’hui gonflée d’orgueil et de vanité.

La vanité! voilà le péché favori du poëte! Sitôt qu’un écolier a griffonné quatre sixains pour la fête de son professeur, il croit avoir dans son écritoire une source de gloire et de fortune, court lire ses vers à ceux qui ont le malheur d’être ses amis, et devient le héros de diverses soirées où l’on sert des poëtes après le café, en guise de rafraîchissements. Certaines familles se plaisent à grouper autour d’elles des rimeurs, qui deviennent partie intégrante du logis, et sont immeubles par destination. Chacun d’eux à tour de rôle s’avance au milieu du salon, où les dames l’examinent avec l’attention qu’on prête à une bête curieuse, et après quelques instants d’une résistance honorable, il donne aux oreilles son friand repas. Rien n’est changé depuis le siècle de Molière dans l’agencement des réunions littéraires, ni les exclamations des Philaminte et des Bélise, ni les prétentions des Trissotin et des Vadius. Cependant ils sont de nos jours plus policés que leurs devanciers, leur jalousie se dissimule sous les dehors d’un enthousiasme réciproque. Ils peuvent songer secrètement à déprécier leurs confrères, mais ils arrivent plus sûrement à leurs fins; ils ne se querellent plus, ils se louent.

Bien qu’il y soit inondé de compliments et d’eau sucrée, le poëte fréquente peu cette collection de zéros qu’on appelle le monde. Pour s’y présenter, il faut s’habiller, et s’habiller est une occupation si triviale, si pénible, si intolérable! S’interrompre dans la fabrication d’une stance pour chercher une cravate et un gilet; descendre des hauteurs du Parnasse pour fouiller dans un tiroir; troquer sa plume contre un peigne, contre une brosse, contre un rasoir; employer à changer de linge, à attacher des sous-pieds, à mettre des gants, un temps qu’on voudrait consacrer tout entier à un travail spirituel, quel supplice! Et à quoi bon le subir? pour aller faire des révérences dans un salon, conter des fadeurs à des femmes raides et minaudières, soulever les plus hautes questions de la société avec des clercs de notaire, jouer au boston, demander une indépendance en carreau, déguster des verres d’orgeat que la maîtresse de la maison suit de l’œil en notant les gastronomes indiscrets, entendre les sons saccadés d’un piano ou la voix criarde d’une prima donna parisienne... c’est amusant et varié comme un jet d’eau.

Le poëte reste donc chez lui, s’y livrant doucement à son indolence naturelle, et attendant l’inspiration avec l’immobilité d’un fakir. A l’inverse de Sénèque, qui écrivait sur une table d’or un traité de la pauvreté, il vante dans une mansarde les douceurs de l’opulence. Et comment les connaîtrait-il! la poésie est si mal rétribuée! Dernièrement un écrivain justement estimé, un homme de cœur et de talent, demandait un à-compte de 5 francs sur une pièce de vers qui devait paraître le jour suivant dans un journal; il avait besoin de ce subside pour dîner... On le pria de repasser le lendemain.

On conçoit qu’il répugne au poëte d’attacher une femme et des enfants à sa triste destinée. Il est au reste trop amoureux de toutes les femmes pour en préférer une seule. Promener de beautés en beautés ses vagues tendresses, s’éprendre vite, oublier plus vite encore, rêver aux blonds cheveux de l’une, aux yeux noirs de l’autre, à la mélancolie touchante d’une troisième; bâtir un roman sur la grisette qu’il coudoie, sur la paysanne qui passe dans un champ, sur la comtesse qu’une calèche emporte loin de lui; voilà sa joie, voilà ses plaisirs: plaisirs innocents, dégagés de toute pensée de possession, incapables de troubler le repos d’une famille ou d’une union quelconque; plaisirs plus doux que la réalité, car il se crée à son gré de charmantes maîtresses, sveltes, gracieuses, aériennes, belles comme des houris, pures comme des madones; et s’il prenait sa lanterne pour en chercher de semblables à travers le monde, il mourrait peut-être avant de l’avoir éteinte.

L’humeur indépendante du poëte se plierait difficilement au joug matrimonial: il lui faut une liberté d’esprit et de mouvements qui s’accorde mal avec les tracas du ménage. Il peut lui prendre envie à deux heures du matin de sortir pour admirer la campagne que la lune éclaire, et de quitter sa femme pour courir dans les bois. Tient-il une rime qu’il a longtemps poursuivie, fût-ce au milieu de la nuit, il se lève et s’écrie: «Je l’ai trouvée!» avec non moins de joie qu’Archimède. Quelle femme s’accoutumerait à ces poétiques escapades? quelle femme, en pareil cas, se refuserait la satisfaction de se draper en épouse incomprise, de proclamer à la face de l’univers que son mari est un monstre, et de le traiter comme tel?

La turbulence des enfants suffirait pour rendre le ménage intolérable au poëte, car il a horreur de tout ce qui trouble ses méditations, d’un chien qui jappe, d’un fouet qui claque, d’un pétard qui éclate, d’une grenouille qui saute, d’un lézard qui fuit. Quand il se perd dans les espaces, dans l’infini, dans l’éternité, s’il est rappelé brusquement à son être si chétif, à sa vie si courte, à son horizon si borné, il souffre, il soupire, il est malheureux, le pauvre ange déchu, le pauvre roi découronné, le pauvre martyr livré aux bêtes!

Tels sont, nous le croyons, les traits caractéristiques des individus voués au culte de la rime; mais le genre qu’ils adoptent les diversifie, et si, après les avoir observés dans leurs personnes, on les étudie dans leurs œuvres, on verra le type général se modifier, s’effacer même complétement, selon qu’ils sont:

1o Élégiaques,—2o Sacrés,—3o Classiques,—4o Auteurs de poésies légères,—5o Nébuleux,—6o Intimes,—7o Auteurs de romances,—8o Chansonniers.

Le poëte élégiaque débute par un recueil de vers longs ou courts, d’une harmonie plus ou moins douteuse, d’une correction plus ou moins grammaticale, mais invariablement affublé d’un titre prétentieux: Premiers Soupirs, Chants d’Amour, Rêveries, Lamentations, Méditations, Élévations, Contemplations, Amertumes, Aspirations, Premières Larmes, Pensées du Ciel, etc., etc. Une fois baptisé, l’ouvrage est tiré à trois cents exemplaires; sur ce nombre, une centaine est offerte par l’auteur avec des dédicaces autographes également flatteuses pour les donataires et pour le donateur; et le libraire en vend une vingtaine, à grand renfort de réclames où l’on démontre comme quoi depuis longtemps le besoin d’un volume de vers intitulé Crépuscules se faisait généralement sentir.

Les stances du poëte élégiaque sont destinées à entretenir le lecteur de ses rêves, de ses émotions et de son imminente fluxion de poitrine. Ses lectrices s’écrient: «Le pauvre jeune homme, qu’il doit être pâle et étiolé! qu’il aurait besoin de consolations, et qu’il serait doux de lui en prodiguer!» Eh! mesdames, ce moribond se porte à merveilles; cet infortuné jouit largement de tous les plaisirs de la vie; ce songe-creux sublime sort parfois du café dans un état d’ivresse qui n’a rien de poétique; et cependant, si vous réclamiez de lui quelques strophes, il ne manquerait pas de vous adresser une langoureuse et lamentable épître:

Vous demandez des vers à ma voix affaiblie;
J’obéis: il me faut céder à vos désirs;
Mais ma muse est plaintive, et sa mélancolie
Pourra faire ombre à vos plaisirs.
Ah! laissez-moi rêver, pensif et solitaire!
Pourquoi vouloir mêler mes cyprès à vos fleurs,
Votre gaîté sans fiel à ma tristesse amère,
Votre doux sourire à mes pleurs?
Qu’importe le vain bruit d’une lyre sonore
Qui s’enfuit emporté sur l’aile des autans!
Faible arbuste, mes fruits ne sont pas mûrs encore,
Je suis à peine en mon printemps.
Ah! laissez-moi rêver, pensif et solitaire,
Rassembler quelques fleurs pour en tirer le miel,
Méditer en silence, et chercher sur la terre
Quelque rayon tombé du ciel.
Jamais, pour m’inspirer, les passions rapides
N’ont versé dans mon cœur leurs orageux torrents.
Attendez que mon front soit sillonné de rides
Par la douleur ou par les ans.

Mais cet émule de Millevoie, si triste, si tendre, si sympathique, est sans doute le plus compatissant de tous les êtres? sans doute il pense avec Saint-Just que les malheureux sont les puissances de la terre? Erreur! il plaint des misères humaines imaginaires, sans jamais soulager les misères en chair et en os qui gémissent autour de lui; sa compassion in partibus s’exerce sur des chimères et néglige les réalités; il a de la sensiblerie et point de sensibilité, de l’esprit et point de cœur, des larmes pour les vagues souffrances et point de pitié pour les douleurs véritables.

Le même contraste existe souvent entre la conduite et les œuvres du poëte sacré. Celui-ci est un personnage tout biblique, repu de la lecture du Pentateuque et des Prophètes; oriental et bondissant dans ses images, apocalyptique dans ses lyriques emportements. Il erre sans cesse sur les bords du Kédron ou sur la cime du Golgotha. A genoux, la tête rase et couverte de cendres, il invoque Jéhovah, supplie Élohim, le dieu des armées, déplore la ruine de l’arche sainte et de la maison d’Israël, et paraphrase les quarante-deux chapitres de Job avec une constance digne de leur auteur:

O cité de Sion! Jérusalem céleste,
Quand pourrai-je en ton sein contempler Jéhova?
S’il faut verser des pleurs, c’est sur l’homme qui reste,
Et non sur l’homme qui s’en va...
Car, si du tentateur les promesses trompeuses
Ne l’ont point détourné du service de Dieu,
Entre les chérubins et les âmes heureuses
Il aura sa place au saint lieu.
Car, ayant secoué la terrestre poussière,
Il verra de son Dieu l’éternelle beauté;
Esprit pur, il prendra des ailes de lumière
Pour voler dans l’immensité.
A ses yeux éblouis apparaîtront sans voile
Et l’orchestre infini que dirige Uriel,
Et les anges assis, chacun sur une étoile,
Dans l’amphithéâtre du ciel.

Mais sachez que ce christianisme, ou plutôt ce judaïsme, est simplement une affaire de forme. Le poëte sacré est chrétien à l’épiderme, et nullement intus et in cute. Bien qu’il entonne les louanges d’Adonaï sur le kinnor et le hasor, ou en s’accompagnant du nebel, il se trouverait fort embarrassé s’il était mis en demeure de réciter le Confiteor ou le Credo. C’est un ermite mondain, un apôtre de boudoir, qu’on rencontre plus souvent à l’opéra qu’à la messe. Il compose pendant un entr’acte une ode sur le jugement dernier, et je ne serais pas étonné qu’il fût athée comme Hébert, et matérialiste comme un chirurgien.

Parlez-moi de ce petit vieillard aux cheveux poudrés, à la figure effilée, aux manières affables et mielleuses, qui a conservé presque en entier le costume des anciens jours, gilet à fleurs, culotte courte, bas de soie, souliers à boucles, et qu’on voit parfois rôder aux alentours du pont des Arts: voilà un catholique fervent. Il ne manque pas un office; son bonnet de soie noire se distingue au milieu des têtes nues inclinées à l’instant de l’Élévation; il se glorifie du titre de marguillier, et veille assidûment aux intérêts de la fabrique. Eh bien! ce dévot si zélé ne jure que par Jupiter, il ne connaît d’autres divinités que celles de l’Olympe, d’autre paradis que les Champs-Élysiens. Si vous lui parlez Satan, il vous répondra Pluton... C’est un poëte classique.

Ombres de Roucher, de Delille, de Rosset, de Fontanes, d’Esménard, de Saint-Lambert, de Dumolard, vous devez tressaillir de joie en contemplant ce dernier rejeton de la littérature impériale. Lui seul élabore des poëmes didactiques, lui seul confectionne des idylles et des églogues; et appelle ses personnages Acis, Thémire, Almédon, Philis, Dolon, Zénis, Phylamandre, Amarylle et Myras; lui seul ose invoquer les Muses et Apollon, et employer le langage des dieux, c’est-à-dire un pathos incompréhensible aux simples mortels. Il faudrait un dictionnaire spécial pour servir à l’intelligence de sa poésie. Sous sa plume,

Le télescope devient de Cassini le tube observateur;
la trompette, le belliqueux airain;
la flûte, l’harmonieux roseau;
le caféier, de Moka le timide arbrisseau;
le soc, le fer agriculteur;
le mûrier, l’arbre de Thisbé;
un médecin, l’enfant de Chiron;
un fusil, un tube enflammé;
une baïonnette, le glaive de Bayonne;
un tambour, une caisse d’airain couverte d’une peau d’onagre;
la mer, l’humide Nérée;
un hippopotame, des rivages du Nil le coursier amphibie, etc., etc.

Ses vers sont autant d’énigmes et de logogryphes destinés à exercer la patience de ses lecteurs, heureusement peu nombreux. Il a horreur de la trivialité et revêt toutes choses d’un style noble et emphatique. S’il avait à rendre le mot populaire de Henri IV (je veux que le paysan mette la poule au pot tous les dimanches), il écrirait:

.  .  .  .  Je veux que l’humble laboureur
Célèbre avec gaîté le saint jour du Seigneur;
Je veux voir sa misère un instant consolée,
Et qu’à son appétit la géline immolée,
Déposant tous ses sucs dans un vase fumant,
Fasse d’un doux banquet le plus bel ornement.

Le poëte classique est venu au monde deux mille ans trop tard. Il est vrai qu’il ignore parfaitement le grec, attendu qu’on ne l’apprenait guère au temps du Directoire exécutif. Cependant parlez-lui de Lamartine, il vous citera une ode de Pindare en l’honneur des jeux olympiques; chantez-lui les Hirondelles, de Béranger, il vous ripostera par l’Hirondelle d’Anacréon. Admirez devant lui les tableaux de Decamps, il vous racontera comment Dibutade inventa le dessin. Les travaux astronomiques d’Arago lui sont peu familiers, mais en revanche il vante Hipparque, Pithéas, Aratus et Tymocharis. En géographie, il préfère à l’étude de Maltebrun celle de Strabon et de Pomponius Méla. Il dit l’Occitanie pour le Languedoc, la Pannonie pour la Hongrie, l’Ibérie pour l’Espagne, l’Ausonie pour l’Italie, Parthénope pour Naples, et Lutèce pour Paris; il passe insouciant devant les grandes œuvres de Robert de Luzarches, de Jean de Chelles, et autres architectes catholiques; mais il se pâme d’aise à l’aspect d’un fronton soutenu par une monotone rangée de colonnes corinthiennes.

Comme corollaire du poëte classique se présente l’auteur de poésies légères. C’est un homme de loisir, c’est-à-dire un être dont le métier consiste à ne rien faire, à recevoir et à rendre des visites, et à consommer à la ville ce que produisent les habitants des campagnes. «S’il voulait s’en donner la peine, assure-t-il, il éclipserait Victor Hugo; mais provisoirement il se contente de se délasser d études plus sérieuses, au moyen de la poésie.» Il daigne rimer, le gentilhomme! Il polit de petits vers de société, de petits compliments, de petites fables, de petites épîtres, des bouquets à Chloris, l’épitaphe d’un épagneul chéri, des charades, et des acrostiches. Il cultive notamment le madrigal.

A UNE DAME[3] QUI M’AVAIT INVITÉ A ME RENDRE A SA MAISON DE CAMPAGNE, ET A LAQUELLE J’AVAIS RÉPONDU QUE JE NE POUVAIS Y ALLER, PARCE QUE J’ÉTAIS RETENU A PARIS PAR UNE INTRIGUE D’AMOUR.

Iris, charmant objet que l’enfant de Cythère
Dans les bois de Paphos aurait pris pour sa mère,
En votre heureux séjour[4], ah! ne m’attirez pas;
Je suis, vous le savez, épris d’une autre belle[5].
En voyant vos divins appas,
Je craindrais trop d’être infidèle.

Il y a quelques années, il s’est opéré une réaction contre le genre classique; et, comme toutes les réactions, elle a été trop loin. Il s’est créé une secte de rimeurs qu’on peut désigner sous le nom de poëtes nébuleux, et qui, en haine des Grecs et des Romains, se sont évertués à imiter les Anglais et les Allemands, à singer lord Byron, Schiller, Gœthe et Hoffmann, à mettre la ballade et le fantastique à l’ordre du jour.

Le poëte nébuleux amalgame tout ce que la nature et l’esprit ont pu créer de plus laid:

Souvent sans y penser un écrivain qui s’aime...

Il groupe toutes les monstruosités imaginables du monde réel et métaphysique.

O sorcières, à vos balais!!!
Des coteaux larves et follets
Descendent;
Voici tous les spectres des nuits,
Dans les cimetières des bruits
S’entendent:
Des bruits qui viennent de l’enfer.
De fer heurté contre le fer,
Étranges,
Et qui, montant jusques aux cieux,
Vont faire dresser les cheveux
Aux anges.
Les ondins planent sur les eaux;
Les vents à travers les bouleaux
Gémissent.
Dans la couche des nouveaux-nés
Des reptiles empoisonnés
Se glissent!!!
La belle nuit pour les sabbats!
Allons, quittez de vos grabats
La paille!!!
Le maître infernal vous attend;
Accourez faire avec Satan
Ripaille!!!
Infatigables fossoyeurs,
Vampires, soyez pourvoyeurs
Du diable;
Lutins, à nous plaire empressés,
Auprès de ces gibets dressez
La table.
Jusqu’aux premiers feux du matin,
Que tout mon peuple à ce festin
S’assemble!!!
Nécromanciens et démons,
Rions, chantons et blasphémons
Ensemble!!!
Ainsi Belzébuth dans les bois
Appelle la foule à ses lois
Sujette;
Et sur de fantasques coursiers
L’armée entière des sorciers
Se jette.
Et voyant leurs noirs tourbillons
Tracer par les airs des sillons
De flamme,
Le passant, saisi de terreur,
Prie, et recommande au Seigneur
Son âme.

Ces vers, et autres non moins rocailleux, sont escortés d’une multitude d’épigraphes. Le poëte nébuleux les prodigue, les sème à pleines mains, en met dix pour une ode. Elles sont, la plupart, tirées d’écrivains étrangers, et s’il y admet des auteurs français, c’est pour la plus grande gloire de ses amis et connaissances, dont les poésies inédites lui fournissent un beau choix de citations.

Hélas! hélas!
(Shakspere, traduction de Letourneur.)
C’est un spectacle étrange, et qui mérite certes
Qu’on tienne pour le voir les fenêtres ouvertes.
(Aristippe Greluchard, Saynètes.)
Qu’elle était belle!
(Lord Byron, traduction nouvelle et inédite.)
.  .  .  .  .  .  Oh! la société
Use bien promptement le cœur qu’elle a frotté!
(Le comte Alfred de Balangy, Desperatio.)
O sublimes transports!
(Gabriel Romanovich Derzhawin, Ode à Dieu.)
Je vais mettre le nez à la fenêtre ronde
Où l’on passe le cou pour voir dans l’autre monde.
(Sylvestre de la Morandiere, Dernier Jour d’un Condamné.)
Qui aime sans tricherie
Ne pense, n’a trois, n’a doz,
D’une seule est désiros,
Cil que loyax amors lie.
(Jehan Moniot, Poésies du treizième siècle.)
SON VISAGE ÉTAIT PALE.
(Kotzebue, Adélaïde de Wolfingen, acte II, scène VII.)

Parfois, pour se donner à peu de frais un vernis d’érudition, le poëte nébuleux pille çà et là, dans les grammaires et les Guides de la conversation, des épigraphes en anglais, en allemand, en espagnol, en turc, en russe, en chinois, et autres langues dont il ne possède pas la moindre teinture. Il affecte aussi les tours de force en fait de versification, et danse sans balancier sur la corde rhythmique.

Quand la guerre, sur la plaine
Pleine
De bataillons, où la mort
Mord,
Dans le sang et le carnage
Nage,
Jetant les rois des combats
Bas;
Dans les enfers tout rougeoie,
Joie,
Orgie et repas sans fin,
Fin;
Car maint pécheur qui trépasse
Passe
Par la porte du manoir
Noir.

Comme le poëte nébuleux, le poëte intime est une création moderne: c’est un intrépide flâneur qui passe ses jours à regarder par sa fenêtre, à courir les rues et les champs, à suivre de l’œil le vol des mouches et des papillons: passe temps fort inoffensif s’il ne tenait en prose rimée un journal de ses faits et gestes.

Hier par un beau temps je quittai ma demeure
Pour m’aller promener: il pouvait être une heure.
Je m’en fus à Montmartre; or c’est un bel endroit
Où l’air que l’on respire est pur, et d’où l’on voit
Se dérouler Paris, le vieux géant de pierre,
Noyé dans un brouillard de poudreuse lumière.
Des torrents de soleil inondaient le vallon;
L’oiseau chantait en l’air, dans l’herbe le grillon,
Et sous le berceau vert l’ouvrier en goguette.
Tout était gai, le ciel, les champs et la guinguette;
Moi-même je sentais mon cœur libre et joyeux...
Mais tout à coup des pleurs obscurcirent mes yeux;
Un songe de néant pesa sur ma poitrine,
Car je venais de voir, au pied de la colline,
A l’ombre de cyprès par le vent balancés,
Des flocons de tombeaux blanchâtres et pressés!

Le poëte intime affectionne le sonnet. Il combine deux quatrains et deux tercets en l’honneur de qui que ce soit, et pour exprimer n’importe quelle idée.

Floréal est venu; le mois des giboulées
Cesse de détremper les flancs de nos côteaux,
Voici des jours de flamme et des nuits étoilées,
Un soleil radieux se mire dans les eaux.
Et déjà l’amandier, sans craindre les gelées,
D’une blanche dentelle argente ses rameaux;
L’on entend gazouiller sous les vertes feuillées
Un chœur harmonieux d’insectes et d’oiseaux.
N’est-ce pas? il est doux d’errer dans la contrée,
Qui s’égaie au soleil, de mille fleurs parée
Allons ensemble, ami; viens, donne-moi la main.
Loin d’un monde brillant quand le bonheur s’exile,
Pour le suivre à la trace abandonnons la ville,
Et puissions-nous bientôt le trouver en chemin!

Le fabricant de romances réunit en lui le poëte élégiaque, le poëte nébuleux et le poëte intime. Il est auteur du Chant du pâtre, de Ma Chaumière, du Chasseur tyrolien, de la Fleur des champs, de la Brise du soir, de Toujours toi, de C’est toi que j’ai rêvée, et d’une foule de barcarolles sur les gondoles et les farandoles. Bien qu’il soit obligé de se plier au caprice du musicien, il s’attribue exclusivement le succès de leur œuvre commune.

«Connaissez-vous ma dernière romance?

—Je l’ai entendu chanter; l’air est délicieux.

—L’air n’est rien; ce sont les paroles qui lui donnent un certain relief: je m’adresserai désormais à un autre compositeur.»

Le musicien parle différemment.

«Connaissez-vous ma dernière romance?

—Elle est charmante.

—Vous me flattez; il est vrai qu’elle a réussi, malgré des paroles détestables. Dorénavant j’aurai soin de me pourvoir d’un autre poëte.»

Quelle différence entre le faiseur de romances et son collègue le chansonnier, débris de l’ancien Caveau et du Caveau moderne, président de goguette, membre de la société du Gymnase Lyrique, conservateur des la faridondaine, des lon lan la landerirette, et autres vieilleries du théâtre de la Foire. Le chansonnier descend le fleuve de la vie en l’égayant par des flonflons. Le chant est sa langue naturelle, et, quand il parle comme tout le monde, il déroge à ses habitudes. Sa présence anime les banquets; il accompagne chaque service d’un refrain, et bénit l’ingénieux faïencier qui imagina le premier de graver des couplets sur les assiettes.

«Silence, mesdames et messieurs! je vais vous chanter l’éloge du champagne; ayez la bonté de m’accorder un moment d’attention! Je porterai un toast à la fin de chaque couplet, et honnis soient les retardataires qui ne me feraient pas raison. Premier couplet!...

Air de la Révérence.

Au champagne il faut consacrer
Une chansonnette légère,
Je consens à le célébrer,
Mais d’abord emplissez mon verre.
De ce vin l’enivrant bouquet
Mettra mon esprit en campagne,
Et c’est rempli de mon sujet
Que j’aime à chanter le Champagne (bis).
Le Champagne!

A la mémoire de Désaugiers!... Vidons la coupe en trois temps!... Attention, mesdames et messieurs, voici le couplet politique; on le chante à voix basse. Regardez, je vous prie, si les portes sont bien fermées, et s’il n’y a pas de sergents de ville dans l’honorable société... Deuxième couplet!...

Du gouvernement d’aujourd’hui
Le Champagne est l’auxiliaire;
Que de voix conquises par lui
Dans les banquets du ministère!
On connaît plus d’un député,
Jadis siégeant sur la Montagne,
Dont la conscience a sauté
Avec le bouchon du Champagne (bis).
Du Champagne!

A la révolution de juillet!... Voici maintenant le couplet immoral, qu’il faut chanter encore deux fois plus bas que le précédent. Prenez vos éventails, mesdames. si vous en avez... Troisième couplet!

Ce vin sert les projets d’amour;
Il captive la plus rebelle;
Au souper servi chez Véfour
D’abord on invite la belle;
Elle résiste peu d’instants,
Car bientôt l’ivresse la gagne...
Sa vertu dure moins longtemps
Que la bouteille de Champagne (bis),
De Champagne!

Au sexe qui fait le charme et le tourment de notre existence, aux femmes!..... Vient ensuite le couplet patriotique. Vous êtes priés, mesdames et messieurs, de déployer le plus vif enthousiasme... Quatrième et dernier couplet!

Quand, pour nous imposer des lois,
Les Prussiens marchaient sur nos villes,
Au sein du pays champenois
Ils trouvèrent des Thermopyles.
Si des ennemis orgueilleux
Osaient se remettre en campagne,
Ils auraient encor devant eux
Les paysans de la Champagne (bis),
De la Champagne!

A la France!...

On se lève, on applaudit, on crie, on tend les verres, on les choque avec fracas, le chansonnier triomphe... Et pourquoi? parce qu’il a réveillé des sentiments nationaux qui couvent sans être éteints, parce que, tout en rimaillant, tout en fredonnant, il a remué des idées populaires. On peut lui reprocher de répéter régulièrement aux noces auxquelles on le convie un épithalame omnibus qui s’accommode à tous les mariages comme la botte du Petit-Poucet à toutes les jambes.

.  .  .  .  .  .  .  .  .
Mais à former des nœuds si doux
C’est l’amour seul qui vous engage;
Vous serez heureux en ménage,
O mes amis, mariez-vous! (Bis.)

On l’accusera de ne jamais prendre une demi-tasse sans mentionner une chanson qu’il a faite sur le café.

.  .  .  .  .  .  .  .  .
Des traits de la maligne envie
Par lui Voltaire a triomphé;
Il puisa plus d’une saillie
Dans une tasse de café. (Bis.)

On dira qu’il improvise annuellement depuis vingt-cinq ans la même chanson en l’honneur de l’éphémère monarchie de la fève.

.  .  .  .  .  .  .  .  .
Sans intérêt l’on va chanter;
Point de louange mercenaire;
On le louera sans le flatter:
C’est un roi comme on n’en voit guère. (Bis.)

Et pourtant, malgré ses travers, malgré ses rimes hasardées et ses vers parfois boiteux, le chansonnier est peut-être de toute la corporation des rimeurs celui qui, s’adressant aux masses par la forme et par le fond, a le plus de chances d’être lu et d’être compris.

«Mais d’où vient le peu de succès des poëtes en général, demandais-je à un vieillard dont l’âge n’a point détruit la verdeur; est-ce que la forme de leurs poésies est défectueuse? est-ce qu’elles ne sont pas assez riches de mélodie, assez enjolivées de métaphores, assez festonnées d’expressions pittoresques? L’amateur économe hésite-t-il à payer 7 fr. 50 cent. quelques rimes qui courent les unes après les autres dans un vaste désert de papier blanc? Il est vrai que c’est cher comme un gouvernement à bon marché.

—Dans ma jeunesse, me répondit mon interlocuteur, j’ai vu commencer un mouvement qui se continue encore: il s’opère dans les masses un travail qui est à la fois une négation du passé et une préparation de l’avenir; chacun cherche l’X d’un problème inconnu, et entrevoit sur le corps social des écrouelles que les rois mêmes n’ont plus la puissance de guérir. Au milieu de l’agitation générale, quel intérêt voulez-vous que l’on prenne à des aligneurs de mots vides et sonores, à des mécaniques organisées comme des serinettes pour rendre certains accords, et qui, en tout temps, en tout lieu, en toute saison, dans le calme ou dans la tempête, psalmodient leur insipide et monotone symphonie? N’est-on pas en droit de leur dire: «O versificateurs, Platon vous bannissait de sa république; mais si vous êtes dignes d’être chassés de toute société bien constituée, à plus forte raison doit-on vous mettre à la porte d’un état travaillé d’un besoin de réformes, et qui veut des hommes habiles et dévoués pour les accomplir! Êtes-vous les artisans du progrès? poussez-vous la roue dans un chemin meilleur? Non. Quand on vous demande une œuvre grande et utile, vous répondez par un feu roulant de rimes croisées sur une banalité quelconque: méprisés des gens sérieux, vous n’êtes pas même des bouffons, car les bouffons amusaient, et vous ennuyez; car les bouffons faisaient rire de leur maître, et si vous faites rire de quelque chose, c’est de vous.»

Cet arrêt de mon vieillard quinteux est loin d’être sans appel; mais que de poëtes semblent prendre à tâche de le justifier!

E. de la Bédollierre.


LE CONDUCTEUR DE DILIGENCE
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LE CONDUCTEUR DE DILIGENCE.

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Condamnés à la rude épreuve de donner chaque jour du nouveau, encore du nouveau, n’en fût-il plus au monde, la presse et le théâtre vont demandant des sujets à toutes les classes de la société. Boudoir et mansarde, palais et guinguette, il n’est aucun lieu, si haut placé qu’il soit, si intime qu’il puisse être, où leur pied hardi ne se pose, aucune variété de l’espèce humaine qu’ils n’analysent dans ses moindres détails: une seule jusqu’ici semble avoir échappé à leur œil scrutateur. Est-ce dédain, est-ce oubli? je n’ose me prononcer entre cette alternative, et cependant le fait est vrai, le malheureux inédit existe, il est là près de moi, réduit à réclamer par ma voix sa place au soleil de la publicité... Pauvre Conducteur!!!

C’est à toi cependant qu’auteurs et vaudevillistes doivent la primeur des productions étrangères, source inconnue de bien des œuvres! à toi le doux cigare

Dont la blanche fumée
Fait naître la pensée.

Par toi, dans leurs réunions bachiques, Strasbourg et Toulouse, Ostende et Périgueux viennent à l’envi se placer sur leurs tables! par toi, l’hiver voit renaître les richesses de l’été! par toi, le printemps devient automne! Et lorsque le festin s’avance, lorsqu’impatiente de bondir, la parole frémit aux lèvres des convives, qui donne l’essor à cette noble aventurière? qui couronne la bacchante de ses grappes les plus vermeilles? n’est-ce pas toi, avec la précieuse liqueur que tu apportas des coteaux de la Champagne? Sans toi, plus de Caveau, plus de Rocher; sans toi, plus d’esprit, plus d’amours!

Et cet ami qu’ils attendent, cette femme qu’ils brûlent de presser sur leur cœur, qui donc les leur rendra? Aux mains de qui, pendant des jours, des nuits entières, la vie de ce qu’ils ont de plus cher est-elle aveuglément confiée? aux tiennes, aux tiennes seules, conducteur, et ils te méconnaissent, ils te préfèrent le postillon, ce ministre aveugle de tes volontés! Ils le promènent en triomphe sur la scène, ils lui réservent les parfums les plus suaves, les roulades les plus flexibles. Ils ne refusent aucun laurier à sa gloire, et font chanter ses louanges aux harmonieux accords de l’orgue de Barbarie. Ils ont tout dit sur lui, tout... excepté ce qui est.

Là commence ta vengeance!... Ton fidèle portrait va faire justice de leurs dédains.

Le conducteur est au civil ce que le hussard est au militaire: même conscience de sa supériorité, même esprit de corps et d’insubordination, même coquetterie dans la tenue; il n’est pas un jeune gars dont le village soit traversé par une route royale plus ou moins bien entretenue, pas une fille de ferme ou d’auberge au cœur plus ou moins susceptible d’impression, qui puissent résister au pouvoir d’attraction dont le conducteur, comme le hussard, semble avoir été doué par la nature. Où chercher la cause de cette vertu puissante? Réside-t-elle dans cette veste dont la coupe élégante et dégagée laisse chez tous les deux deviner les formes du modèle, dans ces riches brandebourgs dont les fils artistement tressés en spirales semblent autant de liens indissolubles, dans ce charivari enfin dont un cuir élégamment ciré protége les parties inférieures?

Tous deux, il est vrai, sont soumis à une discipline sévère, à une subordination passive à l’égard des chefs, depuis le colonel jusqu’au brigadier, depuis l’administrateur jusqu’au contrôleur de bureau. Au hussard, l’entretien pénible du fourniment; au conducteur, le soin de sa ferrière[6]; au premier, l’inflexible théorie; au second, l’inexorable règlement; au troupier, les corvées, la consigne et la salle de police; au bourgeois, la mise à pied, la responsabilité la plus étendue et les amendes qui, partant du chiffre 5, attribué aux dernières peccadilles, suivent arithmétiquement la progression du délit et s’élèvent, sans grand effort, jusqu’à 500 francs, punition ordinaire de la fraude avec récidive.

Ce sont là de rudes épines, mais on ne les connaît qu’à la pratique, et les fleurs du métier jettent à l’extérieur un si vif éclat!

Est-il rien de plus séduisant en effet que la moustache retroussée, le riche dolman, le colback bleu de ciel du hussard; rien de plus entraînant que la casquette à la forme inclinée et gracieuse, que le collet brodé, où l’or, l’argent et la soie se disputent coquettement le soin de rendre le conducteur plus beau, la gloire de le faire plus brillant? puis la sacoche de ce dernier renferme de nombreux écus dont quelques-uns demeurent à chaque voyage, sa propriété. Décidément l’avantage lui reste sur son concurrent...

Pour le conducteur, le langage des emblèmes n’a point vieilli; nouveau chevalier toujours errant, sa dame est l’administration qu’il sert; on la reconnaît à la couleur et à l’écusson qu’elle lui permet de porter.

Voyez celui-ci: le cornet d’or du paladin Roland brille à son cou, sa belle est la Royale, et ce talisman, source de tant de merveilles, explique les prodiges de richesse dont elle se glorifie encore sous nos yeux.

Celui-là se pare du caducée d’argent: la Générale est sa maîtresse; en se plaçant sous l’aile de Mercure, elle invoque tout à la fois le dieu des messagers et celui des commerçants, symbole ingénieux du secours réciproque que doivent se porter ces deux industries.

Ce troisième enfin obéit aux lois de la Française; nouvellement descendu dans la lice, il étale avec orgueil l’or et l’argent de sa double branche de chêne. Puisse-t-elle être pour lui le rameau d’or! «L’union fait la force:» telle est sa devise. Que Dieu et sa dame lui soient en aide!

Combien d’emblèmes encore faut-il renoncer à décrire! ici la corne d’abondance, là le rameau d’olivier, plus loin le chiffre entrelacé; partout de l’éclat, de la dorure partout.

Arrière, arrière, vous autres tous qui usurpez ce nom, conducteurs de coucous, de wagons, d’omnibus..., arrière! Parcourir, à l’aide d’une mauvaise carriole, un chemin de quelques heures à peine; regarder sans fatigue la vapeur dérouler ses mille anneaux de fumée; compter, le jour entier, les pavés boueux de notre Lutèce; Est-ce là les fonctions d’un véritable conducteur? Comme lui une fois assis sur votre siége, avez-vous à votre tour des voyageurs à commander, des relayeurs à menacer, des postillons à punir! Grand roi sur votre voiture, pouvez-vous comme lui vous exclamer: L’administration, c’est moi!.... Celui que vous parodiez se repose-t-il chaque soir dans un lit bien chaud? trouve-t-il, à l’heure dite, son repas qui l’attend? n’a-t-il à redouter comme vous ni le soleil brûlant des Landes, ni les glaces du Jura? Non sans doute; privations de tout genre, dangers de toute espèce, accidents de toute nature, voilà sa vie, sa vie de toutes les heures, de tous les instants.

Place, place au vrai conducteur!

Il existe dans cette nombreuse famille vouée au culte des grandes routes, différents genres bien tranchés, tous également faciles à reconnaître. Nous citerons les principaux; ce sont: la Jambe de laine, le Fashion, la Bamboche, le Potin, le Flambant, et enfin le Pur sang.

La Jambe de laine se reconnaît à son air gauche, à sa marche pesante, à sa tenue sans goût, rehaussée, en dépit de l’uniforme, d’un col de chemise d’une hauteur démesurée. Son accent est auvergnat ou flamand; à ses oreilles se balancent agréablement deux grandes boucles d’or; incapable, au moral comme au physique, de surveiller toutes les parties de son chargement, chaque voyage est pour lui le sujet d’une perte nouvelle. En route, le moindre accident apporte un retard considérable à sa marche; sans autorité sur les postillons qui rient de sa maladresse à escalader l’impériale, sans influence sur l’aubergiste qui, lorsque son jour est venu, fort de son impéritie à manier la plume et la parole, réchauffe à loisir et sans crainte de rapport, le dîner de la veille; chevaux, repas, rien n’est prêt, rien n’obéit à sa voix.

La jambe de laine peut à elle seule désorganiser le service le mieux monté, et, cependant, c’est un homme honnête, doux, économe, incapable de s’approprier un centime mal acquis. Aussi se plaint-il pour la première fois, lorsqu’enfin, dans son propre intérêt, on le force à se retirer, et n’est-ce le plus souvent qu’après avoir absorbé les 4 ou 5,000 fr. de cautionnement déposés par lui suivant l’usage, qu’il consent à retourner aux mottes et au charbon dont il n’aurait jamais dû se séparer.

Le Fashion est le Dandy, le Lion de la partie.

Jeune homme bien élevé, il s’est assis autrefois dans l’étude de l’avoué ou dans le comptoir du marchand de nouveautés. Quelques fredaines, le désir de voir le pays l’ont amené à changer d’état; mais il ne peut entièrement perdre ses premières habitudes. Son linge est toujours blanc, son uniforme du drap le plus fin, ses ongles soigneusement conservés. Le cambouis, l’huile de pied de bœuf sont pour lui des objets d’aversion. Sa parole est légèrement affectée; il aime à étaler son savoir aux yeux des voyageurs fatigués de sa familiarité; sa suffisance le fait haïr des directeurs de route et punir de ses chefs.

«Il fait le monsieur.» Une fois prononcé par les camarades, ce mot fatal vole rapidement sur la ligne que le fashion doit parcourir; il le précède au relais, à l’auberge, dans les bureaux, partout... et, soit envie, soit esprit de vengeance de la part de ceux qu’il y rencontre, le service n’est jamais plus mal fait qu’en sa présence. Car avant tout, dans notre métier de Messagiste, il faut prêcher d’exemple.

On a remarqué qu’aucun fashion n’avait encore pu blanchir sous la veste du conducteur. Six mois, un an au plus, suffisent pour le guérir de ses caprices voyageurs.

La jambe de laine et le fashion sont les deux plaies de toute entreprise de diligences.

Également riches en défauts et en qualités, la Bamboche et le Potin forment deux variétés du genre, d’une nature tout à fait opposée.

L’un est la gaieté personnifiée; l’autre, la tristesse incarnée. Que Démocrite et Héraclite reviennent en ce monde pour endosser la veste à brandebourgs, et le premier sera bamboche, le second potin.

La bamboche rit de tout, plaisante sans cesse. Actif et intelligent, il obtient par ses lazzis ce que le potin doit à son ton hargneux, à son air renfrogné. Idole des postillons qui l’on surnommé le bon enfant, il les grise à force de leur payer à boire et manque de verser, en blaguant sans relâche avec eux.

Son opposé ne dit mot et n’échappe que par miracle au même accident, le postillon, ayant, au risque de se casser le cou à lui-même, tourné court dans une descente, pour se venger d’un pourboire retenu à la course précédente.

L’un et l’autre manient bien la courroie et les guides; le métier leur est familier; le détail d’une voiture, parfaitement connu. Ils seraient sans reproche, si toujours disposé à se plaindre de tout et de tous, le potin ne soufflait parfois la cabale et si la bamboche ne le secondait par cela seul qu’il se promet de trouver du plaisir dans les troubles intérieurs qui en seront la suite; et puis, l’un est maussade avec les voyageurs; l’autre, trop jovial. C’est le potin qui, pour ne pas perdre la place qu’il s’est ménagée sur le pavillon, afin de dormir plus à l’aise, refuse, malgré les plus vives prières, de charger la boîte où repose le chapeau destiné à orner le front d’une jolie voyageuse; c’est la bamboche qui, bravant le règlement, s’assied avec hardiesse dans le coupé, sollicite et obtient parfois de la belle qui l’occupe seule, des arrhes que cette fois il négligera de porter sur feuille.

Tous deux sont également bien avec les employés du fisc et les agents de l’ordre public; celui-ci excite leur hilarité, et chacun sait que faire rire un gendarme, c’est le désarmer; celui-là, grâce à ses formes âpres, grâce à son extérieur de grognard, n’est pas même soupçonné; aussi avec eux rien de plus rare que les procès-verbaux, ou les amendes. L’état deviendrait pauvre, je vous assure, si le potin et la bamboche trônaient exclusivement sur le siége des voitures publiques.

Mais heureusement pour lui, le Flambant existe. Cette espèce, toujours en guerre avec les droits réunis dont, par instinct, elle réussit souvent à tromper les agents, est l’objet d’une surveillance particulière de leur part. Semblables à l’épervier qui mire l’hirondelle en planant sur sa tête, ils s’attachent à ses pas. ils épient ses moindres mouvements, mesurent sa marche des yeux et quand ils peuvent la saisir, comme ils l’étreignent avec joie, comme ils lui vendent cher sa liberté, cette liberté dont elle est si jalouse!

Le flambant se reconnaît à cent signes divers; sa tenue plus riche, plus soignée, dépasse toujours l’ordonnance; de quelque sévérité qu’on use à son égard, on le rendrait plutôt muet que de l’empêcher de porter un galon plus large, une tresse plus fournie; tantôt il pare sa casquette d’un gland d’officier; tantôt, au jour du départ il se ceint le corps d’une large écharpe rouge. La chaîne en cheveux, la montre d’or, le jabot complètent sa toilette fanfaronne. Son front est empreint d’une mâle hardiesse, à laquelle se mêle une teinte prononcée d’insolence; une large mouche décore son menton; les mains dans les poches, les jambes écartées, il aime à se poser; quoique soumis à une certaine oscillation volontaire, sa démarche est aisée, gracieuse même; aussi pas une Charlotte de taverne, pas une Paméla d’hôtel ne peut lui résister. Il serait plus facile de nombrer les innombrables petits verres dont chaque jour il abreuve son gosier, que de compter les succès qui l’attendent sur sa route.

Le flambant s’estime égal à tous, et bien supérieur aux simples employés pour lesquels il ne consent qu’à grand renfort d’amendes à porter le bout des doigts à l’extrême bord de sa coiffure. Généreux du reste, sa bourse s’ouvre d’elle-même à la première pensée d’une action charitable; ses camarades le trouvent toujours prêt à l’occasion; néanmoins, ils ne l’aiment pas; jaloux de ses promptes arrivées, de sa témérité, de son talent à sonneries fanfares, que sais-je? ils lui prodiguent en arrière les noms d’avale-tout, de gâte-métier, et cependant ils s’efforcent à l’imiter et y réussissent merveilleusement... quant aux défauts.

Malheur à qui oserait médire devant lui de l’administration qu’il représente! La concurrence est son rêve, sa félicité, son dieu. Rude jouteur, il met hors de combat les champions et les chevaux qui luttent avec lui, et ne craint pas, pour brûler un rival, de descendre la côte au triple galop, imprudence extrême que couronne le plus souvent, il faut le dire, un extrême bonheur.

C’est lui qui dans sa verve distribue les noms de guerre; c’est lui qui enrichit le dictionnaire messagiste de quelque mot nouveau; dans sa bouche, la voiture devient une bagnole ou une ferrayeuse, l’inspecteur de route un christ, le renvoi de l’administration, un balancement, etc., etc.

Rempli d’effroi pour le mariage, les médisants prétendent qu’il ne craint pas la bigamie. Quoi qu’il en soit, il respecte les convenances, et la femme de Lyon ne connaît jamais celle de Paris.

Son jeu favori est le billard où il excelle; le piquet et les dominos reçoivent parfois ses hommages.

J’aurais un faible pour le Fringant, si la fraude et quelque peu de contrebande ne venaient de temps à autre ternir sa gloire; mais son imagination ne peut demeurer inactive; il faut un but à ses inventions toujours neuves, souvent ingénieuses, et, par malheur, c’est le commerce qu’il choisit pour objet de leur application: non pas ce négoce honnête qui, soumis aux lois, paie bourgeoisement tout ce qu’on lui demande, mais cette industrie coupable qui ne connaît ni frontières, ni règlements, ni tarifs. Étrange anomalie des sentiments qui fermentent dans le cœur humain! Ce même homme que l’idée du moindre larcin ferait rougir, vole sans honte les revenus publics, et sa probité, à l’épreuve en tout autre cas, ne sent aucun remords des recettes fraudées à ses patrons. Cette action l’ennoblit à ses yeux, et rien ne lui semble plus digne de pitié qu’un confrère qui ne sait pas travailler.

Préférable aux autres genres, le fringant à son tour ne peut entrer en parallèle avec le conducteur Pur sang; celui-là est vraiment le modèle des conducteurs. Pourquoi faut-il que l’espèce en soit si rare!

Le conducteur pur sang n’est plus de la première jeunesse; vert encore, ses cheveux rares et grisonnants annoncent de longs et honorables services; son embonpoint prononcé, partage ordinaire des hommes de cheval et de voiture, loin de nuire à son extérieur, lui donne un certain aplomb qui lui sied à ravir. Joignez à cela l’accent allemand, la pipe d’écume ou de buis, complément indispensable de la tenue, d’ailleurs strictement conforme à l’ordonnance, et vous reconnaîtrez dans cet ensemble le chique du métier auquel, parmi tant d’aspirants, si peu d’élus peuvent atteindre.

Trois objets se partagent presque également le cœur du vrai conducteur: sa voiture, sa femme et son chien.

Il m’en coûte de mettre l’épouse en seconde ligne, mais avant tout un historien doit être vrai, et si un doute peut être admis dans l’ordre de ses affections, je suis forcé d’avouer que ce n’est réellement qu’entre les deux dernières.

Le chien est si fidèle! Compagnon inséparable de son maître, il lui fait oublier les ennuis de la route, veille à la sûreté de son coffre, quand il descend; s’assied éveillé près de lui lorsqu’il dort, le flatte à son réveil.

D’un autre côté, bonne ménagère et nourrie dans les vieilles traditions, la femme, pendant l’absence du mari, fait prospérer le commerce de comestibles qu’il alimente à son retour; restée en dehors du tourbillon de luxe qui entraîne aujourd’hui toutes les classes de la société, elle a conservé son allure plébéienne, et ne cherche à s’élever que par ses enfants, en leur donnant une éducation plus soignée que celle de leur père.

Néanmoins parvenus à l’âge voulu, ceux-ci s’élancent, pour la plupart, sur l’impériale, habitués qu’ils sont dès leur premier âge à la regarder comme leur patrie, et continuent noblement la carrière ouverte devant eux. C’est ainsi que de nos jours le pur sang se perpétue: puisse-t-il ne rien perdre de sa verdeur en coulant dans des veines plus jeunes, de son éclat, en vivifiant des tiges cultivées à plus grands frais!

Rien n’égale l’amour du conducteur pour sa voiture: c’est la tendresse d’une mère pour son nouveau-né, la première passion d’un cœur de seize ans; il la contemple avec délices, et, dans le voyage, le moindre choc vient-il à l’atteindre, comme son œil inquiet cherche à sonder la plaie, comme sa main habile trouve dans sa ferrière le remède propre à guérir la blessure!

Chéri de tous, une nombreuse clientèle attend son tour pour partir; ce jour venu, il reconnaît lui-même à l’avance chacun des articles qui lui sont confiés, indique aux chargeurs les colis dont se composera le talon[7], visite les agrès[8], la bâche, et, son inspection terminée, lorsque les chevaux hennissent, impatients de franchir la barrière, lorsque l’heure du départ commence à vibrer, regardez-le donner le signal, et, le portefeuille dans les dents, s’élançant d’un seul bond au sommet de son siége, ne quitter la courroie que pour entonner la fanfare d’adieu.

La voiture roule; dès lors ce n’est plus un simple mortel, c’est un demi-dieu sur son char de triomphe; à lui les vertes campagnes, les coteaux dorés, les riants vallons qu’il va parcourir; à lui les meilleurs postillons, les chevaux les plus frais, les mets les plus succulents!

Le pauvre villageois, auquel un jour il épargna la fatigue de quelques lieues, en le recevant gratis dans sa voiture, s’incline à son approche; la jeune fille lui sourit, car c’est avec lui que son prétendu partit l’an dernier pour la grande ville, c’est lui qui doit bientôt, elle l’espère du moins, le ramener toujours tendre, toujours fidèle... L’enfant lui-même l’accompagne de ses cris joyeux, sûr de recevoir quelque douceur, prix accoutumé de son innocente flatterie.

Tel est le père François; le récit d’un fait vrai achèvera de le peindre.

C’était un soir de l’été dernier, le soleil avait projeté ses derniers rayons de feu et un ciel pur annonçait une de ces belles nuits si désirables, à cette époque de l’année, pour le repos du voyageur.

Soudain l’air fraîchit; un point gris paraît à l’horizon, grandit, s’approche... A de larges gouttes succèdent des torrents de pluie sous lesquels la route disparaît, labourée en tous sens. La faible lumière de la lanterne s’est éteinte aux premiers souffles de l’ouragan; l’obscurité serait complète, si de fréquents éclairs ne permettaient encore de se conduire.

Le père François calme l’effroi des voyageurs, soutient l’énergie du postillon dont il suit tous les mouvements. Seul, il semble lutter contre les éléments réunis.

Mais bientôt la tempête redouble de fureur; effrayés des éclats répétés du tonnerre, excités par les cris de terreur qui partent de la voiture, les chevaux n’obéissent plus à la main mal assurée qui les guide. Ils se jettent dans le débord... Une seconde encore, et la diligence va disparaître entraînée dans le ravin... Déjà elle balance incertaine au bord de l’abîme... La stupeur a rendu les bouches muettes, silence solennel qu’interrompt aussitôt une chute pesante, répétée par la montagne avec fracas...



Les voyageurs sont sauvés... grâce au sang-froid et à l’intrépidité du père François, dont l’œil exercé avait à l’avance mesuré le danger. Sauter à terre au moment le plus périlleux, couper les traits d’une main ferme et adroite avait été pour lui l’affaire d’un instant, et les chevaux seuls roulaient dans le précipice......


L’orage une fois calmé, les voyageurs gagnent à pied le bourg voisin et y réclament les secours nécessaires.

Quant au père François, une seule pensée le préoccupe, son regard inquiet interroge toutes les parties de sa voiture, et lorsque cette visite lui a appris qu’elle n’a rien souffert, lorsqu’un nouveau relais l’a mis à même de continuer sa route, il rejoint sa petite caravane.

On l’entoure, on le félicite; alors seulement on s’aperçoit qu’un mouchoir plein de sang soutient son bras.... Il a été blessé. Les éloges redoublent, on lui offre des soins pour le présent, de l’argent pour l’avenir.

Insensible à tout, sauf aux attraits d’un verre de cognac: C’est le métier, dit-il, j’ai vu mieux que ça.—En voiture, messieurs.

Puis s’adressant au postillon et levant le coude à la hauteur du menton, de manière à lui faire comprendre la récompense qui l’attend: «Toi, Propre à rien, rattrape le temps perdu... sauvons-nous!»

Le père François n’est pas le seul qui eût agi ainsi.

Des circonstances analogues ne se présentent que trop souvent dans la vie aventureuse du conducteur, et son dévouement est d’autant plus grand qu’il est moins connu, son courage d’autant plus vrai qu’il ne lui procure aucune gloire.

Honneur donc, trois fois honneur au conducteur pur sang, AU VRAI CONDUCTEUR!

J. Hilpert.


LE NOTAIRE
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LE NOTAIRE.

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Vous voyez un homme gros et court, bien portant, vêtu de noir, sûr de lui, presque toujours empesé, doctoral, important surtout! Son masque bouffi d’une niaiserie papelarde, qui d’abord jouée a fini par rentrer sous l’épiderme, offre l’immobilité du diplomate, mais sans la finesse, et vous allez savoir pourquoi. Vous admirez surtout un certain crâne couleur beurre frais qui accuse de longs travaux, de l’ennui, des débats intérieurs, les orages de la jeunesse et l’absence de toute passion. Vous dites: Ce monsieur ressemble extraordinairement à un notaire. Le notaire long et sec est une exception. Physiologiquement parlant, le notariat est absolument contraire à certains tempéraments. Ce n’est pas sans raison que Sterne, ce grand et fin observateur, a dit: le petit notaire! Un caractère irritable et nerveux, qui peut encore être celui de l’avoué, serait funeste à un notaire: il faut trop de patience, tout homme n’est pas apte à se rendre insignifiant, à subir les interminables confidences des clients, qui tous s’imaginent que leur affaire est la seule affaire; ceux de l’avoué sont des gens passionnés, ils tentent une lutte, ils se préparent à une défense. L’avoué, c’est le parrain judiciaire; mais le notaire est le souffre-douleur des mille combinaisons de l’intérêt, étalé sous toutes les formes sociales. Oh! ce que souffrent les notaires ne peut s’expliquer que par ce que souffrent les femmes et le papier blanc, les deux choses les moins réfractaires en apparence: le notaire résiste énormément, mais il y perd ses angles. En étudiant cette figure effacée, vous entendez des phrases mécaniques de toute longueur, et, disons-le, plusieurs lieux communs! L’artiste recule épouvanté. Chacun se dit affirmativement: Ce monsieur est notaire. Il est perdu, celui qui donne lieu à ces étranges soupçons, car le notaire a créé l’air notaire, expression devenue proverbiale. Eh bien! cet homme est une victime. Cet homme épais et lourd fut espiègle et léger, il a pu avoir beaucoup d’esprit, il a peut-être aimé. Arcane incompris, vrai martyr, mais volontairement martyr! être mystérieux, aussi digne de pitié quand tu aimes ton état que quand tu le hais, je t’expliquerai, je te le dois! Bon homme et malicieux, tu es un Sphinx et un Œdipe tout à la fois; tu as la phraséologie obscure de l’un et la pénétration de l’autre. Tu es incompréhensible pour beaucoup, mais tu n’es pas indéfinissable. Te définir, ce sera peut-être trahir bien des secrets que, selon Bridoison, l’on ne se dit qu’à soi-même.

Le notaire offre l’étrange phénomène des trois incarnations de l’insecte, mais au rebours: il a commencé par être un brillant papillon, il finit par être une larve enveloppée de son suaire et qui, par malheur, a de la mémoire. Cette horrible transformation d’un clerc joyeux, gabeur, rusé, fin, spirituel, goguenard, en notaire, la société l’accomplit lentement; mais, bon gré, mal gré, elle fait le notaire ce qu’il est. Oui, le type effacé de leur physionomie est celui de la masse: les notaires ne représentent-ils pas votre terme moyen, honorables médiocrités que 1830 a intronisées? Ce qu’ils entendent, ce qu’ils voient, ce qu’ils sont forcés de penser, d’accepter, outre leurs honoraires; les comédies, les tragédies qui se jouent pour eux seuls devraient les rendre spirituels, moqueurs, défiants; mais à eux seuls il est interdit de rire, de se moquer et d’être spirituels: l’esprit chez un notaire effaroucherait le client. Muet quand il parle, effrayant quand il ne dit rien, le notaire est contraint d’enfermer ses pensées et son esprit, comme on cache une maladie secrète. Un notaire ostensiblement fin, perspicace, capricieux, un notaire qui ne serait pas rangé comme une vieille fille, épilogueur comme un vieux sous-chef, perdrait sa clientèle. Le client domine sa vie. Le notaire est constamment couvert d’un masque, il le quitte à peine au sein de ses joies domestiques; il est toujours obligé de jouer un rôle, d’être grave avec ses clients, grave avec ses clercs, et il a bien des raisons d’être grave avec sa femme! il doit ignorer ce qu’il a bien compris et comprendre ce qu’on ne veut pas lui trop expliquer. Il accouche les cœurs! Quand il en a fait sortir des monstres que le grand Geoffroy Saint-Hilaire ne saurait mettre en bocal, il est forcé de se récrier:—Non, monsieur, vous ne ferez pas cet acte, il est indigne de vous. Vous vous abusez sur l’étendue de vos droits (phrase honnête au fond de laquelle il y a, vous êtes un fripon). Vous ignorez le vrai sens de la loi, ce qui peut arriver au plus honnête homme du monde; mais, monsieur, etc.... Ou bien:—Non, madame; si j’approuve le sentiment naturel, et jusqu’à un certain point honorable qui vous anime, je ne vous permettrai pas de prendre ce parti. Paraissez toujours honnête femme, même après votre mort. Quand la nomenclature des vertus et des impossibilités est épuisée, quand le client ou la cliente sont ébranlés, le notaire ajoute:—Non, vous ne le ferez pas; et moi, d’ailleurs, je vous refuserais mon ministère! Ce qui est la plus grande parole que puisse lâcher un officier ministériel.

Les notaires sont effectivement des officiers: peut-être leur vie est-elle un long combat? Obligés de dissimuler sous cette gravité de costume leurs idées drolatiques, et ils en ont! leur scepticisme, et ils doutent de tout! leur bonté, les clients en abuseraient! forcés d’être tristes avec des héritiers qui souvent crèveraient de rire s’ils étaient seuls, de raisonner des veuves qui deviennent folles de joie, de parler mort et enfants à de rieuses jeunes filles, de consoler les fils par des totaux d’inventaire, de répéter les mêmes paroles et les mêmes raisonnements à des gens de tout âge et de tout étage, de tout voir sans regarder, de regarder sans voir, de se mettre fictivement en colère, de rire sans raison, de raisonner sans rire, de faire de la morale comme les cuisiniers font de la sauce, les notaires sont hébétés, par la même raison qu’un artilleur est sourd. Il y a plus de sots que de gens d’esprit, autrement le sot serait l’être rare, et le notaire, obligé de se mettre au niveau de son client, se trouve constamment à dix degrés au dessous de zéro: chacun connaît la force de l’habitude, ce rôle devient une seconde nature. Les notaires se matérialisent donc l’esprit, hélas! sans se spiritualiser le corps. Sans autre caractère que leur caractère public, ils deviennent ennuyeux à force d’être ennuyés. Perdus par l’usage des lieux communs dans leur cabinet, ils les importent dans le monde. Ils ne s’intéressent à rien à force de s’intéresser à tout, ils arrivent à la plus parfaite indifférence en trouvant l’ingratitude au bout de tous les services rendus, et deviennent enfin cette création pleine de contradictions cachées sous une couche de graisse et de bien-être, ce petit homme arrondi, doux et raisonneur, phraseur et parfois concis, sceptique et crédule, pessimiste et optimiste, très bon et sans cœur, pervers ou perverti, mais nécessairement hypocrite, qui tient du prêtre, du magistrat, du bureaucrate, de l’avocat, et dont l’analyse exacte défierait La Bruyère s’il vivait encore. Eh bien! cet homme a ses grandeurs, mais ce qui rend le notaire grand est précisément ce qui le fait si petit: témoin de tant de perversités, non pas spectateur, mais directeur du théâtre de l’intérêt, il doit demeurer probe; il voit creuser le lac Asphaltite où s’engloutiront les fortunes, sans pouvoir y pêcher; il minute l’acte aux commandites, et doit se tenir sur le seuil de la gérance comme un marchand de piéges qui ne s’intéresse ni à la proie ni au chasseur. Mais aussi quelles incarnations différentes, quel travail! Jamais essieu ne fut mieux battu, ni plus essayé. Admirez ses transitions, et voyez si la nature, qui met tant de temps et de soins à faire quelque magnifique coquille, n’est pas surpassée ici par la civilisation dans ce produit crustacé nommé le notaire?

Tout notaire a été deux fois clerc, il a pratiqué plus ou moins longtemps la procédure: pour savoir prévenir les procès, ne faut-il pas les avoir vu naître. Après deux ans de cléricature chez un avoué, ceux qui conservent des illusions sur la nature humaine ne seront jamais ni magistrats, ni notaires, ni avoués: ils deviennent actionnaires. De l’étude d’un avoué le clerc s’élance dans une étude de notaire. Après avoir observé la manière dont on se joue des contrats, il va étudier la manière dont on les fait. S’il ne procède pas ainsi, le futur notaire a pris l’état par ses commencements, il s’est engagé petit clerc comme on s’engage soldat pour devenir général: plus d’un notaire de Paris fut saute-ruisseau. Après cinq ans de stage dans une ou plusieurs études de notaires, il est difficile d’être un jeune homme pur: on a vu les rouages huileux de toute fortune, les hideuses disputes des héritiers sur les cadavres encore chauds. Enfin, on a vu le cœur humain aux prises avec le Code. Les clients d’une étude exercent une horrible et active corruption sur la cléricature. Le fils s’y plaint du père, la fille de ses parents. Une étude est un confessionnal où les passions viennent vider le sac de leurs mauvaises idées, consulter sur leurs cas de conscience en cherchant des moyens d’exécution. Y a-t-il rien au monde de plus dissolvant que les inventaires après décès? Une mère meurt entourée des respects et de la tendresse de sa famille. Quant, en fermant les yeux, le rideau tombe sur la farce jouée, le notaire et son clerc trouvent les preuves d’une vie intime épouvantable, il les brûlent; puis ils écoutent le panégyrique le plus touchant de la sainte créature ensevelie depuis quelques jours, ils sont forcés de laisser à cette famille ses illusions, ils se taisent par un sublime mensonge; mais quels rires, quels sourires, quels regards, le patron et son clerc n’échangent-ils pas en sortant? Pour eux, le politique immense qui trompait l’Europe était trompé comme un enfant par une femme: sa confiance avait le ridicule de celle du malade imaginaire avec Beline. Ils cherchent quelques papiers utiles chez un homme dit vertueux et bienfaisant, sur la tombe duquel on a brûlé l’encens de l’éloge et fait partir les décharges les plus honorables de l’artillerie des regrets; mais ce magistrat, ce vénérable vieillard était un débauché. Le clerc emporte une horrible bibliothèque qui se partage dans l’étude. Par un usage et par un calembour immémorial, les clercs s’emparent de tout ce qui peut offenser la morale publique ou religieuse et qui déshonorerait le mort. Ces choses infâmes constituent la cote G. Personne n’ignore que les notaires cotent par les lettres de l’alphabet les papiers, les documents et les titres. La cote G (j’ai) contient tout ce que prennent les clercs.—Y a-t-il de la cote G? est le cri de l’étude quand le second clerc revient d’un inventaire.

Le partage fini, le diable inspire les commentaires qui se font entre la poire cuite du troisième clerc, le fromage du second et la tasse de chocolat du principal. Croyez-vous que sept ou huit gaillards, dans la force de l’âge et de l’esprit, ennnuyés du travail le plus ennuyeux, aplatis sur des pupitres à copier des actes, à étudier des liquidations, échangent des maximes de Fénelon et de Massillon au moment où, le patron sorti, restés seuls, ils prennent une petite récréation? L’esprit français, comprimé par les cartons poudreux du minutier, éclate en saillies et recule les limites du drolatique. La langue de Rabelais y a le pas sur celle de Florian. On y devine les intentions des clients, on commente leurs friponneries, on les bafoue. Si les clercs ne bafouaient pas les clients, ils seraient des monstres: ils seraient notaires avant le temps. Ces débuts de la pensée dans la froide carrière du calcul ou du libertinage sont terminés par le grand mot du principal: «Allons, messieurs, on ne fait rien ici!» Ce qui certes est vrai. Le clerc parle beaucoup, il conçoit tout et reste vertueux comme un as de pique, faute d’argent. La grande plaisanterie des études à l’égard des nouveau-venus est de leur présenter comme existants de chimériques, de monstrueux usages: quand le clerc y croit, le tour est fait. On rit.

Ces plaisants concertos ont lieu devant un petit garçon de dix à douze ans, l’espoir de sa famille, à tête blonde ou noire, à l’œil vif, le petit clerc! cet empereur des gamins de Paris qui joue le rôle de fifre dans cet orchestre où chantent les désirs et les intentions, où tout se dit, où rien ne s’exécute. Il sort des mots profonds de cette petite bouche parée de perles, de ces lèvres roses qui se flétriront si vite. Le petit clerc joute de corruption avec les clercs, sans connaître la portée de sa parole. Une observation expliquera le petit clerc. Tous les matins au bureau de la légalisation des signatures notariales, il y a une assemblée de petits clercs qui frétillent comme des poissons rouges dans un bocal, et qui font tellement enrager le personnage vieux et soucieux chargé de ce service, qu’il est à peine à l’abri de ces jeunes tigres derrière son grillage. Cet employé (il a failli perdre l’esprit) aurait besoin d’un ou deux sergents de ville dans son bureau. On y a songé. Le préfet de police a craint pour ses sergents. Ce que disent ces petits clercs ferait dresser les cheveux à un argousin, et ce qu’ils font attristerait Satan. Ils se moquent de tout, savent tout et disent tout, ne pouvant encore rien faire. Ils composent à eux tous une espèce de télégraphe singulier qui transmet dans les études et au même moment toutes les nouvelles du notariat. La femme d’un notaire a-t-elle mis un de ses bas à l’envers, a-t-elle trop toussé la nuit, a-t-elle eu des querelles avec son mari, le bas, le haut, le milieu, tout se sait par les cent petits clercs du notariat parisien, en rapport au Palais avec les cent petits clercs des avoués.

Jusqu’au grade de troisième clerc, les jeunes gens qui se destinent au notariat ressemblent assez à des jeunes gens. Un troisième clerc a déjà vingt ans: il commence a pâlir devant les contrats de vente, il étudie les liquidations, il pioche son droit s’il ne l’a pas pratiqué chez un avoué, il porte les sommes importantes à l’enregistrement, il va recevoir sur les contrats de mariage les signatures des personnages éminents, il aperçoit dans la discrétion et la probité l’élément de son état. Déjà le jeune homme prend l’habitude de ne pas tout dire, il perd cette gracieuse spontanéité de mouvement et de langage qui mérite ce reproche: Vous êtes un enfant! à quiconque la garde, à l’artiste, au savant, à l’écrivain. Ne pas être discret, ne pas être probe, pour un troisième clerc, c’est renoncer au notariat. Chose étrange! les deux éminentes vertus de l’état préexistent dans l’atmosphère des études. Peu de clercs ont subi deux remontrances à ce sujet. A la seconde, d’ailleurs, ils seraient renvoyés et déclarés incapables d’être dans les affaires. Au second clerc commence la responsabilité. Caissier de l’étude, il tient le répertoire, il est chargé du scel, de la signature, de l’enregistrement en temps utile, de la collation des actes. Le troisième clerc rit déjà moins que les autres, mais le second clerc ne rit plus: il met plus ou moins de gaieté dans ses mercuriales, il est plus ou moins sardonique; mais il sent déjà sur ses épaules le petit manteau officiel. Cependant il est plus d’un second clerc qui se mêle encore à la vie des clercs, il fait encore quelques parties de campagne, il se risque à la Chaumière: mais alors il n’a pas vingt-cinq ans: à cet âge tout second clerc pense à traiter de quelque charge en province, effrayé du prix des études à Paris, lassé de la vie parisienne, content d’une destinée modeste, pressé d’être, selon la plaisanterie consacrée, son propre patron, et de se marier. Les piocheurs de la confrérie des clercs ont un divertissement particulier appelé conférence. L’esprit de la conférence consiste à se réunir dans un local quelconque pour y agiter les questions ardues de la jurisprudence; mais ces assemblées aboutissent toujours à des déjeuners dominicaux, payés par les amendes encourues. On y parle beaucoup, chacun en sort persistant dans son opinion, absolument comme à la Chambre, mais il y a le vote de moins.

Là se termine la première incarnation. Le jeune homme s’est façonné lentement, il a eu peu de jouissance: les clercs sortent tous de familles plus ou moins laborieuses, où leur enfance a été sans cesse rebattue de ce mot: Fais fortune! Ils ont travaillé du matin au soir sans quitter l’étude. Les clercs ne peuvent se livrer à aucune passion; leurs passions polissent l’asphalte des boulevards, elles doivent se dénouer aussi promptement qu’elles se nouent, et tout clerc ambitieux se garde bien de perdre son temps en aventures romanesques; il a enterré ses fantasques idées dans ses inventaires, il a dessiné ses désirs en figures bizarres sur son garde-main, il ignore entièrement la galanterie, il tient à honneur de prendre cet air indéfinissable qui participe à la fois de la rondeur des commerçants et du bourru des militaires, que souvent les gens d’affaires outrent pour se faire valoir ou pour élever par leurs manières des chevaux de frise entre eux et les exigences des clients ou des amis.

Enfin, tous ces clercs rieurs, gabeurs, spirituels, profonds, incisifs, perspicaces, arrivés au principalat, sont à demi notaires. La grande affaire du maître clerc est de donner à penser que sans lui le patron ferait de fameuses boulettes. Il tyrannise quelquefois son patron, il entre dans son cabinet pour lui soumettre des observations, il en sort mécontent. Il est beaucoup d’actes sur lesquels il a droit de vie et de mort, mais il est des affaires que le patron seul peut nouer et conduire; généralement, il est à la porte de toute les confidences sérieuses. Dans beaucoup d’études, le premier clerc a un cabinet qui précède celui du patron. Ces premiers clercs ont alors un degré d’importance de plus. Les premiers clercs, qui signent ppal et s’appellent entre eux mon cher maître, se connaissent, se voient et se festoient sans admettre d’autres clercs. Il est un moment où le premier clerc ne pense qu’à traiter, il se faufile alors partout où il peut soupçonner l’existence d’une dot. Il devient sobre, il dîne à deux francs quand il n’est pas nourri chez le patron, il affecte un air posé, réfléchi. Quelques-uns empruntent de belles manières et se donnent des lunettes afin d’augmenter leur importance, ils deviennent alors très visiteurs, et dans les ménages riches, ils lâchent des phrases dans le genre de celle-ci: «J’ai appris par le beau-frère de monsieur votre gendre que madame votre fille est rétablie de son indisposition.» Le maître clerc connaît les alliances bourgeoises, comme un ministre français auprès d’une petite cour allemande connaît celle de tous les principicules. Ces sortes de premiers clercs professent des principes conservateurs et paraissent extrêmement moraux; ils se gardent bien de jouer publiquement à la bouillotte; mais ils prennent leur revanche dans leurs réunions entre maîtres clercs, qui se terminent par des soupers bien supérieurs à ceux des dandies, et dont le dénouement leur évite de jamais faire aucune sottise sentimentale: un premier clerc amoureux est plus qu’une monstruosité, c’est un être incapable. Depuis environ une douzaine d’années, sur cent premiers clercs il en est une trentaine emportés par le désir d’arriver qui abandonnent l’étude, se font commanditaires d’entreprises industrielles, directeurs d’assurances, hommes d’affaires; ils cherchent une charge sans finance, et peuvent ainsi conserver une physionomie: ils restent à peu près ce que la nature les a faits. Après sept ou huit ans d’exercice, vers trente-deux à trente-six ans, le principal est pendant quelques jours visiblement perturbé: il est atteint par une charge au cœur. Mais dans aucune partie, ni dans l’église, ni dans le militaire, ni à la cour, ni sur le théâtre même, il n’y a de changement analogue à celui qui se fait chez cet homme, en un moment, du jour au lendemain. Dès qu’il est reçu notaire, il prend ce visage de bois qui le rend plus notaire qu’il ne l’est avec son petit manteau officiel. Il a les façons les plus solennelles, les plus graves, avec les premiers clercs ses amis, qui cessent aussitôt d’être ses amis. Il est entièrement dissemblable de l’homme qu’il était la veille; le phénomène de sa troisième incarnation entomologique est accompli: il est notaire.

Frappés des désavantages de leur position au centre d’une ville pleine de jouissances, qui tend sa robe à tout venant, qui la relève d’une façon si séduisante à l’Opéra, les notaires au désespoir d’être, dans leur vêtement moral, comme des bouteilles de vin de Champagne dans la glace, froids et pétillants, comprimés et animés: sous l’Empire, les notaires avaient établi, disait-on, à mots couverts dans les études, une société de riches notaires, laquelle était au notariat ce qu’une soupape est dans une machine à vapeur. Secrètes étaient les assemblées, secrets étaient les intermèdes, étrangement drolatique était le nom de cette société, où le grand commanditaire était le plaisir, où Paphos, Cythère et même Lesbos étaient membres du conseil de discipline, où l’argent, principal nerf de cette association mystérieuse et joyeuse, abondait. Que ne disait pas l’histoire? On y mangeait beaucoup d’enfants, on déjeunait de petites filles, on soupait de mères, on ne s’apercevait plus ni de l’âge ni du sexe, ni de la couleur des grand’mères sur le matin, après des bouillottes échevelées. Héliogabale et les empereurs n’étaient que des petits clercs auprès de ces grands et gros notaires impériaux, dont le moins intrépide, le lendemain, apparaissait grave et froid comme si son orgie n’avait été qu’un rêve. Aussi, grâce à cette institution où le notaire déversait les inspirations du malin esprit, le notariat parisien eut-il alors moins de faillites à compter que sous la Restauration. Peut-être cette histoire est-elle un conte. Aujourd’hui les notaires parisiens ne sont plus autant liés qu’autrefois, ils se connaissent moins, leur solidarité s’est dénouée avec les transmissions trop répétées des offices. Au lieu d’être notaire quelque trente ans, la moyenne de l’exercice est de dix ans au plus. Un notaire ne pense qu’à se retirer: ce n’est plus le magistrat des intérêts, le conseil des familles; il a tourné trop au spéculateur.

Le notaire a deux manières d’être: attendre les affaires ou les aller chercher. Le notaire qui attend est le notaire marié, digne; il est le notaire patient, écouteur, qui discute et tâche d’éclairer ses clients. Il est susceptible de voir tomber son étude. Ce notaire a trois saints différents: il se tortille en s’inclinant devant le grand seigneur; il salue en balançant la tête le client riche, donne un petit coup de tête aux clients dont la fortune se dérange, et ouvre sa porte sans saluer aux prolétaires. Le notaire qui cherche les affaires est le petit notaire à marier: il est encore maigre, il va dans les bals et les fêtes, il court le monde, il y prend des airs penchés, il s’y insinue, il transporte l’étude dans les nouveaux quartiers, et ne nuance pas ses saluts: il saluerait la colonne de la place Vendôme. On dit du mal de lui, mais il se venge par ses succès. Le vieux notaire complaisant et bourru est une figure presque disparue. Le notaire, maire de son arrondissement, président de sa chambre, chevalier d’un ordre quelconque, honoré par le notariat entier, et dont le portrait décorait tous les cabinets de notaire, qui respirait enfin l’air parlementaire des conseillers d’avant la révolution, est le phénix de l’espèce: il ne se retrouvera plus.

Le notaire pourrait se consoler des affaires par l’amour conjugal, mais pour lui le mariage est plus pesant que pour tout autre homme. Il a ce point de ressemblance avec les rois, qu’il se marie pour son état et non pour lui-même. Le beau-père voit également en lui moins l’homme que la charge. Une héritière en bas bleus, la fille née avec les bénéfices d’une moutarde quelconque, ou de quelque bol salutaire, du cirage ou des briquets, il épouse tout, même une femme comme il faut. Si quelque chose est plus original que la plate-bande des notaires, peut-être est-ce celle des notaresses. Aussi les notaresses se jugent-elles sévèrement: elles craignent avec de justes raisons d’être deux ensemble, elles s’évitent et ne se connaissent point entre elles. De quelque boutique qu’elle procède, la femme du notaire veut devenir une grande dame, elle tombe dans le luxe: il y en a qui ont voiture, elles vont alors à l’Opéra-Comique. Quand elles se produisent aux Italiens, elles y font une si grande sensation, que toute la haute compagnie se demande: Que peut être cette femme? Généralement dénuées d’esprit, très rarement passionnées, se sachant épousées pour leurs écus, sûres d’obtenir une tranquillité précieuse, grâce aux occupations de leurs maris, elles se composent une petite existence égoïste très enviable; aussi presque toutes engraissent-elles à ravir un Turc. Il est néanmoins possible de trouver des femmes charmantes parmi les notaresses. A Paris le hasard se surpasse lui-même: les hommes de génie y trouvent à dîner, il n’y a pas trop de gens écrasés le soir, et l’observateur qui rencontre une femme comme il faut peut apprendre qu’elle est notaresse. Une séparation complète entre la femme du notaire et l’étude a lieu maintenant chez presque tous les notaires de Paris. Il n’est pas une notaresse qui ne se vante de ne pas savoir le nom des clercs et d’ignorer leurs personnes. Autrefois, clercs et notaire, femme et enfants dînaient ensemble patriarcalement. Aujourd’hui ces vieux usages ont péri dans le torrent des idées nouvelles tombées des Alpes révolutionnaires. Aujourd’hui, le premier clerc seul, dans beaucoup d’études, est logé sous le toit authentique, et vit à sa guise, transaction qui arrange mieux le patron.

Quand un notaire n’a pas la figure immobile et doucement arrondie que vous savez, s’il n’offre pas à la société la garantie immense de sa médiocrité, s’il n’est pas le rouage d’acier poli qu’il doit être; s’il est resté dans son cœur quoi que ce soit d’artiste, de capricieux, de passionné, d’aimant, il est perdu: tôt ou tard, il dévie de son rail, il arrive à la faillite et à la chaise de poste belge, le corbillard du notaire. Il emporte alors les regrets de quelques amis, l’argent de ses clients, et laisse sa femme libre.

De Balzac.


LE PÊCHEUR DES BORDS DE LA SEINE
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LE PÊCHEUR DES BORDS DE LA SEINE.

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Médise de la pêche qui voudra! Nomme qui voudra la ligne: Une perche ayant un animal d’un côté et un imbécile de l’autre,—je m’inscris contre les détracteurs de cet innocent plaisir.

Stultum me fateor, comme dit Horace. J’avoue que j’ai été quelquefois l’un de ces imbéciles, et qu’il m’est resté mille charmants souvenirs de ces heures passées, le bras tendu, l’œil fixé sur le bouchon fuyant d’un air affairé dans le courant qui l’emporte, ou stationnant, pour ainsi dire endormi sur la surface d’une eau tranquille, comme le chat patelin dont l’œil, mi-fermé par un sommeil trompeur, ne regarde que de coin les petits oiseaux qu’il guette.

Et, dites-moi, quel passe-temps, quel plaisir eut jamais un cadre plus riant et plus gracieux? Ce ne sont plus les arides guérets, les bords pierreux des luzernes ou les lisières des taillis hérissées de ronces, que le chasseur arpente et côtoie sous le soleil d’automne. Au pêcheur les frais gazons, les repos sous la saulée, les harmonies fluviales, les contrastes de la lumière glissant en rayons d’argent sur l’onde immobile, et se brisant, s’éparpillant plus loin en sautillements joyeux, à la suite des flots qui moutonnent sur un fond de cailloux, ou ruissellent amoureusement sur un lit de sable fin.

Le bord de l’eau est le séjour de la rêverie; les eaux tiennent toujours une grande place dans l’œuvre des poëtes rêveurs: les Israélites pleurent sous les saules de l’Euphrate; Ossian chante sur le rocher contre lequel se brise l’écume du torrent. L’eau donne une âme, une pensée au paysage; c’est un souvenir, une image de la fuite du temps, de la rapidité de la vie; c’est aussi la partie mystérieuse que doit contenir toute chose pour agir complètement sur l’esprit de l’homme. D’où vient-elle, où va-t-elle, cette onde qui fuit sans jamais s’arrêter? Par delà ces prés, quels sites va-t-elle embellir, quelle contrée va-t-elle fertiliser? Doit-elle voyager long-temps encore entre ces saules et ces peupliers avant de trouver le fleuve, le lac, où elle se perdra avec le souvenir du bien qu’elle a fait?

Ainsi la rêverie et l’imagination se plaisent également au bord des eaux. Et n’allez pas croire que l’imagination ne joue pas aussi un grand rôle dans ces plaisirs du pêcheur, que j’essaie de réhabiliter à vos yeux. Qui a plus de puissance sur elle que l’inconnu? Un voile qu’elle cherche à soulever, sous lequel elle rêve un ange ou un spectre, un brouillard qui lui fait deviner le paysage et lui permet de changer la ferme en palais, le colombier du village en château féodal, voilà ce qui lui convient par-dessus tout, car elle n’est jamais mieux que sur les limites qui séparent le monde positif du monde des conjectures.

C’est justement la position de la plume qui flotte sur l’onde et que suit le regard du pêcheur. Que se passe-t-il sous le voile vert des eaux dont son œil ne peut sonder la profondeur? S’il est poëte le moins du monde, il devine dans ces longues herbes qui ondulent au fil du courant la verte chevelure de quelque ondine endormie sur son lit d’algues et de mousses: c’est tout un pays de féerie que parcourt en ce moment son imagination, suspendue comme l’hameçon au fil de crin ou de soie. Les gobelins moqueurs suivent la ligne, la retiennent avec leurs pattes d’écrevisse, ou l’accrochent en riant aux racines du saule de la rive; et quand le pêcheur, trompé par la brusque disparition du liége flottant, tire à lui, croyant ramener quelque superbe proie, si l’acier recourbé cède et reste engagé dans l’obstacle, alors les lutins font entendre un rire qui ressemble, à s’y méprendre, au cri du martin-pêcheur et au frôlement des roseaux et des saules courbés tous à la fois par une brise de rivière.

Et pourtant, croyez-le bien, il n’est pas nécessaire d’avoir aucune de ces extravagantes idées pour s’amuser à suivre le trajet d’une ligne bien amorcée, convenablement plombée et attachée selon toutes les règles de l’art à la baleine, qui plie et donne en se relevant ce coup de maître auquel le poisson ne peut échapper. Sans avoir recours aux inventions, aux suppositions de la poésie, c’est bien assez, pour tenir l’attention éveillée et l’esprit en haleine, de penser à la proie qui suit peut-être en ce moment même l’appât qu’on lui a préparé avec tant de soin. D’ailleurs, le milieu où elle se joue n’est pas si inaccessible au regard, que de temps en temps l’on n’aperçoive quelque ombre qui passe à peu de distance de la surface des eaux, comme un nuage sur le ciel: c’est la carpe paresseuse, c’est le brochet qui chasse, c’est le chevenne attendant que le vent lui fasse tomber de la rive quelque sauterelle ou quelque hanneton; c’est la bande errante des gardons se promenant avec l’air du plus profond dédain pour le pêcheur et ses appâts. A cet aspect, l’espérance se ranime, la ligne paraît moins lourde au bras fatigué par une tension prolongée; ainsi, à la fin d’une longue route, s’il aperçoit de loin dans la plaine la vedette de l’ennemi, le soldat se redresse et trouve léger comme une plume son fusil tout-à-l’heure si lourd. Qu’est-ce donc quand la plume ou le bouchon, véritable vedette chargée de vous transmettre la nouvelle de l’agression de l’invisible ennemi que vous guettez, vient tout-à-coup, par un hochement timide d’abord ou brusquement décisif, vous apprendre qu’un habitant des eaux s’est laissé tenter par votre amorce, et qu’il la déguste en gourmet, ou l’attaque en poisson vorace?

Alors commencent les angoisses, les battements de cœur, les émotions du drame le plus saisissant. Le terrible Rien ne va plus! de la roulette, quand elle se met en marche pour accomplir son fatal trajet, les trois coups annonçant le dernier acte du mélodrame le plus intéressant, ne produisent pas sur le joueur et sur le spectateur un effet pareil à ce qu’éprouve le pêcheur quand il se dit tout bas: Ça mord!

Comprenez-vous? ça mord! la nature du plaisir de la pêche est tout entière dans cette expression. Le ça, pronom mystérieux, laisse à l’imagination ses coudées franches... Toutes les espérances, toutes les illusions du pêcheur sont dans ces mots: Ça mord! ils prouvent que la pêche est un plaisir dont l’imagination seule fait les frais, un plaisir interdit, par conséquent, aux esprits froids et positifs.

C’est un de ces instincts primitifs de l’homme, un de ces instincts antérieurs à la civilisation, qui n’a pu les étouffer; par une force de réaction, ils se font sentir au centre même de son empire plus puissamment que partout ailleurs. L’homme sauvage, chassé de toutes les savanes, de toutes les forêts vierges du Nouveau-Monde, se retrouvera peut-être dans la rue Saint-Martin à Paris ou dans Oxford-street à Londres.

En attendant, ne vous étonnez point si, dans la belle saison, les bords de la Seine sont couverts depuis le matin jusqu’au soir de pêcheurs de tout âge, de toute taille, de tout habit. Or, parmi ces individus, les uns debout sur les trains de bois épargnés par les débardeurs, les autres, plus à l’aise sur la rive; ceux-ci, assis, jambes pendantes sur le parapet du quai, ceux-là dans les bateaux amarrés au milieu de la rivière, tous ne sont pas pêcheurs au même degré, au même titre, tous ne peuvent être compris dans la même classe. C’est le cas d’établir des divisions et des subdivisions: nous agirons donc avec le pêcheur à la ligne comme le naturaliste avec les plantes, d’autres diraient les simples, et nous grouperons en trois grandes familles tous les individus de cette généralité aquatique.

Nous aurons donc: 1o le pêcheur par nécessité; 2o le pêcheur par désœuvrement; 3o le pêcheur par inspiration... nous pourrions dire simplement le pêcheur, car à celui-là seul appartient ce nom dans toute sa pureté: les autres ne sont que des anomalies, des dégénérescences, des branches cadettes, si vous l’aimez mieux.

Le pêcheur par nécessité est celui qui fait métier et marchandise de son art; c’est le positif, c’est le chiffre mis à la place des illusions et des espérances, c’est l’attente du gain, la soif du lucre faisant fuir bien loin la poésie et matérialisant tout ce qu’il y a d’idéal et de rêveur dans ce far niente si bien occupé du pêcheur.

Le fisc ayant écrit dans ses lois: la pêche sera exercée au profit de l’État, la pêche est exploitée, soit après adjudication publique aux enchères et à l’extinction des feux, soit par concession de licence à prix d’argent. (Titre III de la loi relative à la pêche fluviale.)

C’est le budget se faisant poisson, poisson du genre de la baleine et nageant entre deux eaux malgré sa pesanteur. Desinit in piscem, comme dit encore Horace, et ceux qui se sont rendus adjudicataires, aux termes de la loi que nous venons de citer, cherchent à faire valoir leur argent le mieux qu’ils peuvent. A ceux-là les moyens qui font de la pêche une addition et ne sont bons qu’autant que le total est satisfaisant! A ceux-là le brutal emploi du filet. Le filet est la prose de la pêche, comme la ligne en est la poésie; le filet est le canon de la rivière, il remplace un tournoi où l’adresse, l’expérience, l’habileté, la ruse doivent seules triompher, par une véritable tuerie, par une ignoble main-basse sur tout ce qui a vie au fond des eaux. Le poisson n’est plus l’inconnu que l’esprit méditatif et patient du véritable pêcheur cherche à dégager dans cet intéressant problème qui le retient au bord des eaux, ce n’est que de la chair à filet dont la livre vaut tant et qui doit figurer à la poissonnerie et sur la table d’une cuisine.

A d’autres que nous la tâche de peindre les très peu poétiques pourvoyeurs de fritures et matelottes de la barrière de la Cunette et des cabarets de Bercy! Nous ne sommes point dans les dispositions d’esprit que la justice exige du juge, et sans lesquelles son arrêt n’est pas valable. Trop de haine sépare le pêcheur à brevet du pêcheur toléré, pour que le portrait de l’un puisse être fait par l’autre sans prévention et sans passion.

Hélas! il nous reste dans la mémoire trop de lignes dérangées, trop de belles chances interrompues par les avirons ou l’étourdissant épervier de ces honorables industriels du Gros-Caillou ou de la Râpée, nous avons été trop souvent salués par leurs piquantes apostrophes sur la forme de notre nez, l’effet de nos lunettes et la couleur de notre chapeau, pour que nous puissions aborder et traiter un pareil sujet sans prévention. Je me récuse donc moi-même et je passe à la seconde catégorie: le pêcheur par désœuvrement.

Une remarque, pourtant, avant que nous arrivions à cette nouvelle espèce. Le grand défaut des classifications vient de ce que, dans la société ainsi que dans la nature, il n’existe guère de choses qui aient des limites assez tranchées, des contours assez arrêtés pour qu’on puisse dire: Telle classe finit là, et telle autre y commence. Il y a partout des nuances intermédiaires et des individus si bien à califourchon sur le point de démarcation, qu’on ne sait s’ils sont réellement d’un côté ou de l’autre. Par exemple, de la classe du pêcheur par nécessité déborde dans celle du pêcheur par désœuvrement, l’individu enchanté de trouver dans la pêche, qu’il nomme sa passion indomptable, un prétexte pour fuir une société disgracieuse et s’esquiver d’un intérieur désagréable...

Celui-là pêche pour ne pas pécher en maudissant l’humeur acariâtre, boudeuse ou taquine de sa femme. Il est du petit nombre de ceux qui bénissent l’institution de la garde nationale et du juri, accueillent le billet de garde comme un bon au porteur, et sautent de joie en lisant le matin dans un journal leur nom sur la liste des prochains jurés. Heureuses inventions qui donnent à ses souffrances un moment de relâche, délicieux rafraîchissement apporté par le législateur au milieu de l’enfer où il vit!

Sa patience a été si bien exercée par le lien conjugal, qu’elle se complaît et se délasse dans les épreuves que la pêche lui impose. C’est entre le bras inflexiblement tendu de cet honnête esclave rendu à la liberté, et le revers de son habit-veste, que l’araignée de mon ami Henri Monnier a le temps de jeter les fils de sa toile et de chasser tandis qu’il pêche[9]. Pour celui-là, du reste, la pêche est plutôt l’absence d’un mal que la présence d’un plaisir; il ne songe guère au poisson à prendre, il pense que sa femme n’est pas là. Il savoure cet instant de repos, il hume la tranquillité par tous les pores, il s’attriste quand le brouillard s’élève sur la rivière, quand le dernier rayon de soleil glisse sur sa surface et dore les légers sillons qu’y trace le vent du soir... Voici la nuit, c’est l’heure de la retraite, il faut reprendre le joug du domicile conjugal. Le pêcheur fait lentement alors ses préparatifs de départ; avec la soie ou le crin qui diminue sur le plioir humide, il voit peu à peu disparaître ce fil d’or que la liberté a mêlé par hasard à la trame de ses tristes journées...

Le pêcheur par désœuvrement est une variété du flâneur. Le flâneur, las de flâner, pêche; la pêche est le repos, ou, si vous l’aimez mieux, les invalides du flâneur. Rester sur les quais à regarder couler l’eau ou bien à y cracher, comme le vicomte de madame de Sévigné, c’est se borner au rôle passif de spectateur dans un théâtre, quand on a sous la main tout ce qu’il faut pour y jouer un rôle.

A l’angle que forme le parapet du quai en s’ouvrant sur quelque descente qui conduit au bord de l’eau, ou bien encore à l’approche d’un pont, se tient au grand air et au grand soleil la boutique où se débitent les armes et munitions qui changent tout-à-coup le flâneur en pêcheur. Cet établissement se compose d’une petite table avec son étalage de lignes vertes et blanches, ses paquets d’hameçons ou de hains empilés sur crin, sur boyaux de vers à soie. On trouve là, et des boîtes pour contenir les amorces, et des flottes, et des bouchons de diverses grosseurs, et des plumes coloriées pour servir de coulant, et des poches en filet pour conserver le poisson vivant. Le tout est dominé, comme dans un trophée de guerre, par des cannes en roseau, en bambou et par quelques épuisettes, dont le filet agité par le vent figure assez bien les drapeaux et les bannières à côté des lances.

Voilà pour les armes: les munitions sont près de là, en réserve dans quelque baquet, dans quelque pot soigneusement recouvert, ou dans des sacs hermétiquement fermés. C’est la partie basse et cachée de l’établissement, quoiqu’elle en soit le mouvement et la vie... Que dire de plus? Il n’y a plus là de comparaison chevaleresque, de périphrase poétique qui puisse farder la vérité; on ne pêche pas avec des gants, et celui qui veut être vrai en écrivant sur ce sujet, comment fera-t-il pour ne pas quitter les siens en ce moment? Quand on s’occupe du jardinage, après avoir admiré ces belles roses fraîches, accortes, si coquettement serrées dans leur vert et rose bouton, si amoureusement, si franchement belles dans cet épanouissement appétissant d’une beauté complète, il faut bien en venir à parler du fumier qu’on a mis à leur pied pour les rendre ainsi gracieuses et parfumées!... Hélas! hélas! pourquoi n’amorce-t-on pas une ligne avec des feuilles de roses! je n’aurais pas alors à vous entretenir de l’ignoble asticot, produit grouillant de la putréfaction, qui s’agite au milieu de sa fétide odeur, cherchant dans son fourmillement incessant l’immonde milieu des voiries d’où l’exile la dégoûtante industrie de l’équarisseur.

Une vieille femme maigre et jaune, sous son grossier chapeau de paille, préside d’ordinaire aux destins de cet établissement fluvial. En vous débitant sa marchandise, après vous avoir fait remarquer qu’elle vous donne bonne mesure, elle vous entretient des hauts et des bas qu’elle a éprouvés dans ce qu’elle nomme son commerce: telle année l’asticot, malgré toutes les prévisions, tomba au dessous du cours ordinaire; telle autre année, il ne pouvait se conserver plus de deux jours, malgré le son et la sciure de bois. «Jugez de la perte, ajoute-t-elle avec un gros soupir, moi qui avais fait des provisions

Le gamin, que l’on pourrait nommer par transition l’asticot des rues de Paris, est en majorité dans le nombre des pêcheurs par désœuvrement. En bourgeron bleu, en casquette, et souvent même sans casquette, perché sur un train de bois, ou dans l’eau jusqu’à mi-jambe, il pêche assez ordinairement à la ligne à fouetter. Ce mouvement continuel qu’il faut donner à la ligne amorcée, comme chacun sait, de quatre ou cinq hameçons sans plomb, convient mieux à sa pétulance; malgré cela, il ne reste pas longtemps à la même place, et joint bientôt un autre plaisir à ce passe-temps trop tranquille pour lui. Heureux mille fois, s’il se trouve près de là quelque bateau de blanchisseuses, il a bientôt engagé avec les nymphes lavandières une polémique où se déploie toute sa faconde insolente et criarde. Abandonnant son bout de fil à tous les hasards d’une véritable ligne de fond, il lance sur la rivière l’ardoise qui, comme l’hirondelle, glisse, touche en passant la surface de l’eau, et repoussée par son élasticité, se soulève et va, après maint ricochet, s’enfoncer bien loin des bords.

Quelquefois aussi, bravant les pudiques ordonnances du préfet de police, cédant au besoin d’un rafraîchissement économique, et oubliant plus que jamais sa ligne et les poissons qu’elle doit prendre, il se dépouille de cette apparence de veste, de pantalon et de bas qui couvraient son maigre individu. Le voilà dans l’eau faisant crânement sa coupe, comme il le dit lui-même. Si, hardi plongeur, il rapporte comme trophée de son excursion sous-marine quelque savate racornie, malheur au pêcheur qui, cédant à la chaleur du jour, s’est endormi non loin de là, l’œil fixé sur les liéges de ses lignes de fond! il risque bien, à son réveil, de tirer de l’eau l’ignoble semelle attachée à son hameçon, et d’entendre le gamin lui crier de loin: «En v’là un fameux de poisson; il faut le manger au bleu, c’est meilleur qu’en friture!»

Après ces grotesques ébauches jetées en courant, le crayon a besoin de s’arrêter à un trait plus vigoureux et plus correct; il s’agit d’esquisser le type du pêcheur par inspiration.

Il a quarante ans. C’est l’âge où la patience qui s’allie à un sang encore actif peut compter pour une véritable vertu; c’est l’âge où cette qualité n’exclut pas la force, la vivacité et l’adresse du corps. Il a été soldat, apprentissage admirable des premières conditions du pêcheur: l’attente, la résignation et le silence. On devine qu’il a porté le mousquet, à le voir s’avancer au pas accéléré sur la berge du fleuve, pas trop près du bord, pour ne point effaroucher le poisson, pas trop loin, afin de pouvoir, d’un coup d’œil, choisir le théâtre de ses exploits. Le hasard ou le caprice n’ont pas seuls présidé à la coupe, à la couleur de ses vêtements. La veste ou la blouse courte et droite, sans plis qui puissent aller au-devant de l’hameçon et l’accrocher au passage quand il lance la ligne ou qu’il la ramène pour renouveler les amorces, point de couleur trop voyante, mais un vert tendre qui se perde parmi les herbes et les aubiers de la rive, un chapeau de paille, dont les larges bords le préservent contre le soleil: voilà l’ordonnance de son accoutrement. Tout son luxe est dans ce faisceau, artistement noué, de cannes à la fois solides, légères et flexibles, avec leurs scions ou baguettes de rechange; tout son luxe est caché dans ce sac de cuir noir, en forme de valise qu’il porte allègrement sur son dos. Rien ne manque à cet arsenal du pêcheur, ni la sonde en plomb qui doit l’aider à connaître la profondeur de l’eau, ni les aiguilles à amorcer pour pêcher le brochet ou la truite, ni le grappin pour décrocher les lignes, ni le dégorgeoir, ni les moulinets pour la ligne courante, ni le portefeuille de mouches artificielles, ni la boîte garnie d’hameçons.

Priez-le d’ouvrir devant vous ce véritable carquois, si vous voulez connaître l’importance qu’il a mise au choix de cette arme décisive! Voyez comme ses hameçons, piquants produits de l’Irlande ou de l’Angleterre, sont larges et solides dans leur aplatissement, cambrés gracieusement sur le côté; voyez comme le dard est petit, comme la languette est incisive! La bonté de l’hameçon est pour le pêcheur ce qu’est la justesse du fusil pour le chasseur. Ni l’une ni l’autre ne donnent l’adresse, mais elles la servent si admirablement, qu’à mérite égal l’homme bien outillé ou convenablement armé l’emporte sur celui qui ne l’est pas, au même degré que l’habile et l’expérimenté sur le maladroit et le novice.

Les connaissances du pêcheur ne se bornent pas au choix des ustensiles qui doivent aider à sa passion, il sait quel appât convient le mieux au poisson qu’il poursuit, il sait quels endroits ce poisson fréquente le plus volontiers, quelle époque est la plus favorable à sa capture; il a calculé la pesanteur et les forces de la proie, afin de leur proportionner les moyens d’en triompher.

Les chances de la pêche varient selon l’état des lieux et du temps. Le pêcheur fait son étude constante de ces modifications et de leur cause. Le pêcheur a son calendrier, il a aussi son horloge. Ses prévisions atmosphériques sont l’une des bases les plus certaines de ses succès. Il tire parti de l’orage, il se fait un aide du vent, et rend la pluie elle-même complice de ses victoires. Il ne fait pas un mouvement, un pas, qui n’ait son calcul, sa portée, son étude.

Flâneur indifférent, vous l’examinez en passant et vous dites, en haussant les épaules: «Ce n’est qu’un pêcheur à la ligne!» Profane! cet homme que vous regardez du haut de votre orgueilleuse nullité, c’est un naturaliste, car il connaît aussi bien que Lacépède les mœurs, les développements, la demeure habituelle, les appétits des poissons qui hantent le lit de nos rivières; c’est un météorologiste expérimenté, aussi au courant qu’on peut l’être à l’Observatoire de la hauteur de l’eau, des changements atmosphériques et des signes qui les annoncent; c’est un mécanicien adroit connaissant mieux que personne les lois de la pesanteur, la différence des milieux, la puissance des leviers. Dans le simple choix de cette place où vous le voyez, il a mis plus de précautions, de connaissances, d’habileté que vous n’en mettez dans les actions les plus sérieuses de votre vie!

Mal jugé, le pêcheur a bien raison de fuir la foule, et de répéter avec le poëte latin:

Odi profanum vulgus, et arceo.

Il ne s’ensuit pas que le pêcheur soit insociable, bien au contraire, et je ne suis pas le seul, sans doute, qui ait remarqué cette sympathie si promptement établie au bord de l’eau entre deux pêcheurs qui se rencontrent: sympathie réelle, reste précieux de cet élan primitif qui entraînait l’homme vers l’homme quand la défiance ou l’expérience, qu’on peut nommer l’étude du mal, professée par la civilisation, ne venait pas glacer et retenir cette bienveillance native. En se rapprochant de la nature par ses plaisirs, on se rapproche de ses douces et généreuses inspirations.

Ainsi que le poëte, le pêcheur est oublieux des choses de ce monde. Perdu dans l’ombre qui règne sous les voûtes de ces ponts magnifiques, abrité le long des pierres de ces quais que le géant de notre époque a élevés et alignés de sa main triomphale entre deux victoires, le pêcheur des rives de la Seine s’inquiète peu des révolutions qui passent et bourdonnent sur sa tête. Il écoute le bruit que fait le moindre poisson en s’élançant hors de l’eau à la poursuite de l’éphémère, et il n’entend pas les cris de l’émeute, les clameurs et les retentissements des luttes populaires. Un trône s’est écroulé à deux pas de lui sans qu’il détournât la tête pour savoir ce qui se faisait là.

C’est du sage ou du pêcheur qu’Horace a dit: Impavidum ferient ruinæ. Faut-il citer pour preuve de cette indifférence philosophique, ou, disons mieux, de ce stoïcisme qui distingue le chevalier de l’hameçon, la rencontre, sous un pont de Paris, de deux pêcheurs célèbres, tandis qu’au dessus des voûtes retentissaient, en défilant dans une marche fatalement triomphale, les caissons et les canons des étrangers prenant possession de la capitale.

En s’aperçevant, l’un et l’autre s’arrêtent et s’étonnent; puis, après un instant de silence:

«Monsieur, vous êtes M. D...?

—Monsieur, vous êtes M. Coupigny?

—En nous rencontrant nous nous sommes reconnus.

—Nous seuls, monsieur, étions capables de pêcher aujourd’hui!»

Et, sans plus s’occuper de l’événement qui tenait en suspens l’Europe entière, ils continuent à pêcher de compagnie, parlant beaucoup plus de leurs hameçons que de la lance des cosaques, et de leurs succès que du triomphe des souverains alliés.

Une friture, appétissante conquête de cette double alliance des rois de la pêche, termina une si mémorable rencontre: c’était autant de pris sur l’ennemi!

M. J. Brisset.


LE CROQUE-MORT
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LE CROQUE-MORT.

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C’est ainsi qu’on descend gaîment
Le fleuve de la vie!

Si c’était au Jardin des Plantes ou sous les voûtes de la Sorbonne que j’eusse à parler de notre héros, je le scinderais dans tous les sens, je le ramifierais à l’infini, j’en formerais mille combinaisons des plus ingénieuses; mais ici, où nous ne recevons pas d’appointements royaux pour troubler la limpidité de notre sujet, je dirai simplement qu’il n’y a que trois espèces de croque-morts réellement distinctes, à savoir: le croque-mort de la mairie, le croque-mort suppléant, et le croque-mort de raccroc.

Le croque-mort de la mairie (on en compte quarante-huit de cette première espèce, c’est-à-dire quatre par arrondissement), bien que rangé sous l’étendard de l’autorité municipale, est entretenu par la ferme des Pompes et Services funèbres, ou si vous l’aimez mieux, et pour me servir d’un quolibet populaire, il adore le gouvernement aux frais de la princesse. Ses honoraires sont environ de mille francs par an.—Mille francs, me dira-t-on, c’est bien peu! c’est bientôt bu!—Cela, hélas! n’est que trop vrai, mais le champ le plus ingrat, quand on sait y pratiquer habilement des rigoles, devient bien vite une terre féconde; et le croque-mort a tant d’adresse pour appeler sur son front la douce rosée du pot-au-vin et du pour-boire, que d’une pierre-ponce il ferait une éponge, que du tonneau de Diogène il tirerait du malvoisie.

Quant au croque-mort suppléant (douze ou quinze individus composent cette deuxième espèce), il ne relève que de l’entreprise des Pompes, et ne diffère sérieusement de son camarade de la mairie que par quelques traits. Esclave également de ses devoirs comme buveur, il se place sur le même rang pour l’absorption des liquides. Un esprit chagrin se hasarde-t-il à le moraliser sur l’excès de ses consommations, avec l’air malin et l’œil entr’ouvert d’un Silène, bégayant plus encore des jambes que des lèvres, il répond jovialement:—Puisque nous sommes aux Pompes, comment voulez-vous que nous ne pompions pas?—L’emploi de celui-ci est assez mince et sa position fort précaire; cependant n’allez pas croire que cet aimable fonctionnaire passe toujours aussi rapidement que la beauté ou la rose. Beaucoup blanchissent sous le harnais. L’un d’entre eux compte à cette heure vingt-sept ans de services; et nous calculions l’autre jour que quarante-neuf mille hommes environ lui avaient déjà passé par les mains!

Aussitôt que la lumière vient éclairer nos coteaux, le croque-mort salue gaiement l’aurore, crie trois fois gloire à Bacchus, et après de nombreuses salves d’eau-de-vie et maintes libations le long de sa route, pénètre bientôt dans le sein de quelque famille dans l’affliction, où, avec la componction d’un bourrelier qui taille des croupières sur un âne, il mesure non pas l’étendue de la perte que la patrie vient de faire, mais la longueur et l’épaisseur du défunt.—Une jeune fille, belle et rêveuse, ornée des plus doux charmes, Ophélia, si vous voulez, morte en cueillant des fleurs, n’est pour lui, tout bien compté, qu’un cinq pieds sur quinze pouces. Dans la courtisane adipeuse, engraissée dans la fainéantise, dans l’homme sur le retour, dont le ventre a fait boule de neige, dans le financier bourré comme ses sacs, il ne voit pour tout potage, qu’un mètre cube, huit pans.—Huit pans! c’est-à-dire que pour loger les gens obèses, on ajoute par surcroît quatre lés de sapin; et qu’au lieu de leur faire un habit de quatre planches comme à M. de la Palisse, on leur en fait un octogone.

Le croque-mort croit peu au chagrin et moins encore au deuil, mais il flatte l’un et l’autre; il se méfie volontiers des regrets, mais il les courtise. Il sait trop combien il est lucratif de sacrifier aux faux dieux pour ne pas souscrire à la mélancolie des héritiers.—Un peu d’égard double sa gratification.—Mon Dieu! il a tant de complaisance dans l’âme que, pour peu que vous le voulussiez, il verserait des larmes, que pour dix sous de plus il aurait de la douleur!—Comme une maîtresse dont la fête approche, comme un portier au mois de décembre, il est d’un gracieux charmant, d’un amabilité ravissante!—Il faut le voir, comme il tire la sonnette avec modestie,—comme il parle à demi-voix,—comme il fait mine de supposer une grande désolation,—comme il traverse l’appartement avec mystère, c’est à peine si l’on entend ses souliers massifs;—comme il s’efforce par euphémisme de dissimuler sous le petit pan de son habit l’énorme bière qu’il apporte!—Puis, lorsqu’il a glissé mollement le trépassé dans le fourreau, il faut le voir, si le sujet est jeune, s’asseoir, le placer amoureusement sur ses genoux; s’il est âgé, demander à le poser sur l’ottomane,—«Sur le plancher, dit-il, cela ferait un bruit trop sonore.» Et tirant ensuite de sa poche un marteau rembourré, pour ainsi dire, et des clous de coton, passez-moi l’hyperbole, fixer doucement le couvercle sans qu’un seul coup résonne et aille retentir dans le cœur des parents, qui est censé en train de saigner dans une pièce voisine.

Bacchus est un dieu plein de tyrannie! il confisque à son profit l’âme et l’esprit de ceux qui se font ses serviteurs; de sorte que leur pauvre bête, selon l’expression charmante de M. Xavier de Maistre, privée de ses guides, livrée à elle-même, va comme elle peut et souvent de travers. Aussi le croque-mort, plongé sans cesse dans les digestions les plus profondes, est-il loin d’avoir toujours les jambes et la mémoire présentes. Comme l’astrologue de la fable, il ne voit pas toujours les puits qui naissent sous ses pas; il est sujet à bien des coq-à-l’âne.—Vous êtes à fumer gaiement avec des amis, et vous attendez quelques rafraîchissements.—Pan, pan! on cogne à votre porte.—Qui est là?—C’est moi, monsieur, qui vous apporte la bière.—Est-elle blanche?—Oui, monsieur.—Bien: déposez-la dans l’antichambre, et revenez chercher les bouteilles demain.—L’homme obéit et se retire. Mais quelle est votre surprise quand, accourant sur ses pas, vous vous trouvez nez à nez avec une horrible boîte!

Ceci rappelle un peu l’anecdote de cet Anglais qui confondant homonymes et synonymes, et voulant se rafraîchir, criait dans un café:—Célibataire, apportez-moi une bouteille de cercueil.

De même qu’il se trompe de porte, le croque-mort se trompera de mesure. Il portera la bière de Philippe-le-Long à Pépin-le-Bref, celle de Kléber au Petit-Poucet.—Un pan de son habit se prendra sous le couvercle et il le clouera avec le mort, et lorsqu’il voudra s’éloigner, le mort le tirera par sa basque.—Quelquefois l’intimé lui échappera comme un clavecin échappe à des porteurs maladroits, lui passera sur le corps et s’en ira rouler de marche en marche par l’escalier jusqu’à la porte de la cave.—Au cimetière, il sera dans une telle émotion que le pied lui manquera, que son arrière-train emportera la tête et qu’il tombera au fond de la fosse avec le cercueil;—telle on voit au Malabar une veuve se précipiter sur le bûcher de son époux!—et il faudra que des ingénieurs viennent le repêcher comme Dufavel.

Les pauvres petits enfants qui succombent sur le seuil de la vie, que Dieu, dans sa miséricorde, rappelle à lui avant qu’ils aient trempé dans la fange et dans la boue de ce monde, n’ont pas comme nous autres adultes le brillant avantage de s’en aller en corbillard. C’est simplement sous le couvert d’un modeste palanquin qu’ils traversent à pied la ville et regagnent les pourpris célestes. Mais comme il est assez rare que quelqu’un accompagne ces chers petits élus, rien ne presse les croque-morts qui les portent, et ils peuvent se livrer sans réserve à toute l’effervescence de leur soif. A chaque bouchon, à chaque taverne on fait halte. Il faut bien se rafraîchir, la route est si longue, l’ouvrage est si fastidieuse! et les poses deviennent si fréquentes que nos pèlerins se laissent surprendre par la nuit au milieu de leurs courses; ou bien une autre fois l’on rencontrera des amis et l’on s’oubliera dans leur sein, dans le sein de l’amitié!—et le lendemain ou le surlendemain, quand la pauvre mère viendra pour jeter une couronne sur la tombe de son enfant, elle trouvera la fosse encore vide!—Sèche tes pleurs, pauvre femme! va, l’objet chéri de ta douleur n’est pas perdu, mère adorée! il est chez le marchand de vin du coin, dans l’arrière-boutique!!!

Non content d’être nécrophore et grand-prêtre du fils de Sémélé, comme un mercier de campagne qui vend des sabots, des cantiques spirituels et de l’avoine, le croque-mort se livre assez volontiers au cumul, et cela par délassement, car, ne le perdons pas de vue un seul instant, sa seule profession officielle est de boire. Souvent donc on le voit, tranchant du gentilhomme, habiter non pas une maison, mais une boutique de plaisance où, à ses heures perdues, il vient s’abandonner aux plaisirs du négoce, je veux dire à l’aimable fantaisie d’échanger contre l’argent de ses pratiques des chaussons aux pommes ou de Strasbourg, du jus de réglisse ou du jus de la treille. Souvent aussi Madame cultive en son particulier quelque art d’agrément, et selon que son penchant l’entraîne, elle fait des eunuques sur le pont de la Tournelle, ou va cueillir dans la verte prairie du mouron pour les petits oiseaux.—J’ai dit madame, parce que le croque-mort ressent de très bonne heure le besoin d’avoir une duègne au logis pour le déshabiller et le mettre au lit quand il rentre.

Ce n’est pas, si nous en voulons croire l’indiscrétion d’une ravissante chansonnette de Béranger, mon bon ami et mon doux maître, qu’il lui soit toujours très facile de s’engager dans les rets de l’hymen. Hélas! la nef de ses amours échoua plus d’une fois sur la rive de Cythère! Ce qui après tout n’est peut-être que justice, car imprégné sans cesse de miasmes putrides et d’effluves alcooliques, notre galant a vraiment contre lui deux senteurs bien pernicieuses au nez d’une belle.

Comme les fonctions du croque-mort de la mairie sont héréditaires et aliénables, il peut choisir son successeur et nommer son survivancier. S’il meurt intestat, son épouse afferme ou donne sa place vide à qui bon lui semble. Quelquefois alors, préférant le tribut en nature à la redevance en espèces, elle jette un regard favorable sur l’objet de ses affections extra-conjugales (l’honneur de la maison du croque-mort n’est pas toujours des mieux gardés), et le sigisbé, endossant tout à la fois et la livrée funèbre et la veuve éplorée, passe d’un seul bond dans l’alcôve adultère et dans la charge.

Peut-être, ô mon Dieu! n’ai-je pas assez mis de plâtre à mon héros, n’ai-je pas assez déguisé ses faiblesses! mais il est si bon, mais il est d’une nature si humaine, que comme Jean-Jacques, malgré ses défauts, peut-être pour ses défauts mêmes, on ne saurait se défendre de l’aimer. Eh! mon Dieu! le soleil lui-même n’est-il pas sujet aux éclipses et n’a-t-il pas des taches! Lequel d’entre nous n’a pas ses heures de tendresse et d’égarement? De plus grands personnages ont été subjugués par la bouteille! Le sultan Mahmoud, qui vient de descendre ces jours-ci dans la tombe, n’a-t-il pas gouverné longtemps et glorieusement la Turquie plein des vues les plus sages et de liqueurs fortes! Bassompierre buvait jusque dans ses bottes!—Et Lucius Piso qui conquit la Thrace, et Cossus, le conseiller de Tibère, étaient l’un et l’autre si sujets au vin, que souvent il fallut les emporter du sénat.

Vous vous attendiez sans doute à quelque peinture sombre et farouche, et point du tout, c’est un pastel rose et frais que je vous trace! Vous comptiez sur des larmes, et partout sur vos pas vous ne rencontrez que de l’ivresse! cela vous étonne, et cependant, si l’on y songe un peu, cela est tout simple. La contemplation du néant des grandeurs et des choses humaines porte immanquablement à l’insouciance et à la frivolité.—Quand on commerce chaque jour de la mort et de son appareil, on prend bien vite les hommes et la terre en pitié.—On sent que la vie est courte, on veut la remplir.—Avant d’être mangé, on veut se repaître.—Avant d’être bu, on veut boire.—Et l’on devient nécessairement anacréontique et libertin.—Bayard n’eût pas été quinze jours aux Pompes sans devenir un freluquet; et si Napoléon lui-même avait été seulement trois jours croque-mort, il n’eût pas porté le sceptre du monde, mais la batte d’Arlequin.—Toute plaisanterie, toute antithèse à part, si l’ancienne gaieté française avec sa grosse bedaine et ses petits mirlitons, fleurit vraiment encore dans quelque coin du globe, croyez-le bien, je vous le dis en vérité, c’est aux Pompes funèbres assurément.—C’est là que les tréteaux de Tabarin sont encore en fourrière.—Il n’y a plus que là que Momus agite ses grelots.—Ainsi messieurs les fermiers de l’entreprise (car depuis le décret de l’an XII, les morts ont été mis en ferme comme les tabacs), que vous vous représentiez noyés dans la tristesse et bourrés d’épitaphes, sur Dieu et l’honneur! sont au contraire de bons et joyeux drilles, de francs lurons, prenant tout au monde par le bon bout et menant crânement la vie! ce sont tous plus ou moins d’aimables chansonniers, ce sont tous ou à peu près d’adorables vaudevillistes! Ayant ainsi tout à la fois le double monopole du boulevard, du Palais-Royal, de la foire et des catacombes.—Et quand le soir, ils nous ont fait mourir de rire, le lendemain ils nous font enterrer!

A gauche en entrant dans la cour, non loin des bâtiments de l’administration, il existe, comme dans un roman de madame Radcliffe, une chambre vaste et mystérieuse, fermée à tout profane, et qui se nomme, je crois, la salle du conseil. C’est là, dans ce secret refuge, que messieurs les fermiers se rassemblent joyeusement chaque jeudi, je ne sais sous quel vain prétexte, et que, tout en fumant le Havane, ils se plaisent à composer, dans l’abandon le plus voluptueux, à travers un feu roulant de lazzis et de pointes, leurs agréables ouvrages, leurs piquants refrains et leurs doux pipeaux.—Depuis dix ans Bobèche n’a pas dit un mot, Turlupin n’a pas joué une parade, qui ne soient partis de ce dernier asile de la muse de Piis et de Barré, de Panard et de Sedaine.—C’est là la source unique où la scène aujourd’hui s’abreuve et s’alimente.—C’est là, dirait Odry, l’embouchure de la scène.—Flonflons et fredaines, tout se fait là.

Aussi les jours de première représentation, passé cinq heures, n’y a-t-il plus un chat aux Pompes, n’y a-t-il plus âme qui vive aux cimetières. Vous seriez Jupiter en personne, ou M. de Montalivet, que vous ne pourriez vous faire inhumer.—Tous, fossoyeurs, cochers, croque-morts; tous, depuis le dernier palefrenier jusqu’au chef des équipages, depuis la concierge jusqu’au garde-magasin, tous en grande tenue sont réunis sous le lustre avec les romains du parterre.—Et Dieu sait l’enthousiasme qui les possède et les palmes immortelles qu’ils assurent à leurs patrons!!!

Ceci vous semble peut-être exorbitant, pyramidal, colossal, éléphantiaque! que sais-je! Et vous ne pouvez sans doute vous résoudre à croire que le vaudeville et les pompes funèbres soient deux choses si parfaitement liées, qu’elles boivent au même pot et mangent dans la même écuelle. Vous en faut-il des preuves?

Un de mes bons amis, qui fait merveille dans le drame, avait mis il y a quelque temps un jeune enfant en nourrice dans le faubourg. Chaque fois que ce fortuné jeune homme allait visiter son rejeton, jamais le père nourricier ne manquait de lui dire (j’espère que ceci est clair et positif): «Monsieur, vous qui êtes du théâtre et qui connaissez ces messieurs, parlez-leuz-y donc pour que je passe en pied.» Ne prêtant que peu d’attention à ce que le bonhomme marmottait, et d’ailleurs ignorant quelle était sa profession, mon ami ne comprenait goutte à cette demande. Enfin, un jour que ce plaisant solliciteur recommençait son éternelle pétition: («C’est que, voyez-vous, monsieur, quand on n’est pas titulaire, sauf le respect que je vous dois, on n’a que les mauvais morts. Quand y meurt un bon mort, c’est pas pour vous, ça vous passe devant le nez!...»)—Impatienté d’une pareille obsession, «Qu’êtes-vous donc?» lui dit-il brusquement, «vous êtes donc croque-mort?»—En effet, c’était bien là le métier du bonhomme; mon ami avait frappé juste, mais que l’autre était cruellement offensé! «Moi, croque-mort!» répétait-il; «non, monsieur, je ne suis pas croque-mort. Depuis l’an XII, monsieur, il n’y a plus de ces horreurs-là! Je suis, monsieur, porteur funèbre de défunts à l’entreprise générale.»—Ceci nous montre, cher lecteur, combien il est dangereux de confondre la branche aînée avec la branche cadette, et surtout d’appeler gendarmes les gardes municipaux.

Pour se délivrer de ce trop susceptible importun, notre jeune dramaturge écrivit sur-le-champ à la commission des auteurs; et dès le lendemain il eut la satisfaction d’apprendre que son protégé venait, à sa recommandation honorable, de recevoir sa nomination, et de passer ex-abrupto croque-mort en pied et en titre.

Le bonhomme avait raison de s’insurger: croque-mort n’est vraiment plus qu’un nom de guerre; et si jamais vous avez quelque chose à démêler avec les Pompes, gardez-vous bien d’employer ce vilain terme, vous vous attireriez quelque affaire d’honneur sur les bras.

Un jour que je demandais à un croque-mort pourquoi on leur avait donné cet étrange surnom, ce sobriquet, «C’est,» me dit-il avec un sourire de satisfaction (le croque-mort est très facétieux de sa nature), «parce que la populace prétend que nous faisons des repas de corps.»

Ainsi que pour le croque-mort, comme nous venons de le voir, il y a pour l’administration de bons et de mauvais morts, de bons temps et des mortes-saisons. Les mortes-saisons toutefois ne sont pas celles où l’on meurt, mais bien celles où l’on ne meurt pas, ou du moins où l’on ne meurt guère. Un bon temps, c’est quand le mort donne; cependant, pas à l’excès. Quand le mort donne avec trop d’enthousiasme, cela devient désastreux. Le choléra fut une époque déplorable; il y avait trop d’ouvrage pour la bien faire: chaque grappe ne pouvait aller sous le pressoir; on enterrait à la hâte et sans luxe; l’entreprise manquait de tentures et de chars; on empilait les morts sur des haquets, on les emportait à pleins tombereaux comme des gravois.—Mais la grippe d’il y a deux ans, à la bonne heure, ce fut un âge d’or!... Aussi le croque-mort n’en parle-t-il jamais sans une larme d’attendrissement.

Dès qu’une aimable recrudescence se fait sentir, dès que le ciel, dans sa bienveillance, envoie la plus légère mortalité, les employés et les quatre-vingts chevaux de service ordinaire deviennent bien vite insuffisants; il faut alors avoir recours à des hommes et à des bêtes de louage, et c’est alors que le croque-mort et le cocher de raccroc apparaissent sur l’horizon.

Le croque-mort de raccroc se fait avec tous les portiers d’alentour et les décrotteurs qui se trouvent sous la main. Mais quelquefois la pénurie est si grande (Dieu vous garde en cette occurrence de passer dans le faubourg!), qu’on vous arrête au passage. «Voulez-vous gagner trente sous?» vous dit-on, et sans en attendre davantage on vous entraîne, et, bon gré, mal gré, l’on vous force, comme on force dans un incendie à faire la chaîne, à endosser le frac funéraire. Chaque cortége alors forme une délicieuse mascarade! C’est à pouffer de rire, c’est à éclater dans sa peau! On prend dans les magasins les premiers haillons venus. Un pantalon, qui lui entrera jusqu’aux épaules, et une houppelande gigantesque tomberont en partage à un petit homme racorni, tandis qu’un portefaix herculéen aura un habit que vous prendriez pour sa cravate.—On raconte que M. Bulwer fut ainsi raccroché un jour (s’imaginant obéir à la loi du pays, l’honorable touriste se laissa faire), et que miss Trollope l’ayant par hasard aperçu derrière un corbillard, dans un accoutrement des plus grotesques, le trouva si bouffon, si comical, si whimsical, qu’elle se pâma d’aise, l’aimable aventurière, et tomba de sa Hauteur à la renverse.—Avec chaque attelage supplémentaire, le loueur de chevaux fournit aussi un homme d’écurie; celui-ci, on l’affuble en cocher, et je vous prie de croire que ce n’est pas le moins récréatif! Vous imaginez-vous l’allure dégagée de ces Bas-Normands fourrés dans de hautes bottes à manchettes, dans d’énormes casaques à la française, et vous figurez-vous leur gros museau de polichinelle coiffé d’un chapeau aquilin, à l’angle duquel pendent tristement en manière de crêpe les derniers vestiges d’une loque.

Les cochers de corbillard titulaires sont en général d’une essence plus éthérée que les croque-morts, quoique pour la boisson ils soient leurs pairs, et qu’ils aient comme eux leur double odeur, non pas cette fois le cadavre et l’alcool, mais le vin et la litière.—L’histoire de ces bonnes gens, c’est l’histoire de bien d’autres, c’est l’histoire du cheval de fiacre.—Ce sont d’anciens serviteurs de grandes maisons, de maisons royales même, qui, après avoir été ravagés par l’âge et le malheur, après avoir perdu cheveux et chevance, de condition en condition arrivent enfin à cette dernière. Leur Westminster, à eux, c’est Bicêtre! c’est Bicêtre le gracieux Panthéon où, quand ils sont tout-à-fait hors d’usage, la patrie reconnaissante les envoie se coucher! Mais ce cas est bien rare; frappés d’un coup de sang ou d’un coup de vin, ces braves s’éteignent plus communément sous les drapeaux.

Le cocher de tenture, qui, tout bien considéré, n’est qu’une variété assez insignifiante du croque-mort proprement dit, a pour mission spéciale de prêter la main aux tapissiers, et de transporter les objets qui servent à décorer la porte de la maison mortuaire. C’est du reste un fort mauvais farceur que rien ne recommande, et qui pratique une supercherie dont vous me voyez encore tout scandalisé.

Quand sa besogne est achevée, il monte chez le trépassé, et d’un air sentimental, tout en glissant adroitement la demande de son pour-boire, il prie la famille de lui donner n’importe quoi pour aller chercher l’eau bénite nécessaire; mais, au lieu d’aller à la paroisse, l’effronté s’en va tout simplement se rafraîchir chez un marchand de vin, où, tandis qu’il s’ingurgite un demi-setier, il remplit le vase à la fontaine. «Eau filtrée ou eau bénite, se dit-il, qu’est-ce que cela fiche?... les morts ne se plaignent point!» Cela est très vrai, mon garçon, mais ils n’en sont pas moins floués.

Ce personnage qui marche en arbalète devant le char, et qui porte une écharpe en ceinture, un chapeau à cornes, le frac noir, les petits ou les gros souliers (autrefois les bottes en cœur), le fin ou le gros pantalon (parfois le parapluie), c’est le commissaire des morts, ou plutôt M. l’ordonnateur!!! Comme il s’imagine représenter M. le maire, qui n’a pas le temps de venir, et doubler M. l’ordonnateur général, le drôle n’est pas sans quelque penchant à la suffisance et ne serait pas éloigné de prendre sa canne ornée d’une urne cinéraire pour un sceptre, et de se prendre lui-même pour une majesté. Quelques-uns cependant ont des mœurs plus terrestres, et, sans grand souci pour leur blason, trinquent avec les officiers de l’église ou les cochers, et lichent très volontiers le canon sur le comptoir.—Pour faire un ordonnateur ou commissaire des morts, la préfecture, car c’est elle qui les fournit, prend d’ordinaire son candidat parmi les journalistes incorruptibles ou les préfets tombés en deliquium.

Quand survient un mort de première classe, ou du moins de bonne qualité, messieurs les hauts employés des bureaux quittent brusquement la plume pour l’épée, l’habit râpé du commis pour le pourpoint et le mantelet, le chapeau rond pour les panaches, et se transforment tout-à-coup en ce noble et imposant personnage, dont voici un crayon délicieux et fidèle de notre cher Henri Monnier.

Ainsi travesti, ce majestueux mercenaire prend le titre fastueux de maître des cérémonies. En effet, c’est lui qui dirige le cérémonial voulu, l’ordre et la marche, qui indique aux gens du convoi la manière de s’en servir.

C’est une espèce de garçon d’honneur donnant le branle et menant la mariée.

Comme il porte le haut-de-chausses, ses gras de jambes jouent chez lui un très grand rôle et sont dans son affaire de première importance.

Un maître des cérémonies complet coûte dix francs; mais on peut en avoir un sans mollets pour huit.—Un cagneux ne vaut que sept; et pour trois livres dix sous, autrefois, il y en avait à jambes torses.

Mais, hélas! l’entreprise des pompes a fait aussi sa révolution, et chaque jour, ainsi, des détériorations physiques et morales y sont apportées. La décence et le luxe y remplacent de plus en plus et d’une façon désespérante l’antique et primitive simplicité. On y pousse aujourd’hui la folie jusqu’à tresser la crinière et la queue des chevaux comme la blonde chevelure de nos maîtresses, jusqu’à parer leur front d’une cocarde, jusqu’à vernir leurs sabots. En un mot, les morts trouvent maintenant aux Pompes, à toute heure, un excellent comfortable,—les vivants, les attentions les plus délicates et jusqu’à des habits de deuil tout faits et à louer; il y a même pour les envois en province des berlines ravissantes, éblouissantes, où le trépassé pourrait au besoin se mirer. La case dans laquelle le défunt se loge est si heureusement dissimulée que j’ai vu plus d’une fois à Longchamps figurer incognito ces élégants équipages. Quand un cocher part pour un transport, soit pour mener ou ramener feu M. de Carabas dans ses terres, soit pour conduire outre-mer quelque baronnet venu chez nous pour apprendre les belles manières, mais mort à la peine, il emporte d’ordinaire avec lui une grande provision de poudre et d’arquebuses, et tout le long de son chemin il fait une guerre terrible. Chaque pièce qui tombe sous ses coups est cachée adroitement dans les profondeurs de là berline, et c’est une chose assez plaisante, au retour du voyage, que de voir déballer cette espèce de bourriche et débarquer, en compagnie de saucissons passés en fraude, une myriade d’écureuils, de bécassines ou de lapins. Mais, comme il en coûte 10 francs par poste pour faire voyager ainsi les os de ses pères, bien des gens d’ordre et d’économie les mettent tout bonnement au roulage.—Un jour que je me trouvais chez un jeune député de ma connaissance, j’entendis tout-à-coup s’arrêter un camion à la porte. On sonne, j’ouvre, et l’on me remet un papier. «Qu’est-ce?» s’écrie notre célèbre représentant. Je dépliai alors le billet et je lus: «La Bastide et Simon frères, commissionnaires-chargeurs à Marseille.—A la garde de Dieu et sous la conduite de Jean-Pierre, voiturier, nous avons l’honneur de vous faire passer la dépouille mortelle de M. le comte de ***, à raison de 5 francs les cent kilogrammes, prix convenu.»—«Ah! je sais,» fit alors mon noble ami, c’est feu mon respectable père qu’on me renvoie.» Puis, se tournant de mon côté: «Tu es bien heureux, mon cher, d’être orphelin,» me dit-il avec un sourire aimable, «ces gueux de parents, ça vous ruine! ça n’en finit pas!...»—Au Père La Chaise, sur la simple présentation d’une lettre de voiture, ou l’estampille de la douane, le conservateur reçoit les morts à bras ouverts; mais si par hasard leurs papiers ne sont pas en règle, s’ils ont perdu leur passe-port, on les traite de vagabonds et de républicains, et ils courent grand risque de coucher au corps-de-garde.

Rue Saint-Marc-Feydeau, 18, il existe aussi depuis quelques années, sous le titre de Compagnie des Sépultures, une magnifique succursale de la grande entreprise du faubourg Saint-Denis. Cet établissement est vraiment si rempli de commodités, que nous ne saurions le passer sous silence sans une criante injustice. Avez-vous fait une perte, allez là: moyennant une faible reconnaissance, on s’y charge de tout régler et de tout ordonner, depuis A jusqu’à Z, avec l’église comme avec les Pompes, y compris les distributions de vos aumônes; si bien qu’une fois votre commande faite vous n’avez plus à vous occuper du défunt, pas plus que s’il n’existait pas, et vous pouvez partir tranquillement pour les courses de Chantilly ou pour le couronnement de la reine d’Angleterre ou de la rosière de Bercy.—Joint à cet établissement, ajoutez, s’il vous plaît, qu’il y a, pour le plus grand agrément du visiteur, une exposition perpétuelle de petits sépulcres, de petits jardins funèbres, de tombeaux grands comme la main, d’urnes imperceptibles, de cercueils portatifs, le tout à prix fixe et dans le dernier goût. C’est à vous de choisir parmi tous ces ravissants échantillons. Voudriez-vous par hasard faire embaumer l’objet de vos regrets éternels? On vous présentera une jeune fille, un canard et un poulet injectés depuis trois ans par M. Gannal, encore aussi frais et aussi appétissants que s’ils sortaient de chez le marchand de comestibles.

Cette compagnie, ainsi que MM. les marbriers et tous les ouvriers des cimetières, nourrit au dehors une multitude de courtiers et de drogmans (le nombre en est, dit-on, formidable), qui, toujours à la piste des moribonds, des valétudinaires et des morts, aussitôt que vous êtes enrhumé, ou que vous avez rendu l’âme, se précipitent à votre porte, où par jalousie de métier souvent ils se livrent de sanglants combats et périssent.—Quelquefois ces industriels poussent l’adresse et la sollicitude jusqu’à graisser la patte du portier pour qu’il les vienne avertir dès que le malade aura tourné de l’œil, et qu’il favorise leur introduction, à l’exclusion de tout autre.—«Madame, un monsieur tout en noir, et qui paraît prendre une part bien vive à votre deuil, demande à être conduit près de vous.»—L’inconnu entre d’un air pénétré et le mouchoir à la main.—La dame s’incline et fait signe à l’homme attendri de s’asseoir.—«Vous avez fait une grande perte, madame.—Oui, monsieur, bien grande.—Bien douloureuse.—Oui, bien douloureuse, et dont je ne saurai jamais me consoler.—Madame, que souvent le destin est cruel!-Vous êtes bien bon, monsieur, de m’apporter quelques douces paroles: mais je crois n’avoir pas l’honneur de vous connaître, que me voulez-vous?—Je sais, madame, qu’il n’est rien qu’une mère ne fasse pour la mémoire d’une fille chérie... Hélas! que ce monde est plein de tristesse!... Je suis, madame, courtier près la compagnie des sépultures (ou courtier particulier de M. de La Fosse, fabricant de sarcophages), et je venais voir, madame, si par hasard vous n’auriez pas besoin d’un tombeau; nous en avons de neufs et d’occasion, et dans le dernier genre....» A ces mots notre homme essuie une bordée terrible; mais il est à l’épreuve du feu.—«Comment, monsieur, vous n’avez donc ni cœur ni âme pour venir troubler ainsi une pauvre femme dans sa solitude et son désespoir! C’est une abomination, c’est une honte, le métier que vous faites!....» Et là-dessus on le jette à la porte, mais il revient le lendemain; car rien ne saura l’arrêter jusqu’à ce qu’il vous ait extorqué quelques ordres.—Il n’y aurait qu’un moyen de se défaire d’un pareil misérable, ce serait de le tuer; mais la loi jusqu’à ce jour n’y autorise que faiblement.

C’est au faubourg du Roule, chez un illustre ébéniste, nommé on ne peut plus heureusement M. Homo, que se fabriquent les cercueils de chêne et de palissandre, les cercueils marquetés, guillochés, damasquinés, à compartiments, à secrets ou à musique; mais la grande manufacture des bières à l’usage de la canaille, c’est-à-dire des bières de bois blanc, est établie au village de la Gare. L’ouvrier qui en a l’entreprise est tenu dans l’obligation d’en avoir toujours au moins six mille de faites, et dans chaque mairie, une bonne collection. Ce tailleur suprême, qui enfonce Zang, Staub et Dussautoy, fait à ce métier sa fortune, tout comme MM. les vaudevillistes des Pompes de leur côté font la leur. C’est une chose bien curieuse que l’énorme quantité de vivants qui vivent à Paris de la mort! Sans la population souterraine un tiers de la garde nationale serait sans ouvrage et sans pain!—Au carrosse de luxe, il faut un attelage de luxe. Il faut des fleurs à la beauté, il faut des perles au poignard. Aussi n’est-ce point notre héros, ce mince et chétif personnage qui jouit de la douce faveur d’ensevelir les heureux du jour et de les mettre dans leurs cercueils Boule ou Charles Ier Non, mon cher marquis, il y a un gros garçon tout exprès pour cela: fleuri, potelé, presqu’un amour. Ce beau mignon, vous l’avez vu sans doute, il est très reconnaissable; il porte toujours sur l’épaule un sac énorme en guise de carquois; car il faut vous dire que pour épargner aux cadavres super-fins toute émotion et tout cahot désagréable, bien que leurs cercueils soient matelassés et garnis d’oreillers comme un boudoir, on les enterre à bouche que veux-tu? dans le son.

Tout le monde connaît la triste, et philosophique et populaire composition de Vigneron, cet honnête et modeste peintre; je veux dire le Convoi du Pauvre. Dans le char de l’indigence un homme obscur gagne silencieusement son dernier asile. Sans cortége et sans apparat, il passe comme il a vécu. Trahi par la fortune, abandonné des siens, un seul ami lui reste et le suit; et cet ami, c’est son chien! un pauvre barbet, portant la tête basse et enfouie sous les soies longues et crottées de sa toison inculte.—Ce tableau simple et déchirant, Vigneron l’a fait!... A Biard il en reste un autre moins sombre et que son pinceau railleur reproduirait merveilleusement!—Celui-là, je l’ai vu, de mes propres yeux vu!—C’était un homme, ô sublime philosophie! qui seul derrière un corbillard suivait les restes de sa défunte adorée et fumait tranquillement sa pipe.

Il va sans dire que ce sont les croque-morts de la métropole que nous avons pris pour type et archétype. Ceux des provinces varient à l’infini, mais au demeurant, ils ne sont toujours que des provinciaux. J’en ai rencontré dans quelques villes qui ressemblent assez par le costume à des marchands arméniens d’Archangel, et d’autres qui m’ont paru un assez heureux mélange du charbonnier et du rabbin.—L’usage des chars, qui fait dire au peuple de Paris: «En tous cas, nous sommes sûrs de ne pas nous en aller à pied;» ou «Viendra un jour où, ventrebleu! à notre tour aussi nous éclabousserons!...» n’est pas généralement adopté et ne le sera pas de sitôt sans doute. Beaucoup de villes regardent encore ce mode de transport funèbre comme un véritable sacrilége, et il n’y a pas fort longtemps même qu’à Moulins la populace a jeté dans l’Allier un malencontreux corbillard qui avait osé se montrer par la ville.

La gaieté qui règne chez nos aimables vaudevillistes du faubourg, tout héliogabalique, tout sardanapalesque, tout exorbitante qu’elle a pu vous sembler, est bien déchue cependant de son antique splendeur. Hélas! ce n’est plus que l’ombre d’elle-même. Il fallait voir avec quelle magnificence inouïe se célébrait autrefois le jour des Morts. Le jour des Morts, c’est la fête des Pompes, c’est le carnaval du croque-mort! Qu’il semblait court ce lendemain de la Toussaint, mais qu’il était brillant!... Dès le matin toute la corporation se réunissait en habit neuf, et tandis que MM. les fermiers, dans le deuil le plus galant, avec leur crispin jeté négligemment sur l’épaule, répandaient leurs libéralités, les verres et les brocs circulant, on vidait sur le pouce une feuillette. Puis un héraut ayant sonné le boute-selle, on se précipitait dans les équipages, on partait ventre à terre, au triple galop, et l’on gagnait bientôt le Feu d’Enfer, guinguette en grande renommée dans le bon temps. Là, dans un jardin solitaire, sous un magnifique catafalque, une table immense se trouvait dressée (la nappe était noire et semée de larmes d’argent et d’ossements brodés en sautoir), et chacun aussitôt prenait place.—On servait la soupe dans un cénotaphe,—la salade dans un sarcophage,—les anchois dans des cercueils!—On se couchait sur des tombes,—on s’asseyait sur des cippes;—les coupes étaient des urnes,—on buvait des bières de toutes sortes;—on mangeait des crêpes, et sous le nom de gélatines moulées sur nature, d’embryons à la béchamelle, de capilotades d’orphelins, de civets de vieillards, de suprêmes de cuirassiers, on avalait les mets les plus délicats et les plus somptueux.—Tout était à profusion et en diffusion!—Tout était servi par montagnes!—Au prix de cela les noces de Gamache ne furent que du carême, et la kermesse de Rubens n’est qu’une scène désolée.—Les esprits s’animant et s’exaltant de plus en plus, et du choc jaillissant mille étincelles, les plaisanteries débordaient enfin de toutes parts,—les bons mots pleuvaient à verse,—les vaudevilles s’enfantaient par ventrée.—On chantait, on criait, on portait des santés aux défunts, des toasts à la mort, et bientôt se déchaînait l’orgie la plus ébouriffante, l’orgie la plus échevelée. Tout était culbuté! tout était saccagé! tout était ravagé! tout était pêle-mêle! On eût dit une fosse commune réveillée en sursaut par les trompettes du jugement dernier.—Puis lorsque ce premier tumulte était un peu calmé, on allumait le punch, et à sa lueur infernale, quelques croque-morts avant tendu des cordes à boyau sur des cercueils vides, ayant fait des archets avec des chevelures, et avec des tibias des flûtes tibicines, un effroyable orchestre s’improvisait, et, la multitude se disciplinant, une immense ronde s’organisait et tournait sans cesse sur elle-même en jetant des clameurs terribles, comme une ronde de damnés.

Le punch et la valse achevés, on remontait gaiement dans les chars, on regagnait promptement la ville, et l’on venait souper en masse au café Anglais.—C’était alors un bien étrange spectacle que cette longue enfilade de voitures de deuil et de corbillards, stationnant sur le boulevard de la fashion à la porte d’un cabaret de bon ton, d’une popine, d’un calix thermarum, comme eût dit Juvénal; et dans l’intérieur, ce n’est pas, je vous prie, un spectacle moins bizarre, que cette bande joyeuse de farceurs en costume funèbre attablés avec des lions et des filles, sablant le madère et le sherry, en chantant le God save the king sur l’air de la mère Godichon!

Mais, hélas! que les temps sont changés! Aujourd’hui cette brillante fête, à peu près abolie, ne se signale plus au croque-mort consterné que par une misérable gratification de trois livres, et pas sterling.—Trois francs! trois misérables francs! avec cela que voulez-vous qu’on fasse? On ne peut ni acheter un clyso-pompe, ni coucher en ville, ni suborner la reine de Prusse, et encore moins souscrire aux Français peints par eux-mêmes ou aux Anglais.—Cependant gardez-vous de croire que toute tradition de ces réjouissances soit à jamais perdue, et qu’elles n’aient laissé dans les mœurs aucune trace. Un riche et copieux banquet, mêlé de farces et d’intermèdes, a été donné il n’y a pas fort longtemps même par le menuisier qui façonne les boîtes de luxe, dont je vous parlais tout-à-l’heure, et il se passe rarement plus d’une année sans que les Pompes ne soient le théâtre de quelque nouvelle et délicieuse bouffonnerie.

P. S.—Si pour quelques légères railleries échappées à ma plume indiscrète, on allait se fâcher sérieusement contre notre héros et lui faire un crime irrémissible de la fragilité de ses mœurs un peu régence, je serais vraiment bien désolé. Mon Dieu! je l’ai dit, c’est la profession qui veut ça. Sauf Tobie et Joseph d’Arimathie, depuis la création du monde, tous les ensevelisseurs ont toujours été des drôles! il ne faut pas leur en vouloir; et d’ailleurs, auprès des libitinaires antiques, des nécrophores et des sandapilarii, nos croque-morts sont des vestales, qui méritent le prix Monthyon.

Pétrus Borel.


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