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Les Français peints par eux-mêmes, tome 2: Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle

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LE JOUEUR DE BOULES
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LE JOUEUR DE BOULES.

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Peut-être avez-vous remarqué quelquefois, sous les ombrages soi-disant frais des Champs-Élysées, au milieu des solitudes de l’Observatoire ou de la barrière du Trône, deux lignes parallèles de spectateurs, lignes mouvantes qui s’allongent dans toutes les directions, qui serpentent dans la plaine, qui s’écartent et se rapprochent, qui se dissipent et se reforment incessamment, et au-dessus desquelles on voit s’élever, par intervalles, de petits globes noirs pareils à des bombes, mais à des bombes qui n’éclatent jamais; tandis que, à travers les pieds des spectateurs, d’autres globes semblables roulent, se précipitent, et jettent partout le désordre et la confusion.

Approchez-vous avec précaution et mesure. La précaution n’est pas pour vous: elle est pour ces globes vagabonds. Qu’il vous arrive d’en heurter quelqu’un au grand détriment de vos jambes! vous recueillerez, pour excuses et pour marques de compassion, mille reproches, mille malédictions, mille injures. Oserez-vous bien vous plaindre du coup que vous avez reçu? Votre coup! eh, malheureux! il ne s’agit que de celui que vous avez fait manquer.

En manière de dédommagement et de consolation, étudiez le tableau que vous avez sous les yeux. Les bonnes figures! les honnêtes et placides physionomies de rentiers! Car il n’est pas permis de s’y tromper: ce sont, pour la plupart, d’anciens négociants qui ont passé par toutes les tribulations des fins de mois, et qui, retirés dans leur revenu, comme le rat dans son fromage, n’ont d’autre souci que les prédictions du baromètre et le cours de la rente. Les voilà, le corps penché en avant, le cou tendu. Le soleil brûle leurs têtes. Le froid rougit leur nez et bleuit leur visage; ils s’inquiètent bien du froid ou du soleil! Trop long! disent-ils gravement. Trop court! disent-ils encore d’un ton doctorat, et ils resteront là, se passionnant pour telle ou telle boule, et suivant d’un œil exercé les diverses chances du jeu, jusqu’à ce que le jour baisse, et que l’heure du dîner approche. Alors vous verrez le cercle se dissiper avec regret: ces braves citadins s’en retourneront lentement à leur faubourg, emportant des émotions, des souvenirs, un fonds inépuisable de conversation et un violent appétit. Voilà une journée bien employée!

Les joueurs sont dignes des spectateurs. Examinez celui que Charlet a placé sous nos yeux. Vous le voyez: le joueur de boules doit avoir de quarante-cinq à cinquante ans; c’est pour lui la belle saison de la vie, l’âge de la perfection; il a conservé la force qui exécute, il a acquis l’expérience qui dirige. Car, ne vous y trompez pas, vingt ans d’études et d’exercices assidus ne suffisent pas toujours pour former un joueur de boules de quelque distinction. Regardez bien celui-ci: vous lirez sur son visage, dans son attitude même, toutes les tribulations auxquelles son âme est en proie; il est sous l’influence simultanée des deux plus puissants mobiles du cœur humain: la crainte et l’espérance. Il vient de lancer sa dernière boule: elle roule devant lui, et vous pouvez en suivre le mouvement sur sa physionomie; il la couve, il la protège du regard; il la conseille, il voudrait la voir obéissante à sa voix; il en hâte ou bien il en ralentit la marche selon qu’une ravine ou un monticule l’arrête au passage, ou la précipite à une descente; il l’encourage du geste, il la pousse de l’épaule, il la tempère de la main; suspendu sur la pointe du pied, le bras tendu, le visage animé par une foule d’émotions diverses, il imprime à son corps les ondulations les plus bizarres. On dirait que son âme a passé dans sa boule.

Si l’importance d’un jeu se mesurait au degré d’intérêt qu’on y apporte, le premier de tous, sans contredit, serait le noble jeu de boules. Chez ceux qui se livrent à cet amusement, ce n’est pas seulement un goût prononcé, c’est une passion véritable, c’est une sorte de fanatisme. Si le fameux maître à danser Marcel a pu s’écrier: Que de choses dans un menuet! que n’eût-il point dit, s’il eût parlé d’une partie de boules? Toutefois il convient, ce me semble, de s’occuper de l’arme avant d’arriver au guerrier, et de faire connaissance avec la théorie avant d’en suivre l’application sur le terrain.

Sans retracer ici l’histoire de la boule, qu’il me soit permis de faire observer qu’elle joue un rôle important dans la composition de cet univers, et sur cette terre en particulier. Les arts et les métiers ont leur boule spéciale; les architectes connaissent la boule d’amortissement; les chaudronniers donnent le nom de boule à une enclume ronde; le fourbisseur à un instrument en bois de ce nom; la maréchalerie cite ses boules de licou, et l’art du metteur en œuvre ses boules à sertir: enfin il n’est pas de chasseur un peu exercé qui ne sache ce que c’est que la boule du chamois.

La balle et la bille, si chères aux écoliers, ne sont que des diminutifs de la boule, dont le ballon est une ampliation. Si la boule ne règne pas seule dans le jeu de quilles, elle en est incontestablement l’âme. Que feriez-vous de vos quilles, symétriquement plantées, sans la boule indispensable à les abattre? qui sait si dans une pareille extrémité, les joueurs de quilles ne se verraient pas réduits à implorer l’assistance d’un chien, malgré leur inimitié proverbiale pour cet intéressant animal? L’antique jeu du mail, qui a donné son nom à une rue de Paris et à tant de promenades dans nos provinces, consistait en une boule d’un bois très-dur qu’on lançait à l’aide du mail ou maillet; il en est ainsi du jeu de la paume, qui tombe chaque jour en désuétude, et du jeu de billard, auquel nos écoles de droit et de médecine ont fait faire, dans ces dernières années, de si prodigieux progrès. Entrez dans un café; le billard est inoccupé, les queues sont à l’abandon. Où sont les billes? le maître de l’établissement les a dans sa poche, et, avec elles, tout le jeu de billard. Si, vous associant aux jeux de vos enfants, vous leur permettez de gonfler une gouttelette d’eau savonneuse suspendue à l’extrémité d’un chalumeau, c’est une boule qu’ils produisent infailliblement; savant enfantillage auquel se livrait Newton quand il étudiait la théorie de la lumière!

De tout temps la boule a joué un rôle fort important dans la politique; elle a donné son nom aux bulles des papes, en prêtant sa forme aux sceaux qui y étaient attachés; il en fut de même de la bulle d’or, sur laquelle s’appuya si longtemps le droit public en Allemagne. La première boule d’or dont l’histoire ait consacré le souvenir est celle que Tarquin l’Ancien donna comme insigne à son fils, et que celui-ci portait à son cou. Aujourd’hui ce sont les boules qui gouvernent dans les états constitutionnels; elles y décident de l’adoption ou du rejet des lois; elles consolident ou renversent un ministère, et c’est une assez belle gloire! Le mot de boule a conquis en outre un sens moral, et vous l’entendez chaque jour au figuré. Dans le langage populaire on honore du nom de boule la tête d’un homme. Le vaste cerveau de Cuvier, où toutes les connaissances humaines avaient leur compartiment, leur casier, comme dans une vaste bibliothèque distribuée par ordre de matières, qu’était-ce autre chose qu’une fameuse boule?

Tout cela est bien évidemment à l’avantage du jeu de boules; on voit combien il peut prêter aux autres, sans avoir besoin d’en rien emprunter. Son importance a été si bien reconnue par les savants auteurs du Dictionnaire encyclopédique, qu’ils n’ont point dédaigné de lui consacrer un chapitre.

Écoutez; je cite textuellement:

«On joue le jeu de boules à un, deux, trois contre trois, ou même plus, avec chacun deux boules pour l’ordinaire. Les joueurs fixent le nombre de points à prendre dans la partie, à leur choix. C’est toujours ceux qui approchent le plus près des buts qui comptent autant de points qu’ils y ont de boules. Ces buts sont placés aux deux bouts d’une espèce d’allée très-unie, rebordée d’une petite berge de chaque côté, et terminée à chacune de ses extrémités par un petit fossé que l’on appelle noyon. Quand on joue, si quelque joueur arrête la boule, on recommence. Il n’est pas permis de taper des pieds pour faire rouler la boule davantage, ni de la pousser en aucune façon, sous peine de perdre la partie. Une boule qui est entrée dans le noyon et a encore assez de force pour revenir au but ne compte point; un joueur qui joue avant son tour recommence, si l’on s’en aperçoit; celui qui a passé son tour perd son coup. Il est libre de changer de rang dans la partie, à moins qu’il ne soit convenu autrement. Qui change de boule n’est obligé qu’à reprendre la sienne et à jouer son coup si personne n’a encore joué après lui; mais si quelqu’un a joué, il remet la boule à la place de celle qu’il a jouée, si l’autre veut jouer avec sa boule.»

Quelques-unes de ces règles sont encore en vigueur, mais le jeu de boules, lui aussi, a proclamé son indépendance; il s’est affranchi des terrains préparés exprès, comme on en voyait encore quelques-uns, il y a trente ans, le long de la partie droite des Champs-Élysées, où s’élève aujourd’hui le quartier Beaujon; le noyon a totalement disparu, et c’est tout au plus s’il existe encore dans la mémoire des doyens des joueurs de boules; la nouvelle génération ne le connaît pas. Autrefois le jeu de boules s’appelait aussi cochonnet. Cette dénomination, dont l’étymologie m’est inconnue, n’appartient plus maintenant qu’à la petite boule qui sert à marquer le but; encore n’est-elle usitée que sur la rive droite de la Seine: sur la rive gauche, le cochonnet s’appelle le petit, peut-être dans le but louable de ne point effaroucher la délicatesse du faubourg Saint-Germain, par un diminutif qui rappelle un animal immonde. Dans ces derniers temps, quelques joueurs de boules, séduits sans doute par la manie des innovations, ont essayé de substituer aux deux dénominations consacrées par l’usage, celle de bouchon; mais leur tentative a été repoussée, et ils n’ont point fait école. Les amateurs du noble jeu de boules ont compris qu’ils ne devaient pas admettre dans leur vocabulaire un terme emprunté à un jeu que pratiquaient jadis les laquais dans les châteaux, et qui ne sert plus guère aujourd’hui de délassement qu’aux gamins de Paris du premier âge; car ils attaquent de front le jeu du tonneau dès qu’ils atteignent l’âge d’émeute.

Quoique les conditions pour la fixation du nombre des points soient les mêmes qu’autrefois, une partie de boules se joue ordinairement en onze points. Celui des joueurs qui dans un coup gagne un ou plusieurs points, acquiert le droit de lancer le cochonnet, et par conséquent de déterminer le but. L’avantage qui en résulte est si important, que cette question ne doit pas être traitée légèrement.

D’abord il faut savoir qu’un joueur de boules se livre à une foule d’études préparatoires dont la principale a pour objet la connaissance exacte du terrain. Il en est qui connaissent, aux Champs-Élysées, l’assiette des lieux et jusqu’aux moindres sinuosités du sol, aussi bien que Napoléon connaissait sa carte d’Europe.

Ils y vont souvent le matin, en cachette les uns des autres; ils suivent les déviations de leurs boules, étudient l’effet des pentes, calculent quelle ressource offrira un ricochet savamment combiné. Munis de ces instructions géographiques, sans affectation, sans avoir l’air d’être déterminés autrement que par le hasard, maîtres du cochonnet, ils le dirigent vers un but dont les approches leur sont familières. Il faut donc être quelque peu versé dans la diplomatie pour conserver tous ses avantages à un combat de boules. Ce n’est pas tout: le joueur de boules qui dispose du cochonnet, est le souverain le plus absolu qui se puisse imaginer; le moment où il élucubre dans sa pensée la direction qu’il lui donnera est peut-être le moment où il est le plus beau. Son visage est impassible comme l’était celui de M. de Talleyrand: vainement on cherche à deviner son dessein; vainement les spectateurs veulent s’orienter sur sa physionomie afin de se bien placer; quand ils attendent le cochonnet dans une direction, ils le voient rouler dans une autre, et tous, sans le plus léger murmure, sans se permettre la moindre observation, se rangent en une double haie, où le despotisme du joueur a voulu qu’ils vinssent se ranger. Quel souverain oserait se flatter d’obtenir de ses sujets une telle obéissance!

Les joueurs de boules ne fabriquent pas leurs armes; mais ils ne confient à nul autre qu’à eux-mêmes le soin de leur donner la plus grande perfection possible. Les novices, les commençants se servent encore de boules en bois sans aucune autre préparation; il arrive même quelquefois que des amateurs tièdes, n’ayant point de boules à eux, en louent à l’espèce de cabaret-masure qui sert aujourd’hui de rendez-vous aux joueurs. Mais un véritable joueur de boules a ses boules à lui, comme un guerrier son épée; ses boules sont soigneusement piquées de clous, de telle sorte qu’elles conservent la même pesanteur avec une dimension moins grande, et présentent ainsi moins de prise au choc des boules ennemies. Par ce moyen on donne à toutes les sections de la circonférence une puissance égale, qualité essentielle pour calculer les effets d’un projectile. Mais la bonté des armes n’est rien sans la manière de s’en servir.

On divise les joueurs de boules en deux classes distinctes: les pointeurs et les tireurs; non pas que je veuille prétendre que le même joueur ne puisse réunir les qualités du tireur à celles du pointeur, mais il aura toujours une prédilection marquée pour l’un de ces deux procédés. On appelle pointeurs ceux des joueurs qui s’appliquent à gagner des points en plaçant leurs boules le plus près du but, tandis que l’on entend par tireurs ceux qui lancent vigoureusement leur boule sur celles de leur adversaire mieux placées, ou même sur le cochonnet, afin de changer, par son déplacement, les chances présumées des boules éparses sur le terrain. Les joueurs ne connaissent ainsi leurs avantages ou leurs pertes que quand le nombre des boules restées au quartier est entièrement épuisé.

L’office des tireurs, quoique plus brillant en apparence, offre peut-être moins de difficultés que celui de pointeur; leur action est toujours à peu près la même, tandis que les pointeurs ont tant de manières différentes de lancer leur boule, qu’un observateur attentif pourrait y reconnaître le caractère de chaque joueur. L’homme modeste fait rouler sa boule terre à terre vers le but; celui que domine la manie de briller lance la sienne en lui faisant décrire une parabole semblable à celle que décrit une bombe; le grand art consiste, dans ce cas, à lui imprimer, en même temps qu’une force d’impulsion, une puissance de rotation contraire qui l’empêche de rouler trop loin du but.

On a comparé, non sans raison, le jeu de boules, proprement dit, à cet autre jeu de boules que l’on appelle la guerre. Toutes les armes dont se compose une armée y sont en effet représentées. On a vu tout à l’heure le bombardier; le tireur, c’est l’artilleur, chargé d’enfoncer de loin les rangs ennemis, tandis que la boule du pointeur est l’image de l’infanterie, dont la part est toujours si grande dans le gain d’une bataille. Les balles et les boulets, que sont-ils sinon des boules? Les opérations du génie ne s’exécutent pas plus scrupuleusement sur le champ de bataille que sur un champ de boules; j’en atteste ces joueurs qui mettent un soin rigoureux à enlever une pierre malencontreuse, à faire disparaître une touffe d’herbe, enfin à aplanir les obstacles comme le font les sapeurs mineurs. De cette similitude provient probablement le goût des anciens militaires pour le jeu de boules, dernière passion de nos bons vieux invalides. Parmi eux on compte des joueurs très-habiles; on en cite un entre autres qui est manchot. Mais, qu’est cela, quand on songe que la cécité même n’empêche pas ceux qui en sont atteints de se livrer à leur jeu favori.

Dans l’intérieur de l’hôtel des Invalides, sur une espèce d’esplanade plantée, en suite des dernières cours du côté de l’avenue Lamothe-Piquet, est situé le jeu des aveugles. C’est un bien attendrissant spectacle que de les voir lutter ensemble par des combinaisons presque exclusivement intellectuelles. Tous les dimanches, et quelquefois dans la semaine, ils font leur partie; des invalides voyants leur servent de guide, leur font toucher le but, et quand ils ont marqué par un certain nombre de pas la distance qui les en sépare, on est tout étonné de les en voir approcher beaucoup mieux que ne le font un grand nombre de joueurs jouissant de leurs deux yeux. Il serait superflu d’ajouter que les invalides aveugles pointent, mais ne tirent pas.

Les joueurs de boules se font en général remarquer par l’aménité de leurs mœurs; absorbés qu’ils sont par leur passion dominante, on n’en trouverait probablement aucun sur les registres de la police correctionnelle, aucun au greffe de la cour d’assises. Plus que qui que ce soit, les joueurs de boules mènent une vie en dehors; aussi sont-ils essentiellement bons maris et bons pères. Bons maris, en ce sens du moins, que n’étant presque jamais chez eux, ils ne tourmentent point leurs femmes; bons pères, parce qu’ils sont incapables de donner de mauvais conseils à leurs enfants, ne s’en occupant guère que pour en faire des louveteaux, c’est-à-dire pour enseigner de bonne heure les premiers éléments de la boule.

Le jeu de boules présente une particularité qu’il est impossible d’omettre. Si l’on excepte la pêche à la ligne, c’est peut-être le seul exercice auquel on n’ait vu aucune femme se livrer, de sorte qu’en altérant légèrement un vers de Molière, on pourrait dire:

Du côté de la boule est la toute-puissance.

Une autre remarque a été faite a l’endroit des joueurs de boules. De toutes les provinces de France, la Provence est celle qui en fournit le plus à Paris; l’accent provençal et aussi l’accent auvergnat dominent, non-seulement parmi les joueurs, mais aussi dans les rangs des spectateurs. On a observé en outre que la classe de citoyens qui compte le plus d’amateurs distingués, c’est la classe des cuisiniers. Or n’est-il pas extraordinaire que le plus habile joueur de boules dont s’enorgueillissent les Champs-Élysées depuis plus de quarante ans, cumule les deux qualités de Provençal et de cuisinier? C’est M. Maneille, l’Antelle des joueurs de boules et le fondateur du fameux établissement des Frères Provençaux, dont la renommée est devenue européenne.

M. Méry s’est étendu naguère sur le mérite du roi des échecs, M. de Labourdonnais; personne ne devra s’étonner que je fasse connaître au monde le roi du jeu de boules.

M. Maneille est, dit-on, âgé de soixante-douze ans; malgré son âge, non-seulement il pointe, mais il tire avec une verdeur exemplaire. Est-ce le soleil du midi, est-ce le feu des fourneaux qui a bruni son teint, peu importe; seul parmi les joueurs de boules, M. Maneille se revêt d’un habit de combat. Ce costume se compose d’une veste grise, d’un pantalon blanc et de sandales, qui laissent aux mouvements des pieds toute leur souplesse. Sa tête est recouverte d’une casquette; quoi de plus facile que d’y substituer la couronne du roi d’Yvetot?

Roi du jeu de boules! quelle gloire quand on y pense! Il ne faut pas croire qu’elle ait été abandonnée à M. Maneille, sans combat; outre la foule de ceux qui le suivent, longo proximi intervallo, il a un rival à peu près de son âge, et dont la renommée balance la sienne, M. Vilaret.

J’ai eu la bonne fortune d’assister à une partie d’honneur entre ces deux célèbres athlètes. Vous dirai-je comment la fortune penchait tour à tour pour chacun des deux côtés, et par quelle suite de coups heureux l’équilibre détruit se rétablissait aussitôt? Que d’adresse et de précision de part et d’autre! que de savants calculs! quelles évolutions stratégiques, quelles péripéties inattendues! Enfin... mais vous ne saurez pas quel fut celui des deux rivaux qui succomba: le plaisir de célébrer le vainqueur, dans ce magnifique tournoi, cède à la crainte d’affliger le vaincu. Qu’ils gardent leur renommée tout entière, et que la palme soit partagée entre eux, puisqu’ils l’ont si bien méritée!

Nous voulons trop de bien au gouvernement pour ne pas l’avertir que les joueurs de boules croient avoir à se plaindre de lui. C’est une race éminemment pacifique et débonnaire qui jamais n’a dépavé les rues et qui a horreur des barricades. On a remarqué, à la louange éternelle des amateurs de pêche, que le 30 juillet 1830 deux d’entre eux étaient tranquillement occupés sous les arches du Pont-Marie, tandis que la mitraille pleuvait dans Paris, et qu’une dynastie tombait du trône. Si ce jour-là les joueurs de boules ont déserté les Champs-Élysées, c’est que la garde royale s’y était établie. Sans cela... mais enfin, si paisibles qu’ils soient, ils ont aussi leur susceptibilité: l’insecte sur lequel on met le pied se relève et cherche à se défendre. Eh bien! les joueurs de boules accusent le gouvernement de manquer aux égards qui leur sont dus, et de n’avoir aucun souci de leurs plaisirs et de leurs priviléges. Le gouvernement se montre partial en faveur des bitumes; il abandonne les quais, les boulevards et toutes les promenades à une foule d’asphaltes, piéges doublement dangereux tendus aux pieds des promeneurs et à la bourse des petits rentiers. Encore s’il ne s’agissait que de la bourse! mais, grâce à eux, le jeu de boules sera bientôt proscrit de Paris. On le chasse, on le poursuit, on lui fait une guerre à mort. Dès qu’il a choisi un emplacement favorable, et étudié les divers accidents du terrain, arrive le bitume maudit qui s’en empare, qui étend sur lui sa double couche de plâtre et de sable, qui allume ses fourneaux et infecte l’air à une lieue à la ronde: et adieu les profonds calculs, et les heureuses combinaisons! Sur cette surface partout unie la boule roulerait sans intelligence et sans art; elle ne saurait ni s’arrêter, ni décrire une courbe savante; elle irait stupidement devant elle, comme s’il ne s’agissait que de rouler le plus loin possible.

Les Champs-Élysées restaient du moins pour consoler les joueurs de tant d’envahissements; mais en quel état? Bouleversés par les constructions nouvelles, couverts de planches et de gravois, labourés de fossés, impraticables enfin, et tout à fait déchus de leur titre mythologique! A toute force, les joueurs s’en seraient contentés; ils auraient compté pour niveler le terrain, sur les pieds des passants, sur le beau temps et la pluie, et aussi, car on se flatte toujours, sur les soins de la municipalité. Et voilà qu’une nouvelle effrayante retentit à leurs oreilles comme un coup de tonnerre! Les Champs-Élysées seront couverts de bitume! c’en est trop: la patience des joueurs de boules est lassée; ils se révoltent, ils s’insurgent; et, que le gouvernement y prenne garde et réfléchisse mûrement s’il ne doit pas plus d’égards à des citoyens inoffensifs qui paient leur terme et leurs impositions, qui sont intéressés à le soutenir, et qui, dans un jour d’émeute, peuvent convertir leurs instruments de jeu en une arme de bataille, et lancer aux jambes de l’ordre public des boules qu’ils avaient cependant façonnées pour un meilleur usage.

B. Durand.


LE CORRESPONDANT DRAMATIQUE
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LE CORRESPONDANT DRAMATIQUE.

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Voilà ce que le correspondant dramatique, à l’instar de l’épicier, du bonnetier et autres industriels, ferait écrire sur sa porte en grosses lettres, si nous étions encore au temps où les choses s’appelaient par leur nom. Mais il n’en est pas ainsi: le correspondant n’a rien sur sa porte qui puisse le faire deviner, il se donne les airs d’un sous-préfet et se carre majestueusement dans son fauteuil à la Voltaire, depuis dix heures du matin jusqu’à quatre heures du soir, heure à laquelle ses bureaux sont régulièrement fermés.

L’idée de créer un bureau spécial de placement pour cette grande famille des artistes dramatiques remonte à une quarantaine d’années. Elle est due à un comédien de province, qui vint à Paris dans l’espoir d’y trouver un engagement. Après avoir en vain frappé à toutes les portes, à commencer par celle du Théâtre-Français, jusqu’à celle des Funambules, le pauvre diable se trouva, en s’éveillant un beau matin, dans la position critique d’un homme qui n’a plus ni argent ni crédit. Gagner le pont le plus voisin et se précipiter par-dessus le parapet, tel était à peu près le seul parti qu’il eut à prendre; il sut pourtant trouver un moyen de sortir d’embarras. Il s’imagina qu’en s’établissant comme tiers entre les directeurs et les artistes, il pourrait faciliter à ceux-ci les moyens de se placer, et s’assurer par là une existence. Car enfin, se dit-il, on se charge de procurer des cochers, des cuisinières, des commis, etc.; mais lorsqu’un théâtre a besoin de sujets, je ne vois personne à qui ils puissent s’adresser: il reste une lacune à combler. A moi donc les acteurs, à moi les directeurs, à moi la tragédie, à moi la comédie, à moi la danse, à moi le chant! A moi tout ce peuple qui parle, chante, pleure, grimace, sourit, gesticule pour amuser le public! Et comme il faut que chacun vive, tout artiste placé me paiera la bagatelle de deux et demi pour cent. J’attendrai même, s’il le faut, pour être payé, qu’il ait touché ses premiers appointements. Oui, messieurs, la simple et faible rétribution de deux et demi pour cent. Entrez! entrez! Suivez le monde!

Mon individu ouvrit donc son bureau, se mit en correspondance avec les acteurs et les directeurs, et prit naturellement le titre que vous savez. On l’a gratifié depuis du sobriquet de marchand de chair humaine. Le premier commerçant de ce genre fit si bien ses affaires, qu’au bout de quelques années il se retirait avec 15,000 livres de rente. Paris compte en ce moment huit correspondants. Les plus en faveur sont MM. D*** et C***. Ce dernier reçut dernièrement un fort joli cadeau de l’empereur de Russie. L’autocrate, transporté d’aise à la vue des entrechats et des ronds de jambe de mademoiselle Taglioni, envoya tout de suite à M. C***, qui est spécialement chargé des engagements pour Saint-Pétersbourg, une lettre des plus flatteuses, accompagnée d’une tabatière en or enrichie de pierreries.

Le correspondant fait peu d’affaires avec les théâtres de Paris, et cela par une raison toute simple: nos directeurs n’engagent guère un artiste que de la main à la main et sur une réputation à peu près établie. Cependant il obtient parfois sur une de nos scènes le début de quelque célébrité de province. Il se charge, lorsqu’un acteur doit partir en congé, de traiter en son nom avec les villes qui veulent le posséder. Si Paris n’est pas approvisionné par lui, en revanche le reste de la France, la Belgique, la Prusse, l’Allemagne, l’Angleterre; la Russie et jusqu’aux États-Unis et à la Turquie sont inondés de ses envois. Il n’est pas sur la surface du globe, de ville, de bourg, de village, n’importe le degré de latitude, pourvu qu’il y ait une salle de spectacle, qui ne soient parfaitement connus de lui.

O philanthropes! vous frémiriez d’indignation s’il vous tombait entre les mains une lettre d’un directeur au marchand de chair humaine! Pour ces deux hommes, l’acteur est une marchandise, un bétail dont ils trafiquent absolument comme on le fait des nègres dans les colonies! Nul doute qu’ils n’en viennent bientôt, les infâmes, à visiter la mâchoire de l’artiste afin de savoir au juste le nombre des molaires, des canines ou des incisives qui en ont été extraites: chaque dent de moins fera diminuer le prix des appointements en raison de son importance. Il n’est pas superflu de donner ici un échantillon du style du directeur.

«Mon cher,

«Aucun des trois amoureux successivement expédiés par vous n’a réussi. Le premier avait les jambes cagneuses, le second le ventre trop gros et le dernier un nez d’un camard ridicule. On aime chez nous les jambes à peu près droites, les nez idem et les ventres raisonnables. Guidez-vous là-dessus, et tâchez de nous envoyer quelque chose de bien. Que diable! nous y mettons le prix, il nous est donc permis d’être difficiles.

«N.B. Nous tenons aussi à une belle garde-robe: celle de votre dernier était beaucoup trop maigre.»

Une garde-robe bien montée est le complément obligé de tout comédien de province. Sans elle, point de salut possible pour lui! C’est surtout au théâtre qu’on peut souvent dire avec raison: «O mon habit, que je vous remercie!» Mille acteurs ne doivent qu’à cela de se faire supporter du public!

Le correspondant n’a jamais à craindre de se trouver à court de marchandises. Oh! mon Dieu, les artistes viennent à lui sans qu’il ait besoin de les chercher: à la nouvelle d’une place vacante, on les voit fourmiller par douzaines dans son antichambre. Aussi n’a-t-il que l’embarras du choix et la peine d’éconduire ceux qu’il ne peut pas ou qu’il ne veut pas placer: car il a ses protégés, ses clients d’affection, et il cherche naturellement à les pousser de préférence aux autres. Du reste, il se fait peu d’ennemis, grâce à l’adresse merveilleuse avec laquelle il sait dorer la pilule aux mécontents. Il dira à l’un: «Je ne t’ai pas envoyé là parce que tu y serais tombé, le public y est détestable, tous ceux qui y vont sont sifflés;» à un autre: «Ce n’est pas ton affaire, j’ai en vue quelque chose de mieux pour toi.» Enfin, à force de diplomatie il parvient à contenter à peu près tout le monde. Le parent du correspondant, s’il s’avise de suivre la carrière dramatique, est un véritable fléau pour le théâtre. Oh! alors, bon ou mauvais, il faut qu’on l’accepte. Est-il sifflé en comique? on le voit reparaître en premier rôle. Tombe-t-il en premier rôle? il se relève en amoureux; tout lui est indifférent. A la fin, fatigué de le huer, le public n’y fait plus attention et le laisse gagner en paix ses quinze ou dix-huit cents francs.

Nous avons dit plus haut qu’il n’y avait jamais disette de comédiens pour le correspondant. Reçoit-il une demande? il ne lui reste plus qu’à faire signer un engagement double à l’objet de son choix et à l’expédier, orné de sa garde-robe, par la voie des messageries Laffite-Caillard ou de tout autre véhicule. On lui accuse réception comme s’il s’agissait d’une balle de coton ou d’un tonneau de cassonnade, et tout est dit: ses fonctions s’arrêtent là. Que l’acteur réussisse ou non, cela ne le regarde plus.

Nous devons même dire que ses meilleures pratiques, c’est-à-dire celles qui lui rapportent non pas le plus de gloire, mais le plus de profit, sont les acteurs qu’on a baptisés du nom de tombeurs. Trop mauvais pour être supportés nulle part, leur métier consiste à aller débuter dans une ville, à s’y faire siffler, puis à gagner un autre gîte après avoir palpé les appointements d’un mois, indemnité d’usage en pareil cas. Il est donc très-avantageux pour le correspondant de traiter avec des galettes[16] semblables, qui, sans cesse à l’affût de nouveaux engagements, sont obligées d’avoir recours à son entremise.

Cependant il vient un moment où l’acteur de l’espèce de ces derniers ne peut plus continuer son système d’opérations, lequel consiste, comme vous savez, à voler toujours à de nouvelles chutes. Lorsqu’il ne reste plus un seul endroit où il n’ait été sifflé, hué, conspué; lorsqu’après avoir changé cent fois de nom, il est sûr d’être reconnu, quel que soit le pseudonyme dont il s’affuble; en un mot, et suivant l’expression consacrée, lorsqu’il est complétement brûlé auprès des directeurs et des correspondants, alors le tombeur, ne pouvant plus tomber nulle part, se voit forcé de renoncer aux voyages, et s’estime trop heureux de trouver dans un petit théâtre une place de souffleur ou de figurant. Quelquefois il embauche un certain nombre d’artistes d’un talent égal au sien, et va donner des représentations dans les environs de Paris. Il lui arrive aussi de porter dans les ateliers de peinture, d’architecture.... des lettres ainsi conçues:

«Messieurs

«Comme artiste dramatique arrivant de province et me trouvant sans engagement, il m’est bien doux d’espérer que vous m’accorderez une séance d’une demi-heure pour vous réciter mes tirades d’Orosmane, Tancrède, Buridan, Oreste, Néron ou de tout autre rôle.

«Étant assez sûr de mes moyens pour avoir la persuasion de vous plaire, j’ose me flatter que vous voudrez bien m’entendre avec l’agrément de vos chers professeurs.

«Ex-artiste du théâtre impérial de Saint-Pétersbourg et du Conservatoire en 18.., et élève de feu M. Talma.»

Le tombeur finit ordinairement sans mentir à sa vie: il se jette du haut des tours Notre-Dame ou de la colonne Vendôme. C’est la dernière et la plus complète de ses chutes.

Dans la journée, le correspondant est assailli par des visiteurs qui ne sont pas toujours très-divertissants. En voici un qui se présente: c’est un grand jeune homme assez joli garçon et dont la mise ne manque pas d’une certaine élégance. Seulement son linge accuse un blanchissage peu récent.

—Est-ce à M.***, correspondant dramatique, que j’ai l’honneur de parler?

—Oui, monsieur. Qu’y a-t-il pour votre service?

—Monsieur, je joue les ténors et je désirerais trouver un engagement.

—Fort bien, monsieur. A quel théâtre avez-vous appartenu?

—Oh! ma foi, à aucun. Je n’ai même jamais joué. Mais possédant une fort jolie voix.... ici le jeune homme pose subitement son chapeau sur une chaise et se met à entonner d’une voix de Stentor: «O Mathilde...»

—Pardon, je ne doute pas de la beauté de votre voix; mais pour chanter les ténors, encore faut-il quelques notions de l’art dramatique.

—Oui, c’est ce qu’on m’a dit. Pourtant ça ne m’inquiète pas: j’espère bien, une fois engagé, perfectionner mon jeu. Souffrez que je continue: «O Mathilde, idole...»

—Je suis désolé de vous interrompre, mais il m’est impossible de vous juger de cette manière: il faudrait vous voir jouer une scène entière pour comprendre ce que vous savez faire. Tâchez de trouver quelqu’un qui puisse vous donner une réplique, et alors j’irai vous entendre. Je m’en ferai un grand plaisir.

—Comment! c’est aussi difficile que ça? Je croyais que vous alliez m’engager immédiatement. S’il en est ainsi, j’attendrai... je verrai... C’est étonnant tout de même quand on donne le si d’en haut! Tenez, monsieur, si, si... J’ai l’honneur de vous saluer. «O Mathilde, idole de mon âme!...»

A cet original succède un individu qu’on reconnaît tout de suite pour un comédien de province. Sa redingote, ornée de larges revers et d’une foule de brandebourgs, offre un contraste assez plaisant avec un pantalon jadis blanc et un vieux feutre gris qui paraît être en équilibre perpétuel sur le chef de son propriétaire.

«Bonjour, monsieur***.

—Bonjour, mon fils.

—Vous n’avez rien de nouveau pour moi?

—Non, mon garçon, non. Si tu chantais, avec l’habitude de la scène que tu as, parbleu! il y a longtemps que je t’aurais casé.

—Que voulez-vous! chacun son genre. Dire que j’ai joué les premiers rôles à Strasbourg!... (soupirant) Ah! j’ai eu bien de l’agrément dans cette ville!

—Je te l’ai déjà dit, la comédie ne va pas du tout maintenant: je ne fais que de l’opéra et de l’opéra-comique. Du chant. du chant, et toujours du chant! voilà le cri des directeurs. Le public ne veut pas autre chose. C’est une rage, une fureur! Mais ça ne peut pas durer éternellement: on se fatiguera de musique et on reviendra au drame et à la comédie. Alors je penserai à toi.

—Sapristi! vous me ferez bien plaisir, je n’oublierai jamais qu’à Strasbourg...

—Et ton petit bonhomme, comment va-t-il?

—Il se porte comme un roi. A propos, savez-vous que ma femme est accouchée de son deuxième? Ces enfants, ça vient, ça vient au moment où l’on est déjà assez embarrassé pour soi. Dites donc, c’est ma femme qui a été joliment goûtée à Strasbourg!... Mais nous voilà tous les deux sur le pavé! C’est assommant, ma parole d’honneur! Tâchez donc de nous trouver quelque chose: je ne demande pas mille écus par mois: tenez, pourvu que nous ayons de quoi boulotter tout doucement, je serai content. J’aurais pourtant le droit d’être plus exigeant. Quand on a joué les premiers rôles à Strasbourg...

—Parbleu! je le sais fort bien que tu as joué les premiers rôles à Strasbourg, puisque ton engagement a été fait par moi. Mais sois tranquille, je te soignerai.... tu peux en être sûr.

—Allons, au revoir, je compte sur vous.»

L’artiste est déjà sur l’escalier qu’on entend encore murmurer: «Dire que j’ai joué les premiers rôles à Strasbourg!... Gueux de directeurs! chiens de directeurs!» En sortant de chez le correspondant, le premier rôle de Strasbourg va retrouver quelques compagnons d’infortune dans le jardin du Palais-Royal, rendez-vous de prédilection des artistes sans engagement. C’est là qu’ils se consolent de la rigueur du sort en maudissant de concert les directeurs et le public. Mais, remarquez-le bien, jamais ils ne se permettent la moindre excursion dans les cafés d’alentour: ils se contentent du rafraîchissement naturel que leur fournit l’ombrage des tilleuls. Hélas! le pont des Arts, ce pont qui par sa dénomination même devrait leur être ouvert n’est pour beaucoup d’entre eux qu’un affreux sarcasme. Heureusement qu’on peut vivre d’espoir: tous rêvent un brillant engagement et une large moisson de couronnes:

Sans l’espérance, point d’avenir;
«Sans l’espérance, mieux vaut mourir.»

La chanson dit vrai.

Revenons au correspondant. Il est plus difficile de savoir ce qui se passe dans son cabinet, lorsque c’est une actrice qui va solliciter. Nous ne voudrions rien affirmer de crainte d’éveiller quelques susceptibilités; mais nous pensons que les honoraires de deux et demi pour cent ne sont pas les seuls bénéfices auxquels il puisse prétendre. Le soir, il fréquente assidûment les théâtres et ne manque jamais une première représentation. La porte des acteurs lui est ouverte comme celle du public. Dans la salle, on le voit à l’orchestre causer familièrement avec un journaliste; derrière le rideau, on l’aperçoit adossé contre un portant[17], plonger sans façon ses doigts dans les tabatières des artistes, qu’il tutoie presque tous, depuis le plus ignoré jusqu’au plus connu. Et ceci n’a rien de surprenant, car ces gens qui sont aujourd’hui l’idole chérie du public et des directeurs ont autrefois passé par ses mains, pauvres et sans réputation. C’est lui qui les a poussés dans la route, qui leur a fait gagner leurs éperons. Personne ne pourrait publier des mémoires plus curieux: il sait tous les bons mots des acteurs en vogue, la chronique scandaleuse de tous les théâtres, le nombre des amants de mademoiselle une telle, le chiffre exact des dettes de telle autre.

Il n’est pas de gazetier mieux à portée que lui de recueillir ces bruits de coulisses, ces anecdotes de foyers et en général ces mille riens dont le public parisien est si friand. Nombre d’artistes fameux ne dédaignent pas de le consulter sur un effet à obtenir, sur la manière de terminer une tirade. Quelquefois il est ou il a été lui-même un acteur de plus ou moins de talent. Nous avons maintenant une célébrité d’un de nos théâtres secondaires, qui est en même temps un marchand de chair humaine assez famé.

D’ordinaire il est bon enfant dans toute l’acception du mot, et mérite à bon droit le nom d’ami des artistes. Il a constamment à leur service quelques-unes de ces bonnes paroles parties du cœur, et, ce qui est plus positif, quelques pièces de cent sous à leur prêter dans les cas pressants. Ils devraient donc lui garder de la reconnaissance, mais il n’en est pas toujours ainsi. Il faut entendre certains comédiens (tristes victimes de l’injustice du public) déblatérer sur le compte de ce pauvre correspondant! Comme ils l’habillent, grand Dieu! A les en croire, il n’est pas de juif, d’usurier qui soit plus rapaces que lui! La chute d’un homme de talent, le succès d’un croûton[18], ils lui mettent tout sur le dos! Et puis ces messieurs se plaignent d’avoir du bonheur devant la rampe et du malheur devant le correspondant: c’est-à-dire que, par une fatalité inconcevable, chaque fois qu’il est venu les voir jouer, ils n’ont pas eu leur succès accoutumé, ils n’ont pas brillé de tout leur éclat: ce qui fait qu’ils ont été estimés moins qu’ils ne valaient réellement, etc., etc.

Le correspondant tient de l’acteur par sa prédilection pour les étages élevés: il se loge d’habitude au troisième ou au quatrième au-dessus de l’entre-sol. La grandeur de son appartement varie suivant le nombre des personnes qui composent sa famille, mais les deux plus belles pièces sont toujours consacrées aux besoins de sa profession. L’une (celle qui est la plus vaste) lui sert de salon d’attente, et l’autre de cabinet de travail. Celle-ci est meublée comme le sont les cabinets de rédacteurs, d’agents d’affaires; seulement, on est sûr d’y trouver quelque scène de drame reproduite par le crayon ou le pinceau, quelque portrait d’artiste célèbre, donné à son ami *** correspondant, comme souvenir d’amitié. Assez souvent il occupe un commis à douze cents francs qui fait les écritures et le représente en son absence.

A l’époque du renouvellement de l’année théâtrale, c’est-à-dire à l’approche de Pâques, le salon d’attente du correspondant présente à l’observateur un coup d’œil assez piquant. On a peine à trouver place sur les chaises disposées le long des murs, tant est grande l’affluence de comédiens des deux sexes. La première chose qui saute aux yeux tout d’abord, c’est que les visages de la partie mâle de la société sont tous rasés avec le plus grand soin: on n’aperçoit pas la moindre apparence de barbe, le plus petit vestige de moustache ou de favoris. Mais ceci est une des nécessités de l’état, et les disciples de Thalie et de Melpomène doivent déposer en offrande sur l’autel respectif de ces déesses jusqu’au dernier poil de leurs barbes. L’encre de la Chine et la sépia leur offrent d’ailleurs une utile ressource.

Nous remarquerons ensuite qu’avec un peu de tact il est facile d’assigner à chacun l’emploi qu’il occupe au théâtre. Le jeune premier se distingue par son habit à la française, ses gants beurre-frais et sa frisure anacréontique; le premier rôle se promène d’un air fier, drapé majestueusement dans son manteau (le premier rôle a un faible pour le manteau); le comique, continuant à la ville le caractère qu’il a devant la rampe, cherche par ses lazzi à provoquer le rire de l’assemblée; le ténor léger, pirouettant lourdement sur lui-même, se décèle par sa rotondité et le nombre de bagues qui ornent ses doigts bouffis; la prima donna roucoule d’une manière plus ou moins juste. Dans cette salle, c’est un bruit, un bourdonnement continuel, qui rappelle assez bien la confusion des langues. Portons nos regards sur les murailles du salon: on a peine à démêler la couleur du papier qui les recouvre, tant il est surchargé d’affiches et d’annonces de toutes sortes, le plus souvent écrites à la main. On lit d’un côté: «Bonne table d’hôte à 22 sous: on a potage, trois plats au choix, dessert, carafon de vin et pain à discrétion;» plus loin: «Rouge végétal et blanc de baleine superfin à vendre, s’adresser au bureau.» D’un autre côté: «Belle garde-robe de premier comique à céder: on accordera des facilités pour le paiement, etc., etc.»

A l’arrivée du correspondant, toutes les conversations cessent: on l’entoure, on se presse autour de lui. Il faut le voir distribuer des poignées de main à droite et à gauche; à celui-ci c’est un mot flatteur sur le succès qu’il a obtenu, à celui-là c’est une parole de consolation pour son peu de bonheur.

«Eh! bien, Casimir, dit-il en s’adressant à un premier rôle, j’espère que tu n’as pas été maltraité à Lyon. Peste! quel succès!

—Mais, oui, mais, oui, reprend celui-ci en se rengorgeant, ça n’a pas été trop mal. Aussi on ne m’aura pas cette année à moins de six mille et un bénéfice: c’est à prendre ou à laisser.

—Et toi, mon pauvre Saulieu, tu as donc eu du désagrément à Rouen?

—Ne m’en parlez pas! Je débute avec ma femme dans la même pièce: ma femme obtient un succès colossal, et moi je suis empoigné depuis ma première scène jusqu’à la dernière: aussitôt que j’ouvrais la bouche, c’était des cris, un tapage à faire crouler la salle. Tout le monde se fait attraper dans cette chienne de ville-là!... Adolphe, vous savez cette belle fourchette..., ce farceur qui a toujours la fringale, a débuté le lendemain dans un rôle charmant, un véritable emporte-pièce: eh bien! ça ne l’a pas empêché d’être égayé[19], et pourtant il n’est pas maladroit. Ce qui me contrariait, c’était de me séparer de ma femme, car il m’a bien fallu trouver ailleurs un engagement.»

Laissons le marchand de chair humaine en compagnie de ses marchandises bonnes ou mauvaises, saines ou avariées, et terminons en deux mots ce qui nous reste à dire.

La fin de cet industriel n’offre rien de remarquable: elle est celle de tout honnête négociant qui a su gagner par son travail de quoi vivre tranquillement. Seulement, par une de ces bizarreries si communes à notre espèce, on observe qu’après avoir acquis sa fortune à trafiquer de son semblable comme d’un bétail, il n’est pas rare de le voir devenir sur ses vieux jours philanthrope et pointilleux à l’excès sur tout ce qui regarde la dignité de l’homme. Nous connaissons un ancien correspondant qui est un des partisans les plus zélés de l’émancipation des nègres. O mystères du cœur humain! S’avouer négrophile, quand on a fait la traite... des blancs!!!

Charles Friès.


LE GARÇON DE CAFÉ
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LE GARÇON DE CAFÉ.

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Un homme porte des chemises en toile de Hollande, des bas de Paris; ses souliers vernis ont été faits sur les dessins d’un bottier de la rue Vivienne; il n’emploie, pour sa barbe, que du savon onctueux, pour ses mains que de la pâte d’amandes douces; ses dents sont entretenues par Desirabode, sa chevelure par Michalon; il a appris l’art du sourire perpétuel dans la classe d’un vieux mime de l’Opéra; il est patient, poli, aimable.....

Vous croyez qu’il est question d’un grand écuyer de prince, d’un diplomate, d’un chanteur de romances?

Du tout: il s’agit d’un garçon de café.

On est assez généralement garçon de café de père en fils. Tel homme qui sert des glaces au Café de Foi, ou des cerises à l’eau-de-vie chez la mère Saguet, à la barrière du Maine, avait un trisaïeul dans la carrière qu’il exploite, comme aujourd’hui, un Séguier, un Molé, un Crillon, dans l’armée ou dans la magistrature. L’art de verser le café, la liqueur, de marcher au pas de charge, à travers des allées de tables et de tabourets, en portant dans la main droite des buissons de sorbets, un thé complet, ou une phalange de carafes d’orgeat, cet art-là demande une grande habitude. Pour faire un bon garçon de café, il faut avoir été pris tout petit, il faut avoir commencé ses exercices sous les yeux d’un père.

Cependant il est quelques exceptions à cette règle: on rencontre, dans l’intéressante classe qui nous occupe aujourd’hui, plus d’un praticien qui n’a pas été bercé avec les traditions de café, et qui, à l’âge de quinze ans, n’eût pas su laver une tasse sans en faire des morceaux. C’est une variété de l’espèce, chez laquelle le génie a lui tout d’un coup. Les antécédents de ceux qui la composent se perdent dans les brouillards d’un passé orageux, dans la fumée de cent estaminets, dans la chronique de la Chaumière et de la Courtille. Ces garçons de café-là ont, pour la plupart, hérité jadis d’un parent de la Normandie, ou du Perche. Alors ils ont roulé dans les cabriolets de régie pendant les jours gras de telle année; ils ont joué du cor chez tous les marchands de vin de la rue Montorgueil; ils ont fatigué le sol historique du bois de Romainville avec leur danse passionnée, puis, un beau jour, ils ont porté leur dernier écu au bureau de placement. Ils sont devenus garçons de café.

Ceux-là ne sont pas les moins habiles. Leur vieille expérience en fait d’excellents arbitres dans une discussion de billard, de dames ou de dominos; ils savent, de longue date, ce qui plaît aux viveurs sortant d’un bon repas, et ils n’ont pas peur des ivrognes.

Quels que soient d’ailleurs ses précédents, le garçon de café typique est toujours un homme probe et bien portant: la vigueur de constitution et l’honnêteté d’âme sont deux qualités sans lesquelles il ne saurait être. L’œil du maître, on le comprend, ne peut toujours planer sur les flacons, les carafes, les tasses et les cafetières du laboratoire. Rien de facile comme de détourner, au milieu de la consommation gigantesque de certains établissements, quelques gouttes de cet océan de rafraîchissements et de liqueurs, quelques fractions de ce total que le patron compte tous les soirs, à la grande mortification du mauvais sujet retardataire échangeant sa dernière pièce de dix sous, à minuit, contre une bouteille de bière blanche. Le garçon est donc, et de toute nécessité, un honnête homme. Depuis le lever du soleil jusqu’à l’extinction du gaz, il manipule le numéraire de son prochain: c’est un serviteur de confiance, c’est un garçon de recettes à domicile.

Vigueur de constitution: vous allez voir qu’elle est indispensable au garçon de café. Le jour paraît; le garçon de café qui, la veille, a dû se coucher tard, doit se lever de bonne heure. Il n’y a guère d’éveillés à Paris que les fruitières, les balayeurs et les porteurs d’eau; eh bien! lui, homme élégant, lui qui passe son temps au milieu d’épicuriens, lui qui fait incontestablement partie de la civilisation avancée, de la vie de luxe, il faut qu’il s’arrache aux douceurs du repos. Tous les jours le bien-vivre l’entoure de ses séductions, de ses parfums, de ses joies, et lui, il doit vivre de la vie rude de l’ouvrier; son maître veut qu’il ait, à la fois, l’élégance coquette d’une jolie perruche et la vigilance pénible du coq. Il s’éveille donc, il étend les bras, et ses doigts allongés vont frapper les pieds des tables entre lesquelles il a jeté son matelas la veille, ou bien ils labourent le sable que l’on sème tous les jours dans la grande salle. Car, voyez-vous bien, il est condamné à se nourrir, à se reposer dans cet espace où il fait son état; comme le soldat en campagne, il couche sur le champ de bataille. Mais, en vérité, mieux vaut souvent le bivouac, sur lequel la neige et la pluie ne tombent pas toujours, quoi qu’en disent les Victoires et Conquêtes et les vaudevilles militaires.

Au bivouac, l’air pur du matin, les feux du soleil levant, le chant des oiseaux du ciel raniment le guerrier. Le garçon de café, à son grand lever, ne trouve qu’une atmosphère lourde et tout imprégnée des émanations trop connues du gaz, auxquelles se mêlent les odeurs, hermétiquement renfermées par les volets de l’établissement, du punch, du vin chaud et du haricot de mouton, que le propriétaire du lieu a partagé à minuit avec tout son monde, sur la table numéro 1, c’est-à-dire celle la plus rapprochée du comptoir. La seule clarté qui vienne égayer le garçon de café à son réveil, est celle du quinquet inextinguible qui veille toujours dans le laboratoire avec l’obstination du feu de Vesta. Quant à ces harmonies matinales, qui signalent le retour de la lumière, le garçon de café est tout à fait libre de prendre pour telles les cris du chat, ou les sifflements aigus des serins de madame qui pressentent le passage prochain de la marchande de mouron.

Mais le piétinement du maître qui, à l’entre-sol, cherche ses bretelles et sa cravate, fait trembler le plafond. En un clin d’œil les matelas de tous les garçons sont enlevés. Ce travail demande peu de force, car ces petits meubles qui tiennent beaucoup du silex pour la dureté, participent encore plus de la plume pour la légèreté du poids. Tout cela est jeté, pêle-mêle, derrière une vieille cloison, avec des queues de billard au rebut, les arrosoirs d’été, des damiers cassés et l’antique comptoir que le patron a jadis acheté avec le fonds. Les volets sont détachés, la laitière arrive, le chef descend de sa chambre avec un sac de monnaie sous le bras, madame songe à sa toilette, les pains de beurre s’éparpillent dans des soucoupes, le garçon de fourneau allume son feu, toutes les abeilles de cette ruche sont en mouvement, l’heure du travail a sonné. Après ce premier coup de collier, le garçon de café jouit, dans presque tous les quartiers de Paris, de quelques instants de repos; en attendant la pratique, il arrache la bande des journaux et il étudie la situation des choses dans le grand format, la littérature dans le petit. Assez généralement le garçon de café marche avec le gouvernement et la garde nationale en politique; en littérature il est d’une force gigantesque sur la charade et le cours de la Bourse.

De huit heures à dix, les cafés au lait occupent entièrement le garçon. Cette première vente apporte peu de monnaie dans le tronc bronze et or du comptoir. Les déjeuneurs au café se composent en général d’employés, de vieux garçons et de provinciaux logés dans les petits hôtels du voisinage. Ces trois espèces d’individus ont une foule de raisons toujours prêtes pour prouver l’utilité de l’économie. Le garçon de café tient à ces clients-là comme à un casuel certain, mais il est avec eux d’une politesse froide; il leur dit toujours que le Corsaire et le Charivari sont en main, et, lorsqu’ils prennent place devant la table de marbre, il n’a à leur service qu’un très-léger coup de serviette. Il en donne deux pour le café avec un beurre, trois pour un café complet. C’est le tarif.

Mais, de midi à deux heures, le café noir, l’eau-de-vie, le rhum et le kirsch absorbent toute son attention, toute sa politesse. Les consommateurs de cette seconde période de la journée sont doucement échauffés par le Chablis et le Grave que le restaurateur du quartier leur a servis. Ce sont des citoyens dont l’unique métier est de joyeusement vivre, ou bien des militaires qui se sont liés de cœur et d’âme au camp de Compiègne, des commis voyageurs qui ont fait avantageusement l’article à Reims ou à Sedan, des jeunes gens de famille qui se sont battus le matin, et à trente-cinq pas, avec des pistolets de poche. De pareils personnages paient sans compter, parce qu’ils sont heureux; ils appellent le garçon «mon cher», ils lui demandent du tabac et l’analyse de l’analyse de la pièce nouvelle dont les journaux ont dû rendre compte. Quand ils quittent le café, ils se tiennent immobiles une seule minute et, dans ce court espace, le garçon les habille de leur paletot, manteau ou redingote, il les coiffe de leur chapeau, il leur met gants et canne à la main et il termine par une de ces révérences qu’on ne saurait rencontrer autre part qu’à Paris. Ajoutez un peu plus de générosité d’un côté, un peu plus d’empressement de l’autre et vous aurez une idée exacte des rapports du garçon avec les consommateurs du café à l’eau après dîner.

Les mœurs, les habitudes, la toilette du garçon de café varient selon le quartier où il travaille. Au Palais-Royal, sur les boulevards, depuis la Madeleine jusqu’au faubourg du Temple, dans une partie du faubourg Saint-Germain, le garçon de café est élégant, aimable, attentif; la chemise de toile de Hollande ne lui suffit plus; il y fait adapter une chemisette en batiste; il change de tabliers comme on change de ministres; de ses cheveux, toujours taillés à la mode qui vient de naître, s’exhalent les odeurs les plus douces et, par conséquent, du meilleur goût; sa veste se venge de n’être qu’une veste par la finesse de son tissu, par la grâce exquise de sa coupe; ses mains sont fines, délicates; il a du ventre le moins possible. Ce garçon de café-là n’emploie que des expressions choisies; il lit dans de jolis in-18 dorés sur tranches et reliés en maroquin; quand on se plaint à lui du café qu’il a servi, il lève les yeux au ciel, il soupire, il vous donne une autre tasse et vous apporte la même cafetière en disant:—Cette fois, monsieur sera content!—Si un habitué entre en bâillant ou en accusant une migraine ou des douleurs rhumatismales, le garçon de café réplique avec consternation:—Que voulez-vous? nous avons une si odieuse température! Monsieur prend-il du rhum?... Doué d’une imagination vive, d’un vaste amour-propre, de maux de nerfs, d’une grande flexibilité d’esprit, de tout ce qui constitue, enfin, l’homme infiniment civilisé, il prend les locutions, les manières, l’humeur des individus qu’il sert habituellement. Le garçon de café du boulevard Saint-Martin, un peu égrillard, parce que la Courtille n’est pas loin, affecte, cependant, des airs d’homme confortable. Il est extrêmement littéraire, parce qu’il apporte tous les jours des rognons à la brochette aux fournisseurs ordinaires de l’Ambigu, de la Gaieté et de la Porte-Saint-Martin. Il sait sur le bout du doigt le nombre des représentations de Gaspardo et du Sonneur de Saint-Paul; il a l’honneur d’être tutoyé par quelques dramaturges, il vous dira tous les bons mots de M. Harel, il a parlé deux fois à mademoiselle Georges, et il prête souvent sa tabatière à Bocage. Le garçon de café du boulevard Saint-Martin est, surtout, policé depuis que les marchands de chevaux de la rue de Lancry sont allés faire leurs élèves aux Champs-Élysées.

Au café de Paris le garçon connaît tous les détails, toute la mise en scène d’une course au clocher; il accable de son mépris un pantalon sans sous-pieds, un chapeau de soie; il exècre le bœuf bouilli; Duprez commence à ne plus lui plaire, il dit: aller en véhicule, au lieu de: aller en cabriolet et, dans ses jours de sortie, il ne fume que des cigares à quatre sous.

Jadis, le garçon du café Desmares était prodigieusement militaire. Il connaissait tous les officiers supérieurs de la garde royale, tous les on dit de la caserne d’Orsay et de Belle-Chasse. Il a perdu cette couleur martiale, mais il est resté aristocrate. Il soupire, il s’ennuie. Comme le faubourg Saint-Germain, il attend.

Les garçons de café du quartier Latin ont aussi leur physionomie à part. Les écoles, la science, la chambre des pairs ont depuis longtemps façonné leur intelligence et leurs goûts. Ils sont de première force aux dominos.

Le café de Foy est l’établissement où le garçon fait le plus vite fortune; c’est du moins, ce que l’on dit partout. Quoi qu’il en soit, il faut convenir que nulle part l’éducation de l’homme au tablier blanc n’est aussi parfaite. Le garçon du café de Foy, empressé comme celui du café Lemblin, coquet comme celui des boulevards, a, de plus qu’eux tous, un certain air de dignité, de politesse diplomatique qui annonce un contact plus fréquent avec la vraie bonne compagnie. Le garçon du café de Foy ne ressemble pas aux autres: il est tout à fait lui. Vous remarquerez, en entrant dans l’enceinte où il fonctionne, que toujours il est d’une taille élevée. On dit dans l’arrondissement du Palais-Royal: «Grand comme un garçon du café de Foy.» Militairement parlant, on pourrait établir que les garçons de salle de Paris forment un bataillon dont la compagnie de grenadiers est au café de Foy. Rien de plus modeste, d’ailleurs, que les lambris sous lesquels il sert les amateurs de café. Les dorures, les peintures, les glaces immenses, ne scintillent pas autour de lui; le luxe ne peut pas lui monter à la tête. Il va et vient dans une salle mesquinement décorée, soutenue par de tristes piliers et chauffée par un poêle qui n’a rien de remarquable que son ampleur. Sous le rapport de la décoration, le café de Foy vit tranquillement, depuis des années, sur la renommée d’une caille, peinte autrefois par Carle Vernet, au plafond sur lequel elle vole encore à l’heure qu’il est. C’est une vieille maison de la bonne roche, où le garçon est toujours un homme choisi. Il vient là tout jeune, il y grandit, il y blanchit. Il met toute sa vie entre ces vingt pieds carrés dans lesquels un public d’élite s’assied tous les jours. Ne pas confondre avec les fumeurs de cigares qui, pendant l’été, entourent les tables du jardin: nous parlons de l’intérieur, et il est bien convenu que, nous autres amateurs du tabac de la Havane, nous sommes des gens mal élevés.

Il y avait une fois un baron. Pauvre gentilhomme! il était bien à plaindre. Son vieux castel de Bretagne avait été vendu comme propriété nationale; ses bons chevaux de bataille avaient été tués dans les guerres de l’émigration; il avait mis ses diamants en gage chez un juif allemand, pour prêter de l’argent à un prince français qui ne le lui avait pas rendu, selon l’usage. Il ne restait au baron de K...... qu’une rente de 1,200 livres et la liberté de vivre, que Bonaparte, premier consul, lui avait fait expédier par la poste, dans un moment de bonne humeur. De retour à Paris, M. de K...... avait sagement arrêté avec lui-même qu’il n’irait plus à l’Opéra, qu’il ne jouerait plus au pharaon, qu’il achèterait un parapluie et qu’il mangerait chez un gargotier. Mais quoi! le bon compatriote de Bertrand du Guesclin n’avait pu renoncer à son cher café à l’eau après le dîner: il y tenait comme à sa croix de Saint-Louis, comme à son opinion politique. Brossé, ciré, propre comme un vieux soldat, il venait tous les soirs au café de Foy prendre sa demi-tasse; c’était sa seule joie au milieu des grandes joies de cette époque, où la France fêtait Marengo et le repos de la guillotine. Il avait adopté une table devant laquelle il prenait place toujours. Par suite, il était toujours servi par le même garçon, chacun des servants d’un café ayant une ligne de tables à surveiller. M. de K......, élevé au sein de l’opulence, avait contracté l’usage de l’or depuis ses dents de sept ans. Il était habitué à payer, et à payer richement. Entraîné par cette douce routine, il entra un soir au café de Foy sans un sou dans sa poche, et il prit son café comme à l’ordinaire; puis, quand il voulut partir, il tira sa bourse! Le garçon vit tout de suite, dans les traits consternés de l’émigré, le funeste état des choses, et, en desservant sa pratique, il dit à voix basse: «C’est payé!» En effet, il paya la demi-tasse. Oh! il faudrait un litre d’encre, un paquet de plumes et deux rames de papier pour peindre les combats que se livra M. de K...... le lendemain quand l’heure du café sonna au cadran de ses habitudes, car le lendemain, comme la veille, le pauvre soldat de Condé était, comme on dit, à sec. Que vous dirai-je? il entra, possédé par ce besoin aussi terrible que la faim peut-être, ou du moins qui est une faim d’un autre genre. Son café fut payé encore par le garçon. Il le fut pendant plusieurs années, et le comptoir ignora toujours ce détail de la grande salle. Seulement, le maître du lieu ne cessait de s’extasier sur l’exquise politesse du ci-devant, qui n’entrait, ne sortait jamais sans lui faire deux révérences d’ancienne cour. Hélas! le vieux gentilhomme croyait saluer son créancier, et son vrai créancier c’était le garçon, dont la discrète bonté ne se démentit jamais, qui supportait patiemment les rebuffades du baron quand le café était moins chaud que de coutume, et qui portait tous les soirs à la dame du comptoir l’argent de la demi-tasse comme s’il venait de le recevoir.

On sait que les émigrés furent indemnisés, un peu chèrement même! Un jour celui dont il est question arriva au café de Foy avec une énorme cocarde blanche et un portefeuille garni de billets de banque. Il demanda son compte, et on lui dit qu’il ne devait rien. Étonnement, stupéfaction. Le garçon fut appelé.

Le brave homme avoua, en rougissant, que, depuis des années, il payait sans rien dire le café du baron, et le baron pleura, et il embrassa devant tout le monde le garçon de café en disant: «Et toi aussi, mon enfant, tu étais un courtisan du malheur!»

M. le baron de K...... a dépouillé le garçon de café de la serviette et de la veste, et il lui a donné les fonds nécessaires pour acheter un établissement.

N. B. Ce garçon de café-là était bonapartiste.

Les physionomies du garçon de fourneau et du garçon de billard forment deux types à part et qui n’ont rien de commun avec celle du garçon de salle. Ce dernier, serviteur de tout le monde, est connu de tout le monde; les deux autres sont cloués à une place unique: l’un devant le feu où il prépare le café, le chocolat, etc.; l’autre à un billard, qu’il prend comme fermier au maître de la maison, et avec lequel il spécule sur les passions des habitués de la poule. La physiologie de ces deux individus ne peut être traitée que par un alchimiste et un joueur de billard consommé. Or, je ne saurais mettre de l’eau en ébullition sans me brûler les doigts, et je n’ai jamais fait au billard qu’un doublé, encore était-ce un raccroc. Non sum dignus.

Le garçon de café—genre moderne—ne s’embarrasse pas sitôt d’une famille. Comme il est, de toute rigueur, bien fait et bien élevé, il vit en sultan au milieu d’un nombre imposant de demoiselles de comptoir. Il n’a, l’heureux homme, qu’à leur jeter le mouchoir,—je veux dire la serviette.—Ce sont elles qui font plisser ses chemises, qui harcellent la blanchisseuse pour que celle-ci tienne toujours le linge d’Oscar ou de Frédéric dans un état de blancheur entière. Confiant dans leur zèle, dans leur économie, le garçon de café leur abandonne souvent même le soin de payer les mémoires. Quand cet Alcibiade en tablier a trente ans, il songe à l’avenir. Il achète un habit noir pour les jours de sortie, il mange de la pâte de Regnault et place ses économies. L’ambition éclôt dans son cœur, il destitue les inspectrices de sa lingerie, et, dans son sommeil tourmenté, il ne rêve plus qu’établissement à son nom, que grande salle toute d’or, comme les palais des Mille et une Nuits, avec un comptoir de bois en citronnier, des torrents de gaz et des peintures de Cicéri. Dès ce moment le garçon de café se fait inscrire dans une compagnie de la garde nationale; il cherche une femme et une maison neuve formant coin de rue. Quand il a trouvé l’une et l’autre, il s’entoure des artistes les plus distingués, comme les vieux Médicis quand ils faisaient construire leurs palais; et il fait travailler peintres, doreurs et mouleurs dans le rez-de-chaussée qu’il a loué à raison de 20,000 francs chaque année, sans compter le pot-de-vin. Les pots-de-vin se fourrent partout aujourd’hui. A sa voix la palette de vingt Raphaëls s’épuise; ces murailles nues, que les lourds Limousins construisaient encore il y a trois mois, se chargent de fresques étincelantes. A la place des Napoléons à petit chapeau et des inscriptions érotiques tracées naguère au charbon par les gâcheurs, vous voyez de riches et beaux Indiens,—des Indiens d’opéra,—poursuivre le tigre royal sur leurs chevaux de race; vous voyez un tournoi où messire Bertrand du Guesclin emporte le prix devant toute la noblesse de Bretagne; vous voyez des nymphes nues, une Psyché qui s’envole, un Mercure qui porte dans les airs les ordres de son patron; vous voyez des oiseaux de toutes les nuances, des fruits de toutes les couleurs.

Le comptoir, chef-d’œuvre de l’ébénisterie moderne, se dresse dans une niche dorée. Il est orné déjà de coupes en vermeil que Benvenuto Cellini n’eût pas désavouées, et une beauté de choix a été retenue d’avance pour occuper chaque jour, à raison de 100 francs par mois, ce trône magnifique. Le garçon de café, devenu maître à son tour, a obtenu un crédit chez les négociants qui vendent en gros les objets de consommation qu’il va donner en détail au public. Une douzaine de réclames, dans lesquelles les courtiers d’annonces citent, à leur manière, les palais d’Armide et de Cléopâtre, sont lancées dans les journaux. Le jour de l’ouverture arrive enfin.

L’établissement nouveau fait 6,000 francs de recettes. Le propriétaire fait mettre des jabots à toutes ses chemises, il marchande un tilbury et il se demande déjà s’il achètera un château en Beauce ou en Normandie. Il jure sur son fourniment de garde national qu’il ne céderait pas son fonds à moins de 600,000 francs, et il dit à tout propos cette phrase qu’il s’est fait faire par un homme de lettres de ses amis: Le bouge qui s’appelle le café de Foy!

Mais un autre fou ouvre dans le voisinage un café plus riche encore. Il y a jeté 100,000 francs de dorures, de peintures et de glaces. Le public qui aime à rire va s’engouffrer tous les soirs dans ce nouveau palais de fée, et l’autre palais, comme celui d’un ministre disgracié, devient une solitude.

Le maître du lieu, alors, est entièrement libre de déposer son bilan et de donner trois pour cent à ses créanciers. Il met à couvert le plus de fonds possible, et quand il a satisfait aux exigences de la loi qui régit les faillites, il va vivre de son revenu au pays natal. Mais il n’est qu’un petit rentier, il n’a qu’une maison chétive, deux carrés de choux, une mare pour ses canards de Barbarie. La maladie des rois détrônés le saisit un jour, et il meurt d’ennui au milieu d’une famille inconsolable.

Le garçon de café rococo,—celui que ses camarades intitulent dédaigneusement perruque,—a presque toujours une femme légitime et des enfants en chambre dans le voisinage. La femme fait ordinairement des gilets ou des pelotes médicamenteuses pour messieurs les chirurgiens herniaires. Chaque tête de cette famille-là possède à son nom un livret à la caisse d’épargne. Le chef met patiemment sou sur sou pendant des années, et il crie toujours misère, puis un beau matin il prend aussi un établissement. Mais il ne perd ni son temps ni son argent à créer un palais de merveilles. A l’affût des faillites, il en trouve une sur son chemin, qui lui donne, à un rabais fabuleux, pour 80,000 francs de glaces, de peintures, avec un fonds bien commencé et un matériel tout neuf. Assis sur les ruines des autres, le garçon de café achalande tout doucement la maison dont il est devenu maître. En quatre ans il arrive au chiffre de fortune qu’il a toujours ambitionné. Joueur prudent, il cesse alors de tenter le destin, et il vend fort cher ce qu’il a acheté presque pour rien. Vous le voyez ensuite faire l’usure dans une petite maison isolée, dont la porte est garnie de ferrures, et la cour ornée d’un chien de montagne toujours de mauvaise humeur.

Parvenu a cet apogée, il est facile à reconnaître: dans les cafés, il paie toujours sa demi-tasse sans rien donner au garçon; il loge au Marais, ou rue de Charonne, et aux Batignolles surtout; il a un col de chemise très-haut, l’accent de la basse Normandie et un regard à quinze pour cent.

Tolérant, laborieux, fidèle, de bonne compagnie, le garçon de café supporte, sans hausser les épaules, les façons départementales de certains consommateurs qui lui demandent effrontément le bain de pied et boivent dans leur soucoupe; il est debout du matin au soir et souvent, par sa manière de servir, il achalande la maison pendant que le maître joue aux dominos, ou à la hausse et à la baisse; témoin, instrument des bénéfices énormes de ce patron, il amasse sans envie des pièces de deux sous à côté de ce tas d’argent qui grossit tous les jours; il oublie, il ignore que le tronc touche à la caisse; il peut, dans l’occasion, répondre convenablement à l’homme du monde qui est venu seul au café, et qui aime mieux la conversation que la liqueur. Concluons donc, en présence de tant de qualités et de vertus, qu’une foule d’hommes considérables dans l’armée, la magistrature, la littérature, l’administration... dans l’instruction publique, surtout... ne seraient pas dignes de porter le tablier blanc.

Auguste Ricard.


LE MAQUIGNON
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LE MAQUIGNON.

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Bien que notre époque ait donné naissance à une effrayante quantité de floueurs de toute espèce, et qu’elle ne paraisse pas s’arrêter dans cette voie éminemment progressive, elle ne peut cependant usurper la gloire d’avoir enfanté le maquignon. Le maquignon est né depuis longtemps et a eu l’avantage très-mérité de servir de modèle aux plus fins exploiteurs de la crédulité française et surtout parisienne. Mais quoiqu’il ne sorte pas du grand moule des Roberts-Macaires du dix-neuvième siècle, ce n’est pas à dire pour cela qu’il prétende leur être inférieur. Il les vaut tous; il sourit de pitié en songeant aux roueries à lui connues qu’on donne pour invention récente, et vient merveilleusement confirmer cet adage, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et que la moitié de la société a été de tout temps destinée à être dupée par l’autre. Le maquignon s’acquitte de cette dernière tâche avec infiniment d’esprit et d’agrément. C’est lui qui a employé le premier tous ces artifices ingénieux avec lesquels il est d’usage, j’allais dire de bon ton, de berner, dans toutes les classes et dans tous les états, la bonhomie du peuple le plus spirituel de l’univers. Il est adroit, insinuant, grand parleur, d’un aplomb, d’une assurance imperturbables: vous vous défiez de lui, vous vous tenez sur la réserve, car vous connaissez ses ruses, et cependant il vous prend toujours au même piége, sans cesse employé et sans cesse avec succès, il fait de vous ce qu’il veut: involontairement, vous écoutez ses paroles, vous subissez son influence. Ce n’est pas à vos yeux que vous devez vous fier, mais à lui seul: il le dit hautement, et il appuie ce raisonnement logique de tant de preuves excellentes; il parvient à donner tant de légèreté et de grâce à ce cheval lourd et massif, tant de finesse à ces jambes carrées, tant de vigueur et de feu à cette tête molle et inerte, que vous finissez, bon gré, mal gré, par être ébloui, enchanté, et que vous payez à beaux deniers comptants le descendant presque certain d’Eclipse et de miss Annette. Inutile de dire que l’illustre rejeton est souvent bon tout au plus à conduire des choux au marché des Innocents.

Il y a deux classes de maquignons qui ne se ressemblent nullement, excepté par ce point commun, à savoir l’adresse inappréciable de faire voir à tout le monde qu’un cheval bai est gris-pommelé, et que des chevaux flamands sont des pur-sang anglais. C’est d’abord le maquignon marchand de chevaux, c’est-à-dire tenant manufacture et entrepôt de coursiers plus ou moins de selle et de trait, puis le maquignon brocanteur.

Le marchand de chevaux est facile à reconnaître. C’est un type tout à fait tranché et sortant des types vulgaires. Le plus souvent il possède un riche embonpoint, une large figure rubiconde légèrement rembrunie à l’extrémité du nez, ce qui laisserait supposer qu’il ne se sert guère d’eau que pour se faire la barbe, une figure ouverte et bonhomme, des manières brusques et cavalières, mais des yeux d’une obliquité perfide et d’une finesse interrogatrice dont il faut profondément se défier. Il porte invariablement une redingote de couleur claire qui produit sur ses quadrupèdes le même effet magnétique que la redingote grise du grand homme sur les vieux grognards: sa tête est surmontée d’un chapeau très-râpé et d’une forme antédiluvienne qui lui sert à la fois de préservatif contre les injures de l’air, et de tambour pour exciter ses chevaux. Il est en outre orné en toute occasion d’un fouet formidable, sceptre respecté avec lequel il gouverne son empire piaffant et hennissant. Ce meuble indispensable ne le quitte jamais: il mange, il boit, il se promène, il s’assied, il dort, son fouet à la main: il y a entre son fouet et lui une adhérence que rien ne saurait briser. Otez-lui son fouet, et il perdra tous ses avantages. Son langage manquera de l’accompagnement le plus nécessaire; ses chevaux ne marcheront plus, ne caracoleront plus, ne feront plus toutes ces petites gentillesses qui vous séduisent; c’est un homme démoralisé, ruiné, son état est perdu; il n’a plus qu’à mener ses bêtes au marché. Quand il entre dans l’écurie, un petit sifflement annonce sa présence, et alors il se fait un mouvement général et précis comme sur la ligne d’un bataillon. Toutes les croupes se rangent, s’alignent, les têtes se lèvent, les oreilles se dressent, les chevaux sont magnifiques. Vous admirez, et vous ne savez que choisir. Le marchand de chevaux le sait mieux que vous; il fait sortir un cheval dont il vous a montré la belle tenue, et pendant qu’il vous entretient de l’utilité que vous pouvez en tirer, de sa docilité, de sa force, de son ardeur, de ses qualités universelles, on le brosse, on le peigne, on le lisse, on lui introduit sous la queue une certaine quantité de gingembre, ce qui le jette dans une inquiétude continuelle, et lui donne une apparence de feu et d’impatience. C’est alors qu’on va le faire trotter: ceci est un des grands arts du maquignon, car à cette allure se révèlent ordinairement les défauts d’un cheval. Un gaillard élancé, et taillé hardiment, prend la bête par la bride et la tient serrée sous la mâchoire, le maître fait claquer son fouet et lui pince fortement les flancs. Le cheval comprimé par une main ferme qui lui lève la tête, et pressé par la lanière qui lui caresse désagréablement les jambes, sautille, gambade, se cabre: sa peur, son étonnement, changent son allure, le cambrent, lui donnent de la souplesse et du jarret. Vous êtes ravi, émerveillé, vous achetez l’animal, et vous vous frottez les mains de joie d’avoir fait un aussi magnifique marché; de son côté, le marchand n’est pas fâché de s’être débarrassé d’une bête dont il ne pouvait se défaire, et tout le monde est content. Le marchand de chevaux a un talent particulier pour rendre un cheval beau à voir, pour lui arrondir comme par enchantement le ventre et la croupe, il le nourrit de pommes de terre, de son, de carottes, que sais-je? N’étant pas maquignon, je ne puis vous le dire, et je le serais, que je vous le dirais encore moins. Mais au bout de huit jours cet embonpoint factice tombe, le cheval vous apparaît tel qu’il sera toujours entre vos mains, côtes saillantes, ventre flasque, croupe anguleuse. Il est ce qu’on appelle débourré. Le maquignon trouve toujours moyen de vous vendre son cheval le prix qu’il en veut. Si cet honnête industriel est de bonne humeur, et il l’est toujours avec ceux que son coup d’œil exercé lui révèle comme des acheteurs généreux, il fermera la bouche à toutes vos observations par sa plaisanterie insinuante. Habile à caresser vos faiblesses, il piquera votre amour-propre par sa brusque flatterie, ou fera sourire votre ennui par ses calembours d’écurie et son rire aussi bruyant que le claquement de son fouet. Il réfutera d’autant plus victorieusement toutes vos allégations, qu’il n’ignore rien de vos intentions cachées. Il sait si vous avez envie de son cheval, si vous en avez vu d’autres, où vous êtes allé, si vous avez un vétérinaire, et quel il est; il a des affidés, des espions, une haute police partout: il met en œuvre un machiavélisme inouï de combinaisons. Si vous venez visiter ses chevaux comme simple flâneur ou comme mandataire d’un ami, il ne sera plus le même; il vous toisera de la tête aux pieds comme pour vous dire que vous n’avez pas l’étoffe et l’allure d’un acheteur de chevaux; il ne se donnera pas la peine de vous montrer lui-même sa marchandise, et vous laissera errer seul dans ses écuries. Heureux si votre curiosité ne vous vaut pas quelque morsure ou quelque ruade! Dans la vie privée, le marchand de chevaux n’a plus cette douceur, ce mielleux de langage et de manières qu’il prodigue aux amateurs. Alors il est bourru, haut de verbe, grand jureur, mari brutal: il se croit toujours à l’écurie derrière ses chevaux, gourmandant, criant, fouettant. S’il a des enfants, il les traite absolument comme des poulains, les tient serrés, les fait manœuvrer avec la chambrière, et ne les laisse pas faire une gambade sans sa permission. Il se refuse en général toute espèce de plaisir extraordinaire; il est bien dans son écurie; il y reste: c’est là son atmosphère de prédilection, le milieu dans lequel il est le plus à l’aise; il a garde de s’en séparer. Il est certain que dès qu’il en sort, ce n’est plus le même homme; il est emprunté, lourd, épais. Il n’a plus la désinvolture qu’on remarque en lui quand il se tient fièrement devant un cheval, le fouet à la main. Il ne sait pas donner le bras à son épouse: dans sa distraction, il irait presque jusqu’à la saisir par le cou ou les épaules: il ne comprend rien à ce qui l’entoure; il est dépaysé, désorienté: tout pour lui n’a qu’une odeur, celle du fumier; tout se résume en un seul objet, un cheval. On conçoit qu’avec cette idée fixe et tenace, les choses extérieures doivent avoir pour lui fort peu de charme et d’intérêt. Aussi ne quitte-t-il guère ses pénates, c’est-à-dire ses coursiers, que pour aller à la recherche de nouveaux élèves. Alors il parcourt les provinces, assiste aux foires, et s’approvisionne de chevaux qu’il baptise des noms qui lui paraissent se rapporter le mieux à leurs formes. Le Limousin lui fournira le cheval anglais, ou même arabe (pourquoi pas?); l’Alsace, la Flandre, la Normandie le mettront à même de satisfaire aux nombreuses demandes qu’on lui fait de chevaux hanovriens et mecklembourgeois; enfin, il trouvera aisément toutes les races de chevaux européens, sans sortir de France. Et, au fait, nous autres Parisiens, nous sommes si bons enfants, quand il s’agit de chevaux, qu’il y a plaisir et profit à nous duper; c’est une bénédiction. Pour peu qu’un cheval ait l’œil vif, la tête gracieusement pliée, et de l’entrain dans le jarret, nous le proclamons tout de suite de sang arabe; pour peu qu’un autre ait les jambes fines, la tête mince, le corps svelte et allongé, nous crions au cheval anglais. Le marchand de chevaux nous en donne comme nous en voulons; nous n’avons pas le droit de nous plaindre.

Quelquefois le marchand de chevaux, quand il est riche et en réputation, se permet des promenades aux Champs-Élysées, dans une voiture plus ou moins bizarre, attelée de deux ou même de quatre chevaux. Mais il a beau étaler des harnais splendides, et se faire accompagner de laquais en livrée, on le reconnaît sur son siége élevé comme un second étage, à sa figure enluminée, à sa forte membrure, à ses façons d’homme du métier. C’est bien pis encore, quand sa femme et une ou deux amies forment la délicieuse partie de se faire voiturer ensemble. Leur morgue vulgaire et boursouflée, qui ne doit durer qu’un jour, leurs manières triviales, leur costume grotesque et mesquin, tout cela présente un contraste bouffon avec le luxe de bon goût et la riche simplicité des équipages qui les entourent, et égaie prodigieusement le beau monde heureux de trouver l’occasion de persifler quelqu’un et de railler quelque chose. Le cœur du marchand de chevaux est le moins sensible de tous les cœurs: en fait d’émotions, il est inexpugnable. La douleur physique, pour lui aussi bien que pour les autres, n’est rien; il ne conçoit pas qu’on puisse avoir l’épiderme plus délicat que celui des chevaux; et, pour son propre compte, il en est convaincu; car il n’en juge que d’après la rudesse coriace de sa peau. Aussi rit-il d’un rire superbe, en voyant notre douillette et dolente humanité donner le nom de maux horribles à ce qu’il ne regarde pas même comme des contrariétés. Jamais on n’a surpris une larme dans son œil; et, en effet, les chevaux ne pleurent pas: s’il a de la douleur, il la concentre si bien, que personne ne s’en aperçoit, ou plutôt je crois qu’elle n’a pas prise sur lui. De là vient aussi son besoin de domination. Le marchand de chevaux est plus autocrate dans l’empire de son écurie que Nicolas dans toutes les Russies, sa mine haute impose à tous. Il veut une soumission passive. Palefreniers, grooms, enfants, femme, cochers, chevaux, tout est mis sur la même ligne, et doit obéir sans plus d’observations et de raisonnements. Il ne fait que deux distinctions, ne voit chez lui comme partout que deux classes bien tranchées, ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Parlez-lui d’indépendance, de nationalité, de réforme électorale, il vous rira au nez, et vous répliquera victorieusement qu’on aura beau faire, retourner le monde en cent façons comme un gant usé, changer tous les dix ans de gouvernement, on ne sortira jamais de ces deux classes, la classe dominante et la classe obéissante. Et il n’a pas si grand tort, ma foi! Au reste, en politique, il est excessivement arriéré: il ne lit ni le National ni le Charivari; il est abonné aux Petites-Affiches, feuille peu incendiaire. Sa politique est la politique du statu quo; que ce statu quo soit bon ou mauvais; peu lui importe, il n’y regarde pas de si près. S’il tient des rênes, ce ne sont pas celles du gouvernement, et il n’est nullement chargé de faire marcher le char de l’état. Et d’ailleurs, si par un hasard fort rare, il vient à parler politique, c’est pour se mettre en colère, et déclamer contre la trop grande douceur des formes représentatives. C’est un homme d’intimidation. Règle générale: un gouvernement qui aime bien, châtie bien: à ce compte-là, on peut dire sans flatterie que presque tous les gouvernements adorent leurs gouvernés. Il voudrait qu’on menât les peuples la bride haute et avec un mors Secundo. Selon lui, c’est le vrai moyen de les rendre doux et d’humeur point révolutionnaire. Avec un système aussi excentrique, il risquerait fort de se prendre aux cheveux avec les hommes les moins passionnés en politique, pour peu qu’il mît souvent ses opinions sur le tapis; mais c’est là le plus mince sujet de ses préoccupations: il n’a garde de lancer son esprit dans des régions aussi éloignées. En général, il ne se soucie que fort peu de ce qui s’adresse à l’intelligence humaine. En littérature, il ne sait pas à coup sûr ce que c’est que Victor Hugo, et il mettra le Contrat social sur le compte de Chateaubriand. Sa bibliothèque se compose du livre de poste, de quelques bouquins sur l’art d’élever et de dresser les chevaux, et d’une riche collection de Mathieu Laensberg. Ne lui demandez rien de plus. De religion, il s’en occupe encore moins que de tout le reste. Il a tout matérialisé, tout réduit à un positif désespérant.

Mais le maquignon que nous avons peint jusqu’à présent, c’est l’homme domicilié, patenté, payant contribution, et tenant sa place dans la société autrement que par le volume de son ventre. Il y a une autre espèce de maquignon, le maquignon véritable et primitif, le maquignon brocanteur; celui qui n’a pas de domicile connu, mais que l’on trouve partout où il y a un cheval à acheter. Celui-là n’est plus comme le marchand de chevaux une espèce de poussah aux jambes courtes, aux joues tombantes, à la face écarlate, marchant carrément et plein d’une haute opinion de sa personne; c’est au contraire un homme fluet, sec, maigre, toujours courant, toujours trottant, ce qui nuit à l’embonpoint qu’il pourrait retirer d’une digestion plus tranquille, et le rend efflanqué comme un lévrier de petite-maîtresse. Et en effet, il n’est pas de cheval d’Omnibus qui fasse plus de chemin, parcoure plus de rues, de quartiers que le maquignon brocanteur. Toute sa vie n’est qu’une course sans fin. Chaque matin, son occupation première est de consulter les Petites-Affiches: une fois ses renseignements pris sur les chevaux à vendre et à acquérir, il se met en route et va faire ses visites quotidiennes aux écuries indiquées: il examine le cheval avec confiance, lui ouvre la bouche pour savoir son âge, lui palpe les jambes pour vérifier s’il n’est pas affligé d’engorgements ou de crevasses, le fait tousser pour s’assurer qu’il n’est pas poussif ou fourbu; et il répète la même opération à chaque nouvel examen. Il s’introduit chez les personnes qui vendent leurs chevaux, leur offre ses services, son expérience (et il s’y connaît beaucoup trop quelquefois); pour elles, il n’hésitera pas à faire toutes les recherches nécessaires par pure complaisance. Il ne leur conseillera pas d’acheter des chevaux neufs, car alors on n’a plus qu’à s’adresser à Crémieux ou à Aron, et son ministère devient inutile: il vous en détaillera les inconvénients: «Il est bien plus sage, dit-il, moins cher en même temps, de chercher des chevaux tout faits, tout dressés, qui sont pliés, assouplis, habitués à la main de l’homme, pleins d’une grâce acquise et d’une vigueur éprouvée.» Vous, bonhomme, qui souvent n’aimez que votre repos, et ne vous occupez guère de vos chevaux que pour vous dorloter dans votre chaude et commode berline, vous vous laissez facilement séduire par ces arguments sophistiques. Mais comme toujours celui qui se défait de ses chevaux a pour cela une raison capitale, il s’ensuit que vous êtes trop heureux de les revendre à moitié prix au bout de trois semaines, grâce aux bons offices du maquignon.

Le maquignon est l’homme de Paris qui connaît le plus de monde: il donne des poignées de mains à un nombre incommensurable de cochers, de palefreniers, de valets d’écurie, de valets de pied; il a des ramifications, des accointances partout: il ne s’est jamais connu d’ennemis. A la différence du marchand de chevaux, il est poli et souriant avec tout le monde; car il voit dans chacun la cause cachée de quelque affaire brillante. Il ne brusque et ne méprise personne: il n’est groom si imberbe auquel il ne fasse des cajoleries intéressées; il sème des amitiés partout, à tout hasard, bien certain d’en recueillir tôt ou tard les fruits. Maîtres et valets ont une part presque égale dans ses prévenances; car si les maîtres achètent, les valets font vendre. Il se ménage des entrées en tout lieu: les antichambres, les écuries lui sont toujours ouvertes et n’ont pas de secret pour lui. Il connaît non-seulement les personnes qui ont mis leurs chevaux en vente, ou qui ont été en visiter, mais encore ceux qui ont l’intention, le caprice fugitif de faire quelque trafic de ce genre. Il n’attend pas l’occasion, il la provoque et lui force la main: c’est l’intrigant le plus hardi qu’on puisse voir. Vous ne pouvez pas vous surprendre une pensée qui ait rapport plus ou moins directement à un cheval, sans que le maquignon ne devine cette pensée. Il a un tact d’observation raffiné, un talent de seconde vue qui vous déroute et que vous ne pouvez concevoir.

Je suppose que, par hasard, après une promenade pédestre au bois de Boulogne, vous revenez à votre domicile un peu fatigué, et que le soir, seul dans votre chambre à coucher, tout en nouant autour de votre tête parfaitement frisée un véritable foulard des Indes, vous voyez défiler fantastiquement sous vos yeux cette suite brillante d’équipages, et surtout ce délicieux alezan qui dévorait l’espace avec tant de vitesse et de feu. Alors vous vous dites follement en vous-même:.... «Tiens, une idée lumineuse!... Si je prenais un cheval... alezan, et un tilbury?... au fait, pourquoi pas?...» sans songer que vous n’avez juste que ce qu’il vous faut pour subvenir à votre existence d’homme, sans aller encore vous charger de la nourriture d’un quadrupède aussi incommode et dispendieux à entretenir qu’agréable à voir. Et vous vous couchez avec cette idée qui, au premier abord, n’est pas tout à fait dépourvue de charmes; votre cheval vous galope sans cesse dans la cervelle, vous entassez les unes sur les autres des visions absurdes, et le lendemain, à votre réveil, vous haussez les épaules en songeant à toutes les billevesées que cette idée saugrenue a fait éclore dans votre imagination. Cependant, au point du jour, vous êtes prodigieusement étonné de recevoir la visite d’un individu de mise équivoque et d’aspect hétéroclite, qui s’avance vers vous après avoir décrit un certain nombre de courbes, et après s’être acquitté consciencieusement de plusieurs salutations d’une politesse inconnue de nos jours. Vous faites asseoir l’aimable étranger qui, après un préambule captieux sur les inappréciables qualités de la race chevaline, finit par vous offrir un très-beau cheval de sang anglais qui a paru aux dernières courses, et a été acheté 5,000 francs; il vous le laissera, mais pour vous seul, au prix de 600 francs. Vous commencez par tomber des nues, et vous vous demandez comment cet homme, ange ou démon, a pu avoir connaissance d’une idée vague que vous-même maintenant n’êtes pas bien sûr d’avoir eue. Êtes-vous somnambule, et avez-vous été crier sur les toits que vous vouliez un cheval pur sang anglais? Ou bien, ce farfadet, invisible à l’œil nu, s’est-il glissé à travers les fissures de votre porte, pour écouter quoi...? vos pensées: vous l’ignorez, et vous l’ignorerez probablement toute votre vie. Quoi qu’il en soit, vous éconduisez aussi adroitement que possible votre visiteur inattendu, et vous l’accompagnez jusqu’au seuil de la porte de votre appartement, autant par politesse que pour bien vous assurer qu’il ne vous emporte par distraction ni une montre, ni un couvert d’argent. Et c’est par des soupçons aussi injurieux que vous savez reconnaître sa prévenance désintéressée!

Si le maquignon brocanteur connaît certains marchands de chevaux, et se trouve lié d’intérêts avec eux, alors sa clientèle s’étend et devient de plus en plus profitable pour lui. Le marchand de chevaux qui ne peut venir à bout de se défaire d’un cheval s’entend avec le maquignon, et alors quel atroce guet-apens pour les malheureux acheteurs ne résulte-t-il pas de cette conspiration à huis-clos, entre ces deux Machiavels d’écurie? Le cheval invendable est mis en maison bourgeoise (terme usité en pareil cas), dans une écurie louée à cet effet. Il est annoncé sur les affiches comme appartenant soit à un gentilhomme étranger sur le point de partir pour l’Orient, soit à un agent de change obligé de s’enfuir en Belgique, etc. Le thème varie suivant l’imagination du maquignon, et il en a toujours infiniment. Pendant ce temps, celui-ci fait mousser l’animal qui ne tarde pas à trouver un maître. C’est ordinairement quelque commerçant en détail, retiré des affaires, qui s’abandonne aux voluptés d’une demi-fortune, et veut avoir le noble coursier au rabais, tout comme un mouchoir de poche et un bonnet de coton.

Tous ceux qui ont ou font semblant d’avoir la passion des chevaux, passion aussi innocente que ruineuse, subissent directement ou indirectement l’importante entremise du maquignon. Le dandy improvisé sur lequel vient de tomber un gros héritage, et qui, dans le premier vertige de la fortune, veut avoir le plus beau cheval de Paris, jette l’or au maquignon, qui se baisse très-lestement pour le ramasser, et lui procure bientôt ce qu’il demande; un animal d’une apparence superbe, au poil brillant, à la robe bizarre, à la tête raide et toute d’une pièce, dressé parfaitement à se tenir cambré comme ces chevaux de carton qui servent de montre chez les selliers. Peu importe le reste, c’est à-dire justement le plus essentiel. L’agent de change qui use un cheval en six mois s’adresse, lui aussi, au maquignon: celui-ci, dans le louable but de ne pas sacrifier une nouvelle bête, la lui donne tout usée. La vieille comtesse ou baronne qui renouvelle ses équipages est trop heureuse de trouver le maquignon qui, sous prétexte de lui donner des chevaux normands, et de ne pas l’exposer à des dangers, lui fabrique tout exprès un attelage de ces gros chevaux à queue rase et à lourde tête qui ne vont jamais plus vite que le pas, et ne se souviennent d’avoir pris le trot que le jour où on les essaya pour la première fois. Que d’infortunés en outre qui n’ont pas assez de temps, assez de patience, assez d’habitude pour chercher eux-mêmes des chevaux, et remettent leur destinée entre les mains du maquignon, et combien celui-ci se fait peu scrupule de leur faire casser le cou avec un cheval vieux ou rétif, ou de les laisser en route avec des rosses poussives et boiteuses!

Le maquignon a toujours en ville une ou deux écuries, où il place incognito les objets de son trafic. C’est dans ces lieux qu’il transforme un cheval usé, étique, amaigri, en une bête superbe, pleine de bonne mine et de vigueur. C’est là qu’il restaure et remet à neuf les rosses éreintées qu’il obtient à vil prix dans les ventes après décès ou même au marché; là, qu’il les façonne à son gré, les gonfle comme une bulle de savon, leur donne un poil lisse et uni; là, qu’il leur coupe et leur rajuste les oreilles, si elles sont longues et disgracieuses, qu’il leur met une fausse queue, si la queue primitive est dénudée; là, qu’il fait disparaître pour quelques jours les engorgements qu’ils ont aux jambes, qu’il leur peint les sourcils pour dissimuler leur âge, etc. Malheur à vous si, attiré par l’odeur du fumier, vous entrez dans ce laboratoire du maquignon, où il escamote les défauts d’un cheval, et lui fait subir des métamorphoses fabuleuses, vous n’en sortirez qu’avec une rosse de plus, et quelques cinq cents francs de moins!

D’après ce tableau effrayant, on pourrait croire qu’il n’y a possibilité d’avoir de bons chevaux qu’en les allant chercher soi-même dans la Grande-Bretagne ou en Afrique. Ceci serait vrai, si ces pays étaient encore primitifs et vierges; mais la civilisation y a fait pousser le maquignon d’une façon toute champignonne, il y a des maquignons anglais, et des maquignons bédouins; et ces derniers, soit dit en passant, sont pour le moins aussi arabes que leurs chevaux. Or donc, quoi que vous fassiez, vous qui avez le malheur d’être assez riche pour nourrir des chevaux, il faut vous résigner à être dupé. Si vous êtes assez novice pour vous adresser à un maquignon brocanteur, vous méritez votre déconfiture, et je ne vous plains pas. Si vous mettez aveuglément votre confiance en un marchand de chevaux, vous êtes une excellente nature, digne sans doute d’un autre âge et d’un meilleur sort; mais enfin à qui la faute? D’un autre côté, si vous avez des prétentions à être connaisseur en fait de chevaux, il n’y a pas d’artifice et de ruse qu’on ne mette en œuvre pour avoir raison de votre prétendue habileté; et vous risquez fort de retomber dans la catégorie générale. Que faire alors, dira-t-on, à moins de se résigner à végéter toute sa vie en Omnibus de peur d’acheter des chevaux poussifs et gras-fondus? Ma foi, je n’en sais rien, mais toujours est-il que j’aimerais mieux acheter trois maisons qu’un seul cheval.

Albert Dubuisson.


L’AGENT DE LA RUE DE JÉRUSALEM
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L’AGENT DE LA RUE DE JÉRUSALEM.

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LLe monde est un théâtre, a dit certain philosophe dans je ne sais quel livre; la vie une comédie, souvent un drame; les hommes, des comédiens plus ou moins habiles, sifflés ou applaudis. Rien n’est plus vrai. Tout ici-bas joue son petit rôlet avec plus ou moins de talent, plus ou moins d’aplomb et d’assurance.

La véritable comédie, c’est celle qui se passe dans la vie réelle; dans ces situations périlleuses où chacun dispute avec adresse le terrain à son adversaire, où l’on sent qu’il s’agit, non point d’une fiction comme à la scène, mais d’un intérêt positif: dans ces crises de la vie intime où chaque spectateur devient acteur, acteur d’autant plus énergique et passionné qu’il y va quelquefois de la liberté, de l’existence, de l’honneur. Aussi y a-t-il dans le monde beaucoup de comédie, mais bien peu de comédiens. Entre la femme qui joue avec tant de finesse son rôle près de l’époux trompé, et le génie si flexible de l’habitué des cours, se place naturellement une classe d’hommes dont le nom est bien connu du public, mais dont les mœurs, les habitudes, l’adresse diplomatique, se dérobent à l’observation. C’est un type dans notre société, mais un type qui varie à l’infini: c’est l’agent de police.

Assurément il n’est personne qui ne connaisse de nom les agents de la rue de Jérusalem; mais peu d’hommes ont étudié leur position. Je ne veux parler ni de la garde municipale, c’est un corps de troupes; ni des sergents de ville, protecteurs zélés de la morale publique, et qui ne craindraient pas d’arrêter Fanny Elssler elle-même, si elle venait, par une belle soirée d’été, hasarder la voluptueuse cachucha sous les ombrages de la Chaumière, ou dans le cercle galant de Tivoli. Mais il est une sorte d’agents qui échappent à tous les regards, à toutes les études, à tous les calculs. Ce sont les agents secrets, soit de la politique, soit de la sûreté publique.

En vérité, ce sont de singulières idées que celles du public sur l’organisation de la police. A entendre un bon bourgeois, il ne serait point de rues, de passages, de promenades publiques, de musées, qui ne fussent encombrés d’une foule d’agents secrets et de voleurs non moins nombreux. Pour les voleurs, je ne dis pas non; mais pour les agents, ils sont en assez petit nombre; seulement ils savent se multiplier avec tant d’adresse, qu’un seul suffirait à la rigueur pour garder Paris.

La direction de la police est divisée en deux branches principales: la police administrative et la police judiciaire. Chargée du maintien habituel de l’ordre public, la première doit surtout prévenir les crimes et délits; c’est peut-être à cause de cela que nous avons des émeutes, et que les citoyens courent chaque soir le danger d’être assassinés en rentrant dans leur domicile plus ou moins conjugal. La seconde a pour objet spécial de réprimer les délits quand ils sont commis, et de frapper les criminels lorsqu’il n’est plus temps. La police administrative se subdivise en police générale et police municipale. Les bureaux de celle-ci ont dans leurs attributions la sûreté et la liberté publiques, les incendies, la bourse, les patentes, la surveillance des lieux publics, des théâtres. Quant à la police générale, elle reçoit et délivre les passe-ports pour l’étranger, s’occupe du vagabondage, de la mendicité, des musiciens ambulants, sauteurs de corde et autres baladins, hors ceux de la cour; elle est en outre chargée de l’examen des prisons, et ce qui n’est pas moins répugnant, des maisons de tolérance; enfin la haute police rentre dans ses attributions.

Le préfet de police a sous ses ordres les commissaires de police, les officiers de paix, qui, en l’an IV de la république, portaient un petit bâton blanc à la main avec ces mots gravés, force à la loi. Sur le pommeau de cette baguette de constable était peint un œil, symbole de la surveillance. Plus tard, le 19 nivôse an X, leur costume changea. L’habit bleu, avec collet et parements écarlates, gilet rouge, culotte également rouge, remplaça l’habit à la Robespierre. Sur le collet et les parements seulement était attaché un galon d’argent de neuf lignes de large; puis un chapeau à la française, avec ganse d’argent, bouton uni portant en exergue, la paix, et un sabre suspendu en bandoulière, complétaient cet uniforme qui de nos jours ferait courir les petits enfants, comme au joyeux temps du carnaval. Hélas! combien ne sont-ils pas déchus! L’ignoble redingote, couleur quelconque, a remplacé l’élégant uniforme, une seule ceinture bleue leur est encore permise.

Sous les ordres du préfet se trouvent immédiatement les commissaires de police de la Bourse, le commissaire de la petite voirie, les commissaires et inspecteurs des halles et marchés, et les inspecteurs des ports. De plus toute force armée, la garde municipale, les trois brigades de sergents de ville, sont à sa disposition. A l’intérieur, la police se trouve partagée en trois divisions, trois bureaux principaux, la sûreté et la liberté publiques, les mœurs et la police secrète politique.

C’est une croyance profondément enracinée chez nous que, pour être agent de police, il faut avoir été voleur. Quelle erreur, grand Dieu! Il y a six années environ cela se passait encore ainsi; mais depuis, la police a bien changé, le noir est devenu blanc, on a badigeonné toutes ses faces. Aujourd’hui l’on est plus difficile pour admettre un employé que pour choisir un préfet de police; du moins, faut-il être plus habile et plus honnête homme. Le candidat à cette déplorable position est scrupuleusement examiné dans sa vie passée et présente, dans son intérieur, dans les actes les plus minutieux de sa pénible existence; s’il a commis quelque délit, il est refusé; s’il en commet durant l’exercice de ses fonctions, il est expulsé, chassé, honni. Dites donc encore après cela que le service de sûreté est fait seulement par des coquins!

Au temps de Vidocq, il est vrai, d’anciens voleurs étaient chargés de se glisser parmi leurs compagnons, de les surveiller, les exciter même et les dénoncer ensuite. Maintenant rien de semblable. Trente-deux agents seulement sont préposés à la surveillance, à la sûreté publique. Ces hommes sont en général choisis parmi ces malheureux qui, n’ayant aucunes ressources, aucuns moyens d’existence, se voient dans la nécessité d’accepter une position plus qu’équivoque et dont ils rougissent presque tous. C’est une amélioration sans doute dans l’état moral de la police, mais c’est peut-être un mal; car ces hommes qui n’ont point les habitudes du métier, qui ne connaissent pas les roueries du voleur, qui ne peuvent le fréquenter, laissent plus facilement échapper les crimes que si, comme autrefois, ils savaient par leurs relations se mettre en rapport avec ces misérables, les suivre dans leurs exploits nocturnes, s’introduire dans le sein de leurs sociétés, les espionner et les faire saisir avant la consommation du forfait. Du reste, la police a bien compris l’impuissance de ces agents; aussi emploie-t-elle une autre sorte d’hommes qui ne lui sont point attachés à proprement parler, mais qui remplissent les fonctions des anciens compagnons de Vidocq. Cette classe de mouches, composée de repris de justice, de voleurs connus, se met en rapport avec les agents de la police, et, bien qu’exerçant aussi pour son compte, donne en sous-main des avis qui mènent souvent à la découverte des coupables. Ces hommes, on les appelle les coqueurs; leur nombre est illimité; c’est en général chez des marchands de vins connus, dans les Romamichels (maisons de voleurs, terme d’argot), que se donnent leurs rendez-vous, et ils placent toujours en avant une sentinelle qu’ils appellent l’indicateur ou le gaffe.

Les agents se répandent dès le matin dans Paris. Les uns sont chargés, comme le célèbre Gody, d’inspecter les tire-bogues (les voleurs de montres dans les goussets), et les écumeurs de boucards (les enfonceurs de boutique); pour cette surveillance difficile l’agent se camoufle (se déguise), tantôt en blouse d’ouvrier, tantôt sous le frac du dandy. Les traits de cette classe de voleurs lui sont connus, et il n’est point de jour où il n’y en ait quelqu’un de pommé marron (de pris en flagrant délit), malgré leurs travestissements. D’autres sont chargés, sous la conduite du chef de sûreté, M. Allard, de la surveillance des crimes et de l’arrestation, toujours si dangereuse, de ceux qui ont fait la grande soulasse (tué pour voler). Lorsqu’un homme est désigné par les coqueurs pour avoir fait suer le chêne sur le grand trimard (assassiné un homme sur le grand chemin), le chef de la brigade de sûreté donne des ordres aux seize agents chargés de surveiller les garnis, et ceux-ci s’informent de la conduite des suspects. On suit leurs pas, on cherche à savoir où ils ont passé la nuit du crime, et si les présomptions prennent de la consistance, on les arrête aussitôt et on les conduit, comme ils le disent en argot, auprès du comte de garuche (le geôlier).

Les agents reçoivent huit francs par arrestation; mais sur ces huit francs, ils sont forcés de payer les coqueurs, et les moutons (les mouchards de prisons), qui leur ont mangé le morceau (dénoncé le crime). Puis les employés de haut grade perçoivent à leur tour une rétribution, un impôt sur cette somme, si bien qu’à chaque arrestation, c’est tout au plus s’il reste trois ou quatre sous au pauvre diable. Cependant, comme on le sait, la police se fait activement; elle ne peut prévenir tous les crimes, mais ils restent rarement impunis. Malgré cela le nombre des agents est trop restreint. On en emploie un grand nombre à la politique, et ceux-là restent ensevelis dans le secret avec les fonds destinés à leur usage; mais la police de sûreté est trop faible. Lorsqu’on vient à penser que, de quatre à six heures du soir, il n’y a pas un seul agent de sûreté pour surveiller Paris, cela fait pitié. Il est sans doute nécessaire qu’ils aient des rendez-vous, des heures de réunions, qu’ils boivent et mangent, mais il faudrait aussi que la moitié au moins continuât sa surveillance.

Chaque nuit la brigade de sûreté fournit à la Préfecture son contingent pour surveiller les rues. Vous les voyez, après minuit, se glisser dans les ténèbres, marchant à pas de loup, sans bruit, comme des démons, enveloppés dans une redingote grise, jamais plus de six, sous les ordres d’un chef, et se précipitant au moindre cri pour protéger les citoyens. A ceux-là je vote des remercîments, ils ont empêché que, par une vilaine nuit de cet hiver, des orphelins (une bande de voleurs) ne me fissent suer le colas (ne m’égorgeassent) en dépit d’un crucifix à ressort (d’un pistolet) que j’avais tiré sur eux; par bonheur, la rousse (la police) arriva, et mes gars se poussèrent de l’air. Il y a quelques années ces rondes de nuit, la bande grise, étaient armées de couteaux poignards; on les a supprimés depuis, et leur principale besogne est de sauver la vie à plus de trente ivrognes par nuit en les retirant du ruisseau, que les voitures, le froid et l’alcool changeraient bientôt en tombeau.

Viennent ensuite les agents chargés des maisons de tolérance, sous la direction du bureau des mœurs. Ceux-là sont principalement occupés à conduire les filles insoumises au dispensaire, et il y aurait encore d’utiles réformes à introduire dans cette administration, si les abus n’étaient plus forts que la voix des écrivains qui, comme Parent-Duchâtelet, ont apporté toutes leurs lumières et tout leur courage à l’amélioration des maisons de tolérance.

Il est inutile de dire que le despotisme est à peu près la seule loi qui gouverne cette classe, proclamée nécessaire par de grands publicistes. Cependant l’arbitraire doit avoir des limites. Si ces femmes numérotées, que la police nomme filles soumises, trouvaient de l’écho près des chefs, elles diraient au préfet entre leurs sourires du jour et leurs larmes du lendemain:—«Oui, nous sommes des parias, nos fenêtres sont cadenassées et nous ne pouvons respirer l’air, ni sentir les rayons du soleil qu’à travers une persienne condamnée par vos règlements; mais que direz-vous cependant à l’employé supérieur qui, établissant sa femme marchande de bonnets, nous imposerait pour prix de concession, d’achalander la boutique conjugale, et prêterait une main complaisante aux abus en fermant les yeux sur un trafic qui change les boutiques en magasins, et les loyers d’un simple employé en maison de campagne?... Mais que sert de nous plaindre; avant de parvenir aux oreilles du chef, notre voix n’est-elle pas étouffée par ses subordonnés?»

Dans son intérieur, la vie de l’agent de police est pénible, sa position au milieu de la société aussi humiliante et aussi méprisée que le crime même. Rentré dans une étroite cellule, nommée à bon droit tabatière, l’agent, séparé du monde par une barrière insurmontable, repoussé de tous avec dégoût comme un espion, isolé par sa position tout exceptionnelle, se trouve seul, sans famille souvent, sans amis, sans lien social, sans estime pour lui-même, et toujours écrasé par le souvenir de la place qu’il occupe vis-à-vis du public. La honte et l’infamie l’enserrent de toutes parts, la société le chasse de son sein, l’isole comme un paria, lui crache son mépris avec sa paye, sans remords, sans regrets, sans pitié: c’est un agent de police, c’est un mouchard, tout est dit avec ce seul mot, et la carte de police qu’il porte dans sa poche est encore un brevet d’ignominie. Chacun se croit en droit de lui jeter de la boue au visage. Le monde est pour lui un pilori vivant où le public le crucifie à toute heure. Il n’est pas même jusqu’aux voleurs qui n’aient honte de cet homme et ne se trouvent aussi le droit d’avoir pour lui des paroles de malédiction et de haine; n’est-ce pas le comble de l’abjection?

Aussi, que de douleurs, que de honte, que d’angoisses dans la vie de cet homme, lorsque, libre de son service, il redevient à son tour citoyen de sa ville, de sa ville qu’il protége, qu’il veille, qu’il garantit des brigandages, et qui cependant le hait de toutes ses haines, le méprise de tous ses mépris! Que de larmes amères et brûlantes il doit verser sur son grabat, s’il songe à l’opprobre où la misère l’a poussé, à l’infamie dont il a revêtu la livrée, et qui, semblable à la tunique de Nessus, souillera sa dernière pensée et son dernier soupir! Heureusement de semblables retours sur lui-même sont fort peu dans ses mœurs.

L’agent de police n’a pas toujours grand usage du monde. En voici un exemple assez piquant. Un chef de division recevait à sa table plusieurs personnages marquants: un agent, utile pour des renseignements, se trouva invité. Notre homme, placé en si bonne compagnie, se trouvant fort mal à l’aise, dissimulait tant bien que mal son embarras, lorsqu’il eut besoin de prendre du sel. Il remarqua avec inquiétude que sur chaque salière se trouvait une petite cuiller en argent. Ne pouvant deviner à quel usage était destiné un instrument qui lui semblait de toute inutilité, notre pauvre convive se décida enfin à se servir, et, pour cela, enlevant d’une main la cuiller, plonge philosophiquement ses deux doigts dans le sel, où il laisse une déplorable trace de son passage. Puis il remet soigneusement à sa place le petit instrument mystérieux. Cependant le maître de la maison s’est aperçu que plusieurs convives ont souri, et, se tournant vers l’agent, lui rappelle son adresse pour la capture des voleurs. Celui-ci, flatté, raconte ses prouesses et ajoute qu’aucun voleur ne peut lui échapper.

«Mais, dit le chef, sauriez-vous les suivre à la trace?

—Certes, répond l’agent, comme un braconnier suit le gibier.

—Eh bien! reprit le chef, en lui montrant la salière où se trouvaient imprimés les deux doigts, pourriez-vous me dire quel est le nom de l’animal qui a passé par là?»

L’agent de police est instruit cependant: ne connaît-il pas toutes les langues, ce damné polyglotte qui, selon les circonstances, peut vous arrêter en français, en anglais, en italien, en allemand; il saurait demain le chinois, s’il devait capturer un mandarin. C’est un caméléon qui sait à propos changer de couleur, de ton, de manières. L’univers est le lieu de sa naissance; il ne connaît ni parents ni amis, il s’arrêterait lui-même au besoin. Sept villes attestaient qu’Homère était né dans leurs murs, il y en aurait au moins autant qui se soulèveraient pour réclamer si l’agent de police leur donnait la préférence en les choisissant pour berceau. Aussi est-il cosmopolite en diable. Il a tous les âges et n’en a point, tous les noms et ne porte jamais le même, de la richesse aujourd’hui, des honneurs, un titre, un ruban à la boutonnière, demain une blouse et une pipe chargée de caporal. Il sait tout, voit tout, entend tout, est partout, dans le même temps, à la même heure. D’une oreille il écoute les ordres de son chef à la rue de Jérusalem, et de l’autre entend un complot qui bruit dans quelque faubourg abject. Sous la république, il se pavanait dans les clubs avec une large écharpe rouge en collier; sous le directoire, jouait gros jeu dans les salons du noble faubourg; vint l’empire, et, la carte de sûreté en poche, il espionna royalistes et républicains: les affaires changèrent, l’agent resta; il reçut ses ordres des suspects de la veille. Chargé de décorations, dont il usait à volonté, de titres fastueux, il se mit à espionner les bonapartistes qui ne payaient plus son zèle. Plus tard il se glissa parmi les plus acharnés clubistes après les trois journées des pavés, et donna le premier signal dans les émeutes. J’en ai vu un devant la cour d’assises répondre avec impudence au président, qui ignorait sa position, et chercher avec audace le scandale, sachant qu’il serait soutenu: il était plus bonnet rouge que les malheureux qui l’entouraient et qu’il avait dénoncés.

Il y a les dandys du métier chargés des hautes opérations, des arrestations qui demandent plus d’intelligence, d’adresse, que de force et d’énergie. Il n’est point de jours où vous n’en coudoyiez quelques-uns sur le trottoir; et souvent, au théâtre, ce voisin si aimable, si obligeant, causant avec tant de finesse des nouveautés du jour, n’est qu’un agent de la rue de Jérusalem qui vient explorer les consciences politiques, ou surveiller un grinche de la haute pègre (un voleur distingué).

Cette facilité de métamorphose qu’ont les agents de police, cette aisance de manières que prennent des gens qui tout à l’heure encore nous paraissaient rustres et grossiers, me rappellent une scène fort bizarre qui se passa sous mes yeux dans un hôtel aux eaux de Cauterêts, et dans laquelle je fus dupe le mieux du monde d’un de ces messieurs de la rue de Jérusalem.

«Ce jour-là, je dînais à table d’hôte et j’avais à mes côtés une charmante voyageuse parisienne. Par manière de passe-temps j’examinai les convives: un gros papa s’empressait de serrer une serviette autour du cou de son poupard, tandis que sa femme se perdait dans les replis osseux d’une carcasse de canard que lui avait passée le jeune homme qui s’était chargé de découper. Naturellement mes regards se portèrent sur cet individu. Dans une table d’hôte, le découpeur est un homme trop important pour qu’il soit négligé; aussi fixai-je sur lui une minutieuse attention.

«C’était un assez joli garçon, de vingt-cinq ans environ; d’épais cheveux noirs se frisaient en demi-couronne derrière sa tête; une petite moustache, une barbe jeune-France, donnaient du charme à sa physionomie, on se sentait prévenu en sa faveur.

«Je sus le lendemain que notre voyageuse avait visité les eaux, et que, n’osant s’aventurer seule au milieu de la campagne, elle avait accepté le bras du jeune dandy.

«Quelque temps ils marchèrent en silence, au milieu des longues avenues bordées avec coquetterie d’une double rangée d’ormes, et se dirigeaient vers un village voisin, lorsqu’une calèche, attelée de chevaux de poste, s’avançant rapidement vers eux, s’arrêta sur un signe du jeune homme.

—Qu’est-ce donc? fit la charmante voyageuse.

—Une surprise que je vous ménage, répondit en riant celui-ci. Veuillez monter, la route est fatigante, et ce sera pour moi le plus délicieux voyage.

—C’est trop de galanterie.

—Pas assez pour une femme aussi aimable, reprit aussitôt son compagnon en portant à ses lèvres une petite main qui ne s’éloigna pas.

—Allons! s’écria-t-elle en riant aux éclats, je m’abandonne à vous, à la grâce de Dieu! Monsieur, ajouta-t-elle d’un air affectueux, que serais-je devenue aux eaux si je ne vous avais rencontré? je serais morte d’ennui. Vous êtes vraiment mon bon génie.

«Le jeune homme sourit, mais cette fois ne répondit rien.

«La chaise de poste continuait rapidement sa course, et une conversation fort animée s’établit entre les voyageurs.

—Où allons-nous donc? dit-elle; c’est la grande route que nous suivons... Postillon!... postillon!...

«Le jeune homme ne répondit point; déjà il ne souriait plus.

—Mais c’est infâme! monsieur, s’écria-t-elle d’une voix pleine de terreur et d’angoisses; où allons-nous? où me menez-vous?

—A Paris, chère amie.

—Que dites-vous?

—Que, loin d’être votre bon génie, je suis au contraire chargé de vous conduire, d’abord rue de Jérusalem, à la Préfecture de police, puis à la Conciergerie.

—Mais c’est une erreur.

—Oh! non, non, je ne me trompe jamais; vous êtes bien Emma Popply, et du reste, ajouta-t-il, nous sommes d’anciennes connaissances. Voyez, je suis Rigody.

«Et en achevant ces paroles, le beau jeune homme retira lentement sa perruque d’un noir de jais qui cachait des cheveux couleur chrysocale, puis il décrocha sa petite barbe noire, et, mettant d’un air de satisfaction ses moustaches fausses dans la poche de son gilet, tira son briquet à pierre et une ignoble pipe de terre, un vrai Waterloo. Sans sourciller, et tout en fredonnant stoïquement une petite valse à la Faust, le scélérat battit le fer contre la pierre, en fit jaillir une étincelle sur l’amadou, et quelques minutes s’étaient à peine écoulées que, sans respect pour les nerfs olfactifs de sa compagne, il lâchait de grosses bouffées, comme un musulman près du tuyau de son tchibouk.

«Cependant la calèche roulait avec rapidité, et la voyageuse se désespérait. Après avoir tenté les larmes, les menaces, elle en était venue aux cajoleries, puis elle avait eu recours aux attaques de nerfs; mais rien ne troublait l’implacable insouciance de l’agent, qui aspirait tranquillement la fumée du tabac, et la chassait loin de lui par petites bouffées voluptueuses dans lesquelles il semblait se complaire.

—Mais, monsieur, dit Emma Popply en éclatant encore avec rage, c’est infâme de se faire ainsi le mouchard et le geôlier d’une pauvre femme!

—Vous êtes charmante! dit celui-ci en lui baisant ironiquement la main.

—Insolent! Et un soufflet lancé avec dépit fit rougir la figure jusqu’alors impassible de l’agent de police.

—Ah! vous étiez plus aimable tout à l’heure, dit celui-ci.

—Laissez-moi fuir, reprit-elle après un moment d’hésitation, je vous promets...

—Achevez.

—Tout ce que vous voudrez.

—Parlez.

—Une partie de mes bijoux, de mon or, de mes billets de banque.

—Non pas; impossible.

—Je consens même à être à vous!...

—Ah! fit celui-ci en l’examinant froidement, vous venez de me proposer mieux.

—Misérable! s’écria-t-elle.

«Et la route se continua silencieuse comme un tombeau.

«On descendit enfin devant l’hôtel de la rue de Jérusalem; une escouade de sergents entraîna l’infortunée voyageuse, et de lourdes grilles de fer se refermèrent derrière elle avec le triste accompagnement des verrous.

«Quelques mois après j’étais de retour à Paris, j’avais oublié mes deux voyageurs de Cauterêts, lorsque dernièrement je rencontrai dans un de nos salons les plus brillants le jeune homme aux moustaches noires.

—Pardieu! dis-je en le saluant, vous allez me donner des nouvelles de votre bonne fortune?

—Laquelle? demanda-t-il, attendez... oui, je me souviens... une jeune fille...

—Précisément! vous l’avez enlevée, heureux séducteur?

—Enlevée! répéta-t-il froidement, non, je l’ai conduite à la Préfecture; et si vous allez consulter les registres de ce jour-là, vous trouverez, mon cher, écrit en belle et bonne encre: «Emma Popply, âgée de vingt-deux ans, accusée de vol de diamants et cachemires, écrouée le 5 juin 1832, à cinq heures du soir.

—Bah! m’écriai-je stupéfait. Mais qui êtes-vous donc?...

Au moment où je posais cette question, un vieillard s’arrêta devant nous et fixa notre dandy. Celui-ci pâlit, recula, et, au lieu de répondre, disparut à mes regards étonnés.

—Quel est donc cet homme? m’écriai-je en me retournant vers le nouveau venu.

—Un agent de police. Je fus jadis sa dupe dans une affaire politique où il jouait le rôle d’agent provocateur, et, chaque fois que j’apparais devant lui, le misérable se dérobe à mon mépris. Si vous rencontrez jamais cet homme, ajouta-t-il d’une voix animée, ne craignez pas de le démasquer aux yeux de tous, comme je viens de le faire avec vous.»

Armand Durantin.


L’AUTEUR DRAMATIQUE
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L’AUTEUR DRAMATIQUE.

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Je serais moins embarrassé de vous apprendre quel fut le premier des auteurs dramatiques connus, le premier en date s’entend, que de vous dire le nom du dernier éclos dans la couvée que Paris, cette grande pondeuse de célébrités, tient toujours en réserve sous son aile. Hier, c’était M. Alfred, qui ne connaît pas l’illustre M. Alfred! ce soir ce sera probablement M. Félix, ce jeune homme plein d’espérances, vous savez bien; et demain nous entendrons proclamer le nom de M. Charles, la gloire future de la scène française. Au train dont nous marchons, il est bon d’être en avance d’un jour, et comme il faut voir ce qu’on peint et savoir ce qu’on voit, nous prendrons M. Charles, si ça vous est égal, pour souder le cercle dans lequel il faut toujours prudemment se renfermer.

M. Charles doit donc être auteur dramatique, demain, à sept heures du soir; son vaudeville sera représenté devant un parterre composé en grande partie de ses créanciers, gens intéressés à l’art, comme on le pense bien: grand succès! lisez les journaux, trois couplets ont eu les honneurs du bis. Tout a été réglé à la répétition générale. Le directeur compte sur la pièce, l’auteur compte sur les acteurs, les créanciers comptent sur la recette, et le public... le public compte bien n’y plus revenir... Mais le public voit cent fois de suite les pièces qu’il siffle, le public n’a pas plus de caractère!... je vous en fais juge: le vaudeville de M. Charles est exactement le vaudeville de M. Félix, qu’on applaudit en ce moment; lequel vaudeville n’était autre que le vaudeville de M. Alfred, qu’on avait sifflé; et le vaudeville sifflé de M. Alfred, était la reproduction exacte du vaudeville applaudi de M..... Est-ce qu’il y a deux vaudevilles?... Et c’est heureux vraiment pour M. Charles! aussi quittera-t-il l’étude de son avoué, où il occupe la troisième place, pour prendre le no 5978 dans l’association des auteurs dramatiques, avec le droit de recevoir les circulaires de convocation à l’assemblée générale et d’invitation au banquet fraternel où, moyennant dix francs, il aura l’honneur de dire à M. Scribe, de l’académie française et de l’académie royale de musique, ou à M. Victor Hugo, à son choix: mon cher confrère!—Comment veut-on que la tête ne tourne pas à tous les jeunes gens qui savent lire, écrire et compter! des honneurs et des richesses! être affiché dans tous les carrefours, crier la clôture dans une assemblée! boire du vin de Champagne à côté de M. Alexandre Dumas, en face de M. Viennet, sous les regards de M. Casimir Delavigne, non loin de M. Dupaty! il faudrait n’être pas... comment dirai-je?... il faudrait ne pas être Français, ne pas vivre dans l’étude d’un avoué, pour résister à la douce pensée de se savoir auteur dramatique, pour ne pas rêver sur son grabat un succès semblable à celui du Sonneur de Saint-Paul: deux cents représentations, six cent mille francs de recette!—Le banquet annuel et le souvenir du Sonneur de Saint-Paul, voilà de quoi fertiliser le génie des clercs de la nouvelle basoche et des modernes enfants sans souci; de quoi répondre à toutes les vanités, de quoi fournir à tous les rêves, de quoi justifier toutes les intrépidités, de quoi expliquer toutes ces existences inexplicables: car pour être auteur dramatique, il suffit de vouloir l’être, et la volonté, c’est la seule foi de notre époque. D’ailleurs, quand on ne se croit pas à la rigueur la force de se faire auteur tout à fait, ce qui est un cas excessivement rare, ou quand, par modestie, on ne veut pas l’être en entier, on le devient pour une moitié, pour un tiers, pour un quart; mais comme quatre quarts de pièce font toujours un auteur complet, la postérité n’y perd rien et la gloire du nombre s’en augmente. On est auteur dramatique pour tant de choses différentes! pour le titre, pour l’idée, pour le scénario, pour le dialogue, pour les couplets, pour le choix des airs, pour faire recevoir la pièce, pour discuter avec la censure, pour surveiller les répétitions, pour prêter son nom à l’auteur endetté, enfin, pour quelques écus et quelquefois pour rien du tout.

On devient plus facilement auteur dramatique qu’épicier:—n’est pas épicier qui veut! Et n’était la crainte d’offenser l’utile corporation si admirablement réhabilitée par M. de Balzac, auteur non dramatique,—le peintre en miniature badigeonne mal les décorations,—je dirais que l’auteur dramatique est l’épicier littéraire de notre époque. Mais repoussons une comparaison peu favorable à l’épicier, quelque droguiste qu’il soit. S’il le veut, lui, il peut être modeste: ses balances lui rappellent sans cesse l’égalité native des hommes; il n’a pas deux poids et deux mesures; et s’il le veut, il peut être probe. Demandez donc de la modestie à l’auteur d’un mélodrame, et de la probité au vaudevilliste! il n’y a pas de plagiat dans l’épicerie: gloire et patrie à l’épicier!

Cependant nous ne saurions le taire, l’auteur dramatique est boutiquier manipulateur: il broie son cacao sur un dictionnaire, il distille son huile de roses dans un encrier, il mesure ses vers à l’aune, il pèse ses ingrédients d’après la recette classique ou romantique, puis il coule ses actes dans le moule à chandelles, où tous les auteurs dramatiques, ses confrères, coulent les leurs, cinq à la livre, plus ou moins. C’est ainsi qu’on éclaire la France, c’est ainsi que le suif littéraire lutte avec le gaz de l’industrie, et que notre lustre national projette ses rayons jusqu’à St-Pétersbourg! L’adepte qui dans l’étude de son avoué rêvait la gloire littéraire, devient donc, sans y songer, un misérable canut, un filateur de scènes, un tisseur de péripéties, un tailleur dramatique, flairant la mode, guettant les circonstances, interrogeant le caprice d’un public blasé, retournant les vieux habits pour les vendre comme des neufs, s’ingéniant à mettre le commencement à la fin, à changer les époques et les noms, à profiter de l’esprit des autres;... mais cent mauvaises pièces rapportent plus qu’une bonne: à ce compte on se fait un nom, une fortune, sans se faire d’ennemis. La baguette de Tarquin ne frappait que les pavots de qualité: le poëte habile ne doit jamais dépasser le niveau de ses confrères.

Je sais bien que le public est parfois singulier, qu’il prend mal certaines choses, qu’il a ses mauvais jours, qu’il rudoie Caligula... mais il caresse Mademoiselle de Belle-Isle, et tout se compense. C’est surtout dans la vie de l’auteur dramatique, que le système de M. Azaïs reçoit son application la plus étendue: des sifflets, mais aussi des bravos; les critiques du feuilleton, mais le bulletin du caissier; l’exigence des acteurs, mais la vie qu’ils donnent à de pâles et frêles traits de plume. On tombe, soit, mais on trône. D’ailleurs, n’est-ce rien que d’être l’âme de cet univers de carton dont on fait mouvoir toutes les machines, que d’être l’ordonnateur de ce pêle-mêle de palais et de chaumières, que de commander aux orages? L’auteur dramatique sur les planches d’un théâtre est le fiat lux au sein du chaos, c’est le ciel et l’enfer, l’objet des bénédictions et des imprécations d’un monde de coquettes et de pères-nobles, de rois et de niais, de figurantes et de figurants. Aussi, voyez-le, providence, espoir ou terreur, arriver les mains dans ses poches, et le manuscrit sous le bras, le jour d’une distribution de rôles. Il lit, on écoute; les vanités sont en ébullition, personne n’est content de son lot, tous envient celui des autres: l’ingénue veut un peu plus de candeur; l’amoureux demande une autre déclaration; Araminthe exige une grande tirade. Mais tout s’apaise aux promesses d’un nouvel ouvrage. Avant la lecture d’une pièce, l’auteur est une puissance, on le courtise, il fait ses conditions, il obtient ce qu’il veut; les rigueurs expirent, les intimités commencent, les haines s’oublient; l’actrice, l’acteur et l’auteur se confondent dans une même espérance, jusqu’au jour du désenchantement, jusqu’à cette première représentation où la vérité se fait entendre de part et d’autre, après le jugement du public.—«Mon rôle est mauvais.—Dites que vous le jouez en dépit du bon sens.» Les récriminations durent vingt-quatre heures; et la prochaine nouveauté change tout sans rien changer.

Je voudrais bien vous peindre l’auteur dramatique dans un entr’acte de la première représentation de l’un de ses ouvrages: l’anxiété ou la satisfaction avec laquelle il regarde le public par le trou du rideau, prouvent moins pour la pièce qu’elles n’indiquent le trait caractéristique du patient.—Il y a l’auteur dramatique qui doute de tout, et celui qui ne doute de rien.—Le premier haletant, suant à grosses gouttes, le col tendu, n’entend que des murmures d’improbation; la moindre toux l’effraie: son cœur suspend ses battements, il sourit, il pleure... Tantôt c’est le public qu’il accuse de ne pas écouter; tantôt c’est l’acteur qui va trop vite ou trop lentement; tantôt ce sont les machinistes qui se font attendre: ses jambes fléchissent sous lui, et il ne peut rester en place. Il marche, il s’arrête; les exclamations qui sortent involontairement de sa poitrine trahissent ses tourments.—«Eh! ce n’est pas cela, malheureuse!—Arrête-toi donc, bourreau!—Ris donc, butor!—Baisse donc les yeux, coquine!» Siffle-t-on:—«J’étais sûr qu’on les travaillerait à ce passage, ils ne l’ont jamais compris.» Applaudit-on:—«Ah! on se décide, c’est bien heureux, vraiment!» Mais à côté de lui, une actrice jalouse donne à ces applaudissements un motif étranger à la pièce: «Il paraît que nous avons nos amis dans la salle.» Puis il lui faut subir les reproches ou les félicitations du directeur et tutti quanti; puis enfin il se retire seul, harassé de son succès ou de sa chute, interprétant pour ou contre lui tous les mots que le hasard lui apporte sur son passage; et, en attendant les feuilletons qu’il se promet de ne pas lire, et qu’il lira tous, il va expier sa gloire ou préparer sa vengeance sur son lit de Procuste. C’est là qu’il trouvera, trop tard, les situations fortes, les scènes intéressantes, les mots piquants qui auraient pu faire une bonne pièce de l’œuvre représentée.

Quant à l’autre, au second auteur, à l’imperturbable, on le rencontre partout, dans la salle, au fond d’une loge, à l’entrée d’une galerie; il se promène dans les couloirs, il traverse furtivement le foyer, il est content du public, il exalte les acteurs, il encourage tout le monde; à son oreille tous les murmures sont flatteurs; il n’aperçoit que des marques de joie. On rit à l’endroit le plus pathétique:—«Bon! on le prend en gaieté, ça m’est égal.» On s’indigne:—«Bien! la situation fait son effet.» On siffle à outrance:—«C’est un pari! C’est un tour de Fanny! C’est l’administration pour ne pas me payer ma prime!» On redouble, on fait baisser le rideau:—«La pièce ira cent fois, je leur prouverai que j’ai plus de talent qu’eux.» Et après avoir été promener son intrépidité sur le théâtre où il rassure chacun, où on lui demande des changements, des coupures:—«Non, rien, dit-il, je n’ôterai pas un mot. C’est un coup monté, je le savais... La pièce a très-bien marché.» Puis il va rejoindre ses amis les feuilletonnistes qui l’attendent à table où l’on sable les droits d’auteur. Léontine l’agaçante et la mélancolique Adèle, viennent réconforter un amour-propre qui ne s’est pas un instant démenti; les belles petites qui ont joué comme des anges sollicitent leur amour d’auteur pour de nouveaux rôles: le pacte est conclu, signé, scellé. C’est une jubilation diabolique, un concert d’éloges étourdissant et réciproque. On le voit donc, il ne s’agit que de savoir bien prendre les choses.

L’honneur d’être l’idole des actrices, l’objet de la contemplation extatique des claqueurs et l’espoir des marchands de billets est immense sans doute; mais d’autres immunités plus réelles attendent l’auteur dramatique dans la vie sociale: il ne paie pas plus de patente qu’un pair de France, car il offre à l’état toutes les garanties morales d’un homme bien pensant. Aussi reçoit-il la croix d’honneur, à titre d’encouragement. Tous les auteurs dramatiques méritent la croix d’honneur. C’est le prix de sagesse, c’est le prix de bonne conduite, comme le fauteuil académique est le prix d’orthographe ou le prix d’amplification. Un auteur dramatique, marqué d’un ruban rouge, membre de l’Académie, doit prétendre à tout, doit aller à la chambre haute,—lisez la loi,—et à la chambre des députés, aussi facilement qu’il a le droit d’entrée gratuite dans les vingt-six théâtres de Paris. Je dis aller pour devenir membre. Corbleu! croit-on qu’il se borne à rester spectateur de la moindre comédie quelconque? il mange au râtelier du budget le foin des subventions théâtrales, quelquefois même l’avoine des fonds secrets. Le vaisseau de l’état a des rameurs de tous les rangs; la chiourme est composée de gens habiles; ne craignez rien pour eux: la Méduse chavire, mais l’auteur dramatique, s’il n’est pas placé sur le radeau, surnage comme ces bouteilles vides et bouchées que les marins jettent à la mer pour laisser une trace de leur passage. Le vaudeville bouton de rose qui fit les délices du consulat n’est-il pas toujours à flot dans le calme plat de l’académie? il donne des prix de vertu, lui qui fut si digne de les recevoir! Le titre d’auteur dramatique est d’ailleurs un brevet de longévité; on se survit toujours quand on le porte; il préserve de tous les miasmes méphitiques qui causent tant de ravages dans la population des grandes cités; il a les propriétés du vétiver et du chlore: pas un auteur dramatique n’est mort du choléra! car Moreau, feu Moreau, cet auteur de tant de vaudevilles oubliés, il n’est tombé victime du fléau que comme conseiller d’état; oui, feu Moreau, que la révolution de 1830 avait arraché aux flonflons, mort, à la fleur de son âge, conseiller d’état, vivrait encore s’il eût résisté aux embûches du pouvoir. Eût-il été dévoré des hannetons, jusqu’à sa croix d’honneur, dans sa tournée administrative, le grand, l’aimable, l’enjoué Romieu, s’il fût resté auteur de son unique vaudeville? mais les insectes des départements sont très-friands de la chair des préfets, et je tremble pour M. Mazères! A propos de départements, l’auteur dramatique veut-il aller promener sa gloire, lui faire changer d’air, ça ne peut pas nuire; voyez le commissaire de police sourire bénévolement à cette réponse: auteur dramatique.—Il s’agit d’un passe-port.—La profession d’homme de lettres lui eût valu quelques rebutades, quelques signes invisibles de suspicion pour le faire arrêter au prochain village. L’homme de lettres est sujet à caution; mais la censure est la protectrice naturelle de l’auteur dramatique; grâce à elle n’est-il pas l’écrivain le plus politiquement orthodoxe de tous les écrivains, l’amuseur le plus croustilleux de tous les amuseurs publics? Mais le pauvre homme ne s’appartient plus, il fait partie du domaine public: on vend son portrait, son buste, sa charge, il est à la foule, aux journalistes; il n’a plus de refuge, et quand il passe, il se trouve quelque badaud tout vain de le connaître, qui le signale à l’admiration publique. Mon Dieu! que j’étais heureux et fier le jour où M. Paul Foucher, me prenant pour un autre, daigna me dire: Avez-vous vu mon beau-frère? et ce beau-frère, savez-vous quel il est? ce beau-frère, c’est Victor Hugo, l’ex-enfant sublime, l’auteur de Ruy-Blas! rien que cela! Moi qui vous parle et qui n’ai pas l’honneur d’être membre de l’association des auteurs dramatiques, j’ai parlé à M. Paul Foucher, le bel-oncle de tant de chefs-d’œuvre! Je pourrais même vous le montrer au besoin. Je pourrais vous nommer les auteurs-acteurs, les auteurs-directeurs, qui se lisent leurs pièces à eux-mêmes, qui se les reçoivent, qui se les jouent. Je pourrais aussi vous dire de quelle jambe boitent nos académiciens. Je pourrais encore vous peindre emblématiquement MM. Théaulon, Mélesville, Guilbert de Pixérécourt, Ancelot, de Planard, d’Epagny et Bayard, chevalier sans peur. Mais il ne faut pas dire tout en un jour.

L’auteur dramatique du boulevard du Temple est toujours un grand gaillard, bien nourri, bien rubicond, qui porte son chapeau sur l’oreille, qui boit de la bière à la porte d’un café, près du théâtre, en fumant son cigare. On dit même qu’il fume deux cigares à la fois le soir de ses premières représentations. C’est le plus intrépide admirateur de lui-même qui soit sous le dôme d’un théâtre; il ne voit jouer que ses pièces, il ne comprend qu’elles, il en parle ingénument: elles ne sont pas mal venues. Quant à son collaborateur, il n’y a jamais rien fait. Cet auteur-là est ce qu’on appelle au théâtre le charpentier. Il dédaigne d’écrire, mais il corrige; il a son français particulier, son style à part; il fait toujours relier la collection de ses drames pour l’ornement de sa bibliothèque et pour l’instruction de ses enfants. C’est le type sauvage de l’auteur dramatique, c’est le dramaturge à l’état d’anthropophage, il digère la viande crue, il avale des cailloux, enfin il croit à lui-même avec l’aplomb d’un maître en fait d’armes et la simplicité d’un enfant.

Auprès de lui, c’est un être bien débile que l’auteur dramatique de la rue de Richelieu, le fils des dieux, le successeur d’Alcide, continuateur de Corneille et de Molière, bonhomme à la voix flûtée, frêle colosse qui parle bas pour qu’on l’écoute. A l’entendre, il ne prétend à rien, il veut tout ce que l’on veut, il ne gêne personne, pourvu que son nom soit sur l’affiche. Ses sollicitations sont des ordres, et ses amis sont si puissants, qu’on tremble à ses moindres soupirs. Ses ouvrages sont d’ordinaire appris, répétés, mis en scène avant que l’administration ne se doute du titre; quel que soit leur mérite, ils doivent, quand même, faire des recettes forcées, sous peine de perdre de hautes faveurs, qui sait? peut-être la subvention. C’est le type civilisé de l’auteur dramatique: celui-là, il loue tout le monde pour qu’on loue les loges, et le primo mihi rime dans ses vers avec dévouement, avec bien général, avec charité, avec sens commun et même avec popularité.

J’ai dit qu’on était auteur dramatique pour peu qu’on voulût le devenir; il y a cependant des gens qui ne peuvent jamais parvenir à l’être. L’exception, on le sait, prouve la règle, et comme l’intention est réputée pour le fait, accordons-leur le titre honoraire, s’il ne dépend pas de nous de leur donner les profits. D’ailleurs ces gens-là tiennent peu à l’argent: ce sont des imbéciles qui gâteraient bien vite le métier si on les laissait faire! Et d’abord ne veulent-ils pas que leurs drames aient un but; ne tendent-ils pas à impressionner les masses dans une direction sociale; n’ont-ils pas égard à la vérité historique, à la vérité des caractères, à la vérité d’observation! avec eux pas d’invraisemblance, pas de ces coups de théâtre imprévus qui vous tiennent constamment les yeux ouverts, pas de ces péripéties laborieusement amenées; leur art est un art froid, raisonnable, fatigant, qui blesse les spectateurs dans les replis les plus cachés du cœur. Et que deviendrait le théâtre, bon Dieu! si l’on y faisait la guerre aux vices! Aussi l’auteur dramatique non représenté est-il éconduit partout où le pousse sa mauvaise étoile; son signalement est donné, il n’y a pas pour lui de pseudonymes possibles; tout le trahit, il n’écrit pas la scène se passe à tel endroit comme les autres; sa conscience se manifeste si minutieusement par l’orthographe, par la ponctuation, par la simplicité et le naturel des moyens d’exposition du sujet, et de développement, et de dénoûment, qu’il est toujours facile à reconnaître et à renvoyer.

«Monsieur, lui répondent tous les directeurs, l’ouvrage que vous avez bien voulu nous communiquer révèle une profonde connaissance des hommes, le sujet est neuf et intéressant, le dialogue facile et vrai, les caractères sont bien tracés et naturels; on y distingue un esprit d’observation devenu bien rare: malheureusement il ne convient pas à notre théâtre de représenter une œuvre si remarquable, etc.» Cet homme-là ne peut jamais arriver jusqu’au public, il meurt inconnu, avec le chagrin d’emporter ses idées, son originalité, sa forme, son génie en un mot. C’est le type artistique du dramaturge; il sert à justifier cette vérité devenue banale, que pour être auteur dramatique il faut surtout, et avant toute chose, ne pas avoir de génie.

Il y a encore une autre exception à la règle générale, une autre espèce d’homme qui veut à toute force se faire auteur dramatique sans pouvoir l’être jamais, même au théâtre Castellane; c’est l’auteur qui a eu le génie de naître tout grand et tout riche, l’auteur titré, l’auteur qui donne à dîner, le véritable amphitryon: sa pièce a cinq actes, les vers ont le nombre de syllabes voulu, il consent à payer tous les frais, à faire exécuter les décorations et les costumes, à louer la salle entière; il comble de cadeaux la principale actrice, il offre sa bourse au grand comédien, il prodigue l’or et les caresses aux figurants, même au pompier: les journaux ont eu leur part dans ses largesses, cent mille francs jetés ainsi garantissent le mérite littéraire de l’auteur dramatique. Eh bien, la magnifique tragédie est sifflée impitoyablement, les acteurs ne veulent plus y reparaître, les feuilletons s’en amusent, les amis s’en moquent, et le public à son tour, le public payant ne peut être admis à rire aussi, lui, du passe-temps aristocratique du grand seigneur. Il faut en convenir, le public payant n’est pas heureux.

Il y a encore l’auteur dramatique en jupons, la femme-homme de lettres, type diaphane derrière lequel on aperçoit la figure étonnée du bourgeois de Molière. Mais l’auteur dramatique modèle, le grand auteur dramatique, celui qui résume en lui tous les auteurs dramatiques passés, présents et futurs, l’auteur multiple, c’est la table de Pythagore incarnée. Il pourrait dire à la rigueur ce que chaque trait de plume lui rapporte bon an, mal an. Il vend en gros et en détail; il fait généralement tout ce qui concerne son métier: des couplets, des drames, des comédies et des vaudevilles dans tous les genres, pour tous les goûts, à tous les prix. C’est le fournisseur breveté de toutes les entreprises; il a le monopole des théâtres royaux; ce qui sort de sa boutique porte son cachet; la province et l’étranger vivent de ses produits; enfin il est plus riche que ne le furent Voltaire et Beaumarchais à eux deux, tout millionnaires qu’ils fussent: maisons de ville, maisons de plaisance, châteaux crénelés, prairies, vignes, labourages, hautes futaies, il a trouvé tout cela sur du papier blanc avec de l’encre de la petite vertu, bien et dûment, sans prendre dans la poche ni dans le secrétaire de personne, au contraire, mais en pillant tout le monde, en chassant tous ses concurrents ou pour mieux dire en les faisant tous concourir à sa fortune princière. Qui voudrait ne pas lui ressembler! entendons-nous cependant, il a le front bas et fuyant, les oreilles longues et écartées, les sourcils épais, le teint rouge, un habit cannelle et la démarche pataude... mais l’esprit est léger, fin, délicat et gracieux comme les chiffres arabes: avec lui deux et deux font vingt-deux, parce qu’il sait placer convenablement les choses. C’est l’agent de change le plus ingénieux! c’est l’alchimiste le plus sûr de son fait! dans ses heureuses mains le cuivre devient or, et comme l’or est une chimère, il le transmute en propriétés foncières, pour confirmer cette grande vérité génésiaque de notre origine, si trivialement exprimée par le proverbe: ce qui vient de la flûte retourne au tambour. Voilà la science hermétique de notre époque, et c’est ainsi qu’on n’invente pas la poudre.

Cependant ne croyez pas qu’il soit heureux sous le soleil de son illustration, sur la litière de ses lauriers, l’auteur dramatique universel. Sa vie est un bagne, il est condamné aux travaux forcés à perpétuité; le fer rouge de la renommée l’a marqué au cœur. Quand nous sommes mollement bercés dans nos travers aux sons de son galoubet, il veille lui pour nos plaisirs; les vers que nous chantons si gaiement, il les a comptés sur ses doigts; et le trait final du couplet, cette fleur de l’inspiration, elle lui a demandé sept branches parasites, sans lesquelles il n’y aurait pas eu de bouquet. Il n’a ni jours ni nuits. Il va du travail de l’enfantement au travail de la représentation: il faut lire aux acteurs, il faut faire répéter, et comment être à la même heure en vingt théâtres différents? ces vingt jeunes femmes que la foule idolâtre, envie, elles sont toutes à lui, mais a-t-il le temps d’être à aucune d’elles? Quand une affaire se termine là, une autre ici commence. C’est Tantale au milieu des eaux, Prométhée sur son rocher, Ixion sur sa roue. A l’Académie il se doit à lui-même de ne pas dormir, d’avoir l’air d’écouter, d’avoir l’air de penser. Sa réputation le suit partout, le tient sur le qui vive. Il ne cause pas, il ne saurait dépenser inutilement un trait d’esprit, mais il écoute et il retient. D’ailleurs, c’est à qui lui donnera une idée, un avis, un bon mot; on est pour lui d’une indulgence qui tient de l’abus; la présomption favorable va jusqu’à lui supposer des intentions qu’il n’a jamais eues, jusqu’à transformer ses pléonasmes en beautés; a-t-il écrit par hasard: certains indices m’indiquaient, tout le monde se récrie: comme c’est bien! il n’y a que lui en effet pour trouver de ces finesses-là. Son cerveau est un ana méthodique, un casier alphabétique, et sa plume puise à différents encriers le sentiment, la joie, la douleur, en phrases toutes faites; il a son magasin de péripéties et de dénoûments, son tiroir aux moyens: toute chose lui sert pourvu qu’elle ne soit ni neuve, ni morale, ni hardie: il faut plaire et ne rien hasarder. De tout temps les idées nouvelles ont compromis les réputations: notre grand auteur dramatique ne veut pas boire la ciguë. Boire! hélas, il n’a plus d’estomac! Mais c’est son hospitalité qui surtout décèle une noble existence de dévouement et d’abnégation: chez lui, en ville, à la campagne, chacun travaille comme lui. Il a ses éplucheuses et ses dégrossisseurs. Au son de la cloche tout le monde s’éveille et se met à l’œuvre: au déjeuner on rend compte de la besogne, puis on y retourne. Il n’y a pas de ruche plus industriellement combinée, toutes les abeilles distillent; les romans nouveaux y sont pressurés, on en extrait le suc, et c’est ainsi que se prépare ce régal de miel et de lait qui, chaque soir, comme une manne abondante tombe en légers flocons sur un peuple affamé, pour la grande gloire de la France et pour maintenir son poids dans la balance des nations.

Hippolyte Auger.


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