← Retour

Les Français peints par eux-mêmes, tome 2: Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle

16px
100%
LE RHÉTORICIEN
Agrandir

LE RHÉTORICIEN.

~~~~~~~~

Il est assez bien conneu que l’on doibt appliquer le nom de rhétorique à l’art de plaire et de persuader, soit en parlant, soit en écrivant.

Vaugelas.

Adix-huit ou dix-neuf ans, quand un jeune homme entre dans le monde, après avoir fait parler correctement et convenablement tous les plus grands hommes des temps antiques et des temps modernes en français, en latin, en prose et en vers, on pense bien qu’il doit avoir acquis une assez bonne opinion de lui-même. Après avoir débité sous le nom de Cicéron les amplifications les plus brillantes et les maximes les plus conservatrices; après avoir vitupéré si justement Philippe de Macédoine et la tyrannie, au nom de Démosthènes, un écrivain qui a su dépeindre avec tant de solennité, de nerf et d’éclat, le sort des malheureux chrétiens d’Orient, d’après saint Bernard; un adolescent qui a si bien rendu l’amoureuse félicité du soupir dans sa correspondance de Pétrarque avec Laure de Noves, pourrait-il avoir un doute à l’égard de son mérite, une inquiétude à l’égard de son avenir? Pourra-t-il hésiter à porter et à formuler un jugement absolu toutes les fois qu’il est question d’ordre public, de liberté, de christianisme, et surtout lorsqu’il est question de l’amour?—Voilà ce que nous soumettons à tous les psychéistes, et notamment aux phalanstériens, à qui nous recommandons avec sollicitude un enfant du progrès, un poëte juvénile, un lauréat universitaire. Nous espérons qu’on voudra bien excuser son aplomb, sa disgrâce et sa pédanterie, par la bonne raison que la loquacité redondante et l’intarissable diffusion signalent toujours un écolier qui vient de quitter les bancs.

La bibliothèque du rhétoricien se compose infailliblement des livres qui suivent:

  • Six volumes de dictionnaires, y compris le Dictionnaire philosophique de Voltaire, édition Touquet;
  • Un volume dépareillé du Moniteur Universel (année 93);
  • L’Origine des Cultes, par le citoyen Dupuis, édition de 1829 avec la date de 1797, an VII de la république française;
  • Les Ruines (de Volney), 20e édition compacte;
  • La Guerre des Dieux, par Évariste Parny, de l’Institut national;
  • Quatre volumes dépareillés du Chevalier de Faublas et du Compère Mathieu;
  • Biographie des Contemporains, par MM. Jay, Jouy, Arnault, Norvins, etc., etc., excellents biographes, dont chaque article a donné sujet à réclamations;
  • La Chemise sanglante, par Barginet (de Grenoble), et la Cotte rouge, du même auteur;
  • Lelia, Indiana, la Salamandre, et autres romans intimes ou maritimes;
  • La Chute d’un Ange, avec l’estampille d’un cabinet de lecture du faubourg Saint-Jacques, et des notes au crayon sur toutes les marges.

Le rhétoricien a presque toujours des yeux immenses, le visage innocent et l’air doctoral; il est généralement grand et fluet; il porte, le dimanche, avec un air de satisfaction, des éperons novices et des cheveux excessivement pommadés. Il use de la pommade avec une profusion qui participe de l’extravagance. C’est toujours un rhétoricien qui fait l’exhibition du premier pantalon blanc qu’on voit éclater à Paris sur l’horizon printanier. Il est toujours flânant dans les passages et sur les promenades publiques, la bouche armée d’un cigare; car il est bon de vous dire qu’il fume, le rhétoricien; il fume en dépit de son aversion naturelle, et il s’en acquitte même avec une résolution courageuse, une ténacité méritoire. Il a quelquefois le propos absurde, mais il a toujours le verbe haut, suffisant, tranchant et didactique. L’histoire des coulisses de Paris lui est connue tout entière, et la chronique des Variétés n’a pas de secrets pour lui. Il pourrait nommer tous les amants de toutes les actrices du boulevard; mais ce qu’il sait encore mieux que tout le reste, c’est l’histoire de tous les duels qui ont eu lieu depuis la révolution de juillet. Il disserte assez judicieusement sur les chevaux de course, il raisonne assez pertinemment sur les filles de théâtre; mais le plus souvent possible il fait intervenir dans la conversation le nom d’un célèbre dandy du jockey-club, qui est son ami le plus intime et qu’il n’a pourtant jamais vu qu’à l’Opéra, c’est-à-dire du parterre aux balcons du même théâtre, et de bas en haut, conséquemment. Il arrive au sommet de la perfection lorsqu’il a lieu de se persuader qu’il a été floué par des courtisanes, qu’il a fait une orgie satanique avec des viveurs, et qu’il pourrait avoir obtenu quelques bonnes fortunes dans la haute (style de roué vulgaire).—Il n’a seulement pas daigné prendre garde à cette grande dame...—Apprenez qu’il est également supérieur à la bonne fortune et à la mauvaise fortune...

On concevra bien aisément qu’un jouvenceau qui fait parade de certains défauts ou de certaines qualités en opposition directe avec son âge et ses habitudes, ne saurait agir d’après son impulsion naturelle. Des lectures aussi mal choisies que mal comprises ont halluciné ce pauvre étudiant. Il a pris au réel, au positif, au sérieux, certains caractères imaginés par un poëte en colère et des romanciers en délire, ou des dramaturges en frénésie. Il est devenu lycanthrope, faustique et byronien, mais byronien progressif et perfectible, entendons-nous. Il admet les intuitions féroces et les monomanies régicides; mais c’est en les combinant avec les assentiments forcenés, les attractions en cour d’assises et les sympathies george-sandiques. Il a cru aux enfants désillusionnés, à la prédilection pour les forçats, de la part des femmes supérieures; il a cru par-dessus tout à cette espèce d’auréole et d’éclat prestigieux qui reluit autour du crime, et qui doit fasciner les âmes fortement trempées, les âmes solitaires au désert du monde!... En revanche, il ne conçoit pas du tout quelle sorte d’agrément telle ou telle femme sérieuse a pu trouver dans l’intimité d’un joli garçon bien tourné, bien fait et bien mis! Vous pouvez bien supposer qu’il ne veut jamais admettre aucune obligation de costume, de convenance ou de politesse, il appelle tout cela des banalités vassales et des vulgarités surannées. Il croit au génie tudesque, aux incantations, au Fatum, à l’orgueil Lucifernal, à l’Égoïsme, surtout! et même à celui des Sœurs de la Charité. Il a toujours l’accusation, le reproche et le mot d’Égoïsme à la bouche. Le collégien progressif se fait un bouclier impénétrable et tire un immense parti de son abnégation personnelle, en conversation. Il n’a jamais vu femme qui vive avec une intimité soutenue, ou même avec une familiarité prolongée, si ce n’est sa mère, sa grand’mère et la portière de son école; mais il n’en pense pas moins que toutes les femmes au-dessus de huit à dix ans sont des créatures vénales et dépravées, dévastées, échevelées, avilies, etc. En concurrence avec ce touriste anglais qui avait écrit sur son calepin: Toutes les femmes de Blois sont rousses et acariâtres, il vous soutiendra, quand vous voudrez, que les Parisiennes sont naturellement stériles, arides et livides (à moins qu’elles ne soient fardées). Quand vous en trouvez qui ne sont pas chauves, et qui ne sont pas ternes et blafardes comme des navets, vous pouvez bien compter que c’est parce qu’elles ont mis des cheveux de paysannes et du vinaigre d’Acloque. Il n’y a que les épiciers, les moutards et les Berrichons qui se laissent attraper à ces choses-là! Cet homme d’expérience est pleinement convaincu que la majorité des femmes est profondément adultère et plus ou moins infanticide; voilà ce qu’il a trouvé dans une satire de lord Byron, où l’on voit également que toutes les empoisonneuses sont des femmes. Mais vraiment, on pourrait dire aussi que tous les empoisonneurs sont des hommes, ce qui serait un théorème indubitable et fournirait un prolégomène incontesté.

Notre byronien se maintiendra résolument dans la même opinion jusqu’à l’heureuse époque où, dompté par une affinité élective, à la manière de Gottorp-Ephraïm Lessing, il ira déposer ses tristes croyances aux pieds d’une adorable ouvrière à laquelle il aura conçu, mais fugitivement, à la vérité, la généreuse et belle pensée d’offrir, avec son nom, son cœur et sa main, comme dit toujours M. Planard[14].

Mais pendant qu’il est encore dominé par des théories si desséchantes, et pendant qu’il met tous les sentiments humains et sociaux, honnêtes et vrais, au-dessous de rien, il étale inconséquemment les idées les plus débonnaires en philanthropie. Il ne trouve jamais assez d’air et de force, assez d’oxygène et d’organisme dans ses poumons, pour crier contre le monopole du tabac, contre l’imposition du sel, et surtout contre le régime colonial; contre cet esclavage affreux que nous laissons peser sur nos frères du Sénégal et de la Gambie, sur les Chicaras, les Jaloffs, et les infortunés concitoyens du roi de Congo, qui sont habituellement égorgés ou pendus quand ils ne sont pas vendus à des Brésiliens, des Havanais ou des Bordelais. Il vous suffira de ne pas désapprouver assez fortement le tarif des octrois et le timbre sur les cartes à jouer, pour qu’il vous appelle sarcophage et monolithe arriéré, cruche pétrifiée, borne milliaire et vertèbre de mastodonte, ou fossile antédiluvien! ce qui est une invective abominable aujourd’hui. Il est assez connu que M. Geoffroy-Saint-Hilaire a voulu faire un procès au jeune Gay-Lussac qui l’avait appelé vieux Ibis et momie rétrospective; mais cet élève du Jardin des Plantes a été libéré d’accusation pour avoir agi sans discernement, parce qu’il n’avait pas quinze ans révolus.—Si nous étions en Chine au lieu d’être à Paris, disait M. Geoffroy, je le ferais condamner à porter la cangue toute sa vie!—Mais pour en revenir à notre publiciste imberbe, il est bon d’avertir les souverains étrangers que toute espèce de tête plus ou moins couronnée n’est jamais à ses yeux qu’un chef salique, un tyran féodal, un despote ombrageux qui brandit continuellement la lame d’un grand sabre, afin d’écharper ses malheureux sujets prosternés devant lui.—Les sujets de ce temps-ci sont toujours agenouillés ou prosternés, comme chacun sait.—Le roi des Français est le seul potentat qu’il n’ose pas accuser de se livrer continuellement à cette occupation monarchique. Si vous avez la patience et la bonté de lui laisser dérouler ses plans humanitaires et sociaux, vous verrez qu’après vous avoir débité toutes sortes d’élucubrations qu’il a puisées dans l’ancienne Minerve et le vieux Constitutionnel, il conclura par une macédoine en prosopopée, dans laquelle il évoquera les mânes de Lafayette et des saint-simoniens, de Paul Courier, de Charles Fourier, et autres génies du progrès auxquels il a consacré tous les sentiments de confiance et de vénération dont il est capable. Mais comme le désenchantement de son cœur n’a pu résister aux minauderies d’une petite lingère, il arrivera que ses grands plans de réforme sociale iront sombrer lourdement devant ce qu’on appelle aujourd’hui les agaceries du pouvoir, c’est-à-dire devant l’espérance d’être employé comme surnuméraire à la direction des douanes.

Nous allons mettre sous les yeux du lecteur une anecdote que nous tenons pour véritable, attendu que le grand écolier qui nous l’a contée ne pouvait y trouver aucune satisfaction pour sa vanité. Laissons parler ce rhéteur ingénu.

—J’avais passé dix-huit ans, et j’étais encore parfaitement novice et candide, quoique j’affectasse un air expérimenté, et quelquefois même un peu blasé.—Pauvre don Juan que j’étais! innocent blondin, qui m’occupais en cachette à composer des madrigaux anthologiques et des sonnets italiens en l’honneur de Léontine Fay, qui n’en a jamais rien su, parce que je n’étais jamais assez content de la beauté de mon écriture et de l’élégance de mon papier à vignettes dorées.

J’étais allé passer mes dernières vacances au château d’Échenilles, chez M. Jean Gouin, mon parent. C’était un homme habituellement brusque et peu souvent aimable; abusant étrangement de son titre d’ancien colonel de la grande armée pour être à sa volonté loquace ou taciturne, impérieux et taquin. Voilà ce qu’il était avec tout le monde, excepté sa charmante femme; mais il faut vous dire comment cette prédilection se trouvait justifiée par le caractère et les agréments de ma cousine Gouin. Figurez-vous une belle et jolie femme de vingt-quatre ans, avec de grands yeux bleus, des dents du plus pur émail; bien prise de taille, quoiqu’un peu rondelette, et d’ailleurs alerte et rieuse. Elle était mère de deux gros garçons qui ressemblaient fort peu (très-heureusement) à M. le colonel, auteur de leurs jours. A peine eus-je passé deux heures au château d’Échenilles, que tout ce que j’avais lu dans la littérature moderne, sur les relations habituelles entre les cousins et les cousines, et que tout ce que j’avais appris au Gymnase sur les désastres matrimoniaux des anciens militaires, me revint à l’esprit. Je compris que le sort ne m’avait amené dans cette maison que pour remplir une place vacante, ou du moins inoccupée; en conséquence de quoi ma résolution fut bientôt prise. Je commençai dès le lendemain à dresser mes batteries en roué consommé, en vrai Faublas, à ce qu’il me sembla.

Pendant huit jours, je fis de magnifiques dépenses en cosmétiques, en pommade et en eau de Cologne, ce qui constitue la perfection de l’élégance ou de la fashion pour un lycéen défroqué. Je donnai force pastilles de toutes couleurs à mes petits cousins; je les versai cinq ou six fois de suite en les traînant dans leur petit chariot, et je m’arrogeai le droit de présenter journellement à ma cousine un bouquet symbolique.... Enfin, je m’ingéniai d’aller battre la mesure auprès d’elle, à son piano, quand elle nous jouait la marche des Puritains, que mon parent affectionnait beaucoup et qu’il demandait régulièrement à sa femme après son café. Si je battais la mesure à contre-temps, ce n’était pas ma faute et ce n’était pas sans raison, car je n’ai jamais eu l’oreille musicale; mais ma jolie cousine ne s’en formalisait et ne s’en plaignait en aucune façon.

En voyant son indulgence, et d’après un si tendre encouragement, je ne doutai plus de mon succès auprès d’elle et je pris la résolution d’en finir. A cet effet, j’écrivis, en cursive anglaise assez passable, une déclaration qui était un véritable chef-d’œuvre de rhétorique, et je puis ajouter de dialectique, car toutes les parties du discours, depuis l’exorde jusqu’à la péroraison, s’y trouvaient enchaînées et déduites avec une méthode irréprochable, une logique parfaite!—Ensuite et malgré la satisfaction que j’en éprouvais, ne me sentant pas la témérité de remettre moi-même une pareille épître, j’eus recours à un stratagème de comédie: je chargeai mon bouquet d’être mon messager; je savais que ma cousine, toute campagnarde d’habitude, en détacherait la gerbe elle-même, afin d’en garnir deux vases qu’elle avait sur la cheminée de son cabinet.

Fort de ma résolution, je montai tout de suite après dîner pour aller chercher mon buisson de roses et d’œillets, et je redescendis l’escalier en conservant un aplomb stoïque; seulement, à la porte du salon, je sentis battre mon cœur et j’hésitai: mais ce ne fut que l’affaire d’un instant.

—Vous arrivez trop tard, monsieur de l’ancien régime, me dit le colonel:—les oiseaux sont envolés: Constance a mal à la tête, et la voilà qui vient d’aller se mettre au lit pour y boire de l’eau de tilleul, à ce qu’elle a dit.

Ma figure exprimait un tel désappointement, que mon cousin ne put s’empêcher d’en rire.

—Donnez-vous donc du mal pour les femmes, continua-t-il en goguenardant; fatiguez-vous donc à composer des pyramides de fleurs: une migraine, un enfant malade, et voilà que votre travail est à vau-l’eau...... Sapristie! quel parfum! Passe-moi donc un peu cet odorant tribut de ton amitié pour ma femme.

A cette demande inattendue, mon sang reflua vers ma tête, et je devins couleur de pourpre....

Je restais cloué à ma place, et le colonel me toisa de la tête aux pieds; ensuite il plissa son front, ouvrit de grands yeux, serra les lèvres, et fit entendre un appel de langue qui pouvait signifier:—Ah! vous aviez une intention de galanterie! on ne se doutait pas de ça.

Revenu de ma première stupeur, je crus qu’il fallait payer d’audace, et je présentai le bouquet à mon cousin, mais ce fut avec les yeux baissés et les joues fortement colorées encore. Il regarda le bouquet fort attentivement, mais sa figure demeura tout à fait impassible; il en respira l’odeur, et puis, le posant sur un guéridon qui se trouvait à portée de son bras, il se renverse dans son fauteuil, en s’abandonnant à une espèce de rêverie léthargique.

A peine revenu de ma frayeur, je commençais à me reprocher mes idées de séduction: mais notre tête à tête muet fut interrompu au bout de quelques minutes par la visite du procureur du roi de l’arrondissement, honnête magistrat, qui avait fini par vaincre l’antipathie de mon cousin pour les hommes de robe, en subissant l’histoire de ses campagnes avec une longanimité tout à fait judiciaire.

La conversation roula d’abord sur les affaires et les caquets de la petite ville; et puis M. le procureur du roi, qui tenait peut-être à s’attirer une invitation pour le grand dîner du lendemain, pria mon cousin de nous raconter une de ces histoires qu’il narrait toujours avec un intérêt si rempli de charme.

«Avec plaisir, dit le colonel qui accordait toujours ces sortes de demandes avec empressement. Je vais vous en dire une.... Ici le colonel se mit à cligner de l’œil avec un air narquois.... C’est un peu vert, mais bah! vous avez été jeune tout comme un autre, monsieur le magistrat, et Charles n’est plus un enfant.—N’est-ce pas que tu n’es plus un enfant?»

Je répondis à cette moquerie du grognard par un coup d’œil assez dédaigneux: le calme et la confiance étaient complètement rétablis dans mon esprit.

«C’était en Espagne, au mois de septembre 1811, nous dit-il ensuite; j’avais alors vingt-quatre ans; le 8e régiment de chasseurs, dans lequel je servais comme lieutenant, tenait garnison à Orihuella, fameuse garnison, où nous ne buvions que du vin de Xérès, et ne fumions que de véritables cigares de Cuba: et quelles femmes, grands dieux! des femmes avec des yeux de feu, des corps de fer, maniant le poignard avec autant de facilité que les castagnettes. J’aurais pu tout comme un autre courir les bonnes fortunes, mais j’étais trop amoureux d’une petite fille appelée Geniola.»

Ici mon cousin fit une pause comme pour recueillir ses souvenirs. Moi, la tête dans les deux mains, ayant l’air de prêter une attention profonde au narrateur, je ne quittais pas des yeux mon fatal bouquet, frémissant de tout mon corps à chaque mouvement de mon cousin, car ils n’étaient séparés que par la largeur de cette petite table.

«La manière dont je fis connaissance avec Geniola, poursuivit le colonel, est assez singulière pour mériter de vous être rapportée. Dans une expédition pour venger la mort de quelques-uns de nos soldats assassinés pendant la nuit dans un village andalous, je fus chargé, à la fin de l’affaire, de mettre la dernière main à l’œuvre, en allant sabrer tout ce qui restait d’habitants. J’entrai au galop dans le village à la tête de mon peloton. Au milieu de la rue, restait seule et debout, une belle jeune fille: je la vois encore, l’œil étincelant, le visage enflammé, les cheveux épars: le cadavre d’un homme était à ses pieds.—A toi, Français du diable! me cria-t-elle en m’ajustant, quand je ne fus plus qu’à dix pas d’elle. Le coup partit, et mon schako en tomba par terre: mon cheval était si fortement lancé, que ma farouche ennemie n’avait pas eu le temps de s’enfuir: heurtée à l’épaule elle alla rouler à quelques pas de là. L’expression de la haine était si fortement empreinte sur les traits de cette jeune femme, tant de désir de vengeance brillait dans ses yeux, c’était une beauté si fière et si sauvage, que j’en fus enthousiasmé subitement et que je résolus de la sauver. Arrêtant mon cheval, je retournai sur mes pas, je la chargeai sur ma selle et la ramenai à San-Lucar-de-Barameda. Huit jours après nous vivions maritalement ensemble, et j’étais fou de Geniola.»

Mon cousin s’arrêta quelques instants; mais je n’osais plus respirer, et je puis dire que je ne vivais plus, car mon regard vif et pénétrant avait découvert qu’entre deux roses de Provins, du plus gros rouge, mon triste message amoureux poussait une pointe blanche, aiguë, luisante et tout à fait hétérogène. Je ne pouvais plus y tenir et je me levai pour aller reprendre mon bouquet; mais le colonel me prévint, et saisit le bouquet en me disant: laissez-le-moi donc sentir à mon aise, il m’embaume. Je revins m’asseoir à ma place, et j’étais plus mort que vif.

«Depuis deux mois, poursuivit le colonel, je goûtais un bonheur surhumain, quand il nous tomba des nues un officier général, que je fus désigné pour accompagner jusqu’à Madrid; c’était une absence qui devait durer pendant quinze jours au moins. Je crus que j’en deviendrais fou: j’eus la tentation de déserter, de fuir au bout du monde avec ma Geniola. Heureusement que j’avais alors un intime ami, nommé Lambert, qui sut me parler raison bien à propos, et qui me détermina, non sans peine, à remplir ce qu’il appelait un devoir sacré. Je partis après avoir reçu de mon ami Lambert une promesse sacrée, celle de veiller sur ma Geniola avec toute la sollicitude d’un frère ombrageux, ou d’une duègne de Caldéron. Quel voyage! il me fut impossible de desserrer les dents avant d’arriver à Madrid, et ce fut pour demander au général s’il n’avait plus besoin de mes services.»

«Hé mon Dieu! Charles, qu’as-tu donc? dit le colonel avec un air d’intérêt, en dirigeant vers moi le bouquet. Au même instant, je fermai les yeux avec une terreur indicible, car le mot adultère flamboyait à ma vue sous la forme de mon épître que le colonel mettait de plus en plus en évidence, en balançant dans sa main mon bouquet malencontreux.

—Je n’ai rien du tout, lui dis-je avec une voix sourde et comme étranglée.»

«Aussitôt que je fus libéré, reprit le colonel Gouin, je me remis en selle, et j’arrivai à Orihuella-de-los-Montès onze jours après en être parti. C’était un voyage d’une rapidité inouïe, et j’avais crevé trois chevaux de poste afin d’arriver sitôt. La nuit était assez avancée, et je n’en volai pas moins chez ma Geniola. J’entrai dans la maison à l’aide d’une clef qui ne m’avait pas quitté, j’arrivai jusqu’à sa chambre palpitant d’émotion, d’espoir et de bonheur; je n’avançais qu’à pas comptés pour que Geniola ne se réveillât que dans mes bras; enfin j’arrivai tout auprès de son lit, et l’émotion qui s’ensuivit me força de m’appuyer contre un meuble... C’est la seule fois de ma vie où j’ai compris qu’on peut tomber en défaillance et se trouver mal.» La diction de mon parent Gouin devint ici tellement brève et saccadée, que tout ce qu’il y avait d’âpreté farouche et d’énergie dans son caractère se manifesta subitement à moi, pauvre séducteur d’une autre Geniola! J’étais comme un condamné qui attend son arrêt, et qui prévoit un arrêt de mort.

Le colonel Gouin poursuivit après une pause effrayante. «Ma Geniola dormait aux bras de mon ami Lambert! Leur sommeil avait l’air calme et paisible, une veilleuse jetait sa douce clarté sur eux. La première émotion que j’éprouvai fut tellement violente, que, comme je vous l’ai dit, je fus obligé de m’appuyer le dos contre une armoire, afin de ne pas tomber de ma hauteur; mais cet affaissement de corps et d’esprit ne dura qu’un moment. La soif de la vengeance avait remplacé dans mon cœur cet amour exalté qui le dévorait. Je la résolus prompte et complète, ma vengeance; je m’avançai au bord du lit d’un pas lourd et pesant à dessein de les réveiller. Mon sabre traînait avec fracas à mes côtés... Geniola et Lambert ouvrirent les yeux. Je restai devant eux debout, froid et immobile: nous nous regardâmes tous les trois dans un terrible silence. Je le rompis en leur disant:—Geniola, vous êtes une infâme! et toi, Lambert, un misérable!—Assassine-moi, dit Lambert, qui lisait sur mes traits une résolution sanguinaire.—Je ne t’assassinerai pas, dis-je à Lambert, parce que je ne suis pas un lâche comme toi: c’est un duel, mais un duel à mort qu’il me faut! Allons, dépêche-toi: voici des pistolets chargés, poursuivis-je en l’arrachant du lit et lui montrant les armes que j’avais à la ceinture. Je lui présentai en même temps ma main gauche fortement serrée, en lui disant: Pair ou non?—Pair, balbutia Lambert.—Nous comptâmes cinq pièces d’or.—Ta vie m’appartient! m’écriai-je avec une joie féroce.—Mais Geniola, qui jusqu’alors était restée muette et immobile, se précipita à mes pieds.—Grâce! grâce pour lui! dit-elle avec une voix déchirante, c’est moi qui suis la cause..., je suis la seule coupable!...—Je la repoussai brusquement en lui disant: Arrière!—Écoute, me dit-elle avec l’accent du désespoir, écoute-moi bien: si tu l’assassines je me tuerai.—A ton aise, et comme tu voudras! Geniola s’avança vers la fenêtre, l’ouvrit, pencha tout son corps en dehors du balcon, puis me cria:—Meurtrier, que Dieu te maudisse!—Je lui répondis: Bon voyage! et je déchargeai mon pistolet dans la poitrine de Lambert.»

«Es-tu bête, Charlot! dit le colonel en interrompant son récit, crois-tu donc que je veux te massacrer parce que tu destines tes premiers autographes à la collection de madame Gouin?»

Je venais de tomber à la renverse dans mon fauteuil à la vue de mon billet doux que mon damné cousin avait fait sortir de sa cachette, attendu que pendant la dernière partie de son histoire, il avait fait des gestes désordonnés.

Voilà tout ce qu’il en fut pour ce jour-là. J’allai me coucher avec l’intention de m’enfuir au plus vite, et le lendemain matin, pendant que j’étais à plier bagage, mon hôtesse entra dans ma petite chambre avec son fils aîné qu’elle tenait par la main. Elle me dit tout uniment, avec douceur, mais avec un air de franchise et de fermeté déterminée:—«Je viens pour vous restituer je ne sais quel papier qui est dans cette enveloppe où vous n’aviez pas mis d’adresse, et dont nous ignorons le contenu. Vous voyez que le cachet en est resté bien intact? Mais comme vous n’avez et n’aurez jamais aucune raison pour nous écrire ici, mystérieusement, d’une chambre à l’autre, reprenez votre lettre, mon bon Charles, et ne pensez pas à nous quitter avant la fin des vacances.—Mais, voilà déjà huit heures et demie, dépêchez-vous donc, et n’oubliez pas que votre cousin vous attend pour aller chasser sous bois.—N’allez pas oublier non plus de m’apporter des pervenches et des germandrées pour votre bouquet du soir..., après la marche des Puritains, mon ami..., comme à l’ordinaire....» Elle me souriait, cette belle Constance et cette excellente femme! elle me souriait avec une sérénité charmante, une simplicité naïve: et, comme je connais ton bon cœur et ton indulgence pour moi, je t’avouerai que j’en avais les larmes aux yeux....

—Cela m’a fait penser, me dit encore le rhétoricien, cela m’a fait observer que, pour être mis au fait des mœurs françaises au dix-neuvième siècle, il est bon de ne pas s’en rapporter aveuglément aux comédies de M. Scribe et de M. Duport.

Eugène de Valbezen.


L’HERBORISTE
Agrandir

L’HERBORISTE.

~~~~~~~~

Homme ou plante, moitié commerçant, moitié végétal, sublime échantillon de la nature morte, branche parasite, qui croît et se multiplie dans le sens inverse de son importance, l’herboriste est le gui, sacré jadis, aujourd’hui profane, qui résiste à la serpe de la Faculté, et parviendra bientôt à étouffer l’arbre de la science qui l’abrite, le soutient et lui délivre un diplôme de végétation. Trop, ou trop peu; plus que l’épicier, pas autant que le pharmacien, la nature lui a créé une position mixte entre les deux règnes: la société, un sanctuaire à égale distance de la boutique et de la pharmacie.

D’autres ont le droit de vivre, l’herboriste végète! il séjourne éternellement parmi les plantes, mais il n’herborise jamais.

Amoureux du sol comme un frêle arbuste, il verdoie, fleurit, se dessèche et s’effeuille selon la saison; il est hygrométrique; il s’accommode au tempérament des plantes; il connaît leur naturel, leur hygiène, les lois qui président à leur conservation: la sienne ne vient qu’après; sa vie se passe à dessécher, contuser, épister, concasser et tamiser le détritus de tous les végétaux du globe; il sait tout ce qu’on peut savoir en fait de drogues simples, et on prétend que son imagination ne va pas au delà. Ange conservateur de la bourrache et du romarin, de la guimauve et des quatre fleurs, à lui la casse, le séné, la rhubarbe et le jalap, le bouillon-blanc et la rose de Provins, le mouron d’oiseau et la graine de moutarde... noire. Son existence est problématique, il le sait; contestée comme celle de la licorne, il la prend pour enseigne. On ne croit plus à ses infusions, mais elles ont cours; on croit à tant de choses qui n’en ont aucune dans le monde! L’herboriste est croyant, le pharmacien est sceptique: bienheureux les pauvres d’esprit, la médecine leur appartient! Le pharmacien, analyste profond, a tout passé au creuset de son savoir: sa dignité se refuse à vendre du tilleul; l’herboriste ne sait rien, n’approfondit rien, mais il vend de tout: il professe une foi aveugle à tous les remèdes; il en crée quelquefois, tant il lui répugne d’anéantir sa profession. Il est persuadé que la consoude consolide les pluies; que la pulmonaire cicatrise le poumon, et qu’on guérit de tout en usant de racine de patience.

Voyez sa maison, c’est un système, une page écrite par M. de Jussieu, des rayons étiquetés au hasard et d’après Linnée; il est philosophe sans le savoir, botaniste par intuition, naturaliste par état; il est décorateur par instinct: la gaude jaune ou violette associée à la sèche forme ses armoiries; sa devanture est comme la préface des richesses naturelles que recèle son intérieur. Sterne se serait arrêté à son étalage pour y observer les progrès de la végétation. L’herboriste est la nature elle-même pour les trois quarts de Paris. Corniche, plafond, banquettes, siéges, comptoir, galeries, tout dans son répertoire se rattache plus ou moins à la famille des graminées, tout est chez lui matière médicale, jusqu’à sa figure, qui est purgative au suprême degré. Sa collection contient, outre les fleurs de la création, celles que la botanique a inventées. Le pavot y domine comme dans les romans nouveaux. Parmi ces végétaux que l’art a décimés sans mesure et sans choix, peut-être trouverait-on encore

De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet.

C’est une exception. L’herboriste est galant, bon père, bon époux; mais ses tendresses conjugales par excellence se traduisent en livres de chocolat: il cède la treizième à sa moitié; il donne un oreiller de fougère à son premier né. Son intérieur est un musée botanique dont il est la première plante. Pour être moins répandu que l’épicier, l’herboriste est-il moins encyclopédique? A-t-il moins pourvu aux besoins de l’espèce? moins étudié la physiologie de cet être maladif, doublé d’infirmités originelles, de l’homme enfin? Inféodé aux migraines, aux catarrhes chroniques, aux pleurésies, à cette succession de phlegmasies aiguës, qui, puissamment secondées par la médecine, finissent par dépeupler un quartier, l’herboriste possède encore un arsenal contre les maux passagers, qui sans compromettre l’existence, la condamnent à tant de prosaïques nécessités.

Voyez-le se mouvoir dans son intérieur, voué aux soins exclusifs de sa profession, animé de cet amour de l’art qui rend honorables tous les emplois, de cette dignité personnelle qui recommande les plus modestes travailleurs; on peut être ministre et n’être pas aussi occupé que lui. Règle générale: le commerce, qui n’a aucune espèce d’égards pour ce vassal de la vente en gros, lui jette ses produits bruts, ses marchandises crasseuses, son gramen chevelu, ses racines immondes, ses tiges souillées d’alluvions; l’herboriste en est le purificateur et le grand-prêtre: la guimauve sort de ses mains blanche comme l’ivoire, la gomme arabique taillée à mille facettes, transparente comme le succin: une duchesse s’en accommoderait pour peu qu’elle fût enrhumée. Force de s’approvisionner chez le droguiste dont l’aveugle incurie mêle, confond, altère tous les produits, l’herboristerie émonde et purifie tout ce qu’il en reçoit, sans toutefois pouvoir émonder le droguiste lui-même.

Grâce à un soin religieux, à une propreté méticuleuse, ennemie d’un simple atome, à des précautions hyperboliques, à une dévotion d’artiste, il parvient à loger dans une officine parfaitement nette des plantes encore plus nettes; il met son amour-propre à leur conserver l’arome, la couleur, le port, l’allure coquette qu’elles tiennent de la nature. Il n’ajoute rien d’extra-légal à une infusion, il peut être considéré comme un correctif puissant de la médecine. Pharmacien au petit pied, médecin in partibus, il est tout ce qu’il peut être. Il ouvre sa porte aux schismatiques, aux mécréants, à ceux qui ont perdu leurs illusions en médecine et qui ne croient plus qu’à l’herboristerie.

L’herboriste n’aime pas le pharmacien. La confraternité suppose toujours l’égalité. Mais ils s’entendent dans des vues également honnêtes et philanthropiques. Passez-moi la casse, je vous passerai le séné (il y a vraiment des herboristes qui ressemblent à des gens d’esprit); envoyez-moi la grande clientèle, je vous céderai la petite. L’herboriste, qui veut bien vivre avec son voisin, lui adresse tout ce qu’il n’oserait exécuter de son chef, d’ordonnances par trop hermétiques. L’autre met à sa disposition tout le menu fretin de clients qui pourraient le déranger sans l’enrichir. Fiez-vous à lui, dit l’herboriste, c’est le premier homme du monde pour les juleps.—Croyez aveuglément en ses végétaux, dit le pharmacien, sa mauve ne saurait être surpassée. L’un, en effet, ne peut loger tout son savoir dans son officine, l’autre, toute sa profession dans son cerveau. Ils forment une ligue offensive et défensive avec prime de part et d’autre; et, toutes tricheries à part, ils vivent cordialement et purgent à frais communs.

Mais, en présence du jury de la Faculté, que de ruses, que de perfidies, que de fraudes permises, que de remèdes inavoués, que de conserves inédites, que d’arcanes et de talent agréablement dissimulés! L’école de pharmacie interdit absolument le savoir à ce commerçant; elle inventorie son répertoire thérapeutique. Elle dit à l’herboriste: Tu n’iras pas plus loin!... Patenté pour le débit des plantes usuelles, il ne peut pas plus se permettre la thériaque, qu’un théâtre de vaudeville le grand opéra, un bizet les épaulettes de colonel, un pauvre une voiture à quatre chevaux. Soupçonné, proh pudor! de vendre des remèdes officinaux, cette victime des règlements qui régissent la matière va au-devant de la prévention par l’étalage fantastique de tous ses attributs botaniques. Un flair particulier l’avertit de l’approche du jury. Il se pavoise ce jour-là de plantes trop fraîches pour appartenir à un pharmacien. Devenu liane flexible, il enlace les inspecteurs, et ouvre ses tiroirs dans le but de jeter de la poudre aux yeux de la Faculté.—Moi pharmacien! voyez ma bourrache et mon chiendent, ces véroniques en pleine fleur, ces rouges centaurées les trouveriez-vous aussi belles ailleurs que chez moi? Pharmacien! j’en suis incapable! pharmacien, non, jamais!... Le délinquant se fait herboriste autant que possible; il entrerait volontiers dans un bocal. La venette passée, il reprend son diplôme et ses airs avantageux; à l’entendre, il est passé maître en toutes sortes de sciences, et a tous les droits possibles pour voir l’humanité sous sa vilaine face au moins.

Ainsi l’herboriste est tour à tour, comme Sganarelle, savant ou homme primitif, herboriste seulement, ou praticien consommé, c’est selon ce qu’on lui veut. Il passe pour un Salomon aux yeux de la pratique, pour un crétin en présence de la Faculté: il y a sans doute exagération de part et d’autre, mais il trouve également son compte à ses deux emplois. Bonhomme au demeurant, il possède un faux savoir, une fausse ignorance, un faux orgueil, une fausse modestie, de faux tiroirs, une fausse enseigne et un faux toupet. Il fait de la pharmacie sans avoir l’air d’y toucher, et se place parmi les industriels qui ont un métier qu’ils avouent, pour en cacher un autre qu’ils n’avouent pas. Il germe à Paris, il germe en province. Homme de prétention modeste et d’un sans-gêne universel avec le client, il ne s’enveloppe point de mystères et d’hiéroglyphes; il est populaire, et à la portée de tous.

Bien convaincu de son infériorité relative et de son pouvoir absolu, l’herboriste ne heurte jamais de front les grands dogmes médicaux: mais il a une thérapeutique à son usage, qu’il adapte in extenso à tous ceux qui lui dispensent un brevet de capacité. Il mine sourdement la puissance du médecin par des cures miraculeuses. C’est l’abbé Châtel de l’art de guérir. Le diplôme de l’herboriste se compose de tout ce que le médecin est obligé d’ignorer, sous peine de passer pour incapable.

D’où vient cette affluence dans son herboristerie, à l’approche du moindre fléau, de la plus légère épidémie? De ce qu’il ne surfait jamais une indisposition, et qu’il guérit au prix coûtant. Il est né de ce besoin qu’éprouve le vulgaire d’être malade à peu de frais. Remèdes, tant indigènes qu’exotiques, sont par lui livrés sans bénéfice; il se rattrape sur la quantité. On n’a pas à craindre de mémoire de sa part; il fait crédit de la main à la main. Or, le mémoire est une invention diabolique; le mémoire a tué le pharmacien en abolissant le client; le mémoire a eu le grand malheur de passer en proverbe; le mémoire d’apothicaire est resté ce qu’il y a au monde de plus suspect et de plus diffus, après plusieurs autres mémoires contemporains.

Un homme dont le savoir n’a presque rien d’officiel, ne doit compter que peu de grandes maisons dans sa clientèle: les hautes classes ont leurs invincibles répugnances; elles traitent les maladies par actes authentiques et notariés. La religion du cachet, le sceau à la cire rouge, qui font article de foi chez le pharmacien, n’ont rien de commun avec le débit élémentaire de quelques plantes sans importance et surtout sans danger. Un pharmacien doit signer ses médicaments; on se défie moins de l’herboriste, il peut garder l’anonyme.

On dit que l’herboriste flatte les préjugés, qu’il popularise des croyances absurdes. En peut-il être autrement, puisqu’il les partage (tant d’autres en propagent sans les partager!); puisqu’il n’a pas encore fabriqué de casier pour les nomenclatures chimiques; puisque son cerveau se montre réfractaire à toutes les découvertes de l’Académie; puisque l’eau continue de lui apparaître comme un élément, la terre comme un corps plus ou moins opaque qui salit les plantes; puisqu’enfin il porte des bas chinés, une redingote noisette comme par le passé; puisqu’il possède des simples de père en fils, et qu’il y a toujours eu des simples dans sa famille? En revanche, on lui doit la conservation de l’eau des Carmes et de tant de précieuses recettes qui seraient perdues sans lui, et contre lesquelles la médecine a peut-être trop réagi. On réforme les abus, on abuse des réformes; si l’on supprime l’herboriste, pourquoi ne pas supprimer la végétation? Un secret que l’herboriste a conservé, c’est celui des grosses recettes nées de petits profits, de ces millions de riens qui font un total effrayant au bout de la journée.

L’herboriste n’est jamais très-vieux; en revanche, il est toujours assez riche. Sa fille, délicate sensitive, effeuille ses plus beaux jours à l’ombre des mélisses paternelles; elle en est encore aux romans de Victor Ducange; elle fleurit longtemps pour s’épanouir enfin au comptoir d’une véritable pharmacie; elle rêve qu’elle épouse un diplôme comme une grisette ambitieuse rêve qu’elle ne se marie point à un prince russe.

L’herboriste envoie également son fils à l’école de pharmacie, pour narguer ses autocrates; il en veut faire un maréchal de France de son ordre, c’est-à-dire un pharmacien.

Un chanoine, homme d’esprit, peu fier, se rendait fréquemment chez un herboriste, homme déchu peut-être, mais qui avait eu son blason, sa noblesse. Le chapitre à douze quartiers au moins de son très-noble visiteur donnait de l’ombrage à l’herboriste. «Savez-vous, dit-il un jour à son ami le chanoine, en lui détaillant ses titres, que je pourrais entrer dans votre chapitre?—Vous y entreriez, c’est possible, reprit le chanoine, mais par la porte de derrière.»

Soumis à toutes les influences atmosphériques dans la personne de ses végétaux, martyr de tous les accidents qui leur surviennent, se décolorant avec la mauve, la violette, la bourrache, vieillissant sous l’écorce du quinquina, troublé dans son repos par les sages-femmes et les gardes-malades, attaché au chiendent comme celui-ci l’est à la glèbe, en proie aux charençons et aux vaudevilles, l’herboriste n’en demeure pas moins voué à sa profession, qu’il festonne chaque jour de quelque plante nouvelle.

A Paris, où chaque chose possède un autel, l’or, la beauté, la religion, l’intrigue, le vice, la flatterie, l’intérêt, tout enfin, excepté peut-être l’esprit et le talent, l’herboristerie a son temple comme les vieux habits. Il a des magasins, des rues, des quartiers, des arrondissements qui ne sont que bourrache d’un bout à l’autre, des édifices surtout où la joubarbe s’épanouit sur les toits, le colchique dans les caves, la pariétaire sur les fenêtres; où la primevère se dessèche à côté du tilleul, où le bouillon-blanc des vallées françaises heurte de front le rhododendron des Alpes: des maisons qui correspondent avec tous les végétaux de l’univers. La rue des Lombards, herbière s’il en fut jamais, cultive l’herboristerie depuis un temps immémorial. Elle s’épanouit au printemps avec les violettes des champs, et fabrique de l’eau de fleur d’oranger de Grasse dans toutes les saisons. Rue incomprise, providence de l’herborisation, résumé du règne végétal, elle réunit tout ce qui s’infuse par ordonnance du médecin. Toutes ces substances ont leur histoire depuis l’ipécacuanha qui créa la famille des Helvétius, jusqu’à la pervenche dont Jean-Jacques Rousseau a fait une plante célèbre. La rue des Lombards vous vendra un paquet de chiendent ou cent quintaux de salsepareille, au choix, sans morgue et sans vanité aristocratique, sans préjudice de son sucre et de ses pralines, de son moka et de ses thés plus ou moins chinois. C’est la fourmilière où l’herboriste en chair et en os vient picorer le chèvrefeuille et la scabieuse. Réunissant la double individualité du pharmacien et de l’herboriste, le marchand qui a posé là ses pénates suspend à ses plafonds des tortues numides, des crocodiles d’Égypte, des cachalots macrocéphales; un filon aurifère, une mine d’asphalte non vitrifiée, ou des serpents à sonnettes, pour fasciner l’herboriste et pour étonner cet amateur des produits bruts de la création. Exposition perpétuelle de produits chimiques, la rue des Lombards popularise par le commerce les découvertes de la science et de l’industrie, le sulfate de quinine lui doit sa renommée, je dirais presque ses vertus, elle met à contribution les cinq parties du monde. Les îles, les continents remplissent ses magasins de ces productions bizarres qui épuiseraient la science du pittoresque inépuisable chez M. de Balzac, et en font la rue la plus complète de l’univers.

L’herboriste ne tire aucune vanité de sa profession, mais il en tire de grands profits. Son industrie est sans contredit la plus florissante de toutes les industries. Dire jusqu’à quel point l’herboristerie est la botanique, c’est l’affaire des savants, mais on ne peut parler de l’herboriste sans proclamer ses droits à être lui-même un savant. Si l’espèce est sarmenteuse, l’individu peut s’élever à de grandes hauteurs. Cette profession a son gazon et ses chênes robustes. Les philosophes se font-ils jamais faute de partir d’un grain de sable pour s’élever aux plus hautes considérations sociales? et s’il est vrai que tout est dans tout, l’herboriste ne doit-il pas être dans quelque chose? Le règne végétal, domaine exclusif de l’herboriste, n’embrasse-t-il pas les prairies artificielles et tous les systèmes progressifs modernes d’agronomie? L’herboristerie a produit de grands hommes. O vaudevillistes! espèce goguenarde et incapable, race essentiellement improductive, le genre humain, réduit à vos maigres couplets, périrait infailliblement d’inanition ou d’un rhume négligé. L’herboristerie a pourvu plus d’une fois à l’alimentation des peuples. Parmentier, un herboriste, avec son précieux tubercule, a plus fait pour l’humanité qu’une foule d’autres, dont les cendres sont censées reposer au Panthéon. Quelle vie fut plus active, plus dévouée, plus éminemment utile et féconde en résultats commerciaux que celle de Poivre, à qui la France doit la plus grande partie de ses richesses coloniales. Fils d’un négociant de Lyon, ce philosophe ne se révéla jamais que par ses œuvres; ce fut un de ces ressorts utiles et précieux dont la Providence se sert à l’insu de la société pour lui créer un bien-être. Aujourd’hui quel ami de la science et de la nature ignore les travaux de physiologie végétale de M. Raspail? L’herboriste relève plus ou moins de ces belles expériences. Si donc le rôle de l’herboriste nous paraît vulgaire, c’est que nous n’en voyons que le côté trivial. Il en est de cette profession autrement que d’une foule d’autres qui, dissimulant leurs coulisses avec habileté, nous imposent à toute heure le mensonge de leur génie et l’éclatant programme d’une problématique supériorité. Nul doute que l’herboriste ne contienne les germes les plus puissants de civilisation. Ayez seulement un rhume ou une fluxion, et vous proclamerez l’herboriste l’homme le plus utile de la société.

L. Roux.


L’HOMME A TOUT FAIRE
Agrandir

L’HOMME A TOUT FAIRE.

~~~~~~~~

Si la société s’encombre chaque jour un peu plus de travailleurs sans travaux, d’employés sans emplois, à qui donc faut-il s’en prendre? Nous voyons apparaître chaque jour des spécialités nouvelles, et les occupations les plus infimes monter au rang de profession!

Cependant les besoins, et ce qui est plus impérieux, les caprices d’une civilisation comme la nôtre, ne seraient pas encore tous satisfaits, si de précieux individus ne se dévouaient à remplir, çà et là, les lacunes que laissent apercevoir et sentir les professions, les spécialités entre elles.

L’homme dont l’état consiste dans une disponibilité indéfinie, se rencontre donc aux différentes hauteurs de l’échelle sociale; il se place entre les échelons. C’est lui qui les rapproche quand ils sont trop espacés, et qui les remplace lorsqu’ils se rompent. Mais la tête nous tournerait, le pied nous manquerait à le poursuivre jusqu’au sommet de cette échelle tremblante; saisissons-le sur les degrés inférieurs:—nous en serons moins exposés aux erreurs de perspective.

Et maintenant voulez-vous un individu qui soit généralement prêt à tout et exclusivement propre à rien?—Prenez,—je vous livre l’homme à tout faire.

Demandez-vous un fiacre?—Voilà!—Faut-il vous retirer vivant ou mort, à votre choix, de la Seine ou du canal?—Voilà!—Avez-vous une récompense honnête à donner pour l’objet que vous avez perdu, cet objet fût-il un amant, une maîtresse, un perroquet?—Voilà!—Faut-il vous porter ça, bourgeois?—Voilà!

L’homme à tout faire constitue une spécialité d’autant plus digne d’intérêt, qu’elle n’est pas brevetée et que ses produits restent modestement à la portée du palais (quand il y en a un) de notre industrie nationale. Là, il ouvre les voitures et les parapluies, garde les chiens et les chevaux des visiteurs, et vend en contrebande des billets de faveur pour les jours réservés. C’est lui qui infuse ainsi mille premiers venus dans la société choisie que l’autorité avait projeté de réunir à certains moments. Cette intervention a ses inconvénients, ses périls, mais qu’importe? Il est toujours beau de combattre et d’extirper le privilége; les principes d’abord! nos poches ensuite.—Remercions donc l’homme à tout faire et donnons-lui deux sous avant qu’on ne nous ait volé notre bourse.

L’homme à tout faire offre de vingt-cinq à cinquante ans; il a reçu en baptême plusieurs noms qui ne lui suffisent pas, et il a pris de lui-même un sobriquet: Joseph, Napoléon, Ricard, dit l’homnibus. Il est grand, fort; il a été joli garçon, puis bel homme. La courbure concave de son nez indique à l’œil physiologiste, et surtout à l’œil qui ne l’est pas, une aptitude sans bornes, et la ligne de son front à l’oreille droite, un défaut d’application sans limites. Il a un poil dans la main, ce qui est le signe infaillible de la méditation et de la mélancolie. Il se met bien, sans affecter de changer souvent son linge; il a eu de bonnes fortunes, mais c’est la meilleure qu’il poursuit.

A ces mots, n’allez pas vous imaginer qu’il soit ambitieux; il fait de tout sans doute, mais par horreur du travail régulier, assidu; il tient plus à varier son désœuvrement que ses bénéfices. Notre héros serait peut-être désintéressé, si le marchand de vin et le charcutier n’existaient pas; il est vrai que, s’ils n’existaient pas, l’homme à tout faire serait de force à les inventer. Il y a une foule de destinées qui tournent ainsi dans un cercle vicieux.

Si l’on nous permettait de plaisanter avec notre sujet, nous dirions qu’il représente un véritable exemplaire vivant et relié en veau du Conducteur Parisien, et du Guide de l’étranger à Paris. Sans parler spécialement aucune langue, il possède comme une sorte d’intelligence de tous les idiomes, et il indique du doigt, avec beaucoup de perspicacité, aux Anglais, l’hôtel de Windsor, aux Allemands, l’hôtel du Rhin, aux princes russes, les Champs-Élysées et le faubourg Saint-Honoré. Il apprend aux provinciaux à ne pas confondre le Panthéon avec les Invalides; le Garde-Meuble de la couronne avec la Chambre des Députés.

Il aime à cultiver le Jardin des Plantes. Là il exerce une domination cartérienne sur plusieurs animaux. Donnez-lui quelques sous, et il fera monter l’ours Martin à l’arbre;—pour deux liards de plus, il fera faire la roue aux paons. Il vous montrera aussi l’éléphant adressant sa prière au soleil... c’est-à-dire qu’il vous fera voir séparément l’adorateur et le dieu; quant au moment de la prière, il est difficile à saisir, et vous serez probablement arrivé beaucoup plus tard... à moins que vous ne soyez venu de trop bonne heure.

L’homme à tout faire se charge de retenir des places sur le devant, pour les jours de revue, de cortége, d’enterrements solennels. Comme il ne pourrait pas suffire à la besogne, il loue des enfants aux femmes de sa connaissance intime, et recommande la veille de les lui envoyer le lendemain, franco, et à domicile... chez le marchand de liqueurs.

Le grand jour a lui; la peau d’âne résonne dans tous les quartiers de la ville, et donne le signal militaire aux peaux de buffle et aux oursons (style d’état-major); autrement dit, le rappel bat. L’homme à tout faire a déjà donné l’ordre à ses jeunes recrues de s’emparer de toutes les hauteurs du terrain que le cortége doit parcourir.—Il viendra lui-même les relever de la consigne.

Il vient en effet, quelques minutes avant l’heure officielle fixée pour le défilé par troupes, et il amène avec lui un curieux, ou pour mieux dire un badaud qu’il a racolé et auquel il a promis, moyennant vingt sous, de le loger au-dessus même du premier rang; le gamin s’empresse de quitter la place qu’il a échauffée ou salie depuis le matin; le badaud débourse et travaille ensuite à se tenir en équilibre, sans balancier, sur la borne qu’il a payée, jusqu’à ce qu’un agent de police accoure lui interdire, au nom de l’autorité, cet exercice périlleux;—l’homme à tout faire a depuis longtemps disparu avec sa recette. Le badaud, tout honteux, rentre dans la foule, où il est bafoué, bousculé, honni comme il arrive à tous les gens qui ont voulu s’élever au-dessus des autres et qui sont tombés.

Notre homme est de toutes les fêtes. On vous défie de donner un bal, fût-ce au cinquième étage, sans qu’il en soit informé. Comptez sur lui. Il profitera seulement de ce qu’on ne l’a pas invité pour agir sans façon; il se présentera en veste, en casquette et sans gants: c’est lui qui saluera le premier les danseuses, et qui leur offrira le premier la main... Oui, la main droite, tandis que de la gauche il étalera sur la roue de leur voiture, afin de préserver les falbalas et les écharpes, une guenille plus sale que la boue même. Il devance en ces occasions et chasseurs et valets de pied. Il est plus hardi qu’un amant; entreprenez donc, après cela, de le renvoyer. Si vous ne le souffrez pas à la porte, il entrera dans le salon. Choisissez.

La Providence, que vous n’attendiez pas là sans doute, mais qui est partout et qui nous aime encore plus que nous ne nous aimons nous-mêmes, ne manque pas pourtant de nous gratifier d’une foule de désagréments subits, vulgairement appelés tuiles. L’homme à tout faire s’applique à redresser les torts de la Providence, sans présomption et pour un fort modique intérêt, exemple:

C’était par un de ces beaux jours d’été, comme il n’y en a plus, etc., etc., etc.: le soleil, etc., etc., etc.; la nature entière, etc., etc., etc. En quelques mots, vous étiez sorti le matin sans parapluie. Tout à coup, et le plus arbitrairement du monde, les nuages sont accourus des quatre points cardinaux et vous ont composé un horizon effroyable. Le baromètre est modestement descendu à la tempête, et déjà quelques grêlons, de la grosseur d’un très-petit œuf, confirment le présage.—Vous êtes pris au dépourvu, mais Paris est la ville des ressources, vous vous enfoncez donc sous une porte cochère, et vous laissez passer l’orage. (Les orages prennent une heure; c’est le terme moyen de leur durée depuis qu’ils sont devenus si fréquents.) Enfin le ciel s’éclaircit et vous vous croyez libre, mais voici bien un autre oubli de votre part: les petits ruisseaux ont formé (afin que le proverbe soit accompli) de grandes rivières! Essaierez-vous de vous jeter à la nage? mais vos sous-pieds! Sauterez-vous? hélas! vous ne sautez plus, vous avez du ventre. Attendrez-vous sur le bord du fleuve qu’il soit écoulé ou qu’il ait tari..... mais on va dîner. Attendrez-vous..... non, non! Voici venir l’homme à tout faire; il pousse devant lui une longue planche, dont les extrémités sont garnies, exhaussées de roulettes; il improvise, il jette un pont, et le torrent est franchi.

Passez, payez.

Dans votre reconnaissance, vous voulez tirer cinq centimes de votre poche, c’est une pièce de cinq sous qui en sort; vous en demandez la monnaie à votre libérateur; mais il n’est point agent de change, et plutôt que de prendre un escompte, il préfère garder le tout. Vous vous y prêtez de bonne grâce; vous faites une bonne action et lui une bonne journée. Votre sort est encore le plus beau.

Notre homme excelle à retrouver les chiens perdus. On dit, mais nous ne l’affirmons pas, qu’au besoin il pourrait vous prévenir, la veille, de l’heure à laquelle Azor, Braque, Bichon doivent exécuter le lendemain leur fuite ingrate. Il a l’instinct des disparitions d’animaux. Il est, particulièrement à l’égard des chiens de Terre-Neuve, ce que les chiens du mont Saint-Bernard sont par rapport aux voyageurs des Alpes. Tel est le nombre des récompenses honnêtes qu’il a obtenues pour faits de ce genre, qu’on n’ose plus donner la même épithète aux moyens qu’il emploie afin de s’en rendre digne. Voyez la noirceur et la malignité des hommes! Heureusement les animaux ont plus de reconnaissance et ils se laissent bien retrouver plusieurs fois, quand ils ont été satisfaits de la première épreuve. L’homme à tout faire ramène aussi les enfants égarés par leurs bonnes. Mais vu la délicatesse des soins qu’exige l’humanité en bas âge, et la fréquente intervention du commissaire de police dans ces sortes de services rendus à la société, il ne s’y livre qu’avec discrétion et seulement lorsque ses devoirs l’appellent à traverser les Tuileries, le Luxembourg ou la place du Château-d’eau. Et puis il a remarqué que les animaux rapportaient davantage. A quoi cela tiendrait-il?

La sollicitude de l’homme à tout faire ne se borne pas à une seule espèce du genre animal. Au printemps il va dénicher des merles, il élève des hannetons dans des chaussettes, pour les vendre quand ils seront en âge aux enfants et aux écoliers. Il teint en jaune des moineaux francs et les travestit en serins, à l’usage des vieilles propriétaires et des grisettes. Lorsque le canari frauduleux a entrepris de se soustraire, par la fuite, aux chagrins domestiques dont il est ordinairement abreuvé par le matou, l’homme à tout faire rapporte le voleur à sa maîtresse, et reçoit en échange... toutes sortes de bénédictions. Il en use peu; mais on ne sait pas ce qu’on peut devenir et voilà pourquoi il daigne accepter le suffrage des propriétaires, pour le cas invraisemblable, mais possible, où il serait contraint à élire un domicile. La prévoyance est au moins une demi-vertu!

Allez-vous me demander où il couche, l’homme qui n’a pas de domicile? Il couche où Dieu le mène, et le gîte ne lui manque pas plus que la pâture aux petits oiseaux. Un trottoir lui sert souvent d’oreiller, un parapet de canapé; il change de draps avec le printemps, car alors il va coucher sur le gazon ou dans les champs; et à la suite de ces dépenses-là, il n’a jamais de compte à régler qu’avec la préfecture.

Vous remarquerez, je vous en prie, par combien de points l’homme à tout faire est exposé à se voir confondu avec le commissionnaire du coin de la rue, et combien pourtant il s’en sépare et s’en distingue. L’homme à tout faire ne stationne jamais; il va au-devant des besoins de ses semblables; il met sa dignité à ne pas attendre. Lorsque le commissionnaire s’assujettit à l’exactitude et aux antiques traditions de la probité professionnelle, l’homme à tout faire n’est fidèle qu’à lui-même, et ne relève que de cette conscience avec laquelle il est de si nombreux accommodements. Le commissionnaire appartient à sa clientèle; l’homme à tout faire est à tout le monde. Voilà bien la vraie liberté.

Sans doute, en passant par l’indépendance, il arrive moins vite à la considération; mais la considération n’est pas ce qu’il préfère: chacun son goût.

On a bien raison de dire qu’il n’y a pas de sots métiers! Si vous saviez quelle étonnante perspicacité il a acquise ainsi. Voulez-vous la mettre à l’épreuve? Voyez: écoutez; on se presse, on crie, on jure, on s’indigne et l’on rit dans la rue. Qu’est-il arrivé? A vous qui connaissez Paris, je le donne en cent à deviner. Eh bien lui, il reconnaît tout de suite la nature d’un rassemblement populaire, il distingue au premier coup d’œil s’il s’agit de changer la forme du gouvernement ou de conspuer un ivrogne. Les agents de l’autorité en sont encore à s’enquérir des motifs de l’émeute, quand il est à l’ouvrage, lui. Il a déjà aidé à renverser un omnibus, ou relevé trois fois son semblable. Quelle est dans le premier cas son ambition? L’espoir d’une petite récompense nationale. Cela vous indigne, et j’en suis bien aise; pourquoi ignorez-vous encore la théorie des barricades. Vous ne savez pas que, dans certains moments, rien ne ressemble tant à l’action de faire cesser le désordre que l’action de le commettre; l’homme à tout faire s’utilise: voilà son opinion. Quand les insurgés s’emparent d’un coin de rue, il démolit, dépave et crie: vive la ligne! Lorsque l’armée triomphe, il démolit encore... les démolitions précédentes, il repave et crie: vive le roi! Il a vaincu, notre héros, lorsqu’il a attrapé une entorse, une égratignure au service de ses principes, une blessure enfin qu’il pourra montrer également aux amis et aux ennemis et qui lui fera obtenir, en retour, une pension ou un secours tout au moins. Ce dernier emploi de l’homme à tout faire est, après ceux de se faire écraser, et de recevoir sur son dos les malheureux qui se laissent tomber d’un ou de plusieurs étages, le plus périlleux de son répertoire. Il y succombe quelquefois, mais cela ne compte pas et il a toujours un successeur.

Il figure volontiers en qualité de témoin à charge, dans les procès politiques et autres. Ce n’est pas qu’il soit méchant, mais une bonne déposition pose bien un homme.—La police et lui ne se voient pas toujours d’un mauvais œil.

Les révolutions de la terre ne suffisent pas à l’industrie de l’individu qui nous occupe. Il se tient au courant des mouvements célestes. L’Observatoire prédit l’éclipse, notre héros l’exploite; il montre la conjonction du soleil et de la lune dans un seau d’eau fraîche; il vend aussi des verres noircis à la fumée de la chandelle et qui permettent aux yeux du dernier des mortels de contempler à leur aise les deux premiers astres du firmament.

Lorsqu’un pays renferme un grand nombre d’hommes nécessairement disponibles, et toujours prêts à mille petits dévouements, en vue d’un salaire, il est bien difficile que le sacrifice y conserve tout son prestige, et ne souffre pas des plates contrefaçons des Curtius au rabais. Les Antony, cette race autrefois magnifique et peu nombreuse d’individus à passions fortes, les Antony se trouvent maintenant partout où il y a une grande dame pour s’évanouir, et des chevaux pour prendre le mors aux dents; ces héros pullulent dans la grande allée des Champs-Élysées, au bois qu’ils profanent; ils sauvent régulièrement la vie à deux ou trois héroïnes par semaine, et ce n’est pas à l’honneur de ces femmes qu’ils en veulent, les monstres! c’est à la simple générosité du père ou du mari. Malédiction sur ces infâmes! Malgré ce nouveau travestissement, nous venons de reconnaître l’homme à tout faire. Le malheureux ne nous laissera rien. Rends-nous de grâce nos Antony; ménage au moins la poésie du bras en écharpe.

L’homme à tout faire sert parfois de sanction aux succès et aux réputations dramatiques. Il envahit dès l’aurore le péristyle des théâtres qui rêvent la vogue; c’est lui qui simule avant l’heure cette chose si agréable, si nécessaire aux entreprises, la file, la queue. Les jours de première représentation, il vous vendra un prix fou, lorsque les bureaux ne sont pas ouverts, le droit d’entrer à sa place dans la barrière, et d’aller vous faire dire au contrôle qu’il n’y a plus de billets à distribuer; il est sous-entendu que l’auteur a retenu depuis un mois, et pour huit jours, la salle entière.—Vous ne voyez pas la pièce, mais vous avez cru un moment que vous la verriez. Votre argent n’est pas tout à fait perdu.

L’homme à tout faire ne mériterait pas son nom, s’il était totalement étranger à la littérature; il n’en fait pas encore, mais il l’inspire. C’est lui qui donne au critique, au poëte descriptif l’idée de rendre compte d’un fronton, d’une colonne, d’une fontaine; l’homme à tout faire publie ensuite l’œuvre dont il a fourni le sujet: et voilà, pour deux sous, après avoir lu, la description exacte et détaillée de la superbe place Louis XV, le nom et la demeure des ornements et le détail des artistes qui la décorent. Demandez la colonne de juillet, la colonne Vendôme, avec le signalement des inventeurs; faites-vous servir.

Il édite les discours du roi, sur papier gris, et fait la réclame en criant de toutes ses forces: voilà le superbe discours en faveur du peuple français. Quel puff!

Lorsque l’imagination lui manque absolument, il se jette dans quelque métier connu: il se fait gérant, ou bien il s’enrôle parmi les balayeurs. La pelle sur l’épaule en manière de carquois; le bonnet abaissé sur les yeux, en guise de bandeau, il se transforme en Cupidon de la petite voirie.

On l’a vu se vendre... c’est bien commun, mais lui du moins il n’aliénait que sa propre indépendance; son rang, sa vie, tout était compris dans le marché: il était devenu remplaçant militaire.

Comme on ne sait pas ce qui peut arriver, l’homme à tout faire a grand soin de se munir en naissant d’une constitution athlétique. Pour ne pas laisser dépérir entre ses mains ce premier bienfait de la nature, il prend à douze ans des leçons de savate et de bâton; à trente ans c’est un querelleur formidable, et un rival toujours vainqueur; il a pris l’habitude de triompher sur toute la ligne. Mais ses principes d’obligeance reparaissent encore chez lui dans ces moments-là, et avant de démolir un homme (comme il dit), notre héros le prévient charitablement de numéroter ses membres.

Il sait par cœur le tarif des coups et blessures; il est de force à vous assommer sans vous réduire pour cela à une incapacité de travail de plus de vingt jours: voilà un véritable avantage pour vous... et pour lui que le tribunal de police correctionnelle ne peut condamner qu’au minimum de la peine. Il se contente de peu. Mais il y revient souvent.

Si nous en restions sur ces derniers renseignements, vous auriez peur désormais de vous trouver face à face avec l’homme à tout faire, et nous aurions, sans le vouloir, causé préjudice à son commerce. Or, il faut que tout le monde vive; écoutez donc le récit impartial et officiel de la dernière rencontre que nous fîmes de notre héros. C’était par une belle matinée du mois de juin. Le soleil était levé depuis longtemps, mais les concierges des jardins royaux dormaient encore; faute de jardin (même sur notre fenêtre) nous nous promenions sur le quai aux Fleurs; ce joli parterre situé entre la Conciergerie et la Morgue. Là, nous aspirions gratis mille parfums naturels, lorsqu’une femme mollement appuyée au bras d’un jeune homme nous apparut au milieu des fleurs: ils semblaient si heureux, elle et lui, qu’ils faisaient vraiment envie.

Nous sommes faible; nous les suivîmes. La femme parla d’abord: «N’est-ce pas, dit-elle, mon Paul, n’est-ce pas qu’un beau jour et le contentement donnent un bon cœur? Ce matin, je voudrais être riche et faire un heureux.» Paul, égoïste comme le sont tous les hommes, allait réclamer pour lui seul le bénéfice de cette disposition adorable.

L’homme à tout faire passa. Il venait exaucer ses vœux à elle, et Dieu apparemment le lui envoyait. Il portait une cage remplie d’hirondelles. Vous figurez-vous l’hirondelle captive, l’hirondelle des airs dans une cage d’osier?.... Comme elles étaient tristes les pauvres petites bêtes, et comme elles exprimaient noblement leur malheur par leur silence! L’hirondelle captive, ô mon Dieu! l’oiseau dont tous les chansonniers du monde ont célébré la liberté en prenant le pseudonyme du pauvre prisonnier (air tout fait). Ah! c’était un spectacle à fendre le cœur. Jugez si elle en fut émue, la noble femme. Déjà une larme tentait de s’échapper de ses jolis yeux, lorsque l’homme à tout faire s’approcha d’elle et lui dit: «Voulez-vous rendre une hirondelle à la liberté pour 2 sous?»

Comprenez-vous, une bonne œuvre pour deux sous! un élan du cœur pour 2 sous! une douce satisfaction pour 2 sous! un acte royal, une amnistie pour deux sous!

«Tenez, s’écria-t-elle avec joie, voilà cinq francs, et vos hirondelles sont à moi. A moi, non pas, mais au ciel et à la liberté.» Elle avait dit cela comme autrefois on devait entonner la Marseillaise.

Les oiseaux s’envolèrent à tire d’aile sans remercier leur libératrice; mais elle pouvait bien se passer de leur reconnaissance; son ami, son Paul venait de lui dire, de sa voix la plus douce, la plus persuasive, peut-être même la plus vraie: Je t’aime.

P. S. Nous avons le regret de vous apprendre que les oiseaux étaient apprivoisés, et qu’ils sont tous rentrés en cage.

Bernard.


LE COMPOSITEUR TYPOGRAPHE
Agrandir

LE COMPOSITEUR TYPOGRAPHE.

~~~~~~~~

Avant Guttemberg, la reproduction des œuvres littéraires se faisait, de temps immémorial, par des copistes à la main. A Rome, ces copistes étaient partagés en deux classes: ceux qui transcrivaient les livres et que l’on appelait librarii; ceux qui, au moyen d’un système d’abréviations, recueillaient les discours, les plaidoyers, en prenant des notes: ils avaient le nom de notarii. Pendant le moyen âge, il y eut des artistes qui savaient enjoliver les manuscrits d’ornements rouges, verts, bleus, rehaussés d’or; qui non-seulement encadraient ainsi le texte avec une patience infinie, mais coloriaient encore des missels, représentant ainsi les merveilleuses histoires de la Bible; grands peintres dont le nom même est encore ignoré. On pense bien que des livres, fruits d’un labeur aussi opiniâtre, devaient être fort rares et fort chers. Aussi voyons-nous plusieurs de nos rois léguer à leur fils, comme un brillant héritage, leur bibliothèque, composée de huit à dix volumes. Enfermés ainsi que des chrysalides dans leur cellule sanctifiée par le jeûne et la prière, les copistes, ces patients et modestes travailleurs, ne révélaient leur existence que par l’œuvre d’or qui sortait de leurs mains amaigries pour passer dans les petites mains roses et potelées des gentes damoiselles et des majestueuses châtelaines. La découverte de l’imprimerie, en tuant ces humbles héros de la foi, fit éclore à leur place une race toute différente de mœurs et de caractère: c’est d’elle que nous allons nous occuper.

Il y a des ignorants qui confondent le compositeur avec l’imprimeur. Gardez-vous-en bien! Cela est erroné et peu charitable. L’imprimeur proprement dit, le pressier, est un être brut, grossier, un ours, ainsi que le nomment les compositeurs. Entre les deux espèces, la démarcation est vive et tranchée, quoiqu’elles habitent ensemble cette sorte de ruche ou de polypier qui porte le nom d’imprimerie. La blouse et le bonnet de papier ont souvent ensemble maille à partir; et pourtant ils ne peuvent exister l’un sans l’autre: le compositeur est la cause, l’imprimeur est l’effet. La blouse professe un mépris injurieux pour ce collaborateur obligé qu’elle foule sous ses pieds, car les imprimeurs, avec leurs lourdes presses, sont relégués à l’étage inférieur. Mais le bonnet de papier, dont les gains sont souvent plus forts et plus réguliers que ceux de son antagoniste, s’en venge en lui infligeant l’épithète de singe, soit à cause des gestes drolatiques que fait en besognant le compositeur, soit parce que son occupation consiste à reproduire l’œuvre d’autrui.

Ainsi que la ville de Romulus, la cité des typographes est une hôtellerie, un caravansérail, un lieu plein d’exilés, un asile. Là se réfugient les vocations avortées, les destinations manquées, les positions renversées, les espérances déçues, tout ce qui a perdu pied dans la marche, tout ce que le torrent des choses a jeté au dehors. Vous y rencontrerez des séminaristes défroqués, d’anciens professeurs, des marchands ruinés, des employés que la griffe de fer des révolutions a enlevés de leur fauteuil de cuir, des étudiants pauvres à qui les loisirs et la liberté dont on jouit dans cette profession permettent de suivre les cours, tout en gagnant de quoi suffire à leurs premiers besoins. Le plus petit nombre se recrute de fils de compositeurs ou d’imprimeurs. Ceux-là sont moins doctes, moins spirituels que les autres, mais en revanche plus habiles sous le rapport matériel, parce qu’ils ont la main faite par un long apprentissage. Dans cette classe si mélangée, si bigarrée, composée d’une multitude de pièces qui se touchent par un point et diffèrent par mille autres; dans ce pandémonium, cette Babel, ce Capharnaüm, il y a peu d’individus qui ne soient capables de faire quelque chose de mieux, et qui ne gardent une dent contre la société. Avant d’aller au delà, faisons bien remarquer que nous ne nous occupons que des généralités. Il est certains de ces messieurs auxquels notre esquisse ne ressemblerait pas plus que bien des portraits ne ressemblent à leurs modèles; mais ce sont des exceptions: Exceptio firmat regulam.

Suivez-moi. Nous voici dans une salle assez vaste, coupée longitudinalement par plusieurs rangs de tables en dos d’âne. Sur ces tables, de chaque côté, sont auprès l’une de l’autre des boîtes en bois que l’on nomme des casses, lesquelles casses sont divisées en un certain nombre de compartiments appelés cassetins. Chacun desdits cassetins renferme un des caractères de l’alphabet, ou un signe de ponctuation. Devant chaque casse, debout, se trouve une des blouses précédemment mentionnées, laquelle saisit adroitement un à un les caractères, et les pose délicatement dans un instrument en fer, dit composteur, de manière à en former des mots, puis des lignes, puis des pages, puis des feuilles. Nécessairement, lorsqu’on se trouve vis-à-vis l’un de l’autre toute une sainte journée, à moins d’être Anglais ou affecté de laryngite, il est impossible de ne pas desserrer les lèvres. Aussi, en mettant le pied dans la salle ou galerie, avons-nous entendu un bourdonnement, un dissonnant assemblage de voix dans tous les tons, depuis le fausset aigu des apprentis jusqu’à la basse-taille des doyens, qui grommellent sans cesse comme de vieux bisons en ruminant leur ouvrage. Donnons-nous la mine d’un auteur, et prenons un air sans façon, car ces messieurs n’aiment pas les étrangers qui viennent, avec un lorgnon enchâssé dans l’arcade sourcilière, les regarder travailler, comme on regarde les singes ou les ours monter à l’arbre et faire leurs exercices. Souvent ils se donnent le mot pour se livrer alors aux contorsions les plus bizarres, de sorte que le visiteur se croit traîtreusement amené dans une salle de maniaques ou d’épileptiques. Mais, grâce à notre visage bon enfant, on ne pense pas à nous. Nous ne sommes pas ici à la composition des journaux, où la nature du travail commande la célérité et le silence. Écoutons. Les intelligences, frottées incessamment l’une par l’autre, dégagent un feu roulant de saillies, de bons mots, de pointes, de sarcasmes, de calembours, de coq-à-l’âne à désespérer Odry. A l’atelier, on ne respecte rien, ni les hommes de lettres, ni les hommes d’état, ni les artistes, ni le talent, ni la richesse, ni même la sottise. Renvoyée d’un bout de la galerie à l’autre, l’épigramme rebondit, redouble de verve et de sel. Vires acquirit eundo. Les ridicules sont découverts avec une sagacité merveilleuse, mis à nu et fouettés sans miséricorde. C’est une première vengeance contre la société. Cela ne sert à rien, mais cela soulage. Parfois les compositeurs tournent contre leurs propres confrères cette rage de l’ironie, cette monomanie homicide de la satire. A-t-on surpris dans la galerie quelque figure frappée à un certain coin, quelque angle facial trop aigu, un crâne sur lequel la sottise en relief eût épouvanté Gall; une physionomie condamnée à l’avance par Lavater, un de ces tristes hères dont l’extérieur effacé, craintif, porte l’empreinte d’une création manquée, et qui occupent parmi les hommes la même place que l’unau et l’aï chez les animaux? Malheur! il sera comme un piton qui fait crever la nue et descendre la foudre. Sur lui les cataractes sont ouvertes; elles l’engloutiront, à moins que, comme cela arrive, il ne préfère abandonner la place et l’atelier; ou bien encore qu’il emploie sa force physique pour faire respecter sa faiblesse intellectuelle. Dans ce cas, on se met en quête d’un autre bouc émissaire, d’une nouvelle victime qu’on ne tarde pas à trouver et à immoler comme la première. Si le compositeur n’est pas en train de jaser, il rêve. Sa plus grande jouissance est de câler, c’est-à-dire de ne rien faire: Nunc libris, nunc somno. Il y a en lui beaucoup de l’organisation du chat pour la volupté, la gourmandise et surtout la paresse. Vous le verrez les deux coudes appuyés sur la casse, tenant à la main dans son composteur une ligne inachevée. Les yeux à demi fermés, la prunelle engourdie dans une molle torpeur, il suit les nuages qui défilent en haut dans le bleu, et sur leurs masses mouvantes son imagination bâtit un château plus prestigieux, plus féerique que celui d’Aladin. Là sont des divans somptueux, des bains parfumés, des chibouques, des oukas, des narguilés que lui allume un petit esclave noir. Là se trouvent des femmes telles qu’on en voit dans les illustrations de Shakspeare et de Byron, des houris demi-nues qui le servent, le sybarite! qui lui versent du vin de Schiraz dans des coupes couronnées de roses. A cette dernière et brillante transformation de son idée, le rêveur n’y tient plus, il fait un mouvement comme pour prendre la coupe, et dans ce mouvement, sa composition, retenue par une simple ficelle, tombe avec bruit et se met en pâte, c’est-à-dire que toutes les lettres sont éparpillées, mêlées, amalgamées, répandues dans une confusion horrible. Adieu le travail de la matinée! il faut recommencer sur de nouveaux frais, et auparavant rétablir le pâté. On appelle cela une danse de caractères. Lorsqu’on est las de railler, de mystifier le malheureux, on vient à son aide, et l’accident se répare bien vite. Ces innocentes distractions sont cause que l’on oublie, en composant, des mots, des lignes, même des phrases. Ces omissions portent le nom de bourdons. Lesdits bourdons exigent un grand travail pour être replacés, lorsque la feuille est imposée, ou serrée avec des coins de bois dans un cadre de fer. Lorsque le correcteur apporte l’épreuve, on se précipite pour voir celui qui a des bourdons, et on l’assourdit d’un bruit continuel imitant les cloches: din, din, baoum! din, din, baoum! D’autres fois on fait descendre un camarade sous prétexte qu’il est demandé dehors. A son retour il est accueilli par une roulance générale, ce qui signifie que chaque ouvrier frappe en mesure de son composteur sur sa casse, à peu près comme les représentants d’une petite partie de la nation frappent leurs pupitres de leurs couteaux à papier, quand certains orateurs du centre jugent à propos de donner un échantillon de leur éloquence. Il faut que le confrère mystifié essuie la fusillade avant de retourner à sa place. Par une étrange contradiction, cet homme contre lequel on vient d’épuiser le carquois de la raillerie, cet homme a-t-il besoin du moindre service, il n’a qu’à choisir: tout est à lui, on se dispute pour l’obliger. Presque partout le compositeur a, comme on dit, le cœur sur la main. Arrive-t-il à un confrère de faire une longue maladie? Lui a-t-on, pendant son absence, emprunté son mobilier? Est-ce un étranger qui débarque sans ressources, ou qui, faute d’ouvrage, veut retourner chez lui, ou bien un enfant pâle qui s’étiole et meurt de nostalgie pour avoir entendu la chanson de Béranger? Aussitôt une circulaire court les imprimeries, une liste de souscription se forme, s’allonge, se remplit, se gonfle, et se résout en une somme assez ronde qui tombe inopinément dans la main du pauvre diable. Cela se fait avec beaucoup de délicatesse, souvent même la charité porte les typographes à venir au secours d’individus qui ne sont pas de leur profession.

Avec les auteurs, le compositeur est presque sur le pied de l’égalité. Il les voit face à face. Par lui, ils descendent de leurs piédestaux et se montrent avec leurs faiblesses. Le masque tombe, l’homme reste... et souvent le génie disparaît. Les dieux perdent leur auréole quand on est trop près de l’autel. Bien des secrets d’étude, de cabinet, de politique même, sont dévoilés au compositeur. Il se prend à rire en voyant le bon public accueillir sérieusement telle nouvelle de journal à la fabrication de laquelle il a pris part. Il a vu la filière, les creusets, les laminoirs par où passe la pensée de M. de Balzac, avant de revêtir cette forme éblouissante que chacun admire et envie. Il sait à quoi s’en tenir sur l’allégation du plus fécond de nos romanciers, lequel, dans la préface d’un de ses beaux ouvrages, prétend ne boire jamais que de l’eau. Il possède le nombre précis des collaborateurs secrets de bien d’autres. Devant lui tombent les voiles de l’anonyme et du pseudonyme. Ces mémoires attribués à de grands personnages défunts, c’est un auteur industriel qui les a inventés. Ces anecdotes du temps de l’empire n’ont jamais eu de fondement que dans une imagination féconde. Ce roman signé d’un nom de femme sort de la plume courtoise d’un homme de lettres. Que de petitesses, que de choses honteuses on découvre avec tristesse chez ceux qui prétendent guider la nation, et qui ne font, la plupart du temps, que la fourvoyer dans une vie mauvaise! Le compositeur connaît d’avance toutes les nouvelles. Il a lu hier le manuscrit de ce superbe discours que tel orateur vient d’improviser à la tribune. Aussi, fier de ses connaissances, s’établit-il juge souverain, arbitre suprême du bon et du mauvais en matière de littérature. A propos des écrivains et des artistes, il affecte un ton cavalier et supprime le substantif poli. Il dira: Chateaubriand, Balzac, Sand, Ingres, Delacroix, Scheffer; la Mars, la George, la Dorval. Notre homme a pris une teinture de omni re scibili. Il a travaillé pour M. Thénard, et s’est fait à moitié chimiste. Cuvier l’a rendu naturaliste; Biot, physicien; Poisson, mathématicien; Arago, astronome; Dalloz, jurisconsulte; M. Viennet, diplomate. Victor Hugo et Alexandre Dumas se sont frottés contre lui: le voilà poëte et dramaturge. Lorsqu’un auteur agit bien avec le compositeur, lorsqu’il se met à son niveau, lorsque sa copie, c’est-à-dire son manuscrit, est lisible, l’ouvrage sera soigné, le texte ne sera pas déparé par des contre-sens, des lettres retournées, des fautes de français, des mots tantôt trop écartés tantôt trop rapprochés l’un de l’autre. Le compositeur fera même disparaître des erreurs qu’il est capable d’apercevoir et de corriger. Mais si vous affectez de la morgue à son égard, si vous le traitez du haut de votre grandeur, si votre copie n’est pas mieux écrite que celle de M. Alphonse Karr (qui semble se servir de son terreneuvien en guise de secrétaire), si votre manuscrit est couvert de ratures, surchargé d’ajoutés, le compositeur se dégoûte et prend à tâche de mal faire. Quelquefois involontairement, souvent à dessein, il vous fera dire des choses ridicules. Rapporte-t-on que pendant un discours brillant de M. Viennet, l’émotion de M. Fulchiron était visible, le compositeur se trompe, et on lit risible. Un journal parle-t-il des services que tel honorable peu honoré rend au gouvernement, il mettra vend. Si M. Charles Dupin, après une grande dépense d’attendrissement, s’inscrit pour deux francs dans une souscription en faveur des ouvriers sans travail, souscription dont, par parenthèse, jamais aucun ouvrier ne voit un centime, l’artiste rancunier composera deux sous. Lors de la déplorable affaire d’Armand Carrel, une feuille disait: La balle traversa le péritoine. Un compositeur ignorant met le père Antoine. Le soir, grande rumeur au café. Ce diable de père Antoine montait toutes les imaginations. Beaucoup soutenaient qu’il y avait erreur: «Le père Antoine! s’écria un important, je le connais; c’est un de mes amis, un excellent homme; très-certainement il se trouvait là.» La discussion s’échauffa, et peu s’en fallut qu’un nouveau duel ne vînt s’ajouter à l’horreur du premier.

Les inattentions du compositeur n’amènent pas toujours des résultats aussi désagréables. C’est à une faute typographique que l’on doit le plus beau vers de Malherbe. Dans son ode sur la mort de Rosette Duperrier, le poëte avait mis:

Et Rosette a vécu ce que vivent les roses, etc.

Il oublia de barrer les t, le compositeur les prit pour des l et écrivit Roselle. A la réception de l’épreuve, au passage en question, un éclair subit traversa la tête de Malherbe. Il fit de Roselle deux mots séparés, remplaça l’r capitale par un r bas de casse, et l’on mit en deux admirables vers:

Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.

Il y a une grande irrégularité dans la distribution des compositeurs sur le sol de Paris. Du côté de la rive droite de la Seine se font tous les journaux et les forts ouvrages. Les imprimeries sont nombreuses et les compositeurs florissants. Les journalistes (non les rédacteurs, mais les compositeurs d’un journal), dont le gain est fixe et assez considérable, prennent vis-à-vis de leurs confrères de la rive gauche, tristes labeuriers dont l’existence est précaire et le dîner problématique, cet air d’insolente compassion avec lequel le chêne parlait au roseau. Généralement, comme profession libérale, la typographie est tombée tout à fait. Le temps est loin où des chefs-d’œuvre immaculés sortaient des presses des Aldes, des Estiennes, des Elzevirs! on ne voit plus les maîtres imprimeurs, armés d’une loupe, vérifier lettre à lettre la correction des épreuves. Comme toutes les autres branches de l’art, comme la littérature même, aujourd’hui la typographie est un métier, et rien de plus.

Le compositeur est pour le progrès en tout et partout. Il a été de chacune des religions nouvelles qui ont essayé de reconquérir notre foi lasse de tout, même de sa pauvre sœur l’Espérance. On l’a vu successivement saint-simonien, fouriériste, châteliste, etc. Un certain nombre se traîne pourtant encore dans l’ornière usée de l’école voltairienne, et s’attaque, en don Quichottes, à des choses qui n’existent plus. Pour la science, le typographe est de force à vous démontrer avec un grand renfort d’arguments que l’obscurité provient principalement de l’absence de la lumière. En politique, il marche avec l’extrême gauche et la dépasse trop souvent. M. de Cormenin, M. Mauguin, M. de Lamennais, voilà ses apôtres. Lui qui assiste et coopère à la fabrication des journaux de toute couleur, lui qui a observé des manœuvres de corruption, qui a vu des transfuges et des renégats de tout parti, il doit apprécier un peu la moralité des gens du pouvoir. Il sait ce que valent ces personnages tarés, ces hommes chiffres, ces valets titrés, ces incorruptibles consciences dont quelque part il existe un tableau synoptique avec les prix courants en regard. Un tel spectacle l’irrite, et nous avons dit que déjà il croyait avoir à se plaindre de la société. Sa tête se monte. Comme il est de nature très-expansif, très-liant, très-porté à se réunir à des camarades, il se trouve faire partie des sociétés plus ou moins bachiques, plus ou moins lyriques ostensiblement, et secrètement plus ou moins révolutionnaires. Fêté d’abord en qualité d’aimable visiteur, il ne tarde pas à devenir membre influent. Là les opinions fermentent d’autant plus qu’elles sont plus comprimées. Les chants et le vin chargé de litharge montent au cerveau; l’orgueil que donne au compositeur sa demi-érudition, sa supériorité intellectuelle, la fascination d’une autorité quelconque dont on l’éblouit, achèvent de lui renverser les idées, et malheureusement on le retrouve parfois jouant à l’émeute devant les boutiques fermées, donnant un spectacle aux oisifs, occasionnant d’interminables corvées au malheureux tourlourou, seule véritable victime; tandis que l’arbitraire se frotte les mains et se met à table en pensant à tout ce que cela va lui rapporter.

Lorsqu’ils ont secoué la poussière de l’atelier, certains compositeurs s’habillent assez bien; il y en a même qui affichent des prétentions à la fashion. Mais vous les reconnaîtrez sûrement à la liberté de leurs manières, de leur démarche, de leur langage. Quelque soignée que soit la mise du compositeur, il y a toujours un petit bout d’oreille qui passe, quelque chose qui cloche, qui jure, qui grimace, qui rompt l’harmonie, qui écorche le regard, qui fait deviner l’ouvrier sous les habits du lion: par exemple, un mauvais chapeau sur une chevelure bien frisée, un jabot et une cravate sale, des bottes luisantes au bout d’un pantalon crotté, un lorgnon et pas de gants, un luxe enfin qui vous rappelle malgré vous celui de Robert Macaire. Il néglige quelquefois de se laver les mains: alors des mots entiers qui s’y trouvent imprimés le trahissent. Sa conversation se débarrasse difficilement de certaines expressions suspectes, ayant une mauvaise odeur d’argot. Son allure retient toujours un peu de ce dandinement, de ce frétillement, de ce jeu des hanches qui caractérisent l’espèce de pyrrhique appelé cancan. Observez les passants dans une rue: ceux-ci ont les yeux à terre, ils songent au passé; ces autres regardent devant eux, ils s’occupent du présent; quelques-uns ont la prunelle tournée en haut, ils rêvent de l’avenir. Le compositeur est parmi ces derniers. Son pied ne se détache pas franchement de la terre: ses mouvements de locomotion s’exécutent en zigzag. Il décrit des méandres plus compliqués que ceux de M. Léon Gozlan. Il semble ne pas connaître cet axiome, que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. Dans sa route il s’arrête aussi souvent qu’un omnibus, ou que le cabriolet d’un éligible qui va solliciter des votes. Vous le surprendrez à causer avec des amis, vous le verrez flâner devant les choses d’art, devant Susse et Giroux, à l’étalage d’Aubert et des marchands de gravures du boulevard. Un de ses plus doux plaisirs est de parcourir les quais en examinant la science et la littérature qui se hérissent, en forme de bouquins, sur les parapets. Le grand nombre quitte rarement la blouse, et le bonnet ou la toque, toujours d’une forme peu usitée. Joignez à cela des cheveux longs, ébouriffés, une barbe moyen âge, de formidables moustaches, une pipe de terre bien culottée, et vous aurez le véritable costume du typographe.

Le vice qu’on reproche le plus au compositeur, c’est sa soif toujours ardente et presque inextinguible. Un calculateur patient a trouvé que la main d’un compositeur, en portant les lettres de sa casse à son composteur, faisait, pendant une année, un chemin équivalant à je ne sais combien de fois le tour du monde. Là-dessus de mauvais plaisants ont posé ce problème. Combien de fois la main du compositeur, en portant la coupe (mot que l’on emploie dans les goguettes pour désigner un verre rayé) à ses lèvres, fait-elle dans une année le tour du monde? Au nom de mon client, je dédaigne de répondre à de si plates insinuations. Certes, je n’essaierai pas de le disculper entièrement du défaut précité. Je ne serais pas cru si je disais qu’il fait partie de quelque société de tempérance et de sobriété. Je sais qu’il est de ceux qui disent:—Deux mauvais dîners tiennent bien dans le même ventre. Assez jeûne qui mal dîne, et—Vin maudit vaut mieux qu’eau bénite. Néanmoins, je réclame pour lui l’indulgence. Ce défaut est une conséquence de son caractère expansif, de son cœur débordant d’affection. L’avez-vous vu seul à une table d’estaminet ou devant un comptoir de marchand de vin? S’il quitte fréquemment son ouvrage, c’est pour régaler un ami; s’il passe des journées entières entre les cartes et la bouteille, c’est pour ne pas se séparer des amis; s’il met toute son attention à diriger une queue de billard, c’est pour enfoncer un ami. Vous l’accusez de rechercher avec avidité toutes les occasions possibles de dérangement? Mais s’il consulte l’almanach, c’est pour trouver le jour de la fête d’un ami, afin de la lui souhaiter. N’est-il pas naturel que celui-ci fasse preuve alors de savoir-vivre? Chaque fois qu’il achète quelque chose de nouveau, une blouse neuve: «C’est bien sec, disent en chœur les amis, il faut arroser cela!» Résiste-t-on à de telles paroles? Il a institué dans l’année une multitude de jours de chômage, c’est vrai. La Saint-Jean d’hiver, la Saint-Jean d’été, la Saint-Jean-Porte-Latine, le moment qui commence les veillées, celui qui les voit finir, sont autant d’époques où il est indispensable de prendre la barbe, c’est-à-dire de s’enivrer... c’est vrai, et je m’en tiens à ce que j’ai dit, c’est pour le plaisir d’être en société. Mais, nous répétera-t-on encore, il fait des libations jusque sur la tombe de ses amis! Un convoi auquel il assiste ne se termine pas sans une débauche! Quel scandale!... Aimez-vous donc mieux qu’il allonge une mine hypocrite? Et puis, est-il bien prouvé que le jour où l’homme meurt ne soit pas son jour le plus heureux? D’ailleurs les anciens ne célébraient-il pas le trépas de ceux qui leur étaient chers par des festins et des divertissements? Brillat-Savarin a dit depuis longtemps: «Les animaux se repaissent; l’homme mange; l’homme d’esprit seul sait manger.» On pourrait dire que, parmi les ouvriers, le compositeur seul sait boire. L’imprimeur s’administre solidairement des doses effrayantes d’un liquide frelaté; mais la quantité pour lui, c’est tout. Le compositeur se connaît en crûs; autant que ses finances le lui permettent, ce sont les qualités supérieures qu’il choisit. D’ailleurs, lui qui a éprouvé tant de mécomptes, il faut bien qu’il noie ses réflexions, qu’il tue sous des sensations grossières certains souvenirs douloureux, qu’il cherche à étouffer des facultés vivaces et créatrices dont il lui est à tout jamais interdit de tirer emploi. Le cabaret, mais c’est son athénée, son théâtre, son salon. S’il le fréquente, c’est que les jouissances plus nobles lui sont prohibées, et que, à défaut d’autres poésies, il accepte celle de l’ivresse!

Une autre accusation, dont cette fois je crains que tout mon zèle ne soit impuissant à sauver mon client, c’est celle d’être parfois en retard pour payer ses dettes. Malheureusement cette imputation est motivée. Le compositeur ne compte pas toujours; ce n’est pas un homme à ranger sa vie en tiroirs, à étiqueter ses actions, à tenir de son temps un journal minutieux comme un étudiant de Leipsick ou de Goëttingue. Son bon cœur, son besoin d’amitié, l’emportent; et quand vient le jour de la banque, c’est-à-dire le jour où il reçoit le salaire de la quinzaine, il se trouve qu’il le doit dépasse l’avoir, que la recette est plus qu’absorbée par la dépense. Cela se conçoit, si l’on réfléchit que le compositeur est aux pièces, qu’il n’est rétribué qu’en proportion de sa tâche, et que son gain dépend de son assiduité. Ordinairement, lorsqu’il a des dettes, il travaille quelque temps avec ardeur et sans se déranger; c’est ce qu’il appelle être dans son dur. Mais, par guignon, il arrive souvent que, narguant sa bonne intention, l’ouvrage manque tout à coup. Le samedi de banque donc, à la porte de l’imprimerie sont embusqués des individus prêts à se jeter sur le passage de l’imprévoyant débiteur. C’est le tailleur, le chapelier, le bottier, le gargotier. Ils sont désignés sous la dénomination pittoresque de loups. Alors on entend crier de toutes parts: gare aux loups! Une fois son argent reçu, le compositeur paie les dettes qui lui semblent les plus essentielles: c’est le marchand de vin et le gargotier où il pourra retrouver de l’œil, c’est-à-dire du crédit. Il ne lui reste que quelques pièces de monnaie, et il les consacre exclusivement à faire la noce. Il n’est pas thésauriseur, lui, la monnaie ne s’oxide pas dans sa poche; le chemin du mont-de-piété lui est plus familier que celui de la rue de la Vrillière. Le tailleur et les autres fournisseurs d’habillements deviennent presque toujours ses victimes. Les sommes qu’on leur doit sont trop fortes, il n’y a pas moyen de solder tout. Alors, plutôt que de donner un faible à-compte, ne vaut-il pas mieux faire le dimanche une petite partie qui aide à dissiper l’ennui de la semaine?

Hâtons-nous de le rappeler, ce que nous venons de dire n’est pas d’application absolue. Beaucoup de typographes ne fréquentent ni les tripots, ni les marchands de vin, et paient exactement leur tailleur. Ils se rappellent que jadis leurs devanciers portaient l’épée, ils ont à cœur de ne pas déroger. Nous en connaissons qui suivent assidûment les cours publics, prennent des notes, et, dans leurs moments de loisir, s’adonnent à la littérature. Quelques-uns font de la musique et excellent sur divers instruments. Il en est qui sont poëtes et poëtes de talent. Quid tibi cum lyra? Le Gilbert du dix-neuvième siècle, Hégésippe Moreau, mort récemment à la Charité, était un compositeur. Pauvre enfant qui n’avait pas de mère à chérir, et que la société abandonna. Malheureux! qui n’eut de sympathie que pour le malheur! Poëte qui n’a chanté que le peuple.

C’est ici le lieu de parler de la plus vive, de la plus caractéristique, de la plus persistante passion du compositeur. Une chose existe qui fait le sujet de ses rêves du jour et de ses songes de la nuit; qui flotte incessamment devant sa pensée comme un monde de lumières et de parfums; qui, chaque fois qu’il l’aperçoit, fait vibrer ses nerfs et battre ses artères. Cette chose tient plus de place dans sa vie que l’amour, que la politique, que la bouteille même: c’est le but de ses projets, le point de mire de ses espérances. Devinez-vous? Non. Vous avez vu derrière nos théâtres une petite porte mystérieuse, par laquelle entrent les acteurs, les figurants, les machinistes, les auteurs et les personnes privilégiées. Vous y voilà. Il est incroyable combien cette petite porte fait pousser de soupirs au typographe. Il jette un œil d’envie sur tous ceux à qui elle livre passage. Parfois son regard foudroyant tombe sur la portière qui lui fait l’effet du dragon des Hespérides. Que de tentatives n’a-t-il pas commises pour franchir ce seuil redoutable? Combien de fois n’a-t-il pas monté sur des théâtres de société! Qui comptera ses débuts et ses chutes chez les frères Seveste, à Montmartre et à Montparnasse! Que de courses il a faites pour porter des pièces à M. Harel, à M. Dormeuil, à M. Cormon, à M. Poirson, pièces qu’il s’étonne toujours de voir revenir avec un refus plus ou moins direct! Un jeune homme avait fait remettre un manuscrit à Voltaire en lui demandant ses avis. Le grand écrivain effaça seulement la dernière lettre du mot Fin et renvoya l’ouvrage ainsi modifié à son auteur. Messieurs les directeurs, plus concis encore, négligent de donner un motif, et souvent pour cause. Alors, dans son désespoir, le féroce dramaturge s’est rabattu sur le théâtre forain du Luxembourg; il a fait frissonner aux sanglantes péripéties de son drame l’élite des moutards du voisinage; il a fait couler les larmes des jolies brocheuses, des sensibles blanchisseuses. Il connaît les secrets de coulisse, la vie privée et scandaleuse des actrices et des acteurs, tout le monde étrange et bigarré d’outre-toile. Les émotions de la scène, il les achèterait au prix de son sang. Romain, il eût crié plus haut que tous les autres: panem et circenses! En attendant, il se mêle parfois à ces autres romains, qui manifestent pour l’art un enthousiasme peu désintéressé. Gall et Spurzheim ont-ils créé une bosse pour la manie du théâtre? Je l’ignore; mais si la phrénologie est une vérité, cette bosse doit toujours se trouver chez le compositeur. Il a ordinairement pour ami un acteur qu’il tutoie devant le monde. Rarement les billets de faveur lui manquent, et, lorsqu’il est parvenu à avoir ses entrées, son bonheur est au comble. Dans ce cas il s’attache à une figurante ou à une actrice qui partage avec lui sa gloire, ses 800 francs d’appointements, et son amour.

Nous venons de prononcer un mot qui nous appelle sur un terrain délicat et scabreux. Comment le compositeur traverse-t-il le désert de la vie? En d’autres termes, quelles sont ses relations avec le beau sexe? Pour l’amour, le compositeur est le rival de l’étudiant. Il partage avec lui les faveurs de cette adorable grisette qu’on trompe toujours et qui pardonne toujours. Mais il y a cette différence que l’étudiant est un despote orgueilleux et brutal, tandis que le compositeur est un amant tendre et dévoué. Quoiqu’il s’astreigne rarement aux formalités d’un mariage en règle, il est prodigue de sentiment et sait être fidèle. On en a vu conserver la même passion des mois entiers! Le dimanche, vous le trouverez sous les voluptueux ombrages de la Chaumière ou dans les autres guinguettes de la barrière. Mais ce sont ces derniers endroits que le compositeur affectionne. Là les frais sont modiques et ne dépassent pas ses moyens. Là il se dilate, il trône, il est chez lui. Il écrase de son luxe, de son élégance, de sa prodigalité les ouvriers endimanchés. L’indifférence, la cruauté fondent à l’éclat de sa toilette comme la neige devant le soleil. Heures bénies, heures exaltées et fiévreuses où l’on oublie tout, travaux, chagrins, esclavage, misère! où l’on vit en une minute des jours, des mois, des années, tout ensemble et tout à la fois! On se croit riche et on l’est, car on n’a rien à envier aux riches. Des lustres? En voici. De belles femmes? Regardez. Dans vos salons aristocratiques en trouverez-vous facilement d’aussi suaves, d’aussi naturellement jolies? De la musique? Écoutez. Cet orchestre n’est-il pas joyeux comme celui de Musard, et cette fanfare du piston ne semble-t-elle pas un incessant appel d’amour, un signal de délire et de transport?

Il est une variété de compositeurs dont les mœurs sont tout à fait différentes: immobiles comme des termes devant leurs casses, ils éloignent jusqu’à l’ombre de la dissipation; ils vivent de peu; et leur ardeur pour la besogne leur a fait donner le nom d’ogres par leurs confrères, qui les méprisent. Ils font en sorte d’obtenir des places avantageuses, telles que celles de metteurs en page, hommes de conscience, correcteurs, protes, etc. Au bout d’un certain temps, si à leurs épargnes ils peuvent ajouter quelque petit héritage, ils achètent un brevet, deviennent maîtres imprimeurs, et prennent un ton arrogant vis-à-vis de leurs anciens camarades. Ceux qui n’ont pas de quoi acheter un brevet, organisent un atelier de composition et se couvrent du nom d’un imprimeur breveté. On les appelle imprimeurs-marrons. Ils font le plus grand tort à la profession, parce que, pour attirer à eux les éditeurs et les ouvrages, ils travaillent à bien meilleur compte, et en conséquence sont obligés de réduire les salaires, spéculant ainsi, par une espèce de pacte de famine, sur la misère de l’ouvrier, qu’ils mettent dans l’alternative de manquer de besogne ou de travailler à vil prix. C’est de leurs officines que sortent, à la honte générale, ces éditions où les fautes pullulent et grouillent comme une vermine, ces textes hideux et mutilés qui dégoûtent le lecteur, et qui mécontentent l’œil même de leur père.

La variété ci-dessus ne compte qu’une très-petite fraction d’individus; les autres compositeurs se fourvoient dans des voies diverses. La typographie est l’antichambre de la littérature. A force de reproduire les ouvrages d’autrui, quelques-uns s’avisent d’en composer eux-mêmes de semblables et d’enjamber la barrière qui les sépare des auteurs. C’est en copiant de la musique que Jean-Jacques devint musicien; c’est en transcrivant des pièces de théâtre que M. Alexandre Dumas s’est fait dramaturge, et s’est mis dans le cas de ne plus exercer son premier métier qu’en faveur des princes et des princesses. Si beaucoup de compositeurs font des articles pour de petits journaux qui ne les paient pas, si d’autres ne parviennent à débuter ou à se faire jouer qu’à Bobino et au théâtre Lazary, s’ils encombrent de leur suffisante et prétentieuse médiocrité les avenues inférieures de la littérature, quelques-uns, véritables hommes de talent, parviennent au travers de mille obstacles à conquérir une réputation méritée. Sans remonter aux époques antérieures qui nous offriraient des exemples honorables, un grand nombre de nos illustrations artistiques et littéraires appartiennent aux compositeurs. C’est de leur sein qu’est sorti le roi de la chanson, le divin Béranger. Le compositeur use sa vie à espérer; il est toujours à la veille d’échanger sa poétique misère contre une position éclatante; cependant ses habits l’abandonnent à la longue comme des amis infidèles, et ses bottes finissent par se crever. Ceux qui n’ont pas l’esprit ou la chance d’arriver à quelque chose perdent leur fol espoir, s’encroûtent, se pétrifient, roulent d’imprimerie en imprimerie, et vivent misérables, jusqu’à ce qu’ils entrent tout courbés sous la porte hospitalière de Bicêtre, asile des vieillards indigents.

Le rideau vient de tomber, notre héros a quitté la scène. Il s’est bravement montré dans les divers rôles du drame ou plutôt de la comédie qu’il joue en ce monde. On l’a vu sous toutes les faces: tantôt blaguant à son atelier, frondant les choses et les hommes du jour, tantôt nageant dans la joie et le vin; d’autres fois triste, morose, poursuivi par des loups sous la forme de créanciers. Ces alternatives sont fréquentes à cause de l’instabilité du travail. Pour donner un bon coup d’épaule à la composition, il ne faudrait rien moins qu’un incendie des principales bibliothèques de Paris, mais loin de là! Non content du tort que font à cette profession le clichage et le polytipage, on invente encore de détestables machines qui vont reproduire sans caractères et sans compositeurs les ouvrages des quinzième et seizième siècles, les éditions Wendelines, Manutiennes, Elzeviriennes, etc. Le compositeur regarde avec terreur la librairie qui agonise... La littérature menace de s’absorber dans le journalisme qui envahit tout pour tout étouffer. Déjà les nouvelles remplacent les romans; le drame lui-même a quitté ses larges proportions pour se réduire en un acte. Notre génération pressée de jouir fatigue la terre de l’intelligence et s’inquiète peu de ce qu’elle laissera après elle. Plus d’in-folio, plus de longs ouvrages, plus d’éditions monumentales: des analyses, des résumés, des éditions-diamants. On concentre dans un flacon imperceptible le parfum de mille roses; on réduit des livres d’amandes amères en deux ou trois gouttes d’acide hydrocyanique. Il n’est pas d’entreprises qu’on n’ait tentées pour rogner les profits déjà si exigus des compositeurs. D’ingénieux industriels n’ont-ils pas essayé de faire faire la composition par de jeunes enfants et par des femmes, réduisant ainsi le travail typographique à une opération purement manuelle et mécanique.

Enfant d’une race malheureuse et sacrifiée, poëte de la borne, tribun du carrefour, obscur dispensateur de la lumière, esclave de la pensée des autres, va, montre encore sur le pavé de nos rues ta blouse emblématique! Étale ta misère comme un reproche à la face du siècle! Aplatis-toi sur les œuvres parfumées ou nauséabondes de tes pachas littéraires! Allons, fils de Guttemberg, lève la tête et prends courage. Voici, voici le règne des capacités et de l’intelligence! Euge! macte animo! L’or va descendre dans ton creuset! La roue qui tourne sans cesse va te prendre et t’enlever! Demain on va ouvrir une issue à ton eau qui se putréfie! Demain tu marcheras libre et fier. En attendant, continue à lever des lettres, à manipuler la pensée des autres en comprimant la tienne, à boire du vin blanc, à faire des dettes, à danser aux barrières, et tâche de goûter au sein de ta philosophique incurie le repos et la tranquillité que je te souhaite!

Jules Ladimir.


LE SPORTSMAN PARISIEN
Agrandir

LE SPORTSMAN PARISIEN.

~~~~~~~~

On disait autrefois: Le Français né malin créa le vaudeville; je propose de reformer cet adage en disant: le Français né Français créa l’anglomanie: si cette vérité notoire et ce fait patent pouvaient être mis en discussion, le titre seul de cet article en serait la démonstration la plus convaincante? Nous voudrions esquisser un type, l’analyser, le nuancer même; il est destiné à une collection éminemment française, et sous quel titre le présentons-nous à nos lecteurs français; sous un titre tellement anglais qu’il est composé d’un adjectif welsche et d’un substantif d’origine saxonne, sorte de contraction grammaticale ou logomachie qui ne saurait appartenir qu’à la langue de Shakespeare et de Milton. Et pourtant quel lecteur ne devinera pas la chose dont nous allons parler et que nous voulons peindre? Qui demandera si le sportsman est une profession inconnue que le livre de M. Curmer va nous révéler: on aurait de la peine à trouver un Français assez béotien pour demander si notre héros est un surveillant aux écorces d’orange des Funambules ou une nouvelle édition du fabricant de cigarettes en papier de réglisse.

La France est certainement le pays du patriotisme, mais ce patriotisme nous permet de ne jamais rester français: sous la république et le directoire, nous étions Grecs et Romains; les femmes portaient des chlamydes à méandres, et nous avions des courses olympiques; toutes les proclamations unissaient par des prosopopées en l’honneur de Léonidas ou de Phylopœmen; et dans les fêtes publiques on nous montrait des vieillards couronnés de feuilles de chêne, et chantant en chœur des odes d’Horace bien ou mal traduites. Sous la restauration nous sommes devenus néo-Grecs. Jamais héros français a-t-il fait battre les cœurs de nos femmes à l’égal du brave Canaris? La bataille de Waterloo nous a-t-elle fait répandre autant de larmes que les désastres de Missolonghi? Je le demande et j’en réfère à la notoriété publique. Toutes ces belles générosités nous ont coûté l’entretien d’une expédition de vingt-quatre mille hommes, grâce à laquelle nous jouissons du privilége d’être rançonnés avec prédilection quand nous visitons les champs de Sparte ou les vestiges d’Argos. Depuis 1830, nous avons prodigué les trésors de nos sympathies, aux Belges, Polonais, Italiens, Lusitaniens, Espagnols, Mexicains et Canadiens, et il est certain que pendant ces neuf dernières années, nous n’avons pas été plus Français que sous la république ou sous l’empire et la restauration. Mais de toutes nos sympathies exotiques, une seule est durable et profondément enracinée parmi nous: c’est l’anglomanie. Nous pouvons voir de nos jours que le style antique est descendu dans la tombe avec M. David: être philhellène n’est plus une profession libérale, et sympathiser avec la Belgique et le Canada, n’est déjà plus de si bon goût.

J’arrive à la monographie du sportsman; mais avant de porter la main sur cette arche sainte, il est bon de s’arrêter un instant. Le cadre dans lequel on m’a circonscrit est bien étroit, mais le beau titre de sportsman n’en est pas moins un symbole de l’infini: le sportsman n’est-il pas de tous les âges, de tous les sexes et de toutes les conditions? N’offre-t-il pas autant de variétés que la race des quadrumanes depuis les orangs jusqu’aux ouistitis? N’avons-nous pas le sportsman à cheval, le sportsman à pied, le sportsman riche, le sportsman ruiné et même le sportsman qui n’a jamais eu rien à perdre? Qu’est-ce que le jeune duc et pair qui possède un haras et l’attelage le plus irréprochable de Paris? Un sportsman. La fraction d’un agent de change qui va se promener au bois sur une haridelle qui a traîné son cabriolet pendant toute la semaine, le clerc du notaire, et le commis marchand qui vont équiter à Romainville ou à Montmorency, ne sont-ils pas des sportsmen? La jeune vicomtesse tout exquise et dont la tenue à cheval est d’une si délicieuse hardiesse est encore un sportsman femelle. Sportsman est aussi la demoiselle entretenue qui galope à tort et à travers sur un locatis; et que l’on n’aille pas croire que cette énumération contienne le sommaire de l’innombrable tribu des sportsmen: nous les retrouvons jusqu’au tir aux pigeons, et même en deux classes, savoir: le sportsman qui tire et le sportsman qui regarde tirer. Nous rencontrons les sportsmen à l’école de natation, dans les salles d’armes, au tir du pistolet, à la joute des coqs chez M. Tourel, et jusqu’à la petite Villette où l’on fait militer des cochons d’Inde.

Mais comme un traité complet et raisonné de toutes les variétés de l’espèce nous conduirait à composer un ouvrage aussi volumineux que l’Histoire naturelle de M. de Buffon, on va se borner à la monographie du sportsman original et complet, qu’on pourra considérer comme l’archétype de l’espèce.

Le sportsman ne s’embarrasse pas d’être gentilhomme, il est gentleman, et c’est beaucoup plus dire, à son avis. Il a hérité de M. son père, ancien négociant, d’une trentaine de mille livres de rente qu’il mange honorablement en avoine, en paille, en éponges et en étrilles. Il a changé son nom de Corniquet ou de Grosbedon, pour un nom de terre; mais, par un sentiment de saine philosophie, de simplicité modeste et d’équité qui fait beaucoup d’honneur à son caractère, il s’est abstenu de prendre le titre et d’arborer la couronne de comte. Son abord est froid et cérémonieux, quoique assez poli: par une faiblesse qu’on rencontre assez généralement chez les grands hommes et qui lui est commune avec Louis XIV et Napoléon, il cherche à produire une impression profonde sur les gens qu’il voit pour la première fois. Le grand roi et l’empereur arrivaient à leur but, l’un en déployant une majesté toute royale, l’autre en affectant une brusquerie qui n’était pas toujours dépourvue de grâce et d’aménité. Le sportsman atteint le sien par une simplicité charmante. Ainsi donc à votre première entrevue, vous lui demandez des nouvelles de son ami, ce pauvre M. Fleury d’Arbois qui vient de se casser les deux jambes en tombant de cheval.—Ce n’est rien pour l’homme, répond le sportsman de sa voix lente et anglaisée, j’ai eu la cuisse droite et la jambe gauche toutes brisées dans une chasse du Leiceister-Shire.—Mais vous conviendrez, monsieur, que s’il a, comme on dit, deux énormes trous à la tête, il peut y avoir du danger.—Cela peut être dangereux: en tombant avec Little-Boby dans une chasse du duc de Buccleugh, nous nous sommes ouvert le crâne, tous les deux, et me voilà! mais ce pauvre Boby en est mort!!! Si vous n’êtes pas frappé d’admiration pour un si beau stoïcisme, c’est que vous n’avez pas en vous le moindre germe du sporting-character.

Le sportsman en question n’est plus de la première jeunesse; sa mise est simple et pourtant de la plus grande recherche. Son linge est toujours d’une aussi entière blancheur que les organdis de M. Planard. Ses bottes sont toujours satinées et lustrées par un vernis fulgurant. Jamais il n’a adopté les cravates longues ni quitté les cols de chemise; ses pantalons, scrupuleusement collants, annoncent une jambe sensiblement arquée, et semblent accuser une longue habitude du cheval. Il est revêtu d’un newmarket vert foncé, lequel est d’une coupe irréprochable, et lequel est illustré par des boutons au timbre du jockey-club. Il porte, suspendue à une énorme chaîne d’acier, une montre, véritable chronomètre à seconde indépendante, qui lui permet d’apprécier avec une rigueur astronomique la vitesse des chevaux de course, et d’apporter la ponctualité la plus minutieuse dans toutes les prescriptions de l’hippiatrique. C’est que le sportsman est essentiellement un homme d’ordre et d’économie; sa frugalité est aussi supérieure à celle des anciens Lacédémoniens que notre grand Paris est au-dessus de la ville de Lycurgue (c’est bien entendu, sous le rapport de l’étendue superficielle et de la subtilité dans les larcins). Ainsi, vous le voyez, pour se faire maigrir de quelques livres, avaler avec une résignation surhumaine les aposèmes les plus acerbes et les préparations les plus révoltantes. Pour soulager son individu d’un abdomen un peu trop saillant, ou d’une cuisse un peu trop charnue, vous le verrez pendant quinze jours ne manger que de la salade, ne boire que de l’infusion de bourrache, et faire deux fois par jour la route de Paris à Saint-Cloud, couvert de flanelle, et par un dévorant soleil d’août. Qu’on n’aille pas croire qu’il soit insensible aux plaisirs gastronomiques, aux doux charmes d’un vin de bon crû; invitez-le après une chasse, à un repas de gentleman; vous le verrez manger avec un appétit féroce, en buvant comme un Silènes; et puis il quittera la table d’un pied ferme, y laissant au-dessous de lui tous ses compagnons endormis. C’est qu’il s’est imposé la loi de ne jamais sortir du flegme qui lui a fait improviser cette réponse en style laconien. Une belle dame lui demandait, au retour d’un steeple-chase, si l’un des gentlemen-riders, mortellement blessé dans une chute, était déjà mort: «No,» répondit-il. C’est cet air de sang-froid permanent qui lui donne l’apparence de l’égoïsme, et qui marque la supériorité du sportsman pur insulaire; c’est à cette inaltérable sérénité qu’il doit de n’engager son argent dans les paris qu’avec une parfaite connaissance de cause, et de rendre cinq yards au chasseur le plus consommé pour le tir aux pigeons; ce dont il augmente infailliblement son revenu de cinq à six cents louis par an. Le sportsman, comme tout homme spécial, est d’une conversation très-monotone (lorsqu’il consent à parler toutefois). Je ne sais quel auteur anglais a dit qu’il ne connaissait rien de plus ennuyeux qu’un sportsman, à moins que ce ne fussent deux sportsmen. Mortellement taciturne lorsqu’il se trouve dans une société étrangère aux améliorations de la race chevaline, le sportsman devient d’une intarissable loquacité lorsqu’il rencontre un autre homme aussi spécial que lui: leur conversation roule exclusivement sur les favoris du Darby et surtout sur le stud book. C’est que la superstition du pur sang est pour lui plus qu’un axiome, un théorème incontestable: c’est une religion, un fanatisme, un fétichisme! Il la proclame, il la soutient avec une égale énergie pour ses chevaux, ses bull-dogs, ses coqs de combat, ses lévriers et ses pigeons pattus. Il en soutiendrait la suprématie, fût-il en rivalité avec une altesse royale, fût-il dans la boîte à clous de Régulus, ou sur le gril de Guatimozin! Ne croyez pas que nous nous présentions ici comme adversaires des chevaux de pur sang, et que nous ayons intention de proposer, comme je ne sais quel grand journal, de remplacer les courses de chevaux par des courses d’ânes, ces dernières devant fournir des résultats beaucoup plus philanthropiques et plus avantageux à l’industrie de notre pays; tout ce que nous voulons établir, c’est que la question de la prééminence du pur sang est la seule chose sur laquelle un sportsman ne puisse raisonner avec son calme habituel. Il vous permettra d’être républicain, saint-simonien, fouriériste: de mépriser la charte constitutionnelle, de traiter Louis XIV de charlatan, et Racine de polisson; il vous passera de regarder l’obélisque de Luxor ou Louqsor, si vous l’aimez mieux, comme un tuyau de machine à vapeur; et même il vous laissera dire que les pavés d’asphalte sont une sottise un peu trop dispendieuse pour être excusable; mais de grâce, n’allez pas lui parler d’un cheval sans généalogie, et ne lui dites pas qu’il pourrait offrir les mêmes qualités qu’une bête pur sang, un descendant d’Arabian Godolphin: vous le verrez s’emporter, rugir, écumer: et personne n’ignore combien est terrible la colère des gens habituellement placides. J’oublie de citer un autre sujet sur lequel un sportsman ne souffre jamais la discussion: c’est la supériorité de l’école anglaise sur l’école française. Il affecte le plus profond mépris pour tout ce qui est écuyer, exercices de manège, et prétend que, sauf M. le marquis Ou....., il aimerait mieux confier un cheval au dernier courtaud de boutique qu’au premier écuyer de la France et de la Navarre, en y joignant la Corse et l’Algérie par-dessus le marché. Sur tout autre sujet, le sportsman est de la plus parfaite indifférence, je pourrais dire de la nullité la plus complète: et je n’en serais pas démenti. En littérature, il croit encore aux classiques et aux romantiques; la musique lui est ce qu’il appelle insipide, et quant à ce qui regarde la politique, ses idées, fort peu distinctes d’ailleurs, ont une légère tendance aristocratique, attendu qu’il a visité l’Angleterre, et que les meilleurs chevaux qu’il ait jamais connus étaient possédés par des noblemen, ou tout au moins des gentlemen: c’est la seule observation qu’il ait rapportée de ce pays-là. Il n’a jamais pardonné au général Lafayette sa préférence exclusive ou son engouement pour les chevaux blancs; il pencherait assez volontiers du côté d’une forme de gouvernement despotique qui supprimerait la garde nationale, parce qu’un de ses chevaux a reçu une atteinte dans les rangs de la milice citoyenne; mais il n’en accorde pas moins l’honneur de son estime à M. le duc d’.... depuis qu’il en a reçu une garniture de boutons de chasse en bronze argenté. Pour compléter cette esquisse morale du sportsman français, nous dirons aussi qu’avec toutes les apparences de l’égoïsme, il est au fond très-humain, serviable, assez reconnaissant des services qu’on lui a rendus, et très-susceptible d’attachement pour les hommes, et principalement pour les bêtes. Il a nourri dans la plus molle oisiveté jusqu’à la fin de ses jours Counter-Port, son premier cheval, mort à l’âge de vingt-quatre ans, de vétusté non moins que de vieillesse. Nous voici parvenus aux linéaments les plus délicats de notre portrait, et les détails vont manquer à l’historien. Vu l’insuffisance des documents, il va présenter sous la forme du doute ce qu’il a cru voir des rapports du sportsman avec la plus aimable partie du genre humain. Jamais le sportsman, homme de continence et de convenance, ne s’est affiché avec des femmes suspectes ou décriées; jamais aussi il n’a couru les salons et la haute, comme on dit au club. Tout tendrait donc à nous faire croire que le sportsman est destiné à mourir dans le même état de pureté que le chevalier Newton, seule analogie qui doive jamais exister entre lui et l’illustre auteur du binôme. Il y a pourtant des gens bien informés qui soutiennent que, depuis la première jeunesse de cet homme impassible, il entretient la même passion pour une femme de condition mitoyenne avec laquelle il a l’air de se conduire à peu près maritalement, sans qu’il existe aucun dérivé connu de cette conjugaison. Ce qui peut faire admettre cette supposition téméraire, c’est que tous les jours, et très-exactement, il quitte le club après son dîner vers sept heures et demie, pour n’y revenir que vers onze heures du soir, et que pendant tout cet intervalle on n’a pu l’apercevoir en aucun lieu de la ville de Paris où l’on rencontre infailliblement tous ceux qui se promènent incognito. Ces gens bien informés ne manquent pas de citer à son sujet une historiette assez excentrique; mais c’est l’unique velléité de galanterie qu’ils aient à lui reprocher. Il paraît qu’il s’était épris de passion pour une de ces charmantes femmes qui fourmillent dans tout Paris, laquelle personne était ou se faisait passer pour Espagnole. On entendait continuellement notre ami chanter avec frénésie, et à l’éternelle gloire de M. de Musset, cette romance alors en vogue:

Avez-vous vu dans Barcelone
Une Andalouse au sein bruni?

Malgré cette touchante application, l’Andalouse lui tenait, comme on dit vulgairement, la dragée haute; mais elle finit par lui avouer qu’elle mourait d’envie d’avoir une parure de tourmalines qui se trouvait chez Meller, et qu’elle lui désigna de manière à ce qu’il ne pût s’y tromper. Or, la parure devait coûter dix mille francs, et il avait sur-le-champ besoin de cette somme pour faire venir de Londres le fameux Saturnus, la perle des écuries de Tatersall. En outre, il fallait se hâter, car ledit Saturnus pouvait lui être enlevé par lord S..., ou par tout autre riche amateur. Grande était sa perplexité! Il fallait, ou retourner chez l’Andalouse avec l’écrin, ou n’y pas retourner du tout. C’est le parti qu’il prit, et le jour suivant, il donna l’ordre d’acheter Saturnus, qu’on peut voir encore aujourd’hui dans son écurie modèle. Pour ce qui regarde les habitudes et la vie matérielle du sportsman, il habite une rue voisine des Champs-Élysées, prétendant avec raison que la traversée de Paris abîme les chevaux de selle: il se lève tous les jours à huit heures, il se couche entre une et deux heures du matin; jamais il ne fréquente les bals masqués, il ne va presque jamais au spectacle; vous le trouverez quotidiennement au bois de Boulogne entre deux et cinq heures, quand il n’est pas aux chasses de l’union ou de M. le duc d’.... Là, il fatigue d’ordinaire deux chevaux (qui l’attendent à la porte Dauphine) en leur faisant faire à chacun un tour de bois, et les lançant par-dessus tous les obstacles de la porte d’Auteuil, le chenil, c’est-à-dire le double fossé et la double barre (excepté toutefois la barre Potocki, bien entendu).

Pour qu’on ne puisse pas nous accuser d’avoir peint les sportsmen à leur désavantage, nous allons montrer celui-ci dans toute sa gloire, c’est-à-dire dans son écurie. C’est là qu’il triomphe! Il est dans son écurie complétement beau, royal, épique! Figurez-vous une petite maison en briques, bien exposée au plein midi, à l’extrémité d’une cour vaste, aérée et soigneusement sablée, où une demi-douzaine de chiens, tant lévriers que danois, griffons, bulls-dogs et terriers, ont l’air de traîner une existence assez inutile. On vous ouvre une porte ornée d’un bouton de cuivre éclatant, et vous êtes dans le tabernacle hippiatrique. C’est là que le sportsman passe toutes ses matinées; aussi reconnaît-on partout l’œil du maître: les litières sont fraîches et soigneusement renouvelées, les stalles d’un bois de chêne bien poli; une paille blonde et consistante est suspendue dans les râteliers, une avoine sèche et farineuse circule dans les mangeoires. Voyez donc comme ils sont heureux et gracieux, les habitants de ce splendide logis! comme ils ont l’œil vif et brillant! voyez comme leur poil est fin, souple et poli! Peut-on blâmer un sportsman de passer une partie de son temps dans such a stall? Que l’on ne me parle plus de mameluck pleurant sur son coursier, comme du type de l’affection qui peut unir l’homme à la bête: l’amour du sportsman pour ses chevaux me semble aussi supérieur à celui de l’Arabe que l’attachement du pélican blanc pour ses petits qu’il nourrit de sa chair, l’est à celui du sarigue qui se contente de porter les siens dans sa poche velue. Le mameluck aurait-il inventé, comme l’a fait le sportsman, de faire conduire un cheval de course en voiture au lieu du rendez-vous, et de faire voyager avec lui un tonneau rempli de la même eau qu’il a coutume de boire? Mais continuons de visiter les écuries dont le maître fait les honneurs avec une prévenance si jubilatoire et si courtoise. Nous pouvons remarquer ses boxes garnis de bouches de chaleur moyennant lesquelles on peut procurer à des chevaux en condition la température la plus convenable; la sellerie, véritable musée équestre; les remises, immenses magasins où se trouvent réunis tous les chefs-d’œuvre de la carrosserie britannique. Pour tout cela, le sportsman éprouve un sentiment vif et profond qui participe de l’amour qu’un jeune homme ressent pour sa première maîtresse, et de la passion qui pousse un avare à mourir de faim sur un monceau d’or.

Terminons ce tableau de genre par une anecdote dans laquelle nous avons joué un certain rôle, et qui nous semble vérifier ce que nous avons avancé de l’attachement que le sportsman a pour ses chevaux.

Il y a un an à peu près je suivis une chasse assez brillante. Le cerf, lancé dans les bois de Versailles, alla se faire prendre auprès de Rambouillet; nous eûmes sept heures de chasse, et je revins de l’hallali avec notre sportsman, lui à pied, tenant son cheval par la bride, moi monté; car ayant un cheval de louage, et je le dis modestement, je me sentais fort peu disposé à épargner la fatigue de mon poids à cette vénale créature. Après une heure de marche, par une pluie battante, nous arrivâmes à la porte d’une auberge où je laissai mon cheval entre les mains d’un garçon d’écurie; et comme nous mourions de faim, je me chargeai de commander le dîner qui fut servi au bout d’une demi-heure. J’envoyai prévenir mon compagnon, que j’avais laissé pâle, exténué, harassé, bouchonnant son cheval avec un air de sollicitude exquise et d’agitation fébrile ou frénétique. Comme après un quart d’heure d’attente mon compagnon n’arrivait pas, et que je le savais d’ailleurs fort absolu dans ses résolutions, je me mis à table, je dînai bravement, et après un dessert un peu moins que modeste je m’endormis dans mon fauteuil. J’ignore combien de temps dura mon sommeil; mais il dut être assez long, car la chandelle qui m’éclairait était réduite au tiers de sa longueur primitive quand je fus réveillé par mon ami, qui entrait avec fracas dans la chambre. Sa marche était alerte, sa figure était rayonnante de satisfaction; il me prit les mains avec un air d’expansion surprenante en me disant: «Mon ami, mon bon ami!... (j’étais encore hébété par le sommeil et stupéfait par cet accès inaccoutumé d’affection cordiale) Coroner a mangé l’avoine,» dit-il avec une voix chevrotante et en me regardant d’un œil humide.

A présent nous devons à nos lecteurs le portrait d’un de ces innombrables satellites qui gravitent autour de notre planète, en s’efforçant de mériter et d’obtenir le titre brillant de sportsman. Quel abîme entre les copies et le modèle! La lumière de Phébus diffère encore moins de celle de la pâle Phœbé, comme disaient les poëtes de l’empire. Quoi qu’il en soit, et malgré les scrupules de notre conscience, nous allons esquisser notre héros secondaire, à qui nous appliquerons ce que Voltaire disait des traductions qu’il appelait des revers de tapisseries. Le sportsman amateur est presque toujours pourvu de soixante à quatre-vingt mille livres de rentes; il est de noble famille; vous l’avez vu passer, et vous avez pu remarquer la considération, l’estime et la haute approbation dont il a l’air pénétré pour toute sa personne. Jusqu’à vingt-deux ans, il a vécu avec un cabriolet des plus simples et un cheval de selle, mangeant niaisement son pécule avec des actrices; mais, le beau jour où il a acquis une preuve irrécusable de l’infidélité de son infante, il s’est fait à peu près les réflexions suivantes: «Depuis deux ans je vis comme un bourgeois, un croquant; je ne fréquente que des femmes indignes de moi (traduisez: qui se moquent de moi); décidément je me réforme. Je veux me voir cité dans tout Paris de la manière la plus honorable: aimer les chevaux est tout à fait une passion de grand seigneur, et j’ai toujours senti que j’étais né pour être sportsman.»

Huit jours après avoir fait ces réflexions, notre jeune homme a pris un maître d’anglais, et il s’est formé une sorte de dialecte à lui, une langue tout à fait hippiatrique; il applique à toutes les petites femmes le nom de ponette; il parle du poitrail de madame Z, et de la crinière de mademoiselle R, tout comme s’il parlait de Miss Annette. Ce peu de temps lui a suffi pour s’impatroniser chez les marchands de chevaux, et de plus il est devenu un adepte forcené de la religion du pur sang. Il trône en potentat dans les écuries de Crémieux ou de Bénédict: là, il adopte, il accueille, il accepte sérieusement les éloges que lui adressent les maquignons sur ses connaissances hippiatriques. Il pense souvent à la reconnaissance que doit lui inspirer la manière dont il encourage et fait prospérer le commerce des chevaux. C’est lui qui a répondu à un de ses amis, qui lui faisait remarquer combien son dernier cheval était poussif: Ceci n’est pas possible, ***[15] a trop de considération pour moi. Le voilà donc improvisé connaisseur; et mettant tout son plaisir à vendre, acheter et brocanter; à ne conserver jamais pendant plus d’un mois le même cheval, parvenant toujours à faire reprendre pour vingt-cinq louis l’excellent coursier qui lui a coûté 3,000 francs. Malgré toutes ses mésaventures, il n’en dit pas moins incessamment qu’il est en possession du premier trotteur de Paris; il vous dira que c’est un cheval de chasse qui peut sauter six pieds.... De la figure un peu chevaleresque du vrai sportsman il a fait un je ne sais quoi de burlesque et d’exhilarant qui révèle toute l’impuissance de l’homme à changer sa nature et à masquer son caractère. Ainsi, qu’on lui propose un pari sortable, vous le verrez réfléchir avec une profondeur digne de Descartes et de Galilée, refuser décidément, et pour accepter ensuite les chances d’une autre gageure extravagante. C’est ainsi qu’il parodie cette sagacité instinctive qui distingue le véritable sportsman. Autre travers: frappé du stoïcisme avec lequel celui-ci raconte ses désastres, frappé surtout de la profonde impression qu’il produit sur ses auditeurs, il cherche à rivaliser de catastrophes et d’impassibilité laconique avec son modèle et son rival. Il ne vous parlera jamais d’une chasse ou d’une course dans laquelle il n’ait pas éprouvé plusieurs malencontres, et tout son corps devrait en être couvert de cicatrices. Mais à force de malheurs il a rendu la compassion tout à fait impossible, et ses amis lui disent alors: «Allons donc, marquis, allons donc!...» Il a vidé jusqu’à la lie la coupe de l’infortune, car au jockey-club la mauvaise réputation de son écurie est tellement établie qu’aucun homme expérimenté ne voudrait parier pour un des chevaux du marquis, sans exiger 10 contre 1; il n’a jamais gagné qu’une seule course, et c’était un jour où son cheval se trouvait sans concurrents. Tout le monde sait l’unique encouragement qu’il ait reçu dans un gentlemen riders dont il s’était ingénié de faire partie. Il était rayonnant, sublime, au départ; jamais pareil jockey n’avait relui sous le soleil; à la fin du premier tour, en repassant devant les tribunes, un honnête spectateur le voyant distancé, et se trouvant saisi de compassion pour son pauvre cheval qu’il roulait avec rage, lui cria en manière d’applaudissement: «Ne vous pressez donc pas, monsieur, vous avez bien le temps.» Comme on peut le présumer, notre sportsman arriva le dernier, quoique son cheval fût un des premiers coureurs des trois royaumes.

Personne n’ignore la manière dont il a perdu son petit jockey Bill; mais ayant été témoin de l’événement, on trouvera bon que je le raconte avec plus de véracité que ne l’ont fait les journaux du palais et le Moniteur des Halles. J’étais allé par un beau matin printanier chez le marquis de C. Je le trouvai en proie au plus furieux accès de misanthropie. Je m’informai avec anxiété de la cause de cette affection mélancolique. Tu sais bien, me dit-il, Atar-Gull, ce superbe cheval bai-brun que tout le monde m’envie, et que j’avais engagé pour courir demain au Champ-de-Mars; tu sais bien aussi avec quel soin je le faisais entraîner et comme il est admirablement in condition? eh bien, mon cher, je suis obligé de renoncer au prix, mon jockey vient de crever comme un mousquet! Comme je tenais à Bill, le roi des jockeys, suivant moi, et que je conservais l’espérance de faire diminuer son excédant de poids qui n’était que de dix livres et demie, j’ai d’abord commencé par le faire purger trois ou quatre jours de suite, et puis je l’ai tenu pendant trois semaines emmaillotté dans sept ou huit couvertures de laine, en lui faisant boire une demi-pinte d’eau-de-vie par jour; j’employai tous les sudorifiques connus, et je crois que j’en inventai même; Bill, qui jusqu’ici avait supporté merveilleusement bien toutes ces choses-là, n’a pu résister pour cette fois-ci........ Notre héros se leva brusquement, et se promenant à grands pas dans sa chambre gothique (la chambre à coucher d’un élégant sportsman est toujours du style le plus gothique), il reprit bientôt: Je n’avais pourtant rien négligé, pour qu’il ne diminuât que d’une demi-livre par jour, ce qui faisait mon affaire et n’était pas trop exiger; car enfin j’avais expérimenté la prodigieuse bonté de sa constitution et je ne craignais pas que ce régime le rendit malade; mais il faut que le drôle ait avalé la tranche de mouton rôti qu’on lui présentait chaque matin, et dont il ne devait que sucer le jus, suivant nos conventions: c’est sa gloutonnerie qui l’aura tué, et toujours est-il qu’il est mort d’indigestion, à ce que je suppose.—Je ne pus m’empêcher d’excuser ce malheureux garçon.—Voilà bien ta philanthropie malentendue, reprit le marquis, périssent mille fois tous les Bills, tous les jockeys français et anglais, pourvu qu’ils fassent gagner nos chevaux, à nous autres vrais sportsmen! nous ferons des pensions à leurs familles, s’ils en ont? Notre héros était beau d’exaltation en ce moment; il avait grandi de six pieds! Bill était mort et notre sportsman avait constitué une pension de 700 francs à sa grand’mère, à qui l’on eut de la peine à faire comprendre que Bill était son petit-fils, car elle ne le connaissait que sous le nom de François Guillard.

Une autre fois je le trouvai qui lisait une gazette anglaise et qui ruminait sur la nouvelle suivante: «Un vicaire du comté de Sussex avait égorgé le curé de sa paroisse avec le sang-froid le plus barbare. Ce jeune ecclésiastique passait pour aimer passionnément les chevaux, et l’on a découvert par les débats qu’il avait commis ce crime atroce uniquement pour se procurer l’argent nécessaire à l’achat d’un ouvrage en trois volumes in-folio, dont voici le titre:

Histoire de tous les chevaux qui ont remporté des prix aux courses en Angleterre, depuis leur établissement jusqu’à la présente année, avec leurs généalogies très-équitables et leurs portraits; on y a joint les noms des particuliers qui les montaient avec ceux des gentlemen à qui ils ont appartenu, et pour l’agrément et l’instruction des lecteurs, on y rend un compte exact de tous les paris pour ou contre.

«Sir John Bailey, juge of King’s bench et président des assises, a fait remarquer dans ses conclusions que la passion du clergé anglican pour l’hippiatrique avait été la source de soixante-sept condamnations infamantes pendant l’espace de sept ans.»

—Qu’est-ce que tu penses de ceci? demandai-je à notre anglomane.—Shocking, me répondit-il, my dear, very shocking, dreadfully shocking! et voilà tout ce qu’il en résulta dans son jugement.

On peut supposer aisément que la fatalité qui conduit le marquis à des résultats si déplorables ne manque pas de peser sur lui dans les autres exercices qui forment la base du sporting character. Ainsi donc il est subitement épris de passion pour la chasse, il improvise une meute dans une de ses terres, devient la terreur de ses voisins, et le fléau de ses métayers; il fait élever des renards pour se permettre le fox hunting; il nourrit des sangliers dans une de ses écuries.

Voici du reste une ou deux aventures de sa vénerie dont nous avons été les acteurs et les témoins. Je me trouvais à la campagne en automne et dans le voisinage de son château, il m’invita pour courir un renard: l’animal apporté sur une petite voiture, fut placé dans un fourré dont les chiens se rendirent bientôt les maîtres en violonnant comme des forcenés. Durant trois heures environ, nous galopâmes à leur suite et ils nous ramenèrent à l’endroit même d’où nous étions partis: là ils nous annoncèrent par le redoublement de leurs cris que l’hallali s’approchait. Le piqueur s’élance pour s’emparer de l’animal, mais le pauvre renard était déjà roide mort et froid comme une pierre, attendu que la frayeur ou la contrariété l’avaient fait succomber à une de ces attaques morbides appelées vulgairement paralysies. Il n’avait pas bougé de dessus la motte de terre où il avait été posé, et nous, nous avions suivi au galop une belette, une fouine, un blaireau, que sais-je? Un autre jour on avait lâché pour nous complaire un de ces sangliers si soigneusement élevés pour nos plaisirs. Les chiens accoutumés à son fumet et à la placidité de son caractère, ne se décidèrent à le chasser que lorsqu’ils en furent sommés à grands coups de fouet: la chasse s’entama enfin, mais ce fut tant bien que mal: il faisait le même jour une chaleur dévorante, et nous suivîmes pendant une heure à peu près, la voix de la meute. Tout à coup un silence profond et solennel succéda aux cris des chiens: meute et sanglier, tout était disparu, tout semblait tomber dans un abîme, et l’on aurait dit que la terre avait englouti les chiens et le gibier: après une recherche scrupuleuse nous trouvâmes le mot de cette énigme; les chiens et le sanglier buvaient amicalement à la même mare, et la plus parfaite intimité régnait entre eux. Le sanglier domestique fut ramené dans ses lares, et puis on l’égorgea comme un vil pourceau qu’il était; on rossa vigoureusement les chiens et ils ne dînèrent que le lendemain: voilà la moralité de l’anecdote. On peut juger par ces deux aventures combien notre ami et sa meute sont dignes de figurer en première ligne dans l’institution des louvetiers; société établie, comme chacun sait, pour la conservation, si ce n’est pour l’amélioration de la race des loups, à qui des louvetiers de notre connaissance font tous les ans le sacrifice de quelques vieilles vaches et de plusieurs ânes, afin qu’ils ne soient pas tentés d’abandonner l’arrondissement. Notre héros continue jusqu’à vingt-cinq ans le cours de ses désastres; à cette époque-là, sa fortune se trouvant dérangée par ses prodigalités, il se marie, réforme ses écuries, se prend de belle passion pour l’agriculture ou la musique, et finit à trente ans par être député de son département. Nous ne le suivrons pas dans sa carrière politique, nous nous contenterons de lui souhaiter plus de succès à la chambre qu’au Champ-de-Mars (deux arènes entre lesquelles nous n’avons l’intention d’établir aucune sorte de parité).

Les dernières courses de Paris nous ayant mis à portée d’observer certaines variétés du genre sportsman, nous croyons devoir en rendre compte aux souscripteurs de M. Curmer: la scène se passe au Champ-de-Mars et dans la tribune à droite.

Première variété du genre.—Le sportsman à pied. Il est représenté par un tout petit jeune homme ayant une cravache et des éperons. Il fume avec un aplomb soldatesque, et s’adressant indistinctement et familièrement à tous ses voisins:—Il est inouï, dit-il, il est inouï, ma parole, il est inouï qu’on se permette de faire attendre le public de cette manière-là. Ces messieurs du club (prononcez claoub) se croient tout permis, et encore pour nous faire voir des courses qui font pitié quand on a assisté à celles d’Epsom, de New-Market et d’Ascott... Enfin la cloche sonne et les membres du jockey-club se dirigent vers leur tribune. Le petit monsieur reprend en s’adressant avec confiance à son voisin qu’il ennuie profondément:—Regardez donc, je vous en prie, voyez donc la conformation de Margarita, comme elle s’embarque au galop; quelle bête! que de race, que de sang elle a! Le signal du départ est donné, le jockey du duc d’O..... reste en arrière; le jeune homme après un instant de silence répond à une dame qui s’étonne et s’afflige de ce que la casaque rouge est dépassée.....—C’est une tactique, madame, une tactique, une pure tactique; et si vous aviez vu autant de courses que moi, vous sauriez que rien n’est jamais décidé avant le dernier tournant. Regardez comme Margarita allonge, voilà qu’elle les rattrape, elle a la corde, elle a la corde! (avec la dernière suffisance.) Tout est fini maintenant, et les autres sont distancés; je l’avais bien dit.

Deuxième variété du genre.—Sportsman stupide. Un provincial en paletot noir avec des gants bleu de ciel. Il s’écrie au départ:—Oh! ah! oh! ah! au passage du premier tour, avec joie:—Mon Dieu, monsieur, que je voudrais bien savoir qui est-ce qui va gagner?.... A l’arrivée des coursiers, avec un air d’ivresse:—J’en suis bien content, et c’est bien joli des courses de chevaux dont tous les journaux de Paris parlent tant!!!

Troisième variété du genre.—Le sportsman politique. Un monsieur entre deux âges, habit vert, canne à pomme d’or et cachet armorié. Il se parle à lui-même en finissant de lire son programme:—Casaque rouge, toque bleue, Arabella, au duc d’O....., c’est-à-dire au duc de Ch...—Quelle rosse!... A la fin du premier tour Arabella tenant la tête, il murmure:—C’est probablement une jument qu’il aura fait venir d’Angleterre? Ces gens-là sont capables de tout!... A l’arrivée, Arabella étant ce qui s’appelle distancée, il s’écrie avec explosion:—Enfoncée, Arabella! enfoncée! Je l’aurais parié dès avant la course, et je ne donnerais pas cette satisfaction-là pour dix louis!... Le sportsman politique s’éloigne en se frottant les mains.

On trouverait peut-être que j’ai fait beaucoup d’honneur à ces trois variétés en les décorant du nom de sportsman; mais j’ai voulu prouver que le sporting character a gagné toutes les classes de la société française, ce qui ne laisse pas que d’être un sujet d’amour-propre et de satisfaction pour mes amis et pour moi.

Rodolphe d’Ornano,
membre du jockey-club.


Chargement de la publicité...