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Les Mystères du Louvre

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The Project Gutenberg eBook of Les Mystères du Louvre

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Title: Les Mystères du Louvre

Author: Octave Féré

Release date: April 14, 2012 [eBook #39449]

Language: French

Credits: Produced by Hélène de Mink and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MYSTÈRES DU LOUVRE ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

LES MYSTÈRES
DU LOUVRE

CORBEIL—TYP. ET STÉR. B. RENAUDET.

rempart

On avait réuni les deux tours du Louvre par un rempart...

Oui, les Mystères du Louvre, c'est-à-dire un écho des chroniques étranges écloses et comprimées entre les murailles sombres, sous les voûtes sinistres, dans les labyrinthes souterrains de ce vieux palais, dont la quadruple destination avait une terrible éloquence, lorsqu'il servait tout à la fois de séjour aux princes, de citadelle, de prison d'État et de coffre-fort royal.

Le temps n'a point passé impunément sur ces constructions menaçantes, que les hauts barons, les grands feudataires de la couronne ne regardaient qu'en tremblant.

Mais si son action s'était bornée à transformer l'aspect extérieur des choses, ce serait peu. Elle a eu d'autres conséquences: elle a fait justice des juridictions barbares, des dominations sans contrôle; elle a nivelé les rangs, rectifié les usurpations de renommée, apuré les comptes.

Bien des prestiges se sont dissipés, la vérité seule, éternelle, immuable, est demeurée, et tel orgueilleux monarque, que ses historiens gagés ont pu élever sur le pavois de leurs panégyriques imposteurs, est retombé décrié et meurtri pour ne plus se relever.

La lumière a pénétré par les fissures de l'édifice vermoulu, jusqu'aux fosses de cette tour de Philippe-Auguste, inaugurée par l'infortune de Philippe, comte de Flandre, que le roi français y ensevelit vivant, après l'avoir promené par les rues de Paris, attelé à son char triomphal.

Quelle épopée, quel drame que cette tour elle seule, servant aux rois d'alors à la garde de ce qu'ils avaient de plus précieux: leurs richesses et leurs victimes!

Quelle distance aussi de ce Louvre de Philippe-Auguste, de Charles V, de François Ier, de Louis XIII et de Louis XIV, au monument splendide et gigantesque qu'un règne nouveau vient d'achever, et qui n'est plus que la métropole des arts et des lettres, après avoir servi d'oubliettes et d'in pace à tant d'intelligences d'artistes et d'écrivains.

Que le lecteur veuille donc nous suivre un instant dans un rapide coup d'œil sur le passé. Les événements dramatiques que nous entreprenons de développer gagneront surtout dans son esprit, quand nous l'aurons initié aux localités qui en furent le théâtre. Nous serons affranchi pour le reste de notre livre des descriptions intempestives, et nous connaîtrons, lecteur et écrivain, le terrain sur lequel nous allons marcher de conserve.

C'est d'ailleurs une digression qui vaut bien une préface, car elle justifiera par avance le titre de cet ouvrage. Elle enseignera, en effet, plus d'une particularité, sinon ignorée, du moins peu connue, sauf des érudits, et donnera, dès le premier pas, le fil du labyrinthe où nous aurons à pousser de nombreuses reconnaissances.

Nous venons de parler des érudits, et, pour nous édifier dès le début, nous ouvrons leurs dissertations prolixes. Vanité des vanités! Nous n'en trouvons pas deux qui tombent d'accord sur l'origine du Louvre, ni même sur l'étymologie, sur la signification du nom.

Humble romancier, nous n'avons pas la prétention d'en remontrer à ces savants patentés; nous admettons donc l'hypothèse la plus vraisemblable, à savoir que ce palais, dont l'origine se perd dans la nuit des âges, fut d'abord un rendez-vous de chasse, une villa de plaisance, au milieu des bois et des marais qui couvraient primitivement cette rive de la Seine.

Les académiciens ni les professeurs n'ont pu déterminer si ce mot Louvre vient du latin lupus, lupara, à cause des loups qui infestaient ces lieux sauvages, ou de leower (on prononce loure), locution saxonne, qu'un ancien glossaire traduit par castellum, qui signifie forteresse; ou enfin de rouvre, roboretum, robur (forêt de chênes).

La première de ces opinions nous semble la plus plausible, car des lettres et ordonnances, datées de cette citadelle par les rois qui y demeuraient, portent cette mention: Apud LUPARAM prope Parisios (au Louvre près Paris).

Philippe-Auguste, sous le règne duquel Paris prenait un notable accroissement, et qui jugeait la position du Louvre favorable pour un établissement capable à la fois de défendre les abords de la ville et de protéger le roi contre les alertes venant de la ville même, acheta les terrains situés dans ce rayon, et appartenant en grande partie au monastère de Saint-Denis de la Chartre, à la seigneurie de l'évêque de Paris et du chapitre de Notre-Dame. Il indemnisa généreusement ces hauts propriétaires... aux dépens des Parisiens, et se mit à l'œuvre.

Son premier ouvrage fut une tour de trente et un mètres de hauteur, dont les murs, véritable construction romaine, en avaient quatre d'épaisseur. Des souterrains, suivant l'usage de l'époque, couraient sur ces masses énormes, formant des galeries et des cellules que l'on appelait les fosses, un titre sinistre trop bien justifié.

Autour de cette construction, on creusa un fossé pour rendre l'accès impossible autrement que par un pont-levis défendu par une poterne. Puis, de hautes murailles, en rapport avec la maçonnerie de la grosse tour, enfermèrent l'enceinte de la place d'armes, à peu près comme les ailes plus régulières ferment aujourd'hui la cour carrée.

Enfin, un nouveau fossé très profond, alimenté d'eau comme celui de l'intérieur, entoura ces remparts.

Philippe-Auguste avait la science et la passion des enceintes fortifiées.

Il travailla surtout avec amour à celles du Louvre, car elles devaient, nous l'avons déjà indiqué, servir à la garde de son épargne et de ses prisonniers.

L'infortuné Ferdinand, vaincu et pris à la bataille de Bouvines, en fit l'épreuve.

Mais combien d'autres princes après lui eurent le même sort! Que de douleurs étouffées sous les masses de pierre qui recouvraient les fosses!

Un chroniqueur nous a conservé dans ses vers gaulois la mémoire de la captivité du comte de Flandre, en le désignant sous le nom de Ferrans que lui donnait le peuple:

Li quens Ferrans liés et pris
En fu amenez à Paris,
Et maint autres barons de pris,
Qui puis ne virent leur pays.

Philippe-Auguste cependant, non plus que ses successeurs, jusqu'à Charles V, n'eurent pas leur résidence fixe dans le Louvre. Ces princes n'y demeuraient que par moments, particulièrement pour recevoir l'hommage de leurs vasseaux, car les tenanciers de la couronne relevaient de la tour du Louvre; c'est là qu'ils venaient humblement faire prestation de foi et d'hommage, et de là aussi l'effroi que leur causait cet édifice; en y entrant, tous n'étaient pas sûrs d'en sortir.

Mais négligeons les modifications accessoires apportées à l'œuvre de Philippe-Auguste par ses successeurs immédiats, pour arriver au règne de Charles V, l'un des plus importants pour ce palais.

Non seulement ce prince accrut notablement les bâtiments du Louvre, mais il les rendit assez logeables pour y établir sa demeure, et les léguer à ce titre aux monarques qui vinrent après lui.

En élargissant les remparts de Paris, il y comprit le Louvre. La grosse tour devint le milieu d'une enceinte de cent dix-huit mètres de long sur cent treize mètres de large, la longueur parallèle à la rivière. Cette enceinte, fermée d'un fossé qui tirait ses eaux de la Seine, contenait le château proprement dit, formé de quatre corps de logis, comme aujourd'hui, et partagé pour le surplus en cours et jardins. La place circonscrite entre ces quatre bâtiments, mesurait soixante-six mètres de long sur soixante-deux de large, et la grosse tour au milieu. Les bâtiments des quatre côtés, percés de fenêtres placées sans ordre extérieur, n'avaient de symétrie entre eux que celle de la grandeur. Ces fenêtres, dit un écrivain auquel nous empruntons ces détails[1], devaient être la plupart en ogive, de forme allongée et semblables à des meurtrières.

On se figurera aisément cet édifice, en se rappelant que dans l'architecture du moyen âge, chaque partie d'une construction était conçue et élevée indépendamment de ce qui l'entourait. Puis, suivant Sauval, les bâtiments du Louvre étaient comme hérissés de tours rondes, carrées et en fer à cheval. Le nom de quelques-unes a été conservé.

Il y avait celles du Fer-à-Cheval, des Porteaux, de Windal, situées sur le bord de la Seine; les tours de l'Étang, de l'Horloge, de l'Armoirie, de la Fauconnerie, de la Grand'Chapelle, de la Petite-Chapelle, la Tour où se met le roi quand on joute; puis encore la Tour de la Tournelle ou de la Grand'Chambre du Conseil, la tour de l'Écluse, la tour de l'Orgueil et celle de la Librairie.

Ce dernier nom rappelle que Charles V réunit au Louvre environ neuf cents volumes qui furent l'origine de la bibliothèque royale.

Du côté du nord, ce prince réunit la grosse tour au bâtiment par une galerie en pierre, étroite et élevée, franchissant le fossé dont nous avons parlé, lequel, revêtu de pierre, servait de vivier. Du côté opposé, se trouvait toujours le pont-levis, dont l'entrée s'abritait sous une arcade angulaire, surmontée d'une statue d'un mètre et demi représentant Charles V, son sceptre en main.

Enfin, ce monarque plaça à la façade extérieure du palais, sur la rivière, une horloge fort admirée; il fit garnir les croisées d'un treillis doré, pour empêcher l'entrée des pigeons dans les appartements. Il dota son palais favori d'une chapelle, d'appartements élégants, de salles de bain, d'un cabinet de joyaux. Ce luxe était prodigieux, comparé au mobilier existant sous Philippe-Auguste, et qui consistait principalement en gerbes de paille, que l'on envoyait rue du Fouarre, à l'Université, pour l'usage des écoliers, quand le roi quittait cette résidence.

L'empereur Charles IV étant venu à Paris, en 1373, fut reçu et fêté dans le palais de la Cité, nommé alors le Palais-Royal. Le lendemain de l'Épiphanie, le roi voulut montrer le Louvre à son visiteur. Celui-ci souffrant de la goutte, on le fit porter à la pointe de la Cité, et les deux souverains s'embarquèrent dans un bateau du roi, «fait comme une belle maison, dit Christine de Pisan, moult peint par dehors et par dedans. Le roy montra à l'empereur les beaux maçonnages qu'il avoit fait au Louvre édifier. L'empereur, son fils et ses barons moult bien y logea, et partout était le lieu moult bien paré. En salle dîna le roy, les barons avec lui, et l'empereur en sa chambre.»

Nous insistons sur cette période de l'histoire du Louvre, parce que ce palais prit alors l'aspect et la distribution qu'il offrait, à de légères modifications près, à l'époque où commencera la première partie de notre récit.

Avant Charles V, les bâtiments intérieurs n'avaient que deux étages; il les fit exaucer de deux autres, ce qui diminua la clarté et la salubrité de la cour. Le dedans de ces bâtiments, où le jour ne pénétrait qu'à travers des fenêtres étroites et grillées, ressemblait plus à celui d'une prison qu'à un logis royal.

Quatre porte fortifiées, appelées Porteaux, donnaient accès dans le Louvre. L'entrée principale était au midi, sur le bord de la Seine: tout ici respirait la force brutale, le besoin de se défendre et celui de dominer. Entre les bâtiments et la rivière, s'offrait cette porte, flanquée de tours et de tourelles, s'ouvrant sur une avant-cour assez vaste, que l'on parcourait en longeant une partie du fossé du château. Arrivé au milieu de sa façade, on trouvait une autre porte, fortifiée par deux grosses tours peu élevées, couvertes d'une terrasse.

La porte la plus considérable, après celle-ci, faisait face à Saint-Germain l'Auxerrois, et existait encore après la construction de la colonnade, sous Louis XIV. Elle était fort étroite, défendue par deux tours rondes. Les deux autres portes étaient moins importantes, mais non moins bien abritées.

Il faut signaler encore les principales pièces des bâtiments qui entouraient le parallélogramme formé par la cour. Elles consistaient en une grande salle, ou salle de Saint-Louis; sa hauteur atteignait le comble de l'édifice; on distinguait ensuite la salle Neuve du roi, la salle Neuve de la reine, la chambre du Conseil, qui consistait en une grande chambre et une garde-robe, nommée garde-robe de la Trappe, et une salle basse immense, ornementée par Charles V avec beaucoup de soin, afin d'y donner des galas et d'y traiter les princes étrangers.

Nous n'avons garde d'omettre la chambre de la Trappe... Étaient-ce les oubliettes?...

La chapelle basse, dédiée à la Vierge, n'était pas la seule que renfermât le palais, mais c'était la plus importante et la mieux décorée.

Charles VI, qui eut souvent besoin de se réfugier au Louvre dans les violentes tempêtes de son règne, ne le jugea pas encore suffisamment fortifié. Il ajouta des bastions à tous les coins, et sacrifia à cet effet la plupart des jardins.

Après lui, Charles VII, Louis XI, Charles VIII et Louis XII, ne songèrent encore qu'à inventer des moyens de faire de ce château une forteresse inexpugnable.

Enfin, arriva le règne de François Ier. Le goût barbare de cette citadelle choquait les instincts artistiques de ce prince. Il résolut d'en renouveler les dispositions. Ce dessein fut surtout confirmé en lui, quand il songea à recevoir Charles-Quint, en 1539.

Il commença donc de très coûteuses réparations, et ce fut lui qui détruisit la grosse tour, afin de donner plus d'air et de lumière aux appartements. Il adopta pour entrée principale la porte vers Saint-Germain l'Auxerrois, et comme ces travaux ne le satisfaisaient pas encore, il se fit présenter des plans de reconstruction quasi complète, entre lesquels ceux de Pierre Lescot, abbé de Clagny, obtinrent la préférence. On était en 1540.

Lescot conduisit son œig;uvre avec une heureuse activité. Le corps de bâtiment que nous appelons aujourd'hui le vieux Louvre, se trouva presque achevé en 1548. Ce fut Lescot aussi qui construisit une partie du bâtiment en retour du côté de la Seine, et une aile qui, communiquant au Louvre, s'avançait jusqu'au bord de cette rivière. Les magnifiques travaux réalisés, à force de temps et de génie, sur cette berge, ont produit le quai par lequel palais et rivière sont aujourd'hui séparés.

Tout le monde connaît ce pavillon splendidement restauré de nos jours, en avant duquel s'étend un balcon aux barreaux dorés et fleurdelisés. C'est de la fenêtre par laquelle on y accède, et qui s'ouvre à l'extrémité méridionale de la galerie d'Apollon, que le triste Charles IX déchargeait son arquebuse sur les infortunés qui traversaient la Seine à la nage pour échapper aux massacres de la Saint-Barthélemy.

Les architectes et les artistes dont le nom se rattache à cette époque du Louvre sont Pierre Lescot, Sébastien Serlio, Italien, qui ne fit guère que présenter des plans, Jean Goujon, victime de la Saint-Barthélemy, et Paul Ponce.

Le gros bâtiment contigu au pavillon de Charles IX est d'une construction plus récente. Il s'étend du vieux Louvre au quai, et fait angle avec la façade méridionale. Il a longtemps porté le nom de palais de la Reine et de pavillon de l'Infante; l'espace vide enfermé entre lui et la nouvelle grille s'appelait le jardin de l'Infante, titre qui est resté au beau parterre dont le règne de Napoléon III a doté cet emplacement. L'étage supérieur forme la galerie à laquelle le triomphe d'Apollon, représenté au plafond, a valu le nom de cette divinité.

L'espace qui séparait le Louvre du rudiment des Tuileries, était alors plus pareil à un vaste chaos qu'à un quartier voisin de la résidence royale. Cependant, la position de ce bâtiment avancé jusqu'à la Seine fit naître l'idée d'une galerie, qui, longeant cette rivière, irait aboutir à cet autre résidence, et formerait une communication de l'une à l'autre. Cette œuvre fut entreprise sous Charles IX et continuée sous ses successeurs, jusqu'à l'endroit où se trouve le premier pavillon à campanille, sur la place du Carrousel, c'est-à-dire à environ moitié de son étendue totale. La seconde partie, reprise sous Henri IV, qui y attachait beaucoup de soin, et continuée sous Louis XIII, ne s'acheva que sous Louis XIV.

François Ier ne toucha d'ailleurs qu'aux anciennes parties du Louvre qui gênaient ses vues; il respecta les autres.

D'après le plan de Lescot, le Louvre se serait terminé d'une part au pavillon de l'Horloge, et de l'autre à l'entrée actuelle sur la rivière, vis-à-vis le pont des Arts. Ce fut Henri IV qui fit donner à la cour du Louvre la dimension de cent soixante-neuf mètres qu'elle compte. Il fit exhausser la galerie donnant sur le jardin de l'Infante, alors couverte d'une terrasse.

L'intention de Henri IV était de consacrer la partie inférieure de la grande galerie à l'établissement de diverses manufactures et au logement «des plus experts artisans de toutes les nations.» Ce dessein, digne d'un tel monarque, fut pourtant combattu par Sully, par des arguments qui prouvent que les vues économiques de ce ministre étaient moins bonnes que ses intentions, et qu'il n'était pas, en cette matière, aussi avancé qu'on s'est plu souvent à le proclamer.

Catherine de Médicis avait contribué à décider son fils Charles IX à entreprendre cette galerie; cette princesse en posa même la première pierre. Androuet-Ducerceau en était l'architecte, mais cet homme habile tenant plus à sa religion qu'à son emploi, s'exila aux approches de la Saint-Barthélemy, et ne revint que sous Henri IV, qui lui fit reprendre son œuvre interrompue.

Sous Charles IX, les Tuileries consistaient en cinq corps de constructions assez mal groupées, auxquels Henri IV fit ajouter quatre autres bâtiments; et toutes ces bâtisses sur une seule ligne offrirent dès lors plus de développement que de beauté.

En somme, à l'époque de Louis XIII, et nous devons retenir l'attention de nos lecteurs sur ce point, pour l'intelligence de la seconde partie de notre récit, comme nous l'avons déjà sollicitée, aux débuts du règne de François Ier, pour la première. Le Louvre conservait beaucoup de la physionomie qu'il avait sous Henri II; il était toujours entouré de fossés, et sa façade du côté de Saint-Germain l'Auxerrois était caractérisée par quatre tours rondes, deux au centre et deux autres aux angles de cette façade.

C'était toujours le vieux monument féodal, avec ses logements solennels et sombres, ses salles basses et ses caveaux, dignes successeurs des fosses de la Tour de Philippe-Auguste.

Henri III, Henri IV et Louis XIII habitèrent sans interruption le Louvre, que le dernier de ces princes ne délaissa qu'en 1643, pour se loger au Palais-Royal, dont Richelieu lui avait fait don en mourant.

Louis XIV devait modifier cet état de choses. L'architecte Leveau donna des plans qui furent à peine essayés; Charles Perrault en présenta de meilleurs, qui obtinrent un assentiment à peu près unanime. Enfin l'on fit venir de Rome le cavalier Bernini, mais son idée trop grandiose eût exigé l'anéantissement de tout ce qui était déjà fait. On n'en conserva que celle de réunir le Louvre aux Tuileries, en conservant libre tout l'espace qui s'étend entre les deux palais.

—Que mettrez-vous entre le Louvre et les Tuileries? lui demandait-on.

Et il répondait simplement:

—Rien.

Ce rien était la plus magnifique des conceptions.

Que de difficultés offrait sa réalisation! Cet emplacement où il fallait faire le vide, avait fini par devenir une ville d'hôtels, de maisons, de jardins et d'édifices religieux. Là, s'élevait l'hôtel de Rambouillet, là encore, l'hôtel de Chevreuse; toujours là, trois églises, l'hôtel des Quinze-Vingts et le rempart de la ville, depuis l'ancienne porte de Saint-Honoré jusqu'à la porte Neuve sur le quai.

De fait, il n'a guère fallu moins de deux siècles pour réaliser cette idée du cavalier Bernini!

On nous permettra, comme trait de mœurs de l'époque de Louis XIV, une anecdote.

Ce prince n'entendant pas être gêné dans ses moyens d'exécution, et voulant obtenir les ouvriers et les matériaux à bon compte, rendit, au mois de novembre 1660, un édit qui défendait à toutes personnes d'élever un bâtiment sans sa permission expresse, sous peine de dix mille livres d'amende, et à tous ouvriers de s'y employer, sous peine de prison pour la première fois, et des galères pour la seconde. Ce monarque prétendait être le seul grand bâtisseur en France.

L'année suivante, au mois de février, au moment où une multitude d'ouvriers étaient occupés à ces travaux, le feu prit à la galerie des Peintres, et commença à se communiquer à la grande galerie. On ignorait alors l'usage des pompes.

Que pensez-vous que firent le roi et la reine? Ils envoyèrent en toute hâte chercher le saint sacrement à Saint-Germain-l'Auxerrois.

Cette pratique superstitieuse était cependant condamnée par plusieurs conciles; on pense bien d'ailleurs que le ciel ne jugea pas à propos d'opérer un miracle en cette circonstance, et le palais fût devenu entièrement la proie des flammes, si on ne les eût arrêtées en coupant largement la galerie.

Nous faisons grâce au lecteur des contestations qui s'élevèrent entre les divers architectes, ralentirent les travaux, et finalement ne permirent ni de les achever, ni d'y offrir au roi un logement qu'il trouva à Versailles et à Marly. Ce fut lui qui fit commencer la colonnade, que l'on mit si longtemps à achever.

Les travaux du Louvre furent ensuite délaissés jusqu'en 1755.

Il y eut même quelque chose de pire qu'un abandon, ce fut une sorte de dévastation. Des constructions privées vinrent s'adosser tout autour du palais, des logements accordés par faveur à quelques artistes et à beaucoup de protégés, grands seigneurs et subalternes, furent distribués dans l'intérieur; des écuries occupèrent une partie du rez-de-chaussée, notamment sur la rivière.

M. de Marigny, surintendant des bâtiments, obtint, en 1754, le pouvoir de dégager le Louvre des constructions hybrides qui l'obstruaient, et de reprendre les travaux d'achèvement.

Il trouva des auxiliaires intelligents en Gabriel et Soufflot.

Toutefois, Louis XVI n'hérita de son prédécesseur que d'un bâtiment en construction, et l'infortuné monarque n'eut ni le temps, ni les moyens d'apporter un bien grand contingent à cette œuvre. La révolution y mit son veto.

Ce fut une époque fatale pour cet édifice, traité en place conquise et devenu propriété nationale.

Heureusement, les conquêtes d'Italie vinrent modifier cet état de choses; il fallait une place pour recevoir les richesses artistiques provenant de nos victoires. Le Louvre s'offrait tout naturellement. Raimond, architecte en vogue, fut chargé de disposer les locaux.

En 1803, le Premier Consul chargea Percier et Fontaine de reprendre ces travaux, et l'on doit à ces artistes distingués quelques-unes des parties intérieures les plus admirées aujourd'hui, telles que le grand escalier, les salles des Antiques et nombre d'autres. Le héros avait compris qu'il y avait là une œuvre glorieuse à accomplir.

Ce furent encore les plans de Percier et de Fontaine qui obtinrent les suffrages, lorsqu'en 1806, Napoléon Ier ordonna que la réunion du Louvre aux Tuileries serait l'objet d'un concours entre tous les architectes. D'après le plan de ces deux hommes éminents, une galerie transversale devait couper en deux la place du Carrousel. Mais la trahison et les revers emportèrent l'empire, et avec lui cessèrent les travaux.

La Restauration et Louis-Philippe ne firent rien pour le Louvre.

Ce fut en 1848, dès le 25 février, que le gouvernement provisoire décréta son achèvement, en même temps que la prolongation de la rue de Rivoli. Toutefois, l'état du trésor public, malgré l'impôt des 45 centimes, ne permit pas alors de passer du plan à l'exécution: il resta à l'état de projet jusqu'au décret du 12 mars 1852.

Dès lors, sous une impulsion nouvelle, puissante, énergique, persistante, surtout, les travaux prirent une activité, un développement quasi miraculeux.

Ces travaux ont coûté environ cinquante millions; cent cinquante-cinq artistes ont exécuté les sculptures de cette œuvre nouvelle; les deux architectes qui se sont succédé dans la direction sont MM. Visconti et Lefuel.

Dans un espace de cinq années, le nouveau Louvre achevé était devenu le plus vaste comme le plus merveilleux palais qui soit au monde.

FIN DU PROLOGUE.

Arthème FAYARD, éditeur, 78, boulevard Saint-Michel, PARIS.


LA PETITE DUCHESSE

Par Alexis BOUVIER

Au moment où la tombe se ferme sur la duchesse de Chaulnes, dans les terribles conditions qui viennent de nous être révélées, paraît le roman de M. Alexis Bouvier: la Petite Duchesse, qui est la mise en scène dramatisée de la douloureuse lutte de cette jeune femme contre sa belle-mère qui l'accuse, et se débattant dans les mailles des pièges dont on l'entoure pour lui enlever l'administration de sa fortune et pour la séparer de ses enfants, après avoir précipité dans la mort son mari, héritier d'un des plus grands noms de France.

Cette navrante histoire d'hier, qui vient d'avoir un si lamentable dénouement pour l'héroïne, forme le canevas du remarquable et palpitant roman que nous publions et que chacun voudra lire dans ses émouvantes péripéties, habilement coordonnées par M. Alexis Bouvier.

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LES
MYSTÈRES DU LOUVRE
par Octave FÉRÉ

Louvre

PREMIÈRE PARTIE

I
LE SPECTRE NOIR.

Une année qui avait commencé d'une manière fatale, cette année 1525! La reine Claudine était morte, le duc d'Alençon l'avait suivie de près; nous avions perdu la bataille de Pavie, et François Ier était prisonnier de Charles-Quint.

Tout s'en ressentait dans le royaume et dans les affaires, mais la cour, plus que personne, demeurait abattue sous ce dernier revers.

Adieu les splendeurs de Blois, les fêtes de Fontainebleau! La régente, Louise de Savoie, duchesse d'Angoulême, mère du roi absent, avait délaissé ces résidences, où semblait retentir encore les échos des joies de la veille, pour venir s'installer au Louvre, sombre séjour, conforme à de telles afflictions.

On sait, en effet, qu'en dépit des efforts des derniers règnes pour rendre ce palais habitable, ce n'était toujours qu'une citadelle massive, hérissée de bastions, entourée de fossés à l'eau croupissante, et dont l'aspect maussade n'était pas racheté à l'intérieur par la beauté de ses appartements. Là où manquent l'air et la lumière, la gaieté fait défaut.

La grosse tour de Philippe-Auguste, plantée comme une sentinelle au milieu de l'enceinte, dont elle dominait de sa couronne crénelée toutes les autres constructions, jetait son ombre lugubre au sein des chambres les plus fastueusement décorées, au fond des retraits les mieux parés d'or et de grandes tapisseries.

La régente, que l'on désignait habituellement sous le titre de madame la duchesse, fidèle aux lois de l'étiquette, n'en tenait pas moins régulièrement sa cour chaque matin dans la pièce d'apparat, nommée salle Neuve de la reine.

C'était un des locaux les plus élégants et les mieux parés du palais.

L'ornementation des croisées à ogives courait en rinceaux élégants jusqu'aux arêtes de la voûte. Celle-ci, peinte de vif azur et d'étoiles d'argent, offrait une ressemblance visible avec un coin du ciel. Une natte épaisse garantissait les pieds contre la froidure des dalles en mosaïques qui carrelaient le sol. Les murailles disparaissaient sous les tentures et les dressoirs. Au fond, dans l'endroit le plus honorable, comme un autel au haut bout d'une basilique, un baldaquin massif à rideaux cramoisis abritait un trône élevé de plusieurs marches.

En avant, des sièges plus modestes, disposés en fer à cheval, s'offraient aux personnages admis aux réceptions royales et ayant le privilège de s'asseoir devant les princes.

Le jour où nous pénétrons dans ce sanctuaire, il s'en fallait beaucoup que tous les sièges fussent occupés.

La régente n'avait guère autour d'elle que ses dames d'honneur, un ou deux dignitaires de sa maison, quelques officiers supérieurs de l'armée de Lautrec: tous amenés là par l'étiquette, par l'intrigue, par le besoin de se montrer au pouvoir pour ne pas être oubliés de lui dans la distribution des faveurs.

Pour préciser les noms les plus illustres, on y voyait Thomas de Maussion, le secrétaire particulier du roi; Cossé-Brissac, le plus beau cavalier de la cour; le savant Pierre Donez, lecteur de François Ier, futur évêque de Lavaur; Robert de Lenoncourt, chapelain de la cour; maître Cagny, premier aumônier du roi; messire Loys Chantereau, grand pénitencier.

Parmi les femmes, quelques-unes des dames d'honneur de la feue reine Claudine, mesdames de Mailly, de Bussy, de Montbreton, Françoise de Foy; puis encore, mesdames de Brézé, d'Aubertot, Anne de Lautrec, attachées à la personne de la régente; Hélène de Tournon, amie intime de Marguerite de Valois, qui l'a immortalisée dans ses poésies.

Une gêne extrême, un malaise sensible régnaient dans l'atmosphère. Les plus habiles, les plus courtisans sentaient la parole expirer sur leurs lèvres. Les phrases banales lancées par intervalles circulaient lentement; on eût dit un cénacle de trépassés.

C'était bien la vie qui manquait à cette réunion. Mais la vie, où était-elle?

Elle n'était pas partie seulement avec le roi, elle s'était enfuie surtout avec ces aimables gazouilleurs, qui naguère paraient ces résidences et semaient l'entrain, la gaieté, l'esprit autour d'eux.

Poètes, écrivains, artistes, tous s'étaient retirés, non pas ainsi qu'on pourrait le croire, comme ces oiseaux ingrats qui se taisent et s'envolent dès qu'ils ont vidé la main qui les nourrit, mais tristement, chassés par les menaces et les persécutions.

Ah! cette époque que nos professeurs d'histoire nous ont appris à considérer comme l'âge d'or des lettres et des arts, nous allons voir bientôt comment elle les traitait et ce qu'elle faisait pour eux. Les bancs du collège et de l'Université nous ont enseigné le mensonge; eh bien, c'est dans le roman que nous trouverons la vérité!

Oui, la cour était triste, chagrine, et ce n'était pas assez, pour la maintenir sous cette impression, de la captivité de son chef, de la défaite de nos armées, de l'absence des hommes de talent: une influence plus fâcheuse que ces maux réunis s'appesantissait encore sur elle.

Le mauvais génie de ce temps, c'était le chancelier Duprat, l'homme aux visées mystiques et ascétiques, le ministre des desseins implacables, des actes intolérants.

Inféodé à la domination romaine, nourrissant d'incessantes pensées d'orgueil qui lui faisaient entrevoir l'héritage de la tiare, le ministre déloyal sacrifiait sans vergogne son pays à son ambition.

La régente était une femme d'une grande intelligence, au milieu de ses vices, de ses erreurs et de ses fautes. Son esprit perspicace ne se dissimulait pas les menées du chancelier, et cependant elle ne faisait rien pour les entraver. Elle subissait cet homme, ses volontés, ses projets, au point qu'on eût été tenté de croire que le régent, c'était lui, et Louise de Savoie la vassale.

L'audience de la régente était donc descendue à un degré de contrainte difficile pour ses courtisans comme pour elle-même, et les plus habiles ne savaient plus de quel thème faire conversation, quand un son argentin, parti de l'entrée de la salle, fit tressaillir chacun.

La portière s'agita, et sans que les huissiers l'eussent ouverte, une boule bariolée des couleurs les plus criardes et les plus osées vint littéralement rouler jusqu'au bas du trône, dont l'estrade l'arrêta.

Une même exclamation sortit de toutes les bouches:

—Triboulet!...

C'était le cri de délivrance. L'ennui, l'embarras avaient disparu avec cette apparition.

—Eh oui Triboulet!... répondit l'avorton en se redressant et en rajustant son bonnet, fort compromis dans son entrée excentrique, Triboulet dont un seul grelot fait plus de bruit que tous vos gosiers ensemble, beaux sires et belles dames!...

Et agitant triomphalement sa marotte:

—Allons, ma mie, faites voir que vous n'avez point, comme chacun céans, perdu la vertu de causer!

Le fou du roi avait le droit d'insolence; il en usait même vis-à-vis de son maître qui s'égayait de ses plus audacieuses boutades.

Était-il fou réellement? Son nom l'indiquait; il était d'ailleurs payé pour cela. Les historiens, il est vrai, n'ont pu encore tomber d'accord sur ce point. Après cela, sur quel point, me direz-vous, s'entendent-ils complètement?

Donc, c'était Triboulet, le bouffon, le bavard, le grotesque, le plaisantin, qui partageait avec les lévriers du prince le privilège de tout oser, contre tous, sans que nul, ceux que le fou avait blessés, ceux que les chiens avaient mordus, eussent le droit de crier: Aïe!...

Après tout, pourquoi ne leur aurait-on pas dit un peu leurs vérités, à ces beaux courtisans, quand le roi souffrait bien qu'on lui dît quelquefois les siennes!

Cependant, le bouffon, accroupi au bas du siège de la régente, paraissait plongé dans un entretien des plus attachants avec sa marotte, lui adressant tout bas des questions, et l'approchant de son oreille pour écouter ses réponses. Le tout accompagné de jeux de physionomie grotesques, d'interjections glapissantes et d'une pantomime qui soulevait la jovialité des spectateurs.

On riait d'autant mieux qu'on s'était cruellement morfondu d'ennui.

—Or ça, seigneur Triboulet, demanda la régente, qui ne dédaignait pas de s'associer à l'animation générale, ne nous apprendrez-vous pas quel sujet intéressant vous occupe à ce point, vous et mademoiselle votre marotte?

Triboulet adressa gravement à la princesse un geste indiquant qu'il ne fallait pas le troubler. Puis, tout d'un coup, il lança le hochet en l'air, fit une superbe cabriole en le rattrapant, et s'adressant avec solennité à la régente et à l'assistance:

—Décidément, mademoiselle du Carillon, dit-il en désignant sa marotte, est une personne incivile, qui se joue de moi et me fait des contes à dormir debout.

—Voyez-vous cela! fit la jeune demoiselle d'Heilly, celle des dames qui jouissait de la plus grande familiarité auprès de la régente; mais ne pourrait-on donc savoir au juste ce qu'elle gazouille?

—Elle prétend, voyez l'impertinente! que tandis que vous vous morfondez dans ce Louvre à chercher des objets de distraction et de médisance, il s'y passe à votre barbe de mirifiques aventures dont vous ne vous doutez pas.

A ce début alléchant, chacun dressa l'oreille, entrevoyant déjà du scandale dans l'air.

Encouragé par cette attention, Triboulet poursuivit:

—Ce n'est rien moins qu'histoire démoniaque, et j'ai la chair de poule d'y songer seulement... Foi de bouffon royal! je n'oserai jamais finir, que messire le grand prieur ne m'ait promis un exorcisme si j'ai subi une vision de Satanas.

—Au fait! au fait!... murmura l'assemblée.

—J'y consens; je parlerai. Mais je mets en gage mademoiselle du Carillon contre l'escarcelle de mademoiselle d'Heilly, que vous ne croirez pas un mot de ce que je vais vous dire, tant il est sûr que vérité est bien moins accueillie dans cette auguste Cour que mensonge...

«Au milieu de cette nuit dernière, pris d'un malaise, je m'étais mis à la fenêtre de mon retrait, là-haut, au quatrième étage, pour essayer si la fraîcheur de l'air ne me soulagerait pas. Il faisait un temps superbe. Madame Phébé et ses filles les étoiles, resplendissaient comme autant de soleils. La cour du Louvre est moins claire en plein midi qu'elle n'était alors.

«Je ne sais plus à quoi je pensais,—peut-être bien ne pensais-je à rien, comme il arrive si souvent à messire le grand pénitencier, fit-il en se tournant vers ce personnage, qui se contenta de hausser les épaules,—quand j'aperçus, aussi distinctement que je vois ici chacun de vous, un fantôme qui se promenait à travers la cour carrée.

—Hein!... un fantôme!... répéta le grand pénitencier Loys Chantereau.

—Un fantôme blanc? demanda madame de la Trémouille.

—Un fantôme noir... tout noir...

—Et comment sais-tu que c'était un fantôme? objecta messire Loys.

—Vous allez en juger, reprit le bouffon: c'était un grand corps tout d'une venue; il ne marchait pas, il glissait sur le sable. De la tête aux pieds, il était couvert d'un long drap noir comme on n'en met que sur le cercueil des trépassés. Je n'ai vu ni son visage ni ses mains; tout disparaissait sous ce drap.

Il avançait donc sans que je distinguasse le mouvement de ses pieds... Je parie qu'ils étaient fourchus.

—Et où tendait-il? demanda le grand pénitencier qui, en sa qualité d'exorciste, avait une propension à croire aux apparitions et possessions infernales.

—Il allait tout droit, sans dévier d'un pouce, vers la grosse tour.

—Eh bien, et les fossés... et le pont-levis?

—Attendez donc, messire, c'est là que gît le merveilleux. Je me disais aussi: Et les fossés, et le pont-levis?... mais il en était moins en peine que moi, et n'y pensait guère, car il allait toujours...

A la Cour du Louvre, on était habitué aux plaisanteries d'un goût équivoque, aux mystifications de messire Triboulet. Tromper les gens, puis se moquer impitoyablement d'eux, était son principal talent. Brouiller les meilleurs ménages, diviser les plus intimes amis, allumer la discorde, susciter les querelles, remuer les médisances, insinuer les calomnies, c'était pour cet étrange objet de la bienveillance royale, récréations journalières.

Il se rendait parfaitement justice à lui-même; il se savait laid, difforme, repoussant, méprisé des hommes, répulsif aux femmes, incapable d'inspirer ni sympathie ni affection, il avait pris à rebours ce monde qui le dédaignait. Relégué au rang des chiens et des perruches, il empruntait l'instinct des uns et des autres, il mordait et il insultait.

Autrement fait, autrement placé, eût-il été meilleur? Nous ne savons; la chose n'est pas impossible; la vieille fable de l'amour rognant les griffes du lion n'est-elle pas puisée à l'enseignement éternel de la nature humaine?

Mais Triboulet était-il capable de ressentir un sentiment si doux?... et s'il l'eût ressenti, si, en effet, un lambeau de cœur se fût avisé de battre au fond de cette poitrine difforme, quelle femme eût jamais aimé Triboulet?...

Donc, l'amour étant le foyer, la source du bien, le bouffon, haïssant et haï, appliquait toute son intelligence à faire le mal.

Il ne laissait pas d'y être encouragé à merveille, hâtons-nous de le dire, par son influence auprès du roi, et par la manière dont chacun saluait ses saillies, tant qu'elles s'exerçaient aux dépens d'autrui.

Mais on savait aussi ce qu'elles valaient, et c'était à qui se mettrait sur ses gardes dès qu'on voyait poindre une de ces anecdotes scabreuses qu'il inventait ou grossissait si habilement.

En cette circonstance encore, l'incrédulité avait accueilli le début de son récit, et les lazzis dont il l'avait accompagné d'abord justifiaient ce sentiment. Bientôt, néanmoins, son ton devint si sérieux, son geste si expressif, qu'il rendit son auditoire aussi attentif qu'il était grave lui-même.

On brûlait trop de sorciers, à cette époque, pour se piquer d'esprit fort. De tout temps le Louvre avait eu une réputation suspecte, sous le rapport des malins esprits ou des revenants.

Les fosses de la grosse tour avaient étouffé tant d'iniquités, absorbé tant de victimes connues et inconnues, que l'apparition de quelques-uns de leurs spectres ne se présentait pas à l'esprit du grand pénitencier lui-même comme un phénomène trop invraisemblable.

Le bouffon eut donc la joie de constater, à l'attitude de son auditoire, l'intérêt réel excité par sa narration.

—Ah! continua-t-il, c'est ici que le bénitier de messire Loys de Chantereau eût été d'un grand secours!...

«Je suivais pas à pas l'apparition, curieusement accroché aux grillages de ma croisée, et le cœur me battait, je le déclare, comme le vôtre, seigneur de Cossé-Brissac, certain soir que vous attendiez quelqu'un au fond du grand parterre de la reine...

A cette impertinente apostrophe, le beau Cossé s'agita comme un lion piqué d'un moustique; mais on lui fit signe de réprimer sa colère, et il se contenta de tordre sa moustache en silence.

—Le fantôme noir arriva enfin aux piliers massifs de l'arcade du roi Charles V. J'écarquillais les yeux de plus belle, car cette construction, frappée d'un côté en plein par la lune, projetait une ombre épaisse de celui de la cour.

—Enfin?... demanda l'un des auditeurs impatienté de ces digressions.

—C'est tout.

—Comment? tout?

—Oui, je perdis de vue mon spectre en cet endroit; s'était-il fondu dans l'ombre? Était-il entré dans le pilier? Je ne saurais dire, je n'en ai rien aperçu. En sorte qu'après être demeuré une grande heure et plus en arrêt sur la maçonnerie, sur le fossé et sur la cour, j'ai fait un grand signe de croix, et je suis rentré prudemment dans mon lit, bien plus malade que quand j'en étais sorti.

«Eh bien, madame la duchesse, et vous, messires, que vous semble de mon aventure? Méritait-elle d'être narrée?»

—Si je l'entendais de tout autre bouche que celle d'un maître sot, répondit le beau Cossé, qui avait sur le cœur l'insinuation du bouffon, je la tiendrais pour étonnante au premier chef.

—En fait de sottises, c'est comme en fait d'esprit, messire, n'est pas maître qui veut.

—Çà, interrompit Hélène de Tournon, parlons raison plutôt, s'il est possible; ne te joues-tu point de nous, suivant ton habitude, messire Triboulet, et tout du moins ne nous contes-tu point comme histoire ce que tu aurais rêvé?

—Non! par ma marotte! belle dame, je tiens pour bien dit ce que j'ai dit, et la preuve, c'est que de ma vie je n'ai ressenti aussi grand'peur qu'à la disparition plus encore qu'à la découverte de ce fantôme.

—Ainsi, tu affirmes ton récit! intervint Louise de Savoie.

—J'ai juré sur ma marotte, tout à l'heure; mais pour vous, mon honorée souveraine, j'atteste sur mon salut.

Ce serment était trop solennel pour laisser subsister aucun doute. Les courtisans se sentirent comme un effroi involontaire.

La régente se tourna vers les ecclésiastiques admis à la réception:

—Quel est votre avis sur tout cela, messires?

—Notre avis, répondit sentencieusement Loys Chantereau, est que les temps sont calamiteux; or, l'Écriture nous enseigne qu'aux jours néfastes il se produit des signes dans le ciel et sur la terre, pour servir d'avertissement aux pécheurs et aux royaumes.

—Oui, les temps sont calamiteux, répéta la régente toute pensive.

—Il n'y a que des messes et des fondations pieuses qui puissent détourner la colère d'en haut, reprit le grand pénitencier; que Votre Seigneurie m'excuse de le lui rappeler.

—Il suffit, messire, dit la régente, nous y songerons.

—Bien parlé! s'écria le bouffon en agitant sa marotte et en regardant le grand pénitencier d'un air narquois, c'est le fait des gens sages de réfléchir avant de conclure.

On sait que Louise de Savoie avait passé pour être entachée des idées de réforme qui remuaient l'ancien monde chrétien. Le clergé la craignait, mais ne l'aimait pas.

Messire Loys Chantereau ne pouvant s'en prendre à elle, allait faire éclater sa colère sur le bouffon, et celui-ci, pressentant la bourrasque, s'était déjà blotti sous une draperie, au coin d'un dressoir.

Un autre incident détourna la semonce.

Deux huissiers soulevaient les tentures, faisant place à une femme qui s'avançait lentement et gravement vers la régente.

A son entrée, tous se levèrent; tous s'inclinèrent sur son passage.

Elle marchait d'une allure de reine, drapée dans de longs vêtements de deuil; et cette sombre parure, sans nuire à sa merveilleuse beauté, faisait ressortir la pâleur mate de ses traits, et le cercle bleuâtre que les larmes ou l'insomnie avaient tracé sous ses yeux.

Elle gravit les degrés du trône et échangea un baiser avec la régente.

Cette femme si belle, si digne et si triste, c'était Marguerite de Valois, la sœur du roi prisonnier, la veuve du connétable Charles d'Alençon, mort tout récemment, et dont elle portait le deuil. Elle venait d'atteindre la trentaine, l'âge où les femmes sont dans leur épanouissement, et n'avait jamais paru plus jeune.

Tandis que chacun se courbait jusqu'à terre en sa présence, le bouffon, hissé sur la pointe des pieds, suivait d'un regard étrangement attentif le moindre de ses mouvements, et de ses doigts crispés se retenait aux draperies qui le dérobaient à tous les yeux.

Duprat.

Le chancelier Duprat.

II
BAISER DE JUDAS.

La régente, avant de rendre le baiser qu'elle venait de recevoir, plongea son regard perçant jusqu'au fond du regard mélancolique de la princesse.

—Eh bien, chère fille, lui dit-elle, de façon à n'être entendue que d'elle seule, la consolation n'arrive donc pas?...

Marguerite, embarrassée de ce coup d'œil investigateur dont elle connaissait la puissance divinatoire, se détourna pour l'éviter, et se borna, pour réponse, à pousser un profond soupir.

Puis elle salua les assistants avec une douce gravité, et sa vue ayant rencontré le visage ami d'Hélène de Tournon, elle lui envoya de la main un geste particulièrement aimable.

Elle s'assit ensuite sur le siège le plus rapproché de sa mère, et remarquant le silence qui régnait depuis son entrée:

—Que je n'interrompe pas les entretiens, dit-elle; messires, mesdames, de quoi parliez-vous donc?

—Une histoire singulière, invraisemblable, que l'on nous racontait, répondit quelqu'un.

—Invraisemblable! Oh! mais alors, que l'on m'en fasse part bien vite, répliqua-t-elle en s'efforçant de dominer les préoccupations qui perçaient sur ses traits alanguis. Et qui faisait ce récit?

—Le maître fou de Sa Majesté, Triboulet...

Un mépris indicible succéda soudain à son sourire un peu forcé.

—Triboulet!... prononça-t-elle avec dégoût; oh! de grâce, alors, n'en parlons plus.

A ce témoignage de dédain, le fou d'office, qui observait tout et entendait tout, sans être vu, devint affreusement livide.

Marguerite de Valois, cette femme si séduisante et si attristée aujourd'hui, était naguère l'âme, le génie inspirateur, la verve de ces réunions. Son gracieux esprit allumait la saillie de tous les autres. La poésie parlait dans ses moindres discours. Par elle, la cour se transformait en un temple des Muses. Elle était l'astre autour duquel les poètes venaient brûler leur encens et ranimer leur souffle. Entre eux et elle, c'était un échange constant de gracieusetés et de largesses.

Poète elle-même, elle écrivait aussi facilement en vers qu'en prose, et sans parler ici de ses œuvres que tout le monde connaît, elle répondait un jour à Clément Marot, qui l'informait en un dizain des ennuis que lui causaient certains créanciers... car les poètes paraissent en avoir toujours eu:

Si ceux à qui devez, comme vous dites,
Vous cognoissois comme je vous cognois,
Quitte seriez des debtes que vous fîtes
Au temps passé, tant grandes que petites,
En leur payant un dizain toutefois,
Tel que le vôtre, qui vaut mieux mille fois
Que l'argent deu par vous en conscience;
Car estimer on peult l'argent au pois,
Mais on ce peult (et j'en donne ma voix)
Assez priser votre belle science.

Une bourse pleine d'or accompagnait les vers, et le poète reconnaissant s'écriait: «Cette Marguerite surpasse en valeur les perles d'Orient.» Clément Marot était latiniste, et se souvenait que Margarita et pierre précieuse, c'est tout un.

Elle mérita d'être célébrée sur tous les tons, et les chroniqueurs, nous léguant son portrait, nous apprennent qu'elle joignait un esprit mâle à une bonté compatissante, et des lumières très étendues à tous les agréments de son sexe. Douce sans faiblesse, magnifique sans vanité, elle possédait une remarquable aptitude pour les affaires, sans négliger les amusements du monde. Sa passion pour les arts et les études couronnait tant d'éminentes qualités.

Cependant elle nous apparaît en ce moment, dans cette réunion officielle, pensive et soucieuse, en proie à un mal mystérieux, dont sa mère et les courtisans cherchent en vain à pénétrer les causes.

Ils en trouvent beaucoup, sans doute... Les événements, l'absence cruelle du roi, les douleurs d'un récent veuvage, la disparition des lettrés et des artistes qui égayaient et occupaient sa vie; mais, de tous ces motifs, quel est le vrai, et tous réunis, justifient-ils un marasme si grand?...

Le chevalier de Brissac allait ranimer pour elle la conversation; mais la voix sonore du chef des huissiers arrêta la parole sur ses lèvres, en jetant à l'assemblée cette annonce imposante:

—Messire Antoine Duprat, grand chancelier!...

Antoine Duprat, premier ministre de François Ier, était l'homme le plus considérable de la cour. Nous avons dit un mot déjà de son caractère et de ses tendances.

Il traversa la salle, le front arrogant, sans laisser tomber un signe d'attention sur les courtisans courbés à son passage, et s'avança jusqu'à la régente, à laquelle il adressa un salut cérémonieux, en baisant la main qu'elle lui tendait.

Il balbutia un mot d'excuse ou d'explication sur l'ennui des affaires, qui ne lui avait pas permis de venir plus tôt, et se tourna vers la princesse Marguerite.

Duprat avait passé l'âge de la jeunesse; c'était cependant un homme encore plein de vigueur, et qui ne révélait rien des approches de la vieillesse, ni sur ses traits, ni dans sa démarche. Ses cheveux noirs épais, sa barbe soignée où se mêlaient à peine quelques filets d'argent, encadraient un visage qui ne manquait pas de régularité, mais auquel faisait défaut une qualité supérieure à toute la beauté possible, la sympathie. Ses traits étaient durs, son œil distillait la duplicité.

Le regard que la régente et lui avaient échangé, dans leur salutation, était froid et cérémonieux; quiconque même eût bien observé les détails de cette réciprocité de politesse, eût vu les doigts de Louise de Savoie se recourber nerveusement sous les lèvres du ministre. Il y avait dans ce geste involontaire quelque chose de la sensitive crispée par un contact répulsif.

Mais il est vrai de dire qu'en apercevant Marguerite près du trône, la physionomie ascétique et rogue du chancelier subit une transformation. Le soleil perçant à travers un nuage n'opère pas un rayonnement plus soudain ni plus lumineux.

—C'est grande joie, dit-il en souriant, de rencontrer Votre Seigneurie en cette réunion, à laquelle elle fait si souvent défaut.

—Que voulez-vous, messire, répondit, avec une froideur calculée, la princesse, la douleur aime la solitude.

—Permettez-moi, Altesse, de déposer...

Et il s'avançait pour baiser sa main comme celle de sa mère.

Si quelqu'un eût pu voir en cette minute le masque grimaçant du bouffon, toujours caché sous sa draperie, on eût été saisi de l'expression d'appréhension et de rage qui en contractaient tous les muscles.

Ses lèvres blêmies s'ouvraient dans un rictus horrible; ses yeux injectés de sang, allaient jaillir de leur orbite; ses sourcils roux se dressaient hérissés; on eût juré un bouledogue furieux qui va s'élancer sur sa proie.

—Que faites-vous, monseigneur! dit la princesse en retirant sa main, dont le chancelier touchait déjà l'extrémité. Sur Dieu! mais vous n'y songez pas!... Allez, l'étiquette ne vous oblige point à un tel sacrifice.

—Que voulez-vous dire, auguste dame? demanda le ministre, ému de cet accueil et ne souriant plus qu'avec mauvaise grâce.

—Eh quoi! faut-il vous l'expliquer? Oubliez-vous que cette main, sur laquelle vous prétendez placer votre hommage a touché la même plume que tant d'autres réputés par vous hérétiques et dignes du bûcher?...

L'attaque était rude, car elle était juste.

Le grand mouvement de la révolution religieuse commençait en Europe. Il y avait sept ans déjà que Luther avait subi sa première condamnation canonique, cinq ans que cette sentence avait été renouvelée, et quatre ans qu'il avait été anathématisé et décrété d'hérésie.

Ainsi qu'il arrive inévitablement, les persécutions grandissaient son importance et multipliaient ses adhérents.

Il ne nous appartient pas, et nous nous en félicitons, de faire l'historique des douloureux combats; mais il ne nous était pas permis de les passer entièrement sous silence, à cause du rôle essentiel qu'y prirent les principaux héros de cet ouvrage.

Le cri de révolte de Luther eut donc certains abus pour point de départ, et ce cri trouva un puissant écho dans la Saxe tout entière, où le peuple, un grand nombre d'ecclésiastiques, de moines, d'abbés et d'évêques, s'associèrent aux prédications du réformateur; la Suisse les imita, sous l'impulsion de Zwingle, et l'Allemagne s'agita dans le même sens.

Enfin les idées nouvelles pénétrèrent en France, à Paris, au sein de la cour.

Duprat voulut servir de digue au torrent. Il se jeta résolument à la traverse, fit appel à la Sorbonne, augmenta ses attributions, l'investit du droit d'examen, la constitua en tribunal et obtint de ses docteurs en théologie un décret, daté du 15 avril 1521, par lequel Luther, sa doctrine et ses partisans furent solennellement condamnés, comme ils l'avaient été à Rome.

Cet arrêt ralentit un instant la marche de la révolte et de la discussion, mais elle ne tardèrent pas à reprendre d'une façon plus dangereuse pour l'autorité papale, car le corps des évêques commença à s'y ranger. La ville de Meaux vit se former le premier noyau des réformateurs, et cela sous l'égide de son propre évêque, Guillaume Brinçonnet.

Bravant les foudres du saint-siège, les décrets de la Sorbonne et les menaces du chancelier de France, ce prélat se trouva d'accord avec Jean de Montluc, évêque de Valence; Jean de Bellay, évêque de Paris; Châtelain, évêque de Mâcon; Caraccioli, évêque de Troyes; Guillard, évêque de Chartres; Gérard, évêque d'Oléron; Morvilliers, évêque d'Orléans; Saint-Romain, évêque de Pamiers; Jean de Moustier, évêque de Bayonne; Oder de Coligny, cardinal de Châtillon, et nombre d'autres prélats, docteurs, abbés, et presque tous les professeurs du collège de France.

On voit quelle force acquérait cette révolte spirituelle.

La mère du roi François Ier, Louise de Savoie, goûtait à son tour la nouvelle doctrine et la faisait partager à son fils, ainsi qu'elle le rapporte elle-même dans le journal de sa vie: «L'an 1522, en décembre, mon fils et moi, par la grâce du Saint-Esprit, commençasmes à cognoistre les hypocrites blancs, noirs, gris, enfumés et de toutes couleurs, desquels Dieu, par sa clémence et bonté infinie, veuille nous préserver et desfendre; car, si Jésus-Christ n'est menteur, il n'est poinct de plus dangereuse génération en toute nature humaine.» (Collection de Mémoires particuliers sur l'histoire de France, tome XVI, page 434.)

Un exemple venu de si haut offrait plus de dangers que tous les autres, et Duprat, que la cour de Rome ne cessait de combler d'éclatantes faveurs, déploya un zèle en rapport avec celui-ci. Il défendit à Paris, comme on le défendait à Rome, sous des peines terribles, d'imprimer aucune traduction des livres saints en langue vulgaire, ni aucun autre ouvrage sur les matières religieuses.

Ensuite, il usa de l'influence qu'il exerçait sur l'esprit flottant du roi, sur la volonté de la régente, pour faire disgracier les prélats qui persistaient dans leurs velléités de réforme, et pour organiser des mesures contre les novateurs.

Or, parmi ceux-ci étaient les poètes, les écrivains; et voilà comme, sans en excepter le favori des princes, Clément Marot lui-même, ils furent obligés de s'exiler pour se soustraire à la colère du chancelier, aux poursuites de la Sorbonne.

Hélas! tous n'y réussirent pas, et les prisons s'emplirent bientôt de victimes.

A la cour, la régente et le roi n'avaient pas seuls témoigné de leur penchant à l'égard des novateurs. Marguerite de Valois s'était prononcée hautement pour eux, et tandis que sa mère et son frère étouffaient leurs tendances sous l'influence du chancelier, Marguerite, persévérant dans sa révolte, bravait ses délits et déposait ses opinions dans le livre imprimé depuis, malgré le ministre, la Sorbonne et l'inquisition, le Miroir de l'âme pécheresse.

La Sorbonne, disons-nous, censura l'ouvrage, mais elle n'osa décréter son auguste auteur d'accusation.

Ces quelques notes expliquent suffisamment au lecteur dans quelles dispositions se trouvait la veuve du connétable d'Alençon vis-à-vis du grand chancelier Antoine Duprat. Elles donnent la clef des paroles qu'elle venait de lui adresser.

Il s'inclina sans perdre contenance, et son œil fauve lança sur la princesse un éclair bizarre et sinistre, mélangé de haine et d'admiration.

—Nous ne sommes pas en Sorbonne, prononça-t-il en se redressant d'un air enjoué, et je requiers une grâce que Votre Seigneurie peut refuser à un docteur, mais qu'elle est forcée d'octroyer à un gentilhomme.

—Soit donc, répliqua Marguerite avec une teinte d'ironie, mais j'ai bien peur que Votre Excellence ne commette un gros péché en baisant la griffe de Satan.

Et elle lui tendit la main tant désirée, sur laquelle ses lèvres s'appuyèrent avec une singulière ardeur.

A cette minute, on entendit comme un grognement sourd, suivi d'un son de grelots; la tenture qui abritait le bouffon s'agita légèrement. Il venait de laisser choir sa marotte et s'était affaissé lourdement sur lui-même.

Personne probablement ne fit attention à ces détails, ou plutôt la prunelle exercée et méfiante du chancelier surprit seule l'ondulation de la tapisserie; mais ce vague incident ne modifia en rien son attitude ni sa physionomie.

Le reste des assistants était absorbé par les honneurs à rendre à la régente, qui, fatiguée de cette longue audience, se levait pour se retirer dans sa chambre particulière.

Le chancelier éloigna à son tour, par son air de sévérité et de préoccupation, les courtisans qui tentaient de s'approcher ou d'attirer son attention, et s'arrangea de manière à rester le dernier dans la salle.

III
LE PACTE.

Délivré de ces importuns, Antoine Duprat marcha droit à la cachette du bouffon, dont il écarta brusquement la draperie.

Triboulet, accroupi, pelotonné sur lui-même, foulant sa marotte sous ses talons, se rongeait les ongles jusqu'au sang.

—Or sus! exclama avec une ironie poignante Antoine Duprat; je te cherchais, maître fou, et ne m'attendais guère à te trouver dans ce réduit. Est-ce donc pour te cacher et pour faire si piteuse grimace que l'on te paie les gages d'un dignitaire ou d'un prélat?

Ce sarcasme ranima le verve du bouffon, qui n'était jamais, nous croyons l'avoir dit, en reste de méchanceté avec personne.

—Las! messire, soupira-t-il en affectant une grimace narquoise, peut-être bien n'est-ce pas mon propre mésaise que je rumine en ce coin maussade, mais celui de tel haut personnage qui, pour toucher un appointement plus sonnant que le mien, a grand'peine à porter sur son visage le contentement qui n'est pas en son esprit.

—De quel personnage entends-tu parler, s'il te plaît?

Et le ministre croisa ses redoutables sourcils; mais ce signe, précurseur habituel de l'orage, n'émut pas le moins du monde la placidité sardonique du bouffon, retrempée dans le dépit d'autrui.

Il ramassa sa marotte, en rajusta les grelots et les oripeaux bariolés, et les agitant à l'oreille de son farouche interlocuteur:

—Écoutez, messire, voici le langage du vrai bonheur, car c'est celui de la folie.

—Tu es un rusé et un impudent compère, je le sais, mais ne crois pas m'échapper par un lazzi; c'est bon pour le commun de ces jolis gentilshommes et de ces coquettes damoiselles qui paradaient tout à l'heure ici devant les princesses. Au fait, donc: parle, je le veux!

Profitant de ce que Triboulet s'était approché de lui pour l'insulter de son carillon moqueur, il lui saisit l'oreille dans ses doigts osseux.

Le bouffon poussa un cri d'orfraie.

—Silence! commanda Duprat, craignant de voir entrer les huissiers et d'être surpris dans ce grotesque tête-à-tête.

Puis, lâchant l'oreille à moitié décollée, il tira de son escarcelle une poignée d'or qu'il tendit à sa victime.

—Montjoie et Saint-Denis! c'est affaire à Votre Honneur de trouver la clef qui délie les langues. Interrogez donc, messire, et l'on vous répondra.

—Triple coquin!...

—Là! là! pas de gros mots; j'ai déjà l'oreille toute malade, vous achèveriez de me la déchirer... De quoi souhaitez-vous que je vous entretienne? Des promenades amoureuses du beau Cossé-Brissac? Des hésitations de damoiselle Françoise de Foi entre les galants qui la courtisent, depuis qu'elle a hérité le legs que lui laissa feue la reine Claudine? Des épîtres secrètes échangées par damoiselle Hélène de Tournon avec certain poète anacréontique?... Demandez, monseigneur, mademoiselle ma marotte va sonner pour vous son plus beau carillon.

—Rien de ces fadaises!...

—Alors, expliquez-vous?

C'était précisément là ce que Duprat n'osait faire, et le perfide bouffon jouissait de son embarras. Cependant, il se décida:

—Pourquoi étais-tu sous ce rideau, et qui épiais-tu?

—Dites-moi, monseigneur, avez-vous remarqué quelquefois ce que font les chiens quand on leur marche sur la patte?... Ils vont se cacher... Vous me reprochiez tout à l'heure d'être payé comme un dignitaire, mais vous oubliez que je suis traité comme un chien, et que je jouis du même rang à la cour que les lévriers de Sa Majesté. Beaucoup de gens me considèrent et me traitent en conséquence... La princesse Marguerite, par exemple.

Ce nom et surtout l'affectation que mit le fou d'office à le prononcer, amena une légère rougeur au visage du chancelier.

—Il y a longtemps, prononça-t-il en observant l'effet de ses paroles sur le masque crispé du bouffon, il y a longtemps que je me suis aperçu de ton assiduité aux environs de la princesse; tu espionnes ses moindres démarches... Or, si je sais comprendre, comme tu n'es pas homme à vouloir de bien à qui te méprise et te repousse, c'est la rancune qui te conduit.

—Oh! fit négligemment Triboulet, Votre Honneur me flatte; je ne suis ni méchant, ni si profond que cela...

—Allons, dit le chancelier en regardant autour d'eux pour bien s'assurer encore qu'ils étaient seuls, et en baissant la voix malgré cette certitude; c'est assez de préliminaires. Le premier mot que tu m'as dit me prouve que tu sais mon secret, et ceux que tu viens d'ajouter m'assurent que tu peux me servir... Y consens-tu?

La bouche difforme du fou royal s'ouvrit pour laisser passer un gros rire; mais au lieu de le proférer, il se frappa la poitrine du poing pour le réprimer à sa source, et d'un accent incisif et métallique, plus pareil à un grincement de lime qu'à une voix humaine:

—C'est-à-dire que vous voulez que je seconde votre amour pour madame Marguerite de Valois?

—Tais-toi!... s'écria le chancelier, en appliquant la main sur ses lèvres. Ne répète jamais cela, jamais, entends-tu!

—Bah! grimaça Triboulet, puisque je connais votre passion et que personne ne nous entend!...

—N'importe!... cette parole coûterait la vie à tout autre qu'à toi. De cette minute, c'est un pacte entre nous; songes-y... Ton dévouement et ta discrétion, ou ta tête...

—Par Notre-Dame du salut! éclata le bouffon en se tenant les côtes, il est heureux que nul ne nous voie, car il ne saurait lequel est le plus fou, de moi qui porte la marotte, ou de Votre Seigneurie qui me tient de tels discours!...

Nuit Paris.

La nuit enveloppait depuis longtemps Paris.

—A d'autres!... Ce qui est arrêté est arrêté... Je compte sur ton adresse compte sur ma bourse.

—Alors, la feinte est inutile. Mais, insista Triboulet en arrêt sur les traits de son nouveau patron, vous l'aimez donc bien, cette fière princesse?...

—Tais-toi!... prononça avec une sombre ardeur Antoine Duprat; tais-toi! Ce n'est pas un brasier que tu remues en moi avec ce mot, c'est un volcan!... N'interroge pas sur un mal que tu ne saurais comprendre.

Triboulet passa sa marotte sur ses lèvres; les paroles et l'accent du ministre avaient amené au coin de sa bouche une légère écume teinte de sang.

—Moi! dit-il avec un éclat de rire strident, je suis un jongleur, un joyeux bouffon, je n'aime que ma marotte!... ah! ah! ah!

Et faisant pirouetter celle-ci en l'air, il la reçut en équilibre sur son front.

Il est probable, ceci par parenthèse, que le chancelier, auquel tous les moyens étaient bons pour assurer sa politique, n'en était pas à son premier marché avec le maître fou du roi, et que celui-ci, espion et fureteur né du palais, avait déjà rendu plus d'un service de nature suspecte à son noble complice.

Aujourd'hui, au lieu de diplomatie, il s'agissait d'une intrigue galante; qu'importait à Duprat! Il ne voyait qu'une chose, c'est qu'il s'agissait d'y mettre le prix, et l'argent ne lui manquait pas.

—Suis-moi, dit-il.

Le lieu ne lui paraissait pas assez sûr pour achever un entretien de ce genre.

Il sortit de la salle, passa hautain et fier devant les gardes, les huissiers et les pages de la galerie, répondit à peine de la main aux marques de respect des gentilshommes du palais qu'il rencontra dans son trajet, et auxquels le bouffon, meilleur prince, adressait en courant ses malices ou ses grimaces.

Puis, toujours suivi de ce grotesque compagnon, il atteignit son appartement jusqu'à son cabinet de travail.

Refermant alors la porte avec soin, il commença par prendre dans un coffre-fort, dont la clef ne le quittait jamais, et qui, divisé en deux compartiments, contenait, dans l'un, des papiers importants, dans l'autre, son épargne, une pile de ces larges pièces d'or où figuraient, d'un côté, la tête du roi, et de l'autre, l'écu aux trois fleurs de lis.

—Ceci t'appartient, ami Triboulet, dit-il, c'est un quartier arriéré de tes émoluments. Il est bon que nos affaires d'intérêt soient en règle.

—Décidément, ricana le bouffon, Votre Grâce tient à être bien servie.

Duprat se laissa tomber sur un fauteuil.

Triboulet s'accroupit, les jambes croisées, sur la natte.

—Ainsi, reprit le ministre, décidé à s'ouvrir tout entier à son confident, tu connaissais mes sentiments pour la princesse?... Mais que penses-tu des siens à mon égard?

—A vous dire vrai, j'en ai une médiocre opinion.

Le chancelier réprima le dépit que lui causait cette réponse.

—Sur quoi bases-tu cette façon de voir?

—M'est avis, messire, qu'elle ne vous a guère gracieusement octroyé tantôt la faveur du baise-main?

Duprat contracta ses sourcils, et frappant du poing sur sa table à écrire:

—N'importe! Je l'aime, je veux en être aimé, et tu me serviras!

—Assurément; ce ne sera pas, d'ailleurs, la première fois qu'on verra la folie servir d'auxiliaire à l'amour... Que ne vous êtes-vous déjà déclaré à madame Marguerite?

—Oui... j'y ai songé, sans doute, mais... quand je vais pour le faire, une sorte de crainte intérieure m'arrête.

—Vous, monseigneur! L'homme des grands coups d'État, des entreprises audacieuses!... Comment eûtes-vous tant d'autres conquêtes? Les belles venaient-elles par hasard se rendre d'elles-mêmes à vos genoux?

—Ne plaisante pas. La princesse exerce sur moi une impression qu'aucune autre ne produisit jamais. C'est du vertige, de la magie, mon sang afflue tellement vers mon cœur lorsque je l'aperçois, je suis si troublé quand je l'approche, que je perds toute mon assurance:

Triboulet considéra son interlocuteur avec une sorte de compassion.

—Merci de moi! prononça-t-il, je m'estime heureux d'être incapable, comme vous disiez, d'éprouver le mal d'amour,—un mal qui rend si poltron le plus grand seigneur du royaume!

—Et puis, murmura sourdement Duprat, tu disais vrai, cette beauté si affectueuse, si pleine d'épanchements, si bienveillante pour tout le monde... eh bien, je lui suis en antipathie... Pour moi seul, elle se montre hautaine, dédaigneuse... Cependant, nul ne lui témoigne plus de respect, d'attention, d'empressement... Les femmes sont étranges!...

—Grande vérité, monseigneur; en fait de ces créatures du sexe damnable, je n'en connais qu'une de sage et de fidèle... C'est mademoiselle de Carillon.

Et le fou royal agita les grelots de sa marotte.

—Depuis quelque temps surtout, reprit Duprat, cette roideur de la princesse à mon égard a redoublé. Est-ce naturel, cela? Toi qui passes ta vie à l'observer, n'en sais-tu pas la cause?

—A moins qu'elle n'aime ailleurs!...

A cette idée, le chancelier pâlit, et, chose bizarre, le bouffon, identifié sans doute à ses tourments, ne pâlit pas moins que lui.

—Par la mordieu, si cela était!... rugit le premier; mais non, c'est propos de fou!—Madame Marguerite n'a aimé que son mari, nul n'oserait se vanter encore d'avoir consolé son veuvage!

—C'est ce qu'il faudra voir! gronda Triboulet d'un accent si confus que son compagnon ne distingua pas ses paroles.

—Maintenant, conclut Duprat, tu sais où je tends. Ta tâche est de tout observer, pour tout m'apprendre. Nous agirons ensuite suivant ce que tu auras découvert... Va, et quand tu auras à me parler, sans t'adresser aux pages non plus qu'aux huissiers, prends cette petite clef, elle ouvre un passage qui te fournira à toute heure accès dans ces appartements.

En même temps, il remettait au bouffon la clef indiquée, et lui montrait de quelle façon elle faisait jouer un panneau de chêne servant de porte à un escalier dérobé.

Tandis que Triboulet s'éloignait d'une allure plus grave qu'il n'avait coutume, Duprat tenait les yeux fixés sur lui avec une bizarre expression de mépris et de rage.

—Cet homme me servira, murmurait-il à part lui; car si Marguerite m'a blessé dans ma passion, elle le blesse à chaque heure, lui, dans sa vanité... Elle a raison, sans doute, de dédaigner ce misérable rieur de contrebande, cet histrion à gages qui déshonore son frère!... et moi j'en fais mon allié!... Oui, avorton repoussant, tu me serviras jusqu'à ce que je te brise comme on brise un instrument inutile ou dangereux!...

Et se redressant de toute sa hauteur:

—Le roi est absent, je suis premier ministre, et je peux ce que je veux!

Durant cet entretien, Louise de Savoie, enfermée chez elle avec sa fille, s'efforçait de lui ravir le secret de sa mélancolie. La régente, si graves que soient les reproches que l'histoire lui adresse avec raison, n'était pas une nature vulgaire, et la femme politique, impitoyable pour ses adversaires, n'absorba néanmoins jamais chez elle la mère.

Elle entourait ses enfants, mais particulièrement Marguerite de Valois, d'une tendresse infatigable autant qu'éclairée. La communauté de leurs idées religieuses les avait aussi notablement rapprochées depuis les derniers temps.

—Vous avez beau feindre, chère fille, lui disait-elle; un si grand souci n'est pas chose ordinaire. Il y a sous ce beau front pâle une pensée décevante; ce n'est pas seulement l'ennui, c'est le chagrin qui enlève à vos grands yeux leur éclat! et vous me rendez pareille à vous; vous ajoutez aux soins qui m'accablent déjà, la douleur de voir que je n'ai plus votre confiance.

Mais ces bonnes paroles, ces tendres abjurations, ne produisaient aucun effet.

Marguerite restait muette, se contentant de répondre par quelques signes de tête pleins de dénégations et gros de douleurs; ou bien si l'insistance de sa mère lui arrachait une parole, c'était un mot si vague qu'il n'offrait pas de sens.

Rien n'annonçait le terme de cette situation contrainte; ce fut un incident inattendu qui y coupa court.

Un page vint demander à la régente si elle pouvait recevoir le chancelier, pour une communication importante.

Antoine Duprat fut admis aussitôt, et voyant la princesse Marguerite qui se disposait à se retirer, il insista pour qu'elle restât, n'ayant rien à dire qu'elle ne pût entendre. Il s'agissait de nouvelles d'Espagne, de demandes d'argent de la part du roi captif, et peut-être supposerions-nous avec raison que ce n'était là qu'un prétexte pour rencontrer de nouveau la princesse Marguerite.

En effet, il passa promptement à un autre sujet.

—Puisque ma bonne étoile me permet de vous rencontrer céans, auguste dame, dit-il, permettez-moi de vous adresser, en présence de madame la régente, un reproche sur l'accueil que vous me fîtes ce matin.

—Quel reproche ai-je encouru, messire? Je ne me sens aucunement coupable.

—Ces paroles sévères que vous m'adressâtes lorsque je vous saluai...

—Ces paroles, je ne saurais les retirer, sur ma conscience, messire!... Rentrez en vous-même et convenez-en. Vous connaissez mes sentiments religieux, je n'en fais pas un secret; eh bien! je suis en droit de vous demander: Qu'avez-vous fait de mes frères?... Mes amis, mes pauvres poètes, mes charmants écrivains, ces belles intelligences qui égayaient la cour, qui ravissaient la ville, qui répandaient l'esprit et le savoir, dites, où sont-ils?... vous avez suscité contre eux des docteurs ascétiques, des édits draconiens; et les tempêtes ont dispersé, entraîné ces oisillons meurtris!...

—Que vous plaidez bien une mauvaise cause, illustre dame!... Sur ma foi, à vous entendre, on se sentirait pris d'indulgence pour les coupables les plus endurcis.

—Eh quoi! ma fille, intervint la régente, est-ce donc là véritablement le sujet de la maladie noire que je déplore en vous?

—Je ne saurais dire, ma mère; mais du moins je suis bien assurée que j'éprouverais un grand contentement si les choses étaient autres.

—De grâce, insinua le chancelier, saisissant ce moyen de se mettre mieux dans l'estime de la princesse, de grâce, madame, ne rejetez pas sur moi seul la responsabilité de ces mesures, de l'exil de vos poètes de prédilection... Je ne suis que l'instrument des ordres du roi et de madame la duchesse.

—Est-ce vrai, ma mère? demanda Marguerite en fixant gravement son regard sur celui de Louise de Savoie, vous participez à ces rigueurs?...

—Permettez, madame, interrompit Duprat pour éviter à la régente l'embarras d'une réponse, il ne faut pas prendre mes paroles à la lettre. Son Altesse a laissé faire, parce que la volonté du roi étant précise, elle ne pouvait empêcher.

Cette explication confuse édifia peu Marguerite de Valois, dont l'esprit droit aimait les raisonnements précis.

Néanmoins, voyant le chancelier en si bonnes dispositions, elle ne voulut pas insister sur ce point, et reprit:

—Vous êtes un logicien trop habile pour moi, messire. Mais puisque vous paraissez plus miséricordieux que je ne pensais, il y aurait un excellent moyen de le prouver.

—Dites, madame, je ne tiens qu'à vous démontrer ma sincérité et mon bon vouloir.

—Oh! ce sont là d'excellents discours; pourquoi les actes ne s'y conforment-ils point?

—Si Votre Grâce daignait s'expliquer plus clairement.

—Très volontiers... Je veux dire, messire, que les écrivains exilés ne sont pas les seules victimes dont le sort m'afflige. Ce ne sont pas d'ailleurs les plus à plaindre.—Les prisons du Châtelet, de la Bastille, celles de ce palais sous nos pieds, les fosses de la Grosse-Tour, regorgent d'autres créatures dont la condition m'inquiète et me tourmente.

—En vérité, madame, vous prenez tant de sollicitude à ces misérables!... Songez donc que ce sont des pécheurs endurcis, récidivistes, propagateurs acharnés, et que la sainte Église de Rome les frappe d'anathème...

—Mais vous, messire, songez aussi que j'ai trempé dans leur erreur, puisqu'au dire du Saint-Père, erreur il y a... Je suis donc un peu excommuniée comme eux, ce qui fait que leur infortune me touche...

—Ils sont heureux, madame, d'exciter votre sollicitude.

—Ils le seraient bien plus s'ils obtenaient la vôtre.

—Que souhaitez-vous donc?

—Que vous mettiez en œuvre ce bon vouloir que je rencontre chez vous aujourd'hui, et qui me charme, en faisant élargir ces malheureux.

—Le chancelier eut un geste d'effroi.

—Ne craignez rien; ma mère, ici présente, ne s'y opposera pas, j'en suis sûre.

—La régente fit un signe affirmatif.

—Et quant à mon cher et honoré frère, notre maître à tous, je m'engage,—foi de princesse,—à vous obtenir la continuation de sa faveur.

—Ainsi, madame, la délivrance des prisonniers religieux vous serait agréable?

—A moi, à ma mère et au roi.

—S'il en est de la sorte, la chose n'est pas impossible... Cependant n'oublions pas les exigences de la Sorbonne; elle serait capable de faire un coup d'État ou un acte de rébellion fâcheux en la situation des affaires publiques, si nous lui enlevions toute sa proie... Je vous communiquerai, s'il vous plaît, la liste des prisonniers, et vous en désignerez un certain nombre qui seront libérés sur votre désir. Quant aux autres, nous tâcherons ensuite d'adoucir pour eux ces rudes docteurs, dont il serait dangereux de méconnaître trop ouvertement les privilèges.

—Ainsi soit-il, messire; ma mère et moi attendrons votre liste, afin de vous présenter ensuite la nôtre, et, cet acte de clémence accompli, vous aurez droit à toute ma reconnaissance.

Sur ce mot, elle lui tendit gracieusement la main qu'elle lui avait refusée le matin même.

IV
L'ANGE DES TOMBEAUX.

La nuit enveloppait depuis longtemps Paris endormi. Non pas une de ces nuits transparentes sous leur voile, qui font rêver du ciel et de ses voies étoilées, non pas même une nuit au lourd manteau noir, dont pas un filet de l'éther ne traverse la couche opaque.

Le ciel, bizarrement envahi par des montagnes obscures, lançait çà et là par leurs trouées des clartés blafardes, qui prêtaient aux objets des aspects fantastiques.

Au palais, tout reposait, comme à la ville. Les corps de logis de la grande cour du Louvre se profilaient sur ce ciel douteux, sans que la lueur d'une veilleuse apparût derrière les vitrages plombés de quelque fenêtre. Seulement, sur les déchirures du ciel, les crêtes des hauts étages, les créneaux des tourelles, les aiguilles des guérites de pierre des bastions du bord de l'eau de la porte de Saint-Germain l'Auxerrois se dessinaient en silhouettes accentuées, pareilles aux découpures de ces châteaux magiques construits sur les flancs des nuages par de méchants enchanteurs.

La Grosse-Tour eût acquis alors des proportions gigantesques pour l'œil d'un visiteur, si quelqu'un se fût trouvé assez hardi pour la considérer sans un frisson. Sa tête disparaissait dans l'ombre, et sa masse noire se dressait comme un monument funèbre, écrasant une hécatombe immense.

C'était l'heure et le lieu de se rappeler les légendes fabuleuses qui peuplaient les mémoires; cette vue sans perspective, cet horizon sans lumière, ce môle sinistre rendaient vraisemblables les plus incroyables récits. Cette enceinte devait être hantée par des esprits en harmonie avec elle. S'il est des repaires où les spectres prennent leurs ébats, celui-ci en était un.

C'était sans doute en une circonstance pareille que le bouffon royal avait assisté à l'apparition dont il avait, quelques jours auparavant, entretenu la cour.

Son récit n'avait produit qu'une impression passagère, on s'en était occupé quelques heures. Le soir, peut-être encore, deux ou trois gentilshommes, une ou deux dames, plus curieux que les autres, avaient mis l'œil à leur croisée pour regarder si le fantôme ne leur donnerait pas une représentation; puis, fatigués bientôt d'une vaine attente, ils avaient quitté la partie, se moquant d'eux-mêmes et des hallucinations de messire Triboulet.

Ils eussent changé d'avis, et l'eussent reconnu pour leur maître, si, plus persévérants, ils se fussent tenus en observation au jour où nous sommes arrivés.

Oui, de l'un des angles de la cour carrée surgit tout à coup, nous ne saurions dire comment, une ombre plus noire que les silhouettes des tourelles, plus grave que les murailles de la Grosse-Tour, plus solennelle en sa démarche que les nuages fantastiques qui roulaient leurs cohortes au ciel.

On devinait sous cette enveloppe une forme humaine, mais on ne la distinguait pas. On n'entendait ni son souffle ni ses pas.

Elle avançait, morne et muette, sans regarder derrière elle, sans agiter les plis du linceul où elle était drapée.

C'était bien celle que le fou du roi avait déjà vue, car elle suivait le même itinéraire, marchant en ligne droite vers l'arcade de Charles V, au bord du fossé de la tour centrale, dont le pont-levis, rigoureusement retiré, ne permettait plus l'accès.

Où allait-elle donc et qu'espérait-elle? Les fantômes ont-ils des secrets pour passer où ne passent point les vivants? La pierre et les murailles offrent-elles des issues à leurs formes insubstantielles? Se transportent-ils, malgré leur apparence matérielle, à la manière des esprits subtils?

Il faut le croire, puisque celui-ci se fut à peine approché de l'un des massifs de la maçonnerie, qu'il parut ne faire plus qu'un corps avec elle, ou plutôt qu'il fut absorbé, englouti dans ses flancs granitiques.

Ce phénomène était si prodigieux qu'il arracha un cri de surprise à une autre créature, accourue là sur les traces de l'apparition.

Pour que rien ne manquât, en effet, à cette fantasmagorie, derrière le spectre s'était avancé un gnome, c'est-à-dire un être bizarre, aussi grotesque que le premier était imposant, quelque chose entre l'homme et le singe, un corps sans jambes, ou des jambes sans corps, avec une tête énorme, sans proportions avec le reste de sa structure.

Cette chose avait jailli d'un perron sur les traces du noir promeneur, et s'était attachée à lui, en roulant comme une boule, en rampant comme un lézard, toujours dans les ombres les plus opaques de la cour, de manière à n'être pas même visible pour l'œil du fantôme.

Lorsque le premier s'était approché de l'arcade de Charles V, le second avait hâté sa poursuite, et déjà il étendait sa main crochue pour saisir le pan de son manteau; mais fantôme et manteau s'évanouissaient à sa vue, comme ces visions de nos rêves qui échappent à notre toucher, et ce prodige arrachait au nain une exclamation de colère et d'effroi.

Cet observateur déçu dans son espoir demeura un moment immobile de stupeur, puis il tressaillit en apercevant, à travers une des longues et minces meurtrières percées çà et là dans les assises de la tour, un filet lumineux, qui passa rapide comme l'éclair et ne revint plus.

Il conçut la conviction, sans qu'il eût pu expliquer pourquoi, que la disparition du noir promeneur sur le bord du fossé, et le jet de cette lumière à travers la tour, avaient la même cause et appartenaient au même objet.

L'apparition écarta son voile.

La porte refermée, l'apparition écarta son voile.

Alors, au paroxysme de l'exaltation, il se mit à palper un à un les blocs de pierre du pilier mystérieux, il gratta les interstices avec ses ongles, essaya d'en percer le ciment avec le fer d'un poignard, frappa du manche de celui-ci sur chaque point;—ses ongles se cassèrent, sa lame s'ébrécha, et le pilier rendit un son mat et brut, qui ne révélait aucun vide dans la maçonnerie.

Le nain secoua ironiquement sa grosse tête rousse, et s'en alla se blottir en face de la poterne, dans l'angle d'un épais contrefort du palais, l'œil attaché sans relâche sur ce pilier qui ne voulait pas lui livrer son secret.

Plus favorisés, il nous sera permis d'en traverser les blocs.

L'apparition au noir vêtement descendit d'abord un escalier en spirale, dont la cage étroite la meurtrit plus d'une fois. Cet escalier comptait trente marches, au bas desquelles s'offrait une galerie, dont la voûte humide et visqueuse laissait filtrer des gouttes d'eau glacée qui formaient de place en place de petites mares sur le sol spongieux.

Un sentiment de froid pénible vous saisissait dans ce conduit, au-dessus duquel régnait le fossé de la tour.

Le personnage que nous y suivons n'échappa point à cette impression: un frisson le parcourut de la tête aux pieds; ce fut le premier, l'unique mouvement qu'il eût encore manifesté.

Il n'en ralentit pas cependant sa marche, devenue plus hâtive que dans la traversée de la cour, et il atteignit le bout de la galerie, qui se terminait brusquement par un pan de maçonnerie.

Mais il n'eut qu'à étendre le bras, à toucher une saillie des pierres du bout des doigts, l'obstacle disparut, la muraille s'effaça, comme s'était effacé le pan du pilier de Charles V, et le promeneur inconnu pénétra dans une petite pièce carrée évidemment creusée de main d'homme dans l'épaisseur des fondations de la Grosse-Tour.

Avant que sa voix eût appelé, un gardien se présenta, tenant à la main une lumière qui éclaira à peu près ce réduit. Jusqu'alors, l'apparition, marchant à l'instar des fantômes, s'était orientée à travers les ténèbres les plus épaisses.

—C'est bien, maître, dit-elle; conduis-moi.

Ce guide était un vieillard aux cheveux gris, mais grand et encore vigoureux. Il portait à sa ceinture de cuir deux objets particulièrement remarquables: un anneau de fer contenant un énorme trousseau de clefs grossières et rouillées, et un poignard dans une gaîne solide.

Sans se faire répéter l'ordre, il ouvrit une porte bardée de traverses assujetties par de gros clous, et éclaira de sa lampe trois marches à monter pour accéder dans une galerie autrement longue que la première.

A droite et à gauche de celle-ci régnaient de nombreuses portes massives, toutes munies d'énormes verrous extérieurs.

Ces portes donnaient sur autant de cellules; ces cellules étaient des fosses.

Lorsqu'on était déposé dans un de ces cabanons, on ne savait plus quand on en sortirait, ni si l'on en sortirait. Le premier venu n'y était pas admis... on les réservait aux prisonniers de distinction.

Les grands vassaux, traîtres à leur foi ou redoutables pour leur influence, en avaient longtemps connu les tortures... aujourd'hui, d'autres coupables y croupissaient. Le premier ministre y tenait à sa merci les novateurs les plus fougueux, les écrivains réformistes qui n'avaient pu échapper à temps.

Le guide ouvrit successivement chaque cellule, et successivement l'apparition s'approcha des captifs, leur adressa une parole consolatrice, leur donna une lueur d'espérance, s'assura que leur condition misérable n'était pas encore aussi affreuse qu'elle eût pu le devenir, sans les subsides généreux qu'elle laissait aux mains du geôlier.

Au bout de cette galerie funèbre, le verrou de la dernière porte tiré, l'apparition se tourna vers le vieillard:

—Laisse-moi, lui dit-elle, je te rejoindrai.

Il s'inclina et obéit.

Sa compagne poussa la porte et entra.

Ce cachot était un peu moins horrible que les autres. Une lampe, suspendue par un anneau de fer à la voûte, en éclairait l'intérieur; la couche ne manquait pas de couvertures; une table et quelques ustensiles en garnissaient le fond.

La porte refermée, l'apparition écarta son long voile d'étoffe épaisse; mais le prisonnier n'avait pas attendu pour s'élancer vers elle, avec l'acclamation du mourant qu'on rappelle à la vie.

—Marguerite!...

Et, réunissant ses deux mains dans les siennes, il les couvrait d'ardents baisers.

Oui, c'était elle, la Marguerite des marguerites, la perle des perles, comme disaient les poètes. Son beau et mélancolique visage, pâle à l'égal d'un marbre de Paros, se détachait sur ses vêtements de deuil, et semblait, aux rayons de la lampe, refléter une auréole.

—Oh! c'est bien moi, mon Jacobus, dit-elle d'un ton d'ineffable tendresse; et quand vous aurez fini d'embrasser mes mains, vous m'apporterez votre front, que je vous rende vos baisers.

—Marguerite! Chère et bien-aimée Marguerite!... répéta le prisonnier, qui semblait avoir mis toute son âme dans ce nom.

—Tu m'accusais peut-être, ingrat!... Le temps t'a semblé long, mon ami cher... moins long, qu'à moi, va!... Oh! cette cour, cette étiquette, ces jaloux, ces espions!... Depuis trois jours, je n'avais pu m'y soustraire. Il semblait qu'un réseau d'Argus haineux m'enveloppât... Et je ne voulais pas qu'on pût surprendre notre secret... Non pas pour moi, qui défie la haine et la rancune de ces serpents; mais pour toi, mon âme, qu'un de leurs dards empoisonnés atteindrait aisément!...

—Oh qu'importe!... ne pensons plus au passé, au temps perdu, aux persécutions, aux persécuteurs... Le présent seul existe; et le présent, c'est le bonheur, puisque je te vois, puisque je t'entends, puisque tes lèvres ont touché mon front...

Elle s'était assise sur une escabelle près de la table, et il se tenait agenouillé devant elle.

—Es-tu belle ainsi! reprit-il avec passion, sous ce costume triste et sombre, tes yeux brillent comme les diamants noirs de l'Orient, et ton visage dépasse en ravissement celui des anges.

Elle lui mit sa main sur le front, pour le placer sous la pleine clarté de la lampe, et s'étant mirée longtemps dans la silencieuse contemplation de ses traits:

—Je ne sais si je suis aussi belle que tu dis, mais, au monde je n'ai vu chevalier plus gracieux que toi, mon Jacobus; la poésie et l'intelligence brillent sur ton front, la bonté et le courage sur tes lèvres et dans tes regards, la grâce et la noblesse dans ton maintien... Mon beau gentilhomme, je suis fière de toi, et je te sauverai, car je t'aime!...

—Assez! assez! ce mot-là me suffit!... Me sauver, à quoi bon; j'ai suffisamment vécu! Ah! l'on devrait mourir à l'heure d'une pareille joie; car le reste de la plus longue vie ne peut en fournir une si grande.

Va! je ne suis pas ingrat!... mon adoration pour toi n'a d'égale que celle que j'adresse à Dieu; elle est si puissante... devrais-je le confesser? qu'elle me fait parfois oublier jusqu'à mon père!...

—Ton père, répéta Marguerite avec des larmes dans la voix; ce noble vieillard que je respecte et que j'aime sans l'avoir vu, à cause des vertus de son fils et de la tendresse qu'il a su lui inspirer...

—Oh! merci, chère dame! Non, tu n'es pas une femme commune, tu comprends tous les sentiments généreux; merci, mon amour s'augmenterait encore, s'il était possible, de ton estime pour mon père...

Pauvre père, soupira le prisonnier; j'étais l'enfant de sa vieillesse, l'enfant du miracle, disait-il; je n'ai pas vingt-six ans, et il ne s'en faut que de quelques années qu'il ait accompli son siècle!... Et quel homme que ce patriarche! Initié à toutes les sciences; plus habile en métaphysique que pas un chercheur du grand œuvre; plus perspicace en médecine que pas un docteur, il a tout embrassé, tout pénétré...

Pauvre père!... Où est-il, que fait-il à cette heure?... Persécuté à cause de moi, sans doute!... mort de m'avoir perdu peut-être...

Et le prisonnier se cacha le visage de ses mains, pour dissimuler ses larmes.

Se roidissant enfin contre cette émotion légitime, que la princesse respectait:

—Chère et illustre dame, reprit-il, trésor de miséricorde, vous que les captifs et les infortunés appellent l'ange des tombeaux quand vous descendez dans cet enfer anticipé, n'avez-vous donc encore pu découvrir ce qu'est devenu mon père?...

—Je ne veux pas te tromper, mon cher Jacobus; jusqu'ici il ne m'a pas été possible de recueillir aucun renseignement précis ou satisfaisant. Tout ce qu'on a pu me dire, c'est qu'aussitôt après ton arrestation à Meaux, ton père a disparu de son logis. Je crois être sûre qu'il n'a pas été pris parmi les réformistes car il ne s'occupait guère de ces matières théologiques; je serai d'ailleurs très prochainement en mesure de connaître les noms de tous les prisonniers...

—Merci de vos soins secourables, ma noble et chère dame, soupira le captif. Hélas! je le sens, mon père est perdu pour moi!...

—Pourquoi donc abandonner ainsi tout espoir? reprit avec un doux reproche, la princesse; je vous dis d'espérer, au contraire; j'ai détaché à sa recherche Michel Gerbier, le plus sûr de mes serviteurs, mon père nourricier; il saura bien me découvrir ses traces. Je vous le répète encore, pour lui comme pour vous, mon cœur est plein de confiance.

—Si vous voulez parler de ma délivrance, reprit le jeune homme en agitant mélancoliquement sa tête expressive, en vérité je ne suis pas pressé de la voir venir. C'est dans ce cachot que j'ai connu le bonheur de vous aimer; ce cachot est un palais que votre pensée embellit sans cesse; et qui sait, à supposer que vos projets se réalisent, si je retrouverai, libre, les joies ineffables que j'aurai goûtées captif!...

—Chère âme, prononça Marguerite en lui faisant un collier de ses deux bras, que tu mérites bien d'être aimé!...

Elle disait vrai, la belle Marguerite. Dans ce Louvre dont les superbes murs pesaient de tout leur poids sur ce captif, elle eût vainement cherché un gentilhomme qui valût celui-ci non pour les titres, il y en avait de plus de quartiers sans doute, non pour la beauté et la distinction, quoiqu'il possédât un visage séduisant, quoique sa tournure fût irréprochable; mais pour cette noblesse qui ne se lègue pas par héritage, mais pour ces qualités de l'âme que l'éducation ne donne pas, car elles sont une faveur directe d'en haut.

Jacobus, ou plus vulgairement Jacobé de Pavanes, était un jeune homme de grand mérite, érudit et lettré, élevé à l'école de l'évêque de Meaux, dont il était le disciple favori.

C'était chez ce prélat qu'il avait eu occasion de rencontrer madame Marguerite de Valois, que ses tendances réformistes portaient à fréquenter monseigneur Guillaume Briçonnet, chef de luthéranisme en France.

L'estime que le prélat faisait de Jacobus, l'attention qu'il accordait à ses discours, une attraction naturelle, rapprochèrent de lui la princesse, et bien certainement ils s'aimaient, sans avoir osé se l'avouer l'un à l'autre, quand la persécution surexcité par Antoine Duprat éclata sur la petite église de Meaux et sur ses adhérents, avec la rapidité et la violence de la foudre.

Jacobus de Pavanes avait commis un acte de rébellion capitale, aux yeux du chancelier, non moins qu'à ceux de la Sorbonne.

Oubliant que Clément Marot n'avait pu trouver grâce, en dépit de ses hautes protections, pour sa traduction versifiée des psaumes, condamnée solennellement et détruite par la main du bourreau[2], méprisant l'arrêt rendu par la Sorbonne, consultée par le parlement sur l'opportunité d'octroyer à Pierre Gringoire, écrivain en grande réputation en ce temps, la permission d'imprimer les Heures de Notre-Dame, translatées en français, Jacobé de Pavanes avait osé traduire la Bible!

Il résulta naturellement de cette rigueur que la curiosité publique, stimulée, s'attacha avec plus d'impatience à la connaissance de la lecture qu'on lui interdisait, et que le mouvement en fut accéléré au lieu d'en être ralenti.

En France, toujours sous l'impulsion de Duprat, la Sorbonne, consultée par le parlement sur la requête de Pierre Gringoire dont nous venons de dire un mot avait donc rendu le décret stipulant «que de pareilles traductions, tant de la Bible que d'autres livres de religion, étaient pernicieuses et dangereuses, parce que les livres ont été approuvés en latin; et doivent ainsi demeurer».

Mais, nous ne sommes ici que pour constater les faits, et celui que nous signalons présentement, c'est la captivité de Jacobé de Pavanes dans les fosses de la Grosse-Tour du Louvre; c'est la miséricorde de la sœur du roi vis-à-vis de tous les prisonniers de religion, et particulièrement de l'élève de prédilection de l'évêque de Meaux.

Jusqu'au jour où le malheur s'était abattu sur lui, la princesse Marguerite s'était tenue à son égard dans une réserve qui ne laissait rien voir de ses sympathies intimes; elle savait sans doute,—les femmes ont pour cela un sens particulier,—que ce beau gentilhomme, ardent en toutes choses, chez lequel la passion débordait par tous les pores, la trouvait belle, et recherchait sa présence.

Mais, par une retenue qui n'est pas rare en un véritable amour, elle évitait de lui fournir aucune occasion de manifester ce sentiment, soit dans ses discours, soit dans les vers qu'elle ne laissait pas de tourner avec art.

Ce fut donc seulement lorsqu'il lui apparut malheureux, prisonnier, accusé d'un crime entraînant des peines terribles, que les hésitations de son cœur se fondirent soudain, et qu'elle laissa échapper dans le cachot du Louvre l'aveu qu'elle avait su contenir au sein des splendeurs.

Un geôlier, gagné à prix d'or, servait de complice à ces entrevues, et avait livré à la comtesse le secret du pilier de Charles V, connu de lui seul.

Le lecteur comprend donc, sans que nous insistions, l'ardeur de cette passion cimenté par les persécutions, stimulée par le péril, entretenue d'une part par une reconnaissance sans bornes, de l'autre par les instincts les plus généreux, par l'abnégation la plus sincère.

Marguerite était heureuse et fière de se sentir l'unique but, l'unique pensée, l'unique providence de celui qu'entourait sa tendresse. La poésie de son âme, l'ardeur de son sang, ce sang royal qui coulait aussi dans les veines de François Ier s'épanchaient dans ses entrevues avec le chevalier de Pavanes, en sorte que l'heure était loin déjà qu'ils se croyaient encore à leur premier baiser.

Des coups discrètement appliqués à la porte de la cellule les rappelèrent à la vérité.

Le temps avait marché, c'était le moment des adieux.

Marguerite promit de revenir bientôt; on échangea un de ces longs embrassements où les âmes et les sens se confondent, puis la porte se referma. L'ange des tombeaux se disposa à regagner le monde des vivants.

Le captif se jeta sur sa couche, et tenant à deux mains ses tempes enfiévrées de joie, les yeux clos pour ne pas être distrait par les objets extérieurs, il continua son rêve de bonheur, en savourant le souvenir de ses moindres détails.

Assurément, Marguerite, forcée de songer aux précautions de la retraite, était plus à plaindre que lui.

Elle renouvela ses recommandations et ses libéralités auprès du geôlier, lui fit entendre que le chevalier de Pavanes n'attendait que le retour du roi pour obtenir son élargissement, et qu'alors elle et lui proportionneraient leur générosité à ses bons offices.

Cet homme, qui détestait le chancelier comme tout le monde ne demandait qu'à servir une cause où il trouvait tous les avantages rassemblés, bons traitements et profits.

Marguerite reprit donc sa route accoutumée, et le pilier complaisant de la grande arche la rendit bientôt au plein air.

Drapée dans son manteau noir, le visage caché dans son coqueluchon rabattu, elle se dirigea tout droit vers une porte basse de l'aile méridionale des bâtiments.

La nuit n'avait fait que s'épaissir depuis son premier trajet; autour d'elle il ne se produisait aucun mouvement, il ne retentissait aucun bruit.

Cependant un être informe avait jailli de l'angle d'un contre-fort, où il accomplissait sa veille infatigable; et rampant dans l'obscurité, il s'arrêta seulement à quelques pas de la porte, où il laissa la princesse pénétrer sans obstacles.

Puis, cette porte retombée, cette créature sans nom agita, en signe de contentement, ses longs bras décharnés, et poussa un cri de hibou en belle humeur, qui fit grincer les girouettes du palais sur leur verge rouillée.

V
LA CHAMBRE DU MINISTRE.

Ce cri rauque et guttural était sans doute celui que profèrent les démons au moment de regagner leur enfer, car le gnome disparut aussitôt, sans qu'il nous soit possible de dire par où il était passé.

S'était-il abîmé sous la terre? Avait-il traversé la muraille du palais, à l'instar de l'apparition qui avait su se frayer une voie insaisissable dans les blocs de l'arche de Charles V? Ou bien, enfin, laissant s'éloigner cette apparition, avait-il tout simplement pris le même chemin qu'elle, en ouvrant à son tour la porte basse dont il connaissait aussi le loquet secret?

Toujours est-il qu'il ne tarda pas à quitter la cour carrée, sans que personne eût été assez habile pour se douter qu'il y eût passé une partie de la nuit.

Et, comme nous n'avons pas de raison pour laisser plus longtemps le lecteur en doute sur l'identité de ce personnage, qu'il a reconnu sans peine, nous suivrons celui-ci se glissant à la façon des chats dans la cage de l'escalier étroit et caché qui aboutissait à la chambre du premier ministre.

Muni de la clef confiée à son zèle, il s'introduisit dans cette chambre par le panneau mobile, inconnu par les serviteurs vulgaires du palais.

Le remords n'est pas un vain mot, assurément; mais il y a par exception, des heures où la mauvaise conscience ne paraît pas troubler le sommeil des coupables. Seulement, les visions de leurs rêves sont une affaire entre eux et Dieu.

Antoine Duprat, étendu sous ses épais rideaux, dormait profondément. Le bruit de sa respiration lente et régulière était le seul qui remplit cette pièce, avec les crépitations intermittentes d'une lampe de nuit qui avançait à sa fin.

Cette chambre, vue à cette heure, sous le reflet vacillant de la flamme jaunâtre, qui semblait frôler et animer successivement chaque angle saillant des meubles, ne laissait pas d'offrir un aspect peu rassurant.

Les armes pendues en trophées sur les murailles, les images pieuses qui séparaient ces instruments de mort, le grand fauteuil où s'étaient médités tant d'actes criminels, la table sur laquelle avaient été signés tant d'arrêts de mort, ces papiers épars, qui en contenaient déjà d'autres peut-être, tout inspirait des pensées funèbres.

Le visiteur nocturne s'était arrêté, écoutant la respiration de l'homme redoutable dont il allait troubler le repos: il portait son œil quelque peu hagard sur ces objets, qui tous avaient leur muette éloquence.

Au milieu de cet examen, le rayon de la veilleuse fit surgir une lueur fauve de l'un des clous dorés qui ornementaient le coffre-fort massif, où le chancelier déposait ses richesses et ses secrets.

La main crispée du gnome se dirigea nerveusement vers ce point, et ses traits se contractèrent en envisageant ce meuble.

—Là!... là!... murmura-t-il d'un accent étouffé.

Puis, cette impression s'effaça, ses membres se détendirent, et ses lèvres s'agitant, sans qu'aucun son sortît de sa poitrine, semblèrent formuler quelque chose approchant de ces mots:

—Plus tard!...

Oubliez cet homme et ses paroles, ma mère.

Oubliez cet homme et ses paroles, ma mère.

Ces deux syllabes, ou plutôt le sens qu'elles renfermaient pour lui, ayant rasséréné ses esprits et affermi sa confiance, il se tourna vers le lit, et se haussa sur la pointe des pieds pour voir qu'elle figure avait un chancelier endormi.

Une figure peu avenante, sans doute, car il se pelotonna aussi vite sur lui-même, effrayé de l'expression menaçante de ce sommeil.

Par un geste qui lui était habituel et qui indiquait chez lui la plus absorbante réflexion, il se mit à se ronger les ongles, les yeux tournés vers le lit mais de façon à voir sans être vu, en cas de réveil subit du dormeur.

Puis, effrayé par lui-même du droit qu'il avait reçu de pénétrer à toute heure, sans être annoncé ni attendu, dans ce lieu redoutable, il comprit, car il était prévoyant, qu'il arriverait peut-être une circonstance, où son généreux patron se repentirait de cette faveur, et en craindrait les inconvénients, ce qui lui attirerait bien quelque méchante aventure.

Sur cette pensée fort sage, il rétrograda jusqu'au panneau à coulisse, sortit sur l'escalier, et, avant de rentrer, fit assez de bruit en ouvrant, pour être sûr de ne pas prendre le ministre à l'improviste. C'était une manière de prévenir la défiance de celui-ci.

En effet, le chancelier, réveillé en sursaut, bondit sur sa couche.

—Holà! qui vient ici!... fit-il du ton d'un homme qui a des raisons pour craindre les mauvaises surprises.

Et, apercevant dans le clair-obscur l'ombre bizarre du nain:

—Par le saint nom de Dieu! exclama-t-il, qui va là?...

—C'est moi, c'est moi monseigneur! fit le visiteur de sa voix la moins rugueuse.

—Par Dieu le Père! s'écria le ministre rappelé à lui, c'est Triboulet!

—Moi-même, messire... Pardonnez-moi de vous avoir réveillé si brusquement, mais, en dépit de mes précautions, je ne suis pas habile à ouvrir les portes mystérieuses telles que celle-ci, et le bruit que j'ai fait...

—Il n'importe, interrompit Duprat en se mettant sur son séant, et fort intrigué par cette visite, qui présageait un événement extraordinaire.

—Votre Seigneurie pardonnera donc à mon zèle...

—Il suffit, pas de préambule; allume seulement cette chandelle de cire sur ma table, et viens au fait.

—Vous m'avez dit que vous teniez à être bien et promptement servi, monseigneur; quand vous m'aurez entendu, j'espère que vous reconnaîtrez que j'exécute fidèlement vos intentions.

—Parle donc clairement alors.

Avez-vous ouï parler de ce fantôme noir dont je racontais l'autre jour l'apparition miraculeuse à l'audience de madame la régente?

—Peut-être bien... oui, j'ai une vague idée de cette invention de ton cerveau fêlé... Où prétendais-tu en venir avec ce conte?

Le bouffon royal se rapprocha du ministre, et se dressant aussi haut qu'il put pour donner plus d'ampleur à sa voix:

—Ce n'était pas un conte...

—Décidément, murmura en se parlant à lui-même Antoine Duprat, j'ai eu tort de choisir un pareil auxiliaire, il est réellement fou.

Or çà, mon maître, reprit-il tout haut, il me semble que tu te joues de ma longanimité. Tu viens me réveiller avec fracas, à une heure indue, et cela pour me faire des histoires de l'autre monde... Oublies-tu que j'aime médiocrement la plaisanterie? Or, celle-ci me paraît fort déplacée.

—En ce cas, monseigneur, vous me congédiez? Soit, je me retire; reprenez cette clef, qui me devient inutile et dont je ne me suis servi que pour vous obéir... Je reprends ma parole et j'emporte mon secret.

Ce disant, il fit mine de tendre la clef au chancelier et de gagner la porte ordinaire.

—Au diable, le fâcheux! gronda son patron. Je t'écoute, mais dis-moi un mot raisonnable.

—Croyez-moi, messire; ma marotte dort là-haut dans mon perchoir, sous les toits, je n'ai jamais été plus sensé. Je n'ai pas imaginé le fantôme noir de la grande cour, il existe; tout à l'heure encore je l'ai vu... je l'ai suivi!...

—Toi?

—Moi!

—Où cela?

—Où je l'avais vu la première fois, où je le guettais depuis une semaine; toujours dans la cour carrée.

—Tu l'as abordé?

—Non pas; j'ai fait mieux que cela: je l'ai reconnu.

Le chancelier devint tout pâle, il y avait tant d'autorité dans l'accent du bouffon, qu'il n'était pas permis de douter de sa parole.

Ce qui passa alors par l'esprit d'Antoine Duprat, nul ne l'a jamais su. Gagné par la sincérité de son confident, entraîné par l'habileté perfide avec laquelle il distillait ses révélations, peut-être eut-il un moment d'effroi et crut-il voir sur le seuil de sa chambre l'ombre vengeresse de quelqu'une de ses victimes. Des scélérats moins superstitieux que lui, ont eu de ces hallucinations.

Quoi qu'il en soit, la pupille de Triboulet se dilata avec une expression sardonique, ainsi qu'il lui arrivait à chaque coup d'épingle qu'il trouvait l'occasion de lancer à son allié en diplomatie.

Eh bien! ce spectre terrible! demanda enfin celui-ci, surmontant son appréhension, c'est...

—Ce n'est pas un revenant, c'est une femme.

—Hein! une femme?... une femme qui erre seule, la nuit, déguisée en fantôme, à travers les êtres de cette résidence royale? Son nom, puisque tu la connais?

—Ne le devinez-vous pas, messire; et quelle autre serait assez hardie, d'humeur assez aventureuse pour accomplir ces pérégrinations, sinon la princesse Marguerite?

—La princesse Marguerite!... la duchesse d'Alençon!... répéta le chancelier au comble de la stupeur.

—Ne m'avez-vous pas enjoint de vous la nommer?

—Sur mon âme, voilà qui est incroyable! si incroyable, que je n'y ajouterai foi que quand tu me l'auras juré sur cette image de Notre-Seigneur Jésus, appendue là, au-dessus de mon prie-Dieu.

—Je le jure, dit tranquillement Triboulet, c'était madame Marguerite, propre sœur de sire le roi de France.

Une pause suivit.

Le ministre tenait son front dans sa main, pour rallier ses idées qui s'égaraient, sans qu'il put les condenser, ni les retenir. Il n'était pas bien sûr encore d'être vraiment éveillé.

Le bouffon dardait sur lui ses yeux ardents de malice, et jouissait de l'état déplorable où il le voyait.

—Si tu ne lui a point parlé, comment l'as-tu reconnue sous son ajustement funèbre?

—Oh! prononça sourdement le fou d'office, il y a des personnes que l'on reconnaît d'instinct, sans avoir besoin de considérer leurs traits, sans qu'elles fassent un mouvement ni qu'elles parlent... Vous les apercevez, tout votre sang bouillonne et vous crie: C'est elle!...

—Oui, fit Duprat; je comprends; ce que l'amour inspire à quelques-uns, toi tu le ressens par la haine!

—C'est cela, monseigneur, vous l'avez dit: la haine!

Le bouffon, devenu livide, articula ces mots d'un accent guttural, et retira de son pourpoint, où il la retenait enfouie, sa main, dont les ongles, pleins de sang, avaient déchiré sa poitrine.

—La haine! répéta-t-il, la haine! Cette femme m'estime moins qu'un chien.

—C'est vrai, appuya Duprat, lui rendant à son tour une de ses blessures; je l'ai ouï engager son royal frère à te chasser du palais comme on ne chasserait pas un être vermineux... Pauvre Triboulet, reprit-il avec une feinte compassion, il y a pourtant du bon en toi.

Cette hypocrisie, loin de l'abuser, le rappela à lui.

—Ne vous y fiez pas, messire, fit-il avec une gaieté fébrile; le papegai s'apprivoise difficilement; il mord souvent son maître, au moment où celui-ci le caresse avec plus de confiance. Vous voyez, j'ai mes heures de franchise.

La princesse a peut-être raison de me dédaigner; je fais un métier stupide, en prétendant amuser, avec mes saillies, des gens plus sots que moi... Tenez, je suis, au demeurant, un vilain personnage.

—A la bonne heure! Je vois avec plaisir que si tu fustiges vertement les autres, tu ne t'épargnes pas toi-même... Mais tu es un rusé compère, et, si je te connais bien, tu ne dis tant de mal de toi que pour empêcher que les autres le pensent. Pour moi, je ne te demande pas de me flatter, mais de me servir. Ton intérêt me répond de ta vigilance, je n'en exige pas plus.

Les boutades de ce genre n'étaient pas rares en effet, de la part de ce bouffon bizarre, dont la langue enfiellée ne respectait pas même son maître, le roi.

—Quelle cause puissante attribues-tu à ces promenades nocturnes de la princesse? Ce ne peut être un simple rendez-vous de galanterie? Nos grandes dames ne prennent point tant de gêne, et ne font point tant de mystère pour chose si vulgaire...

—Non, sans doute; communément, elles attendent les amoureux, et se contentent de leur ouvrir l'huis de leurs retraits... Mais qu'adviendrait-il si ces beaux galants, au lieu d'avoir leur libre volée, se trouvaient confinés en quelque endroit malsain, fermé à double tour, et surveillé par des gardiens rigoureux?

—Eclaire ton discours, je cesse de te comprendre.

—Suivez mon raisonnement, messire, il est limpide: en fait de rendez-vous d'amour, il faut pour se rencontrer que quelqu'un aille en trouver un autre... Quand l'amoureux est empêché, c'est l'amoureuse qui se met en route.

—Fort bien; mais, en ce cas, je cherche vainement quel peut être ce mortel assez favorisé et assez malheureux à la fois pour que la perle de la France aille à lui, sans qu'il puisse venir à elle... Je ne vois personne...

—C'est que vous cherchez mal, messire. Madame Marguerite possède un moyen que j'ignore, mais que je découvrirai, pour pénétrer dans les cachots de la Grosse-Tour; celui qu'elle aime est là!...

—Quel trait de lumière!... Triboulet, tu es le prince des bouffons!...

—Cette parole me flatte, messire; il me reste à la justifier.

—Achève donc, alors; ce prisonnier...

—Ah! malheureusement, mes indications, mes pressentiments, ne vont pas plus loin... ce prisonnier, je ne le connais pas.

—Mais je veux le connaître, moi!...

—Ne vous emportez pas, monseigneur. Tout vient à point à qui sait attendre... et chercher. Donnez-moi, signé de votre main, un permis de visiter, à toute heure et de telle façon qu'il me conviendra, les cellules de la Grosse-Tour, des créneaux jusqu'aux fosses. Que je sois à jamais privé de ma marotte et de votre confiance, si je ne vous apporte pas le nom de votre heureux rival avant deux fois vingt-quatre heures.

—J'y compte, dit le ministre en lui montrant parmi les papiers épars sur la table, un blanc-seing, dont le bouffon se saisit avec la souplesse du tigre qui s'élance sur sa proie.

VI
L'HOROSCOPE.

On nous permettra, avant d'aller plus loin, de présenter au lecteur, avec quelques détails, Louise de Savoie, duchesse d'Angoulême. Cette princesse exerça la régence durant la plus grande partie du règne de François Ier, que son esprit d'entreprise, ses aventures et ses luttes guerrières détournaient des affaires de l'État.

Nous avons, dans un précédent chapitre, montré cette princesse entourée de sa cour. Elle avait alors près de cinquante ans; mais, grâce à l'art des cosmétiques, grâce à son maintien superbe, à la noblesse de sa taille, c'était encore une femme belle et qui ne manquait pas de charmes.

L'habitude du pouvoir, une énergie innée, des instincts indomptés, avaient en outre marqué leur sceau sur son front, qui respirait le besoin d'autorité et la volonté rigide.

Ses passions avaient plongé la France dans l'abîme où elle se débattait depuis plusieurs années.

Son avidité d'argent causa particulièrement d'immenses malheurs; mais le fol amour dont elle s'éprit, à l'âge de plus de quarante-quatre ans, pour le duc de Bourbon, connétable de France, eut aussi d'irréparables conséquences, et fut en réalité l'origine de la défaite de Pavie et de la prise du roi.

Le connétable, beaucoup plus jeune qu'elle, était fier, et prétendait ne devoir sa fortune qu'au roi. Il repoussa ses avances, et se voyant disgracié à la suite du refus qu'il avait fait de lui servir d'amant ou même d'époux, il entra au service de l'empereur.

C'était, a dit un historien, un de ces hommes nés pour décider du sort d'un État par le parti qu'ils embrassent. Le sort de la France fut en effet tranché par sa désertion.

Nous ne rappellerons pas ces désastres.

Il nous suffit de donner un regard à la situation de la cour et du pays à l'époque qui nous occupe.

La France était toujours sous le coup de la consternation où l'avait jetée l'échec de Pavie. François Ier était jeune, généralement aimé, admiré de l'Europe. On avait la certitude que bien d'autre sang allait succéder au sang déjà répandu, et la France, entamée, se sentait menacée d'une condition pire encore par les efforts extraordinaires qu'il fallait tenter après tant d'autres efforts perdus. On songeait aux sommes immenses qu'il était indispensable de trouver, et l'on se demandait où les prendre.

Plus on racontait des merveilles de la vaillance déployée par le roi à Pavie plus on était touché de sa situation; et tout le monde à la cour imputait ces maux à la duchesse d'Angoulême et au chancelier Duprat.

L'écho de ces plaintes, de ces accusations, n'était pas sans arriver jusqu'à ces grands coupables.

Le chancelier s'en vengeait en poursuivant comme novateurs ceux qu'il supposait ses ennemis; mais la régente paraissait fort assombrie par la grande responsabilité qui pesait sur elle et par l'affection, nous devons insister sur ce point, qu'au milieu de ses égarements, de ses vices, elle portait à son fils et à la princesse Marguerite.

Depuis les événements qui avaient atteint ce fils bien-aimé, elle se montrait particulièrement en proie à des accès d'anxiété de mélancolie, qu'elle n'était plus maîtresse de dissimuler.

Poursuivie par une idée fixe, dont elle ne se confiait à personne, elle se livrait à des pratiques religieuses exagérées, qui l'entraînaient flottante du catholicisme au luthéranisme,—son esprit inquiet demandant par alternatives à l'une et à l'autre de ces croyances, laquelle était la plus efficace pour calmer les esprits malades... les remords, peut-être!...

La captivité du roi suffisait-elle pour justifier un si grand trouble moral? On en doutait; mais quelle autre faute la duchesse d'Angoulême avait-elle donc à expier?

Entachée des idées nouvelles, elle ne croyait ni à l'efficacité des fondations monastiques ni à celle des indulgences. Son intelligence supérieure ne se pouvait persuader que, parce qu'il avait plu au sort de la placer dans une condition où elle était en mesure d'acheter ses faveurs, elle pouvait ainsi satisfaire à la justice divine.

Elle en vint à des expédients qui trahissaient le trouble de sa conscience. Ce fut alors qu'elle adressa à diverses reprises au parlement (voyez Dulaure) des remontrances sur le luxe des habits. Elle prétendait qu'il était l'heure de s'humilier devant Dieu, de réformer cet éclat, d'abandonner les étoffes de soie pour en prendre de laine de couleur jaune, noire ou gris foncé, et de ne plus célébrer de noces somptueuses.

L'avocat général, Charles Gaillard, répondit fort sagement à ces remontrances, que la cour du roi devait donner l'exemple de cette réforme; que ses pompeuses superfluités, trop exactement imitées par les sujets, causaient la ruine d'un grande nombre.

On eût cru que la princesse toute-puissante allait s'offenser de cette franche déclaration, lorsque, à la surprise générale, on la vit s'y ranger en adoptant, pour un temps du moins, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'une autre fantaisie eût succédé à celle-là, des vêtements médiocres, tels qu'elle eût voulu en voir à tout le monde.

On pense bien aussi que, grâce aux idées superstitieuses du temps, alors même qu'elle s'adressait au ciel, toute femme supérieure qu'elle fût, elle ne dédaignait pas des pratiques qui sentait fort le soufre et la corne d'enfer.

Pénétrant donc,—le jour qui suivit la visite de Triboulet à Antoine Duprat,—dans l'appartement de la duchesse régente, nous la trouvons en compagnie de sa fille Marguerite et d'un troisième personnage, auquel elle paraissait porter une extrême attention.

La duchesse d'Alençon, assise à l'écart, rêveuse, les yeux fixés sur le ciel, dont on entrevoyait un lambeau par la croisée entr'ouverte, errait évidemment loin de ce qui occupait si fort la régente.

La mère et la fille avaient chacune leurs soucis.

La première se tenait près d'un guéridon d'ébène, ayant en face d'elle le personnage que nous avons indiqué et dont elle étudiait avec une anxiété singulière les gestes et la physionomie.

C'était un homme de cinquante ans, vêtu d'une longue robe noire d'une extrême simplicité. Ses traits creux, son front chauve et ridé, ravagé par l'étude plus que par l'âge, inspiraient une défense instinctive. On sentait de prime abord, rien qu'à la façon dont son œil observateur se portait sur le vôtre, que cet homme exerçait sur le commun une supériorité réelle.

Corneille Agrippa était en effet un habile et profond docteur; ce n'était qu'avec beaucoup de peine que Louise de Savoie avait pu l'attacher à sa personne et à celle de François Ier en qualité de médecin. Toutes les cours le lui avaient disputé; aussi était-il l'homme de France le moins courtisan, et le plus prompt à la réplique lorsque sa puissante protectrice le contrariait en quoi que ce fût[3].

Il n'était guère permis alors à un médecin de demeurer étranger à l'alchimie ni à l'astrologie judiciaire.

L'anatomie était une science à peine soupçonnée; la dissection d'un corps humain passait pour un acte sacrilége. Charles-Quint consultait les théologiens de Salamanque pour savoir si, en conscience, on pouvait disséquer un corps afin d'en étudier la structure.

D'une part, les métaux entraient pour beaucoup dans la médication; de l'autre, on attachait à la marche des astres une influence prépondérante sur la climatérique terrestre et sur l'organisme humain. Par une conséquence qui se comprend, si l'on se reporte à l'état des intelligences, qui sortaient à peine des nuages mystiques du moyen âge, les hommes les plus éclairés ne dédaignaient pas de considérer cette influence comme s'étendant aux choses morales.

Ainsi, étant admise cette vertu des astres, et leur marche étant connue, il n'était pas illogique de chercher à devancer celle-ci, pour les interroger sur les événements qui pouvaient découler de leur conjoncture avec d'autres mondes célestes ou avec les saisons.

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