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Les Mystères du Louvre

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Duchesne n'avait jamais soupçonné la sympathie de sa fille.

Duchesne n'avait jamais soupçonné la sympathie de sa fille.

Se doutant bien de la répugnance qu'elle rencontrerait chez Lafayette si elle l'engageait elle-même à s'adoucir vis-à-vis du roi, elle avait donc eu cette idée profonde de l'y faire pousser par Philippe lui-même.

Le lecteur sait les hésitations et la défiance innée qu'avaient inspirées à notre héros les ouvertures de M. de Jars dans ce sens.

On serait tenté de croire, maintenant, que les événements qui se succèdent d'une façon si imprévue devaient amener la ruine de ces plans de la duchesse, l'exil de de Jars, l'emprisonnement de Philippe, la certitude où était le cardinal des manœuvres ourdies chez la reine-mère, et enfin l'incident de la caricature, qui allait se rendre implacable contre ses ennemis, tout venait à l'encontre de ceux-ci.

Eh bien, tous ces faits, ou du moins l'un d'eux, contribuèrent au résultat souhaité, tant les choses d'ici-bas s'enchevêtrent souvent en dépit de la prévision des plus habiles!

Duchesne, qui n'avait jamais soupçonné la sympathie de sa fille pour son élève, ne tarda pas à en être instruit par un message qui vint le trouver au milieu de ses travaux du Luxembourg.

Ce message n'était point signé, mais le porteur était autorisé à faire connaître le nom de celui qui l'envoyait: on apprendra sans étonnement que c'était le père Joseph.

Depuis quelque temps il s'entendait trop bien avec le peintre de la reine-mère pour ne pas lui rendre ce bon office.

Il le prévenait donc, comme sa conscience lui en imposait le devoir, que la jeune Henriette paraissait éprise d'une folle et coupable passion pour cet élève, qui s'était, par son orgueil et son ingratitude, rendu indigne de son maître.

Puis, un triomphant post-scriptum rassurait les craintes que cette découverte lui pourrait inspirer, en lui annonçant que le séjour du Louvre était devenu sans inconvénients pour la jeune fille, vu l'incarcération de l'amoureux.

Duchesne, atterré par le premier avis, respira à celui-ci; mais il n'en accourut pas moins au palais, où il eut avec sa fille une querelle violente, dans laquelle il finit par la menacer de l'enfermer dans un couvent si elle s'avisait de manifester la moindre attention pour ce misérable barbouilleur qui déshonorait son école.

Henriette soutint le choc plus bravement que sa timidité et son innocence ne permettaient de l'espérer. A chaque menace elle se réclama de l'amitié de la reine-mère, qui ne permettrait pas qu'on la persécutât.

C'était le meilleur argument vis-à-vis de Duchesne, qui devait tout à Marie de Médicis et n'osait encore rompre vis-à-vis d'elle.

Mais il résulta surtout ceci de particulier de cette explication, que ce fut par elle que Henriette apprit l'arrestation de Philippe.

On prévoit ce qu'il en advint. Sa première idée, après avoir pleuré et soupiré bien fort, fut de chercher les moyens de lui venir en aide, et tout naturellement elle se souvint de l'entretien avec le chevalier dans la galerie des combles.

Elle résolut de tenter pour son ami ce qu'elle avait songé à faire pour Châteauneuf, et elle courut trouver Louise.

A ce cri:

—Philippe est arrêté!

La fille d'honneur fut prise d'une pâleur et d'une émotion telles, que Henriette en demeura frappée. Elle-même n'avait pas été plus émue en apprenant cette nouvelle funeste.

Jusqu'alors chacune d'elles, renfermant en soi un secret qu'elle n'osait qu'à peine s'avouer à elle-même, n'avait laissé paraître aux yeux de l'autre aucun signe de cet amour, qui était venu à la sourdine, et s'était longtemps ignoré.

Mais le cœur,—le cœur des femmes surtout,—a pour saisir les témoignages de la passion une perspicacité plus subtile que le langage parlé. Elles comprennent avec leur âme tout ce qui touche à leur âme.

Ces deux jeunes filles innocentes n'eurent besoin que de cette minute pour reconnaître que le même sentiment les occupait alors.

Leur émoi, leur frisson, le tremblement de leur voix, l'instinct surtout, leur dirent qu'elles étaient rivales.

—Tu l'aimes!... s'écria Louise.

—Conviens-en, répondit soudain Henriette, tu l'aimes aussi?

Et deux gros soupirs succédèrent à cette explosion.

Mais, prestige adorable d'un premier, d'un sincère amour, ce ne fut ni la haine, ni la jalousie qui sortirent de cet aveu mutuel. Ce fut une alliance plus intime pour le bonheur du bienheureux objet de cette double passion.

Il leur semblait si digne d'être aimé qu'elles ne s'étonnaient pas de l'avoir aimé à la fois, et puis elles s'avouaient, et c'était là comme leur consolation, qu'elles étaient venues à lui de leur propre mouvement, sans qu'il osât rien faire pour les attirer.

A toutes deux il avait adressé de caressantes et douces paroles, mais c'étaient des mots fraternels, tout pleins de retenue et d'exquise délicatesse. Au fond du cœur, elles se flattaient peut-être chacune d'être la préférée, mais il leur était encore permis de se demander s'il les aimait ensemble, ou seulement s'il aimait une d'elles.

Alors aussi elles eurent comme l'intuition des nuages de son âme, des deux courants qui l'attiraient tour à tour, et dans un adorable serment elles se jurèrent de travailler à sa délivrance, sans arrière-pensée, et de le forcer à se prononcer pour celle qui aurait le plus fait pour lui.

C'était un pacte héroïque, et ce qui ne le fut pas moins, c'est qu'elles l'exécutèrent sans une ombre d'hésitation.

L'amour est si puissant, si désintéressé à cet âge, qu'il n'exige même pas de réciprocité: il se suffit à lui-même.

Ce soir-là, il y avait une petite réception dans l'appartement de la jeune reine.

La cour était taciturne, car Richelieu, qui avait cru devoir se montrer, promenait à travers les groupes un visage soucieux, un regard préoccupé.

Anne d'Autriche causait, entourée de quelques dames, au nombre desquelles se faisait remarquer sa favorite, la duchesse de Chevreuse, qui cherchait par une gaieté factice à narguer le cardinal et à lui donner le change sur ses anxiétés mortelles.

Quelques seigneurs jouaient silencieusement; divers personnages allaient et venaient, et le roi, qui aimait assez à s'affranchir de la raideur de l'étiquette en ces circonstances de famille, avait quitté une partie avec Bassompierre et Roquelaure pour faire un tour dans la galerie.

On savait qu'alors il n'aimait pas à être entouré, et l'on s'abstenait de le suivre.

Soit hasard, soit préméditation, il se rencontra, vers l'un des points les plus isolés, avec mademoiselle de Lafayette.

Elle était venue décidée à faire un effort sur elle-même et à rendre au monarque le sourire dont il ne manquait pas de la saluer chaque fois qu'il la voyait, mais auquel d'ordinaire elle se dérobait sous une vive rougeur.

Innocente et pure comme elle était, ses visées étaient loin d'aller aussi avant que celles de la duchesse. Si elle eût compris à quoi on prétendait la pousser, elle eût reculé du premier coup plutôt que de sauver Philippe par un sacrifice indigne de lui.

Mais la réputation immaculée de Louis XIII était de nature à rassurer la plus craintive. Il ne s'agissait d'user envers lui que d'une coquetterie innocente; de lui accorder, non pas des faveurs, mais des semblants de faveurs. Un mot, un regard étaient suffisants pour le charmer; avec un serrement de main, elle était sûre de l'affoler[15].

Ne racontait-on point tout bas que la reine ayant reçu un jour un billet, l'attacha à la tapisserie de sa chambre, afin de ne pas oublier d'y répondre. Mais le roi, auquel elle voulait en laisser ignorer le contenu, étant entré et ayant souhaité le lire, Anne d'Autriche fit signe à mademoiselle d'Hautefort, qui se trouvait là, de le prendre et de le cacher. Le roi voulut le lui ôter, et ils se débattirent assez longtemps en badinant, jusqu'à ce que, se voyant sur le point d'être vaincue, la demoiselle d'honneur mit vivement le papier dans son sein. Le jeu cessa aussitôt, le roi n'ayant osé poursuivre le billet jusque-là.

Les idées de la duchesse pouvaient donc aller fort loin; il était permis à Louise, vis-à-vis d'un adorateur de cet acabit, de réussir sans perdre sa dignité.

Ainsi, elle était venue bien décidée à se rendre le roi favorable, pour l'amener à la grâce qu'elle souhaitait, et cependant, quand elle le rencontra, le courage faillit lui manquer, elle se troubla et laissa choir sur le tapis un bouquet de roses printanières qu'elle tenait à la main.

Le monarque, empressé, se baissa pour le relever, et au moment de le lui rendre, balbutia, sans trop bégayer:

—Si je le gardais, j'aurais quelque chose de vous...

Elle sentit que c'était le moment décisif; son énergie se retrempa dans cette extrémité.

—Eh bien, sire, répondit-elle avec un sourire auquel son émotion ajoutait un charme infini, partageons.

Sur quoi, prenant les fleurs, elle les divisa en deux paquets, dont elle tendit le plus beau au roi.

Soudain, avec un à-propos dont ont l'eût cru incapable:

—Que ne puis-je, dit-il, tremblant plus qu'elle, partager ainsi ma couronne avec vous.

—Votre couronne, sire, répondit-elle soudain, gardez-la tout entière, il vous la faut, pour faire justice à vos sujets...

—Justice? répéta-t-il en l'interrogeant du regard. Vous avez quelque chose à me demander...? Tant mieux, c'est accordé...

—Silence... fit-elle; on nous observe.

Le roi lui adressa un signe d'intelligence, et s'avançant vers le groupe le plus proche:

—Messieurs, dit-il à haute voix, nous chasserons demain à Saint-Germain.

Puis, se rapprochant de mademoiselle de Lafayette:

—Vous en serez... et vous me direz tout.

Richelieu, qui d'ordinaire ne perdait pas le roi de vue, n'avait pu surprendre cet épisode de la soirée.

Au moment où le monarque et la fille d'honneur se rencontraient, un huissier pénétrait dans les salons jusqu'à l'Eminence et lui glissait un mot à l'oreille:

—M. le lieutenant civil est aux ordres de monseigneur.

C'était le mot d'ordre convenu entre lui et Laffémas.

Si bien que, tandis que Louis XIII et mademoiselle de Lafayette échangeaient les phrases et les procédés délicats que l'on sait, Richelieu descendait au fond des cachots du vieux Louvre.

Là, derrière une tenture, il assistait, invisible, au supplice de la question, appliqué au malheureux marchand qui avait vendu la fameuse estampe.

A chaque coin, à chaque coup de maillet, on eût vu ses traits frémir d'un contentement horrible, mais il prêta vaillamment l'oreille; le pauvre diable, cédant plus encore à l'effroi qu'à la douleur, poussa deux ou trois rugissements terribles, et tomba dans une prostration d'où il fut impossible de le tirer.

Il fallut remettre l'épreuve décisive au jour suivant.

XV
LA LETTRE DE SANG.

Une nuit épaisse comme celle qui recouvre les tombeaux enveloppait le Louvre de son suaire. Les remparts, les tourelles, les donjons, les bâtiments, tout se confondait en une masse opaque et noire avec ce ciel menaçant.

L'atmosphère était pesante comme lui. Des vapeurs sulfureuses la saturaient, et l'on eût cru respirer l'air d'un volcan qui prélude à une éruption.

C'est à peine si la grosse horloge du palais avait pu laisser tomber, sourds et sans vibrations, les douze coups de minuit.

Tout se tenait immobile, oppressé sous cette influence de la nature.

L'horloge avait sonné depuis un quart d'heure, lorsqu'il se manifesta un bruit presque imperceptible dans une des petites chambres occupées par les femmes de la reine-mère.

La plus jeune de toutes, une enfant dont le sommeil paisible et pur eût ravi les anges, s'agita, par des mouvements indéfinis d'abord, sur sa couchette. Sa tête blonde tourna deux ou trois fois sur son oreiller, à peine creusé sous un si doux fardeau.

Elle semblait, dans ses rêves, résister à un réveil chagrin ou à une voix importune, et s'obstiner dans le sommeil.

Mais cette voix était plus forte, car la dormeuse, assoupie et légère, se dressa sur son séant, dans une pose de houri.

La main sur son front, elle écoutait sans doute la voix immatérielle qui se révélait à son esprit.

Il fallait qu'elle fût étrangement puissante, car l'enfant se laissa bientôt glisser de sa couche, et passant ses petits pieds roses dans les pantoufles déposées tout auprès, elle se dressa impassible et morne, les traits graves, la prunelle à moitié close, mais fixe et sans regard, et marcha vers la porte.

Tout était noir autour d'elle, mais elle se dirigeait dans ces ténèbres opaques avec cette sûreté et cette confiance irréfléchie de la machine qui obéit à son moteur, et qui passe là où l'être raisonneur se verrait arrêté.

Elle traversa le vestibule du rez-de-chaussée, comme elle avait traversé le reste. Sa main vint se poser sans hésitation sur le pêne qui donnait accès dans la cour du Louvre, au moyen d'un perron de quelques marches orné de doubles colonnes, supportant, comme une marquise, le balcon du premier étage.

A peine avait-elle touché le bouton de cette dernière porte qu'une batterie électrique sembla éclater sur le palais. De longs éclairs rougeâtres sillonnèrent l'espace, et la foudre, éclatant au milieu de tonnerres formidables, ébranla le royal séjour jusque dans ses fondements. Des flammes bleuâtres éclairèrent la la pointe des verges de fer où pendaient les girouettes et coururent comme autant de feux follets le long des crêtes et des épis fleurdelisés qui couronnaient les toits.

L'orage, longtemps concentré dans les nuages de plomb, rompait enfin ses outres; les secousses, les déchirements se succédaient sans relâche, comme si le ciel avait déclaré à ce palais des grands de la terre une guerre implacable. Les vitres frémissaient, dans leurs réseaux de métal, les arbres des parterres se tordaient sous les coups de l'ouragan et balayaient le sol de leur faîte, quand ils ne joignaient pas les craquements de leurs troncs brisés aux craquements de la foudre.

Bientôt les cataractes du ciel s'ouvrirent pour un nouveau déluge. La pluie et la grêle, avec leurs bruits sinistres, se joignirent au mugissement du vent, aux détonations de l'orage; le feu et l'eau se disputaient l'empire.

Mais l'influence qui attirait la jeune fille hors de son appartement la rendait aussi insensible aux choses extérieures. Ni l'horreur de la tempête, ni la bourrasque qui la fouettait au visage, ni la pluie qui avait en une seconde imbibé ses légers vêtements de mousseline, ne pouvaient l'arrêter quand la volonté du prophète était sur elle.

Elle descendit le perron, et battue par l'orage qui emportait des lambeaux de son écharpe, qui déroulait les longues tresses de sa chevelure, à travers le sable détrempé des allées qui souillait ses pieds de nymphe, elle atteignit le but où nous l'avons déjà vue se rendre une fois,—le soupirail de la cellule du père Joseph.

Ici ses jambes s'arrêtèrent d'elles-mêmes, sans que sa volonté y fût pour rien, ses genoux s'infléchirent, elle se baissa lentement.

L'orage grondait, la pluie versait toujours autour d'elle ses torrents.

C'est pour le coup que les passants l'eussent prise pour une morte! Rien en sa personne n'indiquait plus la vie; sa chevelure, partie enroulée autour de son col, partie collée en mèches glacées le longs de ses épaules, ses yeux presque fermés, ses joues pâles comme l'ivoire et ses lèvres plus pâles encore, ses membres raidis, froids comme la pierre, tout en elle paraissait d'un cadavre ou d'un spectre. Il eût fallu découvrir un faible battement du cœur.

—Maître, dit-elle de cette voix étrange et saisissante qui n'appartient qu'au magnétisme et à l'extase, vous m'avez appelée, me voici.

—Je vous attendais, répondit le prisonnier. Avez-vous souffert pour venir?

—Je n'ai pensé qu'à venir.

—Et vous en serez récompensée, car il s'agit de votre bonheur et de la sûreté de tous ceux qui vous sont chers.

—Tous à cette heure sont malheureux et persécutés.

—Ne pouvez-vous me dire ce qu'il faut faire pour mettre fin à leurs maux?

—Je le pourrai, si vous me donnez la force et la lumière.

L'évocateur étendit avec énergie les mains vers elle, et la fascinant des rayons ardents de ses yeux:

—Voyez!... ordonna-t-il.

—Toujours le cardinal et l'homme gris... répondit-elle. Implacables, le sang ni les supplices ne leur coûtent rien. Tout pour la domination; le cardinal immole ce qui lui fait obstacle pour régner sur le roi, et le moine ce qui menace son influence sur le cardinal.

—Voyez! voyez!... réitéra l'évocateur en lui imposant, avec une énergie nouvelle, la lucidité qui ne connaît ni les obstacles matériels, ni les distances. Où est le cardinal en ce moment?...

—Tandis que tout repose dans le Louvre, il veille... Oui, c'est bien lui; le voilà affaissé sur son siège, enfermé au plus profond de son appartement... Ses traits sont livides, ses lèvres amincies frémissent de rage... La tempête du ciel n'est rien auprès de celle qui bouleverse son cerveau...

—Que fait-il?... Est-il seul?...

—Il promène sa main crispée sur des feuilles à moitié écrites, où restent des lacunes blanches; la place pour mettre des noms... Un homme est là, toujours le même, l'inévitable moine... Cet homme lui fournit de nouveaux feuillets à mesure qu'il a signé les précédents... et dès qu'ils sont signés, il les enlève et les amasse... Il en a déjà une pile énorme... et le cardinal signe toujours.

—Et ces papiers, que contiennent-ils? Lisez, je le veux!... Elle se tordit sous la puissance de son regard électrique, un son douloureux sortit des profondeurs de sa poitrine.

—Il n'est pas besoin de lire ces lignes pour comprendre que chacune est un arrêt de proscription, de torture ou de mort... Ah! s'écria-t-elle d'une voix plus perçante, quel sourire infernal, quel regard cruel!... Voici un de ces blancs-seings que le moine met à part, dans un endroit que seul il connaît... A qui le réserve-t-il, mon Dieu?... Je sens une fibre se briser dans mon cœur... Philippe!... C'est l'arrêt de Philippe!

Et elle s'abîma un moment dans l'amertume de sa douleur, car cette vision avait pour elle tout le relief de la vérité.

Le prophète lui laissa ces quelques secondes de répit. Mais revenant alors à la charge, après avoir calmé ses angoisses par des passes bienfaisantes, il continua ses questions et obtint de nouvelles réponses, nettes autant que précises, sur les actes les plus secrets du ministre et de son confident. Après quoi, reprenant l'objet interrompu:

—Du courage, ma fille, dit-il avec cette autorité de parole qui faisait oublier son âge, parlez-moi encore de Philippe.

—De Philippe? Retenu injustement, il souffre... Je le vois; sa prison n'est séparée de la vôtre que par un mur... il veille tristement en pensant à moi...

Une chasse à Saint-Germain.

Une chasse à Saint-Germain.

—Cherchez bien; n'existe-t-il aucune ressource pour le sauver?...

—Si fait, répondit-elle vivement. Il possède un talisman qui peut lui donner dans l'estime et dans l'affection du cardinal une place telle que celui-ci n'ait plus rien à lui refuser, ni votre liberté ni celle de nos amis.

—Parlez, parlez toujours; quel est ce talisman?

—Un médaillon, un portrait de femme caché sur sa poitrine...

—Vous êtes sûre de cela?

—Oui. Que Philippe mette ce portrait sous les yeux de monseigneur de Richelieu, et celui-ci est vaincu, et le moine ne peut plus nous nuire!

Le prisonnier resta assez longtemps pensif, puis enfin:

—Ne peux-tu, demanda-t-il à Henriette, te souvenir une fois seulement, étant réveillée, de ce que tu as vu et dit pendant ton extase?

Elle secoua lentement la tête, et laissa péniblement tomber un mot:

—Non.

—Ne peux-tu te rappeler au moins ce que je vais te dire?

Mais elle répondit encore d'une voix expirante:

—Non.

—Alors, fit à son tour dans une tristesse mortelle frère Jean, Dieu nous abandonne; nous n'avons plus qu'à courber le front et à attendre, le malheur est sur nous.

Il y eut une nouvelle pause plus prolongée que les précédentes. La jeune fille, changée en statue du désespoir, demeurait anéantie, les genoux meurtris sur la pierre, la tête appuyée contre la muraille visqueuse, trempée par la pluie. Elle eût pu mourir à cette place si l'influence qui l'y avait amenée ne lui fût venue en aide.

Frère Jean étendit encore à plusieurs reprises les mains vers elle, et chaque fois elle semblait ressentir une sensation de calme et de bien-être.

—Henriette, lui dit-il, du courage! Nous blasphémions en désespérant du Ciel... il m'a envoyé une pensée de salut... Une minute encore, et je te congédie avec l'arme qui doit nous protéger tous. Patience, attends-moi!

—Faites et ordonnez, maître, je ne suis là que pour obéir.

Frère Jean venait, en effet, d'être frappé d'une inspiration précieuse. Descendant de l'échafaudage sur lequel il lui fallait se hisser pour parvenir au soupirail et communiquer par la voix avec la jeune visionnaire, il s'approcha des rayons où le père Joseph plaçait ses livres mystiques.

Il détacha le feuillet blanc servant de garde à un large in-folio, et l'étendit sur la petite table, à portée de la lampe qui jetait dans ce lieu funèbre sa misérable clarté. Mais, pour écrire, il lui fallait encore une plume et de l'encre, et le capucin avait eu soin d'enlever tous ces objets quand il avait changé sa cellule en prison.

En homme que les obstacles ne rebutent pas, il fouilla du regard tous les recoins, et n'ayant rencontré rien de mieux, il arracha l'un des clous qui fixaient l'image du Christ à la croix du prie-Dieu.

Un sourire amer se dessina sur ses lèvres à l'idée de ce rapprochement: il n'avait enlevé le clou de l'image bénite que pour le plonger dans ses propres veines. Une ligature fit gonfler celles de son poignet, et il l'ouvrit résolument pour y puiser.

De sa main droite, ferme et libre, il traça alors ces trois lignes en caractères de sang:

«Que Philippe présente au cardinal le médaillon qu'il porte sous son pourpoint, ses ennemis sont battus et son bonheur commence.»

Puis il ajouta en forme de post-scriptum:

«Quand vous serez libre, n'oubliez pas ceux qui restent captifs.»

Chaque mot était le prix d'une goutte de sang, car la pointe de fer oxydée, était un mauvais conducteur, et le sang se figeait et se coagulait presque instantanément sur la rouille qui la rongeait.

Mais il avait écrit tout ce qu'il importait d'écrire pour l'heure. Reprenant donc l'escabelle et la table, il rebâtit son échafaudage et se hissa jusqu'à l'étroit orifice.

—Henriette, dit-il, m'entendez-vous encore?

Elle s'agita, et se penchant vers lui:

—Que voulez-vous, maître?

—Approchez-vous jusqu'au bord des barreaux de fer, et étendez le bras aussi avant que possible.

Elle se coucha sur la terre et passa le bras, comme on le lui ordonnait, à travers les grilles.

—Recevez ceci, continua frère Jean en lui confiant le papier plié, et mettez-le dans votre corsage.

Elle continua d'obéir, avec cette soumission automatique qui signale les actes des somnambules magnétisés.

—A présent, vous pouvez aller, lui dit-il; si ce moyen échoue, c'est que la destinée est véritablement contre nous, et que je me suis trop hâté de louer Dieu!...

Et il étendit pour la dernière fois les mains vers elle, afin de lui donner de la force.

Puis il redescendit de son observatoire, remit chaque chose en place dans la cellule, assujettit le clou consacré dans la plaie du Christ. Après quoi, pour expier sans doute sa profanation, il s'agenouilla sur le prie-Dieu, où, suivant son habitude, il tomba dans une de ces longues méditations extatiques qui remplaçaient pour lui le sommeil, et dans lesquelles il percevait des révélations si incompréhensibles au monde qu'elles lui avaient valu son nom de visionnaire.

Certes, il avait eu une heureuse et intelligente pensée en traçant le billet qui devait suppléer au mutisme d'Henriette. Celle-ci, éveillée, ne se rappellerait plus rien des événements qui avaient traversé son imagination durant l'extase. Sous ce rapport, son esprit était une glace qui ne conserve plus rien du reflet qu'elle a saisi au passage.

Mais grâce à cet expédient, elle allait trouver à son lever, dans son corsage, le papier précieux, et ces indications suffiraient pour dénouer la trame ténébreuse ourdie par le franciscain contre le jeune homme dans un but connu de lui seul.

Faire tenir cet écrit au prisonnier n'était plus qu'un embarras secondaire pour la favorite de la reine-mère, la protégée de l'adroite duchesse de Chevreuse. D'ailleurs, en mettant les choses au pis, frère Jean, plus initié qu'elle-même à ses propres sentiments, possédait la conviction que dans un moment de désespoir elle s'adresserait au cardinal en personne plutôt que de laisser se prolonger davantage les ennuis et les périls de son amant.

Tout était donc calculé pour la réussite sans qu'il y eût lieu de prévoir une chance contraire.

La jeune fille, ranimée par l'énergie communicative du visionnaire, se redressa plus ferme, plus tranquille qu'en aucun instant.

L'orage s'était dissipé, la pluie avait cessé, mais de gros nuages blancs couraient rapidement au ciel, disputant à la terre la clarté que la lune cherchait à y faire descendre. Le vent ne s'était pas tu entièrement, il sifflait en gémissant dans les tourelles et les colonnades, et faisait onduler les plis de la tunique du fantôme qui traversait la cour.

Henriette avait passé insensible à travers la foudre et la grêle, elle n'entendait pas le vent, et chaque pas de sa marche régulière la rapprochait du perron de la reine-mère.

La tête un peu infléchie, les bras pendants, à moitié cachés sous la batiste de son écharpe, les cheveux déroulés sur ses épaules nues, tels qu'il avait plu à la bourrasque de les disposer, elle était belle et effrayante comme une willis vaincue qui rentre au chant du coq dans sa grotte-enchantée.

Elle franchit les degrés du perron, et commença à traverser celui-ci pour atteindre la porte demeurée entrebâillée.

La lune perçant alors une éclaircie illumina avec splendeur ce coin du Louvre. Elle semblait faire une auréole à la blanche apparition; dont la silhouette nageait dans cette clarté vaporeuse.

Son écharpe couvrait à peine le haut de ses épaules, et son corsage sans agrafe laissait à nu la naissance de trésors virginaux dont un chérubin eût été envieux.

Et voilà qu'au moment où elle franchissait la dernière marche, quelque chose, une ombre informe, se remua derrière les colonnes qui ornaient le perron.

Un homme,—un autre spectre, enveloppé, celui-ci, de longs vêtements de couleur sombre,—se détacha d'un pilastre; et s'avançant vers la promeneuse, qui ne le voyait point, il étendit vers ce sein adorable son long bras noir.

L'hyène, en quête d'une victime; n'a pas la prunelle plus ardente que la lueur qui s'échappa de ses yeux.

Mais ce n'étaient ni ces charmes naissants, ni ce sein d'albâtre qui attiraient son œil et sa main.

Un papier apparaissait, au milieu de ces appas que nul homme n'avait contemplés encore, et ce papier seul fascinait ce personnage. C'était lui qu'il convoitait, ce fut lui qu'il saisit et qu'il enleva sans effort, à peine retenu qu'il était sous la gaze infidèle.

Dès qu'il le tint, ses doigts s'y cramponnèrent, et l'élevant en l'air, de façon à braver le ciel, il poussa dans sa folle joie un cri de hibou en belle humeur, qui eût donné l'alarme aux vigies des porteaux si elles ne l'eussent pris pour le grincement d'une girouette.

Ce cri lâché, il se rapetissa sur lui-même, se faufila à la manière des reptiles, et disparut sans laisser de trace, dans quelque fente de muraille peut-être.

Quant à la jeune fille, inerte, insensible, elle n'avait rien vu, rien senti; sa marche n'avait pas été ralentie une seconde, et elle regagnait avec une tranquillité parfaite sa couche et son sommeil.

XVI
LA FAVORITE.

Louis XIII n'éprouvait pas pour Saint-Germain la répugnance superstitieuse que devait ressentir son successeur. De ce palais, où pourtant il devait mourir, il contemplait, sans en témoigner aucun effet, les flèches de Saint-Denis, cette nécropole des rois trépassés.

Lorsqu'il n'était ni à Fontainebleau, ni au Louvre, il aimait à partager son temps entre cette résidence et la maison de chasse de Versailles, avec cette distinction qu'il paraissait affectionner Saint-Germain dans ses rares périodes de gaieté et de plaisir; et qu'il se retirait volontiers à Versailles, comme dans une thébaïde, au milieu de ses plus noires humeurs ou de ses ennuis politiques. On voit que c'était précisément tout l'opposé de ce que devait faire Louis XIV.

Dans la situation de ces deux étapes royales, Louis XIII avait incontestablement raison: Versailles existait, à peine, mais Saint-Germain était déjà, ce qu'il est resté, un séjour splendide.

Le château actuel date de François Ier, qui le fit élever sur les fondations de l'ancien, dont l'origine remontait au roi Robert. La France n'a pas compté un monarque qui se soit plu davantage à embellir ce palais, tout peuplé de souvenirs historiques, où les chroniques galantes se mêlent aux drames les plus sombres.

Ce n'est pas notre tâche d'évoquer ces mémoires, ni même de nous étendre sur la description de ces lieux célèbres à tant de titres. Qui ne connaît pas d'ailleurs cette construction de plan, si bizarre et d'aspect si pittoresque, à la fois élégante comme une villa et imposante comme un donjon? Quatre de ces cinq faces, bâties alternativement, par assises et par compartiments, en pierre avec brique, forment une sorte de mosaïque qui attire l'œil; la cinquième, la principale, est en pierre et d'un aspect tout autre.

Mais les grilles, les fossés, les tourelles qui les protègent en effacent bien vite le côté riant, et rappellent que toutes les résidences royales étaient naguère en même temps des citadelles. A l'époque où se passe notre récit, presqu'au milieu du dix-septième siècle, le Louvre lui-même n'était-il pas encore flanqué d'innombrables tours, couronné de créneaux, percé de meurtrières, entouré de fossés?

Les mœurs et les usages avaient habitué chacun à ces accessoires, et la gaieté de la cour, quand il était permis à la cour d'être gaie, n'en subissait aucune atteinte.

Or, pour l'instant, la cour manifestait le plus vif entrain. En désignant Saint-Germain pour théâtre des chasses annoncées, le roi avait implicitement entendu inviter chacun à se montrer joyeux, et quoique l'enjouement ne fût guère à l'ordre du jour, on n'avait eu garde de manquer à cette consigne.

Tout le monde était là, c'est-à-dire tout le personnel éminent de cette cour si profondément divisée en deux camps. Les champions sentaient l'approche d'un engagement sérieux; c'était l'heure de se tenir prêt et de ne rien perdre des chances de chaque parti.

D'une part, donc, on remarquait les deux reines, car Anne d'Autriche n'avait pas moins à se plaindre de Richelieu que Marie de Médicis, et leurs griefs, étant pareils, les avaient rapprochées. Autour d'elles, leurs dames d'honneur, leurs confidentes; à la tête de toutes, la belle et intrigante duchesse de Chevreuse, mesdemoiselles de Vieux-Pont, de Saint-Georges, de Clémerault, la princesse de Conti. Puis, parmi les gentilshommes, Bassompierre, l'ami avéré de cette dernière dame, et déjà presque aussi antipathique au cardinal que Châteauneuf. C'est dire que le maréchal avait amené avec lui le plus grand nombre possible des ennemis du ministre.

D'un autre côté, on pouvait apercevoir l'inévitable, l'ubiquiste franciscain, le père Joseph, le cardinal de Lavalette, autre doublure de Richelieu; Bullion, son surintendant; ses favoris ou plutôt les créatures dont il était le Mécène: Boisrobert, Beautru, Raconis, dont le zèle devait être le marchepied pour l'évêché de Lavaur; sa nièce, madame de Combalet, et, à la suite de ces beaux esprits, un essaim d'ambitieux et d'intrigants.

Nous signalons, dans un paragraphe à part, un personnage dont le nom a déjà figuré dans notre récit; c'est-à-dire ce Boisenval que chaque parti croyait pouvoir revendiquer; un homme serviable à l'excès, souriant et saluant toujours.

Si le cardinal fût venu, on n'eût pas manqué de s'occuper de sa présence, mais il avait jugé à propos de rester au Louvre, et son absence était bien autrement commentée! Personne ne croyait aux prétextes qu'il avait allégués, on le connaissait trop pour ne pas voir une tactique dans cette abstention, mais laquelle? Nul n'eût su le dire.

Enfin, il y avait deux personnes qui dominaient l'attention: c'était le roi d'abord, et, presque à l'égal du roi, la fille d'honneur de la jeune reine, Louise de Lafayette.

Par une exception sans précédent, Anne d'Autriche, qui se montrait volontiers jalouse des préférences platoniques du roi pour quelques dames, voyait sans déplaisir la faveur qui tendait à descendre sur mademoiselle de Lafayette. Elle ne s'en montrait que plus gracieuse pour la belle enfant, et à chaque prévenance du monarque vis-à-vis de celle-ci elle en ajoutait une de sa part.

Les courtisans en étaient étonnés; les uns en éprouvaient quelque scandale, les autres en tiraient des conséquences ironiques; le lecteur, plus éclairé, n'y verra sans doute qu'un résultat des adroites manœuvres de la duchesse de Chevreuse, qui, maîtresse de l'esprit de la reine, savait lui prouver que la fortune de Lafayette devait entraîner la ruine de l'ennemi commun. La duchesse n'avait pas de peine non plus à démontrer, car c'était vrai, qu'en tout ceci la généreuse enfant se laissait pousser par ses amis et guider par son cœur, ne voyant dans la protection royale que le bonheur et le salut de ses amis.

La partie était donc fortement engagée, et Richelieu eût été nécessaire pour soutenir sa propre cause, sans ses fidèles représentants, et surtout sans le plus tenace de tous, le père Joseph.

Louise n'intriguait pas, elle en eût été incapable; sa grâce, sa douceur séraphique, son exquise beauté étaient ses seules armes; ses sourires et ses regards reconnaissants et mélancoliques, ses arguments. Mais les deux reines, mettant à profit l'absence de Richelieu, ne manquaient pas une occasion de semer, dans l'esprit de leur époux et de leur fils, la désaffection et le mépris pour cet antagoniste odieux.

Pour ne rien omettre de cet imbroglio, Marie de Médicis, qui avait pour son second fils, Gaston d'Orléans, une de ces tendresses aveugles qu'éprouvent parfois les mères pour les plus mauvais sujets de leurs enfants, visait à un rapprochement des deux frères. C'eût été un échec éclatant et décisif pour le ministre, qui avait déployé des trésors de diplomatie afin d'entretenir l'antagonisme entre eux, et qui détestait le frère du roi à l'égal de tous ses ennemis en bloc.

Pour être juste, il est bon d'ajouter que si le cardinal n'avait eu que de ces antipathies, elles eussent pu se justifier. Gaston, ou Monsieur, suivant le langage de la cour, était un des libertins les plus fous et les plus dangereux; toutes les extravagances coupables et honteuses formaient ses distractions favorites. Ses hauts faits en ce genre,—le seul qu'il cultivât d'ailleurs,—sont demeurés relégués dans les bas-fonds de la chronique scandaleuse, où la plume qui se respecte ne saurait les évoquer sans des haut-le-cœur.

Prises en elles-mêmes, les intrigues de cour qui caractérisèrent à cette époque le règne de Louis XIII n'eussent été que misérables; mais au-dessus des tactiques et des passions ambitieuses elles avaient comme enjeu l'honneur des familles, le saint respect de l'innocence, le repos et la vie des gens.

Que faisait Richelieu, resté seul dans son terrible repaire? Comme la bête féroce qui prépare ses massacres, après avoir rempli de blancs-seings les mains de son pourvoyeur, il dressait les plans des chambres ardentes, des tribunaux criminels, des commissions extraordinaires qui devaient, à la Conciergerie, au Châtelet, à Vincennes, et jusque dans ses châteaux particuliers de Rueil et de Bagnères, rendre à huis clos ces arrêts sinistres où les plus illustres victimes, condamnées sur un soupçon, sur un doute, ne sortaient des tortures de l'audience que pour passer par le fer du bourreau.

Terrible époque, comparable seulement aux jours les plus sombres de l'Espagne.

Cependant on riait à Saint-Germain: un regard de jeune fille avait réveillé dans l'âme du jeune roi le sentiment de la vie, de la beauté et du plaisir. L'absence de l'Homme-Rouge lui donnait un peu de répit. Il se rassérénait à l'air pur de cette résidence splendide. Ses scrupules se détendaient au respir de cette nature si large et si plantureuse. Il redevenait meilleur à la pensée que lui aussi, comme tous ses sujets, pouvait être aimé pour lui-même.

Étonné de ce bien-être nouveau, il écartait l'idée d'un retour à Paris; les créneaux du Louvre lui apparaissaient comme un méchant rêve. Il avait voulu une chasse, il voulait une fête de nuit, après la fête un concert, après le concert une de ces représentations scéniques dont Boisrobert et Bautru étaient les organisateurs privilégiés en des temps plus heureux. Si bien que, de plaisir en plaisir, de distraction en distraction, il s'arrangeait mentalement un programme de plusieurs semaines.

En résumé, ces joies ne duraient encore que depuis trois jours;—il est vrai que c'est beaucoup ou bien peu, quand on n'en a pas l'habitude. Le roi s'y abandonnait avec d'autant plus d'entraînement qu'il n'était pas sans de vagues appréhensions, et que, s'étonnant avec tout le monde de la résignation de Richelieu, il s'attendait à le voir survenir, comme un mauvais génie, au plus beau moment.

Soit timidité, soit entrave inconnue, soit malencontre, il n'avait pu se trouver encore, à son désir, seul avec Lafayette. Mais il lui faisait parvenir mille petits présents; il l'entourait d'attentions délicates, il lui prodiguait les distinctions les plus enviées; il ne se passait pas un matin qu'elle ne trouvât sur sa toilette un écrin, un bijou, une parure, ou que Boisenval ne se tînt dans son antichambre, attendant son apparition, pour lui remettre des fleurs au nom du plus auguste personnage de la cour.

Les façons obséquieuses et pliantes du courtisan avaient gagné la confiance du faible monarque, plus faible encore depuis qu'il était sincèrement amoureux, et Boisenval, devenu son confident, servait d'intermédiaire entre lui et l'inexpérimentée jeune fille.

Le roi, du naturel qu'on lui connaît, n'était pas fâché de faire faire sa cour par procuration; l'embarras qu'il aurait eu à exprimer les choses galantes qu'il ressentait pour mademoiselle de Lafayette disparaissait quand il n'avait plus qu'à les communiquer à un commissionnaire qu'il connaissait insinuant et plein de paroles dorées.

Le roi n'était pas fâché de faire faire sa cour par procuration.

Le roi n'était pas fâché de faire faire sa cour par procuration.

Louise, guidée par ses mobiles secrets, ne manquait pas de répondre en termes bienveillants. Si l'amour était impossible de sa part, du moins il est probable qu'elle était sincère dans l'assurance de son dévouement, de sa gratitude, car sa générosité innée ne pouvait pas rester indifférente à tant d'affection, et sa bonté lui inspirait une commisération douce pour ce pauvre prince dont elle appréciait mieux les soucis et le délaissement.

A ce degré, il était impossible qu'un tête-à-tête ne devînt pas facile entre le roi et la fille d'honneur. Boisenval était là, d'ailleurs, qui sut le préparer si adroitement que la reine Anne elle-même n'en eut aucun soupçon.

Ce fut, non pas dans une partie de chasse, mais le soir même de la fête musicale, entre le commencement du concert et la collation qui la séparait de la seconde partie.

La grande galerie regorgeait d'autant plus de monde qu'il avait fallu en réserver un bon tiers pour l'estrade improvisée accordée aux chanteurs et aux instrumentistes. Malgré tout le respect dû à l'étiquette, les rangs s'étaient trouvés confondus et houleux dans le personnel des auditeurs, lorsque le roi avait donné le signal d'un entr'acte en se levant de son siège.

Il en avait profité pour gagner la terrasse; Boisenval s'était rencontré tout à point auprès de Louise pour lui offrir son bras et la conduire, sans éveiller les doutes, jusqu'au bas du perron, où il était demeuré en vigie pendant que la fille d'honneur et le souverain se réunissaient.

Cette petite manœuvre s'opéra si promptement que Louis XIII n'attendit pas cinq minutes.

En apercevant Louise arrêtée à deux pas du perron et n'osant s'avancer, il franchit la distance, et par un excès de hardiesse dont il s'émerveilla lui-même:

—Mademoiselle, balbutia-t-il, refusez-vous mon bras?

—Oh! sire, répondit-elle, quelle faveur...

Nous serions très embarrassé de dire lequel tremblait le plus. Mais le roi était lancé décidément.

—La faveur est pour moi... répliqua-t-il.

Et ils marchèrent quelques pas sans rien ajouter.

La soirée était magnifique, le lieu divinement choisi.

Derrière eux, de longs parterres dont les senteurs enivrantes se dégageaient à profusion à cette heure propice, et embaumaient l'atmosphère. A gauche, les clairières du parc, dominées par les massifs de la forêt, avec le bruit vague des feuilles et des branches. Sur la droite, par un contraste tout poétique, le palais débordant de clartés et d'harmonies.

En face, à perte de vue, le panorama féerique sur lequel le ciel étoilé étendait un voile de gaze lumineux, prêtant aux vallées, aux coteaux, aux plaines ou aux bois une physionomie nouvelle, dont le vague apportait de mystérieuses rêveries.

—Oh! que c'est beau ici!... s'écria Louise enthousiasmée.

—Et qu'il ferait bon y être aimé!... répondit le roi, dont le bras pressa imperceptiblement celui de sa compagne.

Ce mouvement si léger la réveilla de sa contemplation, et se rappelant pourquoi elle était venue:

—Aimé, sire! Doutez-vous donc que vous le soyez?... Votre cour, vos sujets...

Il soupira en secouant sa longue chevelure noire.

—Vous non plus, vous ne voulez pas me comprendre.

—Si fait, mon prince; je sais qu'il y a en vous une âme généreuse, un grand cœur, de nobles aspirations, et que vous méritez qu'on vous aime.

—Oui, reprit-il avec obstination, mais on ne m'aime pas.

—Vous vous trompez, sire, ou plutôt vous ne voyez pas que l'affection qu'on éprouve pour les rois n'est pas faite comme celle qu'inspire le commun des hommes; la majesté de la couronne inspire un respect...

—Non, interrompit-il avec un peu d'amertume, il n'y a pas deux sortes d'amour; ce sont les courtisans qui adorent la tête couronnée, mais c'est le cœur d'où vient la tendresse.

Il lui avait fallu plus d'un effort pour achever cette longue phrase, la timidité se joignait à son infirmité naturelle pour embarrasser sa langue.

La bonne et brave Louise, loin d'y voir un sujet de raillerie, sentit sa commisération s'en accroître, et d'un ton convaincu:

—Croyez-vous donc, sire, fit-elle, que ce soit l'intérêt ou l'égoïsme qui me retienne ici, à cette heure, aux dépens de ma réputation, et que dans cette démarche imprudente il n'entre pas un dévouement sincère pour votre auguste personne?

Il se sentit plus ému encore.

—Oh! merci!... dit-il.

Puis ils firent de nouveau quelques pas silencieux, et ce fut lui qui reprit:

—Votre dévouement pourtant ne va pas jusqu'à la franchise.

—Que voulez-vous dire, mon prince?...

—L'autre soir, au Louvre, vous aviez entamé un entretien dont j'attends encore la fin et l'explication.

—Excusez-moi, Majesté, si je n'ai point osé revenir sur cette question. Je vous ai assuré de mon dévouement, et le dévouement évite d'être importun.

—Oui, mais le dévouement vrai est confiant, et vous voyez bien que c'est là ce qui manque au vôtre.

—Je saurai donc vous prouver le contraire.

—Parlez, non comme à un roi, mais, ainsi que vous le disiez, comme à tout autre de mes sujets.

—Cependant, sire, vous êtes le maître.

—Le maître?... répéta-t-il avec une légère ironie; puis s'animant: Eh bien, oui, pour vous, pour vous servir, je saurai l'être.

—Voilà un beau mot.

—N'aviez-vous pas une grâce à me demander?

—Oui, sire, une grâce qui intéresse plus encore la dignité et l'intérêt de Votre Majesté que ceux qu'elle consolerait.

—Qui donc sont ceux-là?

—Au milieu des joies qui se succèdent ici, des surprises charmantes qui éclosent sous vos pas, répondez à votre tour avec la sincérité que vous exigez de moi, sire. La foule qui se presse dans ces salons, l'harmonie de cet orchestre exercent-elles sur vous une telle influence qu'elles vous empêchent de remarquer des vides, de constater des absences, de regretter des voix respectueuses et fidèles qui manquent à ce concert?...

Un nuage envahit les traits du faible monarque, et trahissant sa préoccupation:

—En effet, M. de Richelieu manque à ces fêtes...

—Qui vous parle de M. de Richelieu, sire?... répliqua-t-elle avec une chaleur croissante. Il se retrouvera bien, lui; n'en soyez pas en peine!... Mais que Votre Majesté cherche autour d'elle où sont MM. de Châteauneuf, de Jars, de Marillac, de Thou? L'élite de votre noblesse disparaît une à une, écartée par une puissance ténébreuse...

—Prenez garde, fit-il en portant autour de lui un regard inquiet, si le cardinal venait à savoir!...

—N'êtes-vous pas le maître, sire? ne le disiez-vous pas tout à l'heure? L'amour vient plus souvent qu'on ne pense de l'estime et de l'admiration. Vous voulez qu'on vous aime... veuillez régner, alors. On aimera le monarque magnanime, mais on ne saura jamais que plaindre le prince faible qui délègue son autorité à un ministre indigne.

Les conseils persistants des deux reines avaient préparé le roi à entendre ce langage.

—Et si ce ministre perdait sa puissance, que me demanderiez-vous?

—Je vous dirais encore, sire: Ce ne sont pas seulement les gentilshommes de la naissance, ce sont ceux du talent que l'on persécute! Les écrivains et les artistes sont une des gloires de votre règne; eh bien, sans raison, sans justice, on les frappe, on les écrase!

—Mais, murmura Louis XIII, cet homme a donc juré de me rendre odieux au monde entier. Citez-moi les noms de ces persécutés.

—Pour l'heure, je me contenterai d'un seul, parce que celui qui le porte est le protégé de Madame Mère, et qu'on ne connaît pas d'autre motif à la persécution qui l'atteint... Il se nomme Philippe de Champaigne...

—Et vous souhaitez la liberté de ce prisonnier?

—En l'accordant, sire, c'est aussi à Madame Mère, que vous serez agréable.

—Il suffit. Holà! monsieur de Boisenval! appela-t-il.

Le courtisan accourut.

—Qu'est-ce que j'entends? s'écria le roi, avec la véhémence qui est le courage des caractères pusillanimes, surtout quand ils ne sont pas en face de la personne dont ils ont à se plaindre. Que se passe-t-il donc dans le Louvre monsieur? Quelles persécutions exerce donc M. le cardinal à mon insu qu'il détienne sans raison les fidèles serviteurs de ma mère?...

—Ah! fit le courtisan avec un sourire mielleux. Votre Majesté veut parler de ce jeune peintre?...

—Vous prenez cela d'une façon bien légère, ce me semble...

—Votre Majesté et mademoiselle de Lafayette le comprendront et m'excuseront, quand je me serai accusé d'une inconcevable étourderie. J'ai là, dans mon pourpoint, une lettre de la fille du maître peintre de Madame Mère, annonçant à mademoiselle de Lafayette l'élargissement de ce jeune homme.

Il tira, en effet, le billet de sa poche et le remit à Louise.

—On avait cru, continua-t-il en appuyant sur les mots et en affectant de plonger son regard félin sur celui de la fille d'honneur, on avait cru surprendre un criminel d'État, on n'avait mis la main que sur un amoureux.

—Un amoureux!... répéta Louis XIII.

Heureusement pour Louise, le crépuscule la protégeait, car sa rougeur et son émotion n'eussent pas échappé au roi.

—Il suffit, dit celui-ci, désireux de couper court à cette matière galante qu'il évitait toujours, et de reprendre sa promenade avec la jeune fille.

Mais on pense bien que la distraction de Boisenval n'était pas très sincère, et qu'il y avait quelque machination. Aussi, feignant de ne pas voir l'impatience du monarque, il continua implacablement, avec une fausse bonhomie:

—Oui, sire, ce jeune homme est amoureux... amoureux fou de la fille de son maître Duchesne.

Ce fut un coup de stylet qui mordit Louise en plein cœur.

Le hasard lui vint en aide au moment où, dans l'excès de son trouble, elle se fût perdue. On avait fini par remarquer l'absence du roi, et des gentilshommes de la chambre, armés de flambeaux, se montraient au haut du perron, cherchant Sa Majesté.

—Rentrez avec Boisenval, dit-il à Louise, il est inutile qu'on surprenne notre entrevue; mais promettez-moi que ce ne sera pas la dernière.

—Et vous, sire, murmura-t-elle à son oreille, souvenez-vous que vous m'avez promis de régner.

Tandis que le monarque regagnait seul le palais, Boisenval offrait son bras à la fille d'honneur.

—Avant de l'accepter, lui dit-elle, parlez franchement, monsieur; dois-je voir en vous un allié ou un traître!

—O ciel!... se récria-t-il, quel doute injurieux! lorsque je vous apporte cette nouvelle heureuse de la délivrance de notre jeune peintre...

—Et celle de ce prétendu amour?... car c'est une invention, n'est-ce pas?... une fable?...

—Franchement, répondit-il, je ne puis vous éclairer sur ce chapitre... J'ai répété ce que les gens qui se croyaient bien instruits m'ont dit, un peu au hasard peut-être... Mais que vous importe?...

—Ce qu'il m'importe!... fit-elle sans achever sa phrase.

—Allons, dit-il avec une certaine expression de cynisme et d'effronterie, qui le montra tout à coup à l'esprit effrayé de Louise sous un nouveau jour, vous êtes une jeune personne d'intelligence et de moyens; votre double jeu en ce moment en est garant...

Elle se redressa avec une dignité qui eût imposé à tout autre qu'à ce traître.

—C'est assez, monsieur; vous oubliez, je pense, que le roi vous a ordonné de me reconduire, et que c'est lui que vous représentez ici.

—Ne m'avez-vous pas demandé de vous parler à cœur ouvert? Eh bien, je vous obéis. Le roi vous aime, mademoiselle; par cet amour vous marchez vers une position bien enviée. Mais pour le conserver, il faut que Sa Majesté ignore vos relations avec M. Philippe de Champaigne...

Elle voulut interrompre, il ne lui en laissa pas le moyen.

—Il les ignorera, je m'en porte garant, tant que vous n'essayerez pas d'user de votre faveur au détriment de monseigneur de Richelieu.

Elle aperçut comme un abîme entr'ouvert sous ses pas.

—Est-ce donc au nom du cardinal que vous parlez ainsi?

—Comme il vous plaira, répondit-il. Mais il faut que vous le sachiez, absent ou présent, monseigneur sait tout ce qui se passe à la cour, entend tout ce qui s'y dit, voit tout ce qui s'y prépare... Or, il veut bien que vous grandissiez à côté de lui, mais non au-dessus de lui.

—Quel excès d'insolence!...

—Voici donc les conditions que je vous propose, continua-t-il sans s'émouvoir: nous ne troublerons pas par une révélation indiscrète la confiance du roi... en retour, vous abandonnerez la cause de M. de Châteauneuf et du chevalier de Jars près du monarque... Et comme vous avez beaucoup d'influence vis-à-vis de la duchesse, vous lui direz un mot en faveur du cardinal...

—Infâme!...

—C'est à prendre ou à laisser.

—Arrière!... lui dit-elle en arrachant son bras du sien.

—Vous réfléchirez, osa-t-il dire encore avant de s'éloigner.

Au lieu de regagner les galeries, elle se laissa tomber, accablée, sur un banc de pierre caché dans l'ombre du perron.

XVII
LE SUPPLICE DE L'EAU.

Deux mots auront frappé l'attention du lecteur dans le chapitre précédent: Philippe était libre, mais de Jars était arrêté.

Quelques détails à ce sujet sont donc indispensables avant de passer outre.

On se rappelle que le cardinal avait promis à son confident de lui livrer le chevalier en récompense du zèle qu'il apporterait à découvrir l'auteur de la caricature.

Ce père Joseph était tenace, et son ami, M. de Laffémas connaissait son métier. Cette poule mouillée de Barbou avait perdu la tramontane à la seule menace de la question honnête et modérée qu'on se proposerait de lui appliquer; mais il n'en pouvait pas être quitte à si bon marché.

Le désappointement du cardinal, son impatience d'éclaircir cette affaire, l'anxiété où le plongeait l'accusation portée contre Philippe, stimulèrent le lieutenant civil, qui se promit d'avoir, mort ou vif, le dernier mot du pauvre libraire.

Le jour suivant l'épreuve recommença, mais avec plus de soin. Un médecin fut adjoint aux deux tourmenteurs jurés chargés de la partie artistique du supplice, et l'on procéda dans toutes les formes.

Un auteur contemporain nous a conservé la description minutieuse de ces opérations, le lecteur peut donc croire que nous n'inventons rien.

Laffémas, du ton paterne qui convenait à un suppôt de Satan tel que lui, commença par exhorter le patient et par lui donner lecture de l'ordre qui le soumettait à la question. Mais il l'assura que les choses n'iraient que jusqu'où il voudrait, et que l'on se contenterait du supplice de l'eau, sans recourir à celui des brodequins, pour peu qu'il se montrât docile.

Le pauvre marchand, qui craignait toujours, en faisant une confession sincère, de s'exposer à la peine capitale, persista dans son système de dénégations.

—Alors, soupira Laffémas, j'en ai l'âme navrée, mais ces braves gens,—il désignait les tortionnaires,—vont être obligés d'user de rigueur... Si vous vouliez seulement avouer une partie, prononcer un nom propre... celui de ce jeune peintre élève de Duchesne, par exemple...

—Non, messire, c'est impossible; ce serait un mensonge... balbutia Barbou, en proie à un frisson général qui faisait claquer ses dents.

Le spectacle des apprêts à lui destinés n'était pas de nature à lui rendre son assurance.

Le caveau où la chose se passait était éclairé par deux torches à la lueur rougeâtre, fichées dans la muraille.

Les dalles étaient jonchées d'objets d'aspect répulsif, tels que marteaux, tenailles, chaînes, cordages, scies, planchettes et coins. Des tréteaux, des seaux pleins de liquide, des billots et des sellettes complétaient cet ameublement.

Indépendamment du lieutenant civil, vêtu de noir, et des bourreaux aux braies et aux casaques rouges, un moine, le visage dissimulé sous un capuchon, se tenait aussi assis près d'une petite table à portée de l'une des torches, prêt à écrire les réponses ou aveux de l'accusé.

Ce religieux n'était ni un clerc, ni un personnage vulgaire, car M. de Laffémas lui parlait avec toute sorte d'égards et ne donnait pas un ordre sans s'en entendre préalablement avec lui. C'était même sur son invitation que paraissait avoir eu lieu tout à l'heure la question insidieuse relative à l'élève de maître Duchesne.

—Allons, reprit Laffémas avec componction, puisque la douceur est inutile, emparez-vous de monsieur, vous autres, mais avec les égards dus à un digne bourgeois, chez lequel je me suis longtemps fourni de livres et d'estampes de piété.

Et s'adressant à Barbou:

—Laissez-vous faire, vous vous trouverez bien de votre soumission. On n'usera absolument à votre égard que des moyens les plus doux.

Les deux sacripants tenaient chacun le pauvre diable, qui ne songeait guère à se débattre, et qui répétait en grelottant:

—Rien, rien, rien... Monseigneur, je vous jure, je suis innocent.

—Alors, avouez, faites connaître les coupables, répétait obstinément le lieutenant civil. N'est-il pas vrai que vous êtes en relations avec ce jeune peintre? qu'il va fréquemment chez vous?

—C'est pour me vendre des esquisses ou m'acheter des planches; mais en vérité il est innocent et moi aussi. Messieurs, ayez pitié!... Un malheureux père de famille!...

Mais on ne l'écoutait plus. Après l'avoir assis sur un bloc de pierre, on lui attacha les poignets à deux anneaux de fer distants l'un de l'autre et tenant à la muraille; puis on fixa ses pieds à deux autres anneaux, au bout opposé du cachot.

Les tortionnaires, usant de toute leur vigueur, tendirent alors les quatre cordes, et lorsque le corps de l'accusé commença à ne plus pouvoir allonger ils lui passèrent un tréteau sous les reins, après quoi ils recommencèrent à presser sur les cordes, de façon que le corps fût aussi en extension que possible.

Laffémas se rapprocha, et d'un ton câlin:

—Eh bien, cher monsieur Barbou, fit-il, vous ne voulez donc absolument pas convenir que c'est ce petit peintre?...

—Non, non, non!...

Et il allait se pâmer sans doute, si le médecin, demeuré jusque-là dans l'angle le plus obscur, ne fût venu lui mettre sous les narines un réactif si violent qu'il fit un soubresaut, dont ses quatre cordes craquèrent.

—Vous pouvez commencer, dit en même temps ce savant homme.

—Est-ce à l'ordinaire ou à l'extraordinaire?... demanda le plus avancé en grade des deux exécuteurs, revêtu pour ces circonstances du titre de questionnaire.

J'espère que l'épreuve ordinaire suffira, prononça d'un ton dolent Laffémas, en échangeant un regard hypocrite avec le moine, immobile, la plume à la main.

C'était là que se dressaient les baraques des charlatans.

C'était là que se dressaient les baraques des charlatans.

Puis, se penchant vers Barbou:

—Vous savez, cher maître, que la question ordinaire consiste à faire avaler quatre pintes d'eau aux accusés, et que l'extraordinaire est du double.

—Rien!... je ne sais rien... protesta le marchand.

Le moine haussa les épaules, le médecin eut un sourire d'amphithéâtre, et le lieutenant civil adressa du geste un ordre significatif au questionnaire.

Cet homme prit d'une main une corne de bœuf, creuse et percée, dont il plaça le petit bout entre les lèvres forcément entr'ouvertes du patient, et, de l'autre main, il commença à verser dans cet entonnoir le contenu d'une grande pinte d'étain contrôlée, avec une lenteur savante, et de manière à ne pas suffoquer son homme.

Le médecin tenait le pouls de celui-ci, et un peu avant la fin de cette première pinte il fit signe d'arrêter.

Laffémas renouvela son interrogatoire, mais le marchand secoua négativement la tête pour toute réponse.

Le questionnaire, imperturbable, saisit une nouvelle pinte, et commença à lui faire suivre la même voie qu'à l'autre.

Le patient allait être asphyxié, il fallut encore une suspension, et Laffémas, sans se décourager, renouvela ses éternelles demandes.

Pour le coup, le malheureux n'y tenait plus, il préférait la perspective d'un cachot perpétuel, ou même de la corde, à la continuation de cette épreuve barbare.

—Je parlerai... je parlerai, soupira-t-il.

Les assistants eurent un mouvement de joie et d'amour-propre. Le questionnaire seul, quoiqu'il pût s'attribuer la meilleure part de ce commencement de succès, jeta un regard de regret vers la pinte, encore pleine aux trois quarts, et vers les deux qui allaient rester sans emploi; car à sa trogne bourgeonnée on voyait bien que ce n'était pas lui qui les consommerait.

—A la bonne heure, cher maître, fit Laffémas, je savais bien que vous seriez raisonnable... Allons, parlez librement, nous vous écoutons.

—Ah! par grâce détachez-moi d'abord; ces cordes m'entrent dans les chairs; je sens craquer mes reins... Détachez-moi, je dirai tout!...

—Impossible, cher maître; une fois détaché, voyez-vous, vous perdriez la mémoire... Oh! nous en avons fait l'expérience en plus d'une rencontre... rien n'aide au souvenir comme cette position un peu gênée. Nous serions obligés de vous la faire reprendre, et cela nous fendrait l'âme. Croyez-moi, faites vos aveux le plus vite et le plus complètement possible, afin que nous vous détachions ensuite.

—Est-ce que je serai pendu? murmura Barbou en portant sur les visages féroces et sardoniques qui l'entouraient un regard effaré.

—Allons donc! pouvez-vous le croire! Qui donc vous a induit à ce point en erreur sur la clémence de monseigneur le cardinal? Faites des aveux entiers, vous serez récompensé, au contraire...

—Comme vous le méritez, marmotta dans sa barbe le questionnaire.

—Vous reconnaissez avoir imprimé et vendu la caricature dont il s'agit, n'est-ce pas? demanda le lieutenant civil.

—J'en conviens.

—Vous en avez livré aux seigneurs de la cour?...

—J'avoue.

—Indiquez un peu leurs noms, je vous prie, cela allégera votre cause.

Barbou était honnête homme, il manifesta de l'hésitation.

Le questionnaire se rapprocha, sa corne d'une main, sa pinte de l'autre.

—Arrêtez! s'écria l'infortuné, je me rappelle.

Laffémas échangea avec le moine un sourire lâche et cruel.

—Parmi vos acheteurs, M. de Jars ne figurait-il point?

—C'est vrai.

—Un peu de courage, nommez les autres... A qui en livrâtes-vous la plus grande partie?...

—A M. de Bassompierre... Par pitié, demanda Barbou, desserrez ces cordes... Je suis au martyre...

—Du courage... plus qu'un peu de patience... et de mémoire. Niez-vous encore que l'auteur soit ce jeune Philippe de Champaigne?

—Ce n'est pas lui!... dit avec force le patient.

Le moine fit un soubresaut irrité; Laffémas devint plus doucereux encore, et l'homme à la corne de bœuf s'agita d'une façon menaçante.

—Cher maître, n'essayez pas d'en imposer à la justice... je vous en adjure par vos plus tendres intérêts, ne persistez pas dans cette voie.

—Je ne peux pourtant pas mentir!...

—Mais, alors, quel est l'auteur?

—C'est... c'est M. de Vitry...

—Vitry!... répéta Laffémas décontenancé.

Mais le moine ne partagea pas ce dédain.

—Un ami de Bassompierre... murmura-t-il.

—Comme le lieutenant criminel le consultait de l'œil, il se leva et s'approcha de son oreille.

—Le jeune homme est innocent, c'est clair; mais ce n'est que demi-mal. Consolez-vous, ce que nous venons d'apprendre vaut bien ce que nous cherchions. Faites détacher ce misérable, et ce tantôt venez me voir, nous aurons quelques soins à accomplir ensemble.

—Pensez-vous que monseigneur le cardinal soit content?

—Je vous le garantis. Vous en jugerez d'ailleurs par la besogne qui va vous incomber sous peu.

Et ces deux hommes, si bien faits pour s'entendre, échangèrent une cordiale révérence.

XVIII
LE BILLET SANGLANT.

En sortant de la salle de la question, le père Joseph, muni des aveux de Barbou, certifiés conformes par le lieutenant civil et les autres assistants, remonta d'un pas allègre l'escalier des caveaux. Arrivé à l'étage supérieur, le sous-sol que l'on connaît, il lui prit fantaisie de donner un coup d'œil à l'un des prisonniers dont il s'était fait le geôlier.

En bonne justice, il aurait dû commencer par rendre à Philippe la liberté à laquelle il avait droit, mais ce capucin était de ces hommes circonspects qui aiment à tenir des gens à leur disposition, et se hâtent lentement quand il s'agit de les lâcher.

Ce ne fut pas à celui-ci qu'il rendit visite, mais au captif privilégié installé dans sa propre cellule.

Labadie se tenait debout, les bras croisés sur sa poitrine, devant le crucifix, seule et solennelle décoration de cette retraite ascétique.

Il vit s'avancer vers lui le redoutable franciscain, sans se déranger, sans le saluer du geste ni de la parole.

Aux commissures de ses lèvres déprimées, sous son sourcil grisâtre, dans l'alacrité de sa démarche, il avait déjà lu les noirceurs nouvelles, le triomphe de quelque méfait inconnu.

—Dieu soit avec vous, frère Jean, prononça-t-il.

—Qu'il vous accorde sa sagesse, mon père, répondit froidement le captif.

—Vous paraissez soucieux aujourd'hui, frère Jean?

—Et vous plein de contentement, mon père.

—Éclairé d'en haut, comme vous l'êtes, n'en connaissez-vous point la cause?

—La lumière ne luit pas à toute heure; mais puisqu'il plaît à Votre Révérence de m'interroger, qu'elle me permette de lui dire ceci: Vous portez un habit consacré, et si vous êtes joyeux, il ne vous est permis de l'être que sous la condition d'avoir accompli une action bonne.

—Et vous êtes dans le vrai, frère Jean, répliqua avec cynisme le franciscain, c'est une bonne action qui cause mon contentement.

—Dieu en soit loué, mon père, répondit avec une expression marquée de doute le prisonnier.

—Vous ne me croyez point?... N'est-ce donc pas chose excellente que d'arracher le masque à un courage, de faire éclater la vérité, de mettre la main de la justice sur le calomniateur?...

—Homme de sang! s'écria Labadie, dont les traits s'illuminèrent tout à coup de ce reflet étrange qui leur formait comme une auréole, vous profanez le nom de la justice, et jusqu'à celui du Très-Haut; cessez de les mêler à vos actes d'inclémence et de persécution!

—Frère Jean!...

—Vous m'avez mis en demeure de parler, je parlerai! Vos menaces, vous devez le savoir, ne m'émeuvent pas plus que vos prisons!...

—Malheureux!...

Mais d'un geste dédaigneux et d'un sourire souverain frère Jean arrêta le débordement de sa fureur, et frappant la dalle du pied:

—De la voûte qui s'élève sous ce cachot, continua-t-il, des cris, des sanglots, des prières ont monté tout à l'heure! C'est là que vous étiez, n'est-ce pas, épiant l'agonie de quelque victime, encourageant le tortionnaire, et surprenant les aveux arrachés par la torture? C'est là ce que vous appelez faire éclater la vérité!...

«La vérité?... je vais vous la dire, moi!... Vous me haïssez et ne me persécutez tant que parce que je vous fais peur!»

Le capucin eut un rire sauvage et provocateur, auquel il ne manquait que d'être sincère. C'était vrai, son prisonnier lui imposait plus qu'il ne voulait en convenir lui-même.

—Vous souhaitez que je vous dise l'emploi de votre temps, vos pensées, vos désirs?... soit! Ceux qui m'ont envoyé vers vous m'ont prescrit de vous obéir, je fais suivant leur ordre.

«Depuis huit jours et plus, de sinistres desseins vous occupent. Vous dressez des listes de proscription contre l'élite du pays, sans distinction d'âge ni de sexe; les plus jeunes et les plus faibles sont compris, par vous, parmi les plus punissables. Vous n'avez même pas le respect du sang royal, et en vous courbant devant le faible monarque que vous rendez l'instrument de vos passions ténébreuses, vous extorquez des blancs-seings destinés à la proscription de sa mère, à la captivité de son frère!»

—Silence!... exclama le franciscain.

—Vous m'avez enjoint de parler, j'irai jusqu'au bout, insista Labadie d'un ton qui n'admettait pas de réplique.

«Vous parlez de justice... dérision!... Le pouvoir que vous usurpez, votre maître s'en sert pour la satisfaction de sa luxure et de son orgueil... vous pour celui de vos haines et de votre ambition!...»

—Misérable!... vociféra le franciscain; tu parlais de tortures tout à l'heure, prends garde!...

—A la question, peut-être? riposta le captif avec une ironie sanglante. Je ne la crains point, et vous n'oseriez!... Que dirai-je, en effet, si le questionnaire et ses assesseurs m'assujettissaient dans leurs étaux? Que votre dévouement à votre maître est un leurre... que vous ne l'aimez autant qu'à cette condition que sa puissance sera votre puissance, que sa pensée sera votre pensée, et que nulle affection, nul sentiment honnête et pur ne se glissera jamais entre sa condescendance pour vous et votre attachement pour lui!...

—Tu peux dire cela, pauvre fou! le cardinal, qui a les preuves de mon zèle, ne te croira pas.

—Non; mais il me croira peut-être quand je lui montrerai que j'ai mes preuves, moi aussi.

—Toi, imposteur!

—Il me croira, quand je lui apprendrai que pour maintenir entre vos mains cette faveur sans partage, pour empêcher son âme de connaître une impulsion généreuse qui peut-être l'eût fait changer de voie en substituant une influence bienfaisante à votre influence maudite, vous avez,—vous, un prêtre, vous, un moine!—au mépris de vos serments de l'autel, au mépris de la loi d'amour du Christ, vous avez étouffé la voix du sang... vous avez étendu votre bras entre ceux que le Ciel avait créés pour se connaître et s'aimer... vous avez dit au père: Tu ne connaîtras pas ton enfant, et au fils: Tu ne connaîtras pas ton père!...

Le moine, en proie à une de ces colères pâles qui injectent les yeux de bile, s'élança vers le prisonnier pour lui fermer la bouche.

Il lui semblait que les murs recueillaient ces paroles terribles, et que de mystérieux échos les murmuraient déjà autour de lui, grondant et grossissant comme la voix du flot qui monte.

De l'un de ces gestes fascinateurs dont il était doué, le visionnaire l'arrêta avant qu'il atteignît jusqu'à lui.

Il recula, gagné par ce prestige; mais il n'était pas non plus une de ces natures vulgaires qui se laissent impressionner d'une façon durable.

—Frère Jean, prononça-t-il d'une voix saccadée, vous êtes bien hardi pour un hérétique!...

—Hérétique!... répéta ironiquement Labadie; ce sont les jésuites d'Amiens qui m'ont envoyé chez vous, et j'étais un de leurs élèves.

—Cela ne prouve rien, sinon que les dignes pères ont semé le bon grain en un terrain mauvais... Non, l'on n'emploiera pas pour vous châtier la torture, frère Jean, parce que vos aveux seraient autant de blasphèmes! Votre crime est avéré, d'ailleurs; vous l'avez tracé en toutes lettres dans vingt écrits, et vos propositions sacrilèges n'ont pas besoin d'autre témoignage.

—Ce que j'ai écrit, je le maintiens, répondit fièrement le novateur.

—Même vos huit propositions?...

Labadie ne répondit pas et se borna à un geste dédaigneux, ce que voyant, le père Joseph déroula un papier sur lequel il lut:

«Dieu peut et veut tromper les hommes, et il les induit effectivement en erreur.»

—C'est vous qui avez écrit cela?

—C'est moi, répondit avec calme frère Jean; c'est moi, et ce n'est pas à vous que je donnerai l'explication de ce texte.

—Ni de celui-ci peut-être?

Et le franciscain lut encore:

—«L'Écriture sainte n'est point indispensable pour conduire les hommes dans la voie du salut.»

Le novateur se tut, et son adversaire acheva de lire les six autres propositions, qui devaient en effet servir de base à la doctrine nouvelle, et qui étaient ainsi conçues:

«Le baptême ne doit être conféré qu'après l'âge de raison, parce que ce sacrement montre qu'on est mort au monde et ressuscité à Dieu.

«La nouvelle alliance n'admet que des hommes spirituels, et nous met dans une liberté si parfaite que nous n'avons plus besoin ni de la loi ni de ses cérémonies.

«Il est indifférent d'observer ou non le jour du repos; il suffit que ce jour-là on travaille dévotement.

«Il existe deux Églises: l'une, où le christianisme a dégénéré; l'autre, composée des régénérés qui ont renoncé au monde.

«Jésus-Christ n'est point réellement présent dans l'eucharistie.

«La vie contemplative est un état de grâce, une union divine pendant cette vie, et le comble de la perfection.»

—Ce sont bien là vos doctrines, n'est-ce pas?

—Je n'ai garde de les renier, car j'ai résolu de les prêcher par le monde.

—Et moi j'ai résolu que ce scandale et cette abomination n'auraient pas lieu; et pour cela, Jean, je veux vous décréter d'hérésie.

—Libre à vous, mon père; mais ce qui doit être ne sera pas moins.

—Or, savez-vous pourquoi je veux vous châtier ainsi?

—Je pourrais m'en douter.

—C'est parce qu'à l'hérésiarque on n'inflige pas la question, qui fait parler et amène des indiscrétions dangereuses... On le condamne sans l'entendre, sur l'énoncé de ses blasphèmes, et avant de le conduire à l'échafaud, le bourreau, armé d'un fer, lui tranche la langue.

La vibration de sa voix, la menace de son attitude, l'éclair implacable de son regard n'altérèrent pas une minute la tranquillité triomphante du nouvel apôtre.

—Merci, mon père, répondit-il; du moins avec moi vous y mettez de la franchise, et cet expédient pour m'empêcher de dénoncer la vérité étouffée par vous est d'un raffinement qui honorerait un inquisiteur espagnol.

«Ne triomphez pas encore, cependant, et sachez ceci: quand l'heure de la justice et de la lumière est venue, tous les obstacles humains sont impuissants pour les étouffer. La Providence se sert des plus petits et des plus faibles pour déjouer les embûches et les trames des puissants.

«Donc, ce secret que vous éloignez avec tant de soin de votre maître, cette révélation qui pourrait modifier son être, déjouer vos desseins et vous enlever une partie des victimes sur lesquelles vous comptez...

—Eh bien?

—Ce secret, à l'heure où je vous parle, il est en voie de parvenir au cardinal; il lui est parvenu peut-être.

A ces mots, le franciscain poussa un éclat de rire strident, qui grinça contre les aspérités de la voûte.

—Vous refusez de me croire?.. dit le prisonnier.

—Certes, je ne te crois pas, prophète imposteur! répartit le père Joseph.

—Le messager est parti, cependant...

—Partir n'est pas arriver, mon beau conspirateur!

Frère Jean chercha à lire sur ses traits le fond de sa pensée. Il avait le pressentiment d'un nouveau piège.

—Vous avez, reprit son antagoniste, évoqué, par je ne sais quels procédés diaboliques, cette jeune fille que je vous avais fait rencontrer; puis, comptant vous venger de vos griefs contre moi, et couvrant votre désir de liberté du prétexte de servir les amours de deux jeunes gens fous, vous avez eu l'imprudence, l'audace, de confier au papier une révélation qu'à tout prix il fallait étouffer.

—Enfin, ce message?...

Le père Joseph tira de son froc un feuillet que Labadie reconnut.

—Le voici... Vous l'avez écrit avec votre sang... et la flamme de cette lampe va en faire justice, comme le bûcher fera bientôt de celui qui reste dans vos veines.

Mais cette menace ne fut point ce qui attira l'attention du captif, et ne pensant qu'à ceux qu'il avait voulu protéger et réunir:

—Pauvres enfants!... soupira-t-il.

—Gardez votre pitié pour vous-même, vous en avez plus besoin qu'eux.

—Ils s'aimaient, poursuivit mélancoliquement Labadie.

—Vous allez être décrété comme hérésiarque au premier chef.

—Henriette, Philippe... je ne sais de quels noms infortunés vous vous êtes appelés dans vos existences antérieures, mais votre destinée peut-elle donc se montrer impitoyable à ce point? Ah! si du moins...

Il s'arrêta en remarquant les regards avides de son ennemi; mais celui-ci, saisissant le reste de sa pensée:

—Si vous pouviez renouveler vos manœuvres sortilèges contre cette jeune fille, n'est-il pas vrai?... Ne l'espérez pas. Mon devoir était d'y mettre bon ordre. Vous pouvez l'appeler, elle ne viendra pas, à moins que votre influence ne soit plus puissante que les verrous et les gardes, qui assurent désormais les issues du Louvre.

Le captif se contenta de répéter avec un soupir:

—Pauvres, pauvres enfants!...

—Eh bien! frère Jean, dit le franciscain triomphant et s'apprêtant à sortir, que pensez-vous de mon habileté à cette heure? Est-ce que je ne vous tiens pas à ma merci, ou bien croyez-vous encore m'échapper?

Labadie avait passé vivement la main sur son front, comme à l'impression d'une idée inattendue ou d'un souvenir retrouvé.

La duchesse de Chevreuse reçut un messager mystérieux.

La duchesse de Chevreuse reçut un messager mystérieux.

—Ne vous hâtez pas de triompher, dit-il, la science a plus d'une ressource, la Providence plus d'un agent.

—Nous verrons bien, fit le père Joseph; mais il faudra que la science et la Providence se dépêchent, car avant peu je me serai entretenu de vous avec M. de Laffémas.

XIX LE GUET-APENS.

A cette époque, l'une des plus déplorables du règne de Louis XIII, le désordre, les intrigues, les compétitions, les violences, ne se renfermaient pas dans les hautes sphères de la cour, celle-ci était exploitée par les intrigants de qualité; mais la capitale subissait les atteintes de malfaiteurs plus vulgaires. Quand le mauvais exemple vient du sommet de la société, il descend si vite et se propage si facilement dans les couches inférieures!

Il n'y avait de police, de surveillance, de répression que pour le service particulier des chefs, ou plutôt du chef omnipotent du gouvernement. Tout se faisait par Richelieu et pour lui. Il occupait à la recherche de ses ennemis personnels toutes les juridictions; aussi ne rencontrait-on sur tout autre objet qu'incurie ou insouciance, sinon protection tacite.

C'est le beau siècle des coupe-bourses et des tire-laine. Ces industriels, autrement hardis que nos modernes filous, se partageaient l'exploitation de la plèbe parisienne. Ils exerçaient chacun leur spécialité; les uns coupaient avec une rare adresse les cordons des bourses, des aumônières, que les hommes et les femmes, par une mode absurde, continuaient à porter, comme au moyen âge, pendue à leur ceinture. La vanité avait créé cet usage, et ce que crée la vanité est tenace.

Les autres, dont le nom indique le genre d'industrie, tire-laine ou tireurs de laine, y mettaient plus d'effronterie encore. Ils fréquentaient toutes les foules, se mêlaient à tous les groupes, occasionnaient des rassemblements quand il n'y en avait pas, et enlevaient violemment, entourés de compères, les manteaux des épaules qui les portaient.

Encore n'étaient-ce là que des espiègleries inoffensives à côté du reste; du moins le sang ne coulait pas, et les victimes en étaient quittes pour apprendre à leurs dépens qu'il ne faut pas se montrer trop curieux quand on court les rues et qu'un bon bourgeois doit vaquer en droite ligne à ses affaires, sans flâner parmi les gens désœuvrés.

Des actes autrement répréhensibles éclataient même en plein jour, dans les lieux fréquentés, à la face de la multitude, qui avait fini par être tellement blasée qu'elle ne s'en émouvait pas.

Le Pont-Neuf en était le théâtre le plus habituel. Grâce à la quantité des passants, les maraudeurs y trouvaient infailliblement à s'entretenir la main. C'était là que se dressaient les baraques et les tréteaux des plaisantins et des charlatans. Les descendants des malingreux et des orphelins de la cour des Miracles, qui pullulaient plus qu'on ne saurait croire, même à cette époque, y exerçaient leurs talents, y étalaient leurs fausses misères; des escrocs y tenaient des jeux publics où nombre de dupes venaient se faire prendre l'argent qu'ils défendaient contre les coupe-bourses; c'était un capharnaüm infernal.

On s'y donnait des coups de poing, mais tout aussi souvent des coups d'épée, pendant le jour, et des coups de couteau la nuit.

Les auteurs du temps ont rempli des volumes par le récit de ces scènes honteuses. La dépravation était arrivée à ce point que l'on risquait de n'être pas attaqué seulement par les bandits de profession, mais par la jeunesse aristocratique, qui prenait grand plaisir à jouer le rôle de filou et de meurtrier. Si invraisemblable que cela soit, les auteurs de ces désordres étaient la moitié du temps des garnements de bonne famille, devenus par désœuvrement, par démoralisation, les émules des vagabonds, des suppôts de brelans. Plus d'une fois l'on constata que les scènes les plus déplorables étaient le fait de gentilshommes ruinés, sinon de princes qui cherchaient à se désennuyer.

Nous avons eu, à diverses reprises, occasion de parler du frère du roi, Gaston d'Orléans. Qui croirait que ce fût un de ces débauchés honteux? On le vit cependant,—et certes il prêtait là d'assez belles armes contre lui à son ennemi, le cardinal, auprès de son frère, si grave et si sombre,—on le vit prendre plaisir, à la suite de ses orgies, à s'embusquer à la brune sur ce fameux Pont-Neuf et à dépouiller les passants comme un brigand vulgaire.

On commençait pourtant à poser, à la tombée du jour, quelques lanternes au coin des rues, et le guet avait charge d'opérer des rondes dans les endroits les plus mal hantés. Mais on ne se faisait pas faute de briser ces essais de réverbères, et quant aux soldats du guet, les attaques et les volées dont ils étaient souvent victimes sont demeurées fameuses.

A moins d'en être impérieusement sollicités par des affaires urgentes, on conçoit que les habitants paisibles ne s'aventuraient guère, passé une certaine heure, dans les environs de ces lieux de mauvais renom, ni même dans le commun des rues, où les méchantes rencontres ne manquaient pas non plus.

C'était sans doute un motif de ce genre qui attirait dehors, par une belle nuit de novembre, un promeneur dont la tournure n'était certes pas celle d'un chercheur d'aventures.

Il était jeune, à en juger par sa démarche, portait la tête haute, sans forfanterie, et son manteau était drapé sur son épaule d'une façon espagnole, élégante et sculpturale.

Il venait de quitter la rue du Cloître-Saint-Germain et se dirigeait vers le quai pour aller au Pont-Neuf.

C'était quelqu'un de brave ou d'imprudent, car on ne distinguait aucune arme sous les plis de son manteau, et à coup sûr il n'avait pas d'épée. Il ne songeait pas, sans doute, en avoir besoin, et marchait d'un pas ferme et dans une attitude résolue.

Tout semblait, par extraordinaire, paisible et calme dans ce tumultueux quartier. Les lanternes jetaient çà et là leurs minces et rougeâtres clartés sur la voie déserte.

Aucun bruit ne troublait cette tranquillité inusitée, lorsque notre jeune promeneur crut entendre, comme il allait déboucher de la ruelle qu'il parcourait sur le quai, un susurrement qui courait sous les auvents de deux vieilles maisons devant lesquels il lui fallait passer encore.

Cet endroit formait comme le point le plus étroit d'un entonnoir, les toits aigus et trébuchants des maisons s'y côtoyaient, et la lumière du ciel, pas plus que celle des lanternes de la police, n'en perçait l'éternelle obscurité.

Le jeune homme fit un temps d'arrêt, prêtant l'oreille, et chercha, sans y réussir, à reconnaître le terrain. Le bruit, d'ailleurs, ne se renouvela pas, et souriant de cette vaine alerte il poursuivit sa marche.

Il ne lui restait plus qu'à franchir l'embouchure de la ruelle, garnie, comme par deux sentinelles en ruine, des deux masures en question; mais, en y arrivant, il lui sembla que sous ces ténèbres opaques se remuaient des formes inconnues.

Il pressa instinctivement le pas et franchit d'un bond ce défilé, très bien disposé pour un guet-apens ou pour un coupe-gorge. Il était de ces esprits droits chez qui le courage n'exclut pas la prudence, et qui ne croient pas que la bravoure consiste dans la bravade.

Le danger dont il avait le pressentiment n'était pas chimérique, car au premier mouvement qu'il fit pour hâter sa marche le susurrement primitif se changea en un coup de sifflet strident et net, qui se répéta simultanément trois fois.

Il ne parvint pas à faire deux enjambées sur le quai; à la première, trois hardis coquins s'élançaient sur lui, armés jusqu'aux dents.

—Arrière! exclama-t-il, arrière, fripons!...

D'un geste hardi, laissant son manteau aux mains de l'un des agresseurs, il menaça les autres d'un petit poignard, la seule arme qu'il possédât.

En cet endroit régnait une pénombre qui, du moins, lui permettait de se reconnaître. Se voyant seul contre trois, et mesurant soudain l'infériorité de son unique moyen de défense avec les lames qui brillaient au poing des ennemis, il ne songea qu'à leur vendre très chèrement une vie qu'il ne pouvait leur soustraire, et par une heureuse manœuvre il s'adossa dans l'encoignure d'une porte bâtarde, contre laquelle il frappa du pied pour éveiller les habitants.

Mais il n'y avait garde que ceux-ci donnassent signe d'existence. Ces bons bourgeois étaient trop ennemis des coups de couteau et trop blasés sur les clameurs qui ne manquaient pas une nuit d'éclater dans le quartier.

—Rendez-vous! cria celui qui paraissait le chef des bandits.

—Jamais! répondit le jeune homme; et, d'un geste indigné, il leur jeta son feutre au visage.

La lune vint alors éclairer en plein ses traits, et la noblesse, la splendeur de son front causèrent à ses antagonistes une involontaire impression.

Ce front, où rayonnait l'intelligence et la résolution, était celui de Philippe de Champaigne.

C'était bien lui, notre héros, poussé par sa mauvaise étoile entre les mains de cette dangereuse escouade.

Il n'était pas coureur de nuit pourtant; son caractère droit et rigide ne donnait pas dans ces excès ni dans ces extravagances. Une circonstance,—dirons-nous heureuse ou fatale?—l'avait contraint à cette pérégrination dans un centre plus fréquenté par les malandrins que par les honnêtes passants.

Il y avait une demi-heure environ, le père Joseph était venu ouvrir la cellule, la prison où il le retenait, et où lui seul pénétrait et pourvoyait à son strict nécessaire avec la ponctualité d'un geôlier, dont il avait les allures et la vocation. Et de ce ton doucereux auquel il était si dangereux de se fier:

—J'apporte la bonne nouvelle! s'était-il écrié à l'oreille de son captif, qui dormait sur son grabat... Debout, monsieur Philippe!

Celui-ci se croyait en proie à un mauvais rêve et ne se hâtait pas d'ouvrir les yeux.

—C'est moi, mon cher peintre, moi, votre véritable ami et protecteur; ne reconnaissez-vous pas le père Joseph?

—Quel malheur vous amène?

—Un malheur, ingrat! Me verriez-vous si empressé? C'est la bonne nouvelle, vous dis-je, la liberté!

A ce mot, le jeune homme s'était trouvé debout.

—La liberté!...

—Votre innocence est reconnue; monseigneur le cardinal sait les noms des coupables; sa première parole a été l'ordre de votre élargissement... Vous m'entendez: vous êtes libre!

—Libre, enfin!... Je peux donc quitter ce cachot, cette voûte, ce palais sinistre!...

—Toutes les portes vont s'ouvrir devant vous comme celle-ci. Mais ne préférez-vous pas attendre le jour?...

—Attendre!...

—La nuit est avancée, insinua hypocritement le moine, et les rues sont loin d'être sûres; vous n'avez pas votre épée... Où voulez-vous aller?

—Je ne crains rien, mon père. Ce simple poignard me suffirait en cas de mauvaise rencontre... et j'ai tant souffert dans cette cellule qu'il me tarde de regagner ma chambrette du collège de Laon, à la Montagne-Sainte-Geneviève.

—Je le répète, c'est imprudent, c'est téméraire; vous n'y songez pas, disait le franciscain, insistant d'autant plus que le jeune artiste se montrait plus résolu à mettre à profit cette liberté subitement reconquise.

Si bien que Philippe avait hardiment quitté le Louvre, peu soucieux de l'heure des ténèbres et de son épée, restée à l'atelier.

On voit que la fortune ne secondait pas son entreprise. Il était, du premier coup, venu se jeter dans une embuscade.

—Rendez-vous, répéta le chef de ses adversaires, et, sur ma foi, il ne vous sera causé aucun mal.

—Non! répondit l'artiste; avec des scélérats, pas de transaction!

Il brandissait fièrement son faible poignard, lorsque le plus adroit de la bande lui jeta son manteau sur la tête, souple comme un toréador qui veut en finir avec le héros indompté du cirque.

Ce fut sa défaite inévitable. Les misérables se ruèrent sur lui, ouvrirent violemment son pourpoint, et, dépouillant sa poitrine, fouillèrent minutieusement ses poches et ses habits.

La tête enfermée sous l'épaisse étoffe, suffoquant, il était incapable de se défendre; son arme inutile était tombée de ses doigts épuisés par un commencement d'asphyxie. Cependant, exception remarquable, les malfaiteurs ne se portèrent contre lui à aucun mauvais traitement, et se contentant de le voler du peu d'argent, des quelques objets d'assez mince importance dont il était nanti, ils détalèrent au plus vite, sans même lui reprendre son manteau.

XX
L'ÉCHAFAUD DE LA PLACE SAINT-PAUL.

Le roi ne se pressait pas de rentrer au Louvre. L'automne avait beau s'avancer, les journées devenir plus courtes, le soleil plus rare, la forêt de Saint-Germain moins touffue, le monarque semblait prendre un goût tout nouveau aux agréments de cette résidence, où les réunions et les fêtes se succédaient avec une animation, depuis bien des années inconnues de la cour.

Son esprit triste, son humeur chagrine, son amour pour la retraite se modifiaient par miracle, et chacun murmurait tout bas avec surprise, avec admiration, le nom du génie bienfaisant dont cette révolution était l'œuvre.

Le lecteur le connaît aussi ce nom privilégié. Ce n'est pas qu'une fois assurée de la délivrance de Philippe, Louise n'eût été tentée d'abandonner ce rôle de favorite du platonique souverain. Elle se sentait peu de vocation pour l'existence de parade et de fracas où elle n'avait mis le premier pied que par dévouement: des joies plus modestes, plus intimes, formaient l'objet de ses rêves. Elle eût sacrifié l'amour de dix monarques pour être assurée de celui de son cher artiste.

Mais entrée malgré elle dans cette voie, elle était contrainte d'y persévérer quelque temps encore du moins, car la liberté rendue si soudainement au jeune peintre ne terminait pas grand'chose.

Son amie influente, la duchesse de Chevreuse, le lui avait fait comprendre, avec d'autant plus d'éloquence que pour elle rien n'était sauvé, tant que Charles de Châteauneuf gémirait entre les murs de la Bastille.

La duchesse ne se trompait pas; cette fois son cœur était d'accord avec la saine politique. Philippe était libre; mais arrêté une première fois sans motif sérieux, il était exposé à se voir en butte à de nouvelles atteintes, car celle-ci n'avait fait que le jeter plus avant dans le parti de la reine-mère, et le cardinal avait juré une guerre d'extinction à tout ce qui s'y rattachait.

A la suite de l'aveu de Barbou, l'arrestation de Bassompierre s'était ajoutée à celle de Châteauneuf et de Jars.

Le cardinal ne se montrait plus que le front chargé d'orages. Son confident, le père Joseph, faisait le métier de porteur de dépêches entre Saint-Germain et le Louvre, et, grâce à sa subtilité d'allures, il habitait à la fois, et quasi à toute heure, la ville et la campagne.

Gaston, le frère turbulent du roi, la jeune reine et la reine-mère, tous étroitement entendus avec la duchesse, encourageaient la faveur de mademoiselle de Lafayette, seule barrière capable d'entraver les desseins de l'ennemi commun, seule machine de guerre assez forte pour amener sa perte.

Le roi se contentait de si peu, et Louise était, par nature, si charmante, si gracieuse, qu'elle gagnait chaque jour dans l'esprit de Louis XIII sans recourir aux expédients de la coquetterie même la plus licite.

Depuis quelques jours, cependant, elle portait en elle une indicible amertume. Tous ses soins parvenaient difficilement à la dissimuler. C'était une blessure faite avec une lâche habileté à son affection la plus profonde et la plus chère par ce misérable Boisenval.

On se rappelle ce mot tranchant et empoisonné comme une arme maudite: ce mot, sous l'étreinte duquel elle avait failli se trahir aux yeux du roi, et qui l'avait jetée anéantie sur un banc de pierre au bas du perron royal.

Ce n'était ni l'horreur pour le pacte proposé par le suppôt de Richelieu,—elle méprisait trop désormais le maître et l'espion pour s'en émouvoir, ni leurs menaces, qui tourmentaient ses rêveries et parfois gonflaient sa poitrine jusqu'aux larmes,—elle était trop fière et se savait trop irréprochable pour les craindre; mais cette insinuation cruelle, cette anxiété, infiltrée comme un poison dans ses veines, cette pensée qu'elle avait pour rivale Henriette, son amie la plus chère!...

Que d'angoisses dans ce soupçon! Par quel moyen s'en éclaircir, pénétrer la vérité, qui, toute déchirante qu'elle pût être, serait moins pénible que ces incertitudes!

Les natures douées du don fatal de cette excessive délicatesse de cœur ne s'épanchent que difficilement. Concentrant leurs affections en elles-mêmes, timides et craintives, elles n'ouvrent guère le sanctuaire de leur âme à des tiers, si sûres qu'elles soient de leur amitié. Et puis, ces premières passions ont une retenue égale à leur ardeur et à leur chasteté.

Louise épuisait dans son imagination les moyens propres à connaître son sort, elle n'aboutissait toujours qu'à trouver une seule personne capable de l'en instruire,—c'était Philippe lui-même.

Pourquoi pas? S'il y avait eu entre eux quelque chose comme un commencement de liaison, des paroles sympathiques échangées, la sincérité, la franchise surtout en avaient été les instigateurs; c'était donc à Philippe, le cœur droit, le caractère loyal, qu'il fallait s'adresser.

Nous ne descendrons pas au fond de sa jeune âme pour dépeindre les chagrins, les alternatives de douleur et d'espoir que cette résolution soulevait et mettait en lutte. Elle s'y arrêta pourtant et se promit de saisir la plus prochaine occasion d'approcher l'élève de maître Duchesne et de connaître ses sentiments.

Le malheur était qu'on parlait moins que jamais de retourner à Paris, et qu'il ne se présentait aucune probabilité que Philippe vînt à Saint-Germain où rien ne l'appelait. Il aurait fallu faire naître un prétexte, ce qui n'était pas impossible, mais ce que la surveillance incessante de Boisenval rendait bien délicat, après la façon dont Louise avait répondu aux offres de service de celui-ci.

C'est en faisant cette remarque qu'elle comprit les périls de sa position. Il lui fallait subir la présence de cet homme, sous peine d'être atteinte par les accusations, par les calomnies dont il avait les mains pleines. Avec un prince soupçonneux, jaloux et susceptible, tel que Louis XIII, elle ne pouvait même éloigner cet intermédiaire, cet agent convaincu de traîtrise, qu'en usant de précautions infinies.

Une femme audacieuse eût brisé ces obstacles comme un jouet. Mais une jeune fille, lancée tout à coup dans ce dédale d'intrigues, devait s'y trouver fort empêchée. En ce monde, c'est triste à dire, il arrive souvent que la vertu et la délicatesse ont l'infériorité vis-à-vis de la déloyauté et de l'impudence.

Le cardinal affectait de ne faire au château que de courtes apparitions. Il espérait, par cette tactique de coquetterie souvent heureuse auprès du faible prince, lui inspirer de l'anxiété et lui donner la crainte d'une séparation. Il ne se montrait, en outre, que chargé de grosses affaires, capables d'ennuyer et de dégoûter un souverain plus solide que celui-ci.

Tantôt c'étaient les embarras d'Italie et du Piémont, tantôt les inextricables questions des Flandres; plus souvent encore, l'alliance avec Gustave-Adolphe, et les visées de ce dernier sur l'Allemagne, dans le but de diminuer la puissance prépondérante de l'empereur. Quant aux questions du dedans, le cardinal avait l'habileté de les présenter de telle sorte qu'il eût été impossible au plus retors diplomate de les démêler, et que le roi ne trouvait rien de mieux, en définitive, que de les abandonner à son plein arbitre.

Mais cette fois le cardinal crut s'apercevoir que la bienveillance et la crédulité aveugle de son maître décroissaient. Loin de se plaindre de la brièveté de ses visites, on se montrait plutôt d'humeur à les raccourcir encore. On prêtait une oreille moins complaisante à certains rapports, et l'on entamait d'un ton assez mécontent le chapitre des éclaircissements.

Elle courut chez Louise pour l'entraîner chez la reine.

Elle courut chez Louise pour l'entraîner chez la reine.

Un autre jour, le cardinal trouvait le roi entouré des deux reines, et n'obtenait pas l'audience intime qu'il réclamait. Il rentrait à Paris en proie à la fièvre des ministres qui sentent souffler le vent de la disgrâce.

Ses ennemis étaient experts en fait de manœuvres; il ne les avait pas soupçonnés si forts. Quand il confiait ses doléances au père Joseph, celui-ci ne réussissait plus qu'imparfaitement à le réconforter. Mais comme il lui recommandait l'énergie, il résolut d'en faire preuve, afin d'épouvanter ses adversaires en montrant qu'il n'était pas déchu encore, et qu'il pouvait frapper de grands coups.

Ce fut sur le chevalier de Jars que se portèrent ses violences, guidées par la rancune du franciscain, ennemi-né de cette nature loyale, supérieure à toutes les persécutions.

M. de Laffémas et tous ses sicaires furent mis en réquisition.

Un arrêt de la chambre de justice de l'Arsenal, tribunal sanguinaire et corrompu, institué pour la satisfaction des haines personnelles de Richelieu, décréta le brave chevalier de crime d'État.

Alors commencèrent ces interrogatoires, qui sont demeurés parmi les célébrités juridiques les plus monstrueuses.

Dans la salle des tortures, au milieu des instruments de supplice, l'accusé était traîné chargé de liens; et là, sous la direction de cet infâme Laffémas, le procureur général d'Argenson procédait à ses interrogations, complaisamment recueillies par le greffier Dujardin.

Un jour, la duchesse de Chevreuse reçut par un messager mystérieux un mot ainsi conçu:

«Notre cher chevalier est l'objet de persécutions odieuses. Chaque jour amène plusieurs interrogatoires, qui menacent d'épuiser, sinon son courage, du moins ses forces. On le réveille la nuit d'heure en heure, pour lui poser des questions insidieuses, par lesquelles on espère surprendre sa présence d'esprit et l'amener à se couper ou à se perdre avec ses amis.

«Des bruits plus sinistres encore circulent, touchant les desseins du cardinal à son égard. A tout prix, il faut intéresser le roi en sa faveur, et si vous y parvenez, je crois que vous aurez accompli un autre miracle, en augmentant la tendresse d'un homme qui ne pensait pas qu'on pût vous aimer plus qu'il ne vous aime.»

Ce billet n'avait pas de signature, les caractères en étaient déguisés, mais cette dernière phrase suffisait. La duchesse avait reconnu le style de Châteauneuf.

Le mystère présidait aux persécutions exercées contre le chevalier, car Richelieu, qui tenait à frapper un grand coup, ne voulait pas en amoindrir l'effet en y préparant l'opinion. A la cour, à la ville, on ignorait ces séances ténébreuses des justiciers de Laffémas. Mais les murs des prisons ont des oreilles; ces faits se passaient dans les basses-fosses de la Bastille, et Châteauneuf, on ne l'a pas oublié, y était détenu.

Si sévères que fussent ses gardiens, il avait su, à prix d'or, capter leur confiance. Par eux, il avait entretenu d'abord une correspondance avec son compagnon d'infortune; par eux, il avait su la recrudescence de la haine ministérielle; par eux enfin, il avait fait arriver à la duchesse le billet qu'on vient de lire.

Ce fut un éclat de tonnerre au sein du petit conclave ennemi du cardinal. Chacun se resserra autour de ses alliés, et Louise eût voulu volontairement se soustraire au rôle prépondérant qu'on lui imposait. Elle était l'âme, l'espoir de la conspiration.

Disons-le à sa gloire, du moment où elle comprit que sa tâche devenait une mission, que la tête de ses amis était menacée, et que d'elle seule dépendait désormais leur vie ou leur mort, leur perte ou leur triomphe, ces hésitations cessèrent.

Elle aussi, d'ailleurs, n'avait-elle pas à se venger de cet homme qui l'avait jugée assez vile pour accepter son pacte!

Elle avait bravé le serpent; aujourd'hui, il fallait plus, il fallait lui broyer la tête.

Le billet de Châteauneuf n'exagérait rien, au contraire. L'existence infligée à son généreux camarade était un supplice de chaque heure. La salle des tortures était son séjour habituel. On n'osait pas, il est vrai, aller jusqu'à lui mettre les brodequins, ni l'horrible corne de la question par l'eau. Richelieu avait manifesté des scrupules à cet endroit; peut-être craignait-il que ces cruautés inutiles venant à se divulguer, le roi, dont il voyait la condescendance faiblir, ne se révoltât tout à fait.

Mais on agissait avec la menace continuelle de ces machines diaboliques dont la vue devait intimider le patient. On abusait de son sommeil ou de ses insomnies. On lui infligeait toutes les épreuves morales imaginables, pour lui extorquer des déclarations qu'on pût interpréter contre lui et contre ses amis.

Vaines tentatives, raffinements stériles! Le chevalier de Jars n'était pas d'une trempe vulgaire. L'aspect des chevalets excitait son ironie. Il parlait volontiers, mais c'était pour dire à ses persécuteurs leurs dures vérités.

Son énergie finit par lasser leur persévérance; il subit quatre-vingts interrogatoires sans articuler un mot qui compromit son fidèle Châteauneuf, non plus que les princes, ses complices.

Après l'insuccès de cette quatre-vingtième séance, Laffémas, exaspéré, se rendit chez le cardinal, où le père Joseph fut mandé. On eût dit un trio de vampires.

Chacun déployait là son caractère particulier: Laffémas, sa fougue, son emportement, les rauquements du tigre auquel on enlève sa proie; le père Joseph, sa haine aiguë, son raffinement de petits moyens; le cardinal, sa cruauté froide, implacable.

On présume assez ce qu'il devait résulter d'une consultation de ce genre, entre de pareils bourreaux.

Le lendemain, une commission choisie par Laffémas, et dirigée par lui et par le présidial de Troyes, magistrat servile à la discrétion de Richelieu, s'assemblait à l'Arsenal, pour évoquer la cause du chevalier de Jars.

Séance tenante, sans public, sans témoins, sur de misérables arguties, dont l'accusé n'eut pas le droit de se défendre, ses juges, plus dignes du titre d'assassins, prononcèrent contre lui la peine capitale.

Pendant que l'Arsenal retentissait de cet arrêt, il y avait grande chasse à courre à Saint-Germain. Le roi se montrait d'une humeur charmante; il caracolait dans les avenues du bois avec mademoiselle de Lafayette, qui s'efforçait de lui sourire, mais qui, poursuivie par des pressentiments cruels, se sentait la mort dans le cœur.

Le bruit de la condamnation se répandit dans la capitale, où elle jeta la consternation, bien avant qu'on la connût au château.

Il semblait que le cardinal fût décidé à jouer son va-tout. Sans sursis, sans délai, l'échafaud se dressa, et toutes les forces militaires furent disposées pour veiller au maintien de l'ordre et parer à toute tentative d'enlèvement de la victime.

Paris s'était mis en deuil. Une morne stupeur régnait sur la grande ville oppressée. François de Rochechouart, chevalier de Jars, était l'un des gentilshommes les plus réputés pour leur droiture de caractère, pour leur bravoure. Son nom était populaire et sympathique.

Dans cette cité, trop souvent indifférente aux hommes d'en haut et à leurs égarements, il était connu, il était aimé. Puis on en était arrivé à une heure où déjà le peuple réfléchissait. Les excès de pouvoir du cardinal avaient trouvé plus d'une fois des approbateurs nombreux, lorsqu'ils frappaient sur ces nobles orgueilleux autant qu'aveugles, qui se considéraient comme d'une race supérieure au commun des autres hommes et prétendaient se mettre au-dessus des usages des lois et des mœurs.

Mais on s'apercevait qu'il frappait moins sur les ennemis des franchises publiques que sur les siens propres; que c'était sa cause et ses intérêts personnels qu'il défendait, et non ceux de la France. C'était avec anxiété qu'on le voyait s'en prendre à la fois aux bons et aux mauvais; on se demandait où il s'arrêterait, s'il s'arrêtait sur cette pente rapide.

Paris, donc, se montrait soucieux. La foule, informée des préparatifs de l'exécution par cette communication invisible, mais rapide, qui répand les mauvaises nouvelles, se portait en longues files vers la place Saint-Paul, l'un des théâtres de ces exécutions, désignée en cette circonstance à cause de sa proximité de l'Arsenal, où le condamné était détenu depuis sa mise en jugement.

Midi était, suivant l'usage, l'heure fixée pour l'immolation. Dès onze heures il ne restait pas un pouce de terrain libre sur la place ni dans les alentours; les rues avoisinantes étaient engorgées d'un océan de curieux, pressés, écrasés, hors d'état d'avancer ni de reculer.

Les balcons, les croisées, les toits eux-mêmes offraient une profusion de têtes agitées. Une fenêtre seule ne laissait voir qu'une longue tapisserie, qui peut-être abritait des spectateurs non moins anxieux que les autres, mais plus discrets.

Des bruits lugubres circulaient à voix basse, touchant cette croisée énigmatique. C'était celle d'un pavillon attenant à l'un des grands hôtels de la place, un hôtel royal, et n'ayant pas d'autre ouverture au dehors.

On se demandait ce que signifiait ce rideau immobile, et quels personnages il pouvait bien cacher. Alors, les conjectures marchaient leur train, et les regards, fatigués de considérer les apprêts du supplice, se tournaient opiniâtrément de ce côté.

Ces préparatifs étaient faits avec une régularité mathématique, dont les écrivains de l'époque nous ont transmis les détails minutieux. Nous les répétons pour les amateurs de causes célèbres. L'échafaud offrait l'aspect d'une plate-forme en planches, de dix à douze pieds en carré, et de six pieds d'élévation. Les instruments de supplice se composaient simplement d'un billot de huit pouces de haut et large d'un pied carré, d'un sabre fort pesant, que l'exécuteur maniait avec beaucoup d'habileté, et d'une hache au tranchant poli et au manche très court.

Au coup de midi, la multitude silencieuse devint plus morne encore. On entendit dans la rue qui venait de l'Arsenal un sourd roulement de tambour, et bientôt, sous la brume épaisse qui régnait depuis le matin, comme si la nature faisait le deuil de la victime, on aperçut un peloton de soldats de la prévôté débouchant sur la place. Ils étaient suivis par des hallebardiers suisses en nombre imposant.

Au milieu venait le condamné.

On n'avait pas voulu entraver ses mouvements; les cordes qui lui tenaient les jambes et les bras lui permettaient de marcher et de croiser ses mains dans les manches de son pourpoint. Il avait la tête nue, et l'on ne pouvait se défendre d'un sentiment d'admiration pour sa contenance à la fois simple et fière.

Il s'entretenait tranquillement avec son confesseur, et semblait, par ses regards, remercier la population de la bienveillance qu'il lisait dans ses rangs.

Aucune clameur, aucun bruit ne se manifesta. La stupeur était à son comble. La foule respectueuse croyait assister à un martyre.

De Jars franchit sans hésiter les degrés de la plate-forme. Là, comme le bourreau et son aide s'approchaient pour lui faire subir les derniers préparatifs, qui de nos jours ont lieu dans la prison, mais dont on tenait alors à ne pas frustrer le populaire, il se tourna vers son confesseur pour l'embrasser.

—Je vais prier pour vous, mon fils, lui dit celui-ci.

Et il tendait les bras pour lui donner cette dernière accolade lorsque les yeux du patient rencontrèrent le pavillon de l'hôtel royal et sa mystérieuse draperie.

Le même pressentiment qui régnait dans l'assistance lui vint à cette vue, et fixant sa pensée sur ce point, il étendit la main pour le montrer au prêtre.

—Priez pour ceux qui sont là, mon père, dit-il gravement; ils en ont plus besoin que moi!

Ces mots ne pouvaient arriver jusqu'à cet endroit, mais son regard et son geste y parvinrent assurément, car la draperie eut un frémissement et se plissa en plusieurs endroits, comme si quelqu'un s'y cramponnait.

L'ecclésiastique descendit lentement et d'un pas troublé par l'émotion les terribles gradins, tandis que le chevalier, s'adressant à l'exécuteur:

—Je suis à vous, maître, et besognez adroitement, c'est mon seul désir.

—Soyez docile, répondit l'homme rouge; je jure Dieu que vous n'aurez pas le temps de sentir le coup, et qu'il ne sera pas besoin d'user de la hache.

Il faut savoir que quand la tête n'était pas abattue du coup de revers appliqué à l'aide du sabre, le bourreau achevait de la couper sur le billot à l'aide de sa hache, comme un boucher détache une chair pantelante avec son couperet, en revenant autant de fois qu'il le faut à la charge.

Ces quelques mots échangés, il se livra avec un abandon entier à l'exécuteur et à son aide.

Ils lui ôtèrent d'abord son habit, sur lequel figurait encore la noble croix de Malte, insigne de sa consécration à la cause de la foi et de la royauté. Il demeura en bras de chemise et le col découvert; on lia ses mains par-devant, et le bourreau l'invita à se mettre à genoux, pour lui couper plus facilement les cheveux.

—Je n'ai rien à vous refuser, maître, répondit-il en souriant; j'ai déjà été tonsuré, mais je n'ai pas eu encore, j'en conviens, un valet de chambre qui me fît la toilette sur la place publique.

—Sur Dieu! monsieur le chevalier, répondit le maître des basses-œuvres, vous avez une tranquillité merveilleuse; mais ne me parlez plus de ce ton, je vous en prie, vous me rendez tout troublé; la sûreté de mon bras pourrait s'en ressentir, et je ne me consolerais de ma vie d'avoir fait pâtir un si brave homme que vous!

—Merci, maître. Voilà un sentiment miséricordieux que n'aurait jamais eu celui qui vous emploie. Vous valez mieux que lui, sur mon âme.

—Monsieur le chevalier, dit l'exécuteur, flatté de ce compliment, et s'approchant de son oreille, il m'est défendu de vous laisser parler au peuple, mais il en adviendra ce que pourra, je ne veux pas étouffer la voix d'un si vaillant gentilhomme. Souhaitez-vous dire quelques mots?...

—A quoi bon?... Je ne pourrais crier à cette foule qu'une seule chose, c'est que je meurs innocent, et elle le sait aussi bien que moi et que mes juges!... Finissons-en, l'ami; ce brouillard me fait froid, et si j'avais le frisson, on croirait que je tremble de peur.

L'exécuteur poussa un gros soupir, prit les ciseaux passés à sa ceinture et entama les longues boucles qui roulaient sur le cou du patient. Le fer grinça, les assistants frémirent; le chevalier seul resta imperturbable.

Mais voilà qu'au moment où la seconde boucle allait tomber, une clameur violente ébranla l'air. Un remous formidable fit onduler les masses, qui vinrent se heurter contre les hallebardiers, en forcèrent les rangs, et choquèrent si fort l'échafaud que ses étais en craquèrent.

Au milieu de ce tumulte on ne distinguait rien d'abord, mais bientôt un cri strident, lancé à pleins poumons, domina les rumeurs et s'éleva jusqu'au ciel, répété par l'assistance affolée:

—Grâce!... grâce!...

Les ciseaux du bourreau restèrent en suspens.

—Achevez donc! lui dit de Jars; je vais m'enrhumer.

—Sang-Dieu! monsieur le chevalier, n'entendez-vous pas ces cris? Souffrez que je sois moins pressé que vous; mieux vaut un rhume qu'un coup de sabre.

Un jeune homme, tête nue, les habits en désordre, hors d'haleine, pouvant tout au plus articuler encore ce mot suprême: «Grâce!... le roi fait grâce!...» un jeune homme accourait, ou plutôt il arrivait porté sur les bras, sur les épaules de la foule, agitant le plus haut qu'il pouvait un parchemin auquel pendait un sceau,—le sceau royal.

Aux clameurs du public, une porte basse s'était ouverte dans le voisinage du pavillon à la fenêtre masquée. Plusieurs personnages en robe noire en étaient sortis, protégés par des gardes, et s'étaient approchés de l'échafaud.

Dans les groupes des bourgeois, où ils étaient reconnus, on entendait prononcer à demi-voix:

—M. de Laffémas, le lieutenant civil! M. d'Argenson, le procureur général! Maître Dujardin, greffier de l'Arsenal!...

Le cri de délivrance avait tiré les bêtes fauves de leur antre; elles venaient voir si l'on osait réellement leur enlever leur proie.

De son côté, le messager de la bonne nouvelle arrivait sur la plate-forme, où, jetant son parchemin au bourreau, il s'élançait dans les bras du patient.

—Philippe!... mon cher Philippe!... s'écria de Jars en le reconnaissant.

—Sauvé, monsieur le chevalier! vous êtes sauvé!... Dieu est bon, j'arrive à temps!...

Le peuple poussait des vivats frénétiques pendant que l'exécuteur parcourait l'écrit et vérifiait le sceau de cire jaune qui en affirmait l'exactitude.

De leur côté, Laffémas et ses acolytes, étant montés sur la plate-forme, s'emparaient du parchemin avec une rage qu'ils ne songeaient pas à contenir. A leur vue, des sifflets éclatèrent au milieu d'une tempête d'épithètes injurieuses.

Mais ils n'étaient pas gens à s'en émouvoir, et ce fut alors que se passa cet épisode fameux où Laffémas, s'adressant à de Jars, osa lui dire:

—C'est vrai, monsieur, l'ordre de grâce est dans les formes, rien n'y manque. C'est à vous d'en témoigner votre reconnaissance, en déclarant aujourd'hui librement ce que vous savez des projets de M. de Châteauneuf et des princes.

Le vaillant gentilhomme, les mains encore garrottées, et dans l'attitude du Christ couronné d'épines, avec la patience et l'humilité de moins, se redressa d'un air qui fit pâlir son interlocuteur:

—Allez dire à votre maître, prononça-t-il, que je suis reconnaissant envers le roi de sa clémence mais que je m'en croirais indigne si j'y trouvais un prétexte pour trahir mes amis.

Philippe, s'emparant des ciseaux que le bourreau avait laissés choir, coupa les liens de celui qu'il venait de rendre à la vie, et, se tenant enlacés, ils descendirent fièrement de la plate-forme, salués par les nouveaux vivats, par les applaudissements de la multitude.

Personne, pas même le chevalier, n'avait plus pensé à la fenêtre du pavillon royal.

Cependant il s'y passait une scène palpitante d'un sombre intérêt. Aux cris de: «Grâce!» lorsque Laffémas et ses séides venaient s'assurer de l'exactitude de cette amnistie inattendue, la draperie avait éprouvé des secousses violentes.

A la minute où de Jars et Philippe descendaient les gradins, un bras rouge s'était avancé en dehors par le coin de ce rideau, désignant l'artiste d'un geste menaçant.

Ce bras, c'était celui de Richelieu. Le front crispé, les lèvres livides, l'œil injecté de fiel.

—Ce jeune homme! dit-il au père Joseph, caché près de lui, c'est encore ce jeune homme!... Était-ce pour cela que je t'avais dit de le délivrer?...

—Monseigneur... balbutia le franciscain, que cet événement prenait pour la première fois au dépourvu.

—Tu m'avais assuré qu'il devait quitter la France.

Déjà l'astucieux confident avait retrouvé sa présence d'esprit.

—Ce jeune homme ne sait ce qu'il fait, monseigneur. Patience; si j'ai permis qu'il restât, c'est qu'il importe à votre cause qu'il reste.

—Ma cause!... elle est perdue de l'heure où l'on fait grâce à mes ennemis!.. Et ce téméraire enfant que j'avais voulu protéger!...

—Ne touchez pas à un cheveu de sa tête, Éminence. Si cette cause, qui n'est pas seulement la vôtre, mais la mienne aussi, peut être sauvée, c'est par lui, malgré lui!...

XXI
UNE PROTECTRICE.

Au milieu du dédale des intrigues dont il était l'objet et de celles dont il était l'auteur, double labyrinthe aux sentiers inextricables, Richelieu avait eu à peine le loisir de songer en passant au jeune peintre, et encore était-ce seulement lorsque son regard tombait sur l'esquisse de son portrait, demeurée en suspens.

Ce n'est pas que, dans les premiers jours, en apprenant, à ne pouvoir plus en douter, qu'il n'avait pris aucune part à l'acte dont on l'avait accusé injustement, il ne se fût senti le désir de lui accorder une réparation. Il en avait même touché un mot au père Joseph.

Mais celui-ci avait habilement glissé sur ce chapitre, et était parvenu à en détourner l'attention du maître, en rappelant sur les exigences de la crise la plus redoutable qu'il eût encore rencontrée. C'est ainsi que le cardinal n'avait plus aperçu Philippe depuis sa sortie de prison jusqu'au moment où il lui apparut tout à coup, porteur du message royal, délivrant une de ses victimes et affrontant son courroux à la face de la ville entière.

Il s'inclina plus bas encore.

Il s'inclina plus bas encore.

Quelques détails rétrospectifs sont ici nécessaires.

On se souvient que nous avons laissé notre héros, dépouillé par les bravi qu'une main ténébreuse avait apostés, au coin du quai de l'École, où il venait de déboucher, pour gagner le Pont-Neuf et de là le collège de Laon, qu'il habitait.

Les bandits ne l'avaient pas précisément maltraité; ils s'étaient contentés de lui enlever le peu d'argent qui garnissait son escarcelle, le poignard de luxe devenu inutile pour sa défense, et surtout ce médaillon sacré, ce portrait de sa mère, pieux héritage qu'il eût racheté volontiers au prix des plus grands sacrifices.

Cet événement ne pouvait sans doute être considéré que comme un des mille épisodes de brigandage qui éclataient, ainsi qu'on sait, dans la capitale, mais surtout dans ce périlleux quartier du Pont-Neuf. N'eût été la perte de son médaillon, Philippe s'en fût d'autant moins affligé que ses larrons, par une distraction inaccoutumée, avaient oublié de s'emparer de son manteau et de son pourpoint.

Il éprouvait d'ailleurs bien d'autres perplexités. Le souci de sa sûreté personnelle s'ajoutait à celui du sort menaçant de ses amis et de ses protecteurs. Il s'était vu plongé sans motif dans un cachot; on l'avait relâché sans lui donner un éclaircissement plausible.

Rien n'indiquait que sa liberté fût mieux garantie aujourd'hui qu'auparavant; il avait présent à la pensée le sourcil crispé du cardinal. Il se sentait en butte à la persécution sourde du père Joseph. Ce moine disposait de moyens obscurs pour arriver à ses fins, et ceux qui lui portaient ombrage devaient, pour peu qu'ils possédassent de prudence et de sagesse, s'effacer devant lui et céder à ses volontés, sans en chercher les raisons.

Philippe avait espéré lui échapper, en se fondant sur son éloignement pour les intrigues qui occupaient la cour. Retenu au Louvre, à Paris, par une attraction de cœur, il avait rejeté les offres avantageuses du franciscain, parce qu'il n'y voyait qu'une sentence d'exil.

Nous ne dirons pas qu'il se repentit de sa résistance; c'était un esprit droit, qui n'agissait point à la légère; il trouvait dans sa bonne conscience la force et la supériorité. Mais il ne se dissimulait plus qu'un réseau de fils redoutables, parce qu'ils restaient invisibles, l'entourait de toutes parts, et que l'accomplissement de ses désirs ou de ses volontés était à la merci de cette influence.

Sous cette impression, malheureusement trop fondée, il s'était abstenu, pendant les premiers jours qui suivirent sa délivrance, de revenir au Louvre. L'absence de la reine-mère, sa protectrice, justifiait cette réserve.

Que de fois pourtant il fut tenté de l'enfreindre? Si ce palais abritait les ennemis qu'il devait le plus craindre, n'était-il pas aussi l'asile où il avait ressenti les atteintes les plus douces de ses premières affections? N'était-ce pas là qu'il avait commencé à aimer, à se sentir aimé?... Il avait laissé attachées à ces murs ses émotions, sa joie, son espérance! Hors de là, que lui offrait la vie? Le désenchantement, le vide et les regrets.

Souvent il lui arriva de se mettre en route, au mépris de toute prudence, pour revoir son atelier, sa grande galerie des combles. Quelquefois, sorti de son modeste logis pour un but quelconque, il se surprenait sur le chemin de ce Louvre, qui l'attirait comme un mirage. Il advint même que, plein de bravoure ou d'impatience, il se mit en route pour y rentrer, et ne s'arrêta qu'à la vue des sombres portails qui y donnaient accès. Leur gravité, leurs voûtes surbaissées, leurs huis flanqués de guérites de pierre, s'offraient à lui comme des avertisseurs et le détournaient de son dessein.

Mais cette lutte ne pouvait durer sans que la prudence fût vaincue par le désir, et quel jour le téméraire choisit-il pour cela?... Précisément celui qui suivit la grâce du chevalier.

Les impressions, les péripéties de cette journée avaient déterminé en lui une exaltation voisine de la fièvre. Il ne se dissimulait pas qu'en manifestant pour de Jars un dévouement aussi sérieux il se créait dans le parti contraire des haines terribles. Mais il en acceptait les conséquences. Il rompait avec la circonspection qu'il avait observée jusque-là pour ses propres intérêts, tandis qu'il travaillait généreusement en faveur des autres, et dût-il se heurter contre le cardinal ou se rencontrer avec le froc du capucin, il voulut rentrer dans le palais.

C'était une satisfaction qu'il s'octroyait, en récompense de ses épreuves de la veille. A ce point de vue, il la méritait bien. Cette grâce, il ne l'avait pas obtenue sans peine.

Nous avons dit comment le vent de la voix publique avait répandu, dans les coins les plus inaccessibles de la ville, le bruit de l'exécution qui se préparait sur la place Saint-Paul. Il était impossible que Philippe, à la piste de ce qui concernait le prisonnier, ne fût pas renseigné dès le premier instant.

Saisi d'horreur et de désespoir à l'idée du crime politique qui allait s'accomplir, il s'était élancé à cheval, et n'avait fait qu'un temps de galop de Paris à Saint-Germain.

On ne le connaissait pas là comme au Louvre. Les demeures des rois ne sont pas accessibles comme celles des particuliers. En voyant ce cavalier couvert de poussière, les vêtements en désordre, montant un cheval de piètre mine, exténué de fatigue, les factionnaires lui barrèrent le passage, et aucun laquais ne voulut d'abord se charger de l'entendre.

Il se désespérait, car les minutes avaient en cette circonstance le prix d'un siècle, le terrain brûlait sous ses pas; il allait se livrer à quelque scène de violence pour forcer la consigne, lorsqu'il fut reconnu par un serviteur de la reine-mère, attiré là par hasard.

Cet homme vit de suite à ses paroles qu'il s'agissait d'une affaire urgente, et le conduisit auprès de la duchesse de Chevreuse.

Mais là ce fut un autre embarras. En l'apercevant pâle, haletant, la pauvre Marie n'eut qu'une pensée; et quand le jeune homme, sans préambule, sans préparation, en homme qui a la tête perdue, s'écria:

—C'en est fait, madame la duchesse, le meilleur de vos amis va tomber sous la hache!...

Elle crut qu'il parlait de Châteauneuf, un nuage passa sur ses yeux, tout son sang reflua vers son cœur, elle se renversa sans connaissance sur son siège.

Des soins empressés la rappelèrent à elle, mais ce ne fut qu'après une scène terrible qu'on lui fit comprendre la vérité.—Hélas! elle était assez triste déjà. Si ce n'était son amant, c'était son plus cher allié que menaçait le bourreau.

Elle courut chez Louise, qu'elle entraîna chez la reine Anne d'Autriche, et qui, à la sollicitation de cette princesse, aux prières trempées de larmes de la duchesse, fit demander une audience au roi.

Louis XIII sortait précisément d'entendre la messe, suivant son usage à la campagne aussi bien qu'à la ville.

Cette demande lui causa une vive émotion,—on connaît son caractère anxieux et timide vis-à-vis des femmes mêmes qui lui plaisaient le plus. Pris ainsi à l'improviste, il balbutia et bégaya longtemps des syllabes incohérentes, avant de réussir à donner à l'huissier de service l'ordre de faire entrer mademoiselle de Lafayette.

Il se leva pour la recevoir; mais elle vint s'agenouiller à ses pieds, et de cette voix à laquelle il était impossible qu'il résistât:

—Grâce?... grâce et justice, sire?... implora-t-elle.

—Grâce, répéta-t-il; qui donc oserait vous menacer?...

Et son visage se couvrit de la pâleur ardente qui précédait les explosions de cette grosse colère qui était son courage à lui.

Puis, voyant que la fille d'honneur était toujours à genoux:

—Relevez-vous, mademoiselle, ajouta-t-il.

Il avança la main pour l'y aider; elle prit cette main et la retint sur ses lèvres.

Un feu inconnu circula sous ce baiser dans les veines de Louis-le-Chaste, son œil s'alluma, et, plus tremblant que la belle solliciteuse:

—Parlez, dit-il, ce que vous souhaitez est accordé.

Elle s'approcha d'une table, et lui présentant un parchemin:

—Sire, la grâce d'un innocent qui va mourir.

Il s'assit et prit une plume.

—Le nom?...

—Un de vos plus loyaux, de vos plus braves gentilshommes: monsieur le chevalier de Jars.

—De Jars... condamné!... Quel est son crime?

—S'il en eût commis un, sire, on n'eût pas manqué de vous le faire connaître. Mais vous êtes Louis-le-Juste, et l'on a rendu en arrière de vous cette sentence inique, parce qu'on reconnaissait votre droiture.

—Oh! murmura le pauvre monarque, ce cardinal, ce tyran!... Je ne suis pas heureux, mademoiselle...

—Une bonne action porte le bonheur avec elle, sire.

—Prenez donc cette grâce... et puissiez-vous dire vrai...

—Merci, mon roi, dit-elle en s'inclinant avec reconnaissance sur sa main, vous ne fûtes jamais plus grand qu'à cette heure, où vous venez d'accomplir l'œuvre de Dieu, en donnant comme lui la vie à un homme!

Gagné par l'enthousiasme de l'adorable enfant, il saisit à son tour sa petite main et fit le geste de la porter à ses lèvres; mais à moitié route, cette timidité étrange reparut, il rougit comme un novice, poussa un long soupir, et trouva tout au plus la hardiesse de balbutier entre haut et bas:

—Vous êtes bien belle, mademoiselle Louise!

Deux minutes après, sans que Philippe eût aperçu la fille d'honneur, madame de Chevreuse lui remettait l'acte royal, et lui faisait donner le meilleur cheval des écuries de la reine, sur lequel il regagnait Paris plus promptement encore qu'il n'était venu.

On sait le reste: il était arrivé à temps.

Eh bien, c'est le lendemain de cet événement qu'il ne craignit pas de rentrer au Louvre, malgré l'absence de ses protectrices, malgré la présence du ministre dont il avait contribué à déjouer les projets homicides.

Plus d'un lien rattachait l'âme et les aspirations du jeune artiste au Louvre. N'était-ce pas là,—faut-il le répéter?—que se trouvait son tableau de prédilection, l'œuvre où il avait mis son génie? N'était-ce pas là qu'étaient ses souvenirs, et qu'il avait déposé tout son cœur? Hors de là, que lui importait la vie? Cette visite pouvait lui être fatale, mais jamais autant que le doute et l'éloignement.

Il revit donc ce cher atelier!... tout indiquait le délaissement de ce sanctuaire de l'art, et ce ne fut pas sans émotion qu'il s'approcha de son tableau.

Mais, ô surprise! tandis que la poussière recouvrait tous les objets de la galerie, pas un grain n'apparaissait sur ceux qui lui appartenaient. Ses boîtes, ses brosses, son tabouret, ses chevalets étaient rangés dans un ordre irréprochable. Un rideau vert s'étendait devant la vitrine prochaine, pour parer aux effets de la lumière trop crue ou aux rayons du soleil sur la peinture inachevée, et celle-ci, à laquelle il ne manquait que les dernières touches, se montrait, sous ce demi-jour, poétique et vivante comme un chef-d'œuvre.

Quelqu'un avait donc pris soin de l'atelier en l'absence de l'artiste? Un soin si touchant le pénétra d'une douce reconnaissance, mais il ne s'y absorba pas longtemps. La contemplation de son tableau, qu'il revoyait après de si dures épreuves, au milieu de tant de sujets d'appréhension, l'occupa bientôt.

Sur cette toile il avait déposé avec tout son talent le secret bizarre de cette affection géminée qui s'était produite en lui, sans qu'il fût le maître de s'en défendre ni de choisir entre deux cœurs également dignes d'amour, deux jeunes filles également charmantes.

Depuis quelques jours seulement il avait senti la nécessité de briser un des rameaux de son bonheur, pour se rattacher à celui qui, seul, s'offrait dans les conditions acceptables à un homme tel que lui. Et, bizarrerie détestable du sort, Henriette, à laquelle il se ralliait, était précisément celle devant qui se dressait le plus grand obstacle. Comment fléchir, en effet, la haine, le ressentiment de maître Duchesne.

Immobile, songeur devant cette toile, il revoyait dans les beaux bras, dans les mains suaves de sa nymphe, les attraits de Louise; puis, considérant sa physionomie, il rêvait aux regards séraphiques, aux appas éthérés d'Henriette.

Tandis qu'il roulait en son esprit ces pensers divers, quelqu'un se glissait dans la galerie, et, s'avançant à petits pas, venait s'arrêter derrière son siège.

Il n'avait rien vu, rien entendu, et parlant à sa peinture comme s'il eût parlé à l'original:

—Chère Henriette! murmura-t-il en souriant.

—Vous m'appelez, Philippe? dit une douce et timide voix; et il sentit une main tremblante prendre la sienne.

—Henriette!... s'écria-t-il avec ferveur, vous! vous en ces lieux! Oh! merci! merci!

Retenant sa main pour la couvrir de baisers, il attira l'enfant à lui, et je ne sais comment cela se fit, il passa un bras autour de sa taille et se mit à la contempler, à l'admirer de si près, de si près, que leurs cœurs se sentaient battre, que leurs souffles se confondaient.

Ce fut une extase de plusieurs minutes, sans phrases, sans paroles.

Henriette rompit la première ce silence.

—Vous m'aimez donc? demanda-t-elle de cette voix enfantine qui est le gage de la virginité.

—Si je t'aime!...

Mais voilà qu'un regard commencé dans un sourire s'acheva sous une larme qui vint trembler au bord de ses longs cils, et cherchant à s'arracher du bras enlacé à sa taille:

—Hélas!... soupira-t-elle, mon père ne le veut pas... S'il me surprenait ainsi, voyez-vous, il me tuerait!...

—Qu'il me tue d'abord! Vivre sans toi! Ah! de cette heure j'ai compris que je ne le pourrais plus!

Au milieu de leur ravissement, il se fit du bruit à l'entrée de la galerie, et quelqu'un toussa d'une façon significative.

—On vient! s'écria Henriette.

—Que je ne dérange personne, dit une voix protectrice; je vous savais ici, mon jeune ami, et j'ai voulu vous voir.

C'était Marie de Médicis, qui était venue passer une demi-journée au Louvre.

Elle se rapprocha des deux amoureux saisis d'émoi, et remarquant les yeux rougis d'Henriette:

—Eh quoi! reprit-elle, des larmes!... Ah! je comprends, chagrins de cœur, anxiétés d'amour... Qu'il n'y en ait pas entre vous, mes enfants!... Je me charge de les aplanir... Vous nous avez bravement servi, Philippe; vous en serez récompensé. Pour commencer de suite, je vous emmène aujourd'hui à Saint-Germain, où je veux que vous fassiez le portrait du roi; cela vous dédommagera de la clientèle d'un cardinal en disgrâce.

XXII
LA JOURNÉE DES DUPES.

A très peu de jours de là, car les événements se précipitaient alors avec une rapidité effrayante à la cour de France, le père Joseph arriva en toute hâte au Louvre et pénétra à l'improviste auprès de Richelieu.

Le grand ministre était en proie à une entière prostration, ses éminentes facultés semblaient disparues. Son œil n'avait plus d'éclat, et sur ses traits jaunis par des insomnies fiévreuses on reconnaissait un ennui funeste.

Comme si les rôles étaient intervertis, son confident se dressa devant lui plein de rudesse:

—Est-ce vous que je vois, monseigneur, lui dit-il sévèrement, ou bien n'est-ce que l'ombre de vous-même?...

—Ne crains pas de m'offenser, répondit avec amertume le lion découragé, ce n'est bien que mon ombre; je ne me reconnais plus moi-même.

—Que diriez-vous donc d'un général qui perdrait contenance juste à l'heure où sonne la bataille?

—La bataille est perdue mon fidèle; il ne nous reste qu'à opérer la meilleure retraite possible. Déjà mes dispositions de départ sont prises, mes malles sont en route pour le Havre-de-Grâce.

—Perdue! qui ose dire cela! où est l'ordonnance qui vous enlève vos pouvoirs? où est l'arrêt qui vous exile! Vous possédez encore votre portefeuille, vous habitez le Louvre... votre successeur n'est pas nommé que je sache! Une intrigue de femme a obscurci le soleil de votre faveur; montrez-vous, elle s'éclipsera à son tour.

—Me montrer! pour subir les dédains, la pitié, le triomphe de ceux qui se courbaient hier sous ma puissance.

—Pour les écraser vous-même sous votre mépris, sous vos nouveaux succès!...

—Penses-tu donc que j'ignore ce qui se passe, ce qui se prépare? La grâce de M. de Jars a été le premier empiètement sur nos prérogatives; la proclamation de M. de Marillac, comme ministre en chef, doit être le coup suprême. J'ai envoyé hier ma nièce, madame de Combalet, présenter mes hommages à la reine-mère; ne sais-tu pas de quelle façon elle a été traitée, la hauteur insolente avec laquelle on l'a reçue, les paroles indignes dont on l'a abreuvée, et cela en présence du roi, qui n'a pas trouvé un mot pour la protéger ni pour me défendre?

—Eh bien! moi, monseigneur, fort de mon dévouement à votre personne, de l'admiration que je vous porte, de la connaissance que je possède des choses et des gens de la cour, je vous dis: Montrez-vous; n'envoyez pas de messagers; abordez vous-même, hautement, avec la conscience de votre valeur, ces princes superbes, ce roi qu'on abuse, et, sur ma foi, je vous jure que vous sortirez triomphant de ces triomphateurs!

Richelieu le regarda avec une attention profonde, et quittant son attitude affaissée, les pommettes des joues colorées déjà d'un feu singulier:

—Tu ne me dis pas tout, prononça-t-il. Tu tiens entre tes mains quelque levier inconnu pour remuer les obstacles qui nous circonviennent... Eh bien, soit! j'ai foi en ta hardiesse. Que l'on prépare ma litière, je t'accompagne à Saint-Germain.

—Non, plus à Saint-Germain, monseigneur; depuis ce matin, le roi est à Versailles.

—A Versailles! répéta le cardinal, montrant une hésitation nouvelle. A Versailles, où il ne va d'ordinaire que pour se plonger dans la solitude, pour s'abandonner à ses idées d'isolement et d'humeur mélancolique!... Et qui a-t-il emmené?

—Presque personne: M. de Marillac..

Le cardinal eut un frisson nerveux au nom de ce compétiteur détesté, que l'astucieux confident mettait exprès en avant.

—Les deux reines, mademoiselle de Lafayette et madame de Chevreuse. Quant au reste, rien que des officiers et serviteurs indispensables de sa maison. Ah! j'oubliais, madame la reine-mère a emmené encore ce petit peintre...

—Philippe de Champaigne... Toujours lui!

—Sa Majesté le protège particulièrement et veut qu'il achève, à Versailles, le portrait du roi commencé à Saint-Germain.

—Ainsi, c'est au milieu de tous mes ennemis que tu m'envoies?

—Oui, monseigneur, reprit le capucin imperturbable.

—Et tu te flattes que je vais t'obéir?...

—J'en ai la conviction.

—Décidément, fit Richelieu, gagné par cette assurance, ceux qui s'imaginent qu'entre nous deux c'est moi qui gouverne l'autre, ceux-là se trompent... le maître, c'est toi... Et la chose étant ainsi, je me rends à mon devoir; ouvre la marche, je te suis.

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