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Les Mystères du Louvre

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Ite missa est.

Ite missa est.

—Et il a mérité cette parole, reprit Gerbier; car ce qui pouvait être fait pour vous sauver, je l'atteste, il l'a tenté; hélas, trop tard!

—Non, murmura sourdement Triboulet, je n'ai pas tout fait; au lieu d'élixir, c'est du poison que je devais verser dans la coupe du monstre!... Dieu m'est témoin que j'ai hésité, et ce sera mon remords éternel d'avoir causé la mort de bien des innocents, peut-être, pour ménager la vie d'un scélérat!

—Ne vous repentez point, dit Jacobus, la vie des hommes n'appartient qu'à la Providence; malheur à Caïn!

—Ce poison, balbutia Triboulet, je l'ai apporté, je l'ai sur moi... Messire, on a dû vous notifier votre peine... Elle dépasse les forces d'un martyr... C'est une offre désespérée que celle-ci; mais si vous souhaitiez d'échapper à ces tigres... au moyen de ce flacon, demain, au lieu de leur victime, ils ne trouveraient qu'un cadavre...

—Maudits sont ceux qui disposent de la vie d'autrui, mais également maudit celui qui dispose de la sienne... Fût-ce l'enfer, j'attendrai mon heure!...

«Mais c'est trop parler de moi... Maître, d'elle, n'avez-vous rien à me dire?

—Oh! sans doute, car elle serait près de vous, comme nous y sommes, si l'espoir de vous sauver ne la retenait au loin, à Madrid, où elle est allée chercher votre grâce.

—Elle a fait cela!... Chère et révérée dame!...

Le condamné, si calme et si ferme jusqu'alors, laissa couler de grosses larmes, puis, cet épanchement passé:

—Vous la reverrez, vous, mes derniers consolateurs, chargez-vous donc de lui transmettre mes paroles suprêmes.

—Je les lui porterai moi-même, mot pour mot, dit Gerbier.

—Eh bien, elle saura comprendre ceci: Qu'elle se rappelle les enseignements de mon père... La vie des âmes n'est pas un vain mot; et je meurs tranquille, soutenu par la foi qu'il arrivera un jour, fût-ce dans un ou plusieurs siècles, je le lui ai dit moi-même, où nos esprits se rencontreront avec plus de bonheur. S'il nous est accordé alors, par l'intuition des sympathies, de nous rappeler cette phase de notre existence passée, qu'il en reste un gage matériel.

Maître, j'ai là, passé sous mon pourpoint, un talisman confectionné par mon père, le savant alchimiste. Prenez-le, je vous prie, et remettez-le à madame Marguerite...

Le vieillard obéit. C'était un bijou de métal précieux, où deux cœurs étaient figurés enlacés dans une formule astrologique.

—Comptez sur moi, messire; cette commission sera remplie. Est-ce tout?

—Ajoutez, en lui remettant cela, que je suis mort content de savoir qu'elle m'aimait toujours, et que je serai pleuré par ses yeux.

Michel Gerbier l'avait alors serré dans ses bras, tandis que Triboulet baisait ses mains chargées de fers; puis il avait fallu s'arracher à cette étreinte, s'éloigner et laisser, pour ne plus le revoir, le martyr en compagnie du Dieu qui le soutenait.

Michel avait prévu juste, sa maîtresse, dont son récit excitait le désespoir, voulut connaître jusqu'au moindre mot, jusqu'au plus petit détail.

Elle pressa convulsivement pendant plusieurs minutes le talisman sur ses lèvres, comme si c'était encore son cher chevalier qu'elle embrassât. Puis, l'ayant à son tour posé sur son sein, elle sembla revêtir avec lui son courage, et se dressant devant son frère:

—Sire, lui dit-elle, je vous quitte, ne comptez plus me revoir dans votre Louvre.

François Ier ne répondit rien d'abord.

L'heure irrévocable du départ avait sonné; au moment où elle montait dans sa litière, il la prit dans ses bras, la combla de caresses, et d'un ton affectueux mais énigmatique:

—Va, lui dit-il, je te consolerai, ma mignonne. Le chevalier t'a pris ton amour, je te donnerai un trône!

On voit que François Ier avait profité à l'école de Charles-Quint, il pratiquait aussi la diplomatie.

Mais disons-le à l'honneur du cœur féminin, la perspective d'une couronne n'était pas même capable de consoler le désespoir de l'infortunée Marguerite. Elle les eût sacrifiées toutes, si un tel sacrifice eût pu désarmer l'inflexible mort.

Ce fut moins une femme qu'un pauvre corps insensible et prêt à s'éteindre, que la litière royale ramena en France.

ÉPILOGUE DE LA PREMIÈRE PARTIE.

Nous allons ouvrir l'histoire, pour lui demander un dernier mot sur les principaux personnages de cette première époque de notre récit.

Charles-Quint épousa l'infante Élisabeth de Portugal, mais il ne pardonna pas à Marguerite de Valois de s'être soustraite au guet-apens dressé pour la retenir en Espagne. Ne pouvant s'en venger directement sur elle, il ne voulut plus entendre parler des négociations pendantes et présenta pour la libération de son captif des exigences judaïques.

Il fallait qu'elles fussent bien inacceptables, puisque le roi, auquel les soins et les visites de sa sœur avaient rendu la vigueur et la santé, prit la résolution d'abdiquer plutôt que de s'y soumettre. Il écrivit à sa mère et au conseil de ne plus le regarder que comme une personne privée. A l'appui de cette déclaration, il envoya le pouvoir de remettre la couronne au dauphin Henri, et l'ordre de le faire sacrer au plus tard dans deux mois.

Charles comprit alors seulement qu'il n'avait rien à gagner par la violence. Il rabattit quelque chose de ses conditions, et François Ier put enfin quitter ses fers.

Louise de Savoie se vit alors dépouiller de la régente. C'était la peine méritée par ses crimes. Mais la colère du roi ne dura guère; grâce à son aversion pour les affaires, à son besoin de plaisirs, il ne tarda pas à la lui rendre.

Elle connaissait la destruction des pièces accusatrices, et ne craignant plus rien de ce côté, elle recommença à nier toute participation à l'affaire de Semblançay. Il fallut que le ciel intervînt pour faire jaillir la vérité de ce drame odieux.

Oui, ce fut comme un miracle! La peste régnait à Paris, on était en 1532; la duchesse d'Angoulême se retira à Fontainebleau pour fuir la contagion; mais celle-ci gagnant la contrée, elle prit la route de Romorantin, et, atteinte du mal, elle fut forcée de s'arrêter dans le village de Grez en Gâtinais. On espérait la sauver, lorsque survint une circonstance inouïe. S'étant éveillée pendant la nuit, il lui sembla voir sa chambre tout en feu. C'était une comète qui jetait cette clarté.

En proie comme elle était à des croyances superstitieuses, cette apparition l'affecta si vivement, qu'elle s'écria aussitôt:

—Voilà un signe qui n'apparaît pas pour une personne de basse qualité! Dieu le réserve pour nous autres grands et grandes de la terre. Fermez ces rideaux, je ne veux plus le voir... C'est une comète qui annonce l'heure de mon agonie; c'est aussi celle des aveux et du repentir (Voyez les Mémoires des Reines de France).

Elle envoya chercher son confesseur, et quoique les médecins s'efforçassent de la tranquilliser:

—C'est vrai, leur dit-elle, je ne me sens pas faible ni souffrante comme on doit l'être à l'approche de la mort, et si je n'avais vu le signe de la mienne, je n'y croirais pas; mais, je vous le répète, mon heure est venue.

Et trois jours après elle succomba à cet effroi, comme devait succomber, trois ans plus tard, Charles-Quint à la vue d'une autre comète. Mais avant de mourir, et seulement alors, elle avoua sa conduite criminelle dans l'affaire Semblançay, et justifia la mémoire de l'infortuné surintendant.

Et témoignant son irritation à sa mère, François Ier comptait briser Antoine Duprat. Mais il arriva qu'il fallait payer la rançon à Charles-Quint et remonter sur un pied fastueux la maison royale. Or, de grosses sommes étaient indispensables, et le trésor était à sec. Où donc puiser? Un seul homme pouvait résoudre ce problème,—Duprat inventa un nouvel impôt, celui de la gabelle.—Comment disgracier un génie si précieux?

Il est juste de dire, d'ailleurs, qu'il ne devint pas pape, comme il s'en était flatté. Le trône de Saint-Pierre demeura intact de cette affliction. Seulement, on le créa cardinal.

Puis, vieilli avant l'âge par les suites de ses excès, étant devenu morose, et comprenant l'énormité des persécutions exercées à l'abri de son indolence et de ses faiblesses pour ses favoris, François Ier prit en détestation le plus coupable d'entre eux, et disgracia enfin cet infâme Duprat.

Triboulet, protégé par Marguerite de Valois, arriva, en revanche, au comble de la faveur.

Quant à cette princesse, son frère lui tint parole. Il la laissa pleurer suffisamment l'ami qu'elle avait perdu, et un beau jour, revenant à son idée fixe:

—Mignonne, lui dit-il, ton dévouement à mes intérêts t'a fait manquer la couronne d'impératrice. Je sais que tu ne l'as pas regrettée; mais je t'ai donné ma foi de t'en assurer une autre. Le moment est venu de m'acquitter.

—Me remarier! Y pensez-vous, sire! Ne connaissez-vous pas les désenchantements qui ont desséché mon cœur!

Mais François Ier ne croyait pas à la perpétuité des douleurs de ce genre. Il insista, et pour lui être agréable, bien plus que par une ambition qui n'était pas en elle, elle consentit à épouser Henri d'Albret, roi de Navarre.

Tout entière alors à ses devoirs, elle devint le modèle des souveraines; aucun soin important n'échappa à sa haute sagesse. Elle fit fleurir l'agriculture, encouragea les arts, protégea les savants, embellit ses villes et les fortifia. Son nom est demeuré immortel par ses grandes œuvres, par ses productions littéraires, et aussi par la gloire qu'elle eut de donner le jour à Jeanne d'Albret, l'illustre mère de Henri IV.

La mémoire de Jean Poncher fut réhabilitée, comme celle de Semblançay, par des actes authentiques.

Voilà, si nous ne nous trompons, nos comptes réglés avec tous nos principaux personnages.

Nous eussions voulu ajouter quelques renseignements sur les opérations astrologiques du vieux Jean de Pavanes; mais sa disparition subite, qui ne fut jamais expliquée à Louise de Savoie, laissa cette princesse indécise sur l'envoûtement de son ennemi Antoine Duprat, les pratiques jugées indispensables au succès de cette entreprise n'ayant pu être menées à terme par l'alchimiste.

Si le progrès des lumières nous a élevés au-dessus de ces croyances superstitieuses, nous n'avons cependant pas le droit de mépriser de même les idées philosophiques du vieux savant.

Il se pourrait donc que toute trace de nos héros ne fût pas perdue avec le dénouement fatal et historique de cette première partie de notre récit, et que celle qui va suivre présentât à nos lecteurs quelque trace de ces âmes si pleines de foi en l'avenir.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

DEUXIÈME PARTIE

I
LES SOUCIS DE LA POURPRE.

Un siècle s'est passé depuis que François Ier, voulant recevoir avec splendeur son ancien ennemi Charles-Quint, détruisit la grosse tour féodale qui obstruait la cour carrée du Louvre. Henri II, son fils, François II, Charles IX, Henri III, ont successivement habité l'antique palais, en y apportant quelques appropriations destinées à le rendre plus logeable ou plus commode pour leur service, mais sans en modifier d'une manière sensible l'aspect principal.

Nous voici sous le règne de Louis XIII, nous allions écrire sous celui du cardinal de Richelieu.

Le roi qui affectionnait le séjour de Fontainebleau, avait dû momentanément quitter cette résidence, envahie par les charpentiers et les maçons. Suivant un désir du monarque, on élevait alors la façade du milieu du palais, vers la cour du Cheval-Blanc, et son architecte, Lemercier, construisait la rampe de doubles degrés connue sous le nom de fer-à-cheval.

La cour habitait le Louvre d'une manière plus sédentaire que d'habitude.

La reine mère en occupait une aile presque entière, par les mêmes motifs qui chassaient la cour de Fontainebleau, c'est-à-dire à cause des constructions considérables qui s'élevaient par ses ordres à sa résidence du Luxembourg, pour l'agrandir et la compléter.

Richelieu n'avait pu encore achever le Palais-Royal, qu'il se destinait, et qui devait suffire, après lui, au logement des rois. Il se contentait, pour le moment, d'un appartement au Louvre, où le roi avait souhaité l'avoir sous la main, et où il se trouvait au milieu des manœuvres de la cour, comme l'araignée au milieu de sa toile.

Ce matin-là, un beau matin de printemps, sur ma foi! il s'était levé fort maussade, ainsi qu'avait pu le constater son fidèle valet de chambre Desnoyers, l'unique serviteur en qui il eût à peu près confiance.

Dans ces jours nébuleux, le cardinal refusait de voir personne au moment de son lever; il descendait d'un air taciturne à la chapelle du Louvre, et se faisait servir la messe, sans témoin, par Desnoyers.

A la manière dont il prononçait le Dominus vobiscum et l'Ite missa est, Desnoyers savait à quoi s'en tenir sur le reste de la journée. Quand ces trois derniers mots: «Allez-vous-en, la messe est dite,» avaient été lancés d'un ton brusque, saccadé,—si le rusé laquais voyait apparaître dans l'antichambre quelque solliciteur auquel il voulût du bien, il se gardait de l'introduire.

Solliciter, en pareil cas, c'était courir au-devant d'un refus net sinon d'une belle et bonne disgrâce. La chose était si bien connue des familiers du château, que les plus intimes, en rencontrant Desnoyers, l'interrogaient du coin de l'œil, et se sauvaient sans insister, s'il leur répondait seulement ces trois mots cabalistiques:

Ite missa est...

—Je me sauve, la messe est dite! répondaient les plus résolus, en accompagnant leur fuite d'un remerciement doré à l'adresser du serviteur intelligent.

Quel profond philosophe que celui qui a écrit: «Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre!»

Desnoyers connaissait son maître par cœur, et doué d'une sagacité remarquable, tout en lui demeurant sincèrement attaché, il savait fort bien discerner en lui le bon et le mauvais, le fort et le faible.

Les qualités, les capacités éminentes, les hautes conceptions, étaient incontestables en ce personnage que la nature avait créé homme de guerre et de lutte, et que les destinées avaient couvert d'une robe rouge.

Mais ces mérites avaient une terrible et funeste contre-partie, une ambition immense, un orgueil implacable, une ténacité féroce.

Comme ses vues n'étaient pas droites, ses moyens irréprochables, ses actes exempts d'arbitraire, il éprouvait le châtiment de sa mauvaise conscience. Une méfiance constante envers et contre tous l'accompagnait, attachée à lui comme son mauvais génie. Il faisait couler trop de larmes,—et trop de sang! pour ne pas se sentir entouré de haines, de rivalités et d'embûches.

Ce sentiment de méfiance était toujours celui qui se peignait avant tout autre dans son regard lorsqu'il voyait quelqu'un pour la première fois. C'était là un des traits de sa politiques et de sa philosophie, tant il croyait difficilement au bien.

Puis, l'homme qu'il avait considéré de la sorte était-il devenu son obligé, il se gardait bien encore de s'ouvrir à lui sur-le-champ, ni de l'investir de missions de confiance,—il avait lui-même si largement professé l'ingratitude pour ceux qui l'avaient porté au faîte du pouvoir, qu'il ne craignait rien tant que les ingrats.

Congédie-les lestement.

Congédie-les lestement.

Desnoyers, grâce à l'assiduité de son dévouement, était donc parvenu, par une faveur exceptionnelle, à obtenir une part dans cette confiance, qu'un seul homme pouvait se flatter de posséder entière,—et encore...

Ce personnage était le père Joseph, la doublure du cardinal, et que son attachement pour celui-ci faisait nommer l'Éminence grise.

Le père Joseph est demeuré pour les historiens et les auteurs de mémoires les plus profonds et les plus indiscrets, à l'état d'énigme. Nous ne chercherons pas à montrer plus de sagacité qu'eux, nous bornant à tirer quelques-unes des conséquences des incidents formant notre récit.

Ce matin donc où le cardinal avait si brusquement récité les versets de l'office, le père Joseph, qui savait d'ailleurs entrer chez lui par plus d'une porte, se présenta tout simplement par celle de l'antichambre ordinaire, où il avisa Desnoyers en train de tambouriner en chantonnant d'un air moqueur la diane sur les vitres d'une croisée.

Il y avait là, sur des banquettes de cuir à clous dorés, un cercle de solliciteurs attendant qu'il plût au maître de leur accorder audience. C'étaient de ces gens peu considérables ou peu sympathiques, auxquels le valet de chambre ne se souciait pas de donner un bon conseil, et auxquels s'adressait probablement la goguenardise de ses allures.

Le franciscain vit tout cela d'un coup d'œil. Il promena sa prunelle cauteleuse sur cette assistance, et n'y distinguant aucun visage bien intéressant, il joignit mons. Desnoyers dans son embrasure.

—Eh bien, Son Éminence?... demanda-t-il.

Le valet secoua la tête d'une façon significative.

—Il ne s'est pas même déridé, hier soir, pour aller au jeu du roi.

—Comme avant-hier, comme les jours précédents... et cela depuis des semaines!...

Pour toute réponse, Desnoyers se contenta d'un regard soucieux et d'un soupir.

Le père Joseph demeura pensif un instant; puis, de ce coup d'œil inquisitorial qu'il savait employer pour tirer aux gens le fond de leurs pensées:

—Rien de madame de Chevreuse? fit-il.

Ceci était un détail intime. Richelieu s'était laissé prendre d'une grande passion pour cette dame, qui se montrait fort éloignée d'y répondre.

—Rien, répondit Desnoyers; monseigneur paraît avoir oublié la duchesse.

Un vague et silencieux sourire du capucin fit comprendre qu'il ne croyait pas à ce prétendu oubli; aussi le valet, qui n'y croyait pas davantage, se hâta d'ajouter:

—Du moins n'en a-t-il pas parlé tous ces derniers temps.

—Et tu n'as aucun indice sur les causes de cette humeur noire? recommença le père Joseph en scrutant toujours sa pensée.

—Pas le moindre, je m'y perds; mais pour sûr, si cela continue, il en fera une maladie.

—Aide-moi, seconde-moi, il faudra bien que nous réussissions à le distraire. Ah! si cette damnée coquette de duchesse voulait y mettre un peu du sien!...

—Oui, mais elle est intraitable.

—Il faudra pourtant qu'elle s'humanise! murmura entre ses dents le franciscain, dont les sourcils se contractèrent quasi à l'instar de son maître.

—Espérons-le, fit benoîtement le valet.

—Çà, reprit le père Joseph en désignant le cercle de solliciteurs rangés à l'autre bout de la vaste pièce, et qui n'osaient même souffler, tant son froc leur causait de respect, tu ne vas pas rebattre les oreilles de Son Éminence des noms et des requêtes de tous ces gens-là. Congédie-les, et lestement.

Sur ce, il se dirigea vers la porte accédant au cabinet du ministre, et comme il l'ouvrait sans façon, il entendit Desnoyers signifier aux solliciteurs qu'il tenait depuis deux heures et plus cloués sur leur banc d'angoisses, cet arrêt souverain et sans appel:

—Messieurs, Son Éminence ne recevra pas aujourd'hui.

Ce fut comme un coup de tam-tam. Ils se levèrent avec stupeur, et les plus opiniâtres ne s'éloignèrent qu'après avoir tenté d'intéresser ou d'attendrir l'inflexible cerbère.

Le cardinal n'était pas dans le cabinet, ou plutôt dans le salon de travail voisin de l'antichambre, et où il donnait ses audiences ordinaires.

L'abbé Desroches, qui possédait le titre de secrétaire intime, mais qui en fait de secrets et d'intimité en savait beaucoup moins que le franciscain et le valet de chambre, était assis à un bureau, répondant à une masse de lettres et de suppliques.

Il quitta sa place dès qu'il aperçut le confident par excellence, et vint le saluer avec une déférence empressée.

—De grâce, mon cher abbé, fit celui-ci, qui affectait en toute occasion une humilité monacale, ne prenez pas garde à moi; demeurez au travail, vous n'en manquez pas, d'ailleurs, si j'en juge par cette montagne d'épîtres décachetées.

—Ne m'en parlez pas, mon père, on croirait que la race des solliciteurs pullule en France, comme les grains de sable; chaque matin c'est une averse de placets plus volumineuse que la veille. Il y en a en vers, en prose, en latin, et jusqu'en grec et en hébreu.

—Et vous répondez en bon français?...

—Vous connaissez la formule habituelle.

—Eau bénite de cour.

—Sauf quelques exceptions fort rares. Comme Son Éminence entend avoir grosso modo l'indication de toutes ces requêtes, je lui signale particulièrement les plus bizarres pour l'égayer, ou les plus agréables...

—Pour la flatter.

—Et dans un cas ou dans l'autre, les originaux et les poètes se ressentent de sa générosité.

—Le moyen ne manque pas d'adresse; je vous en fais compliment, mon cher abbé, car Son Éminence a besoin de distractions, et si j'en crois mes renseignements, vous aurez eu de la peine à la faire sourire ce matin.

—Je n'ai pas même essayé, Révérence. Monseigneur a un gros nuage sur le front; les plaisantins seraient mal venus aujourd'hui, se nommassent-ils Boisrobert, Beautru ou Raconis. Je ne conseillerais pas à tout autre qu'à Votre Révérence de s'y frotter.

—C'est bien, j'ai fait congédier tous les demandeurs d'audience: veillez à ce que personne ne nous dérange. J'ai des affaires sérieuses à traiter avec Son Éminence!

—Je m'installe à demeure ici, pour arrêter les plus entreprenants.

—Oh! de l'humeur dont on sait le premier ministre, les plus entreprenants n'auront garde d'insister. Au revoir, mon cher abbé.

Le père Joseph disparut sous la tenture et pénétra dans la pièce voisine, le sanctuaire du maître.

Les portières en étaient rouges, les rideaux rouges, les tapis du parquet et des tables rouges, les meubles rouges.

C'était le cabinet cardinal par excellence.

L'ameublement était somptueux. Le marbre le plus rare, l'ébène sculpté avec profusion, l'ivoire, le bronze, l'or s'y rencontraient sous les formes les plus élégantes, jusque dans les objets les moins en évidence. Le chiffre de Richelieu se détachait en filigranes dorés sur toutes les étoffes, et son chapeau à torsades, cimier de ses armoiries, se reproduisait dans la sculpture des dossiers des fauteuils et des lambris. Il y avait encore deux objets de rigueur et de pur luxe: un portrait du roi dans un cadre splendide, sur le plus beau panneau, et un prie-Dieu monumental, au pied d'un christ d'ivoire, de Germain Pilon.

Un grand bureau à incrustations merveilleuses occupait le centre de ce cabinet, qui laissait bien loin, sous son faste et son confort, celui du roi.

Mais ce faste, ce n'était pas le bonheur.

Le ministre absolu, plus roi que le roi, auquel il ne restait pas de désir à former, avec qui les souverains traitaient de puissance à puissance; l'homme qui se considérait comme la France et ne craignait pas de dire, un jour d'épanchement et de conviction: «La royauté, c'est moi!» était là, affaissé sur lui-même, dans les coussins de son fauteuil couronné, pareil à un trône, l'œil fixe et morne, les traits ravagés, si pâle et si défait, que les reflets des draperies empourprées, au lieu de rehausser son teint, lui donnaient un aspect plus livide.

A quoi pensait-il? D'où venaient ses soucis? des affaires de l'État ou des siennes propres? Sa clairvoyance de lynx avait-elle surpris dans l'air quelque trame destinée à jeter de nouveaux obstacles sur sa voie, si énergiquement déblayée naguère? Voyait-il poindre à l'horizon des orages politiques et religieux? Les menées de Monsieur, frère du roi, les rancunes de la reine mère menaçaient-elles de se rallumer?

Les cachots du Louvre, de Bagneux, de Rueil, le donjon de Vincennes, les cellules de la Bastille contenaient-ils encore quelque prisonnier de conséquence dont il fallut ajouter le sang déjà versé entre leurs discrètes et sinistres murailles?

Desnoyers avait assuré que la duchesse de Chevreuse n'était pour rien dans ce marasme, ce n'était donc pas l'amour qu'il fallait interroger; mais de ces autres causes, laquelle était la vraie?

Le franciscain se le demandait, et se répondait sans hésitation: aucune!

Ces accès n'étaient pas nouveaux pour son maître. Ils se présentaient en quelque sorte périodiquement, et de tous ses secrets, c'était peut-être le seul qu'il ne connut pas.

Le père Joseph, dans quelque disposition que fût le cardinal, était toujours le bienvenu. On disait à la cour que c'était son âme damnée, et le mot n'avait rien d'exagéré. Pour le mal comme le bien, dans les mesures les plus violentes, à travers les crises les plus scabreuses, les péripéties les plus critiques, le franciscain était là, imperturbable dans son dévouement, et ce fut souvent lui qui, plus fort que Richelieu, releva son moral abattu et remit à flot sa barque chavirée.

Il avait d'ailleurs une manière de procéder dans leurs entretiens et leurs conseils, qui séduisait l'Éminence. Sous ses formes humbles et admiratives, il ne l'abordait pas par interrogations, mais par affirmations. Doué d'une perspicacité et d'un tact prodigieux, il ne demandait pas: Cela est-il? il ne disait même pas dubitablement: Si cela était? Il arrivait sûr de lui, et entrant du premier mot au vif de la question: Cela est, disait-il.

Et Richelieu, auquel cette forme évitait les circonlocutions, les ambages, les confidences gênantes, le prenait également pour intermédiaire de ses affaires de galanterie, et pour agent de sa politique.

Comment se faisait-il donc qu'il ignorât le sujet de sa tristesse présente?

Le cardinal, placé vis-à-vis d'une grande glace de Venise, cadeau ducal du doge de la république, le vit entrer, humble et modeste comme il était dans ses allures.

A cette vue, il poussa un soupir de soulagement, et pour se ranimer:

—Enfin, c'est toi, fit-il en le tutoyant amicalement, comme il se plaisait à le faire dans l'intimité.

—Avec une annonce satisfaisante, monseigneur.

—Satisfaisante?... répéta-t-il avec un air de doute et de découragement.

—Je la crois telle, du moins, Éminence, car l'homme que vous avez souhaité voir est là.

—Personne ne l'a aperçu? demanda-t-il vivement.

—Personne.

—Personne ne sait son arrivée à Paris?

—Personne. A sa descente du coche, une voiture sans armoiries, l'a pris et amené jusqu'au poteau du midi, où je l'ai reçu et d'où je l'ai conduit à mon oratoire.

—S'il allait s'aviser d'en sortir?

—Voici la clef; il est sous double tour.

—Et quel homme est-ce?

—Vous allez le voir vous-même. Boisenval, qui l'a été quérir et a fait le voyage avec lui, sans le perdre de vue une seconde, dit que c'est un fou ou un profond intriguant.

—Pourquoi Boisenval?... demanda Richelieu, revenant sur ce nom.

—Comme l'un de nos serviteurs les plus éprouvés. Une mission ne pouvant être abandonnée au premier venu.

—Sans doute; mais souviens-toi que pour ce motif même il faut ménager nos rapports avec lui. C'est un affidé précieux; il vaut mieux qu'il nous serve sous le manteau qu'au grand jour.

—C'était assez clairement dire qu'il fallait réserver le sieur de Boisenval pour le rôle d'espion ou d'agent provocateur. Le franciscain n'eut garde de blâmer cette honnête tactique, et promit au contraire de s'y conformer avec zèle.

—Plus qu'un mot: cet homme sait-il où il est et pourquoi on le mande?

—Boisenval s'est présenté, muni de la lettre que j'écrivais confidentiellement au supérieur de la communauté, à Amiens, pour le prier de m'envoyer ce jeune frère. Le supérieur, avec une déférence dont nous lui tiendrons compte, et sans élever une objection, l'a fait venir et lui a donné l'ordre de suivre ce gentilhomme partout où il lui plairait de le conduire. Il s'est incliné, a demandé la bénédiction de son chef, et s'est remis à la discrétion de notre messager avec une docilité évangélique.

—C'est étrange... murmura Richelieu, qui semblait se consulter lui-même.

Puis ayant vaincu une mystérieuse réticence:

—Allons, conduis-moi! dit-il en indiquant la petite porte d'un escalier dérobé, qui plongeait jusqu'aux souterrains du Louvre à travers tous les étages.

II
LE VISIONNAIRE.

Le cardinal et le franciscain descendirent jusqu'aux salles basses du palais. C'étaient des locaux qui, dans l'origine, formaient le rez-de-chaussée. Les remblais et l'exhaussement successif du sol de la cour carrée et des jardins intérieurs, d'une part, la construction de quais et de défenses contre les débordements de la rivière, de l'autre, les avaient réduits à l'état de souterrains.

Au-dessous, cependant, régnaient encore les anciens caveaux, grottes obscures, disposés en compartiments sinistres, à la suite de la destruction de la Grosse-Tour, pour en remplacer les cachots et les fosses.

C'était donc dans cet espèce de sous-sol, désigné sous le nom de salles basses, et en partie consacré au service du palais, cuisines, offices, celliers, que le père Joseph, fidèle à son rôle d'humilité, s'était choisi, au fond de la galerie la moins fréquentée, une cellule et un oratoire.

Ces deux petites pièces donnaient l'une dans l'autre. A moitié enfouies sous terre, comme on vient de l'expliquer, elles recevaient chacune le jour par une croisée carrée, soupirail garni de barres de fer, et plus pareil à des huis de prison qu'aux fenêtres d'un hôtel libre.

Ces croisées se trouvaient presque au niveau du sol du côté de la cour; mais en dedans, elles joignaient le plafond, et l'on ne pouvait y mettre l'œil qu'en montant sur une chaise.

La cellule ne possédait qu'une couchette de cénobite: un matelas sur des planches, deux ou trois sièges de bois, une petite table munie des objets nécessaires pour écrire, et, dans un casier, une demi-douzaine de bouquins mystiques.

L'oratoire était plus pauvre encore: un prie-Dieu sans coussins, sous une grande croix de bois noir; un livre de prières, un bénitier de grès et un bouquet d'anciens rameaux.

C'est là que se retirait le père Joseph, lorsque les intérêts ou les travaux de son patron ne lui permettaient pas de se recueillir dans la chère cellule de son couvent de la rue Saint-Honoré, son asile de prédilection.

Le père Joseph avait alors une cinquantaine d'années; de ses passions, qui avaient été brûlantes, une seule semblait survivre, celle de l'intrigue, et, à ce titre, il ne pouvait trouver un meilleur chef de file que le cardinal.

Il était de grande naissance; son père, Jean Leclerc, seigneur du Tremblay, avait été président des requêtes du palais. Sous le nom de Mastèce, le jeune du Tremblay avait abordé avec gloire la carrière des armes; puis tout à coup, au moment où ses talents donnaient le plus d'espérances, il avait quitté le monde, l'armée et jusqu'à son nom, pour revêtir le froc de capucin, sous lequel son mérite ne tarda point cependant à percer encore. Il atteignit rapidement aux premières fonctions de son ordre.

Ce fut alors que Richelieu le distingua, le manda près de lui, et que s'établit cette alliance pareille à un pacte, qui, de part et d'autre, se perpétua si longtemps.

Lorsqu'ils arrivèrent à la cellule, le franciscain fit tourner la clef dans la serrure, fermée à double tour, ainsi qu'il l'avait dit, et invita silencieusement le cardinal à entrer.

La porte de l'oratoire était ouverte; sur le prie-Dieu, qui faisait face, ils aperçurent celui qu'ils cherchaient, agenouillé, le coup tendu vers la croix de bois, immobile, dans l'attitude de l'extase.

Il ne les avait pas entendus venir.

Richelieu observait d'un air pensif, sans remarquer que son compagnon attendait ses ordres pour agir ou parler.

Évidemment, chose étrange et sans exemple peut-être, il éprouvait certains scrupules, certaine hésitation, une sorte de respect humain probablement dans la démarche à laquelle il se livrait.

Mais il n'était pas homme à balancer longtemps.

—Holà! commanda-t-il de son ton sec et impérieux, monsieur, on souhaite vous entretenir un instant.

L'inconnu ne donna aucun signe d'attention.

Richelieu laissa poindre un geste d'impatience, que le père Joseph réprima d'un autre signe respectueux, mais imposant à la fois.

S'approchant à petits pas de ce singulier personnage:

—Frère Jean, lui dit-il, vous reprendrez votre méditation tantôt; pour l'heure, on a besoin de vous.

Celui auquel il s'adressait quitta enfin la croix du regard, exécuta les mouvements d'un homme qui sort du sommeil, se leva lentement, et se tournant vers ses visiteurs, les salua d'une inclination profonde.

Richelieu se souvint du mot de Boisenval: «C'est un fou ou un intriguant.»

Il avait sa façon d'étudier la physionomie des gens, non pas, comme le père Joseph, d'un regard mêlé d'astuce et de méfiance, mais d'un véritable coup d'œil d'aigle. Ce premier jugement était d'ailleurs sûr et irrévocable.

Il considéra donc l'inconnu de cet air calme et froid qui lui était propre, et sous lequel les plus forts rentraient en eux-mêmes intimidés.

—Mais cette fois, celui qu'il observait demeura impassible, et l'étonna lui-même par l'expression singulière de sa prunelle d'un azur pareil à l'outremer, claire et profonde à la fois.

C'était un tout jeune homme, que son absence de barbe rajeunissait encore. Il était mince et élancé, d'une pâleur étrange, presque transparente, sous laquelle on sentait une organisation nerveuse d'une mobilité et d'une expression extrêmes. Ses cheveux blonds et soyeux tombaient sans art jusque sur ses épaules.

Son costume était d'une grande simplicité et noir dans toutes ses parties.

—Frère Jean, lui dit le père Joseph, savez-vous devant qui vous êtes?

—Devant de puissants personnages, sans doute, mais moins grands que Dieu, devant qui j'étais tout à l'heure.

Richelieu observait toujours; le maintien de ce jeune homme, son organe clair et pénétrant n'étaient pas ceux d'un insensé; la simplicité et l'accent convaincu de sa réponse n'indiquaient pas non plus un intriguant ni un ambitieux; et le cardinal formula son opinion par ces mots adressés au franciscain, qui seul pouvait les comprendre:

Elle paraissait trop pensive pour les avoir remarqués.

Elle paraissait trop pensive pour les avoir remarqués.

—Boisenval est un sot.

—C'est bien possible, répondit par un geste silencieux le père Joseph; mais alors, sembla-t-il ajouter, que faut-il croire?

—Monsieur, dit le cardinal au jeune homme, vous vous nommez Labadie?

—Frère Jean, répondit-il.

—Soit! frère Jean, puisque tel est le nom que vous avez voulu adopter en entrant aux Jésuites de Bordeaux, que vous quittâtes pour ceux d'Amiens. Votre père était un des archers de la citadelle de Bourg en Guienne. Vous n'avez encore reçu que les premiers ordres, et vous vous disposez à faire profession, votre âge s'étant opposé à ce que vous prononciez vos vœux plus tôt.

—Tout est exact, monseigneur, et vous êtes aussi bien renseigné sur mon compte que je le suis moi-même. Daignerez-vous me dire à quoi je suis redevable de cet honneur?

—Il faut d'abord que vous sachiez qui nous sommes: le père Joseph, supérieur des capucins de l'ordre de Saint-François, et...

—Et monseigneur le cardinal de Richelieu, acheva le jeune homme, devinant le titre de son interlocuteur et le saluant de nouveau.

Mais cet acte de respect vis-à-vis d'un prince de l'Église était accompli sans servilité et sans hypocrisie.

—Que Votre Éminence parle, j'obéirai.

—Je suis ennemi des novateurs, monsieur, mais je le suis tout autant des superstitions.

—C'est le propre de la vraie religion de se tenir dans un sage milieu.

—Or, poursuivit le cardinal sans relever cette réflexion, je tiens pour superstitieuses toutes pratiques tendant à violer l'ordre naturel et logique des choses constituées par le Créateur, et à amener des résultats contraires à ses lois.

—Votre Éminence a raison de proscrire les pratiques de nécromancie et d'astrologie, qui sont pactes démoniaques; mais elle appartient à l'Église, dont la foi repose sur des miracles, et elle ne nie pas les miracles, qui sont manifestations divines, mais surnaturelles aussi.

Richelieu échangea un regard singulier avec le père Joseph, en présence de cette logique embarrassante.

—Je m'incline devant les miracles, répondit-il, mais je suis homme à faire brûler les faux prophètes.

Cette terrible parole devait se réaliser un peu plus tard, par le supplice d'Urbain Grandier.

—Tout imposteur mérite châtiment, prononça sans s'émouvoir le jeune homme.

—Je suis charmé de vous trouver de cet avis. Conservez la même franchise, dites-moi pourquoi les Pères de la compagnie de Jésus d'Amiens vous appellent le Visionnaire.

—En raison, monseigneur, de l'influence et des pratiques qui m'ont été révélées par des voix inconnues.

—Et si ces voix émanaient de l'esprit des ténèbres?

—Elles émanent du ciel, monseigneur, car elles ne m'ont jamais conseillé que le bien. Elles m'ont enseigné que je posséderais la vertu de dominer certaines intelligences, et d'en obtenir, une fois soumises à ma volonté, des révélations surhumaines.

Le cardinal éprouva comme un frémissement involontaire et ne répondit pas de suite.

Ce jeune homme se trompait peut-être, mais à coup sûr il avait la foi. La réputation qui l'avait précédé et indiqué à Richelieu était étrange et fort accréditée. On lui attribuait des prodiges, et des témoins respectables s'en portaient garants.

Il ne procédait pas par les moyens ténébreux des nécromans; il prétendait tirer toute sa puissance de l'effet de son simple regard et de sa persistance de volonté. Une émanation était en lui, disait-il, qui domptait les résistances et provoquait l'extase et la révélation.

Aujourd'hui que cette influence a pris un nom et s'est constituée en école sous le nom de mesmérisme, nous nous rendons un compte plus exact des courants magnétiques. Sous Louis XIII, on ne connaissait encore que les sorciers.

On avait même perdu, à cette époque, la notion de certains cas fort éclatants de magnétisme, tels que ceux de l'infortuné curé des Accoules, de Marseille, Gaufridy, brûlé pour avoir retrouvé une science oubliée depuis les temps païens, qui la connaissaient et la pratiquaient comme chose divine.

Richelieu, en dépit de la profession de foi qu'il venait de faire à Labadie, était enclin à croire aux œuvres surnaturelles. Autrement, eût-il condamné à l'autodafé Urbain Grandier, dont nous parlions tout à l'heure, coupable absolument du même crime de magnétisme que frère Jean, mandé par le cardinal avec tant de précautions du fond de la communauté d'Amiens?

Labadie n'est donc point un personnage imaginaire; c'est l'histoire qui nous transmet les détails de son existence, et qui ne permet aucun doute sur l'intérêt et l'attention que lui porta le tout-puissant ministre de Louis XIII.

Ce jeune homme mena, dès qu'il eut l'âge de raison, une vie singulière, exceptionnelle, insubstantielle en quelque façon. Il ne mangea jamais de viande ni d'aliments condimentés, les fruits et les herbes composaient toute sa subsistance, et il est permis de croire que ce régime contribua aux phénomènes qui lui valurent son nom de Visionnaire et qui l'assimilèrent aux Pères du désert, sur les traces desquels il prétendait marcher.

Mais sans devancer les événements, nous le voyons ici au début de sa carrière, et c'est là que nous devons provisoirement nous arrêter.

Richelieu, en proie à ces accès de misanthropie que nous avons signalés, poursuivi par une idée fixe pleine d'amertume, avait voulu le consulter.

L'interrogatoire préalable qu'il lui imposait avait pour but de s'assurer qu'il n'allait pas au-devant d'une mystification, et que la réputation de frère Jean reposait sur des circonstances au moins plausibles.

—Ainsi, monsieur, reprit-il, vous prétendez, grâce à une seconde vue, renouer le fil des événements passés, évoquer les mystères les plus ignorés, saisir la trame de ceux qui s'agitent, tenir en un mot, en votre main, la clef du passé, du présent et de l'avenir?

—Pardonnez-moi, monseigneur, vous exagérez ma puissance. L'avenir n'appartient qu'à Dieu. Mais il accorde, en effet, à certains hommes, et j'en suis un, le pouvoir de descendre au fond des ténèbres du passé et de l'actuel.

Soit que cet accent eût gagné Richelieu, soit que, comme tous les humains, il crût volontiers à ce qu'il souhaitait, son œil jeta une flamme soudaine.

—Maître du présent!... murmura-t-il, ce serait assez...

Il pensait à la force qu'il aurait, si un agent sûr lui dévoilait, à mesure qu'elles surgiraient, les trames de ses ennemis.

Le franciscain, habitué à lire dans sa pensée, se pencha vers lui.

—Ce serait trop beau!... lui dit-il.

Mais son imagination était lancée.

—C'est le présent que je veux connaître... Parlez, et pour peu que votre art s'exerce avec le moindre bonheur, frère Jean, vous n'aurez qu'à souhaiter; formés par vous, tous les désirs qu'un roi pourrait satisfaire seront satisfaits.

—Ma vie est d'humilité et d'abnégation, répondit le jeune homme; ma cellule pour prier, une chaire pour faire entendre la parole de Dieu, voilà mon ambition. Mais je me suis mis à votre discrétion, monseigneur, et je veux vous obéir.

—Nous vous écoutons.

—Oh! fit le visionnaire, je ne saurais procéder ainsi et avec mes seules ressources!

—Que vous faut-il donc?

—Une personne autant que possible en âge d'adolescence, une jeune fille préférablement, avec laquelle j'entre en communication, par la seule force de la pensée, que je réduise à mon gré en état d'extase, et de qui j'obtienne, par la seconde vue, la révélation souhaitée.

—Je ne comprends pas très bien.

—Que Votre Éminence daigne me mettre en présence de plusieurs jeunes filles, je lui indiquerai la plus propre à recevoir l'impression extatique, et les faits expliqueront ce que mes paroles peuvent avoir d'obscur.

—Une jeune fille? répéta Richelieu; mais on n'en manque pas dans ce palais. Chacune des deux reines en a un essaim autour d'elle. Il s'agit seulement de vous faire choisir la mieux disposée pour votre expérience.

—Rien de plus aisé, intervint le père Joseph; que Votre Éminence et frère Jean veuillent bien m'accompagner.

—Conduisez-nous, dit Richelieu, qui s'appliquait à ne pas trahir l'importance qu'il attachait à cette épreuve.

Et il se mit à marcher après le franciscain, suivi lui-même par frère Jean.

Parvenus au premier étage du palais, le père Joseph ouvrit un petit salon voisin de la grande galerie, et, comme elle, désert en ce moment.

La croisée donnait sur le parterre de la reine-mère; jardinet assez modeste, mais que les limites forcées du Louvre ne permettaient pas d'agrandir d'un pouce, et dont le bon entretien rachetait l'exiguïté.

Deux jeunes filles se promenaient, amicalement enlacées, dans l'allée principale.

C'était un tableau ravissant. L'aînée n'avait pas vingt ans; elle était svelte, châtain et rose. Son costume, plus gracieux que recherché, dessinait ses formes virginales, et, dans son abandon même, laissait pressentir d'adorables trésors.

Sa compagne, un peu plus petite et un peu plus jeune encore, était mise avec une égale simplicité. Elle était blonde comme un épis de blé à peine mûr, blanche comme une de ces belles roses dont un incarnat diaphane irise les pétales.

Elles allaient donc à travers l'allée, sur le sable que leurs pieds mignons ne foulaient guère, et s'entretenaient avec grande ardeur de quelqu'un de ces riens mystérieux si importants à cet âge.

Le soleil s'était mis de la fête, il rayonnait sur le parterre, où chaque plante, épanouie par sa chaleur, s'empressait de le saluer. C'était le printemps, et de tels rayons étaient rares au fond de ce Louvre, échafaudé de cinq grands étages.

Cependant, nos trois observateurs ne paraissaient pas même se douter du charme de cette scène, de l'influence radieuse de ce beau ciel. Hors de leur idée, ils ne connaissaient rien.

Le père Joseph observait les traits de son patron, il se demandait si enfin il allait être initié à la pensée secrète qui exerçait sur cette haute et robuste intelligence une pression si grande et si fâcheuse.

Le cardinal, retombé dans ses réflexions, s'appliquait à modérer son impatience.

Le visionnaire considérait attentivement les deux jeunes filles.

—Eh bien, frère Jean, demanda le franciscain, l'une de ces demoiselles peut-elle convenir à vos expériences?

—Celle-ci, répondit-il en désignant la plus blonde.

—Henriette Duchesne? fit le cardinal.

—Je ne sais pas son nom, il importe peu. Mais avec celle-ci, je m'engage, monseigneur, à vous faire connaître le secret que vous poursuivez.

A ce ton affirmatif, l'œil de Richelieu scintilla comme l'éclair, mais il se voila bien vite sous sa paupière prudente, évitant de s'enthousiasmer à l'avance.

—En ce cas, répliqua-t-il, venez, monsieur, descendons au jardin de madame la reine-mère, et disposez de cette jeune fille.

III
L'ÉVOCATEUR.

Le Louvre était fort calme ce jour-là, car, profitant de la clémence de la température, le roi, la jeune reine, Anne d'Autriche, et Marie de Médicis étaient allés, en compagnie d'une partie de la cour, visiter les travaux de Fontainebleau.

Lorsque Richelieu et ses deux compagnons atteignirent le petit pont qui, des appartements de la reine-mère, conduisait au jardin, ils se trouvèrent à la rencontre de l'aînée des deux jeunes filles qu'ils avaient observées du salon supérieur.

Celle-ci éprouva un léger embarras en reconnaissant le cardinal et le franciscain, mais le premier la salua avec un empressement gracieux, et se hâta de lui adresser la parole en jouant à merveille la surprise:

—Mademoiselle de Lafayette ici!...

—Vous voyez, monseigneur, répondit-elle.

—Comment se fait-il, quand le roi est à Fontainebleau?...

Cette remarque était une belle méchanceté de Son Éminence; mais si mademoiselle de Lafayette avait paru contrariée de le rencontrer, ce n'était pas précisément par timidité ni par crainte. Elle vivait depuis assez d'années déjà à la cour, et avait assez l'usage du monde officiel pour ne pas se laisser confondre comme une pensionnaire.

De plus, c'était une intelligence remarquable et un cœur d'or. Elle repartit donc, rendant coup pour coup:

—Le roi est à Fontainebleau, comme le dit Votre Éminence, mais c'est de la reine, ce me semble, que je suis demoiselle d'honneur.

Richelieu eut un de ces sourires énigmatiques qui, sur sa physionomie, exprimaient souvent tant de choses, et insistant sur ce qu'il avait dit:

—Je n'ai jamais ouï prétendre le contraire; mais la reine n'est-elle pas elle-même à Fontainebleau?

—Certes, monseigneur, riposta la jeune fille en aiguisant gentiment son babil, et cependant vous n'y êtes pas plus que moi.

Cette parole avait remué le dard dans la plaie, et s'il se fût trouvé là quelques oreilles moins discrètes que celles du père Joseph, ou moins indifférentes que celles du frère Jean, il en fût bien certainement résulté un ample chapitre pour la chronique scandaleuse, ou deux ou trois épigrammes et chansons telles que les ennemis du cardinal se plaisaient à en inonder Paris et la province.

C'était bien fait, après tout, il avait voulu reprocher à mademoiselle de Lafayette les égards tout particuliers que Louis XIII lui témoignait depuis quelques temps; mademoiselle de Lafayette lui reprochait les rapports un peu trop affectueux qu'on l'accusait d'avoir entretenus avec la reine.

Mais ce qui prouvait en faveur de l'innocence des relations de la demoiselle d'honneur et du roi, c'est que celle-ci avait parfaitement reçu le trait, tandis que le cardinal avait serré les lèvres et froncé le sourcil au seul nom de la reine.

—Je craignais, reprit-il, que vous ne fussiez restée par cause fâcheuse, mais je constate avec plaisir que vous n'avez ni le visage, ni surtout la parole d'une malade; vous possédez toute votre beauté et tout votre esprit.

—Puisque Votre Éminence daigne s'intéresser à ce point à ce qui me concerne, je lui répondrai que je vais bien maintenant, mais que ce matin j'éprouvais comme une indisposition qui m'a empêchée d'accompagner la reine, laquelle a, du reste, auprès d'elle notre chère duchesse de Chevreuse.

Elle appuya sur ce dernier mot; mais Richelieu ne jugea pas à propos de relever cette nouvelle attaque. On sait que ses préoccupations actuelles l'emportaient même sur la passion que lui inspirait la duchesse.

—L'air et le soleil vous ont soulagée, dit-il, et vraiment je plains la cour de ne pas vous admirer, jolie comme vous voici.

—Prenez garde, monseigneur, fit-elle en riant, ces compliments-là pourraient vous coûter cher, si je les répétais à cette personne absente, dont je vous parlais tout à l'heure.

Et elle se sauva pour en finir.

A mesure qu'elle s'éloignait, les traits du cardinal reprenaient leur gravité, et s'adressant au père Joseph:

—Cette jeune fille peut devenir un embarras, prononça-t-il sourdement. Il est encore temps, il faut la briser.

—Laissez faire, monseigneur, répondit à demi-voix avec un sourire étrange le capucin, elle se brisera toute seule.

—N'importe, ayez l'œil sur elle.

—Il y a plus de six mois que je ne fais pas autre chose, répondit toujours sur le même ton et du même air le confident.

—Alors, tout va bien... Maintenant, à l'autre.

Frère Jean se tenait sur le petit pont, examinant avec une grande attention un certain endroit du parterre.

Ce pont était celui qu'on avait détruit naguère, durant la disgrâce de la reine-mère qui précéda son exil à Blois. Comme il accédait au jardin, sa suppression avait changé en une prison absolue les appartements de Marie de Médicis, dont les issues étaient gardées. On l'avait rétabli depuis la réconciliation du jeune roi et de sa mère, réconciliation qui durait toujours et gênait fort le premier ministre en restreignant son influence.

La jeune fille restée seule dans le jardin, était allée s'asseoir sous un berceau de clématites et de chèvrefeuilles, dont l'épaisseur lui masquait les arrivants.

Elle paraissait d'ailleurs trop pensive pour les remarquer ni les entendre.

A peine son amie l'avait-elle quittée, qu'elle venait s'asseoir sur le banc de la salle verte, où ses doigts effeuillaient machinalement un bouquet de belles roses printanières, cueillies tout à l'heure avec grand soin.

Si, au lieu d'un capucin et d'un illuminé, le cardinal eût été en compagnie de quelqu'un des poètes qu'il aimait à traîner à sa suite, celui-ci n'eût pas manqué d'improviser un triolet ou un madrigal dans le goût du jour, c'est-à-dire où Cypris et les nymphes eussent figuré avec honneur à côté d'Adonis ou de Cupidon.

Et certes, il y avait bien de quoi inspirer leur muse! Rien de suave, d'idéal, comme cette enfant si blonde et si blanche. Le vent ondulait les longues boucles de sa chevelure, et découvrait son front harmonieux comme une mélodie éolienne. On voyait courir ses veines azurées sous la transparence de sa peau au reflet virginal.

La nature s'était complue à cette œuvre charmante, elle avait mis son plus profond azur dans ses grands yeux limpides, et pour en rehausser la grâce, elle avait orné ses paupières de longs cils châtains, et découpé ses sourcils dans un arc irréprochable.

Elle avait toute la souplesse de la puberté, sans la ténuité excessive qui l'accompagne souvent et la dépare. Ses épaules étaient voluptueusement arrondies; on devinait sous son jeune corsage la naissance de formes exquises; son poignet avait de délicieuses fossettes, et ses lèvres purpurines encadraient un double collier de perles.

Sous ces grâces vaporeuses et séraphiques, cette jeune fille respirait une candeur si merveilleuse, que son atmosphère en était imprégnée. Ce n'étaient pas les sens, c'était l'âme qui volait vers elle; on eût éprouvé une sorte de honte à lui adresser un désir de convoitise matérielle.

Elle demeurait donc toute songeuse, affaissée avec abandon sur son banc, arrachant une à une les feuilles de ses roses, qui s'abattaient sur le sable, et formaient à ses pieds une natte vermeille et odorante, telle que les sentiers destinés aux archanges doivent être là-haut.

Des oisillons gazouillaient dans la charmille prochaine, et voltigeaient çà et là jusqu'au berceau, où parfois même ils se posaient sans crainte.

Mais, nous l'avons dit, ce spectacle n'était pas de ceux que comprennent des esprits en proie aux passions fiévreuses de nos trois observateurs.

Frère Jean seul, peut-être, dont les études spirituelles avaient développé la sensibilité, eût pu s'y complaire.

Son regard ne se détachait point du bosquet, et c'était lui maintenant qui conduisait l'Éminence et le père Joseph.

Il était arrivé auprès d'elle.

Il était arrivé auprès d'elle.

A mesure qu'il s'approchait du but, sa physionomie pâle et morbide se transfigurait.

Sa taille fluette se redressait nerveusement, sa démarche prenait de la solennité et de l'autorité, ses joues se coloraient d'une flamme ardente, et son œil, cet œil verdâtre, qui avait impressionné désagréablement le cardinal, s'inondait de reflets mouvants, tour à tour sombres comme la plus noire ébène et luisants comme des charbons rougis.

Ses mains avaient des titillations fébriles, sous lesquelles ses longs doigts osseux se crispaient jusqu'à pénétrer dans sa chair, pour se détendre ensuite par saccades, au point de se renverser en arrière, à angle droit.

Le bosquet n'était plus qu'à une douzaine de pas.

Tout à coup, il étendit ses bras, pour arrêter par cette barrière silencieuse ses compagnons, au milieu desquels il marchait.

Ce geste fut compris, et le cardinal, qui s'était borné à regarder la tonnelle, ramena machinalement sa vue sur l'illuminé; son expression inspirée l'avait frappé; il se sentait gagné par un vague respect ou une appréhension indéfinie.

Il voulut consulter du regard le père Joseph, mais le père Joseph était tout entier au magnétiseur.

Celui-ci s'approchait seul de la salle verte, le regard flamboyant, les narines enflées, la poitrine haletante, les bras étendus en avant, et les mains agitées d'un frisson surnaturel.

Il parut à ses deux observateurs, sous ce regard et sous ce geste, tenir la jeune fille assouplie et vaincue, comme l'aigle qui fascine le roitelet.

Celle-ci se présentait de trois quarts, il décrivit un léger cercle et se dirigea entièrement derrière elle.

A mesure qu'il se rapprochait, sa marche devenait plus lente et plus accentuée; il n'allait qu'à très petits pas, et son front, sous la violence de ses efforts, était inondé de sueur.

La jeune fille ne l'entendait pas, quoique le sable criât sous ses pieds; de rêveuse qu'elle était, elle devenait somnolente.

Le premier symptôme de cette transition se trahit par son bouquet, dont les brindilles lui échappèrent sans qu'elle tentât de les retenir.

Puis, l'illuminé s'étant approché encore, elle porta mollement la main à son front, où se produisait une torpeur inattendue, mais sa main retomba doucement sur ses genoux, et sa tête elle-même vint s'appuyer lentement sur le dossier du siège, et ses paupières demeurèrent closes, tandis que sa petite bouche grenadine entr'ouverte laissait entrevoir l'émail de ses dents.

Frère Jean était alors arrivé auprès d'elle; il pénétra dans le berceau, et resta encore plusieurs minutes les mains imposées et les yeux fixés sur elle.

Il lui prit doucement le bras, sans qu'elle fît aucun mouvement pour s'en défendre, et convaincu par sa morbidesse que l'expérience était arrivée à son point, il se retourna vers les deux spectateurs et les invita à s'approcher.

—C'est le calme, leur dit-il, la transition de la vie à l'extase.—Encore quelques secondes, celle-ci arrivera.

—Et l'extase?... demanda Richelieu.

—L'extase, c'est la révélation.

—Ce sommeil est bien réel?... insista le premier ministre, toujours sur ses gardes.

—Vous pouvez vous en assurer par vous-même, monseigneur.

Le cardinal pénétra à son tour dans le berceau, à l'entrée duquel il s'était tenu jusque-là, et vint prendre la main de la jeune fille, dont il supputa méthodiquement les pulsations et dont il observa la respiration.

Il allait quitter et reposer cette main, convaincu de la réalité de cet état comateux, étrange, quand il la sentit se crisper violemment, comme pour se soustraire à son contact.

Il la retint alors plus fortement, mais la jeune fille, les yeux toujours fermés et toujours appuyée sur le dossier du banc, exhala une plainte déchirante, dont l'accent semblait plutôt appartenir à une évocation, à un fantôme, qu'à une poitrine vivante.

Frère Jean porta soudain son regard de feu sur le cardinal, qui avait machinalement lâché la main de la jeune fille, mais s'apprêtait à la reprendre.

—Laissez, monseigneur, lui dit-il de cette voix imposante dont il parlait depuis un moment; cette enfant souffre.

Il se pencha vers elle et lui souffla trois fois sur le front; à cette simple sensation elle se calma, ses nerfs se détendirent, elle retomba dans son premier état plein d'abandon.

—Ne m'avez-vous pas dit, demanda frère Jean, qu'elle s'appelait Henriette?

—Oui, Henriette Duchesne.

Il s'approcha, et s'emparant de sa main qu'elle lui abandonna comme au début, avec une passivité bien différente de sa résistance au toucher du cardinal:

—Henriette, lui dit-il, m'entendez-vous?

De l'accent singulier qui avait tout à l'heure produit son cri d'effroi:

—Je vous entends, fit-elle.

—Me voyez-vous?

—Je vous vois.

Cependant, ses paupières étaient toujours abaissées.

Le père Joseph continuait son rôle d'observateur à l'entrée du berceau; le cardinal se tenait à deux pas derrière l'évocateur.

—Henriette, reprit celui-ci, vous êtes en ma puissance...

—Je le sais, répondit-elle.

—Il faut m'obéir et faire ce que je vous ordonnerai.

—Parlez.

—Pour commencer, vous allez répondre à tout ce que vous demandera la personne que voici.

Et démasquant le cardinal, il le poussa vers elle.

Mais alors, étendant vers lui ses deux bras contractés et roidis:

—Non! non! s'écria-t-elle, pas à lui!... pas à lui!...

Richelieu persista néanmoins; mais la poitrine de la jeune fille se souleva par soubresauts, de grosses gouttes de sueur roulèrent le long de ses tempes; en proie à une violence terrible et comme étreinte dans un cercle d'airain, elle se prit à des sanglots inarticulés, et une légère écume teinte de sang monta à l'angle de ses lèvres.

—Au nom du ciel, éloignez-vous, monseigneur! s'écria le jeune inspiré éperdu.

Et, la tête en feu, il repoussa de nouveau son terrible compagnon.

—Que veut dire cela? demanda ce dernier, pâle d'émotion et de dépit.

—Ceci veut dire, monseigneur, que dans l'extase où est plongée cette jeune fille, elle éprouve pour vous une terreur insurmontable; vous lui faites peur, comme si elle entrevoyait un malheur entre elle et vous.

Le franciscain, auquel personne ne songeait, était tout oreilles et tout yeux; le cardinal serra dédaigneusement les lèvres.

Quant à frère Jean, il se pencha encore sur la jeune fille, et par son souffle lui rendit le calme.

—Henriette, demanda-t-il gravement, pourquoi repoussez-vous monseigneur?

—J'ai peur de lui, murmura-t-elle.

—Que craignez-vous?

Elle porta la main à son sein et poussa un grand soupir.

—Répondez clairement, je le veux!

—Oh! mon cœur!... mon pauvre cœur!...

—Cette petite fille est folle, fit dédaigneusement Richelieu.

—Non, monseigneur, répondit le jeune illuminé tout soucieux; cette enfant a la clairvoyance, mais il ne m'est pas donné d'en savoir plus sur ce point. Essayons d'une autre manière. Henriette, savez-vous ce que souhaite monseigneur?

—Je le sais... murmura-t-elle péniblement.

—Voulez-vous le dire?

—Non!

—C'est bizarre, murmura frère Jean, de plus en plus pensif.

—N'avez-vous donc aucun moyen de la contraindre? demanda l'Éminence.

—Elle est à ma discrétion, monseigneur, mais cette résistance m'effraye.

—Si vous voulez que j'ajoute foi à vos pratiques, et que je ne vous tienne pas pour un imposteur, elle parlera!

—Mais savez-vous, monseigneur, que ceci n'est pas sans péril? Toutes ses facultés intellectuelles sont tendues et comprimées avec une énergie suprême sur un seul point... Elle est sur les limites qui séparent la vie de la mort... Si j'allais la tuer?

—Qu'elle parle! ordonna froidement le cardinal.

L'évocateur, frémissant, se décida, non sans peine, et s'adressant à cet inflexible despote:

—Au moins, laissez-moi lui transmettre vos questions?

—Soit.

—Que désirez-vous savoir, monseigneur?

—Demandez-lui quel est l'objet de mes préoccupations actuelles, et quel est le secret dont je poursuis la découverte depuis des années...

—Henriette, dit le jeune homme, interprétant cette question, répondez, il le faut, il le faut absolument: Quel mystère obsède l'âme de monseigneur, et quel but poursuit-il?

Elle se leva droite et rigide, tout d'une pièce comme un spectre, dont elle avait l'apparence et la pâleur glacée; un geste galvanique ramena son bras gauche sur sa poitrine étouffée, et tendant le doigt vers le cardinal, elle laissa tomber trois mots, ou plutôt un seul mot répété trois fois:

—Philippe!... Philippe!... Philippe!.

IV
SECRET D'AMOUR OU SECRET D'ÉTAT.

Ce triple cri arraché du fond de ses entrailles, la jeune fille retomba inerte sur son siège, dont elle heurta sourdement le dossier, sans que la commotion parvînt à la réveiller, ni à lui tirer un signe de douleur.

Sa tête s'inclina sur sa poitrine; de grosses larmes, glissant à travers ses paupières fermées, perlèrent au bord de ses longs cils bruns.

L'évocateur ne paraissait ni moins abattu, ni moins troublé. Tout son intérêt était concentré vers elle, il ne songeait plus aux témoins qui l'observaient.

—Philippe?... répétait Richelieu, que signifie ce nom? que veut dire cet émoi?

Ce fut le père Joseph qui se chargea de la réponse.

Il n'avait perdu aucun des détails de cette scène, et lorsque son patron avait émis son vœu, son œil pénétrant s'était avidement dirigé sur la visionnaire.

Au cri sorti trois fois de sa poitrine, il avait tressailli comme il n'était pas dans les habitudes d'un homme aussi complètement maître de ses impressions; et, comme s'il eût appréhendé que l'interrogatoire ne fût poussé plus avant, il s'était élancé vers Richelieu, qui cherchait à se rendre compte de cette nouvelle énigme.

La physionomie vraiment inspirée de l'évocateur, l'extase, le sommeil nerveux de la jeune fille, une influence secrète et prestigieuse, répandue dans l'air, tout éloignait le soupçon de charlatanisme ou de fourberie.

Il y avait là quelque chose d'innommé, d'indéfinissable, mais de réel, qui échappait à l'analyse et confondait la raison; et le ministre répétait à part lui:

—Que veut dire cela? pourquoi ce nom, et quel est ce Philippe?

—Allons, monseigneur, intervint le père Joseph avec son sourire énigmatique, tout ceci n'est pas sérieux.

Richelieu secoua la tête.

—Cette extase?...

—Oui, il est possible, cette enfant obéit à je ne sais quelle influence fâcheuse; elle dort comme dorment les somnambules, et elle rêve comme rêvent les fillettes de son âge.

—Plaît-il?

—Sans doute; nous voulons connaître un secret d'État, car c'est bien d'un secret d'État qu'il s'agit, n'est-il pas vrai?...

Le franciscain insista singulièrement par son accent de bonhomie sur ce mot.

—Eh bien? fit Richelieu, sans y répondre.

—Eh bien, c'est un secret d'amour que nous découvrons.

—Comment cela?

—De quoi rêvent les jeunes filles, je vous prie, sinon de leur grande, de leur unique affaire,—de leur amoureux?

—Au fait, c'est vraisemblable! Et l'amoureux d'Henriette?

—L'amoureux de mademoiselle Henriette Duchesne est messire Philippe, ce petit barbouilleur qui étudie la peinture sous son père, le maître peintre de la reine-mère.

Frère Jean, immobile et étranger à ce dialogue, considérait toujours la jeune fille endormie.

Richelieu songeait.

Le franciscain, l'observant avec soin, et tenant sans doute à lever toute indécision de son esprit, ajouta en riant plus fort:

—Voilà une pauvrette qui serait bien honteuse si elle venait à apprendre qu'elle nous a mis dans la confidence de ses amours.

—Au fait, dit le cardinal, s'arrachant de vive force à sa préoccupation et frappant un petit coup amical sur l'épaule du capucin, tu as raison, frère Joseph, il n'y a, sur mon salut! que toi de sensé ici.

La sincérité de son maître fit rayonner le visage du confident.

—Çà, monsieur, dit le ministre au jeune homme, que sa voix brève tira de ses réflexions, c'est là tout votre pouvoir?

—Tout, monseigneur.

—Je crois, pour le coup, murmura celui-ci à l'oreille du capucin, que la première supposition de Boisenval était la meilleure: c'est un fou.

—Je reviendrais assez à cet avis, répondit le confident.

—C'est bien, monsieur, reprit le cardinal en tendant avec une sorte de compassion dédaigneuse une bourse assez ronde à l'évocateur.

Celui-ci la reçut froidement et remercia à peine; il avait tout l'air de n'accepter que pour ne pas achever de se mettre en disgrâce avec son terrible client.

—Vous allez, ajouta Richelieu, regagner le cellule où vous étiez tout à l'heure, et le père Joseph pourvoira à votre retour dans votre communauté d'Amiens.

Labadie se souvint alors qu'il avait le premier pied dans les ordres religieux, et qu'il se trouvait devant un prince de l'Église. Il fléchit un genou, et lui dit de son air glacé:

—Je suis venu pour obéir à mes supérieurs, Éminence; ils m'ont enseigné le respect qui vous est dû, et m'ont chargé de réclamer pour eux vos bénédictions.

—Je crois que c'est un bon exorcisme qu'il lui faudrait plutôt, fit le cardinal en riant à l'oreille du franciscain.

—Ce serait du bien perdu, monseigneur, riposta celui-ci sur le même ton; le diable qui le possède est un pauvre diable.

Comme le jeune homme demeurait imperturbablement dans son humble position, le cardinal se décida, et, étendant la main sur lui:

—Que le bon Dieu vous éclaire, dit-il, vous et vos révérends Pères d'Amiens.

—Venez, frère Jean, dit alors le franciscain.

Mais Labadie lui montra Henriette plongée dans un sommeil léthargique.

—Rien qu'une minute, mon Père, le temps de tirer cette jeune fille de ce sommeil, qui serait dangereux s'il se prolongeait davantage.

—C'est vrai, murmura à part lui le confident de Richelieu, elle dort toujours...

Il se garda pourtant de communiquer cette réflexion à son maître, qu'il entraîna lentement dans l'allée, en l'entretenant d'objets propres à élaguer ses idées de ce qui venait de se passer.

Richelieu n'en parlait plus, en effet, mais sa préoccupation l'avait repris; il ne répondait que par monosyllabes, ou même ne répondait pas du tout aux observations les plus directes.

Puis, revenant tout d'un coup sur une particularité de l'interrogatoire d'Henriette:

—Pourquoi diable! fit-il, cette petite Duchesne a-t-elle si grand peur de moi, qui ne lui ai pas adressé quatre mots en ma vie?

—Comédie! enfantillage!...

—Non, non! Ce n'était pas ici un coup monté. Elle ne nous attendait pas. Si elle avait eu conscience d'elle-même, elle eût fait comme tant d'autres, elle m'eût souri.

—Votre Éminence a raison, insinua le franciscain, et je tiens le mot. Cette petite n'est-elle pas l'amie de mademoiselle de Lafayette, qui ne vous idolâtre pas? C'est pour le compte de sa compagne que celle-ci a peur de vous.

—C'est cela! exclama le cardinal, saisissant cette supposition. Tu le vois, je te disais bien qu'il faut se défier de ce serpent aux doux regards... Elle me crée des ennemis...

—Soyez sans crainte, monseigneur, je vous répète qu'elle s'en crée de plus redoutables à elle-même, et s'il ne faut qu'y aider un peu, on y aidera.

L'œil de Richelieu se voila d'un nuage.

—Quelle vie!... quelle vie!...

—Une glorieuse vie, monseigneur; vous êtes le maître!

—Le maître!... répéta-t-il avec un sourire amer; oui, je dispose de l'existence, de la fortune, du bonheur des autres,—dérision! je ne puis rien pour moi!... Je connais tous les secrets des souverains, je ne peux pas même découvrir le mien...

Alors, emporté par un de ces orages intérieurs qui lui étaient familiers, il commença à marcher à grands pas, et atteignit en quelques enjambées le pont de la galerie.

Le père Joseph le laissa s'éloigner seul, et revint pensif vers la tourelle.

Il faut dire que, tout en marchant et en conversant, il n'avait pas perdu de vue ce qui s'y passait.

Frère Jean s'était d'abord tenu dans une contemplation immobile et profonde. Le rayonnement de ses prunelles inspirées enveloppait la jeune fille, comme si sa pensée prétendait pénétrer au fond de ce front si candide et si pur.

Sur ces traits, éclairés de nouveau par le feu inspirateur, apparaissaient tour à tour la bienveillance et l'appréhension.

La docilité avec laquelle elle s'était remise à son influence extatique, le flattait et le sollicitait en sa faveur.

Il s'intéressait instinctivement à elle, et il avait lu de la haine pour elle et pour lui dans le mécompte du cardinal. Cette haine seule eût suffi pour les rapprocher.

Avant de la rappeler au sentiment des choses réelles, il était tenté de profiter encore de son état, pour l'interroger sur les périls qu'elle avait paru craindre.

Mais le temps lui manquait, il s'aperçut que le cardinal et son compagnon allaient se séparer. Il ne restait plus qu'un expédient, fort spécieux, pour témoigner de sa bienveillance envers cette enfant, compromise par lui, malgré lui, aux yeux du soupçonneux despote.

Il se pencha vers elle et souffla doucement par petites bouffées, sur son front et sur chacune de ses tempes.

Elle agita, d'abord, insensiblement sa tête, puis sa respiration, à peine saisissable, devint plus forte, ses paupières se soulevèrent peu à peu, comme une rose qui éclôt, et son regard, encore incertain, rencontra celui de l'évocateur.

Le peintre en cet état, est comme le poète absorbé.

Le peintre en cet état, est comme le poète absorbé.

Son premier mouvement fut une surprise craintive, que dissipa le geste respectueux et le sourire du jeune homme.

A mesure qu'elle revenait à elle, il avait perdu l'ardeur de son regard, mais une expression particulière, peu commune, se montrait toujours sur son pâle et mélancolique visage.

—Pardon, monsieur, dit-elle en se levant; mais je ne sais, il me semblait...

Il y avait à la fois de la confiance dans son esprit et de la lassitude dans tous ses membres.

—N'ayez pas peur, mademoiselle, lui dit-il. Je suis de vos amis.

—De mes amis?... Oui, j'ai dû vous voir quelque part...

A mesure que le sommeil extatique s'éloignait, elle perdait la mémoire de la vision, mais la sympathie magnétique résistait.

Un regard vers le palais montra au jeune homme le père Joseph et le cardinal se quittant.

Il n'y avait plus une minute à perdre.

—Mademoiselle, lui dit-il vivement, assez bas pour être entendu d'elle seule, vous avez des ennemis...

—Moi!... fit-elle étonnée.

—Un, du moins, qu'il faut redouter.

—Mais, monsieur...

—Je le sais, et vous l'ignorez. Or, je veux vous aider autant qu'il est en mon pouvoir. Si nous ne nous revoyons pas, vous aurez un gage de mon appui et de mon influence.

Il prit sous son pourpoint un petit médaillon en cristal:

—Acceptez ceci, et conservez-le précieusement; c'est en apparence un objet sans valeur. Pour vous, c'est un talisman efficace.

—Mais qu'en ferai-je?... balbutia-t-elle toute émue et gagnée par le ton convaincu dont il parlait.

—Lorsqu'il vous arrivera un grand chagrin, un ennui cuisant, l'appréhension d'un malheur, vous irez trouver la personne en qui vous aurez confiance, une confiance assez grande pour mettre tous les mystères de votre âme à sa discrétion.

«Vous poserez ce cristal sur votre front, et vous direz à cette personne de vous interroger.

Le père Joseph affectait de revenir très lentement et jouait l'indifférence, mais il ne perdait pas un de leurs mouvements et cherchait à deviner leurs discours.

—Gardez-vous d'oublier une seule de mes paroles, poursuivit le jeune homme, il y va de votre bonheur... et peut-être plus encore.

—Mais la vertu de ce médaillon...

—Est infaillible pour vous. Il possède la puissance attractive et lumineuse qui produisait jadis les augures et les prophètes. Son contact vous procurera le sommeil de l'extase, et dans ce sommeil lucide vous lirez à livre ouvert dans le passé et dans le présent, et si vous ne pénétrez pas dans l'avenir, vous en aurez du moins l'intuition.

—Oh! dit-elle en lui tendant le cristal pour le lui rendre, ce médaillon me fait peur... gardez-le... je n'en veux pas. Que ma destinée s'accomplisse... je ne veux pas tenter Dieu!

—Il est à vous, et vous serez toujours libre de n'en pas faire usage. Moi, j'accomplis un devoir en vous l'abandonnant...

Et comme le franciscain arrivait à la porte verdoyante du berceau:

—Silence!... fit-il en posant d'un air impératif son doigt sur ses lèvres.

—Qui donc êtes-vous et de quel nom vous appelle-t-on? ajouta-t-elle, cependant, en glissant l'amulette dans son corsage.

—Frère Jean, murmura le père Joseph d'un ton traînard, je vous attends.

—Frère Jean!... répéta tout bas Henriette.

—Me voici, mon père, tout à vos ordres.

Le franciscain les enveloppa tous les deux de son regard inquisitorial, et suivant le mouvement de la jeune fille pour cacher le médaillon.

—Vous souvenez-vous de ce qui vient de se passer? lui demanda-t-il.

Elle le regarda avec une surprise trop sincère pour ne pas le convaincre.

—Que s'est-il passé?...

—Avec le sommeil on perd la mémoire, dit l'évocateur au père Joseph; de même que le somnambule ne se rappelle ni ses actes, ni ses paroles, de même le visionnaire, sorti de son extase, ne garde aucune connaissance de ce qu'il a vu.

—Que parlez-vous d'extase et de vision, messieurs? fit la jeune fille avec anxiété. S'agit-il de moi?... Je me suis endormie sous ce berceau je ne sais comment; je croyais mademoiselle de Lafayette auprès de moi, et c'est vous que j'y aperçois... Ai-je donc parlé dans mon sommeil? Qu'ai-je pu dire?

—Ne vous inquiétez pas, mademoiselle, intervint de sa parole posée, mais pénétrante, Labadie; votre sommeil était celui de l'innocence, et si vous ne vous rappelez rien, nous non plus n'avons rien entendu.

—Rien! insista d'un ton étrange le franciscain.

Mais Henriette éprouvait en elle un trouble, une perturbation exceptionnelle; elle se sentait circonvenue par un mystère. L'expression diabolique des traits du capucin, la gravité attristée du jeune homme, le contact de cette amulette glissée dans son corsage, lui causaient des éblouissements, des secousses vertigineuses, bien naturelles en un jeune cerveau de dix-sept ans, soumis à une épreuve de ce genre.

Le père Joseph hésitait à s'éloigner, il y avait en lui un désir secret de renouveler, en l'absence de son maître, l'expérience d'illuminisme. Mais, possesseur de lui-même, il refréna ce souhait indiscret, dangereux peut-être en ce moment.

Il adressa à Henriette un sourire aussi aimable qu'il le put.

—Ma belle enfant, lui dit-il, nous sommes au désespoir d'avoir troublé votre repos dans notre promenade aventureuse. Excusez-nous.

Puis, prenant le bras de Labadie:

—Frère Jean, c'est l'heure de nous rendre à l'oratoire.

Celui-ci se détourna une dernière fois vers la jeune fille, pour lui adresser un signe de discrétion.

Elle les regarda s'éloigner, gagner le petit parc, disparaître dans le palais, et s'étant assurée qu'elle était bien seule, elle tira avec une curiosité craintive le médaillon, qu'elle tourna et retourna dans ses doigts, toute songeuse.

—Ce morceau de cristal est un talisman, murmura-t-elle. Il l'a dit... et une voix secrète m'assure que cet homme mérite confiance... Avec ceci, je puis pénétrer l'intention la plus cachée, lire dans le cœur le plus fermé... discerner ce qu'on pense de ce qu'on dit...

Elle revint s'asseoir à la place où l'extase l'avait surprise, et demeura longtemps l'œil arrêté sur les roses effeuillées à ses pieds. Elle poursuivait une idée fixe, une aspiration naissante qui soulevait sa jeune poitrine et donnait de vagues contemplations à son œil d'azur.

Mais en elle tout était trouble et sensibilité excessive, ses idées ne se reliaient pas et elle avait peur de les approfondir. On lui avait parlé d'ennemis, de dangers, de songes révélateurs, à elle qui ne haïssait personne, qui vivait heureuse et innocente comme les libellules dont les essaims se miraient dans la pièce d'eau voisine.

Reportant alors son attention sur le morceau de cristal:

—Ainsi, reprit-elle en lui parlant, avec toi je peux connaître si l'on me hait... et si l'on m'aime!...

Elle articula ce dernier mot si bas, si bas, que le talisman même ne dût pas l'entendre.

—Ah! si j'osais!... soupira-t-elle.

V
L'ATELIER DU LOUVRE.

Nous avons expliqué par suite de quelles circonstances la reine-mère habitait alors le Louvre avec le reste de la cour, de préférence à ses autres hôtels ou palais. Celui-ci obtint, du reste, toujours une bienveillance signalée de sa part, et malgré les épreuves cruelles qu'elle eut à y subir, elle contribua puissamment à en déterminer la splendeur, puisque le nom de Marie de Médicis est devenu indispensable du souvenir de ses embellissements.

Installée d'une manière considérable dans l'aile joignant la galerie des peintres ou des tableaux, elle avait autour d'elle toute sa maison, fort importante encore à cette époque; c'est-à-dire, non seulement ses dames et demoiselles d'honneur, les femmes et les gens de son service, mais cet entourage de lettrés et d'artistes qu'elle aimait à soutenir.

Entre ceux-ci, le plus favorisé était son peintre en titre, Duchesne, artiste médiocre cependant, mais qui jouissait alors d'une vogue dont le temps a fait bonne et complète justice.

Non seulement elle l'avait chargé en chef de la décoration de son palais du Luxembourg, où elle lui avait accordé un logement, mais elle avait voulu qu'il eût un atelier près d'elle, dans le Louvre, et les combles de l'aile qu'elle habitait avaient été largement disposés pour cette destination.

Enfin, accumulant faveur sur faveur, elle avait adopté sa fille Henriette, l'avait attachée à sa personne, et la traitait avec une tendresse maternelle.

C'est dans cet atelier du Louvre que nous allons nous transporter.

Le maître peintre, retenu au Luxembourg, n'y était pas venu ce jour-là. Il ne s'y trouvait pour l'heure qu'un de ses élèves.

Une vraie et belle physionomie d'artiste: vingt-quatre ans, la taille haute et pleine, les cheveux et les yeux noirs; les uns soyeux et bouclés sans art, les derniers doux parfois, intelligents toujours, brillants d'inspiration à l'occasion.

Son maintien sérieux indiquait une gravité précoce; sur son front élargi, on lisait une conscience droite, et dans ses contours harmonieux une invariable bienveillance et la modestie du talent.

Nous ne faisons pas un portrait de fantaisie; l'image de ce jeune homme, qui va devenir le héros principal de notre récit, se trouve dans nos musées, et nous nous bornons, quant à ses qualités physiques et morales, à copier le chroniqueur Félibien.

Ami de Poussin, qui entrait comme lui dans la carrière, il était le premier, le plus habile élève de Duchesne, sous lequel il travaillait depuis bientôt cinq ans.

Il était né dans les Flandres, à Bruxelles, et après avoir eu pour maître Feuquières, le paysagiste, il était venu, vers l'âge de dix-neuf ans, se perfectionner en France, où, sans abandonner entièrement la spécialité de son premier professeur, il se livrait volontiers à l'histoire et au portrait.

Son premier protecteur avait été messire Maugis, abbé de Saint-Ambroise, intendant des bâtiments de Marie de Médicis, homme capable, et qui avait, dans les ébauches de l'élève, deviné le grand artiste.

Son œuvre actuelle était une nymphe commandée pour le Luxembourg.

L'ébauche était finie, les détails commencés. Les mains et les pieds se détachaient déjà avec une perfection rare, car ce devait être un des premiers mérites de ce maître à venir.

Cependant, au moment d'achever la main droite, négligemment posée sur une branche d'arbre, tandis que la gauche retenait les plis d'une écharpe emportée par le vent, il s'était arrêté pris d'embarras et d'hésitation.

Quittant son siège, la palette et les brosses d'une main, se faisant un garde-vue de l'autre, il s'était reculé de plusieurs pas, étudiant ses effets et cherchant les lignes qui manquaient à son idéal.

Le peintre, en cet état, est comme le poète absorbé à la poursuite d'une inspiration, isolé de ce qui l'entoure, hommes ou choses.

Le nôtre ne s'aperçut pas que quelqu'un entrait et furetait autour de lui.

Cet atelier, d'ailleurs, était une sorte de lieu de rendez-vous, un salon banal où les beaux seigneurs et les belles dames de la cour venaient volontiers passer quelques instants.

Les tableaux, les statues, les curiosités que Duchesne et ses élèves aimaient à y entasser, en faisaient une exposition permanente. Et puis les princes, le cardinal même, montrant un goût particulier pour l'art de la peinture, il était du meilleur ton de se régler sur eux.

Il était encore très matin, et les visites commençaient d'habitude plus tard.

Il était convenu, d'ailleurs, d'une manière tacite, tout au moins, que les artistes ne devaient jamais se déranger pour ces amateurs; tout au plus quittaient-ils leurs sièges pour recevoir le roi, qui, comme on sait, estimait assez leur métier pour tenter parfois de manier lui-même les pinceaux.

Certes, il serait curieux d'installer aujourd'hui, dans le musée des souverains, le portrait qu'il fit de son premier ministre Richelieu, dans un de ses accès d'affection pour celui-ci; mais, si nous ne nous trompons, les archéologues les plus opiniâtres ont perdu la trace de cette curiosité.

Cette digression à la seule fin de faire bien comprendre les immunités accordées aux peintres dans le Louvre du commencement du dix-septième siècle.

Le visiteur matinal paraissait moins attiré par le désir de voir les tableaux que le personnel de l'atelier.

Son attention se dirigea uniquement sur le jeune artiste, dont il se rapprocha à pas comptés.

Arrivé tout à côté de lui, il profita de sa préoccupation pour le regarder avec une expression singulière, moitié doucereuse, moitié inquiète.

Puis entamant l'entretien:

—Déjà à l'ouvrage, monsieur Philippe? lui dit-il.

—Sa révérence le père Joseph!... fit celui-ci, tiré de sa méditation. Excusez-moi, mon père, je ne vous avais pas entendu venir, et je ne vous voyais pas.

—Il n'y a pas de mal; ce serait à moi de m'excuser plutôt de vous troubler si matin... Il est six heures à peine.

—En voici deux que je travaille, répondit avec simplicité l'artiste.

—Vous irez loin, si vous continuez cette vie active.

—Mon Dieu, je ne sais, mon père; mais c'est une règle que je me suis imposée de me mettre à la besogne chaque jour dès quatre heures.

—Chaque jour?

—Ah! le dimanche excepté.

—Excellentes dispositions, mon jeune ami; je n'en obtiens pas plus de mes capucins de la rue Saint-Honoré. Si vous n'étiez déjà un habile peintre, vous auriez pu faire un excellent moine.

Le franciscain poussa un petit éclat de rire, peu familier à sa nature, mais le jeune homme répondit avec une gravité singulière:

—Qui sait? je le deviendrai peut-être.

Et il se rapprocha de sa toile, sur laquelle il affecta d'appliquer quelques touches importantes, pour dissimuler le nuage qui venait de monter sur son beau front.

Le franciscain l'observait trop bien, pour être dupe de cet expédient.

Il laissa passer une minute de silence, et se rapprochant du chevalet par un mouvement calculé comme toutes ses allures:

—Voici une figure qui ne témoigne pas d'une grande vocation mystique, reprit-il avec un sourire, à moins qu'il ne faille traverser l'Olympe pour atteindre au paradis...

L'habit que portait l'auteur de cette légère critique l'expliquait sans doute, cependant le jeune homme en éprouva quelque embarras, dont il s'aperçut.

—Eh quoi! reprit-il, vous formaliseriez-vous pour si peu! Oh! je le sais, les amours-propres d'artistes, chose sensible! Mais rassurez-vous, ce n'est pas un blâme que je vous adresse. Je suis, au contraire, un des appréciateurs de votre talent, et je me plais à reconnaître que vous donnez un remarquable aspect de chasteté aux sujets les plus profanes: témoin cette nymphe...

—Mon talent!... mon père! le talent d'un élève, d'un écolier!... c'est un trop beau mot pour une si mince affaire.

—Non pas, non pas, fit-il, patelin et insinuant; encore quelques efforts, et vous figurerez au rang des maîtres...

—Vous allez me rendre honteux de mon insuffisance.

—Mon jeune ami, l'excès de modestie est un mal aussi dangereux que l'excès de vanité; vous n'êtes pas entaché de celui-ci, mais défiez-vous de celui-là. Je ne suis qu'un humble capucin, peu expert en beaux-arts, mais la voix publique, qui s'y connaît davantage, s'exprime avec éloge sur votre compte. J'ai admiré ce paysage que vous donnâtes dernièrement à votre ami Nicolas Poussin, et j'ai entendu, à ce propos, quelqu'un dire, à mes oreilles, qu'il ne vous manquait pour vous perfectionner qu'un séjour de quelques années en Italie.

Le paysage offert par l'artiste à son collègue le Poussin était, en effet, une œuvre si remarquable, qu'elle est restée célèbre, et figure parmi les événements de sa carrière, quoiqu'il fût bien jeune lorsqu'il l'exécuta.

Que cette toile eût été distinguée par les connaisseurs, il n'y avait là rien que de naturel; ce qui l'était moins, c'était cette longue conférence du conseiller intime de Richelieu avec ce pauvre petit peintre auquel il n'avait daigné adresser, en toute sa vie le quart des phrases élogieuses qu'il lui prodiguait en ce moment.

Le jeune homme, avec sa franchise innée, ne put s'empêcher de lui en témoigner sa surprise:

—Vous me rendez confus, mon père, et de la part d'une personne telle que vous, occupée d'intérêts si hauts, conseiller d'un premier ministre et d'un roi, cette bienveillance...

—Vous étonne?

—C'est vrai; je crains qu'étant venu ici pour rencontrer maître Duchesne, vous ne songiez à passer le temps...

—En me raillant de son élève!... Non, certes, fit très gravement le capucin. C'était bien vous, monsieur Philippe de Champaigne, que je tenais à voir.

—En ce cas, mon père, daignez m'expliquer le motif...

—Je viens de vous en toucher un mot. Je ne suis que le dernier des serviteurs de Son Éminence, et mon devoir est de me conformer en tout à ses intentions...

—Son Éminence me connaît!... exclama l'artiste avec plus d'anxiété que de désir.

Il est présumable qu'élève du peintre de Marie de Médicis, accueilli par la bonté de cette princesse, appartenant par ce côté à sa maison, le jeune Philippe de Champaigne partageait jusqu'à un certain point les idées de sa protectrice pour le cardinal, et craignait tout ce qui venait de lui, fût-ce l'apparence d'un bienfait.

Le franciscain, diplomate incarné, possédait surtout le talent de rendre sa physionomie muette, ou de ne lui faire dire que ce qu'il voulait. La gêne et la méfiance de son interlocuteur n'y produisirent aucune altération.

—Je n'ai pas dit précisément, répondit-il, que monseigneur vous connût, mais que son intention étant de protéger les jeunes talents, je tiens à m'y conformer, en vous aidant en une entreprise chère à tous ceux de votre art.

—Le voyage d'Italie?... fit le jeune homme en le considérant avec une sorte d'émoi.

Le rusé franciscain affecta de se méprendre sur ce sentiment, et de son sourire le plus paternel:

—Vous l'avez dit, le voyage d'Italie!

—Mon Dieu, pardonnez-moi, je m'abuse sans doute, je comprends mal.

—Vous comprenez fort bien, au contraire. Je souhaite vous faciliter les moyens d'un voyage et d'un séjour de quelques années dans la patrie des beaux-arts et des grands peintres.

L'artiste pâlit à ces mots, et considéra, sans oser répondre, son interlocuteur, dont le sourire, loin de le rassurer, accroissait son tourment.

"Ainsi, ce n'est pas de l'amour? fit-elle....

"Ainsi, ce n'est pas de l'amour? fit-elle....

De telles paroles dans sa bouche équivalaient à une éclatante faveur ou à un ordre d'exil.

Mais la physionomie de cet homme était celle d'un sphynx, sur laquelle un observateur de profession, tel qu'était le jeune peintre, parvenait même rarement à lire.

Dans cette cour soupçonneuse, comme toutes celles où le pouvoir tombe aux mains d'un intrigant ambitieux, les esprits les plus droits, les consciences les plus fermes, ne sont jamais sûres du lendemain. Les manœuvres les enlacent sans qu'ils s'en doutent; on interprète leur abstention, on soupçonne la haine sous leur silence; pour peu qu'ils aient des ennemis,—et le mérite n'en manque pas,—ils ne sauraient se soustraire au sort commun.

Cependant Philippe était bien fort de sa conscience, et comme la paix, ou du moins l'armistice continuait de régner entre le premier ministre et la reine-mère, il ne croyait pas possible qu'on interprétât à mal sa reconnaissance pour cette princesse.

—Mon père, répondit-il, avec cette douceur un peu triste qui était le fond de son caractère, je ne vous ai rien fait. Je suis un humble apprenti en peinture, étranger à toute question de palais ou politique. J'honore la personne et le rang de monseigneur le cardinal, et si les bienfaits de Sa Majesté la reine-mère m'attachent à son service, chacun sait avec quel soin je me suis toujours tenu en dehors de toute intrigue.

—Rassurez-vous, je sais tout cela, et je n'ai rien dit, ce me semble, qui motive une si chaude justification.

—C'est vrai; mais je suis timide, un peu sauvage, si vous voulez; j'ai peur de l'inconnu. L'éloignement m'alarme. Je vis solitaire, inaperçu dans ce Louvre. Sans vous, je n'aurais pas soupçonné que monseigneur le cardinal connût seulement mon nom obscur.

«Mon père, vous êtes tout-puissant, eh bien, reportez sur quelqu'un de plus digne la faveur que vous m'offrez; quant à moi, faites seulement qu'on ne s'aperçoive pas de ma présence ici.

«Vos paroles et votre regard expriment l'intérêt; ne me refusez pas cela; vous ne sauriez être mon ennemi, enfin?»

—Votre ennemi! non certes, je ne le suis pas.

Ici la voix du franciscain prit une inflexion plus nette et plus imposante.

—Vous vous méprenez sur mes desseins comme sur mon influence. Mon jeune maître, n'oubliez jamais ceci: Si un jour quelque danger suprême vous menaçait, je serais là, au-dessus du cardinal, au-dessus du roi, pour vous protéger peut-être.

L'artiste le regarda avec une stupeur extrême, car cette fois il n'y avait pas à mettre en doute sa sincérité; le moine patelin avait disparu pour une minute.

—Oui, poursuivit-il, frappant un dernier coup pour déterminer la confiance de son interlocuteur,—moi qui ne suis, qui ne peux rien, en cette unique circonstance j'aurais quelque crédit peut-être... Eh bien! par cette protection que je vous atteste, croyez-moi, partez pour l'Italie... ce sol ne vaut rien pour vous.

—Je crois à votre intérêt, à votre sincérité, mon père, et cependant l'obéissance m'est difficile, impossible!

—Impossible!...

—Ceci est un des intimes secrets de mon âme. Lorsque mourut ma mère, elle m'attira vers elle sur le lit d'agonie, où ses forces épuisées lui permettaient à peine d'articuler quelques mots, et je n'oublierai pas les derniers qu'elle prononça:

«Va, me dit-elle, va, mon fils, vers la France... Toutes les douleurs, tous les regrets de ta mère sont là... Si Dieu est juste, c'est là aussi qu'il te tiendra compte de ce triste héritage, et qu'il te paiera en bonheur et en gloire...»

—Que voulait dire votre mère, par ces mots pleins de réticences? demanda le père Joseph, en interrogeant le jeune peintre.

—Je ne pus le savoir; comme elle achevait cette confidence, un dernier hoquet contracta sa poitrine, ses lèvres s'agitèrent sans articuler aucun son, son regard s'éteignit... elle était morte!

A ce souvenir, Philippe couvrit son visage de ses mains; mais, chose étrange, l'œil du franciscain lança un éclair, et sa poitrine poussa un soupir de soulagement.

—Remettez-vous de ces impressions pénibles... fit-il, revenant par nature à son ton cauteleux et insinuant.

—Vous voyez bien qu'il faut que je reste en France, reprit l'artiste; c'est un devoir... Ma mère ne peut pas avoir menti; car ma mère était une sainte...

Et tirant de son pourpoint un médaillon, il le baisa avec ferveur.

La prunelle du franciscain acheva de s'allumer sous ses sourcils grisonnants.

—Ce médaillon, prononça-t-il, c'est un portrait?

—Le sien.

—Son portrait!... Eh bien, écoutez, j'y consens, vous resterez, je vous protégerai; mais ce médaillon, il me le faut.

Philippe le pressa dans sa main, comme si l'on tentait de lui enlever un trésor.

—Le portrait de ma mère!

—Il me le faut, vous dis-je!

—Jamais!

—Enfant, prenez garde!... Ne me croyez-vous plus votre ami?

—Si vous êtes mon ami, laissez-moi mon bien! Qu'en feriez-vous, d'ailleurs?

Le père Joseph hésita avant que de répondre; puis, d'un ton d'aigreur qui eût troublé l'âme d'un familier de la cour plus au fait que l'artiste de son influence et de son esprit de rancune:

—Soit! répondit-il, conservez-le, c'est d'un bon fils; mais, sur votre tête, prenez garde qu'il tombe jamais sous les yeux d'un autre que moi!

VI
LES AMOUREUSES.

Le petit peintre des combles du Louvre, l'élève du médiocre maître Duchesne, se nommait donc bien Philippe de Champaigne; il devait être une des illustrations de l'école française, qui le revendique avec raison, puisque, né en Flandre, il ne passa dans ce pays que ses premières années et y fit seulement ses études élémentaires.

Le lecteur se rappelle ce nom de Philippe! proféré trois fois, comme un cri désespéré, par la jeune fille extatique du jardin de la reine-mère, et l'explication fournie si précipitamment par le père Joseph, pour détourner l'attention du cardinal de ce même nom.

Philippe!—Était-ce bien seulement un secret d'amour, comme il le disait, que renfermaient ces trois syllabes? Sa démarche, au moins bizarre, près de celui qui s'appelait ainsi, pourrait nous en faire douter. Mais les événements seuls seront en droit de nous éclairer sur tout ceci, et l'heure de la lumière n'est pas venue.

Fort troublé par cet entretien, peu rassuré sur les bonnes intentions du séide de Richelieu, notre héros ne s'était remis qu'avec peine au travail.

Mais soudain, son front se rasséréna, un sourire radieux illumina tous ses traits; le pinceau prit sous ses doigts une assurance nouvelle, et les couleurs de sa palette se fondirent avec une ardeur inspirée.

Qu'était-ce donc? Quel bon génie avait dissipé l'influence laissée dans l'air par le capucin?

C'était une visite d'un autre genre, annoncée dès la porte de l'atelier par une voix argentine et rieuse.

Il ne se retourna pas; nous avons expliqué comment les artistes étaient chez eux en cet endroit, mais une vive rougeur succéda aux teintes livides qui couvraient tout à l'heure ses traits, et il laissa approcher les survenants avant de les saluer.

Ils étaient trois, un homme jeune encore et deux jeunes femmes; l'une de vingt-six ans,—c'était l'aînée,—l'autre de dix-huit.

Elles se donnaient le bras; leur compagnon marchait à côté de la première, vers laquelle il se penchait à chaque mot et qu'il dévorait de regards plus passionnés encore que son maintien.

—En vérité, ma chère Marie, disait la plus jeune, c'est indiscret à nous de venir si souvent déranger les élèves de maître Duchesne, et faire perquisition dans ses domaines.

—Petite dissimulée! répliqua à demi-voix son amie, en la menaçant doucement du doigt, prenez garde que je ne me mette à lire au fond de vos cachotteries!

Elles arrivaient près du chevalet, disposé sous le jour d'une large croisée; l'artiste s'empressa alors de les recevoir.

—Madame la Duchesse de Chevreuse, mademoiselle Louise de Lafayette!...

—Et M. de Châteauneuf, acheva la duchesse.

—Maître Duchesne n'est pas là, dit Philippe, il regrettera d'avoir perdu l'honneur d'une si heureuse visite.

—Oh! nous ne cherchons pas après lui! fit la duchesse de ce fin sourire qui était son triomphe,—n'est-ce pas, chère Louise?

—Moi, je suis venue pour vous accompagner, répondit avec hésitation la malicieuse jeune fille.

—Évidemment, reprit la duchesse.

—Et moi, j'accompagne ces dames, que j'ai rencontrées par hasard, ajouta Châteauneuf.

—Un hasard heureux; cela se voit, fit l'artiste mêlant son sourire au sourire général; et puisque je suis seul pour recevoir si noble société, permettez, mesdames, que je vous fasse les honneurs de notre musée.

—Pas du tout, ordonna la duchesse, nous le connaissons suffisamment pour nous diriger nous-mêmes; je vous défends de quitter la palette... d'autant que vous en faites, en ce moment surtout, un usage admirable.

—Merveilleux, appuya Châteauneuf, qui n'avait même pas jeté les yeux sur la toile, absorbé qu'il était à considérer sa chère Marie.

—Cette nymphe est déjà un chef-d'œuvre, dit mademoiselle de Lafayette, se rapprochant du peintre et du tableau.

Philippe balbutia quelques remerciements confus, et, pour obéir, il reprit sa besogne, interrompue cette fois si agréablement.

Châteauneuf et la belle duchesse s'éloignaient peu à peu, sous prétexte d'examiner les objets qui ornaient le vaste atelier, causant à voix basse; tandis que mademoiselle de Lafayette demeurait près du jeune peintre, prenant, à lui voir manier la brosse, un plaisir extrême.

On pouvait dire que tout l'esprit, toute la grâce, toute la beauté de la cour de Louis XIII étaient en ce moment dans l'atelier du peintre de la reine-mère.

Marie de Rohan de Montbazon, devenue veuve à dix-sept ans du duc de Chevreuse, était la favorite de la reine Anne d'Autriche, dont sa verve, ses saillies, son enjouement charmaient les soucis conjugaux, sous l'empire de ce roi dévot et sombre, jaloux de lui-même et mécontent de tout le monde.

Mademoiselle de Lafayette, fille d'honneur de cette même jeune reine, a été déjà entrevue par nous dans le jardin de Marie de Médicis, se promenant au bras de son amie Henriette Duchesne. C'était d'elle que le cardinal, avec sa précision terrible, avait dit:

—Cette fille peut devenir un obstacle!

Un obstacle à lui le grand ministre, cette enfant de rose et de satin? On l'eût fort étonnée si on le lui eût dit. Mais le lynx en robe rouge avait remarqué bien plus qu'elle-même la façon singulière dont le roi, depuis un certain temps, la regardait et lui parlait.

Richelieu était jaloux des sourires du monarque; s'il était parvenu à l'éloigner même de la reine Anne d'Autriche et de sa mère, ce n'était pas pour le laisser tomber aux filets d'une favorite.

En sorte que de ces deux jeunes femmes, l'une, la duchesse de Chevreuse, était pour lui l'objet d'une vive passion, jusqu'ici fort déçue; l'autre, la fille d'honneur, le sujet d'une appréhension sérieuse.

Quant à Châteauneuf, son emploi de garde des sceaux ne tenait plus à rien, et son crédit était très ébranlé. C'était un gentilhomme plein de cœur et de noblesse; mais il était le type de l'élégance et du bon goût, et comme tel fort recherché des dames, ce qui n'eût été rien si, entre toutes, la duchesse de Chevreuse ne lui eût témoigné un intérêt bien tendre.

La duchesse! précisément celle que Richelieu poursuivait de son amour redoutable et ridicule.

Elle avait feint le plus longtemps possible de ne pas comprendre les déclarations de l'Éminence. Mais celles-ci étaient devenues si nettes qu'il n'y avait plus à équivoquer, mais à se défendre.

Or, se défendre de cet homme, auquel la reine elle-même avait, disait-on, cédé, par crainte sans doute plus que par tendresse, ce n'était pas chose aisée. Il possédait de terribles moyens de se faire aimer,—les maris ou les amants des femmes qu'il lui plaisait de distinguer en savaient quelque chose.

Pour lui avoir résisté si longtemps, sans faire briser le garde des sceaux, son rival, il fallait être la duchesse de Chevreuse, la femme politique la plus étonnante de son époque, en même temps que la physionomie la plus naïvement galante et la plus sincère dans ses amours.

Tout en se promenant à travers la galerie et en causant avec son favori, elle donnait çà et là un regard à sa jeune amie et à l'artiste, qu'elle avait, par le fait, laissés en tête-à-tête dans un coin.

Par un fait du hasard, mademoiselle de Lafayette posait négligemment une de ses mains sur le dossier d'un grand fauteuil artistique, tandis que de l'autre elle retenait les longs plis de sa robe, qui eussent balayé l'atelier sans cette précaution.

Or, dans cette pose, elle représentait exactement celle de la nymphe que Philippe de Champaigne était en train de peindre, et ce qui en faisait le mérite et le naturel, c'est qu'elle ne s'en doutait pas.

Elle admirait la peinture et l'habileté de chacune de ces touches du jeune artiste, qui toutes, les plus légères comme les plus accentuées, modifiaient d'instant en instant l'aspect de la toile, vivifiaient l'esquisse, imprimaient l'illusion, et faisaient circuler le sentiment dans les traits de l'image.

Mais son doux et limpide regard s'attachait bien plus longuement sur la physionomie sympathique du peintre que sur la peinture.

Ils échangeaient peu de paroles, d'ailleurs; mais il y a de telles minutes où ce ne sont pas les mots qui servent le plus éloquemment au langage, et lorsque leurs yeux se croisaient, par exemple, avec leurs rayons de la vingtième année, ils en disaient bien plus long que tous les vocabulaires du monde.

—Maître Duchesne doit être fier d'un élève tel que vous, monsieur Philippe, disait la demoiselle d'honneur dans son langage parlé.

—Vous êtes indulgente, mademoiselle, et je ne sais s'il a lieu de l'être autant; pour moi, plus je travaille, plus je m'effraye de voir combien il me reste à travailler pour arriver, non pas à la perfection, mais simplement au bien.

—C'est trop de modestie aussi, et laissez-moi vous assurer que tous ceux qui vous connaissent, vos confrères eux-mêmes, ont meilleure opinion de votre savoir-faire.

—Remerciez-en pour moi ces amis généreux, et recevez-en vous-même l'assurance de ma gratitude. S'il faut vous avouer la vérité, c'est là mon faible, comme celui de bien d'autres; les encouragements me soutiennent, m'élèvent, m'animent,—mais les encouragements ne sont pas ce que maître Duchesne me prodigue le plus.

—Oh! ceci n'a rien qui m'étonne; sa réputation est établie, ses confrères ne sont pas comme les vôtres, des amis, des camarades; il n'a jamais vu en eux que des rivaux.

—Si la chose est exacte, fit doucement Philippe sans la démentir, il faut le plaindre; l'amour-propre poussé à ce point est plus qu'un défaut, c'est un malheur pour celui-là même qui en est obsédé.

—En ce cas, je vous le garantis, maître Duchesne doit être fort malheureux. D'excellents connaisseurs mettent son mérite en doute, et, dans sa propre famille, on apprécie mieux qu'il ne le fait certains peintres dont il cherche à rabaisser les qualités.

—Vous m'excuserez, mademoiselle, fit en souriant le jeune homme, maître Duchesne est mon professeur; ce n'est pas à moi à partager les griefs de ses adversaires, surtout au moment où je me verrai peut-être forcé de renoncer à ses leçons.

—Certes, vous pouvez vous en passer.

—Ce n'est pas là ce que je veux dire; j'aurai longtemps encore besoin de maîtres, mais il est possible que j'aille les chercher en Italie.

—En Italie? balbutia Louise.

—Un voyage qui ne me souriait guère, je l'avoue, mais qui peut devenir indispensable.

—Vous partiriez!... Rien ne vous attache donc à la France? L'art exerce-t-il sur vous une influence si impérieuse?

—L'art est partout, mademoiselle, mais le bonheur?

—Le bonheur!... Vous n'êtes pas heureux, monsieur Philippe?

Elle se rapprocha de lui par une impulsion irréfléchie, et son regard affectueux se mira dans celui de l'artiste, qu'il interrogeait avec une sollicitude touchante.

Mais, rougissant aussitôt à l'éclair qui anima la prunelle noire et passionnée du jeune homme, elle abaissa ses longs cils et voulut se reculer.

—Oh! non, s'écria-t-il, restez, restez ainsi, je ne vous vis jamais si belle!

—Y pensez-vous!... murmura-t-elle toute troublée, en se retirant en quelque sorte sur elle-même avec un pudique émoi.

—J'ai une faveur à vous demander, reprit-il.

—A moi? oh! de grand cœur!

—Mon âme est pleine d'incertitudes et de combats; je ne sais si je partirai...

—Encore ce mot!

—Mais si cela doit être, je voudrais auparavant faire votre portrait.

—Vous appelez cela une faveur! Mais elle sera pour moi, et je compte bien de plus que vous nous resterez.

Un soupir répondit seul à ce vœu.

—Et puis, dit-elle, j'ai quelque chose à vous demander aussi, moi.

—Oh! parlez.

—Vous me ferez vos confidences.

—Mes confidences!

—Oui, sur ce grand chagrin qui vous fait rêver de l'Italie.

—Je n'ai pas dit que ce fût un chagrin.

—Et moi je le soupçonne... Voyons, mettez-y de la franchise. N'êtes-vous point amoureux d'une de nos dames?

—Oh! si cela était, fit-il d'un accent pénétré, si j'étais assez fou, pauvre barbouilleur sans fortune, pour m'éprendre d'une de ces orgueilleuses beautés, je ne me l'avouerais pas même à moi-même.

—Ainsi, ce n'est pas de l'amour?... fit-elle à demi-voix, d'un ton de regret fort sensible.

Elevée au sein de cette cour d'intrigues et de galanteries, poursuivie par les plus séduisantes déclarations, elle pouvait, sans surprendre son interlocuteur, laisser tomber cette interjection.

Anne d'Autriche.

Anne d'Autriche.

—Sur mon âme, je vous l'atteste; non, ce n'est pas l'amour qui me force à m'éloigner... Pour aimer, il faut être deux, et personne ne songe à moi...

—Qu'en savez-vous?...

Et pour la seconde fois, elle détourna les yeux.

—Hein! s'écria-t-il, quel mot avez-vous dit?... De grâce...

Mais elle refusait obstinément de le regarder en face, et il fallut qu'il s'emparât de sa main pour la retenir près du chevalet par une douce violence.

—N'allez pas croire au moins... murmura-t-elle.

—Hélas! je ne crois rien... sinon qu'il serait dangereux de prendre mes illusions pour la réalité.

—Allons, fit-elle en souriant, bannissez cet air triste; on nous observe... Quand vous mettrez-vous à mon portrait?

—Demain, si vous voulez.

—Demain, c'est dit.

Ils étaient si absorbés, dans cet entretien où la jeune fille, par un privilège spécial aux grandes dames, avait usurpé sur les attributions du jeune homme, qu'ils n'avaient pas remarqué l'entrée d'un nouveau visiteur.

C'était un gentilhomme d'une trentaine d'années, de fort belle tournure et de fort bonne mine; son costume était élégant, mais seulement par la coupe et par l'étoffe, car il était entièrement noir, sauf les rubans violets qui l'agrémentaient çà et là et les crevés blancs qui zébraient les manches de son pourpoint.

Il avait au cou un ordre de chevalerie, et à la ceinture une belle et vaillante épée, dont il caressait volontiers la coquille, en homme habitué à dégainer sans peine.

Quant au surplus, l'œil vif, le sourire railleur, l'allure insouciante, les traits à la fois énergiques et francs.

—Par là, mordieu! dit-il en joignant la duchesse et son cavalier, je vous saisis enfin, et toujours ensemble!

—C'est que nous nous y trouvons bien, sans doute, cher chevalier.

—Sangdieu! la chose est évidente.

—Alors, de quoi vous plaignez-vous?

—Je me plains de ces tête-à-tête perpétuels.

—En seriez-vous jaloux? fit la duchesse en souriant de son plus malin sourire.

—Il y aurait bien de quoi! Mais ce n'est pas ma jalousie qu'il faut craindre, mes imprudents tourtereaux, vous le savez bien.

—Bon, vous allez encore nous parler de l'Éminence!

—Eh bien, oui! et je vous en parlerai jusqu'à ce que je vous aie rendus sages.

—Prenez garde! fit la coquette aux blanches dents, cela pourrait vous mener loin.

—Voyons, chevalier, que veux-tu? demanda Châteauneuf.

—Vous dire que si vous ne vous méfiez pas de l'Éminence rouge, l'Éminence grise est sur votre piste.

—Le père Joseph?

—Je viens de l'apercevoir rôdant aux alentours de cet escalier.

—Ce brave capucin! dit la duchesse, il quête pour son ordre. Eh bien! s'il vient nous relancer, nous lui dirons que nous ne pouvons rien lui faire.

—Bien parlé, duchesse, applaudit Châteauneuf.

—Oui, bien parlé, gronda le chevalier, bien parlé comme des étourdis.

—Chevalier de Jars, dit la duchesse en lui administrant un petit coup d'éventail sur la joue, vous n'êtes pas aimable, aujourd'hui.

—Frappez, dit-il, mais écoutez! Les humeurs noires de l'Éminence rouge ne font que s'assombrir depuis quelques jours; la cour en est fort troublée; l'Éminence grise est taciturne à l'égal de son patron; il règne entre eux de longs colloques mystérieux... On parle d'une pluie de lettres de cachet. Les plus sûrs d'eux-mêmes ont des transes mortelles... et je vous admire tous les deux, faisant tranquillement l'amour, quand vous devriez mettre un monde entre vous.

—Ah! vous devenez insupportable! fit la duchesse. Est-ce ma faute, à moi, si j'ai eu le malheur de plaire à un premier ministre, quand la simplicité de mes goûts s'accommodait d'un garde des sceaux?

—Adorable! murmura Châteauneuf.

Le chevalier se pencha à l'oreille de madame de Chevreuse:

—Duchesse, lui dit-il tout bas, vous affolez mon pauvre ami; prenez garde, c'est plus dangereux que vous ne croyez... pour lui surtout.

—Vous dites!... fit-elle sur le même ton, gagnée par la gravité peu habituelle de son langage.

—J'ai peur que le cardinal ne se mette la jalousie en tête.

—Que marmottez-vous là, à ma barbe? intervint Châteauneuf.

—Rien qui vous concerne, mon beau gentilhomme, répéta la duchesse. Le chevalier m'apprend que le cardinal, qui sommeillait depuis quelque temps, fait mine de se réveiller... Cela va nous rendre une activité dont nous avions besoin; nous allons nous remettre en campagne, et je veux, si vous me secondez, devenir l'âme d'une jolie comédie que nous intitulerons: «A trompeur, trompeur et demi!»

—Prenez garde, chère Marie, fit le gentilhomme, à quoi bon vous lancer dans ces intrigues périlleuses?

La duchesse regarda le chevalier de Jars.

—Il le demande!... Et se retournant vers son amant: A quoi bon? dit-elle en l'incendiant d'un de ses irrésistibles regards,—à combattre, à perdre, s'il est possible, ceux qui sont envieux du bonheur!

—Un nouveau complot contre l'Éminence? demanda de Jars. En ma qualité de chevalier de Malte, j'en suis.

—Et les fédérés ne nous manqueront pas! appuya Châteauneuf.

—J'y compte bien, répliqua-t-elle.

Puis, toujours rieuse, au milieu des entreprises les plus redoutables, et comme si l'idée de la lutte à outrance dont elle venait de planter le germe n'eût été qu'un jeu comme un autre:

—Eh mais! fit-elle en montrant du doigt l'artiste et la fille d'honneur absorbés dans leur tête-à-tête, voyez donc de quel air cette belle demoiselle considère ce beau garçon... Ah! je connais quelqu'un dont j'étais regardée ainsi naguère.

—Coquette! murmura Châteauneuf.

—Décidément, dit-elle en ramenant du coin éloigné où ils étaient ses deux cavaliers vers le chevalet, le petit peintre est amoureux d'elle. N'est-ce pas votre avis, chevalier?

—Les mains, dit-il en baissant la voix, sont de mademoiselle de Lafayette, mais les yeux ne sont pas encore marqués, et je ne répondrai à votre question qu'après les avoir vus. C'est là que messieurs les peintres trahissent d'ordinaire leurs secrets.

—Bon! intervint la duchesse, ces peintres, cela prend son bien partout.

—Alors, fit galamment Châteauneuf, celui-ci prendra chez vous la grâce et l'esprit.

Elle allait riposter par quelque saillie nouvelle, lorsque la portière, se soulevant, montra, pareil à la tête de Méduse, le chef grisonnant du père Joseph.

Le rire s'arrêta sur toutes les lèvres.

Mademoiselle de Lafayette saisit le bras de la duchesse, de Jars, celui de son ami, et tous quatre commencèrent à s'éloigner, à mesure que le franciscain s'avançait; en sorte qu'ils se croisèrent avec lui vers le milieu du chemin, échangèrent un salut glacial, et achevèrent de gagner la porte pendant qu'il arrivait près du jeune peintre.

—Hum! fit-il, voilà de belles dames et de beaux seigneurs bien silencieux cejourd'hui... Que vous en semble, mon cher peintre?

—Ces dames et ces messieurs étaient venus pour voir maître Duchesne...

—Et ils l'ont attendu longtemps? ricana-t-il sournoisement...

Philippe ne répondit pas.

—Mon jeune ami, reprit-il en posant son doigt jauni sur son épaule, vous étiez là en pleine conspiration.

—Moi, mon père?...

—Mauvaise compagnie, qui compromettrait les plus innocents.

—Ne le croyez pas; ces dames parlaient...

—Je ne vous interroge pas, et ne veux pas vous confondre avec eux... Je vous ai promis mon appui, et je vous dis, plus que jamais: Il faut partir!

Sur ce mot, et sans attendre sa réponse, il croisa les bras dans les larges manches de son froc, et s'en alla à petits pas comme il était venu.

Philippe de Champaigne entendit la porte retomber derrière lui; et baisant avec ferveur le portrait qu'il avait tenté de lui ravir:

—Ma mère, murmura-t-il plein de trouble et de crainte, inspire-moi. Pourquoi cet homme combat-il tes dernières volontés? Dois-je, sur son ordre, quitter la France, où je suis venu t'obéir?...

VII
LA CHASSE ROYALE.

Il y avait chasse à Fontainebleau.

Le cardinal permettait de temps en temps cette distraction à son royal esclave, quand il le voyait trop fatigué de l'isolement et de la continence où il le tenait à sa merci, à l'abri des ambitieux, ses rivaux, et des favorites, bien plus dangereuses encore.

Louis XIII n'était ni sot ni méchant par nature. Les vices calculés de sa première éducation, et la timidité causée par une infirmité physique, en firent un pauvre homme et un mauvais roi.

Sa mère et ses premiers courtisans vicièrent son éducation, et le maintinrent dans l'aversion de l'étude, qui élève et fortifie l'âme, afin de le soumettre plus sûrement à leurs caprices et d'exercer le pouvoir en son lieu et place.

Un bégayement insupportable, qui ne lui permettait pas d'achever une phrase de trois mots sans de grotesques efforts, le rendit ridicule à ses propres yeux, lui inspira l'antipathie de la société, lui fit prendre en horreur la conversation, à laquelle il ne pouvait se mêler sans trahir son côté le plus disgracieux.

Comme c'était surtout les railleries des femmes qu'il appréhendait, il devint envers le beau sexe d'une timidité invincible, précisément en dehors de son désir malheureux d'aimer et d'être aimé.

Il avait, dans les premiers temps de son mariage, témoigné beaucoup d'affection pour sa femme, Anne d'Autriche; mais l'influence de sa mère d'une part, les manœuvres de Richelieu sur la jeune reine de l'autre, avaient amené l'interruption à peu près complète des relations intimes des deux époux.

Le pauvre jeune roi, car, par une coïncidence singulière, tous les principaux personnages de ce récit étaient nés dans la première ou les premières années de leur siècle, le roi était condamné par son favori à une vie vraiment monacale.

Il l'entourait de confesseurs stylés qui le plongeaient dans les entreprises mystiques, et ne lui créait lui-même que des occupations de cette nature, dont les plus graves étaient des fondations et des vœux.

Pourtant, lorsque l'arc était trop tendu, la compression trop prolongée, il montait à ce cerveau, dans la force de l'âge et qui avait ses heures de bravoure, ainsi que le prouvent les entreprises belliqueuses de sa première jeunesse, des pesanteurs mortelles, de noirs ennuis, des aspirations de révolte.

Pour ces graves circonstances, le cardinal tenait en réserve quelques immunités qui, loin de diminuer son pouvoir, contribuaient à l'affermir, en rendant le roi convaincu de sa soumission et de son zèle pour lui être agréable.

Les chasses à Saint-Germain, à Compiègne et à Fontainebleau étaient une de ces ressources. On les prolongeait suivant l'intensité de l'humeur fâcheuse du malade.

Richelieu s'arrangeait d'ailleurs pour assister à ces parties, soit en voiture, soit plus souvent à cheval, quitte a revêtir un costume séculier et mondain, pour lequel il délaissait volontiers la soutane.

Ses derniers accès d'humeur noire, en ricochant sur le reste de la cour, avaient gagné le roi, et le remède accoutumé était devenu nécessaire.

Dans sa période taciturne, le cardinal avait fait de nouveaux mécontents; il en était revenu quelque chose aux oreilles du monarque. Le petit coucher, ce dernier quart d'heure du jour où se réglaient les affaires, avait été difficile.

—Il y a des soirs, disait-il quelquefois à ses confidents, où le petit coucher du roi me donne plus de tracas que toutes les affaires de l'Europe.

Il s'en dédommageait bien, il est vrai, par son despotisme et ses exigences sur le roi lui-même, et par le luxe dont il savait s'entourer, tandis que le prince restait dans la simplicité et la négligence.

Les gardes de l'Éminence entraient jusqu'à la porte de la chambre quand il allait chez son maître. Il avait pris partout le pas sur les princes du sang, forcés de s'incliner sous son orgueil.

Une si grande position ne lui donnait pourtant qu'un bonheur relatif, mais encore sa conservation valait-elle bien quelques sacrifices.

Les chasses de Fontainebleau en étaient un.

Comme il s'était contenté cette fois d'une place dans la voiture de la reine, qui ne pouvait suivre que les allées principales du bois, il vit tout à coup glisser comme un tourbillon un groupe de cavaliers et d'amazones, entre lesquels il reconnut la duchesse de Chevreuse, mademoiselle de Lafayette, le chevalier de Jars et son rival détesté Châteauneuf.

De longs éclats de rire, partant de cette compagnie brillante et joyeuse, vinrent frapper son oreille comme un sarcasme.

Mais ce fut bien pis, à une seconde de là; un autre cavalier courait après les premiers, faisant rage pour les joindre, sans se soucier des gentilshommes qui venaient derrière lui à bride abattue, et ce cavalier, qui passa sans tourner la tête du côté de la reine ni du ministre, c'était le roi.

Le cardinal regarda en pâlissant Anne d'Autriche, peu soucieuse de cette négligence de son royal époux, et ne trouva plus la fin de la phrase qu'il était en train de lui adresser.

—Sa Majesté, dit-il, va d'un train effrayant.

—Qu'elle aille, dit tranquillement la reine; ne trouvez-vous pas comme moi qu'elle est plus gaie de loin que de trop près?

—Tout le monde n'est peut-être pas de votre avis, madame; et les personnes après qui le roi court n'en sont probablement pas fâchées.

—La bonne folie! fit la princesse en riant d'un émoi dont elle comprenait parfaitement l'objet, tout en feignant de donner le change. C'est donc vrai que vous êtes amoureux de ma chère duchesse.

—Que dites-vous, madame?

—Eh bien! ne vous agitez point pour si peu; c'est le secret de toute la cour, et votre inquiétude, en voyant le roi courir après elle, en dit bien plus long... Ah! vous êtes jaloux?...

—Ne le croyez pas, balbutia-t-il, au supplice entre les railleries d'une femme qu'il avait aimée et l'indifférence de celle qu'il aimait.

—Aussi, quelle imprévoyance de votre part! Au lieu de venir en voiture avec moi, il fallait aller à cheval avec les gentilshommes du palais.

—Votre Majesté se moque, reprit-il, et cependant c'est pour elle et pour sa dignité que j'éprouve cette émotion.

—Sur l'honneur?

—Je l'affirme. La duchesse est une femme charmante, mais fort coquette, à laquelle je pense peu.

—Ce n'est pas ce qu'on assure.

—C'est vrai pourtant; quand on a été assez heureux pour obtenir un instant l'attention d'une divinité, on ne songe guère à descendre jusqu'aux mortelles.

C'était un compliment assez adroit, dans le goût mythologique du jour; mais la divinité à laquelle il s'adressait ne répondit pas, elle savait à quoi s'en tenir sur sa sincérité. La duchesse de Chevreuse était son amie sincère, elle la tenait au courant de toutes les tentatives galantes de l'Éminence vis-à-vis d'elle, et toutes deux ne se gênaient pas pour en faire des gorges chaudes.

Le cardinal reprit:

—Vous ne me croyez pas, madame?... Votre Majesté n'a-t-elle donc point remarqué la façon dont le roi regarde, depuis quelque temps, certaine de ses filles d'honneur?

—Allons donc! répondit-elle en riant de bon cœur; est-ce que c'est moi que vous espérez rendre jalouse à présent?

—Cependant, si le roi allait vraiment s'éprendre de cette petite Louise?

—Lui?... hélas!...

Et elle bâilla le plus spirituellement du monde, pour exprimer ce qu'elle pensait de la galanterie et des frasques supposées de son triste mari.

Richelieu, dépité de cette indifférence dont il pouvait s'accuser intérieurement, riposta avec assez de vivacité:

—Et si j'assurais à Votre Majesté que des indices certains me prouvent qu'il en est amoureux?

—Le grand malheur!... Eh! mon cher cardinal, vous oubliez qu'il a bien été autrement épris de moi!... Allez, ses passions ne sont pas dangereuses.

—On ne peut savoir... Cette petite Lafayette est d'une coquetterie pire que celle de la duchesse, dont elle suit d'ailleurs les leçons...

—Elle, la pauvre enfant!

Il comprit qu'il ferait fausse route en cherchant une alliée de ce côté; la reine connaissait trop le roi pour en être jalouse, et on l'avait trop tenue en dehors du pouvoir pour qu'elle s'intéressât en quelles mains il pourrait tomber.

Sentant bien qu'il ne fallait plus compter que sur lui-même, il affecta de donner, malgré sa préoccupation, un autre tour à l'entretien.

En son âme et conscience, il eût bien voulu en être encore à la faculté de choisir, comme le lui disait Anne d'Autriche, entre son équipage, même partagé avec une reine, et un cheval même de médiocre allure.

Mais impossible de revenir sur ce qui était fait; il était dans l'équipage, il fallait y souffrir, et renoncer à pénétrer à travers les sentiers étroits où la cavalcade railleuse s'était perdue à ses regards.

Il comprit même que l'inquiétude dont la reine lisait la preuve dans sa parole saccadée, dans ses yeux tourmentés, dans l'agitation de son maintien, égayait les rancunes que cette princesse entretenait discrètement contre lui.

Un de ses officieux, animé pourtant des meilleures intentions, vint lui donner le coup de grâce.

Au milieu du mouvement des piqueurs, de la course des équipages et des cavaliers, des menées et des aboiements de la meute, des fanfares et des appels du cor, on entendit tout à coup au loin, vers un des massifs les plus épais, un bruit de voix et de cris confus, suivi bientôt d'un moment de silence absolu.

Qu'était-ce? un des incidents de la chasse; mais de quelle nature? Sur qui ou sur quoi portait-il?

La reine et le premier ministre échangeaient ces questions, lorsque celui-ci aperçut un gentilhomme débouchant à toutes brides dans la grande avenue où leur voiture était consignée, et s'avançant vers eux.

—Dieu soit loué! s'écria-t-il, voici Boisenval qui va nous donner des nouvelles!

En un pareil moment, ce personnage apparaissait comme un messie au cardinal, pour lequel il exerçait à la cour, le lecteur s'en souvient peut-être, un rôle d'une honorabilité suspecte.

Rempli de vices, insatiable d'argent pour les satisfaire, il trouvait toujours ouvert le coffre-fort du ministre, dont il affectait de se montrer le détracteur auprès de ses ennemis, et pour lequel il exerçait sans scrupule le métier d'agent provocateur et d'espion.

Aussi, quoique ce fût bien lui qu'il cherchât, et à lui qu'il adressât ses renseignements, eut-il soin de ne parler qu'à la reine.

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