Les Mystères du Louvre
Personnages illustres du XVIIe siècle.
—Approchez, monsieur de Boisenval, lui dit celle-ci, et dites-nous: qu'est-il donc arrivé là-bas?
—Votre Majesté veut parler de ces cris?...
—Précisément.
—Qu'elle se rassure, l'accident n'aura pas de suites... de suites fâcheuses, du moins, se reprit-il en clignant de l'œil vers le cardinal.
—Un accident?
—Oui, madame. Votre Majesté a peut-être aperçu un tourbillon de chasseurs où se trouvaient madame la duchesse de Chevreuse, M. de Châteauneuf, leur inséparable ami le chevalier de Jars et mademoiselle de Lafayette?
—En effet... j'ai même vu le roi prendre la même direction.
—Une cavalcade échevelée, désordonnée, dont j'ai voulu être, et qui a failli rendre tous nos chevaux fourbus... La duchesse et Châteauneuf étaient surtout emportés par deux bêtes intrépides, qui les entraînaient côte à côte en avant, à travers buissons et halliers, si bien que nous les perdions de vue la moitié du temps.
Cette révélation fit froncer le sourcil haineux et jaloux du cardinal, et amena un sourire imperceptible aux lèvres de la reine.
Boisenval feignit de ne rien apercevoir.
—Ce fut dans un de ces instants que le roi apparut au milieu de nous, bondissant par longs élans, comme le plus fort écuyer du royaume... Ah! Sa Majesté était magnifique à voir... insinua l'hypocrite; l'œil animé, le teint coloré, le maintien plein d'ardeur, telle qu'elle devait être à la bataille de Royan, où elle affronta trois fois les boulets ennemis.
—Nous connaissons l'histoire, dit avec un peu d'ironie Anne d'Autriche.
—C'est pour expliquer à Votre Majesté, reprit le narrateur, qui avait son but, que l'on eût juré que le roi allait livrer un nouvel assaut à une place très forte... J'abrège, puisque Votre Majesté le désire. Sa cavale vint s'arrêter juste auprès de celle de mademoiselle de Lafayette... et chacun d'applaudir à la précision de cet arrêt, au milieu d'un pareil élan. «Le roi était radieux.»
—Vous l'avez déjà dit, fit observer la reine.
—Il adressa un sourire plein de grâce à la belle amazone, un peu intimidée par cette surprise flatteuse, et s'étonna de ne pas trouver la duchesse près d'elle. En apprenant qu'elle venait de disparaître derrière un taillis.—«Eh bien, mademoiselle, dit-il, allons la rejoindre.»
«Et sur ce mot, le voilà reprenant son temps de galop, mais en compagnie de la jeune écuyère, avec laquelle il ne tarda pas à se dérober à nous, absolument comme la duchesse et Châteauneuf.»
—C'est d'une inconvenance... gronda sourdement le cardinal.
Mais il n'acheva pas, il venait de remarquer le sourire provoqué par son dépit sur les traits de la reine.
—Ils filaient d'un tel train, poursuivit Boisenval que personne ne s'avisa de les suivre; d'ailleurs, ils ne nous en avaient pas priés.
—Un tête-à-tête! murmura très bas le cardinal.
—Mais tout à coup un grand cri nous arrive; nous faisons halte, et nous pénétrons dans une allée inextricable, un vrai labyrinthe, où nous trouvons le roi qui avait mis pied à terre, soutenant mademoiselle de Lafayette, qu'un faux pas de son cheval avait jetée sur le talus.
—Contusionnée à peine... fit le narrateur avec son sourire à deux tranchants.
—Ah! soupira la reine comme soulagée d'une grande appréhension; cette pauvre Louise!... vous m'avez fait une peur!...
—Que Votre Majesté se rassure; le roi est si bon, si bienveillant! Il en a eu soin comme un frère. Il n'a pas voulu remonter à cheval; voyant qu'elle boitait légèrement, il a exigé qu'elle s'appuyât sur son bras, et c'est lui qui la ramène ainsi, doucement, très doucement, vers cette avenue, où il compte trouver une voiture pour la mettre...
—Eh mais, il a raison, et voici la mienne. A la chasse, l'étiquette perd ses droits, n'est-il pas vrai, Éminence?
Richelieu s'inclina avec une grimace que la reine feignit de prendre pour un assentiment.
Il fallut qu'il en passât par là, et partageât sa place dans le carrosse royal avec celle qu'il regardait déjà comme sa rivale dans la faveur du maître.
La position était rude pour un homme de sa trempe; les ambitieux croient aisément les autres travaillés de leur mal.
On juge comment il acheva la promenade, et de quelle façon il passa le reste de cette maudite journée, qui avait, à sa barbe, rapproché Châteauneuf de la duchesse, et le roi de Louise.
Il rentra le lendemain au Louvre la tête perdue, et faillit se fâcher contre son fidèle conseiller, le père Joseph, qui prenait cette confidence avec un calme imperturbable, sinon même un peu sardonique.
—Quoi! s'écria-t-il, toi aussi, tu me trahis!...
—Vous n'en pensez rien, répliqua avec assurance le franciscain; je m'étonne simplement qu'un grand esprit comme le vôtre se tourmente si fort pour une petite fille.
—Une petite fille qui peut devenir notre tyran à tous.
—Je n'en crois rien.
—Si le roi l'aime, enfin!... et il l'aime!...
—C'est possible, mais elle, aime-t-elle le roi?
—On aime toujours un roi!...
—Oh! oh! c'est selon; les ministres, oui; les courtisans, sans aucun doute; les grandes dames blasées, c'est certain; mais une fillette de dix-huit ans, qui se plaît à rêver aux étoiles...
—Aimerait-elle ailleurs, enfin?
—Peut-être oui, peut-être non!... Qui sait ce que pense la plus naïve?
—Tu me fais mourir, avec tes énigmes!
Il se leva brusquement de son siège et se mit à arpenter à grands pas sa chambre, se parlant tout haut à lui-même, comme il lui arrivait dans ses heures de perplexité.
—Quelle situation!... quel tracas!... Partout des ennemis; partout des pièges!... Cette duchesse qui me brave avec son amour!... cette petite coquette dont le roi s'amourache... ce tourment intime que je porte en moi... Ah! c'est pour l'heure que j'aurais besoin des lumières d'un prophète!...
—Le prophète est là... lui dit froidement le père Joseph, saisissant cette parole au vol.
—Tu dis?
—Ce visionnaire...
—Il n'est pas reparti?
—Monseigneur, j'ai beaucoup observé ce jeune homme. Inspiré, adepte d'une science inconnue, ou faux prophète, il porte avec lui une autorité qui impose... Quand on tient de tels hommes, on ne les lâche pas.
—Ah! je te reconnais là, mon fidèle! lui dit le cardinal avec admiration; mais pour que tu aies agi ainsi, il faut que cet homme vaille mieux et puisse plus que je n'avais pensé... Je veux le consulter une seconde fois... Qu'on l'amène!
VIII
UN ROMAN COMPLIQUÉ.
Lorsque le père Joseph revint avec frère Jean Labadie, la chambre du cardinal était déserte; sa barrette rouge, abandonnée sur sa table, indiquait son absence.
Le pâle jeune homme se laissa conduire sans interroger.
Il promena lentement son regard verdâtre autour de cette pièce somptueuse, et le ramena sur la barrette, où il s'arrêta pensif.
—Nous sommes arrivés, frère Jean, lui dit son guide, dont l'œil soupçonneux saisissait tous ses mouvements.
—Que veut-on de moi, mon père? demanda-t-il sans détacher son attention de la coiffure habituelle du cardinal.
—L'autre fois, c'est monseigneur qui vous a consulté; aujourd'hui, c'est moi qui souhaite user de vos lumières.
—A quoi bon, puisque vous n'y croyez pas?
—Qu'en savez-vous?
—Au fait, depuis une semaine vous me retenez prisonnier dans cette cellule, dont vous vous êtes constitué le gardien... dans quel but, si vous me considérez comme un insensé ou un menteur?
—Votre première épreuve n'a pas convaincu le cardinal, mais peut-être, plus faible d'esprit que lui, j'en ai été ébranlé. Rien n'est impossible à Dieu, et je souhaite m'assurer qu'il vous inspire, comme disent ceux qui vous connaissent.
—Et vous commencez par m'emprisonner? prononça froidement le jeune homme.
—Une prison bien douce, convenez-en, auprès de celle que la Chambre ardente et le Parlement imposent aux nécromans, aux astrologues sacrilèges et aux démoniaques.
Une sorte de sourire, pâle comme son visage, mystérieux comme l'étrange reflet de ses prunelles, glissa sur ses lèvres.
—J'accomplis une mission, dit-il, et je sais qu'à l'heure où celui qui m'envoie l'ordonnera ainsi, ni les tortures, ni les bûchers ne m'atteindront, car les portes de vos cachots les plus sûrs s'ouvriront d'elles-mêmes, comme s'ouvrirent jadis les souterrains de Rome à la voix de l'archange qui délivra l'apôtre.
«Mais à cette heure, je suis en votre pouvoir par la volonté des chefs auxquels j'ai promis soumission. Ils m'ont ordonné de vous obéir comme à eux-mêmes: commandez.»
Et, sans s'émouvoir, il s'assit dans le fauteuil qu'occupait d'ordinaire le ministre, et parut attendre.
Le confident sans foi ni loi, l'âme damnée de Richelieu, sentait en lui un trouble indéfinissable en présence de cette gravité et de cette parole solennelle dans son calme.
Il comprenait que ce n'était point là le maintien ni le ton d'un homme vulgaire, et il s'expliquait l'influence exercée par lui, même sur les intelligences austères de ses supérieurs.
C'était un faux apôtre, sans doute, mais c'était un apôtre; et le père Joseph se demanda un instant, comme devaient le faire plus tard les docteurs sévères, imbus des traditions et des disputations théologiques en vogue alors, si ce novateur n'était pas l'Antechrist.
Ne nous moquons point de ce doute ni de cette hésitation. Reportons-nous seulement à cette époque de démoralisation et de superstition tout ensemble. Rappelons-nous que Richelieu faisait brûler les sorciers et les magnétiseurs, et, consultant l'histoire, constatons ce qu'avait de surnaturel, de mystérieux et d'étrange ce jeune homme, qui commandait à l'extase et qui osait déjà poser les bases d'une religion nouvelle.
Il est présumable aussi, pour rentrer dans le cadre de notre histoire, que les premières expériences du jardin de la reine-mère avaient éclairé comme des révélations certains doutes de l'Éminence grise sur les accès de tristesse ou de remords de son patron.
—Ne croyez point, dit-il, que je prétende abuser de votre soumission. Je vous ai confiné dans mon propre logement pour vous tenir à l'abri des curieux et des importuns. Je ne dédaigne pas vos facultés, puisque j'y ai recours, et quand vous retournerez vers vos pères d'Amiens, je veux que vous y retourniez content.
Cette déclaration fallacieuse n'abusa pas le jeune apôtre, qui répondit avec simplicité:
—Faites venir cette jeune fille que vous m'avez montrée, je suis prêt à l'interroger.
Le franciscain avait tout prévu, et Desnoyers, le valet de chambre du cardinal, introduisait en ce moment même Henriette Duchesne, qu'il était allé chercher sous un prétexte quelconque.
A la vue seule de frère Jean, elle ressentit une commotion singulière; elle hésita sur le seuil et porta la main à son front, pour ressaisir ses idées.
—Venez, ma belle enfant, lui dit le père Joseph, en lui prenant la main et en l'attirant.
Ce contact lui causa une impression désagréable, mais ayant regardé le jeune homme, elle prit confiance dans son sourire amical et doux, et se laissa conduire au fauteuil qu'il venait de quitter.
Pendant qu'elle échangeait quelques mots avec le père Joseph, il passa derrière son siège, et son front s'imprégnant tout à coup d'une ardeur profonde, son œil s'irradiant en un rayonnement prestigieux, il étendit ses deux mains au-dessus de sa tête.
Le résultat fut bien plus rapide que la première fois.
Le mot commencé expira sur ses lèvres, ses paupières se fermèrent sans effort, et un long soupir annonça qu'elle entrait dans le sommeil extatique.
A partir de cette expérience, frère Jean pouvait désormais, quelle que fût la distance, quels que fussent les obstacles, commander à cette nature assouplie, et provoquer en elle, où qu'elle se trouvât, les phénomènes du somnambulisme et de la vision.
—Que souhaitez-vous lui demander? dit-il au capucin.
Celui-ci avait évidemment son thème arrêté d'avance.
—Peut-elle s'expliquer sur le compte d'une dame dont la conduite politique occupe Son Éminence?
—N'exigez pas cela! répondit-elle en s'agitant. Ce n'est pas une, ce sont deux femmes que le cardinal poursuit... et ces femmes, je les vois, ce sont mes amies... Louise surtout... Ah! ce cardinal, il fera le malheur de tout ce que j'aime!
—Qu'elle parle encore, ordonna le père Joseph.
—Il les perdra! dit-elle, obéissant avec une espèce de rage intérieure à la pression exercée sur sa volonté, mais elles le haïssent trop pour l'aimer jamais ni l'une ni l'autre.
Ici, une des draperies qui retombaient sur les portes, celle de l'escalier dérobé, s'agita.
Mais ni frère Jean ni le franciscain ne s'en aperçurent, et celui-ci reprit:
—Pourquoi cette haine de la première de ces femmes?
—La première, répliqua la jeune fille avec un accès de désespoir, c'est la duchesse de Chevreuse, qui s'entretient en ce moment, avec monseigneur de Châteauneuf, de l'amour du cardinal.
Le père Joseph devint livide, et tourna machinalement un regard inquiet sur la tenture, dont les plis étaient redevenus immobiles.
—Mon père, implora frère Jean, ceci ne vous suffit-il pas? Voyez, cette enfant souffre d'étranges tortures à cet interrogatoire.
—Si vous voulez me convaincre, répondit l'implacable moine, il faut aller jusqu'au bout... Que fait la seconde de ces femmes, et qui aime-t-elle?
La poitrine de Henriette se souleva, houleuse comme l'océan battu par la tempête; ses bras se tordirent convulsivement, de grosses larmes descendirent le long de ses joues, et d'un accent qui navrait l'âme:
—Louise! s'écria-t-elle, oh! non, je vois mal!... Maître, arrachez-moi à cette apparition odieuse... maître, je vous en supplie, faites cesser ce supplice... Louise!... mon amie la plus chère... Philippe!... Philippe!... Philippe!...
Et ce nom jeté trois fois comme un appel suprême, elle retomba anéantie, à ce point que le père Joseph même en demeura tout haletant.
—C'est assez, n'est-ce pas, mon père; je vais la réveiller?
—Plus qu'un mot.
—Quoi!... vous exigez encore...
—Qu'elle explique pourquoi, dans son extase, elle éprouve tant de répulsion pour monseigneur le cardinal, qu'elle voit avec plaisir quand elle est éveillée.
Frère Jean prit sur la table la barrette, et la faisant toucher à la visionnaire:
—Parlez, continua-t-il.
Elle se dressa tout debout, ainsi qu'un cataleptique ou un cadavre, en une seule pièce, et étendant sa main raidie vers la tenture:
—L'homme rouge, dit-elle, notre ennemi à tous, il est là!...
Et en effet, un long bras rouge écarta la draperie, et Richelieu, pâle et sombre, se démasqua de la retraite où il avait voulu tout observer sans être vu...
La jeune fille était retombée sur le fauteuil, comme un arc détendu après un effort terrible.
Il considéra d'un air pensif ce tableau, et s'adressant à l'opérateur:
—Ceci fini, elle ne se rappelle rien?...
—Rien, monseigneur, heureusement! Si elle se rappelait, ne croyez-vous pas, comme moi, qu'elle aurait horreur d'elle-même; car, si j'ai bien compris, elle a trahi ses alliés les meilleurs... Peut-être pis encore, peut-être a-t-elle vu des traîtres dans ses amis!
—Et comment expliquez-vous cette vision et cet oubli?
—Comme une anticipation sur la vie immatérielle, qui sépare notre âme de notre corps. Si notre âme, ainsi que l'ont avancé quelques philosophes, a déjà passé par une ou plusieurs existences antérieures, cette vision est un retour sur cette période écoulée, saisissable seulement quand l'engourdissement de nos sens laisse la liberté à leur captive. Dès que les sens renaissent, l'idéalité s'évanouit, et de cette existence factice et subtile il ne reste rien, pas même la mémoire.
—Hum! murmura le cardinal, vous êtes ténébreux comme un oracle, et je ne sais jusqu'à quel point tout ceci concorde avec l'orthodoxie... Mais cette faculté de provoquer l'extase et la vision, pouvez-vous la transmettre, est-ce une science qui s'apprenne?
—C'est un don d'en haut, monseigneur, Dieu seul le dispense.
Richelieu réfléchit une seconde, puis s'adressant à l'évocateur:
—Réveillez cette enfant; c'est assez pour aujourd'hui.
Frère Jean souffla imperceptiblement sur le front d'Henriette, qui s'éveilla, comme l'autre fois, toute confuse et toute étonnée.
Le cardinal la chargea d'une commission artistique pour son père.
Le père Joseph reconduisit le jeune homme à sa cellule, sans que celui-ci manifestât aucune résistance. Seulement, sur le point de voir la porte aux panneaux ferrés se verrouiller sur lui:
—Mon père, dit-il, souvenez-vous de mes paroles: lorsqu'il conviendra au maître que je sers de me tirer de ce lieu, les serrures et les grilles s'écarteront d'elles-mêmes... Le cardinal, préoccupé d'autres soins, n'a rien compris au cri parti du fond des entrailles de cette jeune fille, mais vous avez tressailli, vous... car vous avez saisi le secret de votre maître, et, plus avancé que lui, vous possédez le mot qu'il use sa vie à chercher. Cela ne vous suffit-il pas? Pourquoi cette prison où vous me confinez?
—Frère Jean, répondit doucereusement le capucin, vous oubliez toujours que vous êtes ici, non pas un captif, mais un hôte. Seulement vous êtes un hôte précieux, et ce qui est précieux, on le cache.
Sur ce beau raisonnement, il tourna la clef et remonta près du cardinal, qu'il trouva dans une agitation extrême.
—Il y a quelque chose, dit-il aussitôt qu'il l'aperçut. Ce jeune homme possède une puissance occulte qu'il serait inutile de méconnaître. Cette consultation confirme mes doutes. Je suis entouré d'ennemis. Des gens hardis conspirent contre moi. Le nieras-tu?
—Non, certes, Éminence. Mais que craignez-vous? Vous êtes sur la voie, et vous détenez la force.
—Cette orgueilleuse et indomptable duchesse! gronda-t-il les dents serrées de dépit et d'envie; ce beau garde des sceaux! Une femme que j'ai placée près de la jeune reine; un homme qui me doit sa position!... Je saurai le fond des choses. Si cette petite rêveuse a dit vrai, malheur à eux!
Le château d'Amboise.
—J'ai déjà détaché Boisenval à leurs trousses. Avant peu nous connaîtrons la vérité.
—Cette duchesse! répéta Richelieu, s'animant dans sa colère; sais-tu qu'hier, pas plus tard, animé pour elle-même d'une sympathie insensée, je lui ai fait tenir une lettre!
—Mauvaise inspiration que vous n'eussiez pas exécutée si vous eussiez pris mon sentiment.
—Sermonne à ton aise, la sottise est faite.
—Vous lui parliez en tendre cavalier, et lui demandiez une entrevue?
—Je lui donnais à comprendre que ses ennemis cherchaient à la desservir, à l'entraîner en de méchantes affaires, et que tous ses intérêts devaient la rapprocher du seul homme qui l'aimât véritablement.
—Toujours la tête et les passions de vingt ans! Il faut ravoir cette lettre... à tout prix... Nous l'aurons.
—Si pourtant, fit le cardinal avec une de ces hésitations familières aux amoureux,—si nous nous trompions... si elle allait me répondre... venir peut-être?...
—Y songez-vous?
—Rien n'est perdu; ne précipite rien.
—Je le disais bien, grommela le confident, toujours vingt ans!
—Une autre chose presse.
—Laquelle?
—N'as-tu pas été frappé comme moi de l'accent dont cette jeune fille prononce à tout propos, et surtout à propos de mes affaires, le nom de ce Philippe?
—Et je vous en ai expliqué clairement la raison, répondit avec une précipitation singulière le père Joseph. Ces fillettes ont toujours un garçon en tête, et celle-ci mêle à ses rêves le nom de celui qui lui plaît.
—C'est possible, c'est vraisemblable; mais je veux voir ce jeune homme.
—Vous, monseigneur? A quel propos?
—Je le veux.
—Ce ne sera pas pour aujourd'hui, du moins, car il n'est pas venu à l'atelier du Louvre; maître Duchesne le retient en ce moment au Luxembourg.
—Et demain?
—S'il n'est pas ici, on peut le mander; quoique, en conscience, ce soit attacher à ce mince barbouilleur une importance...
—Moindre qu'il ne la mérite peut-être. Tu me reproches d'être trop jeune... dois-je te reprocher de vieillir? N'as-tu pas remarqué comme son nom s'est trouvé mêlé à celui de Lafayette et de tous mes ennemis?
—Sur ce point, du moins, affirma le capucin, tranquillisez-vous; je connais ce jeune homme, la politique est le dernier de ses soins; il n'a qu'une ambition, celle de devenir le premier de son art.
Richelieu entrevit une vague réticence dans ce langage et cette conduite de son confident. Il fixa sur lui son œil interrogateur.
—Tu me caches quelque chose. D'où vient ta répugnance à me laisser voir ce jeune homme?
—C'est, reprit le franciscain, habile à fabriquer des prétextes et cherchant, par extraordinaire, à tromper son patron, c'est que, s'il ne conspire pas, il est cependant indigne de vous intéresser.
—Qu'en sais-tu?
—Son maître ne fait nul cas de lui, et malgré ses belles paroles sur l'amour de l'art, je lui soupçonne un vif amour pour la créature; car ayant voulu l'encourager et lui faciliter le voyage d'Italie, sans lequel il n'y a pas de véritable peintre, je n'ai essuyé qu'un refus obstiné, qui m'a mis fort mal avec lui.
—Eh mais! fit le cardinal, tu le connais décidément... Il suffit.
Le père Joseph vit bien qu'il n'y avait rien à gagner, et malgré sa répugnance inexplicable à laisser s'opérer cette rencontre et ses efforts à éloigner Philippe de la cour, il se retira sans soulever des objections nouvelles, qui n'eussent fait qu'exciter la méfiance du maître.
Tandis que ceci se passait dans une des ailes du Louvre, il se tenait dans une autre, au fond des appartements de la reine-mère, un conclave qui n'eût pas manqué de causer bien du souci au cardinal et à son confident s'ils eussent pu le soupçonner.
Les membres qui le composaient étaient Marie de Médicis, implacable dans ses rancunes contre l'ingrat Richelieu; le duc Gaston, frère du roi, qui passait les trois quarts de sa vie en exil et le reste en rapports irritants avec Louis XIII et le premier ministre; puis la duchesse de Chevreuse, Châteauneuf, de Jars, Bassompierre et les deux Marillac, Michel et Louis, l'un magistrat, l'autre maréchal de France: c'est-à-dire l'élite des adversaires de Richelieu.
En sortant de cette réunion, où l'on n'avait pas travaillé dans l'intérêt du ministre omnipotent, on peut le croire, la duchesse eut la fantaisie de faire un tour, en compagnie de ses deux cavaliers, dans l'atelier de Duchesne.
Une jeune fille s'y trouvait seule, qui ne les entendit pas tout d'abord, ce qui leur permit de la considérer à loisir.
Debout devant le chevalet, sur lequel se montrait la nymphe de Philippe, elle contemplait cette peinture avec une attention admirative.
Cette jeune fille n'était pas Louise de Lafayette, mais Henriette Duchesne, son amie. Elle s'était glissée là en revenant de chez le cardinal.
—Eh! bonjour, chère enfant, lui dit la duchesse; que faites-vous ici toute seule?
—Un acte d'indiscrétion, répondit-elle en rougissant; en l'absence de mon père et de ses élèves, je visitais l'atelier.
—Oh! oh! interrompit Châteauneuf, voici une toile qui a pris forme. Notre jeune peintre a fort travaillé depuis quelques jours. C'est un garçon de talent, sur ma foi!
—N'est-ce pas, monseigneur? dit Henriette avec précipitation.
—Par la mordieu! exclama de Jars, voilà qui est bien plus intéressant... Pardon, mademoiselle, laissez-moi vous considérer un peu... là... de trois quarts... Eh mais! c'est parfait!... Vous avez posé, je gage, pour ce tableau.
—Moi, monseigneur? Je vous assure...
—Pourquoi vous excuser, ma chère petite? fit la duchesse en passant amicalement son bras autour du sien; M. Philippe aurait pu prendre un modèle moins charmant.
Le fait est que la peinture rappelait de la manière la plus gracieuse l'expression de physionomie de la jeune fille.
—Duchesse, fit le chevalier quand il se vit hors de portée de l'oreille du gentil modèle, volontaire ou non, vous souvenez-vous de ce que je vous disais l'autre jour à propos de ce tableau?
—Sans doute: vous vous faisiez fort de désigner l'objet des amours du peintre quand il aurait éclairé les yeux de son image. Eh bien?
—Eh bien, les mains sont toujours celles de mademoiselle Louise, mais les yeux sont ceux d'Henriette. Et le plus piquant, c'est que nous trouvons aujourd'hui cette petite en admiration près du chevalet, comme l'autre y était ce jour-là... Quel est votre avis sur tout ceci?
—Ah! pardon, c'est le vôtre que nous attendons.
—Le mien? Eh bien, c'est que ces deux demoiselles à la fois sont amoureuses de ce garçon, et... qu'il les aime toutes les deux.
—Un beau roman! dit Châteauneuf en riant.
—Et qui peut servir entre des mains habiles, prononça sur un ton beaucoup plus sérieux la duchesse.
IX
LE MAÎTRE ET L'ÉLÈVE.
Nous allons retourner chez la reine-mère, mais pour tout autre chose qu'un complot, cette fois; Philippe de Champaigne avait transporté son chevalet dans le cabinet de la princesse.
Après avoir, comme tous les visiteurs, admiré la nymphe destinée au Luxembourg, elle avait voulu, pour encourager le talent du jeune artiste, posséder son portrait exécuté par lui.
Cette idée lui était-elle venue d'elle-même? Il n'y avait là rien d'impossible; cependant, nous sommes porté à croire qu'un bon génie, modestement caché, avait contribué à la faire naître.
Philippe, dans son inaltérable modestie, l'avait bien soupçonné lui-même; car c'était une faveur fort enviée d'être appelé à peindre la mère du roi, cette princesse encore puissante, qui n'accordait qu'avec discernement sa protection et ses bonnes grâces.
Mais ce qu'il s'efforçait inutilement de découvrir, c'était le nom de cette fée bienfaisante. Quand les anges font le bien, ils s'en cachent, et trouvent une jouissance nouvelle dans leur incognito.
Notre héros était porté à attribuer son coup de fortune à quelqu'un, mais son embarras était grand, car il soupçonnait à un degré égal deux personnes.
L'une était blonde comme les chérubins, dont elle devait fournir si souvent le modèle à son inspiration,—l'autre châtaine,—et déjà plusieurs fois il avait dérobé quelques-uns de ses charmes pour en doter ses images de prédilection.
Nous avons nommé Henriette Duchesne et Louise de Lafayette.
La demoiselle d'honneur d'Anne d'Autriche saisissait toutes les occasions de pénétrer dans l'atelier aux heures où il s'y trouvait, mais la fille du maître peintre, plus favorisée, avait dix sujets, ou du moins dix prétextes par jour pour y venir.
Quelquefois n'y venaient-elles pas ensemble, enlacées à la taille l'une de l'autre, caquetant et folâtrant, inséparables amies, si semblables de goût, que la seule pensée qu'elles ne se fussent pas confiée était absolument la même, fixée vers le même objet!
Louise était l'aînée de deux ans,—un laps énorme à cet âge d'adolescence, où l'imagination marche à si grands pas chez les jeunes filles; et puis elles étaient de la cour, où l'expérience n'attend pas les années. Elle ressemblait à l'archange qui sait et qui ressent.
Henriette ne pourrait être comparable qu'au séraphin béni qui vient d'éclore sous le souffle radieux du ciel. Tout en elle était blond comme son ondoyante chevelure, son regard même avait la transparence de l'azur immaculé.
Elle ne connaissait ni la passion ni les transports; mais la flamme virginale qui s'éveillait à peine en sa jeune poitrine éclairait l'aurore de rêves aux ailes roses.
Elle allait vers Philippe, comme le papillon vole vers l'arbuste qui l'attire, sans préméditation, sans arrière pensée, tout simplement parce qu'elle se trouvait bien près de lui.
Dans ses entretiens, son nom venait souvent sur ses lèvres sans qu'elle y songeât, sans qu'elle y prît garde; parce que son souvenir était plein de lui. Elle en parlait devant son père, devant la reine-mère, devant Louise, devant tout le monde, comme si tout le monde s'intéressait à lui au même degré qu'elle.
Et Philippe?...
Ah! c'est ici qu'il nous faudrait le concours de ces plumes qui servent aux physiologistes hors ligne pour fouiller les replis de l'âme humaine, comme le scalpel aux anatomistes pour disséquer un corps.
Philippe, doué d'une nature exceptionnelle et fort jeune encore, ne connaissait pas l'opinion trop bonne que le sexe masculin est fort disposé à concevoir de son propre mérite. Il ne s'imaginait guère que plusieurs filles adorables éprouvassent à la fois pour lui un sentiment aussi doux que flatteur.
Telle était, à cet égard, son humilité ou son aveuglement, que ses meilleurs amis le lui eussent affirmé, il n'en eût voulu rien croire.
Cependant, il était trop artiste, il possédait à un degré trop profond le sentiment du beau et du gracieux, pour vivre avec indifférence en contact continuel avec ce cortège plein de séduction.
Il pensait à elles; il en rêvait; leur essaim le suivait dans ses inspirations comme dans ses songes, et cette préoccupation se traduisait sous son pinceau en des formes ravissantes, en des regards célestes, en des sourires séraphiques.
Mais si son esprit se hasardait à pousser plus loin son ambition, il s'en effrayait lui-même, et cherchait à triompher de celle-ci autant par modestie que par vanité. En d'autres termes, il n'osait fixer ses désirs sur l'une ni sur l'autre de ces deux jeunes filles, dans la crainte de n'être pas digne d'elles ou de se voir repoussé.
Il flottait de la sorte entre le rêve, l'espoir, la tentation et la peur.
Quant à se décider entre les deux, il n'y songeait même pas, et s'en applaudissait quelquefois. Son amour, si l'on peut appeler de ce nom cette passion indécise et platonique, était éclectique aussi: il embrassait ensemble Henriette et Louise, et ne les eût pas séparées sans un effort pénible.
Pourtant, il faut le confesser, depuis certain entretien à voix basse, observé du coin de l'œil par la maligne duchesse de Chevreuse, ses idées s'étaient un peu fortifiées. Il avait gagné auprès de Louise quelque hardiesse,—de cette hardiesse qui consiste à effleurer de sa main une main qui ne vous fuit pas; à en presser à la dérobée l'extrémité, et peut-être, une fois, dans un accès de bravoure, la poitrine agitée à tout rompre, à approcher le bout de ses lèvres du bout de ses doigts.
Et puis, ces actes hardis perpétrés, savez-vous ce qui se passait en lui? Si, par hasard, Henriette survenait, sa grâce enfantine, son sourire amical, son regard bleu plein d'un avenir de tendresse retournaient son pauvre cœur de part en part et lui inspiraient quasi des remords.
Oh! l'étrange garçon et l'âme pusillanime! Ou bien, je crois, il les lui eût fallu l'une et l'autre,—c'est-à-dire fondues en un seul être de perfection, pour le rendre heureux.
Nous serions dans le vrai en résumant ainsi cette alternative: Louise l'attirait vers elle; mais une attraction invisible, spontanée, mystérieuse, l'appelait vers Henriette.
Il vivait au milieu de ce séduisant embarras lorsque l'attention du père Joseph était venue se diriger sur lui. Pourquoi? comment? à quel titre?
Mais sans chercher à pénétrer ce qui lui paraissait impénétrable, il en avait ressenti un effroi sinistre.
Son sang se figeait à la pensée que ce conseiller fatal de l'Éminence redoutée de tous ses amis prétendait s'intéresser à lui. Il avait peur de cette protection qui commençait à s'en prendre à tout ce qu'il avait de plus cher, à un talisman sacré et à son séjour au Louvre.
Il savait, par des exemples journaliers, qu'on ne résistait pas impunément à cette volonté: elle possédait des moyens redoutables pour se faire obéir. D'un souffle elle le briserait.
Mais le portrait de sa mère, pauvre et modeste femme, morte dans les Flandres depuis des années, en quoi intéressait-il ce moine taciturne et dissimulé? Ce portrait, personne que lui ne l'avait vu, c'était une de ces reliques que la piété jalouse dérobe aux regards profanes.
Pourquoi vouloir le dépouiller de cet héritage?
Sa mère, confiante en une Providence équitable, lui avait fait espérer une juste fortune en France, et voilà que le premier homme qui eût vu les traits de cette morte se dressait devant lui plein de paroles incompréhensibles et d'ordres cruels.
Sans doute, il eût pu faire une copie et la livrer pour l'original; mais ce subterfuge répugnait à sa droiture, et d'ailleurs un cri s'élevait en lui qui lui disait de ne pas donner l'image de cette sainte à ce mauvais génie.
Il songeait donc à la nécessité d'un exil lorsqu'était venu l'ordre d'exécuter le portrait de la reine-mère. Cet ordre renfermait un prétexte respectable pour éloigner son départ, aussi s'y était-il rendu avec joie.
Depuis plusieurs jours il était donc au travail, et le tableau prenait bonne tournure.
Ce matin même, son maître Duchesne avait promis de venir y donner un coup d'œil, et il n'attendait pas sans appréhension cette visite, si importante non seulement pour son œuvre actuelle, mais pour la sanction de son talent.
Un petit cercle de dames, amies de Marie de Médicis, se tenaient groupées dans la chambre, non loin d'elle, causant et travaillant, autant que peuvent travailler des femmes de la cour en présence d'une Majesté.
Entre elles, nous en citerons deux qui causaient peut-être un peu, mais qui, pour sûr, ne faisaient pas grande besogne. Henriette et Louise tenaient chacune un morceau de tapisserie, mais elles piquaient leurs doigts plus souvent que le canevas, car leurs regards et leur attention étaient du côté du peintre.
Si elle eût été moins distraite, Louise eût remarqué dans son amie les symptômes d'un trouble, d'une anxiété peu ordinaires.
La fille du maître peintre était évidemment sous une appréhension très vive. Tour à tour son visage se colorait jusqu'au rouge cerise, pour redevenir, l'instant d'après, pâle comme un suaire. Ses grands yeux avaient une expression de sauvagerie singulière, et sa poitrine étouffait à grand'peine les soupirs prêts à s'en échapper.
Enfin, ayant consulté l'horloge qui se dressait en face d'elle, entre deux croisées, dans une longue boîte d'incrustations et de ciselures, elle parut ne plus y tenir. L'heure qui s'avançait rendait sa crainte plus pressante.
—Mon père ne va pas tarder, fit-elle bas à l'oreille de Louise.
Celle-ci la regarda et s'aperçut alors du désordre de ses traits.
—Est-ce l'attente de cette visite qui te rend si pâle? lui demanda-t-elle.
—Oui!... répondit Henriette d'une voix expirante.
Les autres dames étaient lancées, avec la duchesse de Chevreuse, dans un colloque si animé et si bruyant qu'elles ne remarquèrent pas les deux jeunes filles.
—Que crains-tu donc? répliqua sur le même ton rapide la demoiselle d'honneur de la reine.
—Tu portes comme moi amitié à M. de Champaigne?
—Un malheur le menace-t-il?
—Peut-être.
—Parle.
—Le père Joseph est venu hier soir en secret avec mon père.
—Et tu as surpris l'entretien?
—J'avais entendu à la dérobée le nom de Philippe, ma curiosité m'a portée à écouter le reste.
—Eh bien? demanda Louise, gagnée par son inquiétude.
—Eh bien, le père Joseph veut lui faire quitter la France.
—Pourquoi cela?
—Il ne l'a pas dit, et mon père ne l'a pas demandé. Il prétend l'envoyer en Italie, sous prétexte de se perfectionner.
—Ton père se séparerait de son meilleur élève?
—Il a promis...
—Est-ce vraisemblable?... Tu t'abuses...
La jeune fille secoua tristement la tête et laissa tomber avec effort cet aveu:
—Mon père est jaloux de M. Philippe.
—C'est qu'il se sent dépassé!... fit Louise avec une sorte d'orgueil. Mais, reprit-elle, s'il veut rester?
—Il partira, te dis-je, car pour l'y contraindre ils ont organisé une avanie indigne!
—Est-ce possible!
—Il est convenu que mon père, dont chacun attend la décision comme un jugement sans appel, va trouver le portrait de Sa Majesté plein d'imperfections grossières.
Le cardinal Richelieu chez Marie de Médicis.
—Oh! tu me donnes envie de faire un esclandre en dévoilant à l'avance cet infâme complot!
—Garde-t'en bien; songe que ce serait perdre à coup sûr ce pauvre jeune homme; le père Joseph ne lui pardonnerait jamais de sa vie la faute que nous commettrions pour lui.
—Que faire? Il faut pourtant empêcher cette injustice! Qui donc pourrait nous venir en aide? Ah! Chevreuse!..
—Elle est bien occupée en ce moment avec ces dames. Tiens, vois plutôt M. le chevalier de Jars, qui vient de quitter la conversation pour donner de plus près un regard à la peinture. C'est le seul ici qui s'y connaisse... On le dit aussi serviable que loyal et spirituel.
—C'est un trait de lumière!
Et se levant sans affectation, elle passa par derrière le fauteuil où siégeait Marie de Médicis, et joignit le chevalier, qui adressait à l'artiste quelques mots d'éloge bien motivés.
—Vous trouvez ce portrait joli, n'est-ce pas? lui dit-elle en lui adressant un signe imperceptible, sur lequel il se rapprocha d'elle et la suivit plus à l'écart.
—Parfait, répondit-il.
—Eh bien, lui glissa-t-elle tout bas, il s'agit de sauver l'auteur.
—Une conspiration! fit-il en riant; oh! mais, c'est mon élément, j'en veux être... avec vous surtout!
—C'est plus sérieux que vous ne pensez.
—Dites toujours, c'est un système à moi de traiter les choses graves le sourire aux lèvres; elles n'en vont pas plus mal pour cela, croyez-en mon expérience... Ce jeune peintre vous intéresse?
—C'est sa position périlleuse qui me touche.
—Allons, je vois qu'avec les jeunes demoiselles il est des sujets sur lesquels il ne faut pas badiner. Parlez, je vous écoute, et je ferai ce que vous voudrez.
En deux mots, elle lui répéta ce qu'elle venait d'apprendre.
—En vérité, dit-il, ce père Joseph!... Quel malheur que la duchesse ne puisse pas être des nôtres; mais vous avez raison, les minutes sont comptées, nous ferons la barbe sans elle au capucin!
—Vous espérez?...
—Laissez-moi faire... et si je réussis,—comme j'y compte,—si je mystifie suffisamment nos ennemis... les ennemis de M. de Champaigne, vous promettez de me prendre encore, à l'avenir, pour complice dans vos conspirations?
—Tout ce qu'il vous plaira.
—Soyez tranquille alors, ce n'est pas à cause de ce portrait que l'on exilera notre jeune ami.
Tandis qu'elle regagnait sa place et s'en allait rassurer son amie, le chevalier revenait vers l'artiste à l'oreille duquel il glissait quelques mots, que l'on devait croire fort gais, à en juger par l'air dont il parlait.
Heureusement, Philippe tournait à peu près complètement le dos à la compagnie, ce qui ne permit pas de saisir le spasme qui traversa son visage, ni l'hésitation qu'éprouvèrent ses pinceaux aux premières paroles du chevalier.
Ce ne fut, du reste, que l'affaire d'un instant.
—Du courage et du sang-froid, mordieu! lui dit son interlocuteur. Vous avez des envieux! Avec moins de mérite, on ne prendrait pas même garde à vous. Vous avez des ennemis! trop fortuné mortel; je voudrais les voir toujours s'acharner contre moi, à la condition de posséder un seul allié comme ces charmantes jeunes filles qui s'intéressent à vous!
«Ça donc, ne songez aux premiers que pour les battre, à celles-ci que pour vous montrer digne de leur appui.»
—Vous avez raison, monsieur, lui dit l'artiste, dont l'œil s'alluma; je vous comprends... et je veux que vous aussi soyez content de moi!
Excité par la circonstance, il saisit la brosse avec une ardeur nouvelle, et sa main ne produisit plus une touche qui ne marquât sur la toile comme un chef-d'œuvre.
Un écrivain immortel l'a dit: L'indignation engendre les poètes, mais elle grandit et fortifie aussi les artistes.
Quelques mots furent encore échangés entre Philippe et M. de Jars, et comme celui-ci allait rejoindre le cercle des dames, un huissier annonça l'arbitre tant attendu.
—Maître Duchesne, premier peintre de Sa Majesté Madame mère!
Il entra obséquieux, servile, comme les gens qui veulent se faire bien venir dans une mauvaise cause.
Il eut pour la princesse des génuflexions, pour les assistants des saluts et des sourires courtisanesques.
Comme Philippe s'était dérangé pour le recevoir, il lui adressa de loin un signe protecteur en l'engageant à rester en place, et dans toute cette stratégie il ne lui fut pas loisible de remarquer l'émotion qui avait remonté au front de l'artiste, la pâleur de sa fille prête à se pâmer, l'air dédaigneux de mademoiselle de Lafayette, ni le sarcasme léger qui se creusa aux lèvres du brave de Jars en lui rendant ses politesses.
La duchesse de Chevreuse, qui possédait réellement, ainsi que nous l'avons entendue s'en glorifier, le génie des intrigues de cour, fut la seule à surprendre ces détails, et, fort aiguillonnée, elle adressa au chevalier un petit appel muet, auquel il se rendit sur-le-champ.
—Chevalier, lui dit-elle tout bas, vous êtes d'un complot avec ces demoiselles?
—C'est bien possible.
—Est-ce grave? Voilà cette pauvre Henriette qui perd contenance.
—Une espièglerie.
—Hum! vous êtes bien gai! et pour qui vous connaît comme moi, c'est la preuve que vous cachez une chose difficile ou une bonne action... Puis-je vous servir?
—Plus tard, probablement; maintenant, contentez-vous d'observer.
Le silence s'établit, et la reine-mère adressa à son maître peintre l'invitation de regarder et de juger l'œuvre de son élève.
Il la pria de reprendre l'attitude dans laquelle elle avait posé, et se mit alors à examiner la toile avec une grande attention apparente, et à comparer le modèle et l'image. Il accompagnait cette étude d'une pantomime exagérée et de contorsions bizarres, sans aboutir à formuler son sentiment.
—Eh bien, maître, demanda enfin Marie de Médicis, que pensez-vous du travail de notre jeune peintre?
—Sur ma conscience, madame, répondit-il en redoublant de façons, vous me voyez fort empêché.
«Je souhaiterais pour beaucoup que M. de Jars, qui est très compétent en cette matière, se prononçât à ma place.»
Et de son œil faux il épiait les traits du chevalier.
Mais celui-ci, prenant plaisir à tromper ce trompeur, protesta, en s'inclinant, qu'il ne se permettait pas d'avoir une opinion sur une œuvre de peintre, en présence d'un artiste aussi éminent que l'illustre Duchesne.
Rassuré par là sur les contradictions qu'il craignait de rencontrer, Duchesne commença à critiquer, d'une manière aigre-douce d'abord, quelques détails, puis, pour frapper un coup infaillible, avant de passer à sa conclusion, il attaqua la ressemblance du portrait.
—Il est possible que je m'abuse, insinua-t-il, mais je trouve à reprendre dans les yeux, puis dans l'expression des lèvres, l'élévation du front laisse aussi à désirer. N'est-ce pas votre avis, mesdames?
Suivant l'invariable habitude, en matière de portraits, il n'y eût qu'un chœur pour déclarer que la ressemblance était manquée.
La duchesse et les deux filles furent les seules à ne pas mêler leur voix à la voix commune; mais le chevalier insista plus que personne, et renchérit hautement sur l'opinion de Duchesne.
Celui-ci triomphait.
—Eh bien! intervint le chevalier d'un air de commisération, mon cher Philippe, vous voilà condamné à l'unanimité... ou peu s'en faut. Si vous essayiez de retoucher les principales parties indiquées par notre maître à tous, monsieur Duchesne?...
—Oh! très-volontiers, répondit le jeune peintre; que Sa Majesté et ces dames veuillent seulement m'accorder dix minutes.
—Certes! dit Marie de Médicis, qu'à cela ne tienne.
Elle se maintint dans sa pose, et Philippe se mit à promener, avec une activité fiévreuse, la brosse sur les points critiqués par son maître.
Duchesne s'était retiré près du chevalier, et toutes les dames avaient de loin les yeux fixés sur le jeune homme.
Madame de Chevreuse faisait à part soi une remarque, c'est que le chevalier tenait le maître peintre si attentif à sa conversation que celui-ci négligeait totalement de surveiller son élève.
—Ah! merci, madame, dit enfin Philippe à la reine-mère, je crois avoir exécuté toutes les retouches essentielles, et j'espère que le maître va être plus satisfait.
En même temps il enleva la toile du chevalet et la présenta à Duchesne et aux assistants.
—Parfaitement compris! s'écria le maître peintre.
—Merveilleux! répétèrent les autres comme un écho.
—Ce que c'est qu'un mot d'un grand maître! renchérit de Jars; voilà, grâce à un bon conseil, un méchant portrait devenu une image vivante!
Mais ici un silence craintif imposa une trève à ses éloges hyperboliques.
Un personnage, que l'on n'avait pas encore aperçu au milieu de ces débats, était entré dans la chambre, et, debout à quelques pas derrière le fauteuil de la reine-mère, avait observé d'un regard perçant toutes les actions du jeune peintre.
Il s'avança jusqu'à la reine, qu'il salua silencieusement, au milieu des compliments sous lesquels Duchesne était menacé de crever d'une apoplexie d'orgueil, et le toisant ironiquement:
—Maître Duchesne, dit-il, vous êtes un sot! Vous, monsieur de Jars, un imbécile ou un fourbe.
Du cramoisi, Duchesne passa au vert.
De Jars salua cette sentence d'un sourire narquois.
Le nouveau venu s'avança encore, promenant sa soutane rouge sur le tapis et posant la main sur l'épaule du jeune homme:
—Monsieur Philippe de Champaigne, dit-il, me ferez-vous l'honneur d'exécuter mon portrait?
—Quoi, monseigneur!... s'écria le jeune artiste confondu, et se croyant la proie d'un rêve.
—Vous consentez?... Merci, je me tiendrai dès demain à votre disposition.
Et comme chacun se regardait avec stupeur:
—Monseigneur, dit la reine-mère, surprise de cette scène, ne nous expliquerez-vous pas...
—Oh! si fait, Majesté!
—Monseigneur... implora Philippe.
—Non pas, monsieur, répliqua le cardinal, car c'était lui, comme on l'a deviné,—il faut qu'on sache que vous êtes aussi bon peintre que garçon d'esprit.
J'étais là, Majesté, observant tout, et n'osant me montrer de peur de vous déranger durant cette séance supplémentaire. J'ai vu, et fort bien vu, que notre jeune peintre, loin de retoucher son œuvre, s'est contenté de promener sa brosse sèche sur les diverses parties que maître Duchesne et ces dames avaient si vertement blâmées.
—Quoi! exclama Duchesne avec rage.
—Pardonnez-moi, maître, implora Philippe, monseigneur dit vrai, je n'ai rien changé à mon tableau.
—Ce qui n'empêche pas que chacun l'a trouvé admirable, après l'avoir condamné sans examen, ajouta le cardinal.
—Monseigneur... mesdames... Majesté... c'est une infamie... une chose odieuse... grommelait le maître peintre, qui sortit pour ne pas étouffer et pour se soustraire aux rires moqueurs des assistants[12].
Les dames, de meilleure composition, avaient pris gaiement leur partie de cette petite mystification; c'était à qui entourerait Philippe et l'accablerait de mièvreries; on le disputait même à la reine-mère, qui riait ce jour-là comme elle n'avait pas ri depuis longtemps.
Le cardinal trouva moyen de rejoindre M. de Jars, et avant de sortir, il lui glissa ce mot à double tranchant, comme la plupart de ses paroles:
—Chevalier, voilà un petit complot qui vous fait honneur. Si vous m'en croyez, vous renoncerez à en organiser d'une autre sorte.
Et le regard imposant qui accompagna cela disait que Richelieu n'ignorait rien de ce qui se tramait contre lui.
X
LES TROIS LETTRES.
Richelieu aimait à être servi plus encore promptement que bien.
Deux jours à peine après son apparition chez la reine-mère, où il s'était rendu dans la certitude d'y rencontrer Philippe, celui-ci arrivait avec armes et bagages dans ce fameux cabinet cardinal, connu du lecteur.
Le père Joseph n'avait même pas été informé par son patron de cette fantaisie, qui devait lui être peu agréable. Mais ce qu'on ne lui confiait pas, il le devinait, et apprenant la mésaventure grotesque du maître peintre, il savait déjà l'invitation adressée à l'élève.
Certes, il y avait loin de cette faveur, qui rapprochait les deux personnages qu'il s'efforçait de tenir éloignés l'un de l'autre, au voyage d'Italie, auquel il avait condamné, dans un but inconnu, Philippe de Champaigne.
Cependant il ne fit aucune allusion à ce qui s'était passé, et parut ignorer absolument ce qui se préparait. L'habile diplomate ne heurtait jamais de front les grandes difficultés. Le côté remarquable de sa tactique consistait à les tourner avec adresse.
Le jeune peintre put donc se rendre chez le cardinal, organiser son chevalet, installer ses appareils pour ménager la lumière, étaler son arsenal tout à son aise.
Richelieu, enchanté de jouer ce tour à son confident, était radieux. Il aidait l'artiste dans ses soins divers et prétendait, quoi qu'il en eût, faire une partie de son ménage de palettes et de pinceaux.
La bonne humeur du ministre était stimulée aussi par une autre raison. Depuis sa lettre à la duchesse, il savait pertinemment qu'elle avait cessé de se rencontrer avec Châteauneuf; aussi, non seulement celui-ci n'était pas venu avec elle à la séance du portrait de la reine-mère, mais on ne les avait vus nulle part ensemble.
Il attribuait naturellement à l'éloquence de son style ce signe favorable, et quoi qu'en eût dit l'oracle de frère Jean, il désespérait moins d'assouplir cette beauté rebelle.
D'une autre part encore, d'habiles compères ne cessaient d'accréditer, depuis un certain temps, de méchants bruits contre le garde des sceaux; bruits vagues et spécieux comme toutes les calomnies, car Châteauneuf était un homme d'État irréprochable. Mais on l'accusait d'entraver, par son caractère despotique, la marche des affaires, de trop sacrifier ses amis, et surtout, ce qui était le grief capital de cette cour livrée au cardinal, d'entretenir des rapports avec les adversaires de ce dernier.
Or, nous savons que dans l'estime de Richelieu, être son ennemi, c'était être l'ennemi du roi.
On ne pouvait savoir ce qui s'était dit chez la reine-mère, mais, chose pire assurément, on connaissait l'existence de ces réunions et les noms de ceux qui s'y étaient montrés.
On évitait, bien entendu, de mêler à ces bruits les rapports de la duchesse avec Châteauneuf, et cette réserve les rendait plus dangereux, en témoignant que la disgrâce du garde des sceaux ne tenait plus qu'à un fil, et qu'on voulait en dissimuler la cause véritable sous le fallacieux couvert d'un intérêt d'État.
Châteauneuf, absorbé par son amour, refusait de reconnaître l'imminence de ce péril. Mais Chevreuse, dont la tendresse avivait le tact, ne s'y méprenait pas; déjà elle manœuvrait en conséquence.
Richelieu, cédant aux insistances respectueuses de l'artiste, confus des soins qu'il lui voyait prendre, consentit à la fin à s'asseoir, mais de manière à observer les dernières dispositions de son nouveau peintre, puis la séance commença.
Mais, phénomène bizarre, ce ne fut pas tout d'abord l'artiste qui se montra le plus attentif à étudier son modèle. On eût dit que les rôles étaient intervertis.
L'œil du cardinal s'attachait avec un intérêt puissant sur les traits de Philippe, en embrassait les lignes, les contours, et cherchait à plonger jusqu'au fond de ses prunelles.
Et voilà qu'au mépris de leurs conventions, quittant l'immobilité nécessaire à sa pose, il se leva par une impulsion irréfléchie, s'en alla tout droit vers l'artiste, qui n'y comprenait rien, mais que la fixité de son regard, l'expression singulière de son front, l'animation fiévreuse de ses pommettes, tenaient dans un vague émoi.
Il vint donc jusqu'à lui, et posant sa main sur sa tête pour le considérer mieux en face:
—C'est étrange, murmura-t-il, se parlant à lui-même et peu soucieux d'être entendu,—quel souvenir!... ces yeux... ces traits... vit-on rien de pareil!...
—Monseigneur... hasarda l'artiste.
—Taisez-vous! lui dit-il vivement.
Et il recommença à l'observer; puis tout d'un coup secouant la tête pour en bannir une idée importune, et passant la main sur son front:
—Allons, fit-il, c'est une folie.
Il s'éloigna à reculons et sans le perdre de vue; mais, comme obéissant à une volonté supérieure à la sienne, il se penchait en avant et répétait:
—Étrange!... étrange!...
—Alors, tout à point pour le retenir, la porte livra passage à l'éternel père Joseph, qui s'approcha rapidement de lui, le sourire aux lèvres:
—Eh quoi! monseigneur, s'écria-t-il avec un étonnement parfaitement joué, vous me faites de pareilles cachotteries; vous vous emparez de mon peintre de prédilection, et au lieu de le laisser partir comme je le souhaitais, vous le retenez et lui donnez de la besogne!
Mais sans l'entendre ni lui répondre, le cardinal l'avait pris par le bras, et l'amenant lui-même près de Philippe:
—Ne trouves-tu pas qu'il lui ressemble? lui dit-il d'une voix singulièrement vibrante.
—A qui, monseigneur? demanda froidement le franciscain.
Ce ton pénétrant et glacé sembla de l'eau versée sur un incendie.
—Ah! c'est juste, reprit sourdement Richelieu, tu ne sais pas... nul ne sait... Je défends que l'on sache...
Philippe était tenté de croire à un égarement momentané de cette grande intelligence.
Il se sentait en proie à un embarras indéfinissable, et n'osait plus regarder son modèle.
Mais le père Joseph montrait l'impassibilité d'un marbre, et Richelieu, revenant peu à peu de son exaltation, se laissa tomber sur un siège.
Entrevue de Louis XIII et de Marie de Médicis.
Le franciscain se courba alors vers lui avec une allure féline, et lui dit d'un ton cauteleux:—S'il vous plaisait de remettre la séance à demain, monseigneur... Je souhaiterais vous communiquer quelques affaires sérieuses.
—Sais-tu que je fais une remarque? lui dit son patron en plongeant son regard dans le sien.
—Laquelle, Éminence? répondit-il en homme à l'épreuve de ces interrogatoires.
—Encore un peu, et je finirai par croire que tu cherches à éloigner ce jeune homme, non pas du Louvre seulement, mais de moi.
—Oh! la belle idée que vous avez là! ricana le capucin. En conscience, c'est interpréter d'une singulière sorte ma bienveillance pour ce garçon... Qu'il demeure, si tel est votre bon plaisir, monseigneur. Pour moi, ma confidence n'étant pas de nature à être prônée à son de trompe, je reviendrai quand vous serez seul.
On pense bien que ce dialogue avait lieu en dehors de Philippe, qui se tenait timidement à son chevalet dans un coin.
Le cardinal fit un mouvement pour le congédier, puis se ravisant:
—Eh bien, dit-il à son confident, tu reviendras.
Et se tournant vers l'artiste, qui attendait son bon plaisir:
—Me voici à vous, monsieur Philippe. A tantôt, ajouta-t-il en faisant un geste d'adieu au franciscain.
Celui-ci, quoi qu'il en eût dit, et quelle que fût l'immobilité de sa physionomie, ne se souciait pas de les laisser ensemble.
—Avant de vous quitter, reprit-il, je veux vous donner ce papier, qui vous mettra au courant de ce que j'avais à vous dire.
Il tira de son froc crasseux une enveloppe grise, qu'il lui tendit avec un clignement d'yeux qui le fit tressaillir.
—C'est quelque mauvaise affaire? demanda-t-il.
—Vous en jugerez... Au revoir, monseigneur.
—Adieu, vieux démon, riposta le cardinal en le menaçant amicalement du doigt.
Et jetant le paquet sur la table, sans prendre soin de l'ouvrir:
—Enfin, mon cher enfant, dit-il à Philippe, nous allons commencer... Ah! une minute, le temps de défendre ma porte...
Il prit le petit sifflet d'argent qu'il portait toujours sur lui, et appela. La porte s'ouvrait au même instant, et l'huissier, qui s'était croisé avec le signal, annonçait:
—Madame la duchesse de Chevreuse!
C'était jouer de malheur.
Pour toute autre personne, il eût nettement répondu lui-même qu'il n'y était pas; mais la belle Marie!... comment la repousser...
D'ailleurs, elle était déjà entrée.
Philippe quitta pour le coup sa place et voulut s'esquiver; mais la duchesse, l'apercevant, tendit une main au cardinal et de l'autre retint l'artiste.
—Eh quoi! je mettrais les beaux-arts en fuite! dit-elle. Non pas! si vous bougez, je m'échappe.
—La duchesse a raison, fit Richelieu, et je crois que devant elle nous pouvons continuer notre séance. N'y voyez-vous aucun inconvénient, mon jeune Apelles?
—Au contraire, monseigneur, pour peu que vous ne perdiez pas trop la pose dont nous sommes convenus. Votre Éminence a dans la physionomie, lorsqu'elle reçoit, une animation heureuse que je tâcherai de saisir.
—C'est à vous que je dois ce compliment, duchesse, dit le cardinal, que cette visite animait en effet beaucoup. Et vous, monsieur le peintre, je vous soupçonne de tourner au courtisan.
—Je prends son parti, monseigneur, dit la duchesse; sur mon âme, vous avez dans le regard un rayonnement qui vous sied à merveille!
Philippe s'était mis à la besogne et semblait ne plus être là. L'entretien était devenu un tête-à-tête.
—Vous avez reçu ma lettre? fit tout bas le cardinal.
—Vous le voyez bien, puisque me voici; votre style est comme votre regard, il commande.
—Oh! si vous étiez sincère!...
—Voici un doute qui va nous brouiller... fit-elle avec minauderie.
—Ah! c'est que l'expérience m'a rendu méfiant, et j'aspire après un si grand bonheur, que ce doute n'est que trop légitime...
—Encore!...
—Mon Dieu, tenez, je vis entouré de complots, de manœuvres...
Il prit au hasard le paquet laissé par le père Joseph.
—Voilà des papiers que je n'ai pas encore ouverts; eh bien, je gagerais qu'ils contiennent quelque chose de semblable, l'annonce d'une intrigue, sinon pis!
Et du même mouvement machinal il brisait l'enveloppe et commençait à promener sur les écrits qui s'y trouvaient un regard inattentif.
—Bon! fit-elle sans y prendre garde, c'est votre inquisiteur en robe grise, votre père Joseph, qui rêve pour vous des complots!
—Au fait, dit-il en lisant avec plus d'attention, mais sans perdre son ton badin, c'est bien possible; avec un conseiller tel que vous, je serais capable de voir tout en rose.
—Et cela vous changerait.
—Quel malheur que vous ne veuillez pas devenir mon Égérie!
Il reprenait l'enveloppe, y replaçait en jouant les papiers, et la rejetait sur la table.
—Ah! c'est que... une Éminence! objecta la duchesse.
—C'est bien effrayant, n'est-ce pas?—surtout si l'on aime ailleurs!
Il avait approché sous sa main une grande feuille toute écrite, toute scellée, à laquelle il ne manquait plus que quelques mots.
Il remplit les blancs et signa, du même air indifférent et rieur.
—Oh! répondit la duchesse, quant à aimer ailleurs, Votre Seigneurie s'abuse.
Le cardinal fit retentir un coup de sifflet. L'huissier s'avança:
—Pour le capitaine de service au palais, dit-il, en lui remettant l'écrit.
Puis, reprenant sa première attitude:
—Excusez-moi, dit-il à la duchesse, un ordre pressé... Ainsi, vous n'aimez plus personne?
—Personne!
—Pas même ce cher garde des sceaux?
—Oh! mais plus du tout! C'est une vieille erreur.
—Sur ma foi, j'en suis ravi, belle dame!
—Et d'où vient, monseigneur?...
—De ce que je craignais de vous chagriner en vous apprenant une nouvelle toute fraîche encore.
—Laquelle, je vous en prie? demanda-t-elle avec un sentiment d'anxiété.
—C'est que ce billet que je viens de remettre à Desnoyers...
—Ce billet?
—C'est une lettre de cachet qui l'envoie à la Bastille.
—Ah! traître!... exclama-t-elle en se levant.
—Le mot est dur, fit-il en persiflant, et je ne sais plus celui que j'emploierai pour les auteurs de ces lettres.
En disant cela, il avait ressaisi l'enveloppe abandonnée sur la table, et en avait tiré trois épîtres qu'il lui mettait sous les yeux; mais en les détaillant, son organe était devenu sec et rauque:
—Ceci est le billet que j'eus la faiblesse de vous écrire... Reconnaissez cet autre, c'est celui par lequel vous envoyiez ma déclaration à votre amant, en vous raillant de moi... Le dernier est la réponse de l'amant!... Le roman est complet, sur ma foi, et vous en connaissez à cette heure la conclusion.
—Châteauneuf à la Bastille!... Mais c'est odieux!....
—Oh! de grâce; nous savons que les mots héroïques ne font pas défaut à votre muse... Vous avez agi avec félonie, madame; il me semble que moi, du moins, j'y mets de la franchise... Vous avez voulu la guerre,—vous l'avez.
—Soit! prononça-t-elle en se redressant; nous verrons à qui la victoire restera.
Et elle sortit superbe comme une reine.
Richelieu la regarda partir, et quand la draperie fut retombée derrière elle:
—Il faudrait bien des séances ce de genre, dit-il à Philippe, pour amener notre œuvre au but. N'importe, nous nous y remettrons demain; les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Et puis, vous me plaisez.
L'artiste s'inclina.
—Non, pas de fausse modestie! Vous avez de l'esprit et du talent; je me sens porté vers vous d'une bonne amitié. Je veux que vous deveniez mon peintre en titre.
—Sans doute! On dirait que cette proposition vous alarme?
—Elle me surprend et me confond... Je m'en sens tellement indigne...
—Non, vous dis-je, vous avez du talent, et je vous attache à ma maison...
—Votre Éminence me comble... et je crains de lui paraître bien ingrat...
—Quoi donc! refusez-vous?...
—Je ne suis pas libre de moi... les bienfaits de la reine-mère...
—Ah! fit avec amertume Richelieu, je comprends, vous voulez rester avec mes ennemis...
—Vous n'avez pas d'ennemis, monseigneur.
—Si fait! Vous venez d'en avoir la preuve... Mais, ajouta-t-il en serrant ses poings, vous avez vu aussi comment je me venge! Parlez donc, pourquoi ce refus?
—Éminence, balbutia l'artiste en se courbant jusqu'à terre, vous me faites peur!
Loin de s'irriter de cet aveu, Richelieu devint profondément triste, et quand le jeune homme fut sorti:
—C'est dommage, murmura-t-il, j'aurais bien voulu qu'il m'aimât... Il lui ressemble tant!...
Et à cette idée, une larme,—chose étrange!—coula lentement le long de ce mâle et grand visage, qui semblait si peu fait pour de telles faiblesses.
XI
LE FANTÔME AUX BRAS D'ACIER.
Et le visionnaire, le jeune homme aux joues pâles, aux regards phosphorescents, que devenait-il durant ces intrigues de la cour et des courtisans?
Tenu implacablement au secret par le franciscain, pour lequel cette captivité n'était qu'un jeu, et qui était résolu à avoir le dernier mot de sa puissance surnaturelle, il n'avait plus franchi la porte de la cellule.
Le père Joseph seul en avait la clef; seul il pourvoyait à ses besoins presque insensibles, car, fidèle à son existence quasi-insubstantielle, frère Jean ne connaissait toujours d'autre breuvage que l'eau, d'autre aliment que les racines et les fruits.
Le franciscain, plus attentif que son patron, avait été saisi des phénomènes produits par le visionnaire,—il continuait à lui donner ce nom, faute de lui en trouver un autre,—et il lui avait signifié qu'il n'ouvrirait sa prison qu'à une condition seule; c'est qu'il l'initierait à sa science et à ses pratiques.
Mais frère Jean avait déjà refusé au cardinal, il refusa au capucin.
—Je ne vous communiquerai pas, répondit-il avec fermeté, ce qui me vient de Dieu, car je ne veux m'en servir que pour le bien, et ma conscience m'apprend que vous n'en tireriez profit que pour assouvir vos idées d'ambition et de haine.
Si le père Joseph insistait en lui laissant entrevoir la perpétuité ou l'aggravation de son emprisonnement:
—Il n'arrivera, répétait-il avec son pâle sourire, que ce qui est écrit là-haut; le jour est marqué où je sortirai d'ici, et ce jour venu, ni vous ni vos verrous ne me retiendront.
Ni caresses ni menaces ne parvenaient à ébrécher cette volonté de bronze dans un corps qui avait à peine le souffle.
Mais comme si le prophète eût commandé à des êtres surnaturels ou que ceux-ci se fussent mis en peine de se rapprocher de lui, bien que nul autre que le cardinal ne connût sa présence dans la partie la plus ignorée du Louvre, il courait parmi les gens du palais des bruits singuliers.
On s'entretenait de visions, d'apparitions, de fantômes circulant la nuit, à travers les êtres de cette résidence, et glaçant d'effroi jusqu'aux factionnaires qui les apercevaient en accomplissant leur veille sur le haut des remparts.
C'était comme une panique, car ces rumeurs, assez vagues à l'origine, prenaient, en passant de bouche en bouche, des proportions effrayantes, et finissaient par monter des serviteurs jusqu'aux maîtres.
Ne fallait-il voir là qu'une vaine terreur, un ressouvenir des antiques traditions, qui peuplaient le vieux Louvre de spectres ou de méchants génies?
Non, il y avait quelque chose de bizarre, que l'on ne pouvait supposer ni comprendre à cette époque, mais qui, pour nous, n'a rien d'invraisemblable, expliqué par la vertu de l'évocation magnétique dans les limites les plus indéniables.
Un incident décisif acheva d'établir la réputation des spectres du Louvre, car ce n'était plus une, mais vingt apparitions, une ronde infernale tout entière, que les poltrons affirmaient avoir vue.
Le gouverneur du Louvre, homme prudent et sage, ayant eu vent de ces récits, et craignant qu'ils ne cachassent quelques manœuvres ou quelques méchantes entreprises, résolut de s'en éclaircir et d'y mettre un terme.
Les apparitions ne paraissaient pas s'opérer d'une manière régulière ni quotidienne. Il prit le parti de ne confier la garde de la région du palais où l'on assurait les apercevoir qu'à des hommes sûrs. Chacun de ses meilleurs officiers et les gardes suisses furent chargés de ce poste, avec une consigne sévère, pour surveiller la sûreté des cours et rechercher tout symptôme de bruit ou d'alerte.
Une semaine presque entière se passa sans amener aucun indice, quand vint le tour d'un officier connu comme esprit fort autant que bon soldat.
Ses vigies reçurent injonction de porter tout leur intérêt sur l'objet signalé et de l'appeler si les spectres menaçaient d'apparaître.
La première partie de la veille s'était accomplie sans alerte. Mais un peu après une heure du matin, un hallebardier suisse, de faction vers la porte Saint-Germain-l'Auxerrois, jeta tout à coup le cri d'alerte.
Le poste entier débusqua aussitôt, et les soldats, moins affermis contre la superstition que contre les arquebuses, aperçurent distinctement une forme blanche qui traversait lentement les espaces intérieurs du Louvre.
La clarté brumeuse de la nuit l'enveloppait d'une vague auréole, et le suaire qui la recouvrait, pareil à un manteau de marbre, n'agitait pas ses plis au souffle de l'air.
Impassible et muette, le cri de la vigie, le bruissement des armes, n'avaient pas inquiété son oreille de pierre, et l'officier, entouré de ses dix hommes, s'avançait sur ses traces, sans qu'elle modifiât, pour la ralentir ou la hâter, sa marche rigide.
Les Suisses avaient le frisson; l'officier lui-même éprouvait un sentiment de surprise voisin de l'inquiétude.
Vainement, à deux reprises, fit-il entendre d'une voix impérieuse le Halte-là! et le Qui vive? réglementaires.
L'apparition ne détourna pas la tête, ne laissa voir aucun signe d'alarme ni de menace: elle continua d'avancer sans dévier d'une ligne.
Cette attitude avait quelque chose d'extraordinaire qui imposait aux plus résolus. Les soldats se guidaient sur leur chef, mais celui-ci, gagné par une irrésistible influence, ne marchait qu'avec une certaine circonspection.
Il gagnait néanmoins du terrain, et à mesure qu'il se rapprochait, l'aspect du fantôme se dessinait mieux, sans perdre pourtant ses contours indécis et sa translucidité.
—Halte! ordonna-t-il une dernière fois, sur le point de l'atteindre. Mais bien qu'il ne fût plus qu'à deux pas, il n'obtint pas plus qu'auparavant une marque d'attention.
Ses Suisses, fort imprégnés des idées surnaturelles de leur pays, se contentaient d'emboîter le pas derrière lui, sans échanger un mot.
Intrigué au plus haut point, excité par son émotion même, il franchit d'une enjambée la faible distance qui le séparait de l'apparition, et vint la côtoyer.
Elle marchait toujours.
C'était la forme d'une femme petite et jeune, à en juger par les blanches draperies qui la couvraient.
Il voulut voir ses traits, mais le long voile de lin qui retombait de sa tête à ses pieds et traînait derrière elle les dérobait entièrement, et il éprouva une involontaire terreur à l'idée de le soulever.
—M'entendez-vous? dit-il; je vous ordonne de vous arrêter!
Sa voix avait décidément perdu de sa fermeté ordinaire.
Il ne reçut pas de réponse, et l'on continua d'avancer.
Alors, sous le poids d'une fascination qu'il essayait en vain de secouer:
—Fantôme ou femme, exclama-t-il, je t'arrête!...
Et d'un geste fiévreux il lui saisit la main.
Mais il la lâcha aussitôt avec un cri d'horreur.
A travers la batiste, il avait éprouvé, au contact de cette main inerte et glacée, la sensation que lui avaient procurée les cadavres quand il en avait relevé sur le champ de bataille.
Ce froid n'était pas celui de la pierre ni du bois, il ne pouvait appartenir qu'à un corps humain ayant eu vie.
Cependant, à ce cri, ces hommes avaient entouré le spectre. Les plus hardis voulurent à leur tour le contraindre à s'arrêter, et s'emparèrent de ses bras; mais soudain, ces bras froids, durs comme le marbre, se raidirent avec violence, et, pareils à deux barres de fer détendues par un ressort, renversèrent du coup ces téméraires.
Un seul osa s'attaquer à cet adversaire terrible; c'était un sergent lucernois, homme intrépide, batailleur à l'épreuve, qui, tirant de sa cotte de fer une façon de lame effilée, en porta, d'un bras vigoureux, un coup vers le haut de la poitrine de l'apparition.
Effrayé lui-même de son audace, il abandonna la poignée et se recula.
Le fantôme oscilla d'abord, mais non comme une créature vivante;—c'était le mouvement d'une statue ébranlée sur son socle, et qui s'agite tout d'une pièce.
Ce ne fut, au reste, que l'affaire d'une seconde. Il reprit son aplomb, et le seul bruit que l'on entendit fut celui du stylet retombant sur le pavé de la cour.
Les Suisses n'en attendirent pas davantage, ils regagnèrent avec épouvante leur corps de garde, où l'officier les suivit, sous l'impression de cette main sépulcrale qui avait glacé la sienne.
Ils passèrent le reste de la nuit en oraisons, craignant, s'ils s'endormaient, les mauvais rêves.
Dès que le jour pénétra dans la chambrée, ils se mirent sur la piste parcourue la nuit et retrouvèrent le stylet à l'endroit où s'était passée la scène étrange et rapide qu'ils eussent voulu considérer comme une hallucination du sommeil ou de l'ivresse.
Le sergent affirmait avoir frappé fort, et avoir senti le fer s'enfoncer dans la chair; et cependant la lame était intacte, aucune gouttelette de sang n'en avait altéré le poli, et pas une des dalles n'en portait trace.
C'était à confondre, et tous étaient confondus.
Mais le jour, en calmant l'effroi, amena un autre sentiment. Le capitaine de service allait venir passer sa ronde, chercher ses informations. Fallait-il lui révéler ce qui avait eu lieu? Un poste de soldats d'élite frappé de vertige, battu par un spectre?...
Louis XIII et mademoiselle de Lafayette.
Autant valait s'immoler sur l'autel du ridicule.
Chacun le comprit et s'engagea par serment à garder le silence le plus absolu.
Cette parole fut tenue, nous en avons pour gage l'intérêt de ceux qui l'avaient donnée; seulement, comme il est impossible qu'un secret connu de deux personnes ne transpire pas quelque peu, il arriva que celui-ci, possédé par onze individus, s'ébruita suffisamment pour accroître la réputation redoutable du fantôme du Louvre.
Était-ce donc vraiment une apparition surnaturelle?
Le lecteur a droit de nous adresser la demande, et nous lui devons la réponse. Elle rentre assez, d'ailleurs, dans l'ordre des faits merveilleux pour mériter son intérêt.
Depuis la séance tenue chez le cardinal, et dans laquelle frère Jean avait achevé d'asseoir son influence sur les sens magnétiques d'Henriette, il arrivait parfois à celle-ci de quitter la nuit sa couchette et de sortir des appartements de la reine-mère.
Obéissant à cette volonté mystérieuse qui l'appelait, froide et glacée comme une vierge qu'on arrache inerte de son sépulcre, vous l'eussiez vue, dans sa marche automatique, descendre lentement les degrés, ouvrir d'un coup sec les serrures, et traverser, le regard à demi clos, l'œil fixe et sans point visuel, à l'instar des fantômes qui savent se diriger sans recourir à nos sens grossiers, les jardins et les compartiments de la grande cour.
Que la clarté des étoiles resplendît sur sa route, ou que la nuit fût impénétrable, elle avançait sans dévier d'une ligne.
Le bruit ni les signes extérieurs ne détournaient son attention; car elle n'existait plus pour eux. Son atmosphère n'était plus la nôtre.
Elle lutta contre les soldats suisses sans en avoir conscience, sa force lui vint de la résistance qu'on opposait à l'instinct qui l'appelait au but où elle allait passivement.
Ces efforts amenèrent la catalepsie, cette mort apparente qui ferait illusion avec la mort réelle; car, ainsi que la mort réelle, elle donne aux membres la rigidité et la sensation du fer, elle suspend le jeu des poumons et arrête le sang dans les veines.
Il n'est plus guère personne qui n'ait vu les magnétiseurs se livrant à des expériences rappelant de loin les scènes du clos Saint-Médard, frappant, tenaillant, piquant et brûlant les sujets en catalepsie, sans leur arracher une marque de sensibilité, sans qu'il leur restât, au réveil, autre chose qu'une cicatrice imperceptible et indolore.
Labadie possédait la volonté et la foi qui commandent ces miracles, et dans Henriette il avait rencontré la nature malléable, l'intelligence jeune et morbide qui les accomplit le mieux.
Cette enfant avait en elle l'âme tendre, poétique, contemplatrice d'une prêtresse de l'antiquité. La vision s'élevait dans son esprit à des profondeurs qui allaient évoquer jusqu'aux cendres les plus éteintes du passé, qui lisaient dans le présent avec une sûreté effrayante et qui s'arrêtaient à peine devant les obscurités de l'avenir.
Le prophète, du fond de son cachot, avait commandé, et soudain, enveloppée par le fluide extatique, elle était venue.
Elle atteignit donc l'aile du Louvre où se trouvait la cellule.
Arrivée au bas du vieux mur, elle s'agenouilla sur la terre, devant le soupirail qui, de ce côté, était au ras du sol, tandis qu'en dedans il touchait la voûte. Là, elle se pencha vers les grilles:
—Frère Jean, dit-elle de cet accent singulier qui n'appartient qu'au somnambulisme, que voulez-vous de moi?
Le prisonnier, pour atteindre au soupirail, avait dû traîner contre le mur la table du père Joseph, et s'y hisser.
De cet observatoire, où il se tenait depuis l'instant où il avait évoqué la jeune fille endormie, il avait parfaitement saisi les bruits de l'attaque dont elle avait été l'objet.
Le regard luisant comme le lion dans les ténèbres, les mains étendues vers le dehors, ainsi que Moïse sur son peuple combattant, il dirigea vers elle cette force qui avait vaincu les agresseurs.
—Henriette, lui répondit-il avec bienveillance, reportez votre attention sur vous-même, et voyez si vous n'avez reçu aucune blessure.
Elle se recueillit et dit sans s'émouvoir:
—Un homme m'a frappée d'un stylet, près de l'épaule. Mais votre souffle me protégeait; ma chair était morte quand il l'a atteinte; demain il en restera à peine une cicatrice dont j'ignorerai la cause.
—C'est bien. Maintenant, mon enfant, faut-il vous expliquer pourquoi je vous fais venir?
—Arrêtez, dit-elle, le visage animé, le front brûlant, le geste rapide, les âmes n'ont pas besoin de mots pour se comprendre. Je lis dans la vôtre. Une méfiance cruelle vous détient ici, et n'hésiterait pas à se servir de vous et de moi pour assouvir ses desseins pervers.
«Le monde qui peuple le Louvre est en proie à l'intrigue; il se forme complot sur complot... Ceux que j'aime sont les plus menacés... On prépare les prisons... on prépare les supplices... Ah!... c'en est trop!... Par pitié!... réveillez-moi! renvoyez-moi!...»
—Non, dit-il d'un ton ferme, je vous ordonne de voir et de parler!
—Eh bien, fit-elle pantelante, se débattant avec des sanglots étouffés contre un mauvais rêve, je vois... je vois un échafaud!...
Et, sans en pouvoir dire plus, elle s'affaissa anéantie sur la terre.
Il lui laissa un peu de répit, mais pour recommencer avec plus d'insistance ses injonctions.
—Parlez-moi de Philippe et de Richelieu! commanda-t-il.
—Philippe!... Richelieu!... répéta sa voix expirante, ordonnez donc aussi que je vous parle de moi, car nos destins sont unis.
—Quels sont ces destins? quelle est cette union? parlez, je le veux!...
Sa poitrine se gonfla comme celle d'une colombe qui va pousser son gémissement nocturne, et ce fut seulement, domptée par la violence de l'évocateur, qu'elle se décida à répondre en entrecoupant chaque mot d'un soupir:
—Votre ennemi est le nôtre... je vois rôder autour de moi son froc gris, et luire dans les ténèbres son œil faux... Richelieu vaut mieux que lui... mais Richelieu souffre... cet homme a pénétré son secret... il nous tient tous enlacés dans ses desseins tortueux.... Je ne vois plus que des supplices et des larmes... Ah! de grâce, tirez-moi de ce songe horrible!
—Plus qu'un mot: le secret de Richelieu?
—Non!... balbutia-t-elle en se débattant, je suis épuisée... je ne vois plus rien...
—Le secret de Richelieu?... répéta le prophète.
Ses lèvres frémissantes s'entr'ouvrirent convulsivement, et un soupir plutôt qu'un mot les traversa:
—Philippe!
—Philippe! répéta Labadie inflexible, c'est ton secret à toi, et je te demande celui du cardinal.
Ses dents claquèrent sous un frisson, et ces trois syllabes invariables en sortirent par saccades:
—Philippe!...
Il la calma peu à peu et lui accorda un nouveau temps de repos. Puis, d'un ton plus doux:
—Henriette, lui dit-il, je vous ai fait souffrir!
—Beaucoup, répondit-elle; j'ai entrevu tant de malheurs...
—Ne pourrez-vous point, une autre fois, vous expliquer sur le but principal de mes questions?...
—Écoutez, dit-elle, ma clairvoyance a des périodes plus ou moins lucides... Appelez-moi lorsque la lune approchera de son périgée, c'est-à-dire lorsque son évolution la rapprochera le plus près de la terre; les effluves qui s'en dégagent sont favorables à ces phénomènes.
—Je vous appellerai... Et, dites-moi, vous possédez toujours le médaillon de cristal?
—Il ne me quitte pas.
—C'est bien; souvenez-vous de ce que je vous ai dit en vous le remettant... A présent, relevez-vous, et allez!
Elle se redressa, et muette, insensible, transformée pour la seconde fois en statue, elle regagna sa chambre, où elle acheva paisiblement son sommeil.
XII
LA FILLE DU MAÎTRE.
Cependant les évocations violentes auxquelles Henriette, si frêle et si nerveuse, était parfois soumise, ne laissaient pas que d'exercer une action sur son imagination et sur son tempérament.
Elle ne ressentait pas la douleur, elle n'avait pas la mémoire, mais une fatigue indéfinie circulait dans ses veines, mais son esprit avait des lassitudes ou des découragements inexplicables.
Ainsi la pythonisse, enlevée haletante de son trépied, tombait en des affaiblissements qu'aucun spécifique ne pouvait surmonter.
Était-ce d'ailleurs le seul motif qui dût l'alanguir et l'oppresser? Ce qui s'accomplissait autour d'elle, au foyer même de son père, était-il pour son cœur exempt d'alarmes?
D'une autre part, en dépit du désir de Richelieu, son portrait n'avançait que lentement. Ce n'était ni sa faute ni celle de l'artiste, qui apportait à cette entreprise toute son application, et qui devait, de cette toile, faire le chef-d'œuvre que chacun de nous connaît—ce tableau magistral qui depuis, copié et recopié, sert de type aux peintres, aux dessinateurs, aux statuaires, et même aux comédiens, pour reproduire, chacun dans leur spécialité, la physionomie du célèbre cardinal.
Philippe de Champaigne avait le sentiment de la splendeur de son œuvre; Richelieu, amateur-né des belles choses, admirait celle-ci à mesure qu'elle se complétait. Tous les deux tenaient à la voir promptement finie pour en jouir.
Eh bien, une influence maligne soufflait entre eux. C'était comme une conspiration. Les rendez-vous pris étaient à chaque instant dérangés par des affaires imprévues; des occupations pressantes disputaient les minutes; un courrier ou un incident venaient couper court aux séances, qui auraient dû, pour bien faire, avoir une certaine durée.
Le cardinal pestait, Philippe se décourageait, mais le remède à cela? Bref, ce portrait menaçait de devenir une nouvelle toile de Pénélope.
Dans ses jours de relâche le jeune artiste se consolait en se remettant à sa Nymphe, dans l'atelier du Louvre, atelier où Duchesne ne s'était pas montré depuis la sanglante avanie du portrait de la reine-mère.
Les visiteurs aussi y devenaient plus rares. L'ère des persécutions, rouverte à la cour par l'emprisonnement inique de Châteauneuf, ramenait les esprits aux préoccupations difficiles, et écartait le goût des plaisirs.
Une fois, cependant, comme Philippe était absorbé à un coin malaisé de sa toile, presque achevée, un petit pas et le frou-frou d'une robe de soie annoncèrent la venue d'une femme.
Elle arriva jusqu'à lui, sur la pointe des pieds, et s'arrêta timide et embarrassée, derrière son tabouret.
—Eh quoi! s'écria-t-il en se retournant, c'est vous, Henriette?...
—Vous ne m'attendiez pas? dit-elle avec quelque tristesse.
—C'est vrai, et la surprise n'en est que plus agréable.
—Est-ce un compliment?
—C'est une vérité; en doutez-vous? Si je n'éprouvais du bonheur à vous voir, aurais-je essayé de donner quelque chose de vos traits à cette toile, qui n'a pour l'animer que le reflet de votre grand œil bleu?
—Vraiment, fit-elle avec une joie naïve, vous pensiez à moi en esquissant cette belle divinité!
—A vous et à une autre personne qui devient rare comme vous: mademoiselle Louise, dont j'ai emprunté quelques charmes, pour que cette Nymphe rappelât ce que le Louvre de mon seigneur Louis XIII renferme de plus accompli.
—Il fallait donc prendre plutôt modèle sur notre aimable duchesse de Chevreuse.
—Vous ne me comprenez pas, chère Henriette, dit-il. J'ai voulu peindre et m'approprier par le pinceau ce qui n'était à personne; et ce n'est pas le cas de la duchesse.
—Oh! la grosse méchanceté!
—Comme je vous sais gré de cette visite! reprit-il d'une voix plus sérieuse et plus tendre. Vous ne m'en voulez pas, vous, de cette aventure chez madame la reine-mère?
—Vous en vouloir!... Je suis venue précisément vous demander de ne pas conserver rancune à mon père...
—Maître Duchesne a été mon maître... je n'oublierai jamais ses leçons; et je vous atteste que, sans la gravité des circonstances, j'eusse subi tous ses reproches sans me plaindre... Mais, dites, il doit conserver de ce jour un souvenir.
—Qui m'effraye, répondit-elle avec effort.
—Cependant il ne s'agit que d'une plaisanterie, un peu vive il est vrai, mais dont je lui ai fait témoigner mes regrets. Un homme de son mérite ne saurait garder une longue rancune pour si peu.
Henriette secoua soucieusement la tête et évita de répondre.
—Vous craignez le contraire? reprit-il.
—Eh bien, oui, et c'est là ce qui m'amène.
—Expliquez-vous, de grâce.
—Mon cher Philippe, ne me jugez pas mal par ce que je vais vous dire; Dieu sait que, sans l'amitié que j'ai pour vous, qui m'avez vue si petite et avez été un frère pour moi depuis que vous travaillez chez mon père, je n'eusse pas osé faire un pareil aveu... Ce qui m'alarme, c'est que mon père est jaloux de vous...
—De moi?... lui?...
—C'est pour cela qu'il était décidé à trouver mauvais votre portrait de la reine-mère, eût-ce été un chef-d'œuvre...
—Jaloux de moi!... répétait tout bas Philippe, éclairé par ce trait de lumière.
—Tenez-vous donc sur vos gardes...
—Que puis-je craindre?
—Je l'ignore; mais à coup sûr—excusez les ennuis que mes avis vont vous causer, c'est mon amitié qui me les arrache—il n'est pas seul à vous vouloir du mal.
—A qui donc fais-je ombrage, moi, pauvre et obscur apprenti? Dites, je vous en conjure!
—Connaissez-vous le père Joseph?
—Le capucin du cardinal?... s'écria-t-il, rappelé aux énigmes dont ce personnage l'entourait depuis quelque temps.
—Mon père et lui s'étaient entendus pour l'affaire du portrait. Vous avez là deux ennemis redoutables, et comme l'un est mon père et que c'est vous, mon premier ami, qu'on persécute... j'ai pris la résolution de vous avertir...
—Chère Henriette, dit-il, ému de cette démarche et surtout de la grâce avec laquelle elle était accomplie, vous êtes donc mon bon ange?
—Je le souhaiterais, répondit-elle avec une douce mélancolie. Mais j'aurais plutôt besoin moi-même d'être assistée.
—Eh quoi! vous aussi... souffrante... triste!...
Il lui prit les mains et se mit à la regarder plus attentivement.
Un cercle bleuâtre entourait ses paupières, la pâleur accoutumée de son teint avait une morbidesse inconnue jusqu'alors; son front semblait enveloppé d'un nuage, et l'iris de ses yeux était moins limpide.
—Égoïste! reprit-il, je ne pensais qu'à moi! Mais vous souffrez, Henriette... je le vois bien... Chère enfant, de grâce, parlez. A qui vous confier, sinon à celui que vous appeliez tout à l'heure votre premier ami?
—Eh bien, oui, je souffre... Mais ce n'est pas d'un mal ordinaire ni qui se puisse exprimer par des mots. Il se passe en moi, autour de moi, des choses que je sens et que je ne définis point. Mes nuits sont surtout pleines de songes étranges. Je crois par moments sentir un souffle mystérieux glisser sur mon front à travers l'air que je respire.
«Quelquefois je me réveille en sursaut, comme au sortir d'un cauchemar, et je croirais, à la raideur de mes membres, à la fatigue de mes jambes, à la pesanteur de ma tête, que je viens d'accomplir un rude labeur ou de faire une longue course.
«D'autres fois, je me sens dormir, mais d'un sommeil plus agité que la veille; mon sang bouillonne dans mes veines, je me débats, je lutte contre des visions effroyables, et quand je parviens à me réveiller au bruit de ma voix, j'éprouve des terreurs indéfinies.
«Oh! c'est étrange, allez, et je souffre bien!»
Le jeune homme prêtait à ses discours une oreille attentive.
—Ces rêves, ces visions, demanda-t-il, ne vous laissent-ils aucun souvenir?
—Aucun, mais un invincible sentiment d'effroi, une vague intuition de périls, imaginaires, sans doute, et qui m'obsèdent souvent néanmoins jusque dans mes réflexions de la journée.
—Et vous ne vous êtes ouverte de tout ceci à personne?...
—A personne qu'à vous, pas même à ma chère Louise.
—Peut-être avez-vous eu raison; le monde est facile à se moquer de ce qu'il ne comprend pas. Cela est plus commode que de chercher l'origine des choses, et celles de l'âme ont des abîmes si profonds!
—Oh! merci... fit-elle avec reconnaissance, vous ne savez pas le bien que vous me faites en me parlant de la sorte... Vous aussi vous croyez donc à des mystères qui entourent notre esprit et nous attachent par des liens inconnus à un monde supérieur à celui-ci?
Il ne put se défendre de la considérer avec une surprise qu'elle lut dans ses yeux. L'étude des questions métaphysiques devait partager sa vie avec la peinture. Déjà le désir d'approfondir ces grands objets de la vie mystique s'agitait en lui.
—Je vous étonne, reprit-elle, mais je m'étonne moi-même. C'est sans doute une conséquence des songes qui m'obsèdent; j'éprouve par moments des hallucinations, des vertiges. J'entre dans une sphère inconnue, et je sens mes idées grandir.
«Oh! tenez, j'en suis effrayée quelquefois. Cela m'arrive souvent dans les moments de trouble qui suivent mes laborieux sommeils et précèdent mon réveil entier. Je pense à vous.»
—A moi, Henriette?...
—Il me semble que ce n'est pas la première fois que nous nous connaissons... je me reporte à une existence antérieure; je crois comprendre que mon âme immortelle a déjà animé un corps passager, et que, dans cette première existence, nous nous sommes rencontrés et aimés...
—Est-ce possible! vous rêvez cela?...
—Je ne saurais retrouver les détails précis de cette vie antérieure, mais cette circonstance de notre attachement revient nette et distincte, parce que ce fut sans doute celle qui domina les autres.
La Bastille.
Philippe était de plus en plus pensif.
Dans ce vaporeux pays des Flandres où il était né, au milieu de ce monde artiste où il avait fait ses premiers pas, il avait été bercé avec les idées surnaturelles qui devaient plus tard, en se rectifiant dans le sens des solitaires de Port-Royal, exercer tant d'influence sur sa vie et sur son talent.
En outre, ces visées, d'une si effrayante portée dans la bouche de cette jeune fille, étrangère à aucune étude métaphysique, éloignaient toute idée de supercherie.
—Nous ne pouvons nier, dit-il, que le monde immatériel ne soit fait de tout autre manière que ne le dépeignent nos docteurs, qui l'arrangent à leur fantaisie. Nos âmes sont immortelles, mais l'espace et l'éternité n'appartiennent qu'à Dieu. Est-il donné à nos esprits de vivre de plusieurs existences passagères? c'est là son secret; mais cette croyance ne saurait l'offenser. Et s'il faut tout vous dire, vos paroles, chère Henriette, éveillent en moi des échos inconnus, des aspirations innommées.
«Je me souviens que du premier jour où vous m'apparûtes encore tout enfant je fus porté vers vous d'une douce sympathie, et que je crus vous avoir aimée avant de vous connaître. Il fallait bien qu'il en fût ainsi, puisque pas un nuage n'a jamais altéré cette affection fraternelle dont vous me donnez aujourd'hui une preuve touchante.»
—Cher Philippe, que vous me faites de bien! soupira-t-elle; ah! vous ne sauriez comprendre de quel poids vos bonnes paroles soulagent ma pauvre tête!... Depuis que ces idées me sont venues, vingt fois j'ai craint un égarement de mon esprit, j'ai douté de ma raison...
—Rassurez-vous, ces idées, de grands philosophes les ont ressenties, et si quelque chose m'étonne et reste inexplicable pour moi, c'est qu'elles se soient manifestées en votre jeune tête, si charmante, mais si folle!
—Folle?... pas autant que vous croyez...
Ici l'entretien se trouva malencontreusement interrompu par une visite bien inattendue.
Le chevalier de Jars entra dans la galerie.
Sa physionomie frappa également les deux jeunes gens; elle n'offrait pas l'insouciance un peu railleuse qu'on y lisait d'ordinaire, et qui servait d'enseigne à la bonne humeur et à l'excellent naturel de l'homme.
A la vue de Philippe et d'Henriette, qui se tenaient encore les mains, un sourire effleura cependant ses lèvres, et, comme il regrettait d'être venu se jeter au milieu de ce charmant tête-à-tête, il fut sur le point de se retirer.
Mais, après tout, le mal était fait, et, comme sa démarche avait sans doute un motif sérieux, il prit le parti de demeurer, et adressa un bonjour affectueux à l'artiste et à sa compagne.
—Excusez-moi si je suis importun, mes chers amis, dit-il.
—Importun!... vous, monsieur le chevalier! y pensez-vous? s'écria Philippe.
Henriette appuya cette réponse d'un geste gracieux.
—Peut-être bien à plus d'un titre... Je vous dérange... J'apporte de méchantes nouvelles.
—Pour M. Philippe?... interrompit avec inquiétude la jeune fille.
—Pour tout le monde, je le crains; du moins pour tous nos amis.
—Parlez, monsieur, je vous en prie; les intérêts de nos amis sont les nôtres.
—Enfermé dans cet atelier, qui plane sur le Louvre, ne vous apercevez-vous donc pas qu'il y a comme un souffle d'orage dans l'air de la cour? Vous voyez beaucoup moins le cardinal depuis quelques semaines, en savez-vous le motif? Celui que je suppose, c'est qu'il est absorbé par de tout autres préoccupations que la peinture... Il est retombé dans un accès de cette humeur hypocondriaque qui revient avec une espèce de périodicité peser sur lui et assoupir toutes ses facultés, hors celle de la méfiance et de la rancune.
«J'ai su, par un des gens qui l'approchent, et dont j'ai ébranlé la discrétion à beaux deniers comptants, qu'il lui est échappé, dans les monologues dont il a l'habitude, des interjections contre ce qu'il appelle la petite église de la reine-mère. Il se sent haï, et redoute les justes ressentiments qu'il soulève.
«En venant ici, je l'ai aperçu. Il sortait de chez la jeune reine; ses lèvres blêmes, son front crispé m'ont fait peur.
«J'ai voulu voir Châteauneuf; je me suis présenté à la Bastille. Notre ami est au secret comme un criminel d'État.
«La duchesse vit dans des transes mortelles. Elle a essayé une démarche et n'a obtenu que des paroles aigres et pleines d'une sinistre ambiguïté. Elle se désespère; je crains qu'elle ne se lance dans quelque entreprise qui empirerait les choses.
«Enfin, à force de chercher, une idée nous est venue, un moyen de tout sauver, peut-être... et ce moyen dépend de vous.»
—De moi?... exclama le jeune homme étonné. Oh! si cela est, si je peux quelque chose pour notre belle duchesse, pour M. de Châteauneuf, mes appuis, mes protecteurs les plus chers après Marie de Médicis, me voici tout à leur service. Mais, reprit-il avec un accent de doute, si vous comptez sur mon influence auprès de monseigneur de Richelieu, vous vous méprenez... La bienveillance qu'il me témoigne est bien fragile, et je sens entre lui et moi une influence mauvaise, qui irait au-devant de mon crédit, si j'en pouvais espérer.
—Il ne s'agit pas du cardinal, mais d'une personne dont vous aurez plus de plaisir à devenir l'obligé, et qui, si vous nous secondez, si vous parvenez à la décider en notre faveur, peut provoquer la perte de notre puissant ennemi...
—Y pensez-vous, monsieur le chevalier? J'aurais une influence sur quelqu'un d'aussi considérable?
—J'y pense: cela sera si vous le voulez. C'est l'esprit pénétrant de la duchesse qui a conçu ce projet et ce n'est pas celui qui lui fera le moins honneur.
—De grâce, quelle est donc cette personne?
—Vous n'ignorez pas les intentions du roi pour mademoiselle de Lafayette.
—Mademoiselle Louise!... prononça Philippe avec un trouble soudain.
—Ma meilleure amie! fit Henriette; oh! si c'est d'elle que dépend la délivrance de M. de Châteauneuf, je la lui réclamerai si instamment que nous l'obtiendrons bientôt.
Le chevalier considéra l'émoi de l'artiste et la candeur de la jeune fille, et leur adressant un regard affectueux:
—Vous êtes deux braves cœurs, dit-il; oui, vous nous servirez tous les deux, dût-il vous en coûter un peu, ajouta-t-il à l'adresse particulière de Philippe.
—Mon Dieu, monsieur, fit celui-ci de plus en plus troublé, je ne sais si je comprends bien...
—Vous comprenez parfaitement. Il faut que mademoiselle de Lafayette, que l'approche du roi semble toujours effaroucher, comme un oiseau timide, prenne sur elle de répondre par un mot, un sourire, un geste, aux prévenances de Sa Majesté. Le roi n'est pas si exigeant. Il sera heureux de la mince faveur; il sollicitera comme une grâce d'accomplir un souhait de son idole, et elle obtiendra d'abord l'élargissement de notre ami, puis tout ce qu'elle voudra.
—C'est un plan merveilleux! fit Henriette avec enthousiasme; je veux y contribuer.
Mais le jeune homme ne se hâtait pas de s'y associer aussi vite, et même le chevalier vit poindre un sombre symptôme sur ses traits.
Dans sa droiture innée, il sentait que tout cela aboutissait à pousser Louise au-devant du monarque. C'était tout simplement le fameux plan conçu par la duchesse de Chevreuse, et que les chroniques du temps nous racontent dans tous ses détails.
Un roi est toujours un roi, s'appelât-il Louis le Chaste, comme celui dont il s'agissait, et les paroles du chevalier, si bien enveloppées qu'elles fussent, mordaient le cœur du jeune artiste comme un dard enfiellé.
—C'est convenu, lui dit le négociateur; vous comprenez qu'il ne s'agit que d'une manœuvre très innocente, et je vais dire à la duchesse que nous pouvons compter sur vous.
—Je ferai de mon mieux, répondit Philippe.
Le chevalier sentit qu'il ne fallait pas trop aviver cette plaie secrète, et que, pour un premier assaut, c'était assez. Il aborda adroitement un autre thème, destiné à établir un grand vide entre les affections indéfinies ou mal définies du jeune artiste et de la demoiselle d'honneur.
—Maintenant, mon enfant, dit-il à Henriette, il faut que je vous gronde... Je dois vous le faire observer, il est imprudent de vous montrer ici lorsque M. Philippe s'y trouve, après les derniers événements... Si votre père venait à le savoir, ou à vous surprendre...
—Mon père, monsieur, répondit-elle, non sans éloquence, quels reproches aurait-il à m'adresser? Je crois bien agir en réparant ses injustices.
—Oh! ces petites filles, ces enfants terribles!... murmura de Jars, ramené malgré lui à son humeur franche et cordiale.—C'est fort bien, mes enfants, reprit-il, et un ami tel que moi ne voit pas de mal dans ces entretiens; mais le monde est méchant, la cour surtout! On y voit du mal aux choses les plus innocentes... Croyez-moi, l'amour, c'est fort joli, mais ne laissez pas surprendre le secret du vôtre...
—L'amour! répétèrent ensemble les deux jeunes gens.
La fille du maître peintre, rouge comme une fleur de grenadier, se détourna, prête à pleurer.
Et Philippe, tout confus aussi, balbutia:
—Y pensez-vous, monsieur le chevalier? l'amour!
—La peste soit! fit de Jars avec son rire charmant, de quel nom nommez-vous donc ces jolis tête-à-tête?... Vous ai-je donc accusés d'un crime, que vous me regardiez de cet air de courroux? L'amour, mes enfants, c'est le bonheur; ce que je vous en dis, c'est pour que le vôtre se prolonge le plus possible...
—Mais, dit Henriette avec une coquetterie naïve et un embarras délicieux, je vous assure, monsieur, que vous vous trompez; M. Philippe ne m'aime pas!...
—Par la morbleu! il aurait grand tort!... exclama de Jars, et je suis sûr du contraire!
Puis, comme elle se disposait à s'éloigner:
—Sans rancune, mademoiselle Henriette.
Il lui tendit sa franche et loyale main, où elle posa le bout de ses doigts.
Philippe lui prit le bras et la conduisit à petits pas, sans oser lui adresser la parole, jusqu'à la porte.
—Vous reviendrez, n'est-ce pas? lui dit-il avec émotion au moment de la laisser aller.
—Oui, fit-elle tout bas; mais ce n'est point de l'amour, au moins, n'allez pas le croire!...
Sur ce mot, elle s'échappa, pour que ses yeux ne donnassent pas un démenti à ses lèvres.
Philippe revint tout songeur à son chevalet, où M. de Jars l'attendait tranquillement.
—Vous ne m'en voulez pas non plus, lui dit celui-ci, de vous avoir éclairé sur vos propres sentiments. C'est cette adorable enfant que vous aimez; je vous l'atteste, et c'est un bonheur pour vous; car l'amour des grandes dames, voyez-vous, c'est souvent un malheur, c'est toujours un danger.
Mais le jeune homme se taisait, en proie à deux courants qui se disputaient son âme. Il n'osait croire à l'amour de Louise, et il regardait celui d'Henriette comme un rêve.
Tout son être débordait de bonheur, et cependant il éprouvait au cœur des serrements, comme si, pour conserver une partie de lui-même, il se voyait forcé d'en abandonner une autre.
Il n'eut pas le loisir de formuler une réponse.
Une apparition, toujours néfaste, succéda à celle de la jeune fille. Le père Joseph se montra sur le seuil que celle-ci venait de quitter.
Il parut d'abord surpris de voir le chevalier dans la galerie; mais, en homme qui n'a pas l'habitude de s'étonner, il approcha.
—Je ne vous cherchais pas, monsieur, lui dit-il d'un ton glacial; cependant, puisque je vous trouve, je m'acquitte dès à présent d'une commission dont je suis chargé pour vous.
—S'il vous plaisait d'ajourner indéfiniment cet entretien, mon père, fit le chevalier, fidèle à sa bonne humeur, je ne m'en offusquerais point. Vous abordez les choses d'un air qui n'a rien d'engageant.
—C'est que je n'ai rien de plaisant à vous dire, monsieur. Le roi s'est souvenu que vous étiez commandant de Lagny-le-Sec...
—Sa Majesté est bien bonne d'avoir pensé à moi.
—Il désire que les places d'armes soient bien gardées, et il vous invite à vous tenir entre les murs de la vôtre jusqu'à nouvel avis.
—Fort bien, mon père; c'est un ordre d'exil. Me sera-t-il permis, avant de partir, d'aller présenter mes hommages à monseigneur de Richelieu?
—Son Éminence ne reçoit personne... excepté son peintre, que je viens chercher de sa part et qu'elle veut voir de suite.
XIII
LA DÉNONCIATION.
Le cardinal était enfoncé dans son fauteuil, sa barrette rabattue sur son front, les sourcils rapprochés, les lèvres pâles.
Sa main froissait deux papiers, l'un épais, qui avait d'abord formé un rouleau tel que celui d'une estampe; l'autre d'aspect sordide, sali de trois lignes d'une écriture grossièrement contrefaite.
Il sortait de dessous ses paupières des éclairs pareils à ceux qui sillonnent un ciel d'orage.
Le tonnerre grondait sourdement dans ce cerveau altier. De Jars ne s'y était pas mépris: la cour était à la tempête.
Il n'y avait au monde qu'un seul homme capable de se présenter à lui en un pareil moment—le roi ne l'eût pas osé: c'était le père Joseph.
Il entra avec son assurance mêlée d'astuce, suivi de Philippe, calme comme à son ordinaire, et persuadé sans doute qu'il s'agissait d'une séance de peinture.
—Monseigneur, dit le franciscain en se penchant vers le grand fauteuil, voici votre jeune peintre.
Et il se retira à deux pas, épiant ce qui allait avoir lieu.
—Approchez, monsieur, fit sèchement le cardinal.
L'artiste s'avança et se plaça devant lui, respectueux mais tranquille.
Richelieu porta sur lui toute l'énergie de sa prunelle étincelante sans qu'il se troublât, et sa vue provoquant de nouveau la sensation qu'elle avait produite dès le premier jour sur le ministre, une expression douloureuse se mêla au courroux qui se lisait sur son visage.
Cependant ce sentiment fut le plus fort.
—Vous êtes un fier ingrat, monsieur, lui dit-il.
—Moi, monseigneur?...
—Je croyais que c'était le vice des hommes faits, mais vous, vous commencez de bonne heure; je vous en adresse mon compliment...
—Que Votre Éminence me pardonne; j'ignore comment j'ai pu mériter ce reproche.
—Vous ignorez!... insista le cardinal, s'animant en présence du sang-froid et de l'attitude ferme de l'artiste.
—Sur mon âme!
—Avez-vous eu à vous plaindre de moi?
—Monseigneur!...
—Je me sentais porté à vous aimer, moi! Vous avez une figure trompeuse qui m'abusait; et puis vous ressemblez à quelqu'un... qui n'eût jamais fait ce que je vous reproche!
—De grâce, veuillez me dire...
—Répondez-moi d'abord. Ne vous ai-je pas accueilli avec bonté dès le premier jour? Lorsque j'ai étendu sur vous ma protection, n'étiez-vous pas dans un de ces moments critiques qui brisent une existence, et surtout une existence d'artiste?
—Tout cela est vrai; mais je n'ai pas cessé de vous en être reconnaissant.
—Laissez-moi parler. Lorsque je vous offris de vous nommer mon maître peintre, de vous attacher à ma maison, à ma personne, pourquoi refusâtes-vous?
—J'eus l'honneur d'en expliquer les raisons à Votre Éminence.
—Les raisons?... les prétextes, monsieur! Les vrais motifs, je les sais aujourd'hui. Vous étiez parmi mes ennemis, et vous y vouliez rester.
—Si Votre Éminence entend parler de Madame Mère, je ne lui ai pas caché que Sa Majesté fut ma première protectrice; je tiens à demeurer près d'elle par gratitude et par dévouement.
—Nous connaissons ces grands mots, j'en suis assailli à la journée. Mais cette gratitude, ce dévouement à la reine-mère vous obligeaient-ils à travailler contre moi?
—Oh! vous êtes aussi fort sur la dissimulation que sur le reste, nous savons cela. Malheureusement, vous ne me trompez plus... Connaissez-vous ceci...?
Il déroula l'un des papiers, et le lui mit sous les yeux.
C'était une caricature sanglante, qui courait tout Paris, sous le manteau, avec un formidable succès[13].
Elle représentait le cardinal et Satan se donnant la main, et se disant réciproquement: Nihil sine te (rien sans toi).
Une heure auparavant, Richelieu, entrant chez la reine Anne d'Autriche pour lui faire sa cour, avait vu toutes les dames se détourner pour rire à sa vue, et son regard avait surpris aux mains de la princesse un exemplaire de l'odieuse planche.
Pour un homme d'État tel que lui, le ridicule était la plus amère comme la plus redoutable des hostilités.
Ses espions lui avaient déjà transmis des indices sur l'existence de cette estampe, mais sans parvenir à se la procurer. En la voyant chez la reine, et en reconnaissant l'effet qu'elle produisait, il était rentré chez lui dans une colère qui avait fait trembler tout son entourage.
C'est alors qu'il avait reçu, par un envoyeur mystérieux, l'exemplaire qu'il présentait à Philippe de Champaigne.
Celui-ci le prit, y jeta un coup d'œil, et le lui rendit avec un signe de dédain.
—Que vous semble de ceci? demanda le cardinal en l'interrogeant plus encore du regard que de la voix.
—Une œuvre misérable, indigne de l'attention d'un homme comme vous.
—Ah! fit ironiquement Richelieu, vous trouvez? Et l'auteur de cette œuvre, quel est votre avis sur son compte?
—Quelque mécontent ou quelque pauvre artiste qu'on aura gagé.
—Vous êtes indulgent pour vos confrères.
—Pardon, monseigneur, je suis artiste. Ne prostituant point mon crayon à de semblables objets, je ne reconnais pas leurs auteurs pour mes confrères.
La noble droiture de ces paroles ne désarma pas le cardinal.
—A merveille! Alors vous m'aiderez dans le choix de la peine qu'ils méritent?
—Il n'en est qu'une: le mépris.
—Peste! vous croyez donc les misérables qui commettent de tels attentats contre la majesté du pouvoir susceptibles de sentir le poids d'un châtiment purement moral? Qui m'attaque attaque la royauté, monsieur; et la royauté est chose sacrée, car elle est ici-bas la représentation du pouvoir divin.
Nous avons des lois et des supplices contre les sacrilèges. J'entends que l'auteur de cette planche infâme, qui me vilipende comme représentant du roi et comme représentant de l'Église, subisse la peine réservée aux sacrilèges.
Que vous me faites de bien, soupira-t-elle.
Cet arrêt ne vous paraît-il pas équitable?
—Veuillez me permettre de m'abstenir, monseigneur. Je suis peintre et non membre du Saint-Office. Et puis, l'auteur, ce me semble, ne s'est pas fait connaître; ce dessin ne porte pas de signature.
—Enfin! je vous attendais là! s'écria Richelieu. Oui, n'est-ce pas, l'infâme s'est retranché sous l'abri commode de l'anonyme. A une œuvre diffamatoire et calomnieuse, à un pamphlet, point de signature! Le venin est lancé et le reptile jouit dans son repaire inconnu du mal qu'il cause. Mais tous les autres ne sont pas inaccessibles. La vérité est plus malaisée à cacher que les méchants ne le supposent...
Je connais le coupable!
En prononçant ce mot comme une sentence, le cardinal se leva, et parut dominer l'artiste de sa haute taille et de son air imposant.
Celui-ci, cependant, ne répondit rien; seulement, une marque de commisération pour le malheureux caricaturiste se montra sur sa physionomie.
Richelieu y lut un autre sens, et ajouta vivement.
—Vous le connaissez donc aussi?
—Moi, monseigneur?... Je vous jure...
—Pas de vains serments. Lisez!
Cette fois, ce fut le second papier qu'il lui tendit.
Une vive rougeur alluma le front élevé de Philippe en parcourant ces lignes; puis il les rejeta avec dégoût sur la table voisine.
—Que répondez-vous, monsieur? demanda le cardinal.
—Rien, monseigneur.
—Rien? quand cette lettre vous dénonce comme l'auteur de cette planche infâme!
—Que puis-je objecter à cela, monseigneur? Cette lettre est plus infâme encore que le dessin, et comme lui elle est anonyme.
—Alors, vous saurez me prouver votre innocence.
—Mon innocence parle d'elle-même, monseigneur, et l'on ne prouve point ce que l'on n'a point fait.
—J'admire votre orgueil, lorsque tout vous accuse.
—Moi?
—Vous-même! le refus d'entrer dans ma maison; la ressemblance de cette image, car c'est en faisant mon portrait que vous traciez ma caricature... et, plus encore, vos affinités avec mes ennemis, votre présence aux conciliabules de la reine-mère! Ah! je suis bien informé, n'est-ce pas, et vous ne comptez plus m'imposer votre superbe assurance!...
—Nous parlions d'ingratitude tout à l'heure; certes, c'est une qualité que vous professez à ravir, et je n'ai pas à m'étonner que vous l'appliquiez à mon égard, après avoir vu comment vous agissiez vis-à-vis de votre maître de peinture!
—Mon maître Duchesne?
—Au moment où vous le rendiez la fable de la cour ne cherchiez-vous pas à séduire sa fille?
—Henriette?... Ah! silence, au nom du ciel! Monseigneur, c'est l'ange le plus pur...
—Vous l'avez affolée cependant; le père Joseph me l'a dit...
Et se tournant vers le franciscain, peu satisfait d'intervenir dans ce débat:
—Voyons, parle, ordonna-t-il; en imposé-je?
Le capucin pouvait bien dire tout ce qui lui plairait, Philippe n'entendait plus.
Il restait atteint de stupeur, à cette idée que tout le monde paraissait connaître une passion dont lui seul n'avait pas eu conscience jusqu'à ce jour, et qu'il ne s'avouait pas encore franchement.
Que faire?... Son âme flottait dans un émoi sans égal. Son admiration pour Louise, les doux propos échangés avec elle, était-ce de l'amour? Il avait dû le croire... Mais son amitié pour Henriette, son bonheur à se rapprocher d'elle, qu'était-ce donc?
Choisir entre elles deux, c'était en renier une! Louise si tendre... Henriette si dévouée!...
Son combat intérieur se reflétait sur son visage, et ses deux observateurs ne voulaient y voir que la confusion d'un coupable écrasé par l'évidence.
—Que penseriez-vous, monsieur, reprit Richelieu, si l'on vous envoyait rejoindre à la Bastille l'un de vos protecteurs, M. de Châteauneuf?
—Monseigneur, répondit-il en retrouvant sa fermeté, il est impossible qu'un homme tel que vous sacrifie à ce point à un ressentiment personnel, qu'il immole un innocent sur un indice honteux comme celui-ci.
Comme il se trouvait près de la table, il prit dédaigneusement la dénonciation du bout des doigts, puis désignant le franciscain:
—Je penserais, si cela arrivait, qu'une influence injuste vous a indisposé contre moi.
—N'accusez pas le père Joseph, monsieur! Dès le premier moment, convaincu comme moi de votre crime, il a pris parti pour vous, et si je l'eusse écouté, au lieu de vous réserver à cet entretien et à un châtiment sévère, je me fusse contenté de vous expédier au loin, sans vous revoir.
Philippe reconnut à ce trait la pensée opiniâtre qui tendait à l'éloigner de la France, et surtout de Paris.
Comme il tenait toujours l'écrit anonyme, on le vit tout à coup pâlir, s'agiter, balbutier des syllabes incohérentes.
—Qu'est-ce encore? demanda Richelieu; que voyez-vous dans ce papier?
—La preuve de mon innocence, que je regardais comme impossible, monseigneur!
—Quelle est cette preuve? fit ironiquement le cardinal.
Le père Joseph se rembrunit et perdit un peu de son impassibilité factice.
—Cet écrit ne porte pas de nom, monseigneur; mais pour un œil exercé, chaque mot présente comme une signature celui de son auteur...
Il n'acheva pas, un sentiment inexplicable le retint, et rejetant avec un mélange de dédain et d'amertume le billet parmi les autres papiers où il l'avait pris, il se contenta de murmurer:
Le père Joseph s'avança vivement, et s'interposant entre les deux interlocuteurs:
—Je vais l'emmener, dit-il, en montrant Philippe.
Cet empressement peu habituel lui valut, de la part de Richelieu, un de ces longs coups d'œil sous lesquels la dissimulation fondait presque inévitablement comme la neige au feu.
—Vous êtes trop pressé, dit-il en se levant; ne voyez-vous pas que, malgré la longueur de cet interrogatoire, nous arrivons à peine au point capital?
Et se tournant vers l'artiste:
—Il me faut ce nom! ordonna-t-il.
—Sur ma foi de chrétien, j'éprouve, rien qu'à y penser, un invincible dégoût...
—Ce nom, vous dis-je! Ne comprenez-vous pas que vous ne pouvez le taire à présent?...
—Soit donc, monseigneur! Exercé comme je le suis à l'étude des lignes et des aspects, je vous le déclare, celui qui a tracé cette dénonciation est maître Duchesne.
—Voilà une parole grave, monsieur, fit froidement Richelieu.
—Une accusation insensée, ou plutôt une hallucination d'accusé... interrompit encore le franciscain.
—Ainsi, reprit le premier, vous attribuez cette lettre au peintre de Madame Mère.
—Dieu m'est témoin, monseigneur, que cette déclaration me navre l'âme; il m'en coûte plus que je ne saurais l'exprimer de m'en prendre à un tel homme d'une action si noire... mais la vérité avant tout... Maître Duchesne nourrit contre moi, vous ne l'ignorez pas, une rancune profonde...
—Toute cette affaire se complique, monsieur, interrompit le cardinal. Heureusement la justice et la loi ont des moyens d'arriver à la lumière et à la vérité.
—Je ne demande pas autre chose.
Le cardinal revint à son confident:
—Mon père, dit-il, vous allez consigner monsieur dans une des petites pièces des salles basses.
Philippe suivit sans objection le capucin, qui le conduisit dans cette partie à moitié souterraine du Louvre que nous connaissons, et l'enferma dans une cellule voisine de celle où déjà il tenait confiné Labadie.
—Commencez-vous à comprendre, lui dit-il en le quittant, que vous eussiez mieux fait de suivre mes avis, et que ce Louvre est plein de périls pour un jeune homme étranger au monde et sans expérience.
Philippe se contenta de lui répondre:
—Il se peut que vos intentions et vos conseils fussent sages, mais je garde la paix de ma conscience, et je ne vois de pénible, dans ce qui m'arrive, que le chagrin qu'en pourront éprouver mes amis.
Après sa sortie, le cardinal demeura assez longtemps en proie à un combat intérieur, provoqué par la sympathie spontanée que lui avait inspirée le jeune peintre et par la crainte qu'il éprouvait, peut-être pour la première fois, de persécuter en lui un innocent.
Mais revenant, par une conséquence obligée, à l'incident qui dominait pour l'heure toutes les considérations, il fit entendre le cri sec et perçant de son sifflet, auquel Desnoyers accourut.
—Qui est là-dedans? lui demanda-t-il en désignant l'antichambre.
—Messieurs de Bois-Robert, Beautru et M. le lieutenant-civil.
—Laffémas? Qu'il entre!
Desnoyers introduisit ce personnage, dont le nom et le caractère ne sauraient être ignorés de nos lecteurs.
Instrument servile des exigences sanglantes de Richelieu, il n'y eut pas d'exemple qu'il lui marchandât jamais la tête d'un prévenu.
L'échafaud et la torture étaient son élément.
—Que m'annoncez-vous, monsieur de Laffémas? lui demanda son patron dès qu'il se montra.
—Que voilà, monseigneur, une superbe journée pour pendre!
Il montrait le soleil qui resplendissait à travers la fenêtre.
Ce lazzi, qui lui était familier,—Bois-Robert le constate dans ses écrits,—annonçait chez lui un excès de belle humeur[14].
—Il y a toujours des mécontents, monsieur le lieutenant-civil; la cour est un foyer de conspirations; les femmes s'en mêlent, et par hasard elles sont discrètes... Le temps est beau, mais vous n'avez personne à pendre, quoi que vous en disiez.
—Peut-être bien, Éminence.
—Par la mordieu! parlez alors.
—Vous avez embastillé M. de Châteauneuf, consigné M. de Jars; vous tenez en surveillance la duchesse et l'entourage de Madame Mère; M. de Bassompierre est en disgrâce, et cependant l'audace des ennemis de l'État est encore telle qu'ils lancent contre vous des pamphlets et des caricatures. C'est tout simple: Votre Éminence faiblit depuis quelque temps; la chambre ardente chôme. C'est à peine si le Parlement a, pour s'entretenir la main, quelques affaires de pillerie et de fausse monnaie.
«Ah! si Votre Éminence voulait, nous aurions bientôt le mot de tous ces conspirateurs!»
—Il y a du bon dans ce que vous dites là. Nous y reviendrons. Parlons d'abord de cette odieuse estampe...
—Au fait, je venais précisément annoncer à Votre Éminence que j'ai amené avec moi, et laissé en bas, sous bonne escorte de soldats du guet, un certain marchand d'images qui a, le premier, fait circuler celle-ci.
—Vive-Dieu! mon cher lieutenant, ce faquin va nous désigner l'insolent dessinateur et ceux qui l'ont mis en œuvre!
—Eh! eh! monseigneur, la chose va moins vite que Votre Éminence. Cependant je compte bien délier la langue de ce maraud!
—A la bonne heure! Usez de tous les moyens: l'argent, les promesses...
—Votre Éminence est trop bonne, ricana le chacal avec un air hypocrite; c'est là ce qui fait le mal. Promettre?... à quoi bon? Menacer, plutôt.
—Agissez à votre guise, pour peu que vous agissiez promptement.
—Du moment que Votre Éminence s'exprime ainsi, je réponds du succès. J'avouerai même que, plein de confiance en sa sagesse, j'avais déjà pris quelques petites dispositions, d'accord avec le père Joseph.
—Ah! très bien!
—Un de mes hommes a dû mettre en état la salle de la galerie souterraine du Louvre où sont déposés certains ustensiles...
—La salle de la torture?
—Votre Éminence l'a dit, nous allons procéder tout à l'heure à une question anodine, qui déliera la langue de ce pleutre... Ah! si Votre Éminence n'était pas si faible, si clémente, je sais bien quelqu'un dont nous tirerions de beaux renseignements, rien qu'avec un ou deux coins...
—Et celui-là, vous l'appelez?...
—Oh! inutile de le nommer, car Votre Éminence refuserait.
—Qu'en savez-vous? Je veux en finir avec mes ennemis de toute espèce et de tout sexe. Si donc vous connaissez un homme capable de me livrer leurs plans, indiquez-le-moi, et je vous l'abandonne.
—Pas celui-ci, vous dis-je, monseigneur, répéta le pourvoyeur du bourreau, en attisant l'impatience du maître.
—Celui-là comme les autres!
—En vérité, insinua Laffémas, vous me confieriez, pour causer avec lui un quart d'heure, dans cette précieuse salle dont nous parlons, ce beau chevalier de Jars...
—Hein! fit le cardinal, emporté par la surprise... de Jars?
—Je le disais bien, Votre Éminence refuse.
—Je l'ai déjà exilé...
—Un enfantillage; au lieu de conspirer à Paris, il conspirera à Lagny.
—Je ne dis pas. Mais écoutez donc: le chevalier n'est pas un libraire, un marchand d'estampes, un premier venu. S'il n'était même que commandant de Lagny, mon Dieu, l'on pourrait voir. Par malencontre, il est, en outre, de l'ordre de Malte, abbé de Saint-Satur. Lui faire subir la question, sans un motif bien déterminé, c'est nous exposer à des ennuis avec son ordre et les hauts bénéficiaires ses collègues...
—L'intérêt du roi, monseigneur, l'intérêt du roi! Le chevalier, j'en suis sûr, a la clef de tout ce qui se prépare contre votre personne et votre puissance... Au besoin, pour prévenir les criailleries, le Parlement ne nous refuserait pas un ordre d'interrogatoire... Ce chevalier est d'une impertinence... Je suis sûr que notre excellent père Joseph verrait avec satisfaction qu'on rabattît sa morgue et son persiflage...
—Richelieu réfléchissait: il détestait cordialement de Jars, comme tout ce qui était droit et franc, et aussi en raison de ses rapports avec la duchesse et Châteauneuf.
Il ne réfléchit donc pas longtemps.
—Au fait, répondit-il, l'intérêt du roi est là, et, grâce au Parlement, nous agirons en pleine légalité... Eh bien, réussissez avec votre croquant d'imagier... et nous verrons.
—Je réussirai!... affirma la hyène, se pourléchant déjà les lèvres à l'idée d'attacher à son chevalet l'un des plus vaillants gentilshommes de France.
XIV
DEUX CŒURS POUR UN AMOUR.
Laffémas, on vient de le voir, était bien servi par ses espions et par son instinct de bête fauve. Il avait du premier bond flairé la meilleure proie.
De Jars, ennemi-né du cardinal, était entré corps et âme dans le complot suscité par la duchesse pour en finir avec ce despote qui, non content de dominer les choses, voulait soumettre aussi les cœurs. Renverser le tyran et délivrer Châteauneuf, c'était une belle entreprise, car de Jars était un ami aussi ardent que Chevreuse était une maîtresse dévouée.
Se servir de Louise de Lafayette pour atteindre le but, c'était une de ces conceptions heureuses que la duchesse seule pouvait former.
Il y avait des difficultés, mais le mérite était de les vaincre.
L'attraction du roi vers la charmante fille d'honneur devenait plus évidente, par cent petits incidents insaisissables pour un œil ordinaire, mais très significatifs pour une attention intéressée.
L'objet de cette recherche ne paraissait pas s'en apercevoir, et cependant son indifférence ne décourageait pas le monarque. Il est vrai que la timidité de celui-ci ne lui avait jamais permis d'aborder clairement la matière, mais c'était encore un motif assuré du triomphe de la favorite en perspective, le jour où, d'elle-même, elle viendrait en aide à cette insurmontable timidité.
Rendre Lafayette toute-puissante sur le cœur et sur les conseils du roi, qui se montrait fort désireux de subir ce joug; continuer à dominer, par l'amitié et l'adresse, l'esprit de Lafayette, c'est-à-dire imprimer par son entremise à la volonté du faible monarque sa propre volonté, tel était en résumé le plan de la duchesse.
Que Louise arrivât à ce rang de favorite, avec elle arrivaient au pouvoir ses amis, et Richelieu était détrôné.
Mais, disons-nous aussi, Louise ne voyait pas, ou ne voulait pas voir, les aspirations du prince. L'ambition était étrangère à cette nature exquise et délicate. Chez elle, le cœur dominait tout... et le cœur était pris.
C'est ici surtout qu'il nous faut admirer le génie de madame de Chevreuse,—ce génie que les historiens n'ont vraiment pas trop vanté.
Le but de sa vie était devenu la délivrance de son amant, tous les expédients étaient légitimes pour y atteindre, même celui qui consistait à pousser mademoiselle de Lafayette dans les bras du roi.
La moralité du lecteur se récrie peut-être à cette idée; nous le prions, dans ce cas, de se rappeler que nous sommes ici dans la vérité historique et que ce n'est pas nous qui avons fait l'histoire. Nous avons entrepris de dévoiler quelques-uns des mystères immoraux du vieux Louvre, et certes ce n'est encore là que l'un des plus anodins.
Or, la duchesse, qui trouvait très simple et très désirable qu'une fille d'honneur de la reine devînt la maîtresse du roi, était cependant l'amie de Louise et de Philippe; de plus, elle avait la première deviné leur affection naissante.
Mais elle ne s'était jamais piquée, pour son compte, d'une fidélité éternelle. Châteauneuf avait succédé dans ses faveurs au duc de Lorraine, à Buckingham et au comte de Hollande. Elle pensait que toutes les femmes étaient façonnées à son image, qu'il fallait aimer son amant présent, comme si l'on ne devait jamais le quitter, et qu'il était bon de le quitter dès qu'on s'apercevait qu'on ne pourrait l'aimer toujours.
Elle se représentait, d'ailleurs, une union sérieuse entre Louise et le jeune peintre comme irréalisable, et se persuadait de très bonne foi que c'était rendre service à l'un et à l'autre d'élever entre eux des obstacles adroits, moins pénibles qu'une séparation brutale.
Elle les aimait de très franche amitié en leur dressant ces embûches, et s'il lui en revenait quelques scrupules, elle rassurait sa conscience par la conviction où elle se plaisait qu'elle asseyait la fortune de Louise et qu'elle faisait le bonheur de Philippe en le forçant à se déclarer pour Henriette.