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Les Mystères du Louvre

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Il s'égara quelques minutes dans la salle à manger.

Il s'égara quelques minutes dans la salle à manger.

Il suspendit une seconde le cours de sa phrase; puis, tout à coup, aussi insinuant qu'il venait de se montrer rogue:

—Une seule personne, dit-il, avait la puissance d'obtenir la grâce de ces prisonniers, l'adoucissement de leur sort, la garantie de leur existence... cette personne n'a pas voulu le comprendre...

—Messire, dit la princesse en l'écrasant de son maintien, il m'était avis que Votre Excellence ne reviendrait jamais sur ce chapitre!... Encore une fois, parlons de ma mère; est-ce vous qui oseriez lui donner des ordres?...

Comme le reptile sur lequel on marche, Duprat, blessé jusqu'au fond de son orgueil vindicatif, se redressa avec une rage désespérée:

—Madame la régente fera ce que je lui dirai de faire.

—Vous avez donc sur elle une autorité bien absolue? Vous vous croyez donc bien sûr de l'influence par laquelle vous la dominez?... Vous ne supposez donc pas que quelque circonstance puisse détruire ce lien?... Si c'est un secret, prenez garde,—la sagesse dit qu'il n'y a d'inviolables que ceux qui ne sont connus que de soi... Si c'est un crime,—Marguerite de Valois, en accentuant ces mots, s'était redressée de toute sa hauteur, imposante et magnifique comme l'incarnation de la justice céleste,—si c'est un crime, la sagesse dit encore que nul ne reste impuni.

—Votre Altesse, balbutia le chancelier, a des formes de discours impétueuses...

—Dites que j'aborde avec courage les objets les plus redoutés; dites que je plonge un regard au fond des abîmes... N'est-ce pas là qu'il faut aller chercher la vérité?... Les fantômes s'évanouissent devant celui qui a la vaillance de les poursuivre. Il en est de même de certains secrets, de certains pactes...

—Ne parliez-vous pas de votre sincérité, tout à l'heure, messire? Eh bien, je serais capable, sachez-le, de vous donner, à l'occasion, une preuve de la mienne,—s'il arrivait, ce qui ne doit pas arriver, messire, une recrudescence de persécution contre les captifs de la Grosse-Tour; moi, la sœur du roi, j'irais trouver le roi,—si loin qu'il fût!—et je lui dirais une seule parole, je prononcerais devant lui un seul nom, qui lui dessillerait les yeux et lui ferait connaître ce dévouement dont vous vous targuez.

Cette parole, ce nom, c'est tout un drame, c'est la page rouge de son règne,—elle a été tracée par vous, messire, avec du sang innocent:—souvenez-vous de Semblançay!!!

A ce nom de la plus signalée de ses victimes, une teinte livide envahit les traits d'Antoine Duprat.

L'ombre du surintendant se montrant à lui, ne l'eût pas plongé dans une stupeur plus cruelle que ce reproche d'homicide, éclatant à son oreille par cette voix indignée.

Mais ce ne fut qu'un éclair. Satan, foudroyé, ne tarda pas à relever son front marqué du sceau infernal, et il le releva plus redoutable et plus audacieux qu'avant sa chute.

Il éclata en un rire nerveux et rauque, tel que doit être celui des damnés; la princesse elle-même en ressentit un vague effroi:

—Vous m'avez dit le nom de la victime, exclama-t-il; eh bien, voulez-vous que je vous dise, moi, celui du délateur?... Prononcez plutôt une autre parole, celle que j'ai sollicitée à vos genoux, et le nom de Rainier Gentil remplacera sur la liste d'écrou des fosses du Louvre celui de Jacobus de Pavanes...

—Infâme!... s'écria la princesse; vous osez espionner et insulter la sœur de votre roi!...

Le lecteur a tout compris, sans nul doute: le monstre suspendu à la fenêtre de l'oratoire de la princesse avait reconnu dans un des deux hommes masqués admis en sa présence le traître Rainier Gentil, et avait tout dénoncé à Duprat.

Ce Rainier Gentil était Italien de naissance; il était conseiller aux enquêtes, et secrétaire du baron de Semblançay; c'était lui qui, vendant son maître, avait soustrait dans son chartrier les pièces faisant foi de son innocence, pour les donner à Antoine Duprat.

C'est à lui que font allusion ces vers où Clément Marot, dans l'élégie consacrée par ce poète à la mort de Semblançay, fait dire à cette grande victime:

En son giron jadis me nourrissait
Douce fortune, et tant me chérissait...
Mais cependant sa main gauche très orde
Secrètement me filait une corde
Qu'un de mes serfs, pour sauver sa jeunesse,
A mis au col de ma blanche vieillesse.

—Mon roi, répliqua le chancelier, brisant tout faux respect,—mon roi connaît mon ardeur à le servir...

—Traître! il connaîtra votre forfait!... Vous lui avez arraché l'arrêt de mort de l'homme qu'il appelait son père!... Tremblez, il saura tout!...

Duprat fit entendre un rire strident, pareil au sifflement d'une vipère, et grimaçant une entière assurance:

—Le roi François Ier est un prince éclairé, dont on ne surprend pas aisément la religion. Il ne se rend que sur de bons motifs.

—Celui-ci n'est pas assez terrible, peut-être!...

—Le roi n'a pas condamné le surintendant sans l'entendre. Lorsque le baron de Semblançay a osé accuser la mère du roi, pour se justifier du grief de péculat, le roi lui a demandé des preuves...

—Des preuves!... répéta Marguerite avec délire.

—Le roi, poursuivit Duprat, demandera aussi des preuves à sa sœur. Mais sa sœur ne pourra les lui fournir, et les eût-elle, elle hésiterait peut-être; car ces preuves, elles ne condamnent pas seulement son ennemi le premier ministre, mais sa propre mère...

—Ah! oui, n'est-ce pas, vous vous êtes dit:—La princesse Marguerite connaît la vérité sur le procès du surintendant, elle sait que j'y ai pris la plus grosse part, mais qu'importe! elle ne pourra faire entendre à son royal frère que des accusations sans consistance, et puis elle ne voudra pas livrer sa mère pour le plaisir de perdre un ministre, et de sauver son amant.

N'est-ce pas, je lis à livre ouvert dans votre pensée, monseigneur. C'est bien cela!... Vous vous êtes tenu ce langage!...

Eh bien, j'en suis fâchée pour votre pénétration, vous vous trompez!... Pour délivrer le monde d'un monstre tel que vous, pour sauver le chevalier de Pavanes, qu'elle aime de toute sa tendresse de femme, de toute l'horreur que vous méritez, de toute la haine que vous portez à ce noble captif,—pour accomplir cela, la princesse Marguerite ne reculera devant rien!...

On eût dit une lionne courroucée, dont le chasseur téméraire a frappé le compagnon dans la saison des amours.

Elle agitait son épaisse chevelure comme une plantureuse crinière, ses yeux dardaient des regards de feu, et ses blanches mains s'agitaient en des mouvements à la fois gracieux et menaçants.

Antoine Duprat affecta de rentrer dans le calme, à mesure que son interlocutrice se montrait plus exaltée.

—Votre Altesse y réfléchira, dit-il, elle ne tentera pas une fausse démarche. Le roi ne prendra pas parti contre son premier ministre et sa mère, s'il ne lui est valablement démontré qu'ils ne sont pas victimes d'une calomnie...

Allons, Altesse, vous voyez que je suis le plus fort, le plus habile, et que mes serviteurs rendraient des points aux vôtres dans ce genre d'escarmouches...

Cette hypocrite placidité acheva d'éperonner sa colère.

—Sur mon âme, dit-elle, en lui lançant ses arguments en traits acérés par le sarcasme, à vous entendre, messire, on croirait que les honnêtes gens sont condamnés à servir de jouet aux autres, et que la cause juste inspire moins bien ses soutiens que la mauvaise!... Vous vous abusez, je vous jure! Quand on sait à quels adversaires on s'attaque, on se prémunit en conséquence. Pensez-vous donc que je n'aie pas songé à ces subterfuges, à ces subtilités sur lesquelles vous vous êtes fié?...

«Parce que ces témoignages écrits sont détenus par vous, me croyez-vous donc désarmée? Me jugez-vous donc si imprudente que j'eusse été vous faire connaître mes découvertes et mes desseins, pour le plaisir de vous braver et de vous dire mes projets?...

«Allons, messire, vous êtes trop bon diplomate pour supposer tant d'inconséquence à une femme de la cour, à une femme amoureuse!...

«Il est plus d'un moyen de convaincre le roi. Vous êtes maître des témoins muets du forfait qui crée une alliance odieuse entre la régente et vous; mais s'il existe un témoin vivant, un troisième complice...

«Si, garanti par moi, ce complice repentant, et moins coupable que les autres, d'ailleurs, confesse et déclare au roi la trame à laquelle il prit part, le roi hésitera-t-il encore?...»

Le chancelier poussa de nouveau son rire d'aspic.

—Malheureusement pour tant d'habileté, dit-il, ce complice, ce témoin ne fera pas cette confession.

—Et qui l'en empêchera?... Cet homme est à moi!

—Cet homme n'est à personne, madame, il appartient à la loi.

—Que prétendez-vous dire?

—Je veux dire qu'un homme a été arrêté, il y a quelques jours, comme il sortait furtivement, à l'abri de la nuit, du palais du Louvre...

—Vous avez osé!... s'écria la princesse, pâle d'indignation.

Duprat poursuivit imperturbablement en aiguisant à son tour chaque syllabe:

—Cet homme était recherché pour crime de concussion dans des fonctions publiques... A l'heure que voici, on le juge devant le tribunal qui a condamné le surintendant Semblançay à mort, pour un motif absolument pareil... Il est vraisemblable que les magistrats qui ont si bien compris leur devoir une première fois, n'y failliront pas aujourd'hui.

—Savez-vous que c'est véritablement infâme, de rendre la justice, qui est religion et chose sacrée, complice de tant d'abominations?...

—Et alors, reprit le chancelier avec son calme sardonique, Votre Altesse comprend le surplus: ce délateur mort, plus d'indiscrétions possibles, plus de témoin importun.

—Ah! c'en est trop! je devancerai vos coups, je préviendrai cet arrêt d'iniquité... Ou plutôt, je m'égare, il est impossible que le parlement laisse deux fois surprendre sa conscience; il refusera le service odieux qu'on ose réclamer de lui...

—Écoutez, interrompit Duprat.

Il alla à la fenêtre donnant sur le quai et l'ouvrit.

Un crieur public s'était arrêté en face, et sa voix monta jusqu'à la princesse:

«Arrêt du parlement, qui condamne maître Rainier Gentil, conseiller aux enquêtes, à être pendu au gibet de Montfaucon, pour crime avéré de péculat dans des fonctions publiques, et ordonne que l'exécution aura lieu dans les vingt-quatre heures, à la diligence de M. le procureur au Châtelet.»

Marguerite de Valois se soutint au dossier d'un fauteuil: ses jambes fléchissaient sous elle.

—A présent, madame, demanda le chancelier, conviendrez-vous que je l'emporte?... Eh bien, fit-il en se rapprochant avec une ardeur involontaire, et en modérant les inflexions de sa voix, il ne tient qu'à vous que tout ceci soit un rêve, que le conseiller Gentil vive, et que le captif des fosses du Louvre soit mis en liberté.

A cette nouvelle et outrageante proposition, toutes ses forces lui revinrent, et de son geste impérieux montrant la porte à ce tentateur exécré:

—Sortez! lui dit-elle.

XXI
LE PHILTRE DE L'ALCHIMISTE.

En des temps comme ceux-là, dans un pays gouverné par des mains telles que celles de Louise de Savoie et d'Antoine Duprat, la justice n'a pas un bandeau, mais un voile pour se cacher la face; ce n'est pas une balance, c'est une hache qu'elle tient.

Le conseiller Gentil, cet Italien infâme qui avait secondé le crime de la régente et du chancelier, méritait la mort, à coup sûr, et c'était un acte providentiel qu'il la reçût de l'homme auquel il avait sacrifié son loyal maître. Mais son arrêt, tel qu'il fut rendu, n'était pas moins inique, car il reposait sur des griefs imaginaires, et non sur son forfait trop réel.

Duprat n'avait garde, en effet, de mettre l'accusation sue ce terrain; il lui importait à tout prix d'étouffer le mystère de l'affaire de Semblançay.

Quelques années auparavant, nous l'avons dit plus haut, soupçonnant Jean Poncher, général des finances, seigneur de Chainfreau, secrétaire du roi, ancien argentier de Charles VIII et de Louis XII, d'être sur la voie de la vérité, il s'était hâté de se défaire de lui, sans s'inquiéter de son rang ni de ses titres, par un de ces mêmes arrêts d'un tribunal servile.

Jean Poncher, innocent et intègre, avait été pendu, sous prétexte de péculat, comme le surintendant Semblançay, et aujourd'hui, Rainier Gentil, seul coupable dans cette trame ténébreuse, et le seul qui pût relever la vérité, subissait la même peine.

C'était donc la troisième tête qui tombait pour assurer le repos des deux instigateurs, des deux seuls personnages qui eussent profité de la dilapidation des fonds de l'armée, la régente et le premier ministre.

Il eût fallu en immoler cent autres, cent autres eussent péri: quand on est entré dans cette voie, on ne s'arrête plus.

Rainier Gentil était d'ailleurs loin de jouir de la même estime que le baron de Semblançay et que Jean Poncher; son supplice ne souleva pas les mêmes réprobations que le leur. Son innocence fut peu discutée par l'opinion, qui s'étonna tout au plus, tant on l'avait accoutumée à ces formes judiciaires, de la promptitude et de la discrétion avec laquelle son procès avait été conduit.

Évidemment, tout s'était passé de façon qu'il ne pût ni se défendre ni tenter la révélation de ce qu'il savait touchant ses deux puissants complices. Le chancelier assistait à la séance, près du président, et dès que l'accusé essayait de prendre la parole, on lui imposait silence sous menaces de le mener à la salle de la question, et de le juger en son absence.

La cour, subissant d'ailleurs l'influence du chancelier, affecta de ne pas s'émouvoir de l'exécution; on s'en occupa un jour à peine au Louvre, comme d'un acte de bonne justice.

La régente, qui en profitait pour sa sécurité propre, en manifesta elle-même un contentement qui acheva d'imposer aux courtisans l'attitude qu'on attendait d'eux.

Il survint enfin une circonstance qui ne permit plus d'y songer, sous peine de se mettre en opposition flagrante avec le vent du pouvoir: la princesse Marguerite fit distribuer des invitations pour une petite fête intime.

Les plaisirs bruyants, tels que la danse et le jeu, devaient en être exclus, mais on y retrouverait les amusements moraux, les exercices intelligents et gracieux qui naguère signalaient ces réunions chez la dixième muse, ainsi que les poètes la qualifiaient.

Cette nouvelle causa d'abord une grande surprise. Depuis la mort de la reine Claudine, celle du duc d'Alençon et la captivité du roi, il ne s'était tenu au Louvre d'autres assemblées que les audiences glaciales et attristées de la régente.

Tout l'intérêt fut pour ce signe de renaissance, on se confondit pour y trouver mille prétextes plus ou moins plausibles, et, en fin de compte, les invités se préparèrent à s'y rendre, en tenant fort peu de cas des idées de la régente sur la modération nécessaire dans le costume.

Bref, il y avait si longtemps qu'on ne s'était trouvé en demeure de se parer, que les cavaliers et les dames déployèrent un luxe qui rappelait de loin les folies du camp du Drap-d'or.

La fête ainsi improvisée eut donc le sort heureux des plaisirs que l'on n'a pas prévus, et dont pour cela on profite bien mieux que de ceux dont on escompte d'avance les jouissances.

L'appartement de la princesse, situé, comme on sait, dans l'aile méridionale du palais, avait vue également sur la rivière et sur la cour, et sur les jardins intérieurs.

A l'exception de l'oratoire donnant de ce dernier côté et relégué dans la partie la plus retirée du logement, toutes les fenêtres se montrèrent éclairées à la fois; si bien que de l'autre côté de la Seine, les habitants du faubourg Saint-Germain durent se demander avec surprise d'où venait ce réveil, et quelle fête non prévue par le calendrier se célébrait là-bas.

Il y eut musique vocale et instrumentale, lecture de poésies, exercice devenu fort rare depuis la persécution des lettrés.

La duchesse d'Alençon elle-même récita un fabliau de sa composition, qui n'obtint pas un succès de complaisance, mais un de ces accueils sincères tels que les décerne un véritable parterre enthousiasmé. C'était un des contes qui devaient composer plus tard le Heptaméron, et devenir immortels.

Elle avait gardé sa toilette de deuil; mais, pour faire honneur à ses invités, elle s'était résignée à y ajouter quelques parures, à se faire coiffer avec quelques ornements; ses cheveux bouffants et relevés portaient au sommet sa couronne de duchesse entrelacée d'un léger crêpe.

Elle se multipliait plus vive, plus affable, plus gracieuse qu'en aucun temps. Elle avait des sourires pour tous, des paroles aimables pour ses intimes, et son charme rejaillissait sur l'assemblée.

C'était une gaieté communicative et que ne gênait aucune influence fâcheuse, car le chancelier Antoine Duprat avait été excepté des invitations. Sa présence importune eût tout gâté; cet homme avait le privilège de porter avec lui la contrainte et la défiance.

On conçoit que la princesse devait l'exclure. Le résultat de leur dernière entrevue les avait rendus irréconciliables.

Duprat était le mauvais génie de la cour, et cependant la princesse, qui écrivait des contes, eût peut-être fait sagement de se rappeler celui des banquets auxquels on oublie de convier la méchante fée!...

Triboulet, qui tirait beaucoup moins à conséquence, et qui n'était pas susceptible de garder, ostensiblement du moins, rancune d'une parole offensante, s'était impudemment glissé parmi ces beaux seigneurs et ces belles demoiselles.

Les pages ni les huissiers n'avaient pas d'ordre pour l'en empêcher, et Marguerite de Valois, ne voulant pas troubler par le moindre nuage la gaieté de ses invités, fit semblant de ne pas le voir.

Peut-être bien calculait-elle qu'il valait mieux qu'il ne fût pas en ce moment à épancher son venin avec le chancelier, et qu'il pût, après la fête, lui porter le témoignage de l'entrain dont il aurait été témoin.

Puis encore, sa verve et ses saillies contribuaient à cette gaieté.

Il allait, venait, se montrait partout, lutinait chacun, lançait des épigrammes, débitait des lazzis. La pétulance de ses saillies émerveillait ceux qui étaient les plus blasés sur ce chapitre.

En roulant ainsi de pièce en pièce, il s'égara quelques minutes dans la salle à manger, où les varlets venaient de disposer un souper splendide.

Sa taille lui permettait de se faufiler derrière les sièges ou sous les tables sans être aperçu.

Leste comme une des levrettes dont il était le compagnon, il se blottit derrière le dossier du fauteuil destiné à la princesse, au haut bout de la salle, à gauche d'un autre siège surmonté de l'écu aux fleurs de lis, réservé à la régente.

Et c'est alors qu'il eût fallu le voir!

La prunelle ardente, les narines enflées, l'écume au coin des lèvres, sinistre autant qu'il affectait d'être insouciant tout à l'heure, il tira de son pourpoint un imperceptible flacon de grès, et étendant le bras vers une aiguière de vermeil, posée devant le couvert de la princesse, il y vida tout le contenu de sa fiole.

Il tenait d'une main sa marotte inclinée vers la natte.

Il tenait d'une main sa marotte inclinée vers la natte.

Marguerite de Valois, par suite de son état maladif, depuis ces derniers temps, ne buvait pas de vin, mais seulement une espèce d'orangeade, prescrite par un docteur. Cette aiguière ne servait qu'à elle.

Le nain malfaisant se glissa ensuite, tout bouleversé par son action, sous la table, et sortit à l'autre bout de la salle, pour courir rejoindre les invités dans un salon voisin. Il ne songea même pas à se retourner, crainte peut-être de se voir poursuivi par son ombre,—les méchants ont peur de tout.

Cependant, s'il eût vu quelque chose, ce n'eût pas été cette ombre de lui-même, mais entre deux rideaux d'une tenture entre-bâillée, les yeux vigilants et les traits austères de Michel Gerbier faisant fonctions d'intendant de sa maîtresse.

Gerbier ne rappela pas le bouffon, il le laissa partir au contraire, puis il alla prendre l'aiguière, et en changea le contenu, par précaution pure, car il avait reconnu le flacon dont s'était servi Triboulet, et ce flacon, sorti du laboratoire de Jean de Pavanes, ne l'effrayait pas.

Chose singulière, à mesure qu'il se rapprochait des salons, Triboulet, loin de reprendre sa belle humeur, devenait plus sombre. Il s'agitait, se démenait en vain pour s'exciter lui-même; le rire se refusait à refleurir sur son visage, et il se sentait si lugubre, qu'il n'osait se montrer en cet état; il avait peur qu'on ne lût sa mauvaise action dans son trouble.

Au lieu donc d'entrer tout d'un coup dans la foule, il prit un détour afin de gagner le temps de se remettre.

Nous l'avons dit, c'était une nature incomplète; il aimait le mal, mais sans en posséder toute la profondeur.

Dans ce détour, il aperçut deux femmes qui traversaient à la hâte une galerie joignant la chambre de la princesse.

Son instinct d'espion l'entraîna sur leurs pas; elles se glissèrent dans un cabinet de toilette, et il reconnut la princesse et mademoiselle de Tournon.

—Vite, vite, chère Hélène, disait Marguerite, du blanc sur mon front, du rose sur mes joues, du carmin sur mes lèvres!...

Et elle se laissait tomber sur une chaise devant une table chargée de cosmétiques.

Dans leur hâte, elles avaient seulement poussé la porte, et l'entre-bâillement permettait d'observer et d'entendre tout.

La glace placée sur la toilette renvoya au bouffon l'image de la princesse; cette image lui fit peur.

La belle des belles était pâle et défaite comme une morte.

—Ah! que je souffre, soupira-t-elle.

—Du courage!... encore cet effort, ma chère dame!... lui dit Hélène en s'efforçant de réparer, à l'aide de fard et de couleurs, les ravages de cette figure flétrie soudainement.

Marguerite de Valois se laissait faire, elle était anéantie.

—Et dire, reprit-elle, que voilà trois fois, depuis deux heures, que je suis obligée de recourir à ce mensonge, pour ne pas faire horreur à mes invités!... L'émoi, les angoisses qui me torturent font couler mon fard et fondre mon carmin.

—Chère maîtresse, ne vous laissez pas abattre au moment décisif.

—Sois tranquille! Ne vois-tu pas comme je suis rieuse, affable; comme je mêle mon mot à tous les entretiens; comme je souris a tous les groupes!... Va, Dieu me sera en aide, j'irai jusqu'au bout... si je ne suffoque pas!... reprit-elle en comprimant avec sa main son sein gonflé par les tortures.

Hélène, tout en remplissant sa tâche, laissa perler une larme qui vint brûler la main de sa royale amie.

Celle-ci la regarda alors avec une inexprimable affection.

—Tu pleures de mes maux, tendre sœur, lui dit-elle: oh! merci, va! cette larme te sera comptée au ciel!... Ah! je n'ai pas le droit de pleurer, moi!... je donne une fête!... Que Dieu pardonne à ceux qui me rendent si malheureuse, et qu'il m'accorde cette nuit la réussite de mon projet suprême, ou qu'il reprenne ma misérable vie!...

Sa confidente sentit la nécessité de rompre cet épanchement.

—Voici le mal réparé, dit-elle; hâtons-nous de rentrer dans les salons, on y remarquerait l'absence de Votre Altesse, et l'heure du souper est venue.

Quelques secondes après, elles repassaient plus fraîches plus animées, au milieu de la brillante assistance, où déjà Triboulet faisait tinter ses grelots.

Mais, à son extrême contentement, il ne fut pas obligé de recommencer ses facéties, car des pages, porteurs de candélabres aux bougies parfumées, ouvraient les abords de la salle du festin, où la régente et sa fille précédaient le reste de la cour.

Michel Gerbier, une chaîne d'argent fleurdelisée au cou, présidait au service, un maître-queux découpait les pièces sur un buffet, et des varlets, écussonnés sur toutes les coutures, pourvoyaient aux besoins des convives.

Le fou de la cour se tenait près d'un dressoir surchargé de vaisselle, se faisant petit et silencieux pour ne pas y être découvert.

Il tenait d'une main sa marotte inclinée vers la natte du parquet, et se rongeait, jusqu'à en faire sortir le sang, les ongles de l'autre.

Il eût fallu une sensation bien plus cuisante pour l'arracher à l'attention qu'il portait à la princesse Marguerite.

A travers l'éclat des bougies, le reflet des cristaux, le rayonnement des vases d'or; au milieu de l'atmosphère saturée de parfums de toilette et d'aromes culinaires, dominant de son siège élevé, jumeau du trône de sa mère, la longue file des invités, elle paraissait plus qu'une femme, plus qu'une altesse, elle semblait une de ces déités que l'antiquité revêtait d'une forme féminine, pour idéaliser la beauté et rendre la divinité palpable.

Les varlets ayant commencé à remplir les coupes, Michel Gerbier prit l'aiguière de vermeil placée devant sa maîtresse, et versa de l'orangeade jusqu'au bord du hanap qu'elle tendait de sa main délicate.

L'intendant versait hardiment, sans trahir aucune méfiance, et cependant Triboulet, dont le cœur battait par saccades violentes, ayant cru voir son œil dirigé vers l'angle où il se dissimulait, éprouva une défaillance, et s'affaissa sur ses talons.

Ce bruit insaisissable se perdit dans celui du banquet; et quand le fou royal se hissa sur la pointe des pieds, peu de secondes après, pour fixer encore son regard vers l'astre qui le fascinait, l'intendant était dans une autre partie de la salle, et Marguerite de Valois faisait raison aux santés de ses convives, en buvant une longue gorgée de son breuvage particulier.

Toutes les arquebuses du Louvre auraient pu éclater en cet instant aux oreilles du bouffon, sans qu'il les entendît. Son existence, ses aspirations étaient attachées à cette coupe. Au mouvement de ses lèvres, on eût juré qu'il la buvait lui-même.

Lorsque la princesse la reposa sur la table, il passa sa manche sur son front, comme un homme qui vient d'accomplir un rude labeur; il poussa un soupir pareil à un gémissement, et commença à grimacer un sourire hébété, qui se termina par un frémissement de tous les muscles de sa face.

Son œil halluciné par la persistance de sa contemplation, et son imagination enfiévrée lui montraient la princesse changeant de couleur et blêmissant sous son fard.

Parfois, il croyait la voir pâmée entre les bras de ses serviteurs; le moindre de ses mouvements lui procurait des angoisses étranges. Un observateur superstitieux eût certainement pensé que le bouffon croyait sa destinée attachée à celle de la sœur du roi.

Il trépignait d'impatience, se tordait d'inquiétude, roulait des yeux hagards; véritablement, ce soir-là, il était fou.

Il y avait des instants où les oreilles lui tintaient, le choc des gobelets devenait pour lui un grincement lugubre; les éclats de gaieté, des cris de menaces sardoniques. Alors, il se prenait les tempes à deux mains et cherchait à appuyer son front sur le bord froid du marbre du dressoir, pour se calmer par cette sensation.

Enfin, ce supplice eut un terme.

Il était neuf heures, la princesse se pencha vers sa mère, lui dit un mot, et la régente se levant, ce fut le signal de la retraite.

Les deux princesses s'embrassèrent, Louise de Savoie fit signe à sa favorite, la petite d'Heilly, de s'approcher et de l'accompagner; Marguerite de Valois envoya un sourire d'adieu à ses invités, et prenant le bras de mademoiselle de Tournon, regagna sa chambre.

Triboulet eut une impulsion involontaire, comme s'il allait s'élancer sur sa trace; son gros torse s'agita sur ses frêles fuseaux incrustés dans le plancher, ses bras suivirent le mouvement de son torse, il baissait déjà la tête à l'exemple du bélier qui donne en avant contre l'obstacle de son chemin; Michel Gerbier, l'intendant, l'échanson, se trouva devant lui, et son aspect le fit reculer jusqu'au fond de l'angle discret qu'il commençait à fuir.

Le père nourricier de la princesse Marguerite n'offrait pourtant rien de terrible. La paix, le contentement régnaient sur son excellente figure, sa démarche était à l'avenant, celle d'un majordome qui se réjouit du succès d'une fête dont il avait la responsabilité.

Les convives les plus retardataires achevaient de disparaître au fond des galeries avoisinantes; les varlets éteignaient les girandoles, les pages retournaient à leur dortoir. La tranquillité succédait à l'animation et au bruit.

Gerbier se montra surpris et content de rencontrer le bouffon sur ses pas.

Eh! par là, mordieu! s'écria-t-il, c'est maître Triboulet! Qu'êtes-vous donc devenu pendant le festin, mon joyeux compère? On ne vous a pas vu... Pensiez-vous que l'ordonnateur vous eût négligé?... Vous eûtes tort; votre place était marquée: la folie ne nuit jamais dans un souper de prince.

Le bouffon allait répondre, il lui coupa la parole.

—Pas d'excuses, dit-il, tout peut se réparer. Les maîtres ont festoyé, mais cela ne remplit pas la panse des serviteurs. Messire Triboulet, si vous êtes en bonnes dispositions, c'est moi qui vous invite.

Le bouffon, suffoqué d'abord en se voyant rencontré dans son coin par Michel, pour lequel il ressentait une méfiance innée, céda à cet accueil engageant. Les soucis qui couvraient son front de rides pareilles à des cordes rugueuses s'amoindrirent peu à peu, puis se changèrent en une satisfaction rutilante, lorsque l'intendant ajouta:

—Nous n'aurons pas loin à aller. Vous savez qu'un bon majordome sait penser à ses maîtres, sans s'oublier. Ma foi! j'ai fait mettre de côté, là, dans un office, où nul ne nous dérangera, un quartier de venaison, la moitié d'un pâté de paon, un chapelet d'ortolans rôtis, et quelques fioles d'un vin d'Argenteuil dont vous me direz des nouvelles.

—Là, tout près?... répéta le bouffon pour lequel cette circonstance avait un intérêt considérable.

—Au bout de ce couloir; tenez, vous voyez la porte. Vous acceptez, n'est-ce pas?

—Pour vous obliger, ricana le bouffon avec un clignement d'yeux aussi aimable que possible; je pense que vous êtes comme moi, je ne trouve rien de fâcheux comme de souper sans compagnie... et puisque le vin est bon...

—Soyez sans crainte. Je ne vous verserai pas de l'orangeade, comme à madame Marguerite!...

Ce diable de Michel Gerbier eut beau dire cela avec un gros rire de bonhomie, sa plaisanterie figea le sang dans les veines de son invité.

Mais il eut honte de cette impression, et, secouant frénétiquement ses grelots, pour se donner une contenance:

—Pouah! de l'orangeade! une médecine qui rend malades les gens en bonne santé!... Vous êtes expert ès matières de gourmandise, maître Gerbier; j'ai faim de venaison et soif de vin d'Argenteuil!

—Alors, mon camarade, aux fourchettes et aux bouchons!

Des mets succulents et surtout épicés par un raffinement perfide, encombraient la table de l'office.

Le majordome referma avec précaution la porte sur lui et son compagnon, et ayant donné une escabelle à celui-ci, se mit en devoir d'ajouter au menu les objets indispensables à un couvert complet: fourchettes à trois dents, couteaux bien affilés, et deux gobelets d'étain, luisants comme de l'argent, qu'il prit sur une étagère, où peut-être ils ne se trouvaient pas tout à fait rangés par hasard, comme ils en avaient l'air.

Absolument pareils à première vue, ils portaient cependant vers le milieu de leur hauteur, une lettre gravée différente. Mais qui eût été s'aviser et surtout se préoccuper de cela!

L'amphitryon en donna un à son hôte et plaça négligemment le second à sa place, puis, ayant apporté sous sa main plusieurs bouteilles de grès à large encolure, il attaqua la pièce de venaison.

Dès les premières bouchées, la soif s'alluma de part et d'autre.

Michel fit sauter un bouchon et remplit jusqu'au bord les gobelets, puis tendant le sien pour trinquer:

—A nos santés, maître Triboulet!...

—A notre festoiement perpétuel en ce monde et en l'autre!

Et le bouffon choqua son gobelet contre celui de l'intendant, mais sans se presser de boire.

Il n'y a que les empoisonneurs pour vivre sous la peur continuelle du poison.

Michel Gerbier ne fit pas mine de voir cette hésitation, il engloutit son vin en deux gorgées.

Triboulet, gagné et rassuré par son exemple, le suivit de près.

L'éloge du liquide et celui des mets se succédèrent dès lors sans interruption, au milieu des rasades et des meilleurs morceaux.

Le bouffon n'attendait plus qu'on lui versât, il allait au-devant des fioles. Il buvait, buvait, buvait, non pas en joyeux viveur, car, malgré ses efforts, il ne trouvait pas un lazzi pour payer l'hospitalité de son compagnon; une insurmontable humeur noire éteignait ses intentions de gaieté; il buvait en homme qui cherche à s'étourdir.

Mais, loin de remplir ce but, le vin ne servait qu'à compliquer la tempête et le tumulte qui grondaient en son cerveau.

Deux idées fixes, indélébiles, obstinées, se dressaient surtout devant lui: la mixtion qu'il avait jetée dans l'aiguière de la princesse, et la scène du cabinet de toilette.

Il continuait de boire, que depuis longtemps déjà il ne mangeait plus, mais c'était à la façon de ces ivrognes taciturnes que le vin n'a plus la vertu d'égayer, ni même d'étourdir.

—Eh bien! maître Triboulet, fit le majordome après l'avoir observé silencieusement, ne me chantez-vous point, pour terminer cette petite frairie, une de vos bouffonneries exhilarantes?

—Foi de gentilhomme! répondit-il péniblement, ce n'est pas la volonté, c'est la voix qui me manque. Je me sens incapable de donner une note.

—Plaisanterie pure; je ne vous demande pas des sons de rossignol, mais un refrain que je puisse répéter avec vous.

—Excusez-moi, maître, je me sens tout maussade; c'est la faute de votre vin, vous m'en avez trop versé.

—D'ordinaire, plus on boit plus on rit, et vous êtes tout mélancolique.

—Mélancolique, moi! allons donc!...

Il voulut rire, mais la gaieté ne vint pas.

—Décidément, murmura-t-il, je crois que vous dites vrai; je ne me sens pas bien; et comment se fait-il que vous, qui m'avez tenu tête coup pour coup, vous conserviez votre bonne humeur?

—Hum! ma bonne humeur, répondit Gerbier en secouant la tête; il n'y a pas de quoi, cependant; le service de madame Marguerite n'est pas gai depuis longtemps.

Au nom de la princesse, Triboulet se ranima.

—Elle est fort tourmentée, la belle Altesse?

—Il faudrait le voir comme moi, pour s'en bien faire une idée. Ah! les grandeurs ne donnent pas la félicité!... Son existence se consume dans les chagrins, dans les larmes... Vous l'avez vue sourire et plaisanter ce soir, au milieu de ces gentilshommes et de ces damoiselles... eh bien, je peux vous avouer cela, la mort était en elle...

—Je le sais... prononça tout bas le bouffon, en proie à une émotion singulière.

—Elle passe ses nuits sans sommeil, ses jours sans sécurité. Autour d'elle semble s'agiter un monde d'ennemis implacables, acharnés à sa misère!... Et, seule pour lutter, elle n'a que moi et mademoiselle de Tournon à qui se confier; sa propre mère est l'alliée de ses ennemis!...

Triboulet écoutait en proie à une agitation morale de plus en plus prononcée; mais en même temps les forces physiques paraissaient lui manquer. Ses mouvements devenaient lourds, sa tête retombait malgré lui sur sa poitrine.

Michel Gerbier suivait chacun de ces symptômes, et, à mesure qu'ils augmentaient, sa voix devenait plus forte, ses déclarations plus nettes, ses aveux plus francs.

Il trouvait une éloquence irrésistible pour peindre les peines de sa chère maîtresse, pour flétrir ses persécuteurs, et, voyant le bouffon cloué à sa place par la torpeur insurmontable qui montait de sa poitrine à sa tête:

—Ces persécuteurs, exclama-t-il en se dressant avec force, tu es le plus lâche et le plus infâme de tous!

Le vieillard était transfiguré. Le majordome patelin, l'amphitryon caressant avait disparu. C'était un champion terrible, auguste, solennel, au regard redoutable.

—Qu'est ceci? Que prétendez-vous? balbutia le bouffon confondu.

—Je prétends que l'heure est enfin venue de te jeter tes vérités à la face! Infâme suppôt de Duprat, sache donc que je ne t'ai pas perdu de vue une minute durant toute cette soirée. Je t'ai vu te glisser comme un voleur et un assassin dans la salle du banquet, je t'ai vu répandre dans le breuvage de ma chère maîtresse le contenu de ton flacon criminel.

—Grand Dieu! s'écria Triboulet.

Mais son compagnon poursuivit:

—Par malheur pour toi, j'étais là, j'ai changé l'aiguière, et cependant je ne craignais pas ta sophistication... Ta fiole, pauvre fourbe, ne contenait que de l'eau pure, inoffensive...

—Gaspard Cinchi!...

—Gaspard Cinchi s'était joué de toi!... Le soporifique avait été livré pourtant et devait servir: tu voulais le faire prendre à autrui, et c'est toi qui l'as bu...

—Ce vin?

—Ce vin était sans mixture, je l'ai partagé avec toi, mais j'avais préparé ton gobelet...

—Malheureux!...

—Et veux-tu que je te dise pour quoi je te surveillais, pourquoi madame Marguerite, consumée de douleur, a donné une fête?... C'est parce que nous avons conçu un plan qu'il importait de tenir secret à ton maître et à toi; un plan qui va s'exécuter tout à l'heure, qui va rendre la sérénité de l'âme à madame Marguerite, et confondre les desseins de Duprat et les tiens!... Ah! tu as beau chercher à soulever ta tête, à user de tes jambes engourdies; tu es à moi, ou plutôt à ce philtre puissant, et le succès est à nous!...

Il jeta encore un regard sur le nain, transformé en une masse inerte, et s'apprêta à sortir en l'enfermant derrière lui.

Mais, par un dernier, par un suprême effort, Triboulet souleva sa grosse tête, et tournant de son côté ses yeux glauques:

—Malheur!... malheur! murmura-t-il; pauvre sot!... tu t'es trop méfié de moi... Je vaux mieux que tu n'as cru... Tu as pris pour de la tristesse ce qui était du remords... J'ai tant vu souffrir ta maîtresse que j'ai eu des regrets... Ah!... ma tête s'alourdit... J'eusse pu vous sauver... tu as voulu me perdre... un danger terrible vous menace... C'est ta maîtresse que tu as perdue...

Le Châtelet.

Le Châtelet.

Il balbutia encore quelques syllabes inintelligibles, et sa tête retomba si pesamment sur la table, qu'elle imprima un soubresaut à la vaisselle.

Le vieillard, éperdu, se précipita vers lui, le secoua, l'inonda d'eau fraîche; quelques gouttes du philtre de l'alchimiste avaient provoqué ce sommeil, rien n'était capable de le rompre.

En cet instant, un refrain lancé par un batelier monta de la rivière jusqu'à l'endroit où ils étaient.

Triboulet eut un dernier tressaillement machinal, et Michel Gerbier lui jetant un regard désespéré, s'élança à travers les galeries vers la chambre de la princesse.

XXII
SUR LA GRÈVE.

Qu'avait donc comploté et que savait donc Triboulet, ce séide assidu d'Antoine Duprat?

D'abord, son flair diabolique l'avait mis sur la voie des projets désespérés de la princesse; il n'avait pas été une minute dupe de la joie factice qui lui faisait donner une fête. Mais s'il voyait clairement que cette fête n'avait pour but que d'égarer l'attention, il ne se doutait pas des tortures qu'elle imposait à la pauvre Marguerite.

Triboulet valait mieux que Duprat.

Rien au monde n'était capable de détourner celui-ci d'un mauvais dessein. La vie de ses adversaires, le bonheur de ses ennemis étaient de faibles hochets qu'il brisait sans plus de scrupules qu'un enfant brise ses jouets.

Le bouffon, au milieu de ses penchants détestables, n'était pas aussi absolu, et quelquefois une bonne pensée surgissait parmi ses pires entraînements.

Il était possédé d'une passion insensée pour la même femme que son patron; mais on a vu déjà que, loin de prétendre comme celui-ci, à la réciprocité de sa tendresse, il se rendait justice et fût devenu, au prix de la plus légère faveur, son esclave dévoué.

Ses mépris, ses dédains avaient exaspéré son humeur; renonçant à la flétrir, il l'avait traquée pour la réduire au désespoir, pour perdre le rival heureux dont il enviait jusqu'à la captivité.

Maître de ses secrets, il avait livré le plus grave de tous à Duprat, dans un but horrible et qui ne pouvait être entrevu que par une imagination en proie à un délire infernal.

Tandis que le chancelier dresserait un piège à sa victime, lui, Triboulet, maître de leurs plans à tous, usant du philtre qu'il tenait précieusement en réserve, plongerait la princesse dans une sommeil insurmontable, et, s'introduisant près d'elle, aurait à sa merci cette beauté superbe.

C'était odieux, c'était infâme, c'était lâche, mais qu'attendre d'un tel être, transporté d'une telle frénésie!

Et vous l'avez vu, fidèle à son complot, ramper jusqu'à l'aiguière de la princesse, et y vider le flacon que la sage prévoyance de l'alchimiste avait rempli d'un liquide inoffensif.

Il aimait cette femme, pourtant; il l'aimait d'un amour sincère dans son exaltation. Ce qu'il faisait contre elle, c'était par la rage de cette passion misérable, à jamais condamnée à rester inassouvie.

Aussi, l'émoi qu'il ressentait en accomplissant la sophistication, sa défaillance après l'avoir accomplie, étaient autant des symptômes de désespoir et de remords que des marques de colère.

Il se voyait déjà maître de cette femme, livrée à lui par ce subterfuge; il allait la posséder à sa merci, plus heureux que Duprat, auquel elle ne serait jamais!... Oui, mais à quel prix? dans quel état? Et ce philtre, était-ce bien un soporifique et non un poison?

A cette idée, d'avoir peut-être à se reprocher la mort de l'œuvre la plus accomplie de la création, il avait cru mourir lui-même.

C'est en proie à ces violences, à ces luttes, tout prêt à courir renverser le breuvage pernicieux, qu'il s'était égaré jusqu'à la porte du cabinet de toilette.

La découverte des angoisses de la princesse l'avait frappé en plein cœur, comme un dard acéré. Il ne l'eût pas crue malheureuse à ce point; la haine, l'amour, la compassion, la concupiscence, se livraient dans son esprit et dans ses sens un combat furieux, et suivant que l'une de ces passions triomphait, il éprouvait tour à tour de la rage, du désir, et de la pitié.

Tous les raffinements de l'enfer l'avaient torturé durant ce long repas, où chaque atteinte portée par la princesse à sa coupe lui étreignait la poitrine comme dans un étau.

Il s'attendait à la voir défaillir d'instant en instant, il tremblait que la dose de la mixture n'eût été trop considérable, que le sommeil n'arrivât trop tôt, que Marguerite n'eût pas le temps de regagner sa chambre, et puis surtout l'idée du poison.

Lorsqu'elle s'éloigna, il aurait voulu s'élancer sur ses traces; retenu par un instinct de sûreté personnelle, il espérait, dans son coin, échapper à la vigilance des varlets. Surpris par Michel Gerbier, il avait accepté son invitation parce qu'elle lui fournissait le moyen le plus naturel de ne pas quitter les appartements, et qu'il comptait, par un expédient ou un autre, peut-être en grisant le vieillard, rester maître de la place.

L'éloge de la princesse, le récit de ses chagrins, dont la révélation ne cessait de le poursuivre, avaient porté un coup décisif à son esprit ébranlé.

Il songeait à réparer ses crimes, à prévenir les manœuvres du chancelier, à mériter, par un aveu, par un avertissement salutaire, le pardon de celle qu'il avait persécutée, au moment où, tombé lui-même dans le piège où il comptait la prendre, il avait perdu la faculté de parler et de se mouvoir.

Ses regrets venaient trop tard, et les bonnes intentions de Michel Gerbier tournaient au détriment de sa maîtresse.

A l'instant où le refrain du rameur retentissait sur la rivière, une clarté brillait à l'une des fenêtres du Louvre, retombé depuis une heure, c'est-à-dire depuis la clôture de la fête, dans les ténèbres; une clarté brillait et disparaissait rapide comme l'éclair.

Le batelier s'était tu aussitôt, n'essayant plus de lutter de poumons avec le meuglement de la tempête qui agitait la Seine, et soufflait en rafales le long de la berge et contre l'aile méridionale du vieux palais.

Michel Gerbier traversant les galeries, les salles, le lieu du festin, se lança, la tête perdue, dans la chambre de sa maîtresse.

Trop tard! les appartements ne comptaient pas un varlet, et la chambre était vide.

Où courir, où la trouver, où lui annoncer qu'un piège est sous ses pas, que le plus redoutable de ses ennemis veille dans l'obscurité, et qu'un danger plane sur sa tête?

Autant de problèmes insolubles.

Si du moins ce danger était connu, il se jetterait au-devant pour sauver sa chère Marguerite; mais non, rien! Triboulet s'est endormi avant d'avoir livré le mot de cette redoutable énigme.

Il s'approcha d'une croisée, de celle peut-être où avait lui peu auparavant cette clarté, qui pouvait bien n'être autre chose qu'un signal; machinalement encore, il tira le petit verrou qui en fermait l'un des châssis carrés, et l'ouvrit.

Le vent se précipita par la trouée et vint le fouetter au visage, chargé d'une pluie piquante comme de la grêle.

Les éléments étaient ce qu'il craignait le moins en cet instant; il avança la tête et chercha à découvrir ce qui se passait au dehors.

Il lui fallut quelques minutes pour se faire à cette obscurité mêlée de brume et de pluie.

La fenêtre donnait sur la berge étroite qui séparait le Louvre de la rivière.

Il ne distingua d'abord que les flots houleux, se creusant en vallons et s'élevant en monticules, avec des mugissements pleins de présages funestes. Puis, son œil plus aguerri reconnut un objet qui, tantôt grimpant sur les vagues, tantôt descendant avec elles, et s'efforçant de les prendre par le travers, se rapprochait du palais par de pénibles manœuvres.

Il y avait là une arche en plein cintre, conduisant, comme un tunnel, du Louvre à la rivière. C'était une sorte d'embarcadère terminé par un quai de dalles d'une ou deux toises de longueur, et par un escalier en moellons.

Une épaisse porte en madriers de chêne, bardés de traverses de fer, fermait l'ouverture du cintre, et ne s'était pas ouverte depuis plusieurs règnes. La cour élégante et raffinée de François Ier n'eût songé à se servir de ce chemin fangeux pour se rendre à une partie de batelets sur la Seine. C'était un travail appartenant au système de fortification du Louvre, et destiné dans l'origine au service des défenseurs de la place.

L'attention du majordome se concentra cependant vers cet endroit.

Était-ce l'effet de la crainte, ou une cause réelle? Il lui semblait apercevoir parfois des formes vagues au milieu des amoncellements de pierres et des arbres qui entouraient ce petit quai.

Ce qu'il avait vu glisser à travers les flots et les brisant était un bachot, dirigé par un batelier sombre comme toute cette scène, et qui parvint, non sans peine, à atteindre les degrés et à s'y maintenir.

Un bruit singulier se manifesta bientôt; c'était la porte antique et massive qui roulait sur ses gonds oxydés.

Le batelier se leva tout debout dans son bachot et fit mine de s'avancer vers le bord; il étendait les bras, et deux personnes, un homme et une femme, répondant par leurs gestes muets à cet appel, s'approchaient de lui.

Enfin, un seul pas les séparait encore... Michel Gerbier ne respirait plus; identifié à cette scène, il en ressentait toutes les émotions.

Tout à coup, il se rejeta avec effroi dans la chambre, ferma la fenêtre et ne voulut plus voir. La berge s'était éclairée; des torches avaient surgi, allumées par l'enfer, de chaque côté de l'arcade. Les deux personnages, sortis par la porte de chêne, se virent entourés par une escouade d'archers bardés comme pour un assaut.

Deux d'entre eux s'emparèrent du jeune homme qui ne put faire usage de ses armes.

Le batelier, bondissant sur le quai, l'aviron levé en forme de massue, en asséna un coup terrible sur le pot de fer qui coiffait le plus proche, et le renversa.

—Que faites-vous, mon père? s'écria le captif, saisi aussitôt par d'autres mains redoutables.

Mais le vieillard, c'était un vieillard, dont le feutre s'était envolé au vent, laissant voir une épaisse chevelure et une longue barbe blanches, le vieillard ne répondit pas.

Une hache s'était abattue sur son front, et le flot s'était ouvert pour l'engloutir avec un bruit funèbre.

A ce bruit, les archers eux-mêmes avaient frissonné; les voix s'étaient tues, on n'entendait que celle du jeune homme, qui répéta avec un long gémissement, en cherchant à sonder l'abîme de son regard désolé:

—Mon père! mon père! mon père!...

L'écho de la voûte voisine répéta trois fois ce triple appel; mais le fleuve s'était refermé, et la victime ne reparut plus.

Sa compagne s'élança alors, frémissante et résolue, pour l'enlever à ses persécuteurs, les domina un instant du regard et du geste:

—Arrière! ordonna-t-elle.

Cette attitude, cet accent faillirent leur faire rendre leur proie. Mais un homme, vêtu d'un toge noire bordée d'hermine, le visage caché sous un masque, et la tête couverte du mortier de la magistrature suprême, apparut alors à son tour entre eux et cette femme:

—Place!... s'écria-t-il d'une voix vibrante qui la fit tressaillir.

—Soldats, reprit-elle, je suis la sœur du roi.

—La sœur du roi ne court pas la nuit en compagnie d'aventuriers; sorcière ou femme, arrière, à votre tour! Je ne vous connais pas!... Cet homme est hérétique, décrété d'accusation, revendiqué par le sacré tribunal de l'inquisition.

—L'inquisition!...

—Oui, l'inquisition, dont un message de notre gracieux et très catholique souverain François Ier autorise l'établissement.

—C'est impossible! Le roi François Ier, mon frère, ne peut avoir signé cela!

—Vous en demanderez la certitude au parlement, qui, demain, enregistrera l'édit, et nommera les membres de la chambre ardente.

—Calomnie, vous dis-je, calomnie!... Et vous, qui que vous soyez, qui savez de telles épouvantables nouvelles, reconnaissez en moi, je le veux, la duchesse d'Alençon, la fille de la régente et la sœur de votre maître!

L'homme à la toge noire affecta de ne rien répondre à cet ordre, et d'un geste impérieux:

—Archers, au Châtelet! prononça-t-il.

Ainsi, ce n'était même plus dans les fosses du Louvre que le prisonnier allait être conduit.

Les hommes d'armes, impassibles comme leur consigne, se mirent en devoir d'obéir.

La princesse, c'était bien elle, hélas! se précipita vers son cher chevalier et s'attacha à lui, luttant contre ces hommes de fer pour le leur reprendre.

Alors seulement il parut se ranimer et la voir. Depuis la disparition de son père, il était demeuré anéanti, les yeux obstinément fixés à la place où le gouffre s'était entr'ouvert, puis refermé sur la noble victime.

—Merci, chère dame, dit-il en lui donnant un dernier baiser; merci, il faut nous rendre à la fatalité, vous voyez bien qu'elle est contre nous... Souvenez-vous des paroles et des enseignements de celui qui vient de mourir: «Le corps s'éteint dans le trépas; les âmes survivent, et leur récompense est de se retrouver dans une existence plus heureuse!...» Fût-ce dans un siècle, Marguerite, quelque chose me dit que nous serons réunis.

Les archers l'entraînèrent.

L'homme noir, avant de les suivre, lança un long regard ironique et venimeux sur la pauvre femme dont il venait de briser le cœur, et qui s'affaissa lentement, anéantie, sur la dalle humide et glacée.

Le lendemain, des mariniers trouvèrent un bachot chaviré, et le cadavre d'un vieillard jeté par le flot sur la berge en face du Louvre.

Le bachot s'était crevé en plusieurs places en talonnant contre les degrés de pierre, et le vieillard avait le crâne fendu d'un coup de hache.

XXIII
LE DÉPART.

L'inquisition!... Duprat n'en imposait pas, c'était bien le cadeau que, du fond de sa captivité lointaine, et pour le prix des sympathies dont il était l'objet, François Ier faisait à son royaume.

La Sorbonne ne suffisait pas au zèle du chancelier, il lui fallait un tribunal spécial entièrement composé de ses créatures.

Ce fut d'abord aux livres et aux auteurs que l'on s'en prit, l'arrestation et le crime réel de Jacobus de Pavanes en donnent l'explication; le ministre avait à se venger du jeune lettré.

Antoine Duprat triomphait.

La nuit sanglante à laquelle nous assistions dans le chapitre précédent, ne cédait la place qu'à une œuvre encore plus sanglante.

Le jour le surprit présidant le conclave de ses nouveaux séides, leur délivrant leur charte, et préludant par ses instructions aux violences dont nous venons de donner une faible peinture.

Tous les luthériens étaient à ses yeux des Jacobus de Pavanes; afin de frapper celui-ci, il voulait les frapper en masse. Des aspirations sanguinaires rugissaient en lui, et il espérait les assouvir, comme si le sang n'appelait pas le sang, et comme si la hyène est jamais repue de cadavres.

Atteindre cette secte audacieuse et maudite, c'était d'ailleurs frapper du même coup Marguerite dans son affection de femme, dans sa foi de chrétienne. C'était s'attaquer à son cœur et à sa conscience, ces deux forteresses inaccessibles à sa passion et à son fanatisme.

Ah! c'était un grand calculateur, que ce grand misérable!

Une pensée importune ne laissait pas, au milieu de son conclave de jacobins inquisiteurs, de lui revenir sans cesse, comme ces aiguillons douloureux qui sont restés dans une plaie. Qu'était devenue la princesse? Que faisait-elle à cette heure?

Oui, l'idée de cette femme était inhérente à lui, comme la tunique du Centaure; il n'eût pu s'en délivrer qu'en enlevant les lambeaux de sa poitrine. C'était son châtiment.

Il l'avait laissée, elle, la sœur adorée du roi, seule, brisée, au sein de la nuit, sur les dalles imprégnées du sang de Jean de Pavanes, se tordant de désespoir, au bord du fleuve dont l'écume venait lui fouetter le visage.

Il l'avait méconnue, reniée, bravée. Il eût souhaité la rendre plus malheureuse encore, si la chose eût été possible. Et cependant, il essayait de descendre au fond de lui-même, il était contraint de s'avouer avec des rugissements intérieurs qu'il la trouvait belle, plus séduisante qu'aucune autre; que nulle n'avait soulevé en lui de pareilles tempêtes, et que sa détresse la rendait plus irrésistible que jamais.

Ses séides, étonnés, suivaient sans en pénétrer les vrais motifs les nuages qui obscurcissaient son front; et chaque fois qu'il avait suspendu son discours, dominé par ses tourments, il ne reprenait la parole que pour ajouter une rigueur aux rigueurs déjà prescrites.

Une circonstance l'étonnait aussi, c'était l'absence prolongée de Triboulet.

Le bouffon n'était pas de ceux que la plus auguste assemblée intimide, sa qualité de fou le rendait inviolable et couvrait ses témérités. D'où vient donc qu'il ne se montrait pas?

C'était lui qui avait mis son chef sur la voie du plan d'évasion combiné entre la princesse, l'ancien guichetier, le vieux Pavanes et les deux serviteurs dévoués, Hélène de Tournon et Michel Gerbier.

Triboulet, pénétrant partout, surveillant, espionnant tout, avait saisi les fils de cette tentative et les avait livrés à Duprat, qui avait organisé la contremine, trop bien exécutée.

Que le bouffon, conspirateur prudent, ne se fût pas montré au moment critique, rien de plus naturel; mais que devenait-il maintenant? N'avait-il pas vingt choses à apprendre à son patron et à lui demander?

Le lecteur, mieux instruit, connaît le motif insurmontable qui l'avait arrêté et mis à la discrétion de Michel Gerbier.

Il faisait jour lorsque son épais sommeil se dissipa.

Il se retrouva sur son escabelle, la tête appuyée sur la table chargée de mets, de flacons et de vaisselle, et tout d'abord il se crut en proie à un rêve moqueur.

Ce qui confirma un instant cette supposition, c'est qu'ayant voulu se remuer, allonger les bras, détirer ses jambes, il ressentit un engourdissement qui lui interdisait l'usage de ses membres.

La vue du gobelet perfide où il avait puisé le sommeil et l'ivresse finit pourtant par le remettre sur la voix. Il se reconnut. Il était dans l'office, mais il y était seul.

Alors il fut pris d'une profonde inquiétude sur les événements de cette nuit pleine d'embûches. Il se rappela, à son tour, la princesse trahie par lui et si malheureuse!

Quel que fût le résultat de ses projets, il comprenait que son affliction était au comble, soit que Duprat eût ressaisi sa proie, soit que le captif fût parvenu à s'enfuir, pour un exil perpétuel sans doute.

Ainsi Jacobus de Pavanes, ce rival détesté, n'était plus à craindre, et Duprat, le persécuteur, restait avec sa passion odieuse et sa méchanceté. A cette réflexion, Triboulet sentit croître la haine qu'il lui portait si sincèrement depuis longtemps, depuis surtout qu'il avait consenti à le servir.

Devenez donc meilleur, dit-elle sans colère!

Devenez donc meilleur, dit-elle sans colère!

L'impression qu'il en éprouva lui rendit le mouvement. Il bondit de son siège et courut vers une croisée donnant sur la cour du Louvre.

Un spectacle inattendu s'offrit à ses regards.

Michel Gerbier, entouré de serviteurs de la maison de madame Marguerite, présidait à un grand mouvement. Il y avait là une litière de voyage attelée de deux mules, dans laquelle on disposait des objets indiquant un départ immédiat, et d'autres mules sur lesquelles les pages et les varlets assujettissaient des bagages.

Tout ce monde, très-affairé, s'agitait dans un va-et-vient précipité, mais plein de circonspection, et prenait soin d'échanger ses observations à voix basse.

Le reste du palais paraissait dormir encore. Les rideaux des appartements de la duchesse d'Angoulême étaient clos, et rien ne trahissait la séance qui tenait le premier ministre debout dans son cabinet de travail.

Quelqu'un allait partir, quelqu'un de conséquence, assurément. Mais qui donc? Mais pourquoi ces préparatifs si soudains?

La réponse ne tarda pas. Une jeune femme en costume de voyage se montra sur le perron et vint parler au majordome. C'était Hélène de Tournon; elle paraissait précéder et attendre une personne, ce ne pouvait être que sa maîtresse.

Triboulet comprit le reste, et quitta précipitamment son observatoire.

C'était en effet Marguerite de Valois qui partait, et cette résolution n'avait pas été longue à germer en elle.

A peine le chancelier s'était-il éloigné avec ses soldats, entraînant le chevalier de Pavanes, et la laissant abimée dans sa fatalité, qu'un homme était sorti de la porte de chêne pour lui prêter son assistance.

C'était l'ancien guichetier, dont l'habileté avait tiré le captif de sa cellule et l'avait amené jusqu'au port, où il venait d'échouer. Cet homme avait craint de paraître devant Duprat; mais, plus compatissant que lui, il ne voulait pas laisser une pauvre femme sans secours en un pareil lieu, dans un tel moment.

A peine conservait-elle l'instinct de sa situation, les forces lui manquaient entièrement; heureusement il en avait pour deux. Il l'enleva dans ses bras, la rapporta dans la cour du palais, et joignant bientôt mademoiselle de Tournon, qui se tenait en vedette, réussit à la ramener dans son appartement.

Revenue à elle, sans vouloir entendre parler de soins ni de repos, elle avait mandé son intendant et lui avait ordonné de disposer, sur l'heure, son équipage de route avec le plus de prudence et le moins d'embarras possible.

—Mais où donc allez-vous, madame? s'était écriée Hélène, doutant qu'elle possédât son sang-froid.

—Tu le sauras, chère Hélène, pour peu que tu consentes à m'accompagner.

—Et moi, Altesse, obtiendrai-je la même faveur? demanda Gerbier.

—Toi, mon fidèle, tu resteras... N'insiste point, il faut que cela soit. Je n'ai que vous deux à m'aimer; si je vous emmène l'un et l'autre, qui prendra mes intérêts, qui veillera pour moi ici? Va, mon ami, mon père, ta tâche ne sera pas la plus douce; ainsi, ton zèle n'aura pas à se plaindre.

—Vous avez des paroles qui affoleraient les gens... Je resterai heureux de vous servir; mais serez-vous bien du temps partie?

—Autant qu'il en faut pour aller à Madrid voir l'empereur, voir le roi mon frère, et revenir.

A cette époque, une pareille expédition offrait des longueurs, des obstacles et des périls innombrables.

—Madrid!... Vous allez en Espagne! exclama son père nourricier tout ému.

—Avec du courage on va partout, et l'on en revient!

Que répondre, qu'objecter à une telle résolution? Et puis, s'il restait une dernière chance à la cause, à l'existence qu'elle défendait, cette ressource suprême ne se trouvait-elle pas dans l'affection que lui portait François Ier qui ne saurait pas résister à ses larmes?

Le vieillard essuya du revers de sa main ses yeux humides, et sentant bien la nécessité d'agir vite, il s'occupa de tout disposer. En sorte qu'au même moment le chancelier préparait la ruine du chevalier de Pavanes, et Marguerite de Valois son salut:

Le bon et le mauvais ange étaient aux prises.

Tout fut prêt avant que Duprat en reçût avis, car son auxiliaire lui manquait.

Marguerite apparut alors sur le perron; adressant à ses serviteurs un geste de bienveillance, et s'appuyant sur le bras de sa compagne de route, elle commença à descendre les marches.

Au moment de franchir les dernières, elle poussa un cri de surprise et se rejeta en arrière. Le bouffon était là, prosterné, comme s'il eût voulu se faire écraser sous ses pieds.

—Encore lui!... dit-elle avec amertume.

Mais il se souleva à genoux, et ses mains jointes tendues vers elle:

—Madame, supplia-t-il, ne partez pas sans me pardonner!

Le malheur rend les méchants impitoyables, mais il augmente la générosité des bons cœurs. La princesse trouva tant de douleur et de repentir dans cette attitude, dans cet accent, qu'elle n'eut pas la force de tenir rigueur à ce triste complice de ses chagrins.

—Devenez donc meilleur, lui dit-elle, sans colère, sans mépris.

Et pour prouver qu'elle pardonnait en effet, elle lui tendit sa main.

Il fit un mouvement pour la porter à ses lèvres, mais il s'arrêta.

—Non, dit-il, plus tard, quand j'en serai devenu digne... et je le deviendrai!

Puis il se contenta de baiser le bas de sa mante, et se relevant avec une énergie étrange:

—De cette heure, Altesse, prononça-t-il, vous pouvez compter sur un esclave, et le chancelier sur un ennemi à la vie, à la mort.

XXIV
QUI TROMPE-T-ON.

Rien d'impossible à un cœur soutenu par un véritable amour.

En cette circonstance mémorable, Marguerite de Valois en fournit une éclatante preuve. Ni la fatigue, ni les ennuis, ni les privations d'une si longue course à travers des provinces hostiles ou à demi-sauvages, par des chemins qu'il fallait créer, avec des étapes de périls et de dénûment, rien ne la rebuta, rien ne lui arracha une plainte pour ses propres souffrances.

Si elle exhala quelques paroles de ce genre, ce fut pour compatir à la mauvaise étoile de ses compagnons, de sa chère Hélène et de ses gens, qu'elle dédommageait ainsi amplement des incidents fâcheux de l'expédition.

—Ne nous affligeons pas, ne nous désespérons pas, répétait-elle à chaque mésaventure, nous sommes encore favorisés de notre sire Dieu, car nous possédons notre liberté, et notre seigneur et roi se consume dans les fers!

Ce fut ainsi, en relevant le moral de sa petite escouade, en se jouant des obstacles, qu'elle atteignit la frontière.

Les Pyrénées, fort arides encore aujourd'hui, étaient à cette époque une région entièrement sauvage, très peu et très mal hantée, ce qui n'eût pas été un obstacle pour l'intrépide voyageuse. Mais elle dut s'arrêter avant de les franchir, par une autre raison.

La sœur de François était une femme trop supérieure en toute espèce de choses, notamment en politique, pour ne pas se tenir en garde contre la duplicité de l'empereur Charles-Quint.

Ce n'était pas tout d'entrer en Espagne, il fallait être sûr d'en sortir, et, de l'humeur dont on connaissait le monarque espagnol, d'après sa conduite envers François Ier, qu'il continuait d'appeler son frère, il était à craindre qu'il ne mît en avant le premier subterfuge venu, pour retenir également la duchesse d'Alençon, et réunir dans la même captivité le frère et la sœur. L'histoire nous prouve que cette appréhension, si injurieuse qu'on la trouve, était loin d'être chimérique.

François Ier n'y regardait pas d'aussi près que sa sœur, malheureusement pour lui, car il eût alors évité plus d'une mauvaise affaire, celle d'Italie, par exemple, à laquelle il devait ses mésaventures actuelles.

C'est ici le cas de rappeler, en jetant un regard un peu rétrospectif, que lorsqu'il était question au Louvre d'entreprendre cette campagne, on tenait de grands conseils chez le roi, et chacun cherchait le moyen de s'ouvrir passage dans la Péninsule. Les généraux présentaient chacun le leur, en sorte qu'on passa bientôt de cet embarras à celui du choix. Triboulet s'était glissé dans une de ces réunions, et se montrait fort grave.

—Foi de gentilhomme! s'écria le roi, nous voilà bien empêchés, messieurs, entre tant d'excellents avis; il n'y a que Triboulet qui puisse trancher la difficulté. Ça donc, maître fou, que pensez-vous sur tout cela?

—Je pense, sire, riposta le bouffon, que ces messieurs parlent à merveille; seulement, ils oublient le plus important.

—Oui-da! et c'est, à votre avis?...

—C'est le moyen de sortir dont personne ne parle.

Triboulet avait en cette circonstance le don de prophétie. Le roi devait passer par la captivité avant de revenir, et c'était évidemment aussi en se rappelant la déloyauté de Charles-Quint, que, plus tard, le bouffon, moins fort sur les lois de la chevalerie que sur celles des représailles, donnait son opinion au roi.

Charles-Quint demandait alors à passer par la France, pour aller plus vite châtier ses sujets flamands révoltés, et François Ier, avant de lui répondre, prenait l'avis de son fou.

—Si l'empereur, dit celui-ci, exécute ce beau dessein, et s'avise de mettre le pied sur le territoire d'un souverain qu'il a si odieusement maltraité, je lui donne mon bonnet de fou.

—Et si je le laisse passer sans obstacle?

—Oh! alors, sire, je lui reprends mon bonnet et vous en fais cadeau.

Ces anecdotes prouvent qu'avant comme après la mésaventure de son maître, Triboulet appréciait à sa valeur son ennemi. Mais revenons au départ de la sœur du roi.

Il était donc sage de ne pas s'aventurer sur les domaines de ce monarque sans générosité. Marguerite le savait et ne le tenta pas. Mis en demeure de lui envoyer ou de lui refuser un sauf-conduit pour visiter son frère, il se vit, sous peine d'assumer aux yeux du monde un odieux vernis, contraint de le lui accorder. Mais il prit soin d'y fixer une durée de quelques jour. (Voyez Anquetil.)

Dès qu'elle fut maîtresse de ce sauf-conduit, la princesse songea à rattraper les moments perdus dans l'attente. Elle ne voulut plus prendre de repos qu'elle ne fût arrivée à Madrid.

Si ce n'était pour son amour, du moins pour son frère était-il grand temps qu'elle atteignît cette ville. Le chagrin, le désespoir dévoraient le malheureux captif.

Marguerite le trouva au lit, sérieusement malade, dans un état de marasme, de prostration effrayants chez un homme aussi vigoureusement constitué. Un peu plus, et l'inflexible Charles-Quint n'eût conservé dans sa prison que le cadavre de son ennemi.

Avant de songer à son bonheur, la princesse songea à ce frère adoré dont on ne soupçonnait pas en France la misérable condition. Elle s'installa auprès de lui, véritable garde-malade, et lui prodigua les soins sans lesquels il eût inévitablement péri.

Aborder en un pareil instant le but de son voyage, répondre aux épanchements, à la reconnaissance attendrie de son frère, qui se croyait le seul objet de ce dévouement, par l'exposé des intrigues du premier ministre, par une demande qui devenait une affaire d'État, ce n'était pas le fait d'une âme délicate et affectueuse.

Avant de parler affaires, Marguerite parla guérison. Avant d'aborder la délivrance du chevalier de Pavanes, elle s'occupa de celle de son frère.

François espérait beaucoup de sa présence à Madrid, pour hâter cette grosse solution. Duprat avait trouvé un moyen de neutraliser les efforts de la régente, et d'empêcher que l'empereur prît en considération le traité qui lui offrait la main de la duchesse d'Alençon.

Mais le roi se rappelait que Charles avait été naguère fort épris de sa sœur; Marguerite atteignait, nous l'avons dit au commencement de notre récit, au déploiement de sa beauté et de ses charmes. Sa vue, son entretien, pouvaient ranimer la passion de l'empereur, et lui rendre désirable un hymen qui trancherait toutes les difficultés.

Pour Marguerite, si enviable que fût un trône comme celui d'Occident, elle bornait généreusement son ambition à rendre la liberté à son frère, à sauver la vie de l'homme qu'elle aimait. Mais pour remplir ce double but, ce but sacré, elle était résolue à tous les sacrifices compatibles avec sa dignité.

Quoi que cette démarche pût lui coûter, pour être agréable à son frère, elle sollicita une audience de l'empereur, qui n'avait pas jugé à propos, s'abritant sous les rigueurs de l'étiquette espagnole, de venir le premier à elle. Satisfait de cet acte de déférence d'une princesse aussi illustre, il s'empressa de lui envoyer sa réponse par un des seigneurs de sa chambre.

De ce côté donc, si les choses éprouvaient d'insurmontables lenteurs, elles n'offraient du moins que des symptômes satisfaisants.

En était-il de même au Louvre?

La régente avait éprouvé un vif chagrin du départ subit de sa fille, et surtout du secret observé vis-à-vis d'elle.

Elle ne se dissimulait pas ses torts, son manque de foi; elle comprenait que Marguerite eût voulu recourir à la seule ressource qui lui demeurât, la tendresse de son frère. Et cependant, elle la taxait d'ingratitude, pour n'avoir pas compris qu'elle-même était victime d'une tyrannie détestée, et persécutée par un ennemi commun.

Apprenant que Michel Gerbier était resté à Paris, et se doutant bien que c'était pour maintenir et représenter les intérêts de sa maîtresse, elle le fit venir, afin de s'entendre avec lui sur les messagers à envoyer à Madrid, et sur les moyens de servir et de renseigner la duchesse d'Alençon.

Le vieillard accepta ces offres, qui avaient leur importance, tout en se réservant de ne se confier que dans des limites fort circonspectes, à une princesse dont le bon vouloir avait lui-même des bornes si funestes.

Quant à Duprat, on pense comment il accueillit son confident, lui annonçant, quand depuis une heure c'était chose accomplie, le dessein de la sœur du roi de partir rejoindre son frère.

Mais Triboulet reçut les reproches, les injures avec une résignation parfaite. Il s'excusa humblement de son retard, ainsi que de son absence involontaire aux événements de la nuit, récriminant fort contre le piège que lui avait tendu le majordome, mais se gardant bien, on doit le croire, de se vanter de celui qu'il avait préalablement tendu à la princesse.

A cette confidence astucieuse, le front du chancelier s'obscurcit.

—Oui, murmura-t-il, ce majordome, ce conseiller se mêle trop des affaires de sa maîtresse... C'est décidément un homme dangereux. Je gagerais qu'il a charge d'espionner mes actions, pour en instruire le roi par le canal de madame Marguerite...

—La supposition est au moins vraisemblable, monseigneur, appuya le bouffon; et que me conseillez-vous à son égard?

—De ne pas le perdre de vue, sangdieu! et de le surveiller plus qu'il ne me surveillera moi-même.

—Vous connaissez mon talent en cette matière, messire.

—Oui, tu m'as bien servi; mais il faut redoubler de zèle, cet homme m'inquiète.

—Fi donc! un malheureux, un varlet!

—Le père nourricier de madame Marguerite!... C'est plus grave que tu ne l'imagines. Je la connais, cette princesse renommée pour sa bienveillance; quand on s'attaque à ceux qu'elle aime, c'est une louve en furie.

—Vous lui avez, cependant, parfaitement pris son amant! fit le bouffon d'un air de bonhomie!

—Oh! pour celui-là, pas de pitié! murmura Duprat en serrant ses poings avec fureur. Hérétique au premier chef, l'inquisition réglera son affaire; et le frère Roma lui infligera désormais, soir et matin, une de ses homélies, avec le régime du pain et de l'eau.

—Eh bien, messire, est-ce qu'en cas de forfaiture à votre endroit, la sainte inquisition, en y mettant du sien, ne pourrait pas un peu décréter aussi ce majordome d'hérésie? cela ferait deux néophytes au lieu d'un à ce bon père Roma...

Triboulet accompagna cette heureuse insinuation d'un éclat de rire à donner la chair de poule. Mais le chancelier était homme à comprendre à merveille ces plaisanteries sinistres. Il daigna accorder un sourire à son conseiller, et lui jeta sa bourse.

—Tu as des idées sages, sur ma foi, maître fou! et si tu n'étais pas un si utile bouffon, tu ferais un fier agent de nos frères Démocharès et Roma. Pour l'heure, il suffit de surveiller le majordome, sa maîtresse va trouver auprès du roi, sur lequel elle exerce un ascendant considérable; ne nous créons pas à plaisir des complications sans profit.

—Que Votre Seigneurie se tienne en paix, alors. Je m'incorpore à la personne de maître Gerbier; je veux savoir non seulement ce qu'il fait, mais ce qu'il pense. Il apprendra qu'on ne joue pas impunément des tours comme celui de son vin sophistiqué au bouffon du roi!

—Ce pauvre intendant s'est jeté dans la gueule du loup!... murmura avec satisfaction le chancelier, en regardant le bouffon qui s'éloignait, sa marotte à la main.

Triboulet s'en allait joyeux aussi, raffermi qu'il était dans la confiance de son redoutable et détesté patron.

Il avait promis de joindre Michel Gerbier. Ce fut, en effet, l'un de ses soins, mais il n'y réussit pas aussi vite qu'il l'espérait, car, moins indulgent, moins facile que sa maîtresse, le brave intendant conservait rancune au complice de tant de chagrin. Il n'était pas sans s'apercevoir de ses poursuites, et s'arrangeait de façon à ne pas le rencontrer.

Cependant, quand Triboulet voulait une chose de ce genre, il savait s'y prendre de manière qu'elle arrivât. Aussi, un beau jour, tomba-t-il comme une bombe, sans crier gare, dans l'appartement de la princesse, où Michel Gerbier se promenait seul, en donnant à chaque objet un regard mélancolique.

—Oui, fit une voix derrière lui, voilà le fauteuil où elle s'asseyait, le dernier livre qu'elle ait lu, la fenêtre par laquelle elle aimait à voir rouler les nuages et s'écouler la rivière...

Le vieillard se retourna vivement et reconnut le bouffon.

—Vous ici! s'écria-t-il en fronçant les sourcils. Vous êtes le seul peut-être que je n'y eusse pas attendu! Ces lieux, ces meubles que vous détaillez, ne sont-ils pas empreints de souvenirs tout frais qui devraient vous parler le langage des remords, si vous étiez capable de le comprendre?

«Pourquoi cette salle est-elle déserte et morne? Pourquoi ressemble-t-elle à un logis mortuaire? sinon parce que vous avez réduit celle qui en était la vie et le mouvement à un cruel exil!... Vous regardez ce volume! C'est un livre d'Heures; voyez, il est marqué à l'office des morts...

«C'est la mort, en effet, c'est le désespoir, plus cruel encore, que vous avez attirés sur nous... Est-ce pour contempler votre œuvre ou pour en jouir, que vous vous y glissez comme un voleur ou comme un espion?

—Vous avez la douleur amère, maître Gerbier, fit tranquillement le bouffon de la cour.

Ce calme et surtout ce sérieux peu habituel à un tel personnage, éveillèrent l'attention du père nourricier de Marguerite, et ne sachant démêler la vérité sur le visage grimaçant et fardé de son interlocuteur:

Ayez donc confiance.

Ayez donc confiance.

—Enfin, demanda-t-il, que venez-vous faire ici?

—Vous voir et vous parler, mon maître.

—Soyez bref, alors; j'ai peu de temps à donner aux ennemis de ceux que j'aime.

—Hum! vous êtes prompt aux mauvaises paroles... Soyez tranquille, je ne vous cherchais pas pour vous en adresser.

—Au fait.

—J'y arrive, l'homme pressé! Vous parliez de souvenirs, tout à l'heure? Dites-moi, n'assistiez-vous pas au départ de madame Marguerite?...

Le cœur gonflé de l'intendant exhala à cette idée un souvenir plaintif.

—Eh bien! poursuivit le bouffon, ne vous rappelez-vous plus ce qui se passa comme elle franchissait la portière de sa voiture?

—Oui, vous étiez là...

—Le front dans la poussière, implorant mon pardon.

—Et ma chère maîtresse, ange de clémence...

—M'a pardonné... Vous l'avez entendue. Çà donc, ne me regardez plus de ce coup d'œil sombre et plein de menaces.

Un serviteur, tel que vous êtes, n'a pas le droit de garder rancune à ceux que ses maîtres ont absous.

—Que souhaitez-vous, enfin?... demanda le vieillard, cédant peu à peu.

—Maître, mon repentir avait touché l'âme miséricordieuse de madame Marguerite; sa grâce ne s'est pas bornée à des mots: elle m'a tendu sa main généreuse... N'en fûtes-vous pas témoin?

—J'en conviens...

—Eh bien! vous ne ferez pas moins qu'elle... Une main loyale est le gage d'une sincère alliance... ou, tout au moins, d'une franche réconciliation: ne me refusez pas la vôtre, maître.

Le vieillard ne la lui avança peut-être pas, mais il la lui abandonna.

—De cette minute, prononça Triboulet avec une espèce d'entraînement, le bouffon a cessé d'exister pour vous, maître. Vous comptez un auxiliaire, un aide dévoué, dans la tâche que vous accomplissez.

—Si vous me trompiez, dit le vieillard, ce serait bien mal, car je ne sais pas me défendre contre un bon mouvement, et j'aurais du bonheur à vous croire... Déjà je vous crois...

Triboulet leva sur lui son regard rayonnant, sa laideur s'affaiblissait sous l'éclat de sa prunelle; une expression de joie honorable le transfigurait.

—Le bien est plus difficile à accomplir que le mal, dit-il; mais il procure un contentement inconnu des méchants... Allons! plus de perte des heures qui s'envolent. Maître, prêtez-moi toutes vos oreilles!

«Vous m'avez pris naguère dans un piège adroit et bien mérité. Le nécroman du quartier des Tuileries s'était joué de moi, et c'était de bonne guerre. Mais il n'a pas dû vous donner seulement une fiole, car je lui en avais commandé deux: l'une contenant un soporifique, l'autre un poison. Or, ces instruments de mort et de crime, il faut qu'ils deviennent pour nous des moyens de justice et de vie.

—Je ne sais ce que vous prétendez faire, répondit Gerbier avec inquiétude.

Mais, sans s'interrompre, son compagnon poursuivit:

—Il vous reste encore le poison tout entier et une partie du philtre?

—Pourquoi me demandez-vous cela?

—Parce qu'il me faut ces deux fioles.

A la manière dont cette déclaration fut dite, l'intendant se sentit pâlir.

—Impossible!

—Il me les faut, vous dis-je!

—Qu'en prétendez-vous faire, enfin?...

—Du poison?... sauver tes jours, si on les menace... Du philtre?... venger ta maîtresse et lui rendre le bonheur!

—Si tu dis vrai, exclama le vieillard en l'entraînant près du guéridon où reposait le livre saint, pose ta main sur ces feuillets, et atteste ta sincérité par ton salut éternel.

—Par mon salut éternel!... prononça avec force Triboulet.

—Alors que notre Seigneur, qui scrute les consciences, te récompense suivant tes œuvres, et qu'il prenne en pitié ma détresse!

Il se recueillit encore une minute; puis, cédant à l'impulsion que l'accent et la physionomie de son compagnon excitaient en lui:

—Viens!... lui dit-il.

Celui-ci se laissa entraîner plutôt qu'il ne le suivit. Un charme cruel l'enchaînait à ces lieux. Marguerite lui semblait vivre en chacun de ces objets; son haleine embaumait cette atmosphère, ses regards étaient encore empreints sur ces tentures, sur ces tableaux. Tout ici était elle-même.

Le pauvre fou eût accepté comme une félicité suprême d'y demeurer toujours. Mais c'était pour elle qu'il était appelé ailleurs, il se décida à s'éloigner.

Le vieillard lui fit traverser la longue file des appartements et l'introduisit dans le retrait le plus reculé, le plus sombre et le plus recueilli.

Triboulet le reconnut avec un serrement de cœur, c'était l'oratoire de la princesse. Le candélabre était toujours là sur la petite table, le coussin du prie-Dieu gardait l'impression des genoux qui s'étaient posés; l'étroite et longue croisée tamisait un jour douteux à travers ses vitres coloriées. Le grand chêne frôlait ses branches contre le mur.

Chaque pas dans ce sanctuaire éveillait un remords chez le malheureux, qui en avait surpris le secret solennel.

Le vieillard souleva un coin de tapisserie, et, prenant une clef, ouvrit une armoire pratiquée dans la muraille.

Il en retira un coffret qu'il remit à son compagnon.

—Les fioles sont dans cette boîte, dit-il; vous reconnaîtrez celle qui contient le philtre à son bouchon qui a été ouvert: l'autre est intacte. Souvenez-vous de votre serment, si vous vous en servez.

Triboulet s'en saisit avec une ardeur fiévreuse.

—Vive Dieu! s'écria-t-il, je les tiens donc!

Le vieillard ne s'en fut pas dessaisi qu'il éprouva comme un regret et fit un geste pour les reprendre; mais le bouffon les étreignit contre sa poitrine.

—Ayez donc confiance, maître!... Sur mon âme, si j'eusse possédé plus tôt ce trésor, madame Marguerite ne serait pas partie pour l'Espagne, et le chevalier Jacobus de Pavanes serait libre!

«N'importe! j'en ferai aujourd'hui l'usage que j'en eusse fait alors, et si notre sire Jésus nous assiste, quand elle reviendra, l'illustre princesse, et ce sera bientôt, j'aurai le droit de toucher sa main bénie, comme j'ai touché la vôtre, et celui de la baiser comme son féal serviteur.»

XXV
MADRID.

Charles-Quint se montra, pour Marguerite de Valois, dans leur première entrevue, empressé et galant, connue s'il entretenait toujours les sentiments sur lesquels avait compté naguère la régente de France.

Il la présenta lui-même à sa cour, la plus aristocratique et la plus somptueuse du monde, comme celle de François Ier en était la plus aimable et la plus élégante; et ce fut, entre ces fiers hidalgos, à qui témoignerait le plus de déférence, de respect et d'admiration pour l'étoile qui venait du Louvre luire jusqu'à l'Escurial.

Animée par ces sympathies, Marguerite déploya en retour les ressources de ses grâces et de son esprit; son triomphe devint complet, toute la cour d'Espagne tomba à ses genoux.

Charles-Quint ordonna pour elle des fêtes splendides, telles que les comportaient alors les mœurs castillanes; ce furent des carrousels, dont elle était la reine, des processions fastueuses à travers la capitale, des représentations scéniques, dans lesquelles nos voisins se montraient d'un goût et d'une habileté supérieurs aux nôtres. Puis, vinrent les combats de taureaux, où l'on convoquait les torreros les plus renommés et dans lesquels une population immense venait, moins pour l'attrait de ces spectacles nationaux, que pour admirer la perle de la France.

Charles, enfin, par une courtoisie sans précédent, voulut faire à la sœur de son captif les honneurs de ses principaux sitios, c'est-à-dire de ces résidences féeriques consacrées, aux alentours de Madrid, au repos, aux plaisirs des monarques espagnols.

Mais une marque de déférence qui dépassa toutes les autres, et qui mit le comble à l'estime conçue par les courtisans pour Marguerite, fut l'entrevue accordée par l'empereur à François Ier.

Par une succession de subterfuges et d'excuses de mauvais aloi, le fier et implacable vainqueur avait toujours, nous croyons l'avoir dit, ajourné cette démarche. François Ier, roi et gentilhomme aussi, en dépit de ses revers, avait cessé de renouveler une demande qui n'aboutissait qu'à des attermoiements, devenus blessants par leur persistance.

Ce fut dans une promenade à Aranjuez, la splendide résidence des rois, que Marguerite obtint cette faveur. Charles se plaisait à lui montrer les attraits de ce palais, le parc qui l'entoure, et où, par une exception, sous ce dévorant soleil de la Péninsule, on trouve à chaque pas des bosquets, des berceaux partout, de l'ombrage à toutes les heures.

Le Tage et la Xarama baignent ses murs, et lui font une ceinture de leurs eaux transparentes; on peut suivre leur cours sur un rivage verdoyant qu'ils quittent à regret pour s'enfoncer dans les terrains crayeux et arides du reste du pays.

Marguerite, amazone hardie, marchait de concert avec son hôte deux fois couronné, au fond de la vallée qu'on nomme Calle de la Reyna, la perfection de ce paradis terrestre.

L'empereur s'efforçait de lui en détailler les aspects ravissants; auprès de la muse du Louvre, il devenait en quelque sorte poète; mais, à son extrême surprise, elle ne lui répondait que par monosyllabes, et son beau front obscurci s'inclinait sur le chemin.

—De grâce, demanda le conquérant, devenu cicérone par galanterie, parlez, Altesse, quelle souffrance vous tourmente, quelle peine vous absorbe, au point de passer, indifférente, au milieu de ces merveilles?

—Pardonnez-moi, Majesté, répondit-elle en soupirant; je dois vous paraître bien ingrate; je réponds mal à la bienveillance dont vous daignez me combler; c'est qu'il est en moi un chagrin que votre bonté même rend plus cruel.

Le conquérant parut flatté d'entendre ce titre de Majesté, qu'il fut le premier des souverains d'Europe à prendre, confirmé par cette charmante bouche.

—Un chagrin... ici! se récria-t-il, dans mon royaume, au milieu de ma cour!... Je ne saurais le souffrir; et s'il est en mon pouvoir de vous consoler, j'atteste Notre-Dame d'Atocha que j'en userai à l'instant.

—Parole d'empereur?

—Je vous la renouvelle!... Parlez donc, Altesse.

—Je suis bien téméraire et bien insatiable, senor, car je ne me contente pas du bonheur inespéré qui m'arrive, je souhaiterais en faire rejaillir quelques rayons sur autrui.

Charles devint plus grave; la princesse affecta de ne pas s'en apercevoir, et poursuivit:

—Une pensée douloureuse a traversé mon âme, en me trouvant à la droite de Votre Majesté, en me reconnaissant l'objet de ses discours les plus gracieux, c'est qu'il y a, non loin de moi, à Madrid, un autre moi-même qui ne prend aucune part à ces joies; qui se consume et se meurt de langueur, tandis que je nage dans les distractions, dans les honneurs.

Charles fronça imperceptiblement ce sourcil qui, comme Jupiter, ébranlait le monde. La princesse ne se laissa pas décourager, et, puisant sa fermeté et son éloquence dans les grandes résolutions qui la dominaient, elle le désarma de ses regards les plus séduisants, de ses sourires les plus irrésistibles.

—Senor, vous êtes le soleil, l'astre vivifiant de cet empire; votre ennemi, vaincu, se désespère dans l'ombre; que vos rayons pénètrent jusqu'à lui!... Vous l'appeliez votre frère, autrefois; oubliez les jours de discorde, souvenez-vous seulement de ceux de l'union. Vous m'avez donné votre serment, mais je ne m'adresse qu'à votre grand cœur: rendez une visite au roi de France.

Nous ne saurions dire au juste quelles pensées, quelles prévisions traversèrent l'esprit de Charles-Quint; répondant par un sourire à son interlocutrice:

—Je suis le souverain ici, dit-il, mais vous êtes la souveraine.

Et, se retournant vers les caballeros qui venaient, à quelques pas en arrière, il leur fit signe d'avancer:

—Senores, leur dit-il, nous vous invitons à venir avec nous, dès notre rentrée dans notre ville royale de Madrid, rendre visite à notre frère de France, François Ier.

—Seigneur, prononça Marguerite, vous êtes un héros!

La joie l'avait emportée un peu loin, mais l'épithète ne déplut pas.

—Je voudrais le devenir du moins, très gracieuse dame, pour justifier vos éloges, et vous retenir à cette cour transformée par vos charmes.

Sur ce terrain et dans ce coin enchanté de l'Espagne, l'entretien pouvait se prolonger en termes encourageants. Les seigneurs du cortège, tenus à une distance respectueuse par leur rigoureuse étiquette, ne saisissaient que quelques mots, mais c'en était assez pour autoriser bien des conjectures.

Nous n'avons pas besoin d'expliquer la plus accréditée; chacun connaissait les précédentes négociations tendant à un mariage entre la princesse Marguerite et l'empereur encore simple archiduc. Les événements politiques avaient porté l'un et l'autre à des unions différentes, mais le veuvage les rendait également libres, et l'on n'ignorait pas non plus l'existence du projet de traité offert par la régente de France et entravé par Duprat.

Aux yeux des plus fins diplomates, la présence de Marguerite de Valois n'avait pour but que la conclusion de cet arrangement, et la courtoisie de l'empereur vis-à-vis d'elle devenait un symptôme significatif.

De ce moment, les hommages redoublèrent; ce fut à qui renchérirait sur les égards du souverain pour la traiter en reine.

Charles exécuta avec fidélité sa promesse, chose assez rare chez lui pour mériter une mention.

Il alla, escorté de ses principaux dignitaires, rendre visite au prisonnier.

Il est vrai que François Ier, dont ce grand nombre de témoins gênait l'expansion, eût préféré une simple entrevue à ce déploiement un peu théâtral. Mais on s'adressa de part et d'autre des paroles obligeantes, et l'empereur, en partant, daigna l'assurer, en désignant la princesse, qu'avec un tel négociateur il était impossible qu'on ne s'entendît pas bientôt.

Cette entrevue était un grand pas de gagné, car le monarque français se trouvait autorisé à aller lui-même au devant d'une seconde.

Impressionnable et mobile comme on le connaît, il en ressentit un contentement qui exerça une salutaire influence sur son moral et sur sa santé.

Déjà, d'ailleurs, la présence de sa sœur l'avait transformé. En l'embrassant, il avait cru embrasser la France. Il respirait auprès d'elle l'air, les émanations de la patrie. Il retrouvait un cœur battant à l'unisson du sien, rempli des mêmes aspirations, et dont le sang était son sang.

Il la savait décidée à tous les engagements pour concourir à sa délibération, et cette certitude, en lui inspirant la crainte de la perdre, la lui rendait encore plus chère.

Elle avait attendu ces dispositions pour aborder l'autre but de son voyage, celui qu'elle voulait mener à bonne fin aussi, et pour lequel, comme pour le rachat de son frère, elle était disposée à s'immoler.

Nous ne savons même ce qu'il faudrait le plus admirer, ou de sa délicatesse envers son frère, ou du courage qu'elle avait mis à repousser toute trace de cette perplexité constante, pour ne laisser voir à l'empereur, aux courtisans ou au captif, qu'un visage souriant, pour ne tenir que des discours pleins de poésie et d'entrain, pour asseoir enfin dans tous les esprits qu'elle était heureuse et ambitieuse, lorsqu'elle portait en elle le deuil de son seul et irréparable amour!

François Ier, gâté par son entourage, entraîné à des excès fatals par sa passion pour le luxe, conservait intacte une vertu, le sentiment de la fraternité. Il ne voulait pas que l'alliance projetée devînt pour sa sœur un sujet d'affliction, il eût plutôt laissé se prolonger son exil.

Une fois donc, causant amicalement avec elle, il voulut en avoir le cœur net.

—Çà, ma mignonne, lui dit-il en se servant du terme familier qu'il employait vis-à-vis d'elle, j'exige qu'on me parle sans feintise: si tu deviens le gage de ma réconciliation avec mon cousin l'empereur, sera-ce sans arrière-pensée et sans regret?

—Ce sera avec contentement, mon cher sire, dès lors que j'assurerai par là la fin de vos ennuis.

—Tu ne ressentiras pas de contrariété à renoncer ainsi à notre belle cour de France, pour t'enchaîner à l'étiquette de ces rigides et vaniteux Castillans?

—Vous êtes bon, mon noble frère, vos scrupules me le prouvent une fois de plus. Mais ici ou ailleurs, à Madrid ou à Paris, à l'Escurial ou au Louvre, qu'importe où l'on souffre, si l'on est destiné à souffrir!

Et Marguerite, dont le cœur débordait enfin, lui adressa un regard si désolé, qu'il se précipita vers elle, et, lui prenant les mains, l'attira sur sa poitrine.

—Qu'est-ce cela? s'écria-t-il; tu as des chagrins, ma mignonne, et tu me les caches!... Parle, je l'exige, et, tout prisonnier que je suis, je trouverai peut-être encore assez d'autorité pour consoler dans ses peines celle qui est venue me consoler dans ma prison!... Pourquoi t'être tue si longtemps? Manques-tu de confiance en moi?

—Ah! soupira-t-elle, c'est qu'en demandant justice au roi, je craignais d'affliger le frère.

—Si c'est justice qu'il te faut, je te la ferai, ma fille! si c'est indulgence, n'es-tu pas assurée par avance de l'obtenir?

—Oui, vous êtes grand et libéral, et pour cela même j'ai reculé devant une révélation qui incrimine des personnes qui vous sont chères.

—Les rois sont faits pour passer par toutes les déceptions, fit-il avec amertume. Va, parle librement; si tu es obligée de dire du mal de ceux que je croyais mes amis, dis-en le moins possible, non par égard pour eux, mais pour moi.

—Je voudrais me taire absolument sur leur compte, mon bien-aimé seigneur, car ces révélations portent sur une personne qui ne m'est pas moins proche qu'à vous-même.

—Je crains de comprendre, un désaccord entre notre mère et toi?...

—Mon frère, poursuivit-elle sans relever cette question, je suis plus malheureuse que vous ne sauriez penser, car je porte en moi deux affections, toutes deux profondes, immuables, et ceux qui en sont l'objet gémissent l'un et l'autre dans les fers; vous, dans ce palais; lui, dans les cachots de la Conciergerie.

—Lui? répéta le roi, dont l'œil s'anima d'un sourire amical un peu sarcastique, à l'idée d'une intrigue de sa sœur.

—Un gentilhomme, un jeune homme lettré, plein de talent...

—Pour qu'il ait été distingué par la dixième muse, par la Marguerite des Marguerites, son mérite doit être hors de contestation...

Et François Ier, entraîné par son instinct de galanterie, continuait de sourire, ne pressentant, sous tout ceci, qu'une intrigue d'amour, et charmé de surprendre le secret de sa sœur.

—Hélas! vous riez, sire, et cependant il y va de sa tête et de mon repos!

—Eh quoi! les choses sont-elles si graves?... Le nom de ce gentilhomme?

—Vous l'avez vu à la cour de l'évêque de Meaux, messire Guillaume Briçonnet, il s'appelle Guillaume de Pavannes...

—L'évêque de Meaux... murmura le roi, auquel ceci remettait en mémoire les embarras causés par le parti de la Réforme.

Le chancelier déclara la séance terminée.

Le chancelier déclara la séance terminée.

Mais craignant de décourager les confidences de sa sœur:

—Il me revient, en effet, une vague idée de ce chevalier de Pavanes, un beau jeune homme... Et c'est lui auquel tu portes intérêt?

—Un intérêt profond, sire.

—Et pour quel méchef le détient-on à la Conciergerie, ce pauvre gentilhomme?

—On l'accuse d'hérésie, de traduction des livres saints.

—Un crime qui devient bien commun... murmura le roi, tout pensif.

—Dites une accusation bien commode pour perdre ceux qu'on hait, sire.

Le roi entrevit les griefs dont Marguerite avait parlé au début.

—A moins que les torts de ce jeune chevalier ne soient par trop scandaleux, et ne motivent, en effet, une répression véhémente, auquel cas encore, madame notre mère est investie du droit de grâce, il me semble que vous pouviez réclamer d'elle des lettres de pardon pour lui.

—C'est là qu'est mon affliction, sire. Notre honorée mère eût souhaité m'accorder cette preuve de bienveillance, mais elle en a été empêchée...

—Empêchée, sangdieu! Qui donc serait assez osé pour imposer ses volontés à la régente de France? Foi de gentilhomme, je l'en ferai repentir!

—Celui-là, sire, c'est votre chancelier, messire Antoine Duprat.

Ce nom éclata comme une tempête.

—Vous avez raison, Marguerite, prononça le roi tout assombri, vous mettez en cause des personnes qui ne sont pas du vulgaire, et cette affaire est digne de notre attention. Mais nous ne vous avons jamais rien refusé; faites-nous connaître le fond des choses, et ayez confiance en nous.

—O mon généreux frère, mon seul ami, j'en étais bien sûre, vous aurez égard à ma peine; vous êtes le roi, d'ailleurs, vous, le vrai, la seul roi; vous ne recevez d'injonctions de personne, et quand une parole tombe de vos lèvres, elle devient une loi.

Prenez donc en pitié votre sœur et celui qu'on persécute à cause d'elle. N'abandonnez pas à un ministre déloyal le droit de vie et de mort sur vos sujets. Fermez les yeux sur les fautes de votre mère, mais frappez de votre justice ceux qui la poussèrent à les commettre, et qui s'en servent pour l'humilier.

Le faible monarque, en proie à un combat pénible eût tout donné pour écarter cette situation critique. Se décider entre sa sœur, sa mère et son ministre favori, c'était bien autre chose que d'apposer sa signature au bas d'un décret.

Cependant, ceux qui étaient près de lui ayant toujours le dé sur ceux qui se trouvaient loin, et son affection constante inclinant pour sa sœur:

—Allons, dit-il avec résignation, puisqu'il le faut, j'entendrai tout. Parle, ma mignonne, apprends-moi dans l'exil ce que je chercherais vainement sur mon trône, la vérité. Par quels liens le chancelier prétend-il régner sur sa souveraine, et soumettre sa volonté à la sienne?

Marguerite aborda le récit de l'odieuse tragédie qui avait coûté la vie à Semblançay, à Jean Poncher et à Rainier Gentil. Elle ne dissimula rien, mais avec un tact généreux, elle évita d'insister sur les griefs relatifs à la duchesse d'Angoulême.

Plus d'une fois, durant ce long exposé, le sang jaillit à la figure du roi, lorsqu'il sut à ne plus en douter, comment sa mère et son premier ministre, dans le but de perdre un général et de discréditer sa favorite, avaient sacrifié la plus belle partie de nos armées et aliéné un des fleurons de la couronne, l'idée de tant de braves immolés sans fruit, de tant d'héroïsme perdu, faillit lui arracher des larmes.

Un frémissement non moins cruel passa sur son front, quand revint ce nom de Semblançay, de l'homme qu'il appelait son père, frappé, innocent, de la peine des plus indignes scélérats, et cela par la complicité froide et calculée de sa propre mère!

Le soupçon lui en était venu parfois, comme une de ces intuitions horribles... que l'on écarte avec hâte, ou que les étouffe sous des paradoxes. Marguerite changeait le doute en certitude, elle avait reçu l'aveu du misérable qui avait vendu le surintendant.

François Ier la laissa parler jusqu'au bout sans l'interrompre. Il se tenait les coudes appuyés sur la table, le visage caché dans ses mains.

Lorsque sa sœur eut achevé, il sortit de cette attitude, et ses traits étaient tellement bouleversés qu'elle ne put retenir un cri d'effroi.

—Oui, dit-il avec un sourire contraint, décidément la vérité est plus difficile à entendre que je ne le soupçonnais... Rassure-toi, sœur, je ferai justice...

—Que votre arrêt se résume en trois mots, mon auguste frère: Rien contre notre mère, grâce pour le chevalier de Pavanes, la peine des traîtres pour le ministre félon!...

Il lui fit signe de la main de ne rien ajouter, et se rapprochant de la table, il s'y installa pour écrire.

Marguerite ne respirait plus; avec un peu d'attention, le roi eût entendu les battements brusques et sonores de sa poitrine.

Il attira à lui une des feuilles de papier éparses sur la table, prit une plume et étendit le bras pour la tremper dans l'encre.

Deux coups frappés à la porte suspendirent ce mouvement.

La princesse se sentit défaillir, comme s'ils eussent donné le signal de sa perte; le roi eut un geste et une interjection d'impatience.

Un huissier entre-bâilla la portière, et d'un ton respectueux annonça une visite de conséquence.

—Je n'en reçois aucune, fût-ce celle de l'infant! répondit François Ier.

—Sire, insista l'huissier, c'est une députation de la sainte inquisition, son directeur en tête...

Les lèvres pâlies et tremblantes de la princesse s'agitèrent pour répéter tout bas:

—La sainte inquisition!...

Le roi, singulièrement adouci, demanda encore:

—Savez-vous le motif de leur démarche?

—Sire, ils viennent complimenter Votre Majesté sur l'organisation d'un tribunal de la foi ordonnée par elle à Paris.

Marguerite s'était levée pour s'éloigner; à ces mots, elle éprouva comme un étourdissement; la chambre, les meubles tourbillonnaient devant ses yeux.

Le roi la vit chanceler, il lui prit le bras pour la soutenir, et, la conduisant vers la porte de son appartement intime:

—Va, mignonne, lui dit-il; ces visites ne sont jamais longues; nous reprendrons ensuite nos affaires où elles en étaient.

Elle ne répondit rien, se laissa conduire, mais jusqu'à sa sortie, son regard demeura fixé sur la page blanche, à laquelle elle semblait dire adieu.

Comment, dans quel but surtout, les chefs du saint office avaient-ils été informés si exactement de ce qui se passait en France! Pourquoi cette ardeur à en apporter leurs félicitations?

Marguerite de Valois s'était adressé ces deux questions, dont le mot n'était que trop aisé à comprendre. Il fallait affermir dans l'esprit variable du roi la haine contre les réformés, afin de neutraliser son ascendant et de prévenir un acte de grâce. N'y avait-il pas solidarité entre les inquisiteurs d'Espagne et ceux de Paris?

Les adroits diplomates ne venaient pas, du reste, avec une seule corde à leur arc. Avec leurs compliments, ils apportaient des menaces déguisées et des promesses tentatrices.

Ils apprirent au royal prisonnier, que le succès de sa sœur à Madrid avait excité l'inquiétude de son implacable ennemi le connétable de Bourbon. Tremblant pour son influence menacée par celle de la princesse Marguerite, il était accouru du fond de la province dans la capitale, décidé à user toutes ses ressources pour neutraliser les charmes de la sœur du roi et pour combattre par-dessus tout les projets d'hymen qui gagnaient de plus en plus dans l'opinion publique.

Le connétable, arrivé la veille seulement, avait, il est vrai, reçu le plus décourageant accueil parmi les gentilshommes auxquels il s'était présenté. Il n'était à leurs yeux qu'un traître, un transfuge; ils concevaient que l'empereur utilisât ses talents, mais ils s'étaient toujours tenus vis-à-vis de lui sur le pied d'une extrême réserve, et depuis qu'ils appréciaient mieux les qualités de François Ier, depuis surtout que Marguerite de Valois avait conquis leurs sympathies et leur admiration, ils reniaient le prince félon.

L'empereur voulant engager le marquis de Veillanne à le loger, le fier seigneur lui avait répondu:

—Je ne puis rien refuser à Votre Majesté; mais je vous déclare que si le duc de Bourbon descend dans mon palais, je le brûlerai dès qu'il en sera sorti, comme un lieu infecté de la perfidie, et par conséquent indigne d'être jamais habité par des gens d'honneur (Anquetil).

L'empereur s'était contenté de froncer le sourcil et avait donné ordre au chef de sa maison, son camerero mayor, d'aviser à loger le duc dans un pavillon de son palais. Il pouvait ne pas estimer Bourbon, mais il en avait besoin, et il n'était pas de ceux qui sacrifient leurs intérêts à leurs scrupules.

Il fallait donc opposer un contre-poids à cet adversaire; ce contre-poids ne pouvait venir de la noblesse, dont les sympathies étaient honorables mais stériles; mais le saint office, qui était un État dans l'État, pouvait l'offrir; il l'offrit, en reconnaissance des services rendus à la foi par l'établissement de l'inquisition et de la chambre ardente, et sous la condition que le zèle des inquisiteurs n'éprouverait aucun contre-temps et s'exercerait en plénitude.

C'était encore un pacte.

Il fut échangé bien des paroles dans cette conférence, car elle se prolongea plusieurs heures.

Enfin on se sépara, et le roi ne se hâta pas, quand il fut libre, d'envoyer chercher sa sœur. Ce fut elle qui revint d'elle-même le trouver.

Elle prit la feuille de papier dont il avait voulu se servir avant l'arrivée de la députation, et la mettant devant lui d'une main tremblante:

—Allons, mon cher seigneur, lui dit-elle, j'ai votre promesse...

Mais il éloigna faiblement le papier, et se rejetant dans son fauteuil de cuir de Cordoue, sans oser la regarder en face:

—Vous avez ma parole, chère sœur, ma parole de faire justice, et je la maintiens...

—Alors?... interrompit-elle en lui tendant de nouveau la page blanche.

—Mais pour faire bonne justice... il faut des preuves... Foi de gentilhomme! apportez-moi ces preuves que vous dites exister, et je signe!...

Des preuves!... Mais elle lui avait dit aussi comment Rainier Gentil avait été exécuté, pour étouffer son témoignage; elle lui avait dit que les quittances et les ordres étaient entre les mains d'un démon qui se ferait plutôt brûler avec que de s'en dessaisir... et il osait les lui demander!... dérision!..

Ah! décidément, encore une fois, Duprat avait le don de prophétie; car il lui avait prédit mot pour mot ce qui lui arrivait!

XXVI
LA CASSETTE DU CHANCELIER.

Les persécutions organisées en France par Antoine Duprat, signalèrent à coup sûr une de nos périodes critiques. Ce qu'il y avait d'honorable, d'intelligent dans le haut clergé, au sein même de la Sorbonne et du Parlement, gémissait de ses excès, mais l'inflexible et haineux chancelier ne se ralentissait pas.

Le catalogue des peines destinées aux novateurs occupait les plus chers de ses instants. Entouré de ses assesseurs, il aimait à préluder par cette rédaction au supplice de ses ennemis.

Nous pénétrerons une après-dînée dans sa chambre, où, plus tranquille encore que dans son cabinet de travail, il s'entretenait avec frère Roma et quelques autres membres du tribunal de la foi.

A en juger par sa physionomie, une question d'une gravité toute particulière s'agitait entre eux. Les inquisiteurs parlaient beaucoup, entremêlant leurs discours de citation de la Bible et des Pères.

Frère Roma faisait exception néanmoins; ainsi que les grands capitaines qui se réservent pour assurer la victoire par un coup décisif, il écoutait et observait.

Quant à Duprat, il se bornait à des interjections rapides, à quelques mots secs et saccadés. Il est vraisemblable qu'il consultait son entourage pour la forme, sur un point nettement arrêté dans sa tête.

Mais ce n'était pas une affaire de minime importance, car en la roulant sous sa volonté inflexible, il éprouvait d'involontaires frissons, et parfois son œil fixe s'arrêtait sans rien voir sur l'endroit le plus obscur de l'appartement.

Alors, les pommettes de ses joues se couvraient d'une ardeur empourprée, ses lèvres se desséchaient, et la fièvre précipitait les battements de sa poitrine.

De quoi s'agissait-il donc? D'inaugurer l'application de la peine capitale aux novateurs.

Jusque-là, nous l'avons indiqué, on s'était tenu dans les limites des autres châtiments; châtiments terribles, et dignes d'une époque encore barbare, tels que celui infligé à Jean Leclerc et à ses complices.

Ces malheureux, obstinés dans leurs idées réformistes, avaient prétendu maintenir à Meaux l'hérésie abandonnée par l'évêque Guillaume. Jean Leclerc, leur chef, en tête, ils avaient osé, tous les fanatiques se ressemblent et arrivent à des excès, déchirer une bulle relative aux indulgences, affichée aux portes de la ville par des religieux. Non contents de ce méfait, ils avaient substitué à la proclamation catholique un plaidoyer contre le trafic des indulgences et des sacrements.

Arrêtés aussitôt, ils furent amenés à Paris et fouettés pendant trois jours de la main du bourreau sur les places publiques. Puis on les reconduisit à Meaux, pour renouveler ce supplice, et avant de les remettre en liberté on les marqua au front d'un fer rouge.

Mais enfin leur laissa-t-on la vie sauve.

Or, c'est à la vie des novateurs qu'Antoine Duprat en voulait.

Le président de Mouchy était en train d'échafauder une véhémente argumentation, lorsqu'un bruissement léger trahit la présence d'un intrus dans le redoutable cénacle.

L'émoi fut grand, le chancelier, derrière le siège de qui l'étranger se tenait blotti, se retourna vivement, mais se montra aussitôt rassuré.

—Ne craignez rien, messires, dit-il, c'est un familier de ma maison sur lequel nous pourrions compter au besoin, et pour qui je n'ai pas de secrets.

Triboulet s'avança en affectant un air modeste et recueilli dont l'effet ne fut pas aussi prompt qu'il l'espérait.

—Un bouffon!... s'écria le président.

—Le fou de la cour!... exclama frère Roma en manière d'écho.

—Votre serviteur le plus humble, messire, fit Triboulet; croyez-en monseigneur le chancelier: quand on veut le succès d'une cause, aucun dévouement n'est à dédaigner.

—Et maître Triboulet m'a donné plus d'une preuve du sien, ajouta le chancelier.

Les membres du conseil s'inclinèrent en forme d'aquiescement.

—Tu viens à propos, maître, reprit Duprat: il fait ici une chaleur excessive, ouvre un des châssis de la croisée, et donne-moi un verre du breuvage là-bas, dans l'aiguière.

Puis il invita le révérend Démocharès à reprendre son discours interrompu, et pour réparer par sa déférence ce petit incident, il se tourna entièrement devant lui et l'écouta avec une attention marquée.

Triboulet obéit discrètement, entrebâilla le châssis, et apporta, en marchant sur la pointe des pieds, une coupe que le chancelier prit et vida sans même y porter les yeux.

Le discours terminé, il en témoigna sa haute satisfaction; les arguments lui en paraissaient irréfutables, c'était la voix d'en haut qui s'exprimait par la bouche du docteur et concluait avec lui à l'urgence de la peine de mort.

Mais ces émotions achevaient de remuer sa bile et d'allumer son sang.

—Triboulet, dit-il en se penchant à l'oreille du bouffon accroupi près de lui, encore un verre de cette boisson?

Son esclave impassible remplit une seconde fois la coupe et la lui remit.

Il la vida d'un trait. Cette liqueur rafraîchissante semblait exciter le feu dont il était brûlé.

C'était à frère Roma à parler.

—Comme tout le monde, fit-il d'un ton insinuant, je me suis délecté aux sublimes réflexions de notre très honoré président, et puisque la nécessité de la peine capitale est désormais démontrée et acquise, je solliciterai l'attention de vos révérences sur les moyens dont on pourrait user pour en rendre l'application plus éloquente et plus efficace.

Chacun comprit que l'ingénieux jacobin avait découvert un nouveau genre de supplice, et l'intérêt qu'il inspirait se manifesta par les signes les plus encourageants.

—Que monseigneur le chancelier me pardonne, continua-t-il en forme de parenthèse; mais ceci est un sujet tellement intime, que je le crois de nature à être soumis aux délibérations des seuls membres du tribunal de la foi...

Triboulet comprit parfaitement.

—Je me retire, mon révérend, dit-il.

Et en effet, il sortit, en faisant retomber derrière lui la porte assez bruyamment pour qu'on n'en doutât pas.

—Dans la tâche qui m'a été dévolue depuis quelques semaines de prêcher et d'exhorter certains hérétiques endurcis, j'ai reconnu que la persuasion est un moyen peu efficace pour vaincre des résistances insolentes telles que celles du chevalier de Pavanes. Or, la peine doit être proportionnée à l'endurcissement des coupables; autrement il n'y aurait plus équité.

—Mais, hasarda un des jacobins, on ne peut les exécuter qu'une fois!...

A cette réflexion, un sourire triomphant passa sur les traits de dom Roma.

—La chambre ardente, répliqua-t-il, est instituée pour décréter la peine du bûcher, elle ne faillira pas à sa tâche, le zèle connu de ses membres en est un sûr garant. Mais le bûcher tout d'un coup, en une seule fois, c'est bientôt fait pour un crime commis avec préméditation, récidive et scandale. Décapiter ou pendre le condamné, puis le brûler quand il n'est plus en état de ressentir le tourment du feu, c'était digne des anciens temps, des âges barbares...

Je soumets à la sagesse du conseil un procédé nouveau.

Chacun redoubla d'intérêt.

—Nous possédons, dans l'arsenal de nos lois, un supplice qu'on nomme l'estrapade. Il consiste à attacher le coupable sous les épaules, à le hisser à une potence par une poulie, et à le laisser retomber sur la terre un nombre limité de fois, ou jusqu'à ce que mort s'en suive.

Eh bien, vénérés seigneurs, appliquons l'estrapade en même temps que le feu. Une potence sera dressée à côté du bûcher, on y attachera le condamné suivant la pratique habituelle, puis, quand la flamme sera suffisamment ardente, au moyen de la corde et de la poulie, on le laissera retomber non sur la terre, mais sur le foyer, autant de fois qu'il sera nécessaire, jusqu'à ce qu'il ait rendu à Satanas son âme maudite.

Nous prions le lecteur, si quelque doute lui venait à l'esprit sur l'exactitude de ce monstrueux exposé, de se reporter à l'histoire, qui malheureusement entre dans bien d'autres détails (Sauval, Dulaure, etc.)

Démocharés et ses assesseurs regardèrent frère Roma avec envie et admiration. Antoine Duprat se leva de son siège et alla lui serrer les mains.

Le nouveau supplice fut adopté à l'unanimité.

Puis, le chancelier, s'excusant sur l'abondance de ses travaux, qui lui causaient une lassitude inaccoutumée, déclara la séance terminée.

Il se sentait, en effet, en proie à une pesanteur de tête. Une somnolence qu'il s'efforçait vainement de combattre répandait la torpeur dans ses membres.

Ayant rendu leur salut aux inquisiteurs, il fit un ou deux pas vacillants à travers la chambre, se retrouva près de son fauteuil, voulut gagner son lit, trébucha, avança le bras pour se retenir, et fut très heureux de s'affaisser sur son siège et non sur la natte.

Trop tard, Sire.

Trop tard, Sire.

Cependant il lutta encore un moment contre ce sommeil étrange; mais tous ses mouvements se bornèrent à une crispation de ses doigts, à soulever sa tête, qui retomba alourdie contre le dossier, et à retenir ouvertes ses paupières, qui papillotaient et finirent par se clore sous une pression trop pesante.

Il était plongé dans cette léthargie depuis une dizaine de minutes, lorsque le panneau de l'issue dérobée glissa avec discrétion dans sa rainure.

Une étincelle jaillit, éclaira la chambre et Triboulet alluma un candélabre sur un guéridon; la lumière vint frapper en plein visage le ministre endormi, insensible à toute impression extérieure.

Un rire diabolique envahit les traits du bouffon, et se termina par un éclat strident; on eût juré un chacal qui glapit.

Son œil rond comme celui d'un oiseau de proie, rayonnait dans son orbite, attaché sur son maître; il jouissait de l'impuissance où gisait ce tyran si redouté de tous, et dont en ce moment il tenait la volonté, l'existence à sa merci.

L'expression de son triomphe était terrible.

Enfin!... murmura-t-il; enfin l'heure est venue!

S'approchant alors de lui, et le couvrant toujours de son rire sardonique, il se mit à écarter le haut de sa robe d'hermine, fit sauter les boutons du justaucorps qu'il portait par-dessous, et le fouilla.

Alors, ce ne fut plus un glapissement de bête fauve, mais un cri d'aigle victorieux qu'il fit entendre.

Ses longs doigts osseux venaient de se saisir d'un objet passé avec soin au cou d'Antoine Duprat, un cordon portant une petite clef.

Il l'enleva avec prestesse, et, s'adressant à son patron, comme si véritablement il le tenait enchaîné et que celui-ci l'entendit:

—C'est la clef de ton cœur, mon maître; tu m'as choisi pour ton jongleur, je gagne mon argent; ce tour-ci en vaut bien un autre!

Puis, palpant cette clef, talisman inappréciable, et se repaissant de ce contact:

—Pauvre grand dignitaire, te voilà à la merci d'un bouffon! Pauvre ambitieux insensé... c'est moi qui suis le sage de nous deux!... Allons, à l'œuvre!

Le flambeau d'une main, la clef de l'autre, il se dirigea vers le coffret de fer où le chancelier serrait ses richesses de tout genre.

La clef fit son office; les deux compartiments s'ouvrirent ensemble. Dans l'un s'entassaient des piles d'or, dans l'autre se montraient seulement quelques papiers.

Triboulet regarda à peine le premier.

—Voilà qui ferait de jolis grelots à mon bonnet et à mademoiselle du Carillon!... se contenta-t-il de dire avec ironie.

Mais ses prunelles se rallumèrent en considérant les feuillets disposés sous enveloppes dans le second.

—Foi de gentilhomme! jura-t-il avec un rire assez sérieux, on me prendrait pour un larron larronnant; je suis pourtant un bien modeste filou, puisque de tout ceci, je n'en veux qu'à ces chiffons.

Il examinait successivement le titre de chaque dossier et les remettait en place avec soin, jusqu'à ce qu'il rencontrât celui qu'il cherchait.

C'était le plus mince, il ne contenait que trois fragments de papier sur lesquels couraient quatre à cinq lignes d'une écriture rapide, avec une signature de la même main.

—Vive Dieu! exclama-t-il en les agitant avec joie, je les tiens donc!... Ah!... rira bien qui verra la fin de tout ceci!...

Mais, reprit-il en dirigeant son regard sardonique sur le chancelier, puisque je suis un honnête voleur, il faut faire les choses au complet et rendre à chacun son compte, autrement la comédie serait défectueuse.

Il vint à la table, y tailla à même les papiers blancs trois morceaux pareils à ceux qu'il tenait, les plaça dans le dossier, remit celui-ci à son ordre, et referma le coffre-fort.

—A chacun son bien! fit-il toujours riant et moqueur.

Sur quoi il cacha dans la poche de son pourpoint les précieux papiers, replaça fidèlement la petite clef au coup de son patron, rattacha ses vêtements, éteignit sa lumière, et se glissa comme il était venu par la porte secrète.

XXVII
LES DEUX MESSAGES.

L'attitude des grands d'Espagne à son égard, compliquée de leur empressement autour de Marguerite de Valois, avait mortellement blessé le duc de Bourbon. Un sentiment pareil, dans une âme vindicative, pouvait amener de graves conséquences.

Il avait sacrifié à sa rancune contre la duchesse d'Angoulême, son honneur de prince du sang français, son pays, la vie de ses concitoyens. Il n'était pas à espérer qu'il ménagerait rien pour envelopper dans un échec commun la princesse et ses admirateurs.

Il se sentait fort parce que tous ces seigneurs réunis n'exerçaient pas sur l'esprit de l'empereur l'influence que ses services, son habileté et le besoin qu'on avait encore de ses talents, lui assuraient.

Quant à l'Inquisition, il s'en savait aussi peu aimé, et n'ignorait pas les bonnes relations existant entre elle et le roi de France, mais il avait déjà réussi à diviser Charles-Quint et le Saint-Père, et, en fait d'intrigues, il se sentait aussi adroit que les révérends fils de Saint-Dominique.

Il commença à déployer toutes ses ressources, s'efforçant de présenter Marguerite comme une rusée comédienne qui ne cherchait qu'à se créer des amis à la cour d'Espagne et à endormir la prudence du monarque, dans un but aisé à entrevoir, et dont il alla jusqu'à donner de prétendues preuves, celui d'opérer l'évasion de François Ier.

Charles dressa l'oreille, mais une considération le retenait, il était résolu de se remarier, et l'union avec une princesse de France lui souriait, par la haute considération dont jouissait cette famille et ce royaume.

Bourbon avait en poche un argument tout prêt. C'était le portrait de la princesse Élisabeth, fille d'Emmanuel, roi de Portugal.

—Sire, lui dit-il, ceci est ma réponse. Tandis que mes ennemis et vos flatteurs ne songeaient qu'à vous trahir, je m'occupais des intérêts de votre auguste personne et de votre gloire. Je suis chargé de vous offrir la main de l'infante dont voici les merveilleux attraits, et l'union intime avec son père...

La sagacité diplomatique de Charles-Quint saisit avidement des ouvertures aussi inespérées, et bien supérieures à ce qu'il rêvait.

—Quoi! s'écria-t-il, vous avez conçu et amené à ce point un tel projet!...

—Rien n'est impossible, sire, à qui se dévoue à Votre Majesté. J'ai voulu que mes services pour elles me vengeassent des misérables persécutions des envieux.

Sire, la princesse Marguerite est veuve, son avoir n'est pas proportionné à son rang, elle est la sœur d'un roi, votre prisonnier, que vous tenez à votre merci. Que Votre Majesté compare: l'infante Élisabeth est à la fleur de l'âge et n'a connu aucun homme; sa dot est immense, et avec sa dot elle apporte des droits éventuels à la couronne de Portugal...

Charles sourit silencieusement, et regarda son favori avec cette finesse qui le caractérisait.

—En vérité, dit-il, vous soupçonnez la princesse Marguerite de méditer quelque plan pour m'enlever mon prisonnier?

—Les indications que j'ai eu l'honneur de soumettre à Votre Majesté, les colloques mystérieux qu'entretient le prisonnier avec les agents du saint office, ne sont-ils pas des preuves?...

—Par saint Jacques de Compostelle! cette rusée Française ne sait pas à qui elle s'attaque!... Mon cher duc, il m'est venu une idée aussi...

—Elle ne saurait qu'être bonne.

—Que diriez-vous si, prenant nos ennemis à leur piège, au lieu d'un prisonnier, je me trouvais en avoir deux?

—Je crois comprendre, sire. Mais la princesse Marguerite, dont la prévoyance aurait pu éveiller les soupçons d'un prince moins magnanime que Votre Majesté, la princesse n'est entrée en Espagne que sur un sauf-conduit...

—Que nous avons eu soin de restreindre à un délai fort court.

—Qui est expiré!... exclama le duc, saisissant déjà avec une infâme satisfaction l'idée de la captivité de la duchesse d'Alençon.

—Qui expire dans quelques jours, reprit l'empereur.

—Ah! fit le duc avec regret, dans quelques jours seulement?...

—Mais, insinua Charles de son accent le plus perfide, comme nous sommes un ennemi généreux, nous nous garderons que rien rappelle ce terme à la princesse qui daigne nous visiter. Nous voulons, au contraire, que les fêtes, les distractions se multiplient autour d'elle, l'enivrent et ne lui laissent pas le loisir de respirer.

—Je recommence à comprendre.

—Sur Dieu! la chose est claire; nous tenons à lui laisser un grand souvenir de l'hospitalité castillane; après cela, ce ne sera pas notre faute si elle oublie que tous les armistices ont une fin, et que cette échéance venue, les princes de France doivent se tenir sur leur territoire, sous peine de demeurer plus qu'ils ne souhaiteraient sur celui d'autrui... Ne vous inquiétez donc de rien, cher duc; si mes gentilshommes fêtent la princesse Marguerite, c'est pour me complaire.

—Oh! Votre Majesté est l'intelligence la plus profonde!... Mais ne daignera-t-elle rien me répondre touchant cette affaire de Portugal?...

—Par Dieu! vous êtes d'une hâte!... vous voudriez tout faire en un jour!...

—Les négociations restent pendantes, l'infante est un parti fort envié...

—Laissez-moi son portrait, et si vous êtes mis en demeure de donner une réponse, dites que je l'ai trouvé charmant...

Charles-Quint ne croyait pas plus que le duc de Bourbon au projet de fuite de François Ier. Mais, dirigés, l'un par sa rancune vivace, l'autre par sa politique égoïste, ils saisissaient volontiers ce prétexte pour ajouter la captivité de la sœur à celle du frère, et obtenir une double rançon.

L'alliance portugaise offrait à l'empereur un attrait plus puissant que celle de la France, et dès lors il rentrait, vis-à-vis de cette dernière, dans l'attitude la plus hostile. On sait que toute la vie de ce prince s'écoula dans ces alternatives sans pudeur ni générosité.

Suivant le dessein arrêté entre le duc et lui, Marguerite se vit l'objet d'une recrudescence d'hommages et de plaisirs.

Seulement, les ingénieux diplomates ignoraient que sous son visage affable et riant, elle portait un cœur cruellement ulcéré, et que l'enjouement n'était qu'au bord de ses lèvres.

Plus que ses ennemis, elle supputait les heures, les minutes, et celles-ci apportaient une aggravation à sa peine, à son anxiété, car il n'arrivait aucun courrier de France à son adresse.

Que faisait le vieux Michel?... Triboulet était-il coupable de nouvelles trahisons?... ou bien, plutôt, les nouvelles étaient-elles si fâcheuses qu'ils n'osassent les lui transmettre?...

Pour le roi, il se retranchait avec l'opiniâtreté des gens faibles dans son invariable argument:

—Apporte-moi les preuves, et, foi de gentilhomme! je signe l'acte de grâce.

Et le temps s'envolait, et le terrain devenait brûlant, et déjà des avis non suspects lui faisaient soupçonner la duplicité de l'empereur et ses méchants desseins.

Avoir accompli une telle entreprise, traversé deux royaumes, affronté tant d'obstacles, rendu la vie et la santé à son frère, et repartir sans cette faveur que lui seul pouvait accorder! Retomber vaincue au milieu de cette cour livrée à la merci d'un intriguant infâme, quelle perspective!

Trois jours encore, et le terme du sauf-conduit expirait, c'était à peine le laps suffisant, en faisant la plus grande diligence, pour gagner la frontière.

La princesse prétexta une indisposition et s'enferma chez elle, s'en remettant à mademoiselle de Tournon de disposer tout pour le départ devenu urgent.

Le roi voyait ces préparatifs et cette tristesse de sa sœur avec chagrin; mais il sentait l'œil de l'Inquisition sur lui, et se flattait qu'en raison de tant de sacrifices, l'appui de ces cautauleux alliés lui viendrait puissamment en aide, pour conclure ce traité sans cesse ajourné par l'empereur.

Au milieu de ces perplexités, et comme Marguerite se disposait à adresser ses adieux à son frère, le bruit d'un cheval entrant à bride abattue dans la cour de son hôtel la fit tressaillir et pâlir.

—Va! va!... dit-elle à Hélène de Tournon, n'osant y aller elle-même, vois ce que c'est!...

Hélène était déjà à la fenêtre:

—Un courrier!... repartit-elle, un courrier de France!...

—De France?... répéta Marguerite éperdue.

Et elle voulut regarder aussi, mais ses jambes se dérobèrent sous elle; elle fut forcée de se rasseoir.

—Ne vous dérangez pas, lui dit Hélène, il descend de cheval,.. Oh! ni l'homme ni la bête n'en peuvent mais!... Des varlets les reçoivent; on amène le messager... Entendez-vous ses pas?... Il monte... il approche...

Certes elle entendait car chacun de ses pas retentissait dans son cœur.

Enfin la portière s'entr'ouvrit, et l'huissier, au courant de l'impatience de sa maîtresse, introduisit sur-le-champ un homme haletant de fatigue, et dont les vêtements disparaissaient sous une couche de poussière épaisse d'un pouce.

Il tira de son pourpoint, un paquet où la princesse reconnut son cachet, confié à son intendant.

Le messager ne s'était arrêté depuis Paris que pour changer quatre fois ses chevaux, crevés sous lui.

—Prenez, madame, dit-il, c'est la bonne nouvelle!

C'était le mot d'ordre qu'il devait prononcer, et ce soin rempli, il fut obligé de demander à se reposer et à se rafraîchir. Mademoiselle de Tournon le confia à l'huissier, qui était à ses ordres.

La princesse n'avait pas encore brisé le sceau, à peine avait-elle pu répéter avec cet homme:

—La bonne nouvelle!...

Un éblouissement, un vertige l'avait prise.

—Regarde, dit-elle à sa compagne, je n'ai pas la force.

Mademoiselle de Tournon rompit l'enveloppe:

—Madame! s'écria-t-elle, madame, ce sont les ordres et les quittances écrits et signés par madame la duchesse!

—Les preuves!... ce sont les preuves!... Oh! merci, merci, mon Dieu!...

Et la princesse, saisissant les feuillets dérobés par Triboulet au coffre d'Antoine Duprat, tomba à genoux devant une image du Christ.

—Madame, reprit mademoiselle de Tournon, les minutes sont brûlantes... Chez le roi, courons chez le roi!

Et la saisissant par le bras, elle la força à se relever et l'entraîna, folle éperdue, mourante de joie, de saisissement, auprès de François Ier.

—Justice, sire! s'écria-t-elle dès qu'elle l'aperçut: c'est justice que je veux, vous me l'avez jurée au nom de votre foi de gentilhomme.

—Qu'apportez-vous donc, ma sœur?

—Ce que vous avez exigé: les preuves!... Voyez, reconnaissez-vous cette écriture?...

—Oui, répondit-il en frémissant et en levant au ciel un regard désolé; je la reconnais, c'est celle de ma mère...

—Eh bien, lisez aussi ce qu'elle a ordonné, et vous ne douterez plus de ma foi, et vous comprendrez pour quelles fins votre déloyal ministre avait confisqué et retenu ces papiers.

François Ier était d'une pâleur effrayante: sa mère si coupable, son ministre favori si infâme!

Il se souvint cependant, au milieu de sa stupeur, qu'il était roi.

—Je n'ai qu'une parole, ma sœur, dit-il; en échange de ces papiers, prenez celui-ci.

Et ayant signé la grâce expresse du chevalier de Pavanes, il alla brûler les lettres de la régente au brasero placé au fond de sa chambre.

—J'ai tenu mon serment, dit-il avec tristesse, êtes-vous contente?

—Recevez mes adieux, sire; je pars, je vais porter moi-même cet acte de grâce...

—Allez, soyez heureuse; moi, je reste seul avec mes chagrins!...

Il retomba près de sa table dans un épuisement profond.

Marguerite fit un pas pour se rapprocher de lui; elle se penchait pour l'embrasser une dernière fois: un bruit précipité dans la galerie l'arrêta.

—Sire, madame, fit un huissier tout troublé, c'est un messager de France.

—Un messager?... répétèrent le frère et la sœur.

—Quelque malheur encore, murmura le roi à demi-voix.

—Qu'ils entre, ordonna la princesse.

Un homme se présenta, si pâle, si défait, que ni le roi ni elle ne le reconnurent d'abord, quoique ce fût leur serviteur le plus fidèle.

Cependant Marguerite, égarée, l'œil halluciné, s'avança jusqu'à le toucher, et, reculant avec un grand cri vers le roi, qui la reçut dans ses bras:

—Ah! Michel Gerbier!... toi ici?... il est donc mort?...

—Quoi! demanda le roi, le chevalier de Pavanes dont je viens de signer la grâce?...

—Trop tard, sire!,..

Marguerite n'entendit pas, elle était évanouie.

Le dévoué Michel n'avait voulu confier à personne cette mission terrible. Il s'était mis en route, pour informer lui-même sa maîtresse de ce dénouement fatal. Il savait qu'elle voudrait connaître toutes les circonstances, et qu'elle n'aurait pas trop d'amis autour d'elle pour la consoler. Et puis, le chevalier mort, que restait-il à faire au Louvre?

Le conciliabule tenu chez le chancelier avait porté ses fruits; le tribunal de la foi avait condamné Jacobus de Pavanes, et la chambre ardente, spécifiant la peine, avait ordonné que le supplice aurait lieu, par l'estrapade et le bûcher réunis, sur la place de Grève.

Mais un autre raffinement, appliqué fort communément depuis aux condamnés déclarés, comme Jacobus, mal sentants de la foi, lui fit couper la langue avant de le sortir de prison. On craignait que par ses discours il n'influençât la foule[11].

Jacobus de Pavanes fut le premier luthérien qui subit en France la peine capitale. Nous eussions voulu atténuer l'horreur du dénouement, mais l'histoire oblige.

La nuit qui précéda son supplice, deux hommes, munis d'un laisser-passer signé du chancelier, c'est-à-dire d'un blanc seing dérobé sur sa table par Triboulet, étaient descendus près de lui.

Il connaissait déjà son sort, que frère Roma n'avait eu garde de lui cacher, et se tenait en prières, récitant à haute voix la traduction qu'il avait faite des psaumes.

—C'est vous, ami? dit-il en présentant sa main chargée de fers au vieillard; merci! Je n'espérais plus voir un visage bienveillant avant de mourir.

—Et vous en voyez deux, repartit Gerbier, en amenant le bouffon, qui se tenait timidement près de la porte.

Une contraction de mépris involontaire passa sur le visage du condamné.

—Oui, une âme repentie et sincère, insista le vieillard.

—Qui sollicite son pardon... ajouta Triboulet, agenouillé devant lui.

—A l'heure où j'arrive, prononça gravement le chevalier, les haines et les ressentiments s'effacent; Dieu m'attend. Maître, je meurs sans rancune contre vous.

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