Les Mystères du Louvre
Duprat eût payé bien cher pour voir couler ces pleurs.
—Vous avez donc quelque chose de bien important à me dire, prononça-t-il lentement, que vous n'avez pas craint de venir me trouver ainsi, malgré la nuit?...
—A cause de la nuit, répondit-elle; car le jour je n'eusse pas osé.
—Parlez, alors, madame; que souhaitez-vous?
—Oh! tous les secrets de votre science, toutes les ressources de votre art, tous les calculs de votre astrologie... N'épargnez rien, je suis riche; je ne vous ménagerai pas la récompense; elle sera proportionnée à vos services.
A l'appui de cette promesse, elle lui remit une bourse entière, qu'il fit glisser, sans manifester aucune explosion de reconnaissance, dans l'escarcelle pendue à sa ceinture.
—Dans ce cas, dit-il seulement, nous ne serions pas suffisamment bien ici. Venez encore.
Il l'introduisit dans une troisième pièce; mais l'accumulation des objets qui encombraient celle-ci compensait largement la nudité des deux premières.
Les murailles disparaissaient sous des fragments de tapisserie, recouvrant des portes et des croisées, tant on redoutait décidément l'air et la clarté dans ce logis, mais plus particulièrement encore sous un amoncellement des objets les plus bizarres, les plus hétérogènes.
Les planches, disposées en forme d'étagères, par rayons, supportaient un monde de fioles, de bouteilles de grès, de creusets, de cristallisations, d'oiseaux, de serpents, de quadrupèdes empaillés. Des guirlandes de plantes desséchées pendaient çà et là à travers les solives saillantes du plafond.
Un ou deux sièges recouverts de cuir ou de peau brute, dont un usage fréquent avait usé la moitié des poils, des escabelles sans dossiers, des tables surchargées de manuscrits, d'instruments de mathématiques, de sphères et de planisphères célestes, formaient le plus gros du mobilier.
Au fond, dans un angle, se dressait un fourneau où luisait un reste de charbon rouge; autour de ce fourneau, s'amoncelaient des alambics, des cornues, des creusets, des vases de métal ou de terre réfractaire de la forme la plus inusitée.
Une lampe de cuivre d'un modèle primitif, c'est-à-dire dont la mèche, passant par un bec assez étroit, baignait dans un réceptacle rempli d'huile, éclairait ce capharnaüm d'une façon si restreinte qu'aucun des meubles, aucun des appareils ne se dessinait sous un aspect précis, et que les moins éloignés semblaient eux-mêmes au milieu d'un nuage.
Quand, par hasard, un souffle d'air venait de la porte par laquelle l'alchimiste introduisit la dame au masque, il imprimait à la flamme une ondulation qui semblait se communiquer aux curiosités de ce muséum, et jusqu'aux grands personnages des tapisseries.
Le vieillard ne cessait pas, de son œil pénétrant, d'observer la visiteuse, mais il ne surprit dans son attitude aucune des marques d'émotion que cette fantasmagorie causait sur ses clients ordinaires. Ou c'était une femme supérieure, ou le motif de sa démarche était si sérieux qu'il dominait en elle toute autre idée.
Il lui fit signe de s'asseoir sur le siège le plus convenable, et prit place en même temps en face d'elle, près de la table où brûlait la lampe.
—Que souhaitez-vous de moi, madame? demanda-t-il en fixant toujours son œil perçant, qui allait chercher sa pensée sous le masque dont elle cachait ses traits.
—Maître, je veux connaître ma destinée et celle d'un être dont l'existence m'est plus chère que la mienne.
—C'est un horoscope, prononça lentement l'alchimiste.
Et, là-dessus, il alla écarter le coin de l'une des tentures qui retombaient sur les fenêtres, et par l'embrasure, il regarda le ciel.
Quelques rares étoiles y scintillaient, à des espaces fort lointains les uns des autres.
—La nuit est peu propice, murmura-t-il.
Cependant il s'arma d'une lunette, à l'aide de laquelle il parcourut longtemps avec soin l'espace supérieur.
La jeune femme le suivait anxieusement du regard, dans un silence respectueux.
—J'aperçois votre étoile, fit-il au bout d'un quart d'heure.
—Parlez, parlez, maître!
Et, si brave qu'elle se fût montrée jusqu'alors, gagnée par l'influence du lieu, par les aromes subtils qu'on y respirait, par l'attirail du nécroman, par son accent bref et convaincu surtout, elle sentit son cœur battre, et retint sa respiration pour ne rien perdre des mots hachés qui lui échappaient.
—Ce n'est pas un astre ordinaire... il jette des feux singuliers... on dirait des diamants pétris de sang, de larmes et d'or... Mais est-ce bien votre étoile?... Oui, je n'en peux douter; elle scintille au centre des signes du zodiaque qui présidèrent à votre naissance...
Il se tut un moment; son attention paraissait redoubler.
—Non, non! murmura-t-il avec force, ce n'est pas naturel... Il existe là une erreur de ma science ou un prodige impénétrable à mon esprit... Essayons si les calculs nous en donneront la solution...
Laissant retomber la tenture, il revint à sa table, déposa sa lunette auprès de lui, saisit une plume, et commença à couvrir une large feuille de papier de figures algébriques, de dessins bizarres et de pyramides de chiffres.
—A coup sûr, dit-il, en marquant d'une pause chaque membre de phrase, vous êtes appelée, madame, à de hautes destinées... Les existences communes n'ont pas de ces combinaisons merveilleuses... Que voulez-vous que je vous annonce?... Souveraine?... Un trône?... Oui, c'est bien un trône?...
Et comme il porta sur elle son regard inspiré, il la vit plus triste que quand elle était entrée, inclinant la tête et soupirant:
—Hélas!... ce trône, je ne l'ai pas souhaité!...
Elle pensait sans doute à la couronne d'impératrice que sa mère prétendait lui mettre au front, comme celle du martyre.
Les vues de l'empereur sur sa personne lui avaient été communiquées naguère une première fois; une répulsion instinctive les lui avait fait repousser; elle avait peur de ce conquérant sans miséricorde et sans foi, et sa conduite présente vis-à-vis de François Ier achevait de le lui rendre odieux.
Il lui fallait cependant souhaiter, dans le double intérêt qui occupait sa vie, le retour de son frère et le salut de son amant, que ce dessein réussît.
Habitué à pénétrer les ambitions humaines, Gaspard Cinchi vit bien, à la douloureuse indifférence de sa cliente, qu'elle était en effet d'une essence peu commune. Il lui promettait le diadème, et ce présage ne faisait qu'assombrir son front.
L'horoscope était vrai, peut-être, mais si cette jeune femme était réservée à un trône, ce n'était pas à celui d'Espagne et d'Occident, ainsi qu'elle devait le croire en cette circonstance.
—Vous suivez mes paroles, n'est-ce pas, madame? dit le nécroman; je lis dans votre avenir que vous serez reine.
—Certes, j'entends bien, mon père; vous me parlez de ma fortune comme si c'était cela qui m'amène...
—De quoi souhaitez-vous donc que je vous entretienne?...
—Hélas! de peu de chose, de mon cœur...
Il y avait presque un sanglot dans ces quelques paroles.
Le vieillard en tressaillit; un visage bien affligé se dérobait donc sous ce masque noir!
Il recommença diverses supputations, les renouvela, les vérifia, et leurs résultats étaient sans doute étranges, comme les conjonctures de l'étoile de cette femme, car, à chaque combinaison, il lui échappait des interjections pleines de surprise.
—Pauvre femme! fit-il avec pitié; c'est bizarre, voici trois fois que je renouvelle mes calculs, ils sont exacts; car, de quelque façon que je procède, j'aboutis au même résultat.
Eh bien, ce résultat me montre dans votre destinée une ligne qui se croise avec la mienne, de même que j'ai distinctement vu au ciel une jonction entre nos deux étoiles... Je cherche vainement quel est cet arcane du Grand-Être... De grâce! venez vous-même en aide à ma science en défaut ou insuffisante.
—Que souhaitez-vous?
—Vous croyez, n'est-ce pas, comme tout esprit sensé, à une autre vie, à la perpetuité de l'essence qui vous anime?
—Qui n'y croit pas? répondit-elle en écoutant avidement, car ce début ressemblait aux propres discours que lui avait tenus Jacobus de Pavanes dans leur dernière entrevue.
Évidemment, une femme du grand monde, comme vous paraissez être, comme votre horoscope dit que vous êtes, a peu le loisir de s'occuper de ces matières abstraites; mais puisque vous avez eu la hardiesse de pénétrer dans l'antre de la science, laissez-moi vous interroger en son nom.
Beaucoup de faux prophètes et de faux savants prétendent chercher l'avenir dans les rêves. Les rêves tiennent à une seconde vie, c'est vrai; mais ce n'est pas à une vie future, c'est à une vie passée. Ne vous rappelez-vous point en avoir fait quelquefois qui semblaient vous reporter à une autre période d'une existence dont vous ne retrouviez plus la trace étant éveillée, et que cependant, tant que durait la torpeur de votre esprit et de vos sens, vous auriez juré avoir traversée déjà?
De grâce, écoutez-moi, madame, si abstraites que ces idées vous semblent. Le rêve n'est pas, je vous le répète, une anticipation sur l'avenir. Il nous représente deux périodes de notre existence: la période actuelle, quand il nous retrace les incidents récents qui nous ont vivement impressionnés; la période antérieure, quand il nous offre l'image d'épisodes, de sensations que nous reconnaissons, que nous tenons pour aussi vraies que les premières tant qu'il dure, et qui nous étonnent parfois encore quand il est dissipé. Car nous jurerions, en rentrant en nous-mêmes, que nous les avons réellement éprouvées à une époque, dans des conditions qui nous échappent.
—C'est vrai, j'ai ressenti cela; il y a des instants où nous nous souvenons de choses qui ne nous sont jamais arrivées, répondit la jeune femme, attirée au plus haut point par ces distinctions. Je comprends votre théorie, c'est celle qui admet la migration, la transmission des âmes...
—Vous avez dit le mot! s'écria le vieillard, au comble de la surprise; mais l'avez-vous trouvé de vous-même, ou quelqu'un vous l'a-t-il enseigné?
—Je répondrai plus tard à votre question, mon père. Poursuivons d'abord le sujet qui nous occupe.
—C'est que, reprit-il, ce rapprochement de nos deux étoiles dans une conjoncture néfaste s'expliquerait peut-être par un rapprochement de nos esprits dans une existence antérieure; sinon, il me faut répondre à la demande que vous me faites de votre horoscope, que nos destinées se coudoient, et qu'elles sont funestes toutes deux...
Ici, le vieillard laissa tomber sa tête sur sa poitrine et exhala un long soupir.
La dame au masque le considéra un moment avec une tristesse aussi profonde que la sienne même; mais pour ne pas le laisser s'y absorber davantage:
—Mon père, dit-elle, vous souffrez?
—Oh! oui, je souffre bien, madame!... fit-il en relevant peu à peu sa tête blanchie; et moi qui compose des charmes pour le bonheur des autres, j'aurais bien besoin de trouver la mandragore qui mettrait fin à mes tourments.
Leurs planètes avaient-elles en effet quelque coïncidence mystérieuse? On eût pu le supposer, à voir l'attraction qui amenait sur ce vieillard la sollicitude de cette jeune femme, et en songeant qu'ils se rencontraient cependant pour la première fois.
—Quoique je ne possède pas encore la couronne que vous m'annoncez, dit-elle, il m'est arrivé de rendre quelques services à des malheureux, de prévenir des injustices, de faire réparer de grands torts. Si ma protection pouvait vous servir, je vous l'accorderais avec bonheur... Ayez confiance, maître, ouvrez-moi votre cœur.
Les infortunés ont si grand besoin de consolation, qu'ils accueillent souvent à la légère l'espoir qu'on fait luire devant eux, bien que la déception soit parfois le fruit de leur facilité. Gaspard Cinchi avait trop la connaissance du cœur et de la perfidie des hommes pour se livrer ainsi; mais, aux manières de sa visiteuse, il devinait une personne puissante; à son accent, au peu de mots qu'elle avait prononcés, il reconnaissait une nature généreuse.
—Mon histoire est douloureuse, dit-il. Ma vie s'est écoulée dans l'étude. Elle eût dû se terminer depuis longtemps, car le ciel ne l'a prolongée au delà du terme ordinaire que pour entourer ma vieillesse d'épreuves cruelles... Je n'ai pas toujours trafiqué de ma science. C'est seulement depuis que je me suis installé en ce logis que j'ai compris la nécessité d'en tirer profit; car avec de l'or, on opère bien des choses, et il me faut beaucoup d'or pour réussir dans celle à laquelle tient le reste de mon existence.
A l'âge où la nature est inclémente, un miracle d'en haut m'avait accordé un fils... le modèle de toutes les vertus, de tous les talents... Je l'aimais comme Israël aimait Benjamin.
Il me rendait cette affection, mais elle ne suffisait pas à ses vingt ans, et bientôt surgit en lui une de ces passions violentes, envahissantes, exclusives, qui entraînent et affolent leurs victimes. Il aimait, le malheureux enfant, il aimait une grande dame!...
Oh! non pas, je dois le croire, une femme telle que vous, qui vous montrez humaine et bonne; mais quelqu'une de ces demoiselles de haut blason, qui jouent avec ces passions sincères comme les chattes avec leurs proie, pour les meurtrir d'un coup de leurs griffes couvertes de velours, quand elles en ont assez!
A travers les trous de son masque, les prunelles de la jeune femme lançaient des éclairs, ses narines se dilataient avec force, des frémissements glissaient sur ses lèvres.
—Votre fils, demanda-t-elle toute tremblante, vous confia-t-il le nom de cette dame?
—Jamais... Quelque femme d'un grand nom et d'un misérable cœur, sans doute... Je vous en fais juge: adonné aux idées de la réforme, à la suite d'un prélat illustre, il s'est vu saisir, entraîner dans une des prisons de Paris, au Châtelet, à la Bastille ou au Louvre, je n'ai pu savoir dans laquelle, et cette femme, qui est influente et considérée,—c'est tout ce qu'il m'en a dit,—cette femme l'y laisse gémir sous la menace d'un arrêt plus affreux peut-être!...
N'est-ce pas, madame, cette femme n'a pas d'entrailles?...
Son interlocutrice s'était levée à ces derniers mots, et elle étendait le bras vers le vieillard par un geste solennel.
Trois coups appliqués à la porte extérieure, mais que l'on distingua parfaitement malgré la distance, arrêtèrent la parole sur ses lèvres.
—On frappe! dit le nécroman, et c'est quelqu'un qui connaît le signal. Que faire?...
—Allez voir, maître; et si c'est pour une consultation, donnez-la: j'attendrai autant qu'il sera nécessaire... car il faut que je vous parle encore!... Mais où me retirer? A aucun prix, je ne saurais me laisser voir ici...
—Là, dit-il en montrant un des pans de la tapisserie; mettez-vous là.
C'était un recoin obscur, espèce de cabinet sans meubles. A tout hasard, la jeune femme s'y blottit.
XIII
LE PHILTRE ET LE POISON.
Cette fois c'était un homme, ainsi que la jeune femme cachée sous la tenture s'en convainquit promptement par le murmure confus de voix qui arrivait jusqu'à elle, au fond du laboratoire, à travers la sonorité des deux premières pièces vides. Il parlait très haut, et insistait pour pénétrer jusqu'au cœur de la place, quoique maître Gaspard Cinchi s'efforçât de le retenir dans la salle précédente.
La dame au masque ne distinguait pas ses paroles, mais quelques inflexions de son accent la frappèrent particulièrement. Elle était certaine de les connaître, sans se rappeler au juste à qui elles appartenaient.
L'alchimiste, pressé d'en finir avec ce nouveau client, se décida à l'introduire dans le laboratoire.
—Entrez donc, lui dit-il; mais, en vérité, je ne peux vous accorder qu'un court entretien.
—Foi de gentilhomme! exclama son visiteur, il y a donc encombrement dans les forges de Satanas!
A ce juron, qui n'appartenait qu'au roi François Ier, la jeune femme avait redoublé d'attention, et son œil avait trouvé dans la tapisserie un vide par lequel elle pouvait tout observer.
Le nouveau venu était un nain tout contrefait, enveloppé dans un manteau gris traînant sur ses talons. Un feutre noir, sur lequel se dressait à pic une grande plume, noire aussi, retombait jusque sur son visage.
Mais il rejeta négligemment sur une escabelle feutre et manteau, et s'accroupissant à la façon orientale entre les bras du plus grand des fauteuils de cuir:
—Maître, dit-il, vous êtes pressé, je ne suis pas en humeur de paroles vaines. Je serai bref et logique.
Ce disant, il jeta sur la table une bourse de soie brodée aux fleurs de lys et gonflée d'or.
La jeune femme suivait cette scène avec une émotion indicible, le gnome qui venait de prendre possession du fauteuil du sorcier, et qui semblait ici dans son empire naturel, c'était le bouffon de la cour, le sarcastique, le joyeux Triboulet!
Certes, il ne justifiait guère en ce moment son renom de gaieté inépuisable.
Ses cheveux roux et rudes pendaient en mèches inégales autour de son gros cou apoplectique; les éraillures de ses yeux suintaient le sang; ses épaisses lèvres crispées grimaçaient des contours impossibles; des traces de rouge et de fard mal essuyés zébraient sa face blêmie.
Il n'était plus ni comique ni grotesque, il était hideux.
Le nécroman le considérait avec sa vigilance habituelle, et, frappé du désespoir empreint sur ses traits abattus, il n'attendit pas qu'il l'interrogeât:
—Vous êtes malheureux? lui dit-il.
—Taisez-vous! répondit-il, ranimé par ce mot. Je ne vous demande pas cela... Ce qui passe en moi, nul ne doit le savoir! je voudrais me le cacher à moi-même. Ce ne sont pas vos consolations ni vos horoscopes que je viens chercher...
—Que souhaitez-vous donc?
—L'aide de votre science la plus positive, l'alchimie.
Cependant, Gaspard Cinchi avait rencontré juste du premier mot.
Triboulet était malheureux; il était descendu dans l'antre infernal du nécroman, parce que l'enfer était déjà en lui et l'attirait.
Ce qu'il avait voulu faire comprendre à la princesse Marguerite était-il vrai? Y avait-il réellement un cœur dans cette machine à quolibets et à tours de force? Oui, mais un cœur semblable au reste de cette créature manquée,—incomplet.
Il était,—sarcasme du sort! qui lui arrachait des rires fauves trempés de larmes de feu,—il était amoureux de la plus divine créature que le monde eût encore admirée.
Et quand il descendait en lui-même, il se prenait d'une telle exécration pour sa laideur repoussante, pour son avilissement odieux, qu'il se faisait horreur et qu'il eût voulu se souffleter de sa propre main.
Cependant il l'aimait follement, éperdument, sans que la raison ni la conscience de son indignité, de la distance qui le séparait d'elle, réussît à le détourner d'une adoration voisine du fétichisme.
Oh! ses dédains, son indifférence méprisante, comme ils lui déchiraient l'âme à lui qui n'eût demandé d'autre joie que de se faire broyer sous les roues de son équipage, écraser sous les pas de sa haquenée, pour être seulement l'objet d'un regard ou d'une plainte de sa part!
Vos pressentiments vous ont bien servi, mon père.
Et quand le chancelier était venu le choisir pour confident de sa passion, réclamer ses services, lui donner de l'or pour l'aider à se faire aimer de cette femme, quel supplice, quelle rage, quelle démence!
Mais elle n'aimait pas le chancelier plus que le fou; il était impossible qu'elle l'aimât jamais, et c'était une âpre consolation dans ses misères de voir son patron souffrir de son mal, d'attiser insidieusement le brasier de ses tortures.
Il n'était donc pas seul dédaigné, pas seul repoussé, méprisé! C'est une des joies de Belzébuth de sentir des compagnons de supplice.
Oui, mais quel paroxysme de jalousie, en découvrant au fond des fosses du Louvre le vainqueur de cet esprit superbe, l'amant aimé de cette beauté sans égale!
Une démence furieuse s'était emparée de lui; son imagination, exaltée, familière à l'idée du mal, avait forgé, brasier volcanique, un projet dont il commençait en ce moment l'exécution.
—Expliquez-vous, reprit Gaspard Cinchi; que souhaitez-vous de l'alchimie?
—Deux choses: un philtre et un poison.
Les traits du vieillard ne bougèrent pas. Il était accoutumé sans doute à ces sortes de requêtes qui composaient le meilleur revenu de sa profession.
Cependant, le bouffon officiel, pour prévenir un refus, ajouta avec vélocité en montrant la bourse:
—Ceci ne suffit-il pas pour ces deux objets?
Gaspard Cinchi abaissa froidement les yeux sur le sachet, le prit par la main et sembla le peser.
Craignant toujours une hésitation:
—Ajoutez ceci! dit Triboulet.
Et il fit rouler près de la bourse deux bagues ornées de gros diamants, qu'il arracha de ses doigts.
—Vous êtes un homme sage et discret? lui dit avec son calme irritant et énigmatique le vieillard.
—Non, je suis un fou et un bavard... mais je sais payer, et je veux être servi... Est-ce assez, enfin.
De sa poigne nerveuse il brisa une chaîne d'or, présent du roi son maître, cachée sous son pourpoint, et la lança à côté du reste.
—J'entends fort bien, murmura Gaspard: vous voulez posséder les deux talismans qui rapprochent l'homme du génie du bien et de celui du mal: le philtre qui fait aimer et le poison qui tue.
—Eh bien, oui... le philtre qui endort la méfiance, qui ôte la force de résister, qui engourdit les sens et qui nous livre sans résistance la femme qui nous eût repoussés et meurtris éveillée... Cette femme, je l'aime; assiste-moi, suppôt de l'enfer, il faut qu'elle m'appartienne!...
—Quant au poison?...
—Ne me prenez pas pour un assassin ni pour un misérable voleur, vieillard!...
Je suis un homme offensé qui se venge!
—Il y a pour cela le duel, objecta Gaspard.
—Le duel!... ah! ah! ah! exclama le bouffon avec un éclat strident qui fit vibrer les fioles sur leurs étagères, qui donc se battrait avec moi?...
—C'est juste, répondit gravement l'alchimiste.
Un éclair de joie traversa la sombre physionomie de Triboulet.
—Enfin! vous me comprenez et vous consentez?
—Venez demain, à l'heure où vous êtes venu ce soir, les deux choses seront prêtes.
—Le philtre qui endort.
—Et le poison?
—Le poison qui foudroie.
—Demain soir, à la même heure, maître, je vous apporterai une seconde bourse et des bijoux plus précieux que ceux-ci.
En même temps il était sauté en bas de son fauteuil, avait repris son manteau et son feutre et se dirigeait vers la sortie.
L'alchimiste le reconduisit jusqu'à la porte de l'impasse et ne revint qu'après l'avoir solidement fermée.
En rentrant dans son laboratoire, il trouva la jeune femme debout près de la table, dans une attitude imposante et solennelle.
—Maître, lui dit-elle, tu ne tiendras pas la parole que tu as donnée à cet homme.
—Pourquoi cela, madame? demanda Gaspard, secrètement ému de la vibration de sa voix.
—Parce que la femme qu'il veut perdre, c'est moi! le rival qu'il veut empoisonner... c'est ton fils!...
XIV
A TRAVERS LA NUIT.
Le centenaire passa lentement ses longs doigts osseux sur son front, l'œil fixe, le sein haletant.
Il n'en croyait ni ses sens ni sa raison.
—Mon fils!... répétait-il, épelant ces deux syllabes comme s'il les entendait pour la première fois; mon fils!...
La jeune femme le regardait, attendrie par cette grande surprise, résultat d'une si grande tendresse.
Elle avait trop de délicatesse innée pour élever de nouveau la voix; elle sentait que le coup avait été si violent qu'il avait ébranlé ce cerveau de bronze; elle attendait que la réaction s'opérât, que les idées reprissent leur cours régulier.
Le vieillard s'avança jusqu'à elle, et, saisissant avec respect le bord de son manteau, pour s'assurer à la fois que ce n'était pas une vaine apparition et qu'elle ne tentait pas de lui échapper.
—Madame, madame, balbutia-t-il, n'avez-vous pas dit: Mon fils?...
Elle lui répondit par un signe de tête.
—Non, non... fit-il tout frissonnant, parlez! que j'entende ce mot de votre bouche.
—Vous avez parfaitement entendu, maître; je vous ai dit que l'homme qui sort d'ici médite un double forfait;—le poison qu'il réclame, il le destine à votre fils.
L'alchimiste tressaillit de nouveau, et frappé enfin de la pensée qui aurait dû lui venir la première, s'il eût moins obéi à l'élan de sa raison qu'à celui de la froide sagesse:
—D'où savez-vous que Gaspard Cinchi a un fils?
La jeune femme sourit doucement:
—Puisque je sais cela, ne voyez-vous pas aussi que je connais votre vrai nom, messire Jean de Pavanes?
—Mon nom! Oui, vous savez mon nom... Qui vous l'a révélé? par le ciel, dites!...
—Votre science et vos discours, mon père.
—Ah! attendez, de grâce, ne précipitez rien... Je suis si vieux, vos paroles sont si solennelles... Ma pauvre tête s'égare... Madame, soyez bonne, indulgente... Madame, en me parlant de lui, de mon enfant, est-ce que vous ne m'avez pas dit encore... Oh! je n'ose en croire mon souvenir. Vous m'avez dit qu'il avait une protectrice, une amie?...
—Je vous ai dit que je l'aime, mon père.
Elle répéta cet aveu avec gravité, avec conviction, comme une chose naturelle dont il n'y a pas à se cacher.
—Oh! merci! merci! Vous êtes une noble femme, vous! Ah! du moins, vous ne rougissez pas d'obéir à votre cœur, et ce n'est pas la bonne fortune qui vous attire... Merci, merci.
Et, dans son émotion, il couvrait de ses baisers ces belles mains royales où les lèvres de son fils avaient déjà déposé les leurs.
—Ah! il y a longtemps que je vous cherche et vous fais chercher, maître; car je vous avais déjà en estime et en honneur à cause de lui.
—Oui, il vous a parlé de son vieux père, n'est-ce pas? A votre tour, parlez-moi de lui.
—Il pense à vous, il vous pleure; il vous aime, à ce point que j'ai parfois été prise de jalousie contre vous.
—Mon enfant!... mon Jacobus!... Ah! laissez-moi pleurer...
Il tomba sur un siège, tout rayonnant et tout en larmes.
—Vous avez raison de le chérir, car c'est le plus grand cœur et le plus beau gentilhomme de France.
—N'est-ce pas, madame!... Oh! je le vois bien, vous l'aimez comme moi... Oui, c'est cela, je comprends à présent cette rencontre de nos étoiles... Les cieux sont un livre sublime, voyez-vous, pour ceux qui savent y lire; mais vous, madame, vous êtes donc l'ange de la consolation?
Elle secoua sa tête soudain attristée au souvenir de cet horoscope:
—Je suis l'ange des tombeaux, maître.
—Je ne demande pas à voir vos traits, reprit le vieux Jean de Pavanes; mais ces hautes destinées que je découvrais dans votre planète... La science aurait-elle à la fois révélé une vérité et indiqué un mensonge?
—La science, je suis forcée de le souhaiter et de le craindre, la science a peut-être dit vrai. Si l'on choisissait sa destinée, j'enchaînerais sur l'heure la mienne à celle du chevalier de Pavanes.
—Je ne sais quel prestige il y a dans votre voix, madame, mais plus je vous entends, plus il me semble que c'est une bouche royale qui parle.
—Hélas!...
La jeune femme poussa un long soupir, et, retirant son masque, laissa contempler son visage à l'alchimiste.
Jean de Pavanes, en quittant secrètement la ville de Meaux, pour éviter le sort des autres novateurs, et plus particulièrement pour s'attacher à la fortune de son fils, qu'il savait être transféré dans l'une des prisons de Paris, avait dû changer de nom.
Il s'était installé dans le faubourg du Louvre en qualité de physicien et d'alchimiste, se tenait à portée de connaître la fortune de son cher enfant, et comptant sur les ressources que lui procurait son art pour parvenir jusqu'à lui, pour le sauver en gagnant les geôliers.
Mais on n'arrivait pas ainsi jusqu'aux prisonniers de religion sous l'administration d'Antoine Duprat.
La régente et la sœur du roi étaient les premières personnes auxquels les noms de ces criminels eussent été communiqués.
Le vieux docteur avait vu plusieurs fois naguère la princesse Marguerite figurer aux côtés du roi dans les solennités publiques; en la reconnaissant dans la personne de la dame qu'il avait devant lui, il voulait se précipiter à ses genoux.
Mais elle, le forçant à se relever avec cette grâce séraphique qui lui appartenait:
—Redressez-vous, mon père, lui dit-elle, c'est à ma couronne de duchesse, à mon diadème de reine future à s'incliner devant vos cheveux blancs et votre savoir... Puisse celui-ci découvrir un arcane assez efficace pour sauver notre ami commun.
—Oh! madame, ne pouvez-vous pas tout!
—S'il en était ainsi, Jacobus serait-il encore dans les fers!
—Cependant, vous êtes la sœur de monseigneur le roi, et l'on sait qu'il ne vous a jamais affligée d'un refus.
—C'est vrai, messire: le roi présent, tout! le roi absent, rien!
—Et le roi est à Madrid... soupira le centenaire.
—Et le ciel sait à quel sacrifice j'étais décidée pour le ramener... N'importe, reprit-elle avec énergie, si le chancelier a ses archers, j'ai mes secrets et mon amour.
—Nous avons des adversaires puissants? hasarda l'alchimiste, dont le cœur s'était serré en présence de ces réflexions.
—Trop puissants!
—Le grand chancelier, messire Antoine Duprat?
—Lui surtout.
—Puis ce grotesque personnage, ce nain, dont vous avez surpris les intentions?...
—Un histrion empoisonneur, fit Marguerite avec dégoût. Ce sont des gens redoutables, car ils ont pour eux l'autorité, la force et l'absence de tout scrupule.
—Le crime de Jacobus est-il donc tel qu'il n'y ait pas d'espoir?
—Son vrai crime, mon père, c'est de m'aimer, ou plutôt d'être aimé de moi... Comprenez-vous?
—Oui, sans doute, ce philtre que l'infâme gnome réclamait pour posséder une femme qui le repousse... ce poison pour se venger d'un rival...
—Qui ne lui a rien fait!
—Ah! du moins, s'il ose se présenter demain en ce lieu...
—De la prudence, maître!... Recevez-le bien, au contraire, acceptez son or; seulement, au lieu des liqueurs dangereuses qu'il vous demande, donnez-lui en d'inoffensives... Trompez ce trompeur.
—Je me fie à votre sagesse; il sera fait, mot pour mot, ainsi que vous souhaitez. Mais mon fils, du moins, vous pouvez me le faire embrasser?
—Il est enfermé dans une cellule des fosses de la Grosse-Tour. Oui, maître, vous l'embrasserez...
—Bientôt, n'est-ce pas?
—Cette nuit même.
—Oh! partons!...
—Quelques mots encore. Un projet avait été conçu pour obtenir le retour du roi; j'en concevais grand espoir. Mais ce projet, par une trahison que je ne puis connaître, est tombé à la connaissance du grand chancelier, et la couronne que vous m'avez prédite ne sera probablement pas celle d'Espagne. Il faut donc chercher autre chose.
—Une évasion?...
—Nous y avons pensé, mais c'est le moyen le plus difficile et le plus périlleux... J'en ai imaginé un autre, auquel vous pouvez me servir.
—Oh! parlez, alors.
—Vous avez été appelé tout récemment au Louvre, près de madame la duchesse régente qui voulait vous consulter?
—En effet, madame, et sur son invitation, j'ai commencé pour elle certaines opérations cabalistiques que je lui ai juré de ne confier à personne.
—Un envoûtement!
—Vous le saviez?...
—Ma mère voulait m'associer à cette entreprise; mais de telles pratiques, je le dis à vous-même, répugnent à ma conscience.
L'alchismiste comprit que ce n'était pas le moment d'entreprendre la réhabilitation de son art aux yeux de la princesse. Il ne le tenta donc pas, et entrant dans sa pensée:
—Durant l'entretien qu'elle m'a accordé, j'ai été vingt fois sur le point d'interrompre mes calculs pour me jeter aux pieds de Son Altesse et implorer sa protection. Chaque fois que j'allais le faire, quelque chose de dur, de funeste dans son regard, dans son maintien, glaçait ma parole; il fallait commencer par lui révéler qui j'étais, et je n'osais; je craignais de compromettre à la fois la confiance qu'elle m'accordait comme physicien et ma propre liberté, qui peut être utile à ramener celle de mon fils.
Je ne l'eusse pas quittée cependant sans risquer cet aveu, mais quelqu'un, le grand chancelier, s'est fait annoncer. Madame la régente m'a renvoyé alors par une porte de service, tandis qu'il s'avançait d'un autre côté. Je ne suis parti qu'en me jurant bien de surmonter tous mes scrupules dans l'entrevue prochaine, où je lui rendrai compte de mon opération.
—Le hasard et vos pressentiments vous ont bien servi, mon père.
—Comment, madame la régente?...
—Ma mère ne peut rien pour votre fils, et vos aveux étaient pleins de dangers. Croyez-en ma parole.
—Tout s'écroule donc autour de nous?
—Pas encore. Il faut lutter; nous lutterons, et, je le répète, vous aurez votre part dans notre œuvre de délivrance et de justice.
Ma mère s'est-elle ouverte à vous sur les soucis qui l'oppressent?... Quand on réclame d'un homme de science un service tel que celui-là, on a coutume de lui dévoiler les profondeurs de son âme.
—Non; elle s'est montrée pleine de réticences. Elle n'a pas même voulu que je lui adressasse ce jour-là son horoscope. Elle m'a dit que le docteur Agrippa y avait échoué, qu'elle attendait, pour me le demander, le succès de l'entreprise dont elle me chargeait d'abord.
—Elle veut que vos pratiques surnaturelles la délivrent d'un ennemi?
—Elle a ajouté que je ne devais avoir aucun scrupule, que cet homme était un misérable, souillé de crimes odieux, qui eussent mérité les plus éclatants supplices, et que ce serait œuvre méritoire d'en purger la société.
Je lui ai dit alors que pour rendre les incantations et les charmes plus efficaces, il fallait qu'elle me procurât, pour le mêler à la cire dont je pétrirais son image, quelque chose qui eût appartenu à la personne de cet homme, par exemple, quelques gouttes de son sang ou un peu de ses cheveux.
Elle m'a promis de me fournir l'un ou l'autre de ces objets à notre seconde entrevue, en même temps qu'elle me révélerait les noms qu'il fallait livrer à la cabale. En attendant, j'ai entamé la confection de la figurine... Tenez, fit-il, en ouvrant une armoire, la voici.
Aucun de nos lecteurs n'ignore combien ces pratiques superstitieuses furent longtemps accréditées, nous ne reviendrons donc pas sur ce que nous avons précédemment dit à cet égard.
L'envoûtement était une opération cabalistique par laquelle on croyait causer à son ennemi le même supplice qu'on infligeait à une figure de cire que l'on désignait de ses noms, surtout de ses prénoms. Parfois aussi, c'était sur un cœur arraché chaud et saignant d'un bouc ou d'un bélier égorgé exprès, que l'on opérait en y enfonçant un nombre cabalistique d'épingles, et en le faisant ainsi griller au milieu d'un brasier.
Au fait, il serait superflu d'insister sur l'exactitude de nos indications, dont chacun peut avoir des notions plus ou moins précises.
Il faut remonter jusqu'aux grands âges de la Grèce et de Rome pour trouver l'origine de ces pratiques sur des figures de cire; les devins sacrés les employaient fréquemment, soit dans le même but que nos astrologues du moyen âge, soit pour la pénétration des songes.
La céromancie, ou divination par la cire, a été longtemps en usage en Turquie et dans les pays musulmans; il n'est pas bien sûr qu'elle soit, même aujourd'hui, totalement délaissée par les savants ulémas du parti des vieilles croyances.
D'ailleurs, encore, il ne faudrait pas aller bien en avant dans nos provinces de Normandie, du Maine, des Flandres et bon nombre d'autres, pour trouver de prétendus sorciers ou devins qui exploitent la crédulité des campagnards à l'aide de ces superstitions scrupuleusement calquées sur celles du moyen âge. Les sorts jetés au moyen de la cire figurant une image grossière ou brûlant à l'état de cierge, le cœur de mouton ou de bœuf saignant, piqué d'épingles, jouissent d'un crédit que les progrès des lumières ni la marche des siècles n'ont pu déraciner.
La superstition est ce qui change et s'efface le moins ici-bas. L'homme s'y sent tellement isolé, dans une condition tellement transitoire et précaire, qu'il court avidement après les prestiges qui lui semblent un point de jonction entre cette existence mesquine et le monde plus élevé auquel il aspire.
Sur un des rayons de l'armoire de l'alchimiste, Marguerite aperçut en effet l'ébauche d'une figurine de cire.
Hélène s'arrangea de manière à se rencontrer avec Duprat.
—Eh bien! maître, dit-elle, savez-vous quels traits et quel costume il faut donner à cette image pour la rendre exacte?
—Lesquels, madame?
—Ceux du grand chancelier Antoine Duprat.
—Le bourreau de mon fils!... Oh! si cela est vrai, ce n'est pas d'une goutte, c'est de tout son sang qu'il faudrait pétrir cette image!
—Cet homme, vous le voyez, est l'ennemi de ma mère, mais il est aussi son tyran. Un logicien, un savant tel que vous, possède tout ce qu'il faut pour imposer sa volonté, pour exercer un prestige irrésistible sur ceux qui le consultent ayant déjà foi en lui... Voici donc ce que vous ferez:
La première fois que vous verrez la régente, faites-lui comprendre qu'en dressant vos calculs pour accomplir ses vues, vous avez découvert qu'il existait, entre elle et l'homme qu'il s'agit d'envoûter, une liaison, une affinité, quelque chose comme un pacte qui recule et traverse vos combinaisons.
Bref, insistez, pressez-la sur ce chapitre, et si nous devenons maîtres de ce secret, à notre tour, j'en ai l'espoir, nous imposerons nos volontés au premier ministre.
—J'ai compris, répondit l'alchimiste. A présent, pouvons-nous partir?
—Non, pas avant que vous m'ayez remis, à moi, ce que vous devez livrer demain au bouffon de la cour.
—Ce philtre et ce poison?... demanda le vieillard, la regardant avec stupeur.
—Ce philtre et ce poison... Il faut bien combattre les gens à armes égales. Nos ennemis voulaient s'en servir pour un double attentat; qui sait? Nous en ferons peut-être usage pour une bonne action.
—Vous, madame, vous n'êtes pas de celles que l'on refuse ou que l'on ajourne.
Alors il alla vers l'armoire encore ouverte, prit dans l'endroit le plus secret deux petites fioles de grès, portant chacune une étiquette où se lisait une seule lettre indicative.
—Ceci, dit-il, en présentant la première, c'est un poison qui foudroie pour peu qu'on le respire.—Ceci, ajouta-t-il en donnant la seconde, est un soporifique dont il suffit de mêler une goutte à un hanap de vin pour amener un sommeil de vingt-quatre heures que rien ne peut interrompre.
—C'est bien, maître, dit-elle en les serrant dans son aumônière, les hostilités sont ouvertes, et, pour doubler votre énergie et votre adresse, venez embrasser votre fils!
Ils gagnèrent aussitôt l'impasse où le fidèle gardien, Michel Gerbier, les attendait en continuant sa veille.
Aucun être vivant, excepté les hôtes à quatre pieds du quartier, ne s'était montré dans les alentours depuis le départ de Triboulet, qui avait gagné le Louvre à la hâte.
La duchesse Marguerite et ses deux compagnons s'acheminèrent vers le même but.
XV
LA GUERRE DES PETITS MOYENS.
Le lendemain, le fou d'office, dans son accoutrement discret, à l'heure des ténèbres, frappa les trois coups cabalistiques à la porte du nécroman, qui s'ouvrit aussistôt.
Fidèle à sa promesse, il jeta sur la table, comme la veille, un sachet plein d'or attaché par une chaîne de même métal.
—Voici ce que je vous ai promis, maître, dit-il, en homme ponctuel, mais pressé d'être servi avec la même exactitude.
—Et voici ce que j'ai à vous remettre, répondit le vieil alchimiste, laconique et impassible comme à son ordinaire.
En même temps, il atteignait d'un bahut deux fioles de grès toutes pareilles à celles qu'il avait remises à la princesse Marguerite, c'est-à-dire fort petites, portant une étiquette formée d'une seule lettre, et fermées de bouchons de cire, car on commençait à peine à connaître l'usage de ceux de liège.
—Le bouchon vert, lui dit-il, renferme le soporifique; le bouchon jaune, l'autre chose.
—Le poison... prononça tout bas Triboulet.
Ses grandes mains crochues s'étendirent comme des pattes d'araignée pour saisir les fioles, que ses yeux couvraient de leur lueur verdâtre et phosphorescente.
L'alchimiste crut voir luire la prunelle d'un chat sauvage ou d'un tigre.
Il les palpa avec amour dès qu'il les tint enfin, et les cacha dans une poche secrète de son pourpoint.
—Maître, dit-il, je ne sais pas au juste quand je me servirai de ces objets; mais s'ils ont la vertu souhaitée, je m'engage à venir vous apporter un présent plus riche que les autres, après mon succès.
—Le succès sera tel que je l'espère, messire, car je vous jure que j'ai mis dans ces fioles tout ce que je devais y mettre.
—J'y compte bien; avant peu, d'ailleurs, vous aurez de mes nouvelles... Adieu, illustre nécroman, aimable suppôt de Satanas. Que l'enfer vous maintienne en joie, en santé et en longs jours.
Le bouffon avait retrouvé sa belle humeur.
A l'audience de la régente, le jour suivant, il étourdit l'assistance par le feu roulant de ses saillies. On ne l'avait jamais vu plus réjouissant aux meilleures époques de la cour.
Comme on le savait fort habile pour s'initier à toutes les choses cachées du palais, on en conclut aisément qu'il avait surpris de bonnes nouvelles de la condition du roi, et, sur cette hypothèse, le triste Louvre reprit pour un instant une espèce d'animation et d'entrain.
Louise de Savoie laissa même s'accréditer cette rumeur de nature à produire une réaction opportune sur la langueur de l'opinion publique, fort inquiète de la prolongation de cette absence de François Ier.
Mais elle possédait par devers elle de fortes raisons de ne pas s'illusionner. Les mauvaises nouvelles étaient les seules exactes.
Aussi, la duchesse d'Alençon, Marguerite de Valois, notre héroïne, étant rentrée avec elle dans ses appartements, fut frappée de l'abattement où elle la vit tomber.
Le temps n'avait pas été perdu entre elle et ses amis. Il avait été convenu qu'elle s'assurerait d'abord de l'espoir que sa mère conservait encore dans sa fameuse négociation des deux mariages, afin de songer, sans plus de retard, dans le cas probable d'abandon de ce plan, à un projet d'évasion du captif de la Grosse-Tour.
Cette ressource, il nous semble l'avoir déjà laissé entendre, était réservée comme la dernière, à cause de ses nombreuses difficultés.
La vigilance soupçonneuse du premier ministre était un de ces obstacles; aussi, quoi qu'il en pût coûter à son cœur, Marguerite s'était résolue à se montrer à lui avec des airs moins irrités, à user enfin de l'influence que la passion révoltée de l'ennemi lui donnait encore peut-être; en un mot, à ne pas l'empêcher de croire à un adoucissement possible de ses sentiments à son égard.
Par cette tactique, on gagnerait du temps; Duprat n'oserait tenter aucune violence contre le captif, de crainte de réveiller l'irritation de la princesse sa protectrice.
Il semblait impossible qu'on n'obtînt pas ainsi assez de répit, d'une part, pour permettre à Jean de Pavanes, ou si l'on veut, à Gaspard Cinchi, d'user de son autorité cabalistique sur l'esprit de la régente; d'une autre part, pour combiner une fuite de Jacobus.
Tout cela demandait beaucoup d'adresse, infiniment de ruse, une diplomatie imperturbable, mais il y avait peu de monde dans le complot, rien que des intéressés ou des amis à l'épreuve: Hélène de Tournon, le vieux Jean de Pavanes, le brave Michel Gerbier, et l'ancien gardien qui avait sa fortune à faire et sa rancune à assouvir contre ceux qui l'avaient destitué.
Marguerite de Valois, qui a montré tant de connaissance de la faiblesse humaine dans ses contes du Décameron, comptait surtout enfin sur un puissant auxiliaire, l'amour, qui rend aveugle les plus fins politiques, quand il se mêle de leur troubler le cerveau. Et puis, les amoureux de l'âge de Duprat sont les plus faibles et les plus faciles.
Ces combinaisons, on les voit, ne manquaient pas de profondeur ni même de génie.
Elles étaient incomplètes pourtant. Dans son mépris pour le jongleur de la cour, Marguerite, semblable aux princes imprudents des contes de fées, avait négligé de comprendre dans son programme ce mauvais esprit.
Peut-être n'était-il pas, en effet, aussi puissant que nous avons pu croire, peut-être bien aussi était-il désarmé par le contenu inefficace des deux fioles sur lesquelles il fondait tant d'espoir.
Les événements ne tarderont pas, probablement, à nous éclairer sur ce point. Revenons, pour l'heure, au tête-à-tête où nous avons laissé la duchesse d'Angoulême et sa fille Marguerite.
—Vous semblez souffrir, ma mère? demanda celle-ci avec intérêt.
—Oui, c'est vrai, un malaise... le bruit de cette audience, le mouvement de ce monde... cette gaieté que je ne puis partager...
—Vous avez eu tort de laisser partir le docteur Corneille Agrippa...
—C'était un ignorant, interrompit vivement la duchesse; quand j'aurai besoin d'un physicien, j'en tiens un à ma disposition, qui n'a pas ses scrupules absurdes, et qui le dépasse de cent coudées en savoir...
—Vous me le ferez connaître, ma mère! s'écria Marguerite de Valois, charmée de voir le crédit qu'avait déjà pris le vieux de Pavanes sur cette intelligence superstitieuse et implacable.
—Je prétends avant peu, s'il réussit dans une affaire dont je l'ai investi, l'attacher exclusivement à votre personne, à celle de votre cher frère et roi et à la mienne. Cet homme est un trésor, et les trésors se doivent garder en famille.
—Je reconnais là votre bonté pour moi, ma mère... et cela m'encourage à vous adresser une question.
—Je sais ce que vous voulez dire... fit Louise de Savoie, en pénétrant d'un clin d'œil au fond de la pensée de sa fille.
—Alors, ma mère, que répondez-vous?
—Qu'il y a un mauvais génie mêlé dans mes desseins. Que ce projet conçu par moi comme l'œuvre la plus heureuse de ma politique, dicté à l'abri de toute oreille indiscrète au confesseur du roi, scellé de mon sceau, remis à la discrétion de cet honnête ecclésiastique, sous le coup d'un serment formidable; ce plan a été surpris, éventé par l'influence néfaste qui déjoue chacun de mes efforts.
Par une audace sans exemple, maître Guillaume Parvi a été arrêté dans son voyage par des entraves, des périls successifs habilement calculés, plus habilement exécutés, puisqu'il est impossible de saisir la trace de leurs auteurs...
La duchesse d'Alençon regarda sa mère en face et lui dit avec un calme significatif:
—En conscience, ma mère, croyez-vous cela aussi impossible que vous me l'assurez?
—Que voulez-vous dire?
—Hélas, vous ne le savez que trop, et vous oubliez notre pénible entretien de ces jours passés... Le démon qui nous poursuit n'a-t-il pas revêtu une forme humaine; ne se nomme-t-il pas...
—Il est inutile de prononcer ce nom, puisque nous le connaissons... Eh bien, oui, c'est lui que je soupçonne, lui que j'accuse... lui qu'il faudrait perdre.
Ces derniers mots firent comprendre à Marguerite de Valois que si sa mère s'associait avec cette chaleur à sa cause, c'est que cette cause servait puissamment sa haine contre le chancelier.
Malheureusement, la haine de la régente n'avait jusqu'ici porté que des fruits stériles, et Marguerite n'entretenait qu'une confiance voisine du dédain pour les pratiques surnaturelles auxquelles sa mère s'adonnait en désespoir de cause.
Adroitement secondée par Hélène de Tournon, elle entama le système de petites manœuvres destiné à endormir la méfiance de l'ennemi.
Le hasard lui en fournit bientôt une excellente occasion.
Elle se trouvait chez sa mère, pour prendre connaissance d'un message arrivé de Madrid et donnant des nouvelles du roi.
Elle en commençait à peine la lecture, que le chancelier arriva avec l'apparence du zèle d'un serviteur empressé.
En trouvant les deux princesses réunies, il éprouva une certaine gêne; mais aussitôt Marguerite lui tendit obligeamment le papier, en l'engageant à le lire à haute voix.
Il fallut presque lui répéter cette invitation pour qu'il y crût.
De son côté, la duchesse d'Angoulême, qui semblait chercher une occasion d'être en contact avec lui, lui montra un siège. Mais il n'était pas plutôt assis, à peine avait-il lu les premières lignes de la missive, que, sous prétexte de lui en indiquer du doigt le passage important, la duchesse s'approcha brusquement, et se pencha sur lui d'un façon si malencontreuse ou si perfidement calculée, qu'une de ses grandes épingles de tête lui effleura la joue.
Il y porta vivement la main et la retira marquée d'une gouttelette de sang.
La duchesse, se confondant en excuses, cherchait un linge, quand Marguerite, avec une grâce toute naturelle, lui offrit son mouchoir de batiste en joignant ses regrets à ceux de sa mère.
Un échange de phrases polies, telles qu'il n'y en avait pas eu depuis longtemps entre nos trois personnages, s'ensuivit; le ministre se voyait obligé de déclarer qu'il devait s'applaudir d'une égratignure compensée par tant de bienveillance.
En réalité, ce n'était rien qu'un bobo sans importance aucune, et le mouchoir obligeant de la princesse eut vite asséché le filet vermeil de la joue du ministre.
Oh! s'il eût eu plus de confiance, s'il eût pu croire que le prêt de cet objet, touché par cette adorable main, vînt d'une femme moins insensible à cet amour qui couvait au fond de son âme, comme un feu mal éteint, avec quel bonheur il l'eût conservé, quelle passion il eût mise à ne pas s'en dessaisir!
Mais les explications étaient trop récentes entre la princesse et lui, elles avaient été trop violentes pour que, sur un premier signer d'obligeance, un diplomate de sa force se laissât prendre, ou trahît sa secrète faiblesse. Il lui fallait quelque chose de plus.
A son cruel regret donc, et non sans avoir plusieurs fois pris, repris et pressé ce mouchoir dans ses doigts, il se décida à le déposer sur un guéridon, où il le couva encore d'un air de convoitise, tout en l'y abandonnant.
Puis, il salua les princesses, fit un mouvement qu'il sut maîtriser encore pour venir leur baiser la main, et se retira à reculons, en donnant son dernier regard à ce mouchoir fascinateur.
Marguerite, avec sa pénétration féminine, n'avait pas perdu un seul de ses mouvements, une seule de ses hésitations; sa tactique portait ses fruits.
Ranimée par cette première réussite, elle ne désespérait pas d'accomplir cette parole tombée naguère de ses lèvres, dans sa douleur et son trouble:
«Si cet homme m'aimait, comme je le ferais souffrir.»
La duchesse d'Angoulême était absorbée par une préoccupation tout autre, quoique se rattachant aussi à sa vindicte contre son despotique allié.
C'était très délibérément qu'elle l'avait blessé, et de la minute où le mouchoir de la princesse s'était imbibé des gouttelettes de son sang, elle avait suivi avec les yeux du lynx et l'attention de la hyène les diverses évolutions de ce mouchoir.
Si Duprat eût essayé de le garder, elle eût inventé les moyens les plus décisifs de le lui reprendre.
Elle attendit à peine, pour se saisir de cette proie, qu'il fût parti, et je ne sais quel sourire de cannibale releva ses lèvres et fit luire la nacre de ses dents quand elle mit la main dessus.
—Merci à Dieu! s'écria-t-elle, nous le tenons.
Marguerite de Valois la regarda, sans se rendre compte de son attitude ni de ses paroles saccadées et gutturales.
—Qu'est-ce donc, ma mère, et quel effet vous produit ce mouchoir?...
—Merci à toi aussi, ma fille; sans t'en douter, tu m'as servie avec bonheur!...
—Sur mon âme, ma chère mère, je ne comprends rien à tout ceci.
—Quoi! tu ne comprends pas qu'il me fallait du sang de tigre pour opérer un grand œuvre? J'ai blessé le monstre, et tu as recueilli ce sang...
Marguerite poussa un petit cri effrayé et commença un mot qu'elle n'acheva pas. La lumière lui arriva.
Elle se souvint de l'envoûtement de la figurine de cire, des cheveux ou du sang réclamés par l'alchimiste pour le succès de cette sinistre opération.
S'il lui fût resté un doute, elle l'eût perdu en apercevant sa mère occupée à découper avec soin dans la batiste les parties qui contenaient la moindre trace de ce sang, et les serrer précieusement, dans le but évident de les remettre à Gaspard Cinchi.
—Mais vous mettez ce pauvre mouchoir en lambeaux, se récria la princesse, dissimulant avec soin tout ce qu'elle voyait.
—Laissez-moi faire, ma fille, ce mouchoir était indigne de vous, cet homme l'ayant touché; fiez-vous à votre mère, elle fait ce qu'elle doit faire.
—Agissez donc suivant qu'il vous plaira; je ferme les yeux et m'incline devant votre haute sagesse.
—Vous avez raison, et vous ne vous en repentirez pas.
—Seulement, ajouta la princesse sur un ton plus léger, propre à écarter les soupçons, je regrette bien mon pauvre petit mouchoir.
Le lendemain, Hélène de Tournon s'arrangea de manière à se rencontrer avec Duprat, dans une galerie si étroite qu'il ne pouvait, sans impolitesse, se dispenser de la saluer, et comme il prenait des nouvelles de sa santé:
—Pour moi, messire je vais parfaitement, dit-elle, mais depuis hier madame la duchesse d'Alençon est toute souffrante, tout absorbée.
La bonne mine que vous font les serviteurs des princes est l'indice de la faveur de ceux-ci; le premier ministre le savait mieux que personne. Encouragé dans ses idées de la veille par cet accueil, il poussa plus loin l'entretien.
—Que disent les médecins? demanda-t-il.
—Rien; Son Altesse a refusé d'en laisser venir aucun. Elle ne souffre pas du corps, a-t-elle répondu à mes questions; et c'est tout ce que j'ai obtenu.
—Mais cette indisposition subite...
—Ce que j'en sais, c'est que Son Altesse est rentrée hier fort émue de chez madame la duchesse, où elle était allée chercher des nouvelles de notre sire le roi.
—Les nouvelles de Sa Majesté ne sont pas plus mauvaises que les précédentes.
—Alors, je m'y perds.
—L'état de Son Altesse s'améliorera, espérons-le, fit le chancelier tout pensif lui-même, et si vous croyez que ce ne soit pas l'offenser, veuillez lui présenter mes hommages.
—Je n'y manquerai pas, messire, et je suis garante qu'elle ne sera pas blessée... Oh! il s'est opéré depuis peu un grand changement dans ses idées.
—En vérité!... fit Duprat avec plus de curiosité qu'il n'eût voulu en laisser voir.
—Il allait poser encore une question, mais, à quelques pas de là, au détour d'une galerie voisine, un joyeux grelot retentit, et un organe connu fit entendre son fredon habituel:
La demoiselle d'honneur s'enfuit à cette voix, comme une biche effarouchée.
Le chancelier fronça le sourcil, ce qui n'empêcha pas Triboulet d'arriver toujours carillonnant et achevant son quatrain.
—Assez de chansons, murmura le chancelier, j'ai d'autres soins.
Nos troupes luttaient avec de grands efforts.
—Par le grand Comus, dieu de la galanterie, la belle Hélène de Tournon jouait-elle ici le rôle de Circé, la sorcière, ou celui de son homonyme la demoiselle de M. Jupiter, deux ribaudes déterminées ensorcelant tout un chacun?
—Trêve de sornettes! N'as-tu rien de plus sensé à me dire?
—Sur ma foi de jongleur patenté, pas autre chose, monseigneur, si ce n'est que mademoiselle de Carillon est devenue trop lourde pour mon intellect; je ne peux plus la faire jaser à mon gré et je vous supplie de vous en charger, vous la manœuvrerez mieux que moi.
Et, sans plus de façon, il se sauva en lançant un gros rire sardonique, qui agaça très désagréablement les oreilles de son patron.
Nous ne savons comment cela se fit, mais, peu de jours après, celui-ci se croisa avec la demoiselle d'honneur, au sortir de la chapelle du Louvre.
Quoique l'écho de ce rire diabolique tintât encore autour de lui, il ne put s'empêcher de lui adresser quelques mots. Elle y répondit, sans affectation, que la princesse allait mieux, et avait reçu avec plaisir les compliments qu'elle avait reçus de sa part.
Bref, pour ne pas abuser de l'attention du lecteur, l'indomptable et irréconciliable chancelier, réconcilié et tout près d'être dompté, se trouva, au bout d'une huitaine, amené, de transaction en transaction, à réclamer la faveur d'être admis chez la princesse, dans ce même appartement d'où il était sorti naguère, la rage dans le cœur.
Mademoiselle de Tournon assista, cette fois, à l'entretien, qui fut court, mais plein de courtoisie.
Duprat ne se dissimulait pas que la princesse attendait de lui la grâce, la libération de Jacobus de Pavanes; mais, une ingénieuse manœuvre lui permettait de se flatter que cet acte de clémence serait récompensé d'un prix inestimable.
Nous n'affirmerions même pas qu'il se sentît disposé à hâter l'envoi en exil de ce prisonnier, afin de se délivrer du voisinage importun d'un rival.
Il sortait de chez la princesse plongé dans ces réflexions et fort perplexe sur le parti à prendre, car au fond de son cerveau couvait toujours une instinctive méfiance, lorsque son complice, auquel il n'avait eu garde de s'ouvrir sur ce revirement, se trouva sous ses pieds.
Il était tout bonnement couché en travers du passage, si bien que, dans l'obscurité de ces corridors, le ministre vint se heurter contre lui et faillit rouler sur le carreau.
—Encore toi sur mes pas! Que fais-tu là, maraud?
—Je gagne l'argent de Votre Excellence en composant un apologue.
—Toujours des lazzis!
—Non pas, sur ma foi! Votre Seigneurie me paye pour lui apprendre les embarras de son chemin...
—Finiras-tu?
—J'ai voulu lui enseigner, par l'apologue dont il s'agit, que la chambre des princesses est semée des écueils qui amènent la chute des ministres.
—Oh! ceci cache une noirceur.
—Sur ma part de réjouissance dans le paradis des fous, tout au plus un ruban.
—T'expliqueras-tu?
—Monseigneur le demande avec une grâce à laquelle on ne résiste pas... Madame la duchesse d'Alençon, la marguerite du jardin de la cour, a-t-elle repris ses couleurs et ses charmes?
—Parle plus respectueusement de la princesse.
—Que saint Risus, mon patron du calendrier grec, en soit loué! Il m'a placé à la cour la plus divertissante de ce globe... les ministres y possèdent la clairvoyance de Salomon, et les dames la sincérité toute nue.
Votre Seigneurie se connaîtrait-elle en parures et chiffons? Que lui semble de ce ruban façonné en nœud d'amour?
Et le démon agita sous les yeux de Duprat un ruban de soie.
—Eh bien, que signifie ce brimborion?
—Brimborion! Comme ces hommes d'État traitent cavalièrement les choses les plus tendres!... Ce ruban, honoré seigneur, était, il y a deux jours, sur la toilette de madame Marguerite...
—Après, serpent!...
—Et ce matin, le compère Louvart, le nouveau guichetier de Grosse-Tour, en poussant une reconnaissance jusqu'à la cellule de certain prisonnier de religion, l'a trouvé sur sa table... Comment ce ruban est-il arrivé là, c'est miracle, à coup sûr; mais, pour exacte, aussi vrai que mon bonnet est un bonnet de fou, ce ruban un gage de tendresse et vous un ministre, la chose est exacte.
Antoine Duprat saisit le poignet du bouffon dans sa main de fer:
—C'est la princesse qui a porté et donné ce ruban au prisonnier, en lui rendant visite?...
—Aïe! aïe! vous me broyez les os!...
—C'est elle, réponds!
—Miséricorde! je ne carillonnerai de ma vie, si vous ne me lâchez!..
—Répondras-tu, bourreau?
—Puisque je me tue de dire à Votre Excellence que c'est un fait miraculeux; personne n'a vu la princesse, mais on a trouvé le ruban.
—Il suffit...
Un rire fauve épanouissait la face carminée du bouffon.
Duprat fixait un regard sinistre sur la porte de la princesse.
—Merci, dit-il à son complice, après quelques secondes de convulsions intérieures, dont le choc creusait des sillons mouvants sur son front; merci, je te récompenserai, mais d'abord je t'investis d'une mission de confiance. Ce guichetier, de qui tu tiens ce nœud de ruban, tu vas aller le trouver et lui enjoindre de mettre les fers aux mains et aux pieds de ce beau prisonnier.
—J'y cours, messire, fit le gnome.
Et il ajouta à part lui en ricanant:
—C'est toujours cela de gagné, en attendant mieux.
Il avait rempli sa journée, le prisonnier allait être soumis à un nouveau supplice, et ses discours empoisonnés avaient retourné le couteau dans la jalousie saignante du chancelier.
XVI
LE CONSEIL DES INTIMES.
Il s'écoula plusieurs jours avant que le chancelier se représentât chez la princesse Marguerite, mais il ne manqua pas un seul matin de se faire rappeler à elle dans les termes les plus respectueux.
Il souhaitait peut-être ne la voir que quand elle aurait eu le temps d'apprendre les rigueurs déployées contre son protégé. C'était un homme fort ingénieux, lorsqu'il s'agissait de prendre une revanche ou d'aiguiser une vengeance acérée.
Heureusement savons-nous qu'il avait affaire à une nature peu facile à décourager, à une intelligence aussi pénétrante pour le bien qu'il l'était pour le mal.
Nous ne pourrions dire si la princesse avait, comme il l'eût voulu, connaissance de ses noirceurs nouvelles, mais, lorsqu'il sollicita l'honneur de la voir, il fut admis sans aucune hésitation.
Marguerite était dans sa chambre, tenant une sorte de lever familier avec plusieurs dames ayant auprès d'elle sa favorite, mademoiselle de Tournon, et causant avec mademoiselle d'Heilly, sur laquelle s'exerçait plutôt sa curiosité que son intérêt, depuis qu'elle la savait l'objet de projets énigmatiques de la part de la régente.
Elle salua le premier ministre avec la même grâce qu'il lui avait vue la dernière fois et lui tendit d'elle-même sa main, qu'il lui fut impossible de ne pas baiser.
Il essaya de surprendre sa pensée intime, en dardant sur elle un de ses regards singuliers qu'il tenait de la race des serpents, mais sa prunelle verte n'avait pas la puissance de fasciner les grands yeux noirs de la sœur du roi. Ce ne sont que les êtres faibles et inférieurs qui se laissent dominer par ce magnétisme des reptiles.
Il chercha à lire sur la physionomie de mademoiselle de Tournon, mais la belle et rusée Hélène affectait de s'entretenir à voix basse avec mademoiselle d'Heilly d'historiettes de jeunes filles, qui semblaient les occuper et les amuser beaucoup l'une et l'autre.
Antoine Duprat comprit qu'il s'était fourvoyé au milieu d'adversaires qui ignoraient le redoublement de sa haine, ou qui, pour s'en cacher si parfaitement, étaient plus fortes qu'il ne l'avait présumé. Cette incertitude et cette crainte lui causèrent un malaise qui se refléta sur ses traits.
La princesse lui ayant donné un siège non loin d'elle, n'hésita pas à l'attaquer sur ce point.
—Sur Dieu, lui dit-elle, je n'ose, messire, m'enquérir de vos nouvelles; à voir votre air de souffrance, je crains qu'elles ne soient mauvaises.
Il essaya d'opérer une diversion, et comme il était venu dans un méchant dessein, il commença par le sujet qui devait être le plus contristant pour la princesse:
—Mauvaises, en effet, Altesse, si ce n'est pour moi-même, du moins pour quelqu'un qui nous est si cher que nous ressentons ses adversités à l'égal des nôtres.
Marguerite, en se décidant à le recevoir, s'était préparée à entendre tout ce qui lui serait pénible: elle ne lui donna donc pas le plaisir de se montrer alarmée.
—Je ne connais, répondit-elle, qu'une personne dont le sort me touche à ce degré, c'est mon honoré et royal frère.
—C'est aussi de Sa Majesté que je veux parler.
—Eh bien, quelles nouvelles des négociations?
—Le messager arrivé aujourd'hui n'en apporte que de fâcheuses. Il est à craindre que la régence ne se prolonge encore longtemps...
—Avec votre pouvoir... insinua la princesse, sous une pointe d'ironie si imperceptible qu'il n'y avait pas moyen de s'en blesser ni de la relever.
D'autant mieux qu'elle ajouta aussi vite, en façon de correctif:
—N'était le délaissement, l'exil forcé du roi, personne ne le regretterait d'ailleurs, messire.
—Notre Altesse me flatte, fit le chancelier avec un sourire contraint; et, comme vous le dites, madame, ce délaissement, cet exil deviennent intolérables, depuis surtout que l'illustre prisonnier n'en prévoit plus le terme.
Là-dessus, le chancelier insistant sur les détails propres à faire regarder le retour du roi comme improbable et impossible avant longtemps, expliqua, ce qui était vrai, que, contrairement à son espoir, en se faisant conduire à Madrid où il comptait s'expliquer avec l'empereur, François Ier n'avait pu encore obtenir une seule entrevue de son politique vainqueur.
Charles-Quint ne possédait guère que l'affection des vertus qu'il paraissait avoir; peu de clémence, peu de bonté, aucun élan, une générosité douteuse et une franchise qui n'existait qu'en paroles. «Sa foi, a dit l'historien Mézeray, ne l'obligeait point hors de son intérêt, et son honneur ne paraissait que quand il était question de profit.»
Avec un tel caractère, il n'était pas homme à sacrifier les avantages que lui donnait la détention du roi de France à la gloire de se montrer magnanime vis-à-vis de lui. Sous différents prétextes, il différait donc sans cesse de s'aboucher avec lui, s'en tenait aux conditions exorbitantes qu'il avait formulées dès l'origine, et ne voulait absolument entendre aucune de celles que la régente lui avait fait successivement offrir. Inexorable, inflexible, il se flattait que l'ennui de la prison et la crainte d'y être indéfiniment retenu contraindraient son rival à faiblir, et, dans cette prévision, il refusait obstinément de le voir.
Ce calcul prouvait de la part de Charles-Quint une connaissance assez juste du caractère de François Ier. Les partis extrêmes, qui ne sont permis que dans les situations désespérées, ou quand on se sent assez de force ou de génie pour les soutenir, ne lui coûtaient rien à prendre; l'esprit romanesque de son siècle et son imprudence particulière l'empêchaient de voir les difficultés. Mais le pire de tout cela, c'est que le feu qu'il mettait d'abord dans ses entreprises s'éteignait tout à coup sans pouvoir être nourri par le succès ni rallumé par les disgrâces; il n'était donné à ce prince, comme l'a dit l'abbé Raynal, que d'avoir des demi-sentiments et d'accomplir des demi-actions.
De là cette prostration, ce marasme qu'il subissait, au moment où nous nous voyons les affaires livrées à l'ambition avaricieuse de la duchesse d'Angoulême et à son complice Antoine Duprat.
—Ces renseignements sont fort tristes, dit Marguerite de Valois, lorsque le chancelier eut énuméré les diverses circonstances qui finissaient par menacer d'altérer la santé du roi.
—Ce n'est pas tout encore, cependant, reprit Duprat. La situation de Sa Majesté est aggravée par la conduite des grands d'Espagne à son égard. Ces orgueilleux hidalgos, brochant sur le délaissement où leur maître se plaît à laisser notre monarque, cherchent des raffinements de persécution. Un événement grave s'en est suivi, et c'est le principal objet du message de ce jour.
Il arrive à Sa Majesté de recevoir chez elle et de donner à jouer ou de jouer elle-même. Un de ces jours, jouant avec un grand d'Espagne, elle gagna beaucoup. Son adversaire ayant souhaité sa revanche, le roi la lui a refusée. Sur quoi, l'insolent Espagnol, jetant sur le tapis son enjeu, s'est écrié: «Tu as raison, car tu as besoin de cet argent pour payer ta rançon.» Le roi, gentilhomme jusque dans les fers, a tiré son épée, et, plus rapide que la foudre, l'a passée au travers du corps de son insulteur.
Les choses en sont là, et Votre Altesse comprend qu'elles n'avancent pas la solution que nous demandons au ciel.
—Oui, la nouvelle est grave, répondit Marguerite de Valois, en redressant fièrement la tête; mais le roi de France a fait ce qu'il devait, et l'empereur cesserait d'être chevalier s'il désapprouvait sa conduite.
Marguerite avait raison, car Charles-Quint, informé de la dispute et de son issue sanglante, répondit aux parents de la victime qui lui demandaient justice:
—François a bien fait, tout roi est roi partout.
Ces révélations du chancelier ne laissaient pas d'exercer une impression amère sur l'auditoire d'élite réuni chez la princesse. Celle-ci, réfrénant ses sentiments prêts à déborder, cherchait à lever la séance sans trahir trop de hâte, quand il lui survint un auxiliaire, qu'elle vit sans dégout pour la première fois.
Triboulet s'était glissé dans l'appartement comme un renard dans un poulailler. Accroupi derrière le grand fauteuil de la princesse, il avait tout entendu, et se montrant tout à coup:
—Gracieuse Altesse, fit-il avec le même aplomb que s'il n'eût pas été naguère jeté honteusement à la porte de cette chambre, je demande à compléter le discours de monseigneur le premier ministre.
Le premier mouvement de la princesse fut d'appeler les huissiers, et de renouveler avec une bonne correction le renvoi du favori de Duprat; mais la même pensée profonde qui lui avait fait admettre le maître lui fit tolérer le séide, et, se trouvant suffisamment autorisé par son silence:
—Monseigneur le chancelier, dit-il, est lugubre comme sa robe noire. Il vous a raconté, madame, des histoires de l'autre monde. C'est vrai: ces beaux seigneurs espagnols prennent de grands airs avec notre roi, mais celui-ci en profite pour leur jouer des tours que je ne renierais pas, moi le suppôt du dieu Satyre. Ces hidalgos sont féroces sur l'étiquette; ce sont chaque jour des disputes sur le cérémonial.
Le roi ayant consenti à se découvrir pour les saluer, ils se sont avisés de prétendre qu'il devait, de plus, s'incliner.
Ne réussissant pas à l'y décider, ils ont eu la facétieuse idée de faire baisser la porte de sa chambre, afin que le roi fût obligé de se courber pour sortir, et que les grands qui se tiendraient en dehors pussent prendre cette inclinaison pour eux. Je vous donne en mille ce qu'a imaginé le roi... Il est sorti à reculons, en leur montrant le... dos.
Cette anecdote fut la dernière, elle égaya un peu l'assistance, et le chancelier s'éloigna sans avoir le mot du sphinx qui faisait son tourment, et dont il voulait le désespoir.
Une seule amie resta avec Marguerite: c'était celle dont le sein était accoutumé à ses épanchements. Avec Hélène de Tournon, Marguerite ne se contraignait pas.
Oh! que Duprat eût payé cher pour voir les larmes et entendre les plaintes qui succédèrent à sa visite!
Elle souffrait bien, en effet, cette âme d'élite, exposée à des poursuites odieuses, à des hommages infâmes; forcée de tendre sa main généreuse et loyale à des lèvres méprisées. Les tourments de son ami, les chagrins de son frère, les remords et l'expiation de sa mère, formaient une trilogie cruelle où elle se débattait vainement comme dans un cercle d'airain.
Toute sa vie, tout son bonheur, tout son avenir étaient là, fatalement enchaînés, et chacun de ses efforts pour rompre ce réseau n'arrivait qu'à le rendre plus étroit, témoin les fers qui chargeaient le chevalier de Pavanes et les persécutions qui accablaient le roi.
Sa confidente cherchait, sans y réussir, à la réconforter. Elle-même n'osait plus rien attendre des expédients confiés à l'adresse du vieux Jean de Pavanes, qui pourtant n'avait garde d'abandonner la tâche à lui échue dans cette alliance offensive et défensive.
La tendresse du père secondait l'habileté du docteur, la ruse du nécroman. Appelé par la régente pour recevoir les débris du précieux mouchoir imbibé du sang de l'ennemi commun, il avait entamé la discrétion opiniâtre, cette conscience bourrelée.
Au moment donc où Marguerite accusait le sort avec le plus de douleur, un mot de son serviteur Michel Gerbier lui vint au secours:
—Maître Gaspard Cinchi, porteur de bonnes nouvelles, demande à être introduit avec prudence auprès de Votre Altesse.
C'était le rayon de soleil succédant à la tempête. Le père de Jacobus n'était pas de ceux qu'on fait attendre.
Le temps d'aller le chercher et de l'amener par des galeries isolées, et il était reçu.
La princesse s'élança à sa rencontre dès qu'il franchit le seuil de sa chambre; on aurait difficilement distingué le plus ému, de la femme aspirant après le salut de son amant, ou du père poursuivant celui de son fils unique.
—Accourez, maître! exclama-t-elle, et dites-nous, sans nous faire languir, ce que vous avez découvert enfin.
Alors, malgré lui, il devint subitement grave, et secouant avec amertume son front blanchi par ses cent années:
—Dieu m'est témoin, prononça-t-il, que s'il n'y allait pas du plus cher intérêt de mes derniers jours, de votre bonheur et de la nécessité d'empêcher la perte d'une nouvelle victime, ce secret mourrait avec moi, ou du moins vous seriez la dernière personne à qui je le confierais.
—Mon père, vos paroles pleines de ténèbres et de tempêtes accroissent mon tourment...
—C'est qu'il s'agit de votre mère, Altesse...
Marguerite courba la tête.
—Il est donc vrai, un crime...
—Oui, madame, un crime, un double crime! a cimenté l'union de madame la duchesse d'Angoulême et du grand chancelier; c'est par un lien sanglant qu'ils sont attachés l'un à l'autre, et messire Antoine Duprat est le plus fort, parce qu'il détient les preuves qui perdraient sa complice.
—N'importe, il faut que je sache tout, puisque c'est le seul moyen de sauver notre ami. Achevez, maître; la souffrance m'a donné la force, je veux vous entendre.
Le vieillard s'assit, et Marguerite, assistée de ses deux autres fidèles, Hélène et Michel Gerbier, prit place autour de la table, comme s'il s'agissait d'une délibération d'Etat.
Ils gardaient les prisons avec la férocité de véritables cerbères.
XVII
LE SECRET DE LA RÉGENTE.
L'alchimiste exposa d'abord la marche de sa tactique:
—Vous savez, Altesse, dit-il à Marguerite, de quelle opération je suis chargé par madame la régente, et comment elle m'a procuré un objet que je jugeais nécessaire à sa réussite. Elle a voulu être tenue au courant de mes travaux; chaque jour j'ai dû lui en donner la marche, mais jusqu'ici je lui ai dit, en même temps, qu'à ma grande surprise l'œuvre reculait au lieu d'avancer, ce qui ne pouvait provenir que d'une influence occulte, telle qu'un pacte passé antérieurement entre elle et l'homme qu'elle voulait atteindre.
Les révélations que je lui ai faites par des insinuations successives, sur la qualité, la nature de ce personnage, sur les relations qui avaient existé entre eux, l'ont surprise d'abord, puis alarmée, de telle sorte que, me croyant possesseur d'une puissance bien plus grande que celle dont je dispose, et craignant que je n'apprisse par ma science ce qu'elle avait tenu à me celer elle a préféré me l'avouer elle-même.
C'est une histoire sinistre et qui date déjà de plusieurs années, c'est-à-dire de la guerre du Milanais.
—Une funeste époque, maître, interrompit Marguerite de Valois.
—Funeste pour la France, Altesse, et plus encore pour l'honneur de votre mère...
C'était donc en 1522; nos troupes, sous la conduite de messire Lautrec, luttaient avec de grands efforts contre celles de l'empereur, qui nous disputait le duché de Milan. La partie française de l'armée supportait héroïquement les misères, les privations; elle ne recevait ni solde, ni habillements, ni vivres, et cependant elle tenait bon. Mais dans les rangs se trouvaient dix mille Suisses, recrutés par le général en chef; non sans de grandes peines, et par l'appât de séduisantes promesses. Ceux-ci murmuraient et menaçaient.
Messire Lautrec ne pouvait que les payer de paroles; il attendait de France quatre cent mille ducats, que les lettres formelles du roi lui avaient annoncés. Mais cet argent n'arrivait pas, et l'insubordination gagnait dans les compagnies suisses, dont le concours nous était indispensable.
Notre armée était établie en face de Milan, dans le parc du vieux château de la Bicoque. Les impériaux désiraient la bataille, que, grâce à notre position, nous pouvions ajourner. C'était l'avis des chefs; mais les Suisses, exaspérés de servir sans être payés, demandèrent à grands cris leur solde ou le combat. Il fallut se résoudre à ce dernier parti, pour prévenir leur désertion. A peine leur a-t-on paru y consentir, que, sans attendre les précautions de la plus vulgaire stratégie, ils se précipitent contre les portes de Milan, se flattant que le succès va les leur ouvrir, et que le pillage va les indemniser de l'arriéré qui leur est dû.
Mais le canon les enlève par files et la mousqueterie les décime. De leurs piques ils mesurent en vain la hauteur des murailles: ils n'ont aucun moyen de les escalader. Découragés, démoralisés alors autant qu'ils étaient hardis tout à l'heure, ils abandonnent le champ de bataille. Vainement les généraux courent au-devant d'eux, leur barrent la route, tâchent de les ramener au combat, leur montrent le succès de la gendarmerie qui venait de forcer la chaussée, et qui, prenant les ennemis à dos, les mettaient en désordre. Ils n'écoutent rien, plient bagage avec un silence farouche, et prennent le chemin de Monza, pour regagner leur foyers.
Messire Lautrec essaya, sans plus de bonheur, de les retenir; il n'en obtint que cette réponse invariable, devenue un proverbe qui se perpétuera sans doute: «Pas d'argent, pas de Suisses.» Leur présence aurait soutenu nos compatriotes dans la péninsule; leur défection fut le signal obligé de leur retraite.
Je ne rappellerai pas la désolation du roi à cette nouvelle, Votre Altesse en fut témoin. Il avait juré de ne plus voir de sa vie messire Lautrec, et ne revint sur cette résolution que pressé par les instances de madame la comtesse de Châteaubriand, sa sœur. Consterné de la froideur de Sa Majesté, Lautrec insista pour connaître la cause d'une disgrâce qu'il savait imméritée. Une explication fut forcément amenée, et le roi apprit avec stupeur que les quatre cent mille ducats qu'il croyait avoir été envoyés au général ne lui étaient pas parvenus.
Il manda aussitôt le baron de Semblançay, son surintendant du trésor, l'homme du royaume en qui il avait le plus de confiance et qu'il se plaisait dans son affection à appeler son père. Ce qui fut dit dans cette explication est jusqu'ici demeuré impénétrable. Mais ce que chacun sait, c'est que Sa Majesté donna sur-le-champ des commissaires au baron de Semblançay.
Le chancelier Antoine Duprat[9] fut chargé de lui désigner des juges, devant lesquels il comparut sous l'accusation de péculat et de faux, et qui le condamnèrent à la peine du gibet... Je me tais sur les détails de cette exécution, Votre Altesse a pu les connaître. Le malheureux surintendant protesta de son innocence jusque sur l'échafaud, où il attendit longtemps sa grâce qui n'arriva pas.
Puis, comme ce n'était pas assez d'un tel forfait, ou plutôt comme les coupables craignaient la vigilance et la probité du général des finances, messire Jean Poncher, ami et serviteur du surintendant, vous avez vu messire Jean Poncher poursuivi à son tour. On le croyait sur la voie de la vérité, il prenait le parti du surintendant, on le condamna comme lui, et on l'attacha au même gibet.
Ici le vieillard fit une pose. Chacun de ses auditeurs connaissait, en effet, ces événements; mais l'accent dont il les racontait excitait leur attention, car il présageait une conclusion importante.
Pour nous, nous n'appuierons pas davantage sur ce simple exposé, nécessaire à l'intelligence de notre récit. Nous nous bornerons à rappeler que, malgré l'ignorance où le public était encore du nœud de cette intrigue, chacun tenait pour constante l'innocence de Semblançay et de Jean Poncher, ainsi que le prouve ce huitain, que lui consacra Clément Marot, le poète de Marguerite de Valois:
Les Parisiens, qui s'étaient portés en foule sur le passage du cortège, ne pouvaient croire que l'exécution eût lieu. Ils se rappelaient la grâce accordée naguère, sur l'échafaud, au comte de Saint-Vallier, et s'attendaient à saluer aussi celle du surintendant. Celui-ci marchait comme un héros des temps antiques; on vit peu de condamnés montrer cette dignité et cette présence d'esprit. Mais sa mort importait à deux trop grands personnages, pour que sa grâce fût possible.
Lors donc qu'après cette longue attente au pied de l'échelle l'exécuteur lui annonça qu'il ne devait plus compter sur son pardon, et qu'il fallait mourir, il accueillit cet arrêt sans trembler; seulement, une amertume profonde se peignit sur son visage.
«Je reconnais enfin, dit-il, la différence qu'il y a entre servir Dieu et servir les rois. Si j'avais autant travaillé pour mon salut que pour le bien de l'État, je ne me verrais pas réduit à l'affreuse extrémité où me voici... J'ai mérité la mort, car j'ai plus servi aux hommes qu'à Dieu[10]!»
—Il me reste, reprit Jean de Pavanes, à vous instruire de ce que j'ai découvert aujourd'hui, par la confidence un peu forcée de madame la duchesse d'Angoulême.
La voix publique avait raison en s'élevant contre la procédure dirigée par le grand chancelier Antoine Duprat, en s'intéressant hautement à l'accusé, en attendant comme lui un acte de clémence royale qui, hélas! n'est pas venu, car deux personnes obsédaient le roi pour empêcher qu'il ne cédât à sa générosité instinctive.
Ces personnes, les nommerai-je? c'étaient celles qui avaient fait décréter le surintendant d'accusation, l'avaient noirci aux yeux de Sa Majesté, avaient intercepté toutes ses lettres, ses suppliques, et surtout ses explications. Ces grands coupables, madame la régente et le chancelier, en un mot, connaissaient cependant bien l'innocence du baron de Semblançay, car les quatre cent mille ducats qu'on lui reprochait d'avoir dérobés, c'étaient eux qui les avaient reçus...
—Que dites-vous, maître? s'écria Marguerite de Valois, effrayée de cette affirmation, qui éclatait comme un trait de lumière dans une des plus ténébreuses intrigues du règne de son frère.
—La vérité, Altesse, car ce que je vous rapporte, je le tiens de la bouche même de madame la duchesse...
—Ainsi, le surintendant Semblançay?...
—Le surintendant est mort victime d'une infernale machination; c'est là le pacte qui unit madame la régente au chancelier. Écoutez, d'ailleurs, ses détails qui lèveront tous vos doutes.
Le surintendant avait réuni la somme et se disposait à l'envoyer à messire Lautrec, lorsque le chancelier, remplissant le rôle de tentateur, fit luire aux yeux de madame la régente, dont on connaît malheureusement le faible pour les grosses sommes, la possibilité d'arrêter celle-ci au passage. En caressant l'amour de sa complice pour l'argent, messire Antoine Duprat servait leurs rancunes communes contre madame de Châteaubriand et le général son frère, en privant celui-ci d'un subside indispensable.
Madame la duchesse d'Angoulême se rendit en conséquence auprès du baron de Semblançay, et là, par prières, par menaces surtout, au nom de son royal fils, elle lui extorqua la somme.
Lorsque le roi, à la suite de ses explications avec le général Lautrec, fit comparaître le surintendant, celui-ci déclara sans hésiter ce qu'il avait cru devoir faire, connaissant l'autorité laissée par le roi à sa mère. Sa Majesté alla trouver madame la duchesse, lui reprochant avec amertume la perte de son duché de Milan, et l'accablant de reproches pour une félonie sans exemple de la part d'une mère d'un roi.
Mais alors la duchesse nia le fait sans vergogne, et accusa le surintendant de calomnie.
On appela celui-ci une seconde fois; confondu d'abord par la hardiesse et la duplicité de la mère de son souverain, il finit par retrouver sa présence d'esprit, et offrit d'apporter les preuves de son innocence, c'est-à-dire les ordres et les quittances écrits et signés de la main même de madame la duchesse d'Angoulême.
L'embarras du monarque devenait extrême entre les affirmations de son ministre et les dénégations de sa mère. Ce fut celle-ci qui trancha la question. «Eh bien! s'écria-t-elle, rien n'est plus aisé que de vous assurer qui dit vrai ou qui a menti. Puisque messire le surintendant prétend posséder ces pièces, qu'il les montre.»
Rien qu'à la manière dont elle prononça ces mots, le baron de Semblançay se sentit enlacé dans un piège. Cependant, comme il avait classé ces pièces importantes dans son chartrier, il courut les chercher... Hélas! elles avaient disparu, un misérable était venu en aide au chancelier et à la duchesse, et les avait soustraites.
Le monde s'écroulait autour de l'infortuné surintendant. De cette heure, il ne conserva plus d'espoir. Il tendit la tête au coup qui devait l'abattre sur l'échafaud de Montfaucon, après une procédure sans bonne foi, où les juges avaient promis sa mort avant de monter sur leurs sièges.
Voilà, Altesse, ce que vous avez voulu savoir: telle est l'alliance basée sur le sang innocent qui relie le chancelier à madame la duchesse régente. Les armes qui font la puissance de messire Duprat, ce sont ces ordres et ces quittances, qu'il détient par devers lui, et qu'il n'aurait qu'à envoyer au roi pour amener une rupture éclatante entre le fils et la mère, et faire supprimer à celle-ci les hautes prérogatives dont elle est investie. Le roi est trop bon gentilhomme, trop amoureux de sa gloire, pour laisser son pouvoir entre les mains qui ont fait couler le sang du juste, et amené le plus cruel revers de nos armées.
Quand au fourbe qui a tissé les fils de cette intrigue, il a manœuvré de telle sorte que rien ne peut établir sa complicité, et qu'il semble n'avoir figuré au procès que comme un magistrat investi, sans l'avoir cherchée, de la confiance de son maître et du soin d'assurer la vindicte des rois.
Le vieillard s'arrêta laissant ses trois auditeurs méditer quelque temps en silence ses révélations.
Mademoiselle de Tournon, non plus que Michel Gerbier, n'osaient exprimer leurs sentiments; ce fut la princesse qui prit la première la parole:
—Certes, dit-elle, c'est là une trame infernale et bien conduite. Il m'est cruel d'avoir à reconnaître tant de duplicité chez ma propre mère. Mais le ciel, en nous permettant de descendre dans cet abîme de noirceurs, nous a livré un secret dont il nous laissera sans doute tirer avantage. Maître, vous n'avez encore rempli que la moitié de votre œuvre; pour que nous soyons maîtres du chancelier, comme il est maître de la régente, il faut que vous sachiez le nom du misérable qui vola les quittances dans le chartrier du surintendant; il y a plus, il faut que vous m'ameniez cet homme et que je m'assure de lui.
«Quand une fois on est entré dans la voie de Judas, il n'y a pas de raison pour qu'on s'y arrête. Cet homme a vendu son bon maître au chancelier, cet homme me vendra certainement le chancelier. Il ne s'agit que d'y mettre le prix.
«Les quittances signées de ma mère ne peuvent perdre que ma mère; mais ce serviteur déloyal, agent du chancelier, peut perdre le chancelier.
«Allez donc, maître: s'il faut de l'or, Michel Gerbier vous donnera tout celui de mon épargne; si ce n'est assez, je mets tous mes joyaux à votre discrétion; cherchez, fouillez, payez, mais, sur votre salut, ne revenez ici que pour m'amener cet homme!...»
—Notre sire Dieu m'inspirera, et je reviendrai bientôt, je l'espère!
—Soyez-vous exaucé! Songez que je vous attends!...
—Oui, madame, je songerai que mon fils souffre!...
XVIII
L'ENVOUTEMENT.
Malgré sa promesse, la semaine touchait à sa fin, le vieux Jean de Pavanes n'avait pas reparu.
Marguerite l'attendait dans une morne anxiété, car chacun de ces jours qui s'écoulait en vain aggravait la situation misérable du prisonnier de la Grosse-Tour, et avivait le ressentiment de Duprat.
Ses gens, rendus incorruptibles à force d'argent et de menaces, gardaient les prisons du Louvre avec l'âpre férocité de véritables Cerbères. Les tentatives faites auprès d'eux pour procurer quelque allégement à la position rigoureuse du chevalier de Pavanes avaient amené un résultat contraire et rendu ses chaînes plus pesantes.
Après l'avoir privé de sa liberté, on ne se contentait plus de le tenir sous la menace d'un arrêt qui ne pouvait être que terrible, on s'en prenait à sa conscience.
Par un raffinement digne de l'infâme chancelier Duprat, chaque jour, un moine, ce même frère Roma, si ingénieux dans l'invention des supplices, descendait dans sa cellule, et abusant de l'état où le réduisaient ses fers, s'installait en face de lui, lui lisait un chapitre de l'Évangile, et le texte de l'arrêt rendu sur l'ordre de Duprat par la Sorbonne contre les doctrines de Luther.
Un sermon plein de menaces et de tempêtes suivait ces lectures, et la séance se terminait par la mise en demeure, signifiée au captif, d'abjurer les doctrines de la réforme.
On voit que, si Antoine Duprat n'était pas encore venu à bout de créer officiellement l'inquisition, il n'en appliquait pas moins avec assez de talent les principes et les pratiques.
A ces persécutions, à ces attaques contre sa foi, l'héroïque jeune homme opposait un silence impassible. Tant que durait la lecture ou le sermon, il fermait les yeux et semblait ne rien entendre.
Puis, lorsque dom Roma le sommait d'abjurer, se soulevant sur son banc de bois, le front haut, le regard illuminé, il entonnait d'une voix sonore et vibrante, la traduction en vers qu'il avait faite du cantique des Machabées et de l'histoire de Daniel, jeté dans la fosse aux bêtes féroces.
Son chant retentissant s'en allait, répercuté par l'écho, jusqu'au fond de chaque cellule, et les autres prisonniers, animés par ce souffle plein de foi, s'associaient à lui, s'unissant en chœur, et transformant ces lieux de malédiction en un temple consacré à la louange du ciel.
Et le moine s'en retournait, plus haineux, plus fanatique qu'il n'était venu.
Alors aussi, en récompense de sa misère et de son courage, le ciel venait à l'aide du captif. Souvent, la nuit, entre les deux rondes des geôliers, la porte de pierre tournait sur son pivot, et l'ange de l'amour, le séraphin de l'espoir, effaçait d'un baiser le souvenir des persécutions passées, allégeait d'un mot le poids des chaînes, et versait dans cette âme raffermie le baume de sa tendresse.
Sublimité de l'amour! Marguerite désolée, navrée, trouvait moyen de porter la joie et la consolation à son amant persécuté!
Pour elle, le reste du temps n'était que souffrance. Elle se sentait circonvenue par les persécutions de ses ennemis; un espionnage incessant, revêtant toutes les formes, recourant à tous les subterfuges, entourait ses pas. Quoi qu'elle entreprît, où qu'elle allât, elle reconnaissait la trace ou l'œil de Duprat et du bouffon.
L'odieux despote gagnait chaque jour en importance; il empiétait effrontément sur les attributions de la régente, et cette altière et vindicative princesse affectait de ne pas voir ces usurpations.
Sa conscience avait suivi le chemin de son autorité; elle se montrait raffermie dans la religion romaine, tout écrit novateur avait disparu de chez elle; elle témoignait une déférence extrême pour le grand-pénitencier Loys Chantereau, pour Robert de Lenoncourt, son chapelain, et pour messire Cagny, premier aumônier du roi, tous séides de Duprat et de la Sorbonne.
De telles accointances ne présageaient rien de bon pour les réformistes.
Marguerite, qui le comprenait et qui avait renoncé à toute tentative sur l'esprit de sa mère, redoublait de pressentiments funestes. Que faire? Comment heurter de front le ministre omnipotent? La sœur du roi était au-dessus de ses atteintes, sans doute; mais l'amante de Jacobus de Pavanes pouvait-elle ne pas trembler pour les jours de son ami devant l'homme qui avait fait assassiner juridiquement Semblançay et tant d'autres!
Ainsi donc, une chaîne sanglante rivait la régente au chancelier; mais il eût fallu peu connaître le caractère altier, implacable de cette princesse, pour ne pas comprendre que, sous les concessions qu'elle faisait une à une, son redoutable complice couvait une sourde vengeance.
Pour se récupérer de l'influence de la comtesse de Châteaubriand et de Lautrec sur l'esprit du roi, la régente n'avait pas hésité un instant à sacrifier notre armée et notre territoire italien. Opiniâtre en ses desseins, elle nourrissait habilement celui de faire détrôner la comtesse dans les faveurs royales par cette petite d'Heilly, sa créature et sa fille d'adoption.
Elle avait immolé notre gloire séculaire à sa haine contre le connétable de Bourbon, en réduisant par ses injustices et ses vexations ce vaillant homme à offrir son épée à l'ennemi de la France. Patrie, honneur, dignité, conscience, elle ne tenait compte de rien quand il s'agissait d'assouvir son ambition ou de satisfaire ses passions perverses.
Ils n'étaient pas moins pressés de s'éloigner.
Était-il présumable qu'elle épargnât longtemps l'homme qui lui faisait maintenant obstacle?
A travers ses palinodies de religion, une chose n'avait pas changé chez elle: c'étaient ses idées superstitieuses, son faible pour les œuvres de cabale. La science réelle de son nouveau docteur et l'adresse qu'il avait déployée dans ces dernières circonstances, lui avaient assuré la confiance qu'elle avait retirée au trop consciencieux Corneille Agrippa, l'un des hommes les plus éclairés de son temps.
Ce jour-là, elle avait mandé l'alchimiste pour connaître l'état de son opération capitale; car il lui avait, à leur dernière entrevue, promis de frapper un grand coup.
C'était à l'entrée de la nuit.
On l'introduisit discrètement dans son oratoire où elle ne se faisait aucun scrupule de se livrer également à ses dévotions et à ses projets homicides.
Une lampe éclairait les lambris tapissés de cuirs frappés, au reflet mat, comme il convenait ici.
Le grand Christ, que nous connaissons, étendait toujours ses bras au-dessus d'un prie-Dieu d'ébène, aux moelleux coussins de velours.
Un livre d'Heures reposait entre deux cierges éteints.
De grands rideaux de damas lampassé retombaient devant la double ogive de la croisée, pour intercepter toute communication avec le dehors.
Jean de Pavanes était couvert d'un manteau, sous lequel il portait un objet précieux et fragile, à en juger par les précautions de sa marche.
Était-il consciencieux lui-même dans ses pratiques cabalistiques; avait-il la foi qu'il prétendait imposer aux autres? C'est une question applicable aussi bien à tous ses confrères du moyen-âge, nous n'hésitons pas à la résoudre dans le sens affirmatif.
L'alchimie et l'astrologie faisaient alors partie inséparable de la médecine, de même que les métaux formaient la base de la médication. Il est vraisemblable que les découvertes très réelles que les physiciens retiraient des amalgames de leurs creusets, leur inspiraient créance dans les effets de leurs pratiques métaphysiques, et que, dans le désordre plein de mysticisme où flottaient encore les idées, à travers ce monde surnaturel dont la théologie faisait articles de religion, ces savants, étonnés eux-mêmes de leurs trouvailles, étaient les premiers trompés par leurs œuvres.
Cela ne pouvait les empêcher d'user de ruse pour consolider la confiance qu'on mettait en eux. De même que les docteurs en religion se servaient sans scrupule de ce qu'ils appelaient des ruses pieuses, pour accréditer de faux miracles, destinés à faire croire à ceux qu'ils tenaient pour vrais, de même, les docteurs en alchimie ne méprisaient pas des auxiliaires, comme les indications qui avaient mis le vieux de Pavanes sur la voie des intrigues de la régente et du chancelier.
—Vous apportez l'œuvre!... s'écria la mère de François Ier, en s'élançant avec joie au-devant du vieillard.
Et sans lui laisser le temps de répondre, elle écarta son manteau.
—L'objet est là, madame; nous allons procéder aux premières incantations.
Il déposa sur une table un coffret de bois de chêne, dont les faces et le couvercle portaient, sculptées, diverses figures fantastiques.
Puis il alluma gravement les cierges du prie-Dieu, colla sur chacun d'eux un nombre impair de petites médailles de plomb, et ouvrit le livre d'Heures à l'office des morts.
La duchesse suivait avec avidité tous ses mouvements; elle se sentait gagnée par sa gravité et son air solennel.
Ces préliminaires achevés, il revint au coffret, dont il tira une figurine de cire, suffisamment modelée pour qu'on reconnût un homme vêtu d'une simarre, le mortier en tête, et ayant une intention de ressemblance avec le chancelier.
—Enfin! murmura la régente, nous le tenons!...
Il y avait du rauquement du tigre dans le ton guttural dont elle prononça ces mots.
—J'ai eu soin, dit l'alchimiste, de placer le linge imbibé de son sang à la place du cœur, afin que l'image fût entièrement assimilée à l'original. Cependant, une formalité serait nécessaire, vous ne l'ignorez pas, Altesse. Quoique ce sang soit celui d'un homme baptisé, il est d'usage que les simulacres reçoivent eux-mêmes le baptême et avec lui les noms de la personne qu'ils représentent. De très honnêtes ecclésiastiques ne refusent pas leurs services, en ces circonstances.
Votre Altesse, craignant que les noms qu'il s'agit de donner à cette image n'éveillent l'attention et ne provoquent la traîtrise, n'a pas voulu que je recoure à cette mesure; que résout-elle présentement?
—Ne savez-vous pas, maître, que le baptême est valable, venant de toute personne qui l'a reçu elle-même?
—Que prétend Votre Altesse?
—Voici de l'eau bénite, dit-elle en montrant la coupe suspendue au-dessous du crucifix; voici une image sainte; ceci est un oratoire consacré comme une chapelle; nous sommes chrétiens l'un et l'autre. Prenez cette eau, et baptisez la figurine, je vais répondre pour elle.
L'alchimiste lui-même sentit comme un frisson de remords lui traverser les reins à cette proposition sacrilège.
—Hésiteriez-vous?... demanda l'implacable duchesse; croyez-vous que ce ne soit pas œuvre pieuse et méritoire de perdre cet homme?...
—Œuvre sainte et juste!... Oui, sur mon âme!... C'est écraser le serpent, renvoyer Satanas à la géhenne!...
Exalté alors par sa haine et par l'horreur de cette cérémonie démoniaque, il détacha la coupe, et la tenant suspendue sur la statuette:
—Toi qui as du sang humain dans le cœur, qui es-tu? prononça-t-il.
—Antoine Duprat, ministre, chancelier de France, répondit la régente, les lèvres agitées par la haine, en laissant passer ces titres.
—Que veux-tu, en présence de ce Christ, dans ce lieu bénit?
—Le baptême.
—Antoine, fit le centenaire en répandant l'eau consacrée sur l'image, je te baptise au nom du Père, du Fils et de l'Esprit...
On eût dit que cette cérémonie blasphématoire avait trouvé la matière plus sensible que ces chrétiens profanateurs.
La lampe crépita sur son socle d'or, comme pour protester, et la flamme des cierges, devenue bleuâtre, cessa un instant de donner aucune lumière.
—Voyez-vous? demanda la duchesse frémissante.
—Oui, madame, et si ce n'est le ciel, du moins l'enfer s'associe à notre œuvre.
—L'enfer! soit! s'écria-t-elle en relevant le front et en fixant l'image du Dieu crucifié, comme pour le mettre au défi; l'enfer, soit, mais que cet homme meure!
—De maux terribles et prolongés, tels que ceux qu'il impose à ses victimes!... appuya le nécroman.
Il enleva la figurine de la table et la posa sur le prie-Dieu, entre les cierges qui avaient recommencé à éclairer, mais qui pleuraient de longues larmes de cire.
Il assujettit à côté exactement au-dessous du crucifix, les prières des morts; puis, ayant examiné d'un air pensif cette cire qui s'en allait par traînées:
—Il y a ici un mauvais présage, dit-il. Je ne sais encore s'il menace l'un de nous ou le chancelier, mais je ne peux le méconnaître.
—Poursuivons... murmura la duchesse exaltée jusqu'au délire.
—Voici une longue épingle de fer, vous allez la faire rougir à l'un des cierges, et une fois rouge, vous l'enfoncerez au cœur de la figure baptisée.
Pendant ce temps, je me livrerai aux supputations astrologiques indispensables.
Laissant la duchesse accomplir cette instruction, il s'assit à la table, déroula un parchemin couvert de cercles et de triangles, parmi lesquels il traça à la pointe d'un crayon rouge diverses images symboliques.
La duchesse lui obéit exactement; de sa main princière elle fit rougir l'épingle et l'enfonça avec passion dans la cire dont une parcelle se fondit, mais où elle resta fixée.
—J'ai fait suivant vos désirs, maître, dit-elle alors.
—C'est bien, madame, répondit-il tout préoccupé; nous renouvellerons cette opération pendant neuf jours. Mais que Votre Altesse le sache, les calculs que voici, et que je tiens pour sûrs, m'annoncent que le neuvième jour, si l'envoûtement n'a pas réussi contre notre adversaire, un malheur atteindra l'un de nous.
—J'irai jusqu'au bout! La mort de cet homme ou ma perte!...
—A moins que ce ne soit la mienne... murmura pensivement l'alchimiste.
Et il demeura de nouveau penché sur son vélin cabalistique.
—Tout n'est-il pas fini pour ce soir, maître? demanda la duchesse, qu'une anxiété vague gagnait peu à peu.
—Plus qu'un instant, madame... Cette nuit est propice aux œuvres de cabale... Un homme a servi d'agent aux manœuvres qui mirent le baron de Semblançay à la merci de Votre Altesse, et Votre Altesse à la merci du chancelier... Je croyais le nom de cet homme utile à nos conspirations, et vous vous êtes refusée à me le révéler.
Mais la science a des secrets plus puissants que la discrétion humaine. Cet homme, je le connais, madame.
—C'est impossible!... vieillard, tu mens!...
D'un geste calme il imposa silence à cette explosion courroucée.
—Écoutez, vous êtes une Altesse, la mère d'un roi, la régente d'un grand royaume; nous venons d'accomplir ensemble une œuvre ténébreuse qui compromet notre salut éternel, et qu'il faudrait bien de bonnes actions pour effacer. Eh bien, permettez-moi d'accomplir une de celles-ci dès demain, fût-ce en dépit du chancelier: que l'on allège la condition des prisonniers retenus dans les fosses de la Grosse-Tour; qu'on détache les fers de ceux qui en sont chargés, et l'ombre de cet homme passera devant vous à l'instant!...
Il y avait dans son maintien, dans son regard luisant, une influence qui donnait le vertige.
—Vous feriez cela, vous?
—L'heure va sonner, ces cierges vont s'éteindre; promettez, madame et je vous montre cet homme!
—Soit!... je le jure!
Il étendit le bras, et dans le silence qui pesait sur le palais, l'horloge laissa lentement tomber les coups de dix heures.
Au dernier son, les cierges s'éteignirent dans une mare de cire fondue.
La lampe seule continua de jeter autour d'elle ses clartés affaiblies; une nuit complète eût été moins sinistre.
L'alchimiste s'avança jusqu'à la fenêtre, dont il écarta brusquement les rideaux, et, faisant signe à la duchesse:
—Regardez, madame!...
Elle plongea ses yeux vers la cour carrée, qui s'étendait au-dessous de cette fenêtre, et dans un large rayon de la lune, elle distingua un homme qui traversait l'espace, enveloppé dans un manteau pareil à celui du nécromancien. Il marchait droit et ferme, sans se hâter.
—C'est lui!... s'écria-t-elle en se rejetant en arrière; c'est lui! Rainier Gentil, le conseiller aux enquêtes, secrétaire du surintendant!... Fermez! fermez ces rideaux!...
C'était inutile, les ombres se recherchent, et celle-ci était allée se perdre dans celle des grands murs du Louvre.
XIX
LES HOMMES MASQUÉS.
De toutes les croisées intérieures du Louvre, une seule, donnant sur un étroit jardin placé à l'angle du pavillon de l'Horloge et de celui qui fait retour sur la ligne de la rivière, autrement dit pavillon de l'Infante, une seule laissait apparaître une lueur tamisée par le coloriage de ses vitraux.
Encore fallait-il être bien au fait des localités pour s'en apercevoir, car un arbre énorme, que l'on pouvait considérer comme un spécimen séculaire de ceux qui naguère formaient en ce lieu une forêt épaisse, se dressait précisément devant cette fenêtre, dont ses branches vigoureuses joignaient les rinceaux.
Il était une heure tout à fait exceptionnelle, minuit ou bien près, et pour que quelqu'un veillât encore, il fallait qu'il fût captivé par un motif pressant.
On devait croire les parterres et les cours bien déserts, et nul bruit ne venait en effet y trahir la présence d'un être vivant.
Cependant quelque chose, nous n'osons dire quelqu'un, avait passé et repassé à plusieurs reprises sous cette croisée, s'était arrêté au pied du grand arbre, et avait poussé un soupir ou un respir qui s'était confondu dans le frôlement plaintif du feuillage contre le mur de pierre.
Quel était cet être? Un djinn sans doute, un de ces génies inconnus et redoutés, qui rôdent la nuit autour des demeures humaines pour y introduire le malheur.
Si les esprits des ténèbres dormaient, que resterait-il pour peupler les nuits?...
Celui-ci semblait attiré invinciblement par cette fenêtre, luisant en manière de phare, comme les chauves-souris et les phalènes le sont par la lumière.
Il allait, il venait, et plus il répétait ce manège, plus ses stations au pied de l'arbre se prolongeaient, plus les soulas de sa poitrine étaient gros d'orages ou de chagrins.
Cette croisée éclairée le fascinait, lui donnait le vertige; si bien qu'il finit par cesser sa promenade, resta immobile contre l'arbre, et sembla prendre racine dans ses racines.
Mais la lumière l'appelait, l'invitait; il s'élançait au-devant d'elle, et, n'y tenant plus, il saisit l'arbre dans ses longs bras, s'attacha de ses mains osseuses et crochues à l'écorce, gagna la première branche, et, une fois là, se mit à courir, à sautiller de l'une à l'autre avec la souplesse d'un singe, dont il avait tout l'aspect.
A force de monter, il atteignit l'une des plus hautes; elle donnait sur cette fenêtre, objet de ses aspirations... Il se glissa, sans trop la faire ployer, jusqu'à la margelle, et s'aidant du faisceau de colonnettes qui séparait la double ogive, il parvint à s'équilibrer, quoique la pierre offrît sous ses pieds une inclinaison très prononcée.
Accroupi dans cet encadrement gothique, il se confondait si bien avec les figures fantastiques sculptées çà et là à travers la façade du monument, qu'on n'eût fait entre elles et lui aucune distinction.
Il colla son galbe difforme contre la vitre, et appliqua l'un de ses gros yeux louches et éraillés à l'endroit le plus favorable.
C'est alors surtout qu'il eût fallu le voir.
Sa physionomie exprimait une béatitude horrible, ses prunelles dilatées sortaient de leur orbite; ses narines humaient l'air avec force, ses lèvres épaisses s'ouvraient en une grimace immense, qui était sa façon de sourire.
Que voyait-il qui le réjouît à ce point? D'où venait ce contentement?
Le retrait était petit et d'une simplicité presque austère: c'était un oratoire, mais sans le luxe de celui de la régente. On y avait, dans une pensée qui eût certes paru suspecte d'hérésie à la Sorbonne, supprimé toute image de piété.
Une grande croix d'ébène, toute nue, se dressait contre la muraille, au-dessus d'un prie-Dieu sans ornements, offrant un coussin de tapisserie aux genoux qui s'y posaient.
Les murs étaient tendus d'une étoffe précieuse par sa matière mais tout unie et de couleur brune; on paraissait avoir évité les tapisseries, à cause des images qu'elles ne pouvaient manquer de contenir.
Au milieu était une table carrée couverte de livres, de papiers et d'écritoires.
Mais ce n'était pas cet ameublement, ces particularités qui absorbaient notre étrange curieux.
Il n'y avait qu'un siège dans cet oratoire, un fauteuil de velours, au dossier immense, aux bras larges et rembourrés.
C'était évidemment la partie la plus recueillie d'un appartement princier; et, en effet, une jeune femme d'une distinction exquise, assise dans ce siège unique, s'y trouvait absolument seule.
Une chandelle de cire, plantée sur un support de vermeil ingénieusement disposé, comme toute l'orfèvrerie d'alors, se consumait lentement sur la table.
Sa flamme douce et régulière éclairait, en exagérant leur pâleur, les traits ravissants et mélancoliques de cette femme. Couchée avec abandon sur le dossier du fauteuil, les mains jointes sur ses genoux, les paupières demi-closes, tout indiquait sa méditation, son recueillement.
Le démon suspendu à la fenêtre s'enivrait de cette contemplation. Si cette femme eût dû y rester toujours, il se fût incrusté à cette place pour l'éternité.
A l'observer ainsi dans son immobilité et sa pâleur, il était permis de se demander si elle sommeillait ou même si ce n'était pas une princesse des contes enchantés, frappée d'insensibilité par la baguette d'une fée méchante.
Mais bientôt cette supposition devint impossible, car elle tressaillit, ouvrit ses grands yeux, se redressa avec une souplesse de houri et une distinction de reine sur son siège.
Elle avait saisi dans le voisinage de l'oratoire un bruit que la verrière rendait insensible à son observateur. Celui-ci pourtant sembla le deviner par intuition, car la béatitude où il nageait disparut de ses traits, qui devinrent plus sérieux, plus inquiets que ceux de la jeune femme.
Une tenture de même étoffe que celle des lambris recouvrait la porte du retrait. Elle se souleva discrètement, et ne laissa d'abord apercevoir qu'une longue main décharnée, blanche comme l'ivoire, et la manche d'un vêtement sombre.
Le djinn, accroupi sur la fenêtre, cessa de respirer, écarquillant horriblement ses paupières et ouvrant ses larges oreilles plates dépourvues de lobes telles que celle d'un membre de cette race simiane avec laquelle il avait beaucoup plus d'analogie qu'avec la race humaine.
Mais, à son grand désespoir, la vitre transparente pour son œil était trop opaque pour son ouïe. Que n'eût-il pas donné cependant pour saisir seulement quelques mots!
Deux hommes, ensevelis sous de vastes manteaux, s'approchèrent de la maîtresse du lieu qui les attendit assise.
Des capuchons rabattus dérobaient leur visage, il saluèrent, sans les enlever, la dame qui leur adressa un geste plein de bienveillance.
Ses traits s'étaient animés, un incarnat inaccoutumé dominait sa pâleur mate de tout à l'heure, et sa prunelle brillante lançait des feux plus vifs que ceux de la bougie.
Elle parlait d'un ton chaleureux, et enfin, ô espoir! ses visiteurs portèrent la main à leurs coqueluchons pour les rejeter sur leurs épaules.
On allait donc connaître leurs traits!... Déception soudaine, ces gens avaient évidemment de graves motifs de dérober leur identité; sous leurs coiffes, ils étaient masqués! Un loup d'étoffe brune était adapté au haut de leur visage, et leur barbe en couvrait le bas.
L'un d'eux, celui qui paraissait avoir introduit l'autre, portait cette barbe longue et épaisse, descendant en flocons de neige sur sa poitrine.
Le second, beaucoup plus jeune, était brun de cheveux. Ceux-ci étaient ras, suivant la mode créée par François Ier; quant à la barbe, elle était de médiocre longueur, de nuance rousse, et se partageait en deux pointes au-dessous du menton. Ce détail éveillait l'attention de l'observateur de la croisée, qui y cherchait quelque signalement.
Ce personnage, d'un maintien beaucoup plus indécis, plus flexible que le vieillard, se confondait en prosternations chaque fois que la dame s'adressait personnellement à lui; mais il se montrait fort sobre de paroles.
Le chancelier fut annoncé avec fracas.
Par sa pantomime pressante, son guide l'invitait à être plus explicite, et paraissait lui rappeler des faits sur lesquels il souhaitait qu'il s'expliquât.
Le geste involontairement impatient de la dame, le mouvement de ses lèvres, l'attention de son regard, prouvaient qu'elle aussi attendait des renseignements que cet homme se faisait arracher.
Tout à coup, ayant promené sa main sur son front, en marque de contrariété, elle eut le mouvement rapide d'une personne qui a enfin trouvé une idée longtemps cherchée en vain. Cette idée, comme toutes les meilleures et les plus simples, retenue par d'autres préoccupations, se traduisit en fouillant à l'escarcelle pendue à sa ceinture.
L'espion de la fenêtre ne voyait pas la figure de l'homme à barbe rousse, mais il saisit aisément le rayon qui passa par les trous de son masque, quand ses yeux avides aperçurent ce geste. Il tendit en même temps ses deux mains, sans qu'on lui eût encore rien offert, et la dame y laissa tomber, avec un dédain qu'il ne remarqua guère, une énorme bourse.
Magie de l'or! cet homme fut transformé dès que le métal eut passé de l'escarcelle de la dame dans la sienne.
Son maintien devint plus ferme, son front se redressa, sa personne s'anima d'une ardeur nouvelle, et ses paroles, accentuées par son attitude, coulèrent de source.
Le personnage du dehors réfléchissait profondément, sans perdre un iota du côté plastique de cette scène. Évidemment, il s'opérait dans sa cervelle déformée un prodigieux effort de mémoire, relatif à l'individualité de cette barbe fourchue et de ce maintien.
Tout à coup, sans se soucier du dénouement, il se frappa la tête, en poussant un rire sardonique qui grinça contre la vitrine, au point que les gens qu'il observait l'entendirent et tournèrent la tête vers cet endroit. Mais ils n'y attachèrent pas d'importance, et d'ailleurs, eussent-ils été tentés d'ouvrir le châssis, ils n'eussent rien trouvé.
L'observateur fantastique, sautant avec la légèreté dont il avait fait preuve pour monter, était descendu et s'était évanoui comme un lutin sous l'épais branchage.
Le colloque de l'oratoire se prolongea encore assez longtemps, car ce ne fut qu'une demi-heure après cet incident que deux hommes abrités dans de grands manteaux encapuchonnés et discrets, tels que ceux que nous avons décrits, sortirent d'une porte de service du palais, pour pénétrer dans la cour du carré.
On ne saurait dire qu'ils affectassent de se cacher, seulement ils marchaient avec réserve, en gens qui ne tremblent pas d'être vus, mais qui préfèrent que cela n'arrive pas. Ils étaient, au reste, muets comme des poissons, et puis, à pareille heure, l'intérieur de la place, gardée par des factionnaires suffisamment actifs en dehors, était absolument désert.
Le roi était absent, la capitale était tranquille; le gouvernement du palais pouvait dormir sur les deux oreilles.
Ils se dirigèrent, en familiers qui connaissent le terrain, vers la porte donnant sur le quartier des Tuileries.
Tout semblait reposer dans le petit corps de garde auquel elle était confiée. Les soldats, étendus sur le lit de camp, ronflaient lourdement; le guichetier de service faisait de même, dans un fauteuil de cuir, à côté d'une lampe qui remplissait ce trou d'une fumée infecte.
Le plus vieux des deux aventuriers le réveilla le moins brusquement possible, et lui montra une carte de passe qui l'autorisait à entrer et sortir à toute heure, seul ou accompagné d'un serviteur pour sa défense.
Le cerbère connaissait cet homme et cette carte, qui évidemment ne se recommandaient pas à lui pour la première fois:—la carte portait la propre recommandation de la duchesse d'Angoulême, et le lecteur a compris qu'elle n'avait pu être donnée qu'au médecin, au physicien de cette haute dame.—Il prit la grosse clef qui ouvrait la porte, et sans même articuler une phrase, se hâta de livrer passage à ces importuns.
Ils n'étaient pas moins pressés de s'éloigner, et ne voyant que cette porte bienheureuse, ils ne s'aperçurent pas que, comme ils la franchissaient, une escouade de reîtres, tous armés, se détachait de l'arche des contre-forts sous la poterne.
En même temps encore, un personnage bizarre d'aspect et de taille, hissé dans une des niches gothiques destinées à recevoir des statues, de chaque côté de l'entrée, se dressait sur la pointe des pieds, et étendant la main, désignait silencieusement le plus jeune des deux aux hommes d'armes.
Nous l'avons dit, la nuit était épaisse. La lune ne se montrait pas; les étoiles ne répandaient qu'un semblant de lueur, à peine suffisante pour ne pas se heurter contre les murailles.
Les deux compagnons marchèrent quelque temps de concert, échangeant à peine quelques mots entrecoupés à voix si basse, que les passants, s'il eût pu s'en trouver, n'en auraient rien saisi.
Le bruit de leurs pas troublait seul la tranquillité des rues et des carrefours. Le vieillard, d'ailleurs, soit par l'effet de son tempérament nerveux, soit qu'une pensée généreuse le soutint, ne le cédait pas au jeune homme en légèreté ni en vitesse.
S'étant arrêtés à l'embranchement de deux rues, ils prêtèrent l'oreille pour s'assurer du silence de celles qu'ils allaient prendre; puis, bien sûrs de leur solitude, ils s'adressèrent réciproquement un adieu, intelligible pour eux seuls:
—J'emporte le serment de votre silence, dit le plus jeune.
—Soyez sans crainte, répondit le vieillard; à défaut de la haute protection que vous venez de conquérir, ma reconnaissance vous garantirait ma discrétion.
Là-dessus, ils tirèrent chacun de leur côté, le vieillard continuant de marcher d'un pas hâtif sans précipitation, l'autre se livrant à une sorte de course, comme si l'isolement et la nuit lui eussent causé d'insurmontables terreurs.
Ce fut probablement cette vitesse agitée qui l'empêcha de saisir, à quelque distance de lui et s'attachant à sa direction, un bruit de pas étouffés et d'armes maintenues avec soin.
Le vieillard, plus calme, perçut à travers la distance, qui devenait assez grande entre eux, quelque chose de ces particularités, mais trop vaguement pour en préciser le théâtre. Il n'en modifia pas sa marche et prêta seulement une oreille attentive.
Mais tout à coup il dut s'arrêter, plein d'émoi; quelque chose de pareil à un cri de détresse, étouffé aussitôt que lancé, avait retenti dans cette nuit féconde en énigmes.
Il attendit quelques minutes, dans une vive anxiété, si cet appel se renouvellerait, s'il en reconnaîtrait l'accent, mais tout était resté dans un recueillement inaltérable.
Les étoiles envoyaient leur clair-obscur sur ce triste faubourg; il n'y avait aucun bruit dans les maisons, et les rues voisines ne trahissaient nulle rumeur.
Le vieillard finit par acquérir la certitude que ces bruits étaient un jeu de son cerveau préoccupé; il reprit son chemin, regagna l'impasse où se trouvait son logis, et rentra sans que rien lui donnât la plus légère cause d'alarme.
XX
LE NOM DU DÉLATEUR.
Dans les termes où s'était accomplie la dernière entrevue de Duprat et de la princesse Marguerite, il devenait impossible que l'un ou l'autre, tous deux peut-être ne fissent pas naître bientôt l'occasion d'une nouvelle rencontre.
Comme deux champions dans une lutte décisive, ils y vinrent, armés de toutes pièces, c'est-à-dire apportant chacun leurs secrets, leur méfiance et leur habileté. L'amour et la colère avaient élevé l'âme poétique de Marguerite de Valois à la proportion d'un homme d'État consommé.
Chez notre sexe, c'est l'ambition, la cupidité qui opèrent ces prodiges; chez les femmes, un sentiment plus pur, plus délicat, plus désintéressé, développe en la plus timide la hardiesse, en la plus simple l'esprit de tactique, en la plus inexpérimentée une assurance qui trompent et déjouent les Machiavels les plus déliés.
Ainsi, encore cette fois, ce n'était pas la sœur de François Ier qui avait fait les avances; le chancelier se trouvait chez elle par un effet du hasard, sans se rendre compte comment il y était venu, ou plutôt, c'était lui qui avait voulu y venir, s'y trouver ce jour-là à l'heure précisément où nous l'y rencontrons. Seulement, il avait mis en avant un prétexte futile, qui déguisait mal l'impatience qu'il ressentait d'aborder, coûte que coûte, un tête-à-tête décisif.
Les circonstances l'avaient servi à souhait. Michel Gerbier s'était rencontré sur son passage pour demander son audience, et, au moment où il pénétrait auprès de la princesse, ses demoiselles de compagnie se retiraient.
La conversation s'engagea en termes banals, comme cette mousqueterie isolée et décousue qui prélude aux grandes batailles.
—Votre Altesse manquait ce matin au lever de madame la duchesse, chacun en a exprimé son inquiétude, et j'ai souhaité m'assurer par moi-même que sa santé n'avait subi aucune nouvelle atteinte.
—Cette attention mérite ma reconnaissance, messire.
—Reconnaissance est un bien beau mot, Altesse.
—Qu'on prononce souvent à la cour, mais qu'on y pratique peu; n'est-ce pas là la fin de votre pensée, messire?
—Oui, si Votre Altesse envisage la généralité des choses; non, si elle daigne considérer celles qui lui sont propres... Je n'ai pas l'outrecuidance d'avoir jamais rien réussi qui pût être agréable comme je l'eusse souhaité, à Votre Altesse, et eussé-je eu ce bonheur, je me considérerais encore comme l'obligé.
—Voilà qui est parler en vrai gentilhomme, messire. Mais nous le disions tout à l'heure, il y a à la cour des tours de phrases et des expressions auxquels il ne faut pas attacher plus d'importance que de raison. Si tous les grands sentiments qu'on y montre étaient sincères, en vérité, le monde serait trop beau.
—Et Votre Altesse ne le trouve pas tel?
—Hélas! qu'en pense Votre Excellence?
—Que Votre Altesse a raison, et qu'il en est des belles phrases comme des plus adorables visages: les unes cachent la plupart du temps de fort méchantes intentions, et les autres des âmes perfides.
La princesse eut un de ses plus charmants sourires de sphynx;
—Messire, ne m'avez-vous pas fait entendre quelquefois que ces avantages de beauté ne m'étaient pas entièrement étrangers?
—Sur ma foi de chrétien! oui, madame. Ce n'est pas moi, c'est un de nos poètes qui l'a dit le premier: vous êtes la quatrième des grâces; et ce qu'a dit Clément Marot, tout le monde le pense; je suis de l'avis de tout le monde.
—A merveille, voilà pour la première partie de votre proposition; expliquerez-vous aussi bien la seconde? Considérez-vous ces faibles attraits, que vous prisez beaucoup trop comme la séduisante enveloppe d'un naturel moins bon?
—Vous êtes princesse, madame, et les personnes de votre rang ne sauraient être confondues avec le commun de l'humanité, fit Duprat avec un sourire quelque peu ironique.
—En d'autres termes, les personnes de mon rang ne sont pas de celles auxquelles on dit la vérité...
—Oh! madame, l'élévation de votre caractère...
—Bien, bien! Le fond de ces aimables subtilités, messire, est que je suis plus jolie que bonne.
—Au nom du ciel, madame, ne me prêtez pas des idées qui sont loin de moi!
—Eh! mon Dieu, je ne vous en veux pas!... Nous avons l'un contre l'autre des griefs, n'est-ce pas?
—Si Votre Altesse aborde ainsi les choses, elle daignera peut-être reconnaître qu'elle n'a pas montré toujours pour moi la bienveillance parfaite qu'elle manifeste pour tout le monde.
—Et si Votre Excellence veut rentrer en elle-même, là, bien sincèrement, au fond de sa conscience, elle s'apercevra peut-être qu'elle n'a pas toujours fait tout ce qui pouvait lui mériter ce sentiment de ma part...
Insensiblement, par ces feintes et ces passes, on arrivait à croiser le fer plus sérieusement. Le terrain devenait brûlant.
—Croyez-vous, messire, que si mon très honoré frère eût été ici, au lieu de subir la captivité à Madrid, bien des choses qui se sont accomplies dans ce palais depuis quelque temps auraient eu lieu?
—Je sais, madame, que votre influence sur l'esprit du roi, mon maître, est sans limites; mais je ne suis qu'un humble ministre, très responsable, et je ne me dirige pas comme je veux, mais comme je dois.
—Encore, messire, cette direction devrait-elle être conforme à la clémence bien connue, à la magnanimité de ce maître! Si rigoureusement closes que soient les cellules de la Grosse-Tour, il est arrivé à mon oreille un écho des gémissements de ceux qu'on y détient... Ces prisons ne sont-elles pas assez étroites et assez sûres, sans qu'on en aggrave le séjour par des tortures inutiles pour la garde des prisonniers?
Une intention satanique se dessina au coin des lèvres du chancelier.
—Permettez, Altesse, ces prisons sont sûres, mais pas assez pour que les captifs ne puissent recevoir, à l'occasion, de mystérieuses visites, qui déjouent la vigilance des gardiens, sinon leur fidélité.
—Rien ne prouve que cela soit, messire, et ce que je vous dis de la rigueur exercée contre quelques détenus est un fait notoire.
—Peut-être bien hier, Altesse, mais non à coup sûr aujourd'hui.
—Que voulez-vous dire?
—Ce que vous savez aussi bien sinon mieux que moi, c'est-à-dire que quelqu'un a eu assez d'empire sur madame la régente pour obtenir la suppression de ces mesures.
Duprat regardait la princesse comme s'il l'accusait d'être cette personne influente dont il parlait avec amertume; mais à sa surprise, il vit qu'elle ignorait absolument l'ordre donné le matin par la duchesse d'Angoulême, de supprimer les fers imposés à certains prisonniers de religion par la volonté du premier ministre.
L'ordre était conçu en ces termes qui n'admettaient pas de retard; il avait été apporté par un huissier de la régente, chargé d'en vérifier l'exécution immédiate et d'en venir faire son rapport à la mère du roi.
Le nouveau geôlier, bien que devant sa place au ministre, avait senti le côté critique de la situation; il avait obéi à la duchesse, qui était supérieure à son patron. Après quoi, pour se prémunir aussi contre la colère de ce patron redouté, il était accouru lui apporter le texte de l'ordre reçu et lui expliquer à quelle pression il avait cédé.
Dans l'impossibilité où il était de songer au véritable instigateur de cette démarche de la régente, le chancelier, frémissant de rage et méditant déjà quelque vindicte bien perfide, avait naturellement porté ses soupçons sur la princesse Marguerite.
En reconnaissant qu'elle ignorait même cette résolution de sa mère, il devint fort perplexe, et demeura un moment absorbé à la recherche de cette énigme.
La régente rompait-elle donc le pacte convenu? Oubliait-elle le talisman redoutable qu'il possédait, et grâce auquel elle l'avait dominé jusqu'alors?
Qui se fût douté, d'ailleurs, qu'une crainte superstitieuse avait rendu la duchesse d'Angoulême plus docile aux désirs d'un nécroman qu'aux prières de sa fille! Les prestiges opérés par le vieil alchimiste sous ses yeux exerçaient sur elle assez d'empire pour l'enhardir jusqu'à braver, pour la première fois sans doute, les menaces et les volontés d'Antoine Duprat.
Cette princesse altière, vindicative et perfide, dont les serments ne pesaient rien, et qui changeait même de religion au gré du vent politique, n'avait eu l'esprit en repos que quand la parole donnée à son sorcier avait été remplie.
La princesse Marguerite, faisant un moment abstraction du contentement intérieur que lui causait sans le vouloir le chancelier, en lui apprenant l'amélioration du sort du chevalier de Pavanes, se souvint des motifs qui lui avaient fait souhaiter cet entretien.
Elle y revint d'une façon beaucoup plus directe que cette simple observation ne paraissait l'indiquer:
—Qu'avez-vous donc, messire? Une mesure aussi peu importante est-elle capable de préoccuper à ce point un homme d'État tel que vous?
—Cette mesure est plus grave que Votre Altesse ne veut bien le croire. Quand j'ai prescrit les sévérités qu'elle supprime, c'est que je les jugeais nécessaires, et je m'étonne que madame la régente, qui a d'habitude quelque condescendance pour mes décisions, n'ait pas daigné me consulter dans le cas présent.
—Eh quoi! messire, la régente du royaume, investie de toutes les prérogatives souveraines, ne saurait-elle, de son propre mouvement, exercer la plus belle de toutes, celle de faire grâce?
—Le souverain, madame, n'a pas moralement le droit d'amnistie, quand des intérêts plus élevés que ceux de la politique, les intérêts de la religion, sont en jeu.
—Vous oubliez toujours en me parlant, que vous vous adressez à une novatrice, peu convaincue de ces grandes idées absolutistes et purement métaphysiques.
Marguerite de Valois prononça ces mots avec une bonhomie qui causa à son interlocuteur un déplaisir singulier.
—A Dieu ne plaise, fit-il aigrement, que je songe à mettre Votre Altesse en cause; nous parlions de madame la duchesse d'Angoulême.
—Et je prenais sa défense, puisqu'elle s'est montrée pour mes protégés plus indulgente que Votre Excellence... Je lui en sais d'autant plus gré qu'elle a fait cela sans que j'eusse besoin de l'en prier, et sans même m'en instruire, comme un acte spontané de sa clémence. Vous trouverez bon, n'est-il pas vrai, messire, que je lui adresse mes remerciements et mes félicitations.
Et la princesse feignit de se lever de son siège, pour aller de suite remplir ce dessein.
Duprat, le front plissé, les sourcils croisés, fit un geste pour l'engager à rester, ce qu'elle exécuta d'autant plus volontiers qu'elle n'avait pas envie de rompre ainsi la conversation.
—Que Votre Altesse ne se hâte pas, dit-il: car à ses compliments succéderaient peut-être bientôt des reproches...
—Je cesse de comprendre, messire.
—Je veux dire que l'indulgence de madame la régente cédera probablement aux remontrances qu'elle ne manquera pas de recevoir.
—Et qui donc oserait adresser à la mère du roi François Ier de telles observations, messire?
—Moi, Altesse!... répondit Antoine Duprat en soutenant de son mieux le regard superbe avec lequel la princesse le toisait.
—Vous, messire?...
—Moi, le plus humble, mais le plus dévoué serviteur de notre très honoré sire. Moi, dont le zèle est accoutumé à ne pas reculer devant les obstacles... Et quand j'aurai parlé comme je dois le faire à madame la duchesse, je suis sûr qu'elle rétablira les choses suivant mes désirs.
—Permettez-moi d'en douter; ma mère s'appelle Louise de Savoie, c'est un grand nom, dont elle comprend les obligations; dans notre famille, monsieur, on est accoutumé au commandement, mais on ne sait pas obéir.
—J'ose vous répéter, madame, que Votre Altesse se trompe, et que madame la régente reviendra sur sa décision aussitôt que je le lui demanderai.
—Il me semble, sur mon âme, entendre un sujet en pleine révolte.
—Je suis un sujet fidèle, au contraire, madame, et c'est pour cela que ma parole est écoutée...