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Les Mystères du Louvre

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le roi à Pavie.

François Ier à Pavie.

Corneille Agrippa possédait, comme ses confrères, cette science hypothétique; mais plus éclairé ou plus circonspect, il est avéré qu'il n'y avait recours qu'à la dernière extrémité, ou quand la régente ne lui laissait pas la licence d'un refus formel.

Nous le trouvons dans un de ces instants, courbé sur le guéridon, absorbé par les supputations de chiffres dispersés sur une large pancarte, au milieu de cercles, d'angles, de carrés cabalistiques.

Après avoir fait et refait un calcul qui ne répondait sans doute pas à son désir:

—Madame la duchesse, dit-il, Votre Altesse me pardonnera, mais il m'est impossible de réussir aujourd'hui cet horoscope.

—Parlez-vous sans feinte, messire? répondit Louise de Savoie en l'interrogeant de son regard méfiant et scrutateur. Ne serait-ce pas plutôt que vous hésitez à me révéler le résultat de ces hiéroglyphes où vous lisez comme dans le ciel? Exprimez-vous avec franchise, vous ne sauriez m'annoncer rien de pis que ce que j'ai déjà enduré!

—S'il faut donc vous obéir, madame, ces chiffres et ces signes rebelles ne veulent en effet se combiner pour rien de satisfaisant...

Il s'arrêta en remarquant la pâleur et l'émotion qui envahissaient le visage de sa noble cliente.

—Achevez donc, messire, lui dit-elle.

—Je recommencerai demain ces supputations qui doivent être fautives; mais, puisque vous l'exigez, sachez, madame, qu'elles ne contiennent que de fâcheux présages, pour Votre Seigneurie, notre sire le roi, votre royale famille et la France.

—C'est-à-dire, fit la régente, les lèvres serrées de dépit, qu'elles annoncent le triomphe de nos ennemis, et la glorification du pire de tous, du connétable de Bourbon?

—Vous l'avez dit, madame.

—Et le moyen de conjurer ces prétendues calamités, votre science ne vous l'indique-t-elle point?

—Hélas! ma science peut prévoir, elle ne saurait empêcher...

—Il suffit, messire. Je vous rends grâce de vos efforts, et je vais me mettre en quête d'un médecin qui ne se contente pas d'annoncer la maladie, mais qui sache la guérir.

—Assurément, répondit-il sans se déconcerter, Votre Seigneurie ne manquera pas de fourbes qui en feront promesse; moi, je ne promets que suivant mes moyens.

—Nierez-vous donc l'art des envoûtements, par lesquels on prévient les coups de ses ennemis, en les frappant eux-mêmes des plaies d'enfer?

La physionomie du docteur s'assombrit à cette proposition sinistre.

—Je crois la science humaine fort bornée, et je ne me targue pas encore de la posséder toute; quant à ces pratiques mystérieuses, que Votre Grâce ne compte point sur moi pour les entreprendre; de telles arcanes dépassent mes forces, et si la volonté d'en haut est de favoriser le connétable, je ne me sens pas de poids à lutter contre elle.

—Or çà, ma chère fille, dit la régente en élevant la voix pour arracher Marguerite à son indifférence apparente, prêtez-nous donc votre attention. Ceci vous intéresse tout comme nous; voici ce docteur mécréant qui nous prédit à tous une série de calamités, et qui refuse de nous fournir le moindre talisman pour nous en préserver.

—N'est-ce que cela, ma mère, repartit avec une grande douceur la princesse, ne violentez pas messire Agrippa dont j'estime le savoir. Rien n'est plus aisé que de vous procurer une amulette, un charme, une mandragore.

On ne s'entretient plus, depuis quelque temps, que de l'habileté merveilleuse d'un vieux nécroman, Gaspard Cinchi; je crois qu'il loge à deux cents pas de ce palais, dans une des ruelles qui confinent aux Tuileries. Il est déjà en possession de la plus belle clientèle de votre cour. Vos filles d'honneur mêmes ne se font pas faute de le consulter en cachette.

—Entre confrères, on se connaît quelquefois, dit la régente avec un peu d'ironie à Agrippa; messire, avez-vous des données sur ce Gaspard Cinchi?

—Quelque charlatan de bas étage, affublé d'un nom italien!... grommela le médecin froissé de cette apostrophe.

—Charlatan, peut-être, répéta Marguerite souriant malgré elle à cette boutade, mais meilleur courtisan que tel docteur morose de ma connaissance. Il a fait des prédictions couleur de printemps à la plupart de ces demoiselles; jusqu'à assurer à votre favorite, ma mère, la petite d'Heilly, qu'elle détrônerait une reine...

—Si cela est, fit vivement la régente, c'est en effet un grand homme, car il a dit vrai...

—Hein?... vous pensez, ma mère?...

—Silence sur ceci!... L'avenir éclaircira toutes choses.

Le docteur ne chercha pas à comprendre; mais la princesse, plus curieuse, essaya de descendre dans la pensée de sa mère; pensée profonde, où germait déjà le dessein de faire supplanter dans la faveur royale la comtesse de Châteaubriant qui lui portait ombrage, par sa protégée la demoiselle d'Heilly, qui fut, en effet, plus tard la duchesse d'Étampes.

—Je vous deviens inutile, madame, prononça avec une politesse froide le docteur; me permettrez-vous de me retirer?

—Je ne vous retiens plus, messire, dit la régente, et je vous rends la liberté après laquelle vous soupirez bien fort.

Il s'en alla sans insister, en homme qui compte ne plus revenir, et en adressant aux deux princesses un salut respectueux mais glacé, auquel la régente répondit à peine.

Le lendemain, il quittait le Louvre pour rejoindre cet autre terrible disgracié qui s'appelait le connétable de Bourbon, dont il avait prévu les nouveaux succès.

La duchesse d'Angoulême le laissa partir sans essayer de le rappeler, et cependant son regard fixe, longtemps attaché sur la portière qui venait de retomber derrière lui, trahissait son regret en même temps que son mécontentement.

La princesse Marguerite essaya de l'arracher à cette angoisse.

—Oubliez cette homme et ses paroles, ma mère. Ces pratiques de magie sont vaine superstition; les esprits vraiment forts s'en affranchissent. Maître Agrippa, que je tiens pour savant d'ailleurs, est sujet à se tromper comme les autres; et je penche à croire qu'il emprunte ses pronostics plutôt à ses sympathies qu'aux révélations extra-naturelles.

Mais la sentence du docteur, puissamment corroborée par sa démarche et son départ, avait porté à l'esprit de la régente un coup trop sérieux pour s'effacer devant ses affectueuses remontrances.

—Non, non! fit-elle en agitant péniblement la tête; les arrêts de ce physicien ne sont pas de ceux qu'on peut impunément dédaigner... Il ne dit rien dont il ne soit convaincu; et il est si bien persuadé des calamités qui nous menacent, qu'il déserte sans hésiter notre cour, pour chercher, j'en jurerais, la faveur de nos ennemis florissants. Ainsi les gens sensés s'éloignent d'une maison qui s'écroule...

—Nous trouverons cent docteurs pour un, ma mère.

—Qu'importe, s'ils sont impuissants, si le malheur doit venir? Il ne faut pas mépriser le savoir de ces hommes, ma fille; ai-je besoin même de vous rappeler que vous eûtes pour eux maintes fois plus d'égards...

—C'est vrai, ma mère; quand l'esprit, quand le cœur souffrent, se désespèrent, quand ils sont épuisés de s'être inutilement adressés à Dieu, placé trop haut pour abaisser ses yeux sur nos infimes douleurs, alors, on va quelquefois à toutes les portes. Le cerveau humain, inquiet malade se laisse facilement attirer par l'espoir d'un appui surnaturel, d'une lumière, d'une influence fatidique; quand on souffre dans le présent, on demande à l'avenir de nous soutenir en nous consolant... Hélas! déceptions et chagrins!...

—Cependant, ma fille, ces calculs astrologiques ne sont pas toujours vains, qu'il vous suffise de le savoir; ce que vous m'avez dit tout à l'heure sur la petite d'Heilly est le décret de l'avenir, et, je vous l'affirme, c'est vérité. Je veux consulter aussi, moi, ce vieux Gaspard Cinchi dont la science a trouvé cela... Dès demain, je le verrai... Ne serez-vous pas curieuse de m'accompagner?...

—Excusez-moi, ma mère, répondit avec embarras la princesse; je n'ai plus foi en ces pratiques... j'aime mieux ne pas voir ce nécroman.

—Marguerite, dit la régente avec intérêt, vous souffrez plus que vous ne voulez l'avouer! votre âme est livrée au trouble et à la crainte!...

—Ne m'interrogez pas, ma mère. Vous fûtes toujours bonne pour moi; prêtez-moi votre aide dans le dessein que j'ai conçu, sans chercher à savoir quel il est, ni pour quel objet je vous implore.

A cette prière, le cœur maternel de la régente se réveilla.

—Mon appui? mais il est à toi, ma fille, à toi tout! entier. Qui donc oserait en vouloir à ton bonheur?...

—Ma mère, n'est-ce pas aujourd'hui que le grand chancelier vous remettra cette liste des prisonniers de religion, sur laquelle nous devons désigner ceux que nous souhaitons voir absoudre et renvoyer?

Quoique cette question ne répondît pas aux assurances affectueuses qu'elle venait d'adresser à sa fille, et que celle-ci l'eût formulée sur un ton plus léger en apparence que ses précédentes paroles, la régente ne s'y trompa point; elle comprit qu'il existait un rapport absolu entre elles.

—Je ne vous demande pas votre secret, chère fille; je ne veux même pas le savoir. Mais si d'aventure il tient à la délivrance d'un de ces captifs, foi de régente du royaume, sauf le cas de haute trahison, ce captif sera mis en liberté.

La princesse fut sur le point de se jeter au cou de sa mère puis un scrupule, une crainte subite la retint, et avant d'épancher sa reconnaissance:

—Foi de régente, c'est parole de roi, ma mère, je retiens donc la vôtre, et vous me servirez, même contre messire Antoine Duprat?...

Ce nom, prononcé avec cette solennité et rapproché de son serment, fit pâlir la duchesse d'Angoulême.

—Le grand chancelier?...

—Hésiteriez-vous, ma mère?

—Non, sans doute, mais pourquoi mêlez-vous le nom du grand chancelier à ceci?...

—Ah! c'est là mon secret, et vous avez promis de ne pas chercher à le connaître.

—Il est vrai; mais ce prisonnier auquel vous portez intérêt a donc commis un attentat plus grave que le délit commun aux autres novateurs, que vous prévoyez une résistance venant de la part du premier magistrat du royaume?

—Je vous atteste ceci, ma mère, c'est que je ne redouterais pas cette résistance, si ce magistrat était aussi, comme il devrait être, le plus homme de bien du royaume.

—Décidément, murmura la duchesse en retombant dans l'abattement peu habituel à une nature de sa trempe, ce physicien avait raison, une maligne influence pèse sur ce palais et sur notre famille!

Marguerite se redressa avec la majesté qu'elle possédait aux occasions décisives:

—Je croirai à mon tour qu'il en est ainsi, madame et souveraine, si vous me refusez, lorsque je ne réclame que miséricorde et justice.

—Seigneur! s'écria la duchesse en s'adressant à un crucifix suspendu au fond de sa chambre, Seigneur, vous êtes terrible en vos arrêts: vous m'avez repris un de mes enfants, et voici l'autre qui est prête à me renier!

—Calmez-vous, ma mère; souvenez-vous seulement que vous êtes la maîtresse, et que mon existence est en vos mains.

—Silence!... on vient... C'est le chancelier, soyez prudente.

—Ah! que j'ai besoin de mon courage!... fit la princesse, retombant sur son siège pour mieux cacher son émotion.

L'idée qu'Antoine Duprat apportait la liste des prisonniers et que le sort du plus aimé d'entre eux allait être résolu, avait serré d'une étreinte pareille à un pressentiment suprême cette poitrine si puissante dans les périls, mais si faible dans l'amour.

Duprat, annoncé avec fracas par l'huissier, semblait alerte et rajeuni. Sa démarche avait la vivacité d'un jeune homme, sa prunelle aux inclinaisons tortueuses dardait des lueurs étincelantes, le timbre même de sa voix avait changé ses notes graves et sèches en vibrations nettes et incisives. Satan fait homme aurait de ces aspects dans ses heures de triomphe.

La princesse, emportée par sa nature généreuse, fut tentée de voir dans cette métamorphose un indice favorable.

Mais la régente connaissait mieux l'homme; il était de ceux dont la joie cache une noirceur; elle eût été bien plus rassurée de le voir soucieux.

D'un signe imperceptible elle avertit sa fille de se tenir sur ses gardes.

L'entrée de Duprat, sa façon de saluer les princesses tenaient du conquérant.

Marguerite ne perdit rien de sa dignité; sans cesser de se montrer gracieuse comme il était dans son caractère, elle conserva la supériorité que lui assignait son rang.

Sa mère, au contraire, cette femme impérieuse jusqu'à la violence, hautaine jusqu'à la dureté, implacable dans ses haines, se courba involontairement; sa rigidité se sentait fléchir sous la domination que le ministre exerçait sur elle, comme le reptile sur une proie qu'il a su fasciner.

Mais, en ce moment, ce n'était pas pour elle-même qu'elle éprouvait ce malaise. Elle étudiait l'expression avec laquelle Duprat considérait sa fille, le sourire faux, les éclairs ardents qui luisaient sous ses épais sourcils. Et par instants, lors, par exemple, qu'il s'approchait ou se penchait vers celle-ci, de manière à effleurer sa main ou ses vêtements, on eût pu croire, si l'on eût observé cette scène, que la duchesse transformée en lionne allait s'élancer sur lui.

Occupée par ses propres soucis, Marguerite cherchait à amener ce subtil adversaire sur le terrain désiré, sans trahir son impatience.

Coupant enfin court aux compliments fleuris dans lesquels il affectait de se tenir:

—De grâce, messire, n'épuisez pas les ressources de votre esprit à me tresser des couronnes hyperboliques. Les choses sérieuses conviennent mieux à un homme grave comme vous êtes; n'allez pas sur les brisées de nos pauvres poètes. Si vous me parlez lyrisme, ils seraient capables de me parler politique. A eux les chansons, à vous les affaires.

—Pardonnez-moi, madame, mais la poésie et la louange viennent toutes seules quand on s'adresse à Votre Altesse. De quoi souhaitez-vous, d'ailleurs, que nous traitions?

—Eh mais, votre mémoire est-elle si oublieuse que vous ne vous rappeliez plus votre promesse touchant ces pauvres réformistes?...

—Ces réformistes, ces novateurs?... En effet, je me souviens très-bien de votre souhait et de mon engagement.

—Alors, vous venez le remplir? Voyons, où est cette liste?

—Votre Seigneurie et madame la duchesse m'excuseront...

—Ne l'apportez-vous point?

—J'y comptais, messire, dit assez sévèrement la régente.

Mais Duprat ne parut même pas remarquer cette observation, et répondant à Marguerite seule:

—Le retard ne provient pas de mon fait; Votre Altesse aurait déjà ces tableaux, s'il ne m'en manquait encore un, celui de la tour du Louvre. Il appuya sur ce mot en plongeant son œil faux dans le regard effrayé de la princesse.

J'ai pensé que vous ne voudriez rien décider sans ce complément; et demain, pour le sûr, je pourrai vous le communiquer avec les autres. Si pourtant, fit-il en feignant de chercher des papiers dans sa poche, Votre Altesse ne jugeait pas cette liste nécessaire, je lui remettrais les autres...

Marguerite eut une vague intuition du piège.

—C'est inutile, messire, répondit-elle en refrénant sa colère et son mépris; il serait injuste de ne pas tenir compte des captifs de la Grosse-Tour dans cette amnistie. Ma mère et moi attendrons à demain, confiantes en votre foi.

—Je ne dois pas vous dissimuler encore, reprit le chancelier, que la Sorbonne redoutable de sévérité, et que ces cachots du Louvre renferment particulièrement des prévenus auxquels elle attache une grande importance... à ce point que, pour ne pas me faire une méchante affaire avec elle, j'ai dû, ce matin même, changer tout le personnel des gardiens.

—Vous avez changé les gardiens? intervint la régente, qui remarqua le trouble de sa fille, et jugea nécessaire de lui éviter une réplique qui y eût ajouté encore. Les anciens ne remplissaient-ils pas bien leurs fonctions?

—Leur service laissait à désirer, Altesse. On craignait qu'ils n'eussent pour les prisonniers des accommodements dangereux. Leurs successeurs, au contraire, sont incorruptibles; de vrais dragons gardant la grotte sacrée; impossible à un profane d'y pénétrer.

—On aurait pu, ce me semble, me consulter à cet égard... dit la régente.

—Mais non, ma mère, interrompit Marguerite avec un peu d'amertume, c'est fort bien fait; un serviteur infidèle mérite d'être puni. Seulement, je pense que les prisonniers ne seront pas assujettis aux mêmes rigueurs que les coupables ordinaires, et qu'on aura pour eux des égards... Je prétends y veiller d'ailleurs, et, s'il le faut, en référer à mon frère, le roi, notre maître à tous; prisonnier lui-même, il saurait compatir aux maux qu'il endure.

—Que Votre Altesse se rassure, elle pourra se convaincre, quand il lui plaira, que les prisonniers de la Grosse-Tour sont traités comme elle le veut; ses souhaits sont des ordres.

La duchesse d'Alençon comprit la portée perfide de ces demi-mots, lâchés avec une feinte indifférence. Le chancelier possédait le secret de ses excursions nocturnes et de ses intelligences avec les geôliers de la Grosse-Tour. Le remplacement de ceux-ci par des gens aux gages et à la dévotion de Duprat, rendait impossibles ses visites mystérieuses au prisonnier.

Le tyran avait décoché son trait venimeux; il jugea sa journée suffisamment remplie de ce côté, et, se retirant avec de faux semblants de respect, il songea à aller comploter de nouvelles noirceurs avec son odieux complice.

De son salut cauteleux et de son dernier regard, il enveloppa la princesse comme un faucon envisageant sa proie.

Aucun de ces détails ne trompa l'attention vigilante de la duchesse, qui, restée seule avec sa fille, lui saisit la main comme si elle avait craint un moment de la perdre, ou qu'elle la retrouvât après un danger.

—Cet homme est amoureux de vous, lui dit-elle en lâchant la bride à son émoi, et qui pis est, sait votre secret.

—Amoureux de moi!... répéta Marguerite en commençant un sourire qu'elle n'acheva pas.

Le coup d'œil qu'elle avait surpris à sa sortie lui revenait à la pensée et lui faisait froid dans la poitrine.

—Ma fille, insista la duchesse, je suis sûre de ce que j'avance. Je connais la physionomie et l'humeur de messire Antoine Duprat. Il m'a aimée aussi, moi, et le jour où il me l'a dit, il m'avait regardée comme je l'ai vu vous regarder tout à l'heure...

—Vous, ma mère!...

Louise de Savoie n'ignorait pas que sa fille était initiée à une partie de ses intrigues de cœur; c'était d'ailleurs l'époque par excellence des dames galantes et ces erreurs ne tiraient pas à conséquence dans cette société licencieuse.

La régente ne chercha ni excuses, ni circonlocutions: ce qu'elle avait dit, elle avait voulu le dire.

Mais elle ajouta:

—Retenez ceci, Marguerite, l'amour de cet homme est fatal!...

—Ah! il m'aime, murmura la princesse sans écouter davantage sa mère. Ah! j'ai charmé ce puritain hypocrite qui trafique de sa religion et de sa patrie!... Puissiez-vous ne pas vous abuser, ma mère! Oh s'il m'aimait, comme je vengerais ses victimes! Comme je le ferais souffrir!

les plaisirs du roi.

François Ier était plus soucieux de ses plaisirs.

VII
LES ANNEAUX DU SERPENT.

Le lecteur connaît le vrai motif apporté par Antoine Duprat dans la remise aux deux princesses de la liste des prisonniers de religion.

Il avait voulu laisser à son séide le temps de se livrer à ses recherches.

L'idée de ce rival heureux, pour lequel la fière Marguerite ne dédaignait pas de compromettre la dignité de son rang, la sûreté même de sa personne; cette conviction qu'un misérable novateur, dont lui, le terrible ministre, tenait la vie entre ses mains, bravait sa colère jusqu'au fond de son cachot, en s'enivrant d'une joie pour laquelle il eût tout renié, soulevait en lui des tempêtes furieuses.

Il sentait courir dans ses veines une lave dévorante, ses artères battaient avec fureur; les passions de sa jeunesse se réveillaient avec des emportements, nouveaux sous son cerveau ranimé par la fièvre; et, dans le cœur humain comme dans la nature, ces orages d'automne, s'ils sont les derniers, sont aussi les plus redoutables.

Il eût moins convoité cette jeune femme, si adorable pourtant, s'il eût cru qu'elle dédaignât tout le monde comme elle le dédaignait. C'était l'envie, la jalousie, l'orgueil du serpent blessé qui avivaient son mal, irritaient sa blessure, entraînaient son imagination à la poursuite des moyens les plus efficaces et les plus cruels de se faire aimer et de se venger, car il prétendait arriver à cette double fin.

N'avait-il pas commencé déjà en congédiant, pour les remplacer par des créatures à sa merci, les anciens geôliers de la Grosse-Tour?

Grâce à cet expédient, il rendait impossibles les entrevues de la princesse et du trop fortuné captif. Ou bien, si celle-ci se risquait à descendre dans les fosses, faculté qu'on ne pouvait lui interdire, sa présence, ses attentions auprès de son amant devaient la trahir et dénoncer ce favori exécré.

Ce calcul ne manquait pas de raffinement. Il ne suffisait pas, néanmoins, à ce ministre pervers. Le jour et le lendemain, plus occupé d'assouvir ses rancunes que de veiller aux affaires publiques, il rêva un nouveaux système de persécution contre les novateurs; bien certain, en les frappant, d'affliger la princesse qui partageait leurs opinions et leur portait intérêt.

L'heure de se rendre chez la régente, pour lui soumettre enfin les noms des accusés, était sonnée; mais il se trouvait encore dans son cabinet de travail, traçant d'une plume qui frémissait entre ses doigts, le projet d'importer en France l'inquisition d'Espagne.

Quelle influence se croyait-il donc sur le roi et sur la régente, dont il n'ignorait pas les tendances avouées vers la réforme?

C'est un point que nous espérons éclaircir sans trop de difficultés:

François Ier était un roi prodigue, beaucoup plus soucieux de ses plaisirs que de la fortune de ses sujets. Indifférent à ses devoirs, il ne songeait guère qu'à satisfaire ses maîtresses, à entretenir un luxe effréné, à mener l'existence la plus douce et la plus commode, quand il ne se sentait pas entraîné par des velléités belliqueuses, plus ruineuses et plus fatales encore.

Or, ce gouffre d'argent nécessaire à ses plaisirs, un homme possédait le don de le remplir incessamment: c'était Antoine Duprat, le chancelier. Aucun ministre ne fut plus habile, plus fécond en expédients sous ce rapport. Mais quels expédients, et combien un monarque honnête les eût réprouvés, en chassant avec indignation le courtisan qui osait les lui soumettre!

Ce fut Duprat qui établit en principe l'abus immoral de la vénalité des charges; ce fut lui qui détermina le roi à créer des loteries, ce piège tendu à l'avidité du peuple et dont le gouvernement tirait un profit usuraire. L'augmentation d'impôts fut mise à l'ordre du jour; il ne se célébra plus une fête royale que le peuple n'en ressentît l'effet par une aggravation de charges.

Faut-il rappeler l'origine du titre ironique de noces salées, appliqué aux cérémonies du mariage de la nièce du roi avec le duc de Clèves? L'argent y fut prodigué si follement, que les finances publiques en éprouvèrent un déficit considérable, et, pour le combler, il fallut établir des droits nouveaux dans plusieurs provinces méridionales. Cette charge amena de nombreuses révoltes qui ne furent réprimées que par de sanglantes et effroyables rigueurs.

Mais le roi avait de l'argent et Duprat triomphait au Louvre.

Ce n'était pas assez, il voulait triompher à Rome. La perspective des faveurs pontificales stimulait son intelligence perverse.

Il entretenait à Madrid, depuis la détention du roi, une armée d'espions qui le tenaient au courant des moindres particularités.

Il savait que la captivité et l'exil pesaient lourdement à François Ier, habitué à commander dans la plus belle cour du monde.

A la demande adressée par ce malheureux roi à Charles-Quint d'être admis à payer rançon, l'empereur avait répondu par des conditions très dures, entre lesquelles figurait l'obligation de donner en mariage sa sœur Éléonore au connétable de Bourbon, son vainqueur, et d'investir en outre celui-ci de la Provence, du Dauphiné, du Bourbonnais et autres provinces adjacentes que l'on érigerait en royaume indépendant. L'empereur réclamait encore pour lui-même le duché de Bourgogne, tous les droits du roi sur l'Italie et sa démission de toutes prétentions d'hommages sur la Flandre.

François Ier avait rejeté avec indignation des exigences aussi léonines. On essaya d'inspirer à l'empereur les sentiments de générosité que le monarque français avait espéré trouver en lui, et ce fut en cette circonstance que Louise de Savoie adressa à Charles-Quint la lettre suivante, dont le texte authentique nous a été conservé:

«Monsieur mon fils, comme la captivité du roi, monsieur mon fils, m'a été griève et fâcheuse, j'ai été d'ailleurs consolée, sachant qu'il était tombé en vos mains, espérant que votre grandeur ne vous fera oublier le devoir de l'alliance et consanguinité qui est entre vous et lui, et ce qui plus me fait ainsi le croire, est le grand bien qui peut de ceci advenir à toute la chrétienté, si vous deux êtes joints en bonne et assurée amitié. A cette cause, monsieur, je vous prie d'y penser et commander cependant que le roi, monsieur mon fils, soit traité selon que votre honnêteté et son rang le requièrent et méritent; et vous plaise permettre que j'aie souvent de ses nouvelles. Obligeant par cette courtoisie celle que toujours vous avez appelée votre mère, laquelle, derechef, vous prie qu'à présent vous lui montriez affection de père.

«Donné le troisième mars mil cinq cent vingt-cinq. Votre humble mère.

«Loyse.»

Cette lettre et la réponse de l'empereur qui fut portée à la duchesse régente par le seigneur de Rieux, ne servirent qu'à l'échange d'un ou deux prisonniers de distinction. Charles-Quint n'était pas homme à sacrifier ses avantages à la gloire que pourrait lui attirer une conduite désintéressée vis-à-vis de son prisonnier.

Il trouvait sans cesse de nouveaux prétextes d'ajourner une conférence avec lui, s'en tenant à ses propositions exorbitantes, et ne voulant absolument pas en entendre de plus modérées que lui apportaient des envoyés de la régente. Inflexible et inexorable, il se flattait que l'ennui de la prison et la perspective d'y demeurer longtemps forceraient François Ier à réfléchir et à céder.

Telles étaient les circonstances dont le chancelier espérait tirer parti au profit de sa diplomatie diabolique.

D'accord avec un dominicain, que le prisonnier avait consenti à admettre près de lui, il lui avait fait entrevoir un secours puissant et inespéré, au cas où, rompant formellement avec les idées réformistes, il rentrerait dans le giron de l'Église romaine, dont l'inquisition espagnole était un des fermes boulevards.

Le royal prisonnier avait entrevu là une porte par laquelle s'aplaniraient les exigences de son vainqueur. Quoique l'empereur ne fût pas au mieux avec la puissance temporelle du pape, il était cependant un fervent catholique, si fervent, que ses tendances religieuses devaient le mener à se faire moine.

L'inquisition espagnole était le plus redoutable pouvoir de l'État, à côté du pouvoir impérial, obligé de procéder avec elle par des concessions continuelles. François Ier comprit tout cela, et abjura ostensiblement la réforme.

Ce premier pas obtenu, les autres étaient moins difficiles; Duprat recevait par chaque courrier de nouveaux pouvoirs, qui l'acheminaient peu à peu à organiser un tribunal d'inquisition, capable de rivaliser par ses fureurs et ses raffinements avec ceux de la Péninsule. (Voyez Mézerai, Legendre, Anquetil, Dulaure.)

Tel était le plan auquel ce ministre travaillait, et pour lequel il oubliait l'audience de la régente, lorsqu'un page de la princesse vint la lui rappeler.

Il jeta sur l'édit inachevé un coup d'œil de regret et d'espoir, et se disposa à suivre le jeune messager.

Son embarras ne laissait pas d'être assez grand, car Triboulet n'avait pas reparu depuis la veille; en sorte que le nom de son ennemi, le protégé de la princesse Marguerite restait impénétrable, et cependant il fallait tenir l'engagement pris vis-à-vis d'elle et de sa mère d'une façon si précise.

A tout hasard, comptant sur sa bonne étoile, espérant toujours voir le bouffon apparaître avec la révélation promise, il pénétra dans le cabinet où les deux princesses l'attendaient.

La plus agitée des deux était la régente; soit qu'elle s'intéressât aussi vivement aux angoisses de sa fille, soit qu'elle sentît une révolte intérieure contre la prédominance qu'elle laissait usurper à ce ministre, auquel, femme et souveraine, elle avait déjà fait trop de concessions.

Marguerite contenait mieux ses tourments intérieurs. Elle sentait que la vie de Jacobus dépendait de son attitude, et trouvait dans cette perspective la force de paraître impassible et presque indifférente.

Le regard faux du chancelier ne surprit aucun signe de colère, d'impatience ni de haine dans le salut par lequel elle répondit à son compliment.

—Nous vous attendions, messire; lui dit avec plus de sécheresse la régente.

—Les affaires, les nouvelles d'Espagne, répondit-il, ont causé un retard que Vos Altesses excuseront.

—Et quelles nouvelles de Madrid, messire? reprirent-elles vivement.

—Peu satisfaisantes; notre cher sire le roi s'ennuie; il tomberait dans le découragement sans le réconfort que lui prête la religion; aussi se montre-t-il disposé à arrêter par tous les moyens, si sévères qu'ils soient, l'extension de l'hérésie dans ce beau et catholique royaume de France.

—Est-ce à dire, monsieur, interrompit la princesse, que vous songez à retirer la promesse que vous renouvelâtes hier encore, au sujet de l'élargissement de quelques-uns des prisonniers de religion?

—Je n'ai pas eu ce dessein, madame, pas plus que je ne suis tenté de mettre en oubli que je ne suis rien, quand madame la régente commande. Je communique à Vos Altesses les désirs de Sa Majesté le roi, voilà tout.

—C'est bien, messire, dit la régente; et puisque vous apportez cette liste des captifs, veuillez nous la communiquer, nous aviserons. Notre bien-aimé fils et roi est loin, il ignore au juste la situation du pays qui souffre, on ne saurait se le dissimuler. Un acte de clémence produirait de bons effets sur l'esprit public, sans nuire aux intérêts de la foi. Il suffit que l'amnistie porte sur des hommes de bonne notoriété, jouissant de l'estime générale et connus pour leur modération.

—Votre Altesse s'exprime avec une haute et magnanime sagesse; je rappelle seulement à elle et à madame la princesse Marguerite, qu'il serait dangereux et impolitique de ne pas faire la part de la Sorbonne. Quant au surplus, voici les noms des prisonniers: si vous le jugez bon, je vais les appeler à haute voix et Vos Altesses choisiront à mesure ceux qu'elles souhaitent délivrer.

La régente se plaça près de sa fille, qui prit une feuille de papier et une plume.

Duprat, qui cherchait à gagner du temps, espérant tout des minutes pour le retour de son complice, entama d'abord les registres du Châtelet et de la Conciergerie.

Marguerite recueillait çà et là quelques noms, dont elle formait son tableau de grâce. Son écriture ferme, sa main hardie à tracer les caractères ne révélaient aucun trouble.

—Nous voici arrivés aux détenus de la Grosse-Tour du Louvre, prononça lentement le chancelier, en épiant l'effet de ses paroles.

Le visage de la princesse ne subit aucune altération.

—Nous écoutons, messire, répondit-elle froidement.

Alors, le tigre en arrêt sur sa proie commença à épeler avec une lenteur calculée chaque syllabe, en couvant de sa prunelle la physionomie de la princesse.

Pas un de ses muscles ne bougea, elle demeura aussi calme, aussi pâle, aussi grave que quand il avait prononcé les noms les plus indifférents.

Lorsqu'il eut fini ce long martyrologe, elle lui tendit sans trembler la feuille où figuraient les noms des élus.

Il y jeta un coup d'œil avide, mais auquel succéda soudain une contraction de ses épais sourcils, indice de son espoir trompé. Tous ces noms étaient tracés avec la même netteté calligraphique.

—Eh bien! messire, demanda Marguerite, au bout d'un moment, avez-vous quelque objection à élever sur aucun de ces choix?...

Une voix connue de toute la cour retentit tout à coup dans un couloir voisin, répétant ce refrain, qui résumait les jurons favoris des quatre derniers rois, y compris le monarque actuel:

Quant la Pasque-Dieu décéda
Par-le-jour-Dieu lui succéda,
Le Diable m'emporte s'en tient près;
Foi de gentilhomme vint après.

Un frétillement argentin accompagna le chant et soulagea d'une façon sensible le ministre, en venant au devant de la réponse embarrassée qu'il cherchait.

Son auxiliaire lui était rendu; c'était Triboulet!

—Holà! holà! glapissait-il en se rapprochant, place à mademoiselle du Carillon et à son carillonneur!... C'est l'audience de madame la duchesse, et Son Altesse ne saurait se passer de sa première demoiselle d'honneur et de bonne humeur!... place à mademoiselle du Carillon!...

Et l'impudent bouffon tomba, comme une balle lancée par une raquette élastique, au beau milieu du cabinet.

Les huissiers n'avaient pas pu le retenir, et les princesses, prises à l'improviste et habituées à ces incartades, ne songeaient pas à le chasser.

Eh quoi! s'écria-t-il, je comptais entrer en audience gracieuse, et je me trouve en plein conseil! Remerciez-en votre bonne étoile, Altesse, et vous, messire chancelier. Puisque vous délibérez, sur ma foi! un fou de plus ne saurait être de trop.

—Renvoyez ce bouffon, messire, dit Marguerite à Duprat, avec un mépris qui montrait qu'elle dédaignait d'adresser elle-même la parole au grotesque de la cour.

—Vous entendez, maître fou? dit le chancelier avec une sévérité feinte; ça, videz les lieux, et ne vous rendez pas importun, sinon...

—Sainte Marotte! ricana Triboulet, la cour n'a qu'à se munir de bonnets de nuit si l'on fait taire le carillon de la folie, et si l'on rudoie les gens qui ont la franchise de rire des extravagances d'autrui, quand les hypocrites en pleurent; les traîtres sont rarement des gens de bonne humeur, gracieuses dames, et si c'est un catalogue des suspects que tient messire le grand chancelier, je me ferais fort de vous désigner le plus coupable!

Il s'était rapproché d'Antoine Duprat, et, par un geste insaisissable pour les princesses, avait posé le bout de sa marotte sur un des noms que contenait la liste.

—Odieux animal! s'écria le chancelier, dissimulant un éclair de satisfaction sous la violence de son langage, faut-il appeler les valets des chiens pour te fustiger?

—Je suis parti, fit le bouffon, montrant pour la dernière fois sa face hideusement épanouie entre les pans de la portière; mais si vous n'admettez pas la sottise en participation dans vos conseils, vous ne ferez rien qui vaille!

Et il disparut, signalant sa présence dans les galeries voisines par le son de sa marotte et par ses méchancetés vis-à-vis des pages et des valets, auxquels il arrachait des cris et des menaces.

—Cette brute est malvenue, fit le ministre dont un rayonnement satanique illuminait les traits anguleux; on a peine à concevoir la licence dont il jouit dans ce palais, il ne respecte ni les personnes ni les choses... sa raillerie insolente s'en prend aux plus augustes...

—C'est une des faiblesses et des bontés de mon fils, interrompit la régente; mais terminons, s'il vous plaît, messire. Il est donc convenu que vous ferez élargir les prisonniers dont notre gracieuse fille vient de vous remettre les noms?

—Avec l'empressement que méritent vos ordres et vos désirs, Altesse. Pour vous prouver même, ainsi qu'à madame Marguerite, toute ma déférence, j'adopte toute la liste, sauf un seul nom.

Les deux princesses échangèrent un regard alarmé.

Malgré le courage qu'elle avait montré jusque-là, Marguerite sentit un voile passer sur ses yeux; elle se retint pour ne pas perdre connaissance.

—Et ce nom, quel est-il? demanda Louise de Savoie.

—Celui-ci, Altesse.

Le chancelier marqua de l'ongle la place où avait porté la marotte de Triboulet, et passa le papier à la régente.

Elle lut en suivant avec attention le visage de sa fille.

—Le chevalier Jacobus de Pavanes.

Duprat feignait de regarder ailleurs, mais il ne perdait pas un de leurs gestes.

Marguerite étreignit le bras de sa mère avec un désespoir qui lui disait que c'était celui-là précisément qu'elle voulait sauver.

—Pourquoi cette exclusion? demanda la régente.

—Parce que Vos Altesses ne s'intéresseraient pas à cet homme, si elles savaient comme moi qu'il est un des novateurs les plus exaltés, les plus dangereux, en ce qu'il ose imprimer ses écrits abominables, et qu'il est nominativement réclamé par la Sorbonne.

—La Sorbonne entendra raison, répliqua la régente; je ne souffrirai pas que ce jeune homme soit condamné.

—Votre Altesse est la maîtresse, insinua le chancelier en s'inclinant; mais elle me permettra d'envoyer au roi un rapport justificatif de ma conduite, en même temps que certains papiers que Sa Majesté ne jugera pas moins intéressants, je crois.

Ces paroles dissipèrent le ton impérieux de la régente; son regard se détourna pour éviter celui du ministre, devenu par extraordinaire fixe et imposant.

—Il suffit, messire, murmura-t-elle avec embarras; ne précipitons rien... nous aviserons...

—J'attendrai les résolutions de Votre Altesse, et suivant qu'elle commandera, j'agirai.

Sur cette parole à double tranchant, le chancelier se retira à reculons, saluant humblement les deux princesses ou plutôt se repaissant jusqu'au bout de leur stupeur et de leur consternation.

A peine fut-il sorti que Marguerite, se levant par une impulsion soudaine, se dressa devant sa mère encore écrasée sous les menaces de l'insolent parvenu.

—Vous me trahissez, ma mère! s'écria-t-elle.

—Marguerite! ma fille!...

—Je ne suis plus votre fille si vous cédez aux volontés de ce misérable, si vous abandonnez ma cause, si vous laissez périr Jacobus sous sa haine!

—Calmez-vous... écoutez-moi...

Que notre sire Dieu vous conduise.

Que notre sire Dieu vous conduise.

—Un seul mot: le sauverez-vous?

—J'essayerai...

—Vous essayerez!... Vous n'êtes donc plus la reine, la maîtresse, la régente toute-puissante ici? Quelqu'un a donc le droit d'imposer ses ordres à la mère du roi!... Cet homme s'est glorifié de vos faveurs, mais êtes-vous restée son esclave?...

—Marguerite!...

—Répondez, ma mère!... Le sauverez-vous?

—Je ne puis...

—Vous ne pouvez... Ah! tenez, vous me faites frémir...

—Marguerite, ma fille, ne me maudissez pas...

—Mais répondez donc, alors! Qu'y a-t-il entre cet homme et vous?...

—Il y a... il y a du sang... balbutia la régente à moitié folle de honte et de rage.

—Un crime?... fit Marguerite en considérant avec terreur ses traits décomposés.

—Un crime!... répondit Louise de Savoie en cachant sa tête dans ses mains.

VIII
LA MÈRE ET LA FILLE.

Sans partager entièrement la sévérité de quelques historiens vis-à-vis de François Ier, et tout en rendant justice à ce qu'il fit de grand et de beau, tout en rejetant sur la faiblesse de son caractère, facilement exploitée par des courtisanes et des intrigants, une large partie de ses fautes, il faut encore reconnaître que celles-ci furent nombreuses et souvent sans excuses.

Louis XII, son prédécesseur, avait ouvert en France l'ère des belles-lettres et des arts, que les Médicis, à Florence, et Léon X, à Rome, protégeaient et glorifiaient. Il suivit d'abord cet élan et il en est rejailli sur son règne un éclat si grand, que pour les esprits superficiels ses erreurs sont demeurées dans l'ombre.

Il fut cependant plus d'une fois exact de dire que cette protection qu'il accorda aux gens de lettres, ainsi qu'aux artistes, eut principalement pour objet son propre agrément, sa propre glorification. Il les considérait comme une partie du luxe dont il était avide, mais il les sacrifiait sans regrets, sans remords, dès que sa fantaisie ou son intérêt se portaient vers d'autres idées.

Son manque de sincérité religieuse ne fut pas une des moindres sources des malheurs et des violences que la postérité sera toujours en droit de lui reprocher. C'était à la fois un esprit facile et une nature égoïste et stoïque; il servait le fanatisme de ses ministres sans le partager. Sa croyance incertaine, vacillante, sujette à des intermittences, revenant aux doctrines inquisitoriales de Duprat après avoir applaudi aux vues novatrices de sa sœur Marguerite, indique assez qu'entraîné par les plaisirs de sa cour, distrait par les guerres et les fêtes, il n'avait jamais eu l'énergie nécessaire pour se faire une conviction.

Avec cette propension tyrannique aux jouissances matérielles, il transforma la cour honorable et vertueuse de Louis XII en une école de galanterie. Il lâcha par son exemple, par ses encouragements, la bride à la dissolution, et se composa un entourage aussi brillant, aussi fastueux que démoralisé.

Avant lui, une certaine quantité de femmes aux mœurs faciles, d'aventurières avérées, étaient tolérées à la suite de la cour, dans les alentours des résidences où celle-ci allait s'installer. C'était assez triste déjà, mais du moins ces créatures, tenues à l'écart, n'étaient à la disposition que de ceux qui allaient les trouver[4].

Ce roi chevalier inaugura le commerce de la galanterie au sein même de la cour. A ces courtisanes de profession, il substitua des femmes de qualités, et, comme le dit Dulaure, prostituant la noblesse, il sembla vouloir anoblir la prostitution. En revêtant la débauche de formes séduisantes et gracieuses, en l'illustrant par le prestige de l'opulence et du pouvoir, il en augmenta les dangers, et contribua à infiltrer plus vite et plus sûrement son fatal poison dans le corps social tout entier.

Ces quelques mots étaient indispensables pour aller au-devant d'une objection que nous voyons poindre aux lèvres de nos lecteurs et surtout de nos lectrices, sur les aveux singuliers échangés entre Louise de Savoie et la duchesse d'Alençon. La mère n'avait pas dissimulé à sa fille ses anciennes complaisances pour le chancelier, et la fille n'avait pas hésité un instant à s'ouvrir à sa mère de sa passion pour le chevalier de Pavanes.

Dans cette cour où la galanterie était à l'ordre du jour, un amant n'était pas un péché, mais un honneur.

Mais si la régente n'attachait aucune conséquence à la révélation d'un fait, sans doute déjà connu de sa fille, il est vraisemblable que, son exaltation assoupie, elle eût voulu ressaisir l'aveu autrement compromettant arraché à son trouble.

Cependant, en cette minute, Marguerite paraissait céder moins à l'impression de ce cri terrible, qu'à l'excès de la fatalité appesantie sur le plus tendre, le plus sincère amour qu'elle eût encore éprouvé.

Un long silence avait succédé à cette scène tumultueuse, à ces emportements de langage.

La duchesse d'Alençon, anéantie, restait enfoncée entre les coussins du grand fauteuil sculpté où elle s'était jetée, en sentant ses forces défaillir. Ses paupières closes, sa tête pâle, ses lèvres décolorées, entr'ouvertes comme pour exhaler un dernier souffle, ses mains blanches immobiles, se détachaient sur l'étoffe noire de son deuil, comme ces profils d'ivoire incrustés dans du marbre brun par les sculpteurs mosaïstes.

La régente restait assise non loin d'elle, devant la table où se trouvait encore la liste des prisonniers, avec le nom de Jacobus de Pavanes, sillonné par la plume de Duprat d'une large raie noire pleine de menaces.

Elle se tenait silencieuse et immobile aussi, mais son œil perçant allait par alternatives de ce papier à sa fille, évitant toutefois de s'arrêter sur elle, par crainte d'être surpris dans ses investigations, et épiant le réveil de son affaissement.

Elle attendit longtemps, puis enfin la princesse secoua sa torpeur par un léger mouvement de tête.

Elle voulut essayer ses jambes qui l'avaient trahie tout à l'heure, mais elle se trouva brisée; alors, ses longs cils s'étant soulevés avec une morbidesse touchante, son premier regard vint rencontrer, suspendu au-dessus d'un dressoir d'ébène resplendissant de raretés artistiques, le portrait du roi.

Tout le monde connaît cette toile, aujourd'hui placée dans la grande galerie du Louvre, et l'un des chefs-d'œuvre du Titien, le peintre des rois, le roi des peintres. C'est celle qui représente à mi-corps François Ier presque de profil, à l'époque où, jeune encore, il avait laissé croître sa barbe et rasé ses cheveux. Le successeur de Louis XII ne s'y rencontre pas sous les traits plus mignards et gracieux que nous offrent la plupart de ses autres portraits; mais on sent instinctivement, avant même de savoir le nom du peintre, qui est une garantie d'exactitude, que cette figure est vraie.

Ce portrait est digne de l'artiste par lequel Charles-Quint se fit peindre trois fois, et auquel il disait en relevant son pinceau tombé à terre:

—Vous m'avez rendu trois fois immortel.

En revoyant ces traits, en retrouvant fixé sur elle ce regard toujours bienveillant pour ses moindres désirs, elle sentit plus amèrement la perte de cet appui généreux, le seul sur qui elle eût pu compter sans crainte de déception.

—O mon frère, mon frère bien-aimé, s'écria-t-elle avec des sanglots dans la voix, en tendant ses mains jointes vers lui, où êtes-vous?... On opprime votre sœur, le sang de votre sang, le cœur de votre cœur, et ses plaintes n'arrivent pas jusqu'à vos oreilles!... Il ne me restait que vous pour famille, pour défenseur, et vous n'êtes plus ici pour me soutenir de votre main, pour me protéger de votre parole, pour me ranimer au souffle de votre tendresse.

La duchesse d'Angoulême prêtait à ces invocations saccadées et douloureuses une attention singulière; elle semblait, à voir la fixité de sa prunelle sombre, entretenir un muet dialogue avec l'image de son fils.

Cependant, Marguerite, oubliant quelles oreilles l'écoutaient, poursuivait avec une énergique et plaintive éloquence:

—Si vous saviez, noble frère, de quelles tortures on accable cette sœur qui vous chérit à l'égal de Dieu, dont vous avez pour elle la clémence et la mansuétude; si vous saviez ce qu'on fait de votre beau royaume et de votre bon peuple pendant votre absence!... Ne tardez plus, sinon vous ne retrouverez pas votre sœur, et la ruine de vos sujets sera complète...

Cette perspective fut un coup de fouet qui excita sa fougue; elle se dressa devant sa mère avec l'autorité d'une reine qui ordonne et commande:

—Si le roi était ici, madame, je n'eusse pas réclamé deux fois le salut du chevalier de Pavanes... Je ne veux pas savoir quels liens odieux enchaînent votre volonté à celle du premier ministre; je suis votre fille et non votre juge. Que vous ayez ajouté un mystère sanglant à ceux qui peuplent déjà les murs de ce Louvre maudit, c'est une affaire entre votre conscience et Dieu...

Mais je ne veux pas qu'un meurtre soit ajouté à ces meurtres, un deuil à ces exécutions!... Et puisque vous ne pouvez rien pour moi, madame, à tout prix... à tout prix, entendez-vous, il faut que le roi revienne!...

Puissance merveilleuse d'un cœur loyal sur une nature corrompue, l'altière duchesse d'Angoulême ne se révolta pas contre cette sortie pleine de tempêtes et d'imprécations.

Son amour pour ses enfants, sa seule vertu, suffit-il pour la retenir, ou plutôt, la conscience, le remords de ce pacte exécré qui la rendait la vassale de Duprat, lui causa-t-elle en cet instant une humiliation si grande, qu'elle n'osa relever sa tête assombrie?

Toujours est-il qu'elle ne quitta de vue le portrait de son fils que pour s'absorber dans une méditation dont les calculs faisaient passer sur ses joues des lueurs empourprées, ou venaient contracter les plis de son front.

La princesse, étonnée à son tour, la contemplait avec une vague terreur. Une voix secrète lui disait qu'il devait sortir de là quelqu'une de ces machinations violentes par lesquelles sa mère conjurait ou provoquait, suivant ses intérêts, les coups d'éclat. Cette voix, qui s'appelle intuition ou pressentiment, lui disait encore qu'il s'agissait d'elle surtout dans les plans qui bouillonnaient sous ce volcan.

Lorsque la duchesse se décida à la regarder, la tempête avait disparu de ses traits; elle était calme, maîtresse d'elle-même; sa voix n'indiquait pas la moindre altération.

—Ainsi, dit-elle en accentuant chaque mot de manière que la princesse n'en perdît pas un, vous souhaitez par-dessus toutes choses le retour du roi?

—Auriez-vous trouvé le moyen de le racheter?... s'écria Marguerite emportée déjà par son espoir, par sa confiance dans les grandes capacités de sa mère.

Celle-ci poursuivit froidement:

—Je suis convaincue comme vous que la grâce que je ne puis accorder, il la signerait, lui, sur votre prière...

—N'est-ce pas, ma mère, vous en êtes sûre aussi!

—Donc, j'ai conçu un projet...

—Dites!...

—Le roi ne pouvait, sans perdre cet honneur qu'il a retiré sauf de la défaite de Pavie, souscrire aux conditions de l'empereur... Celui-ci, après m'avoir jadis appelée sa mère, n'a pas eu assez de magnanimité pour comprendre la lettre où je le lui rappelais... Eh bien, je vais, moi, envoyer des propositions à l'empereur.

—Je n'ai jamais douté de votre génie, ma mère!... Et ces propositions...

La régente appuya toute la puissance de son œil noir et grave sur celui de sa fille, dans les veines de laquelle ce rayon pénétra comme un fluide magnétique.

—Ce n'est pas l'heure de vous les expliquer. Mais quelles qu'elles soient, si dures qu'elles vous paraissent, dût votre personne s'y trouver engagée, me jurez-vous d'y souscrire pour ce qui vous concerne?...

La princesse sentit la menace d'un malheur planer sur sa tête; cependant sa résolution ne faiblit pas.

—Si je fais ce serment, le roi reviendra? demanda-t-elle.

—Le roi reviendra.

—Et Jacobus sera sauvé?...

—Votre illustre frère ne vous a jamais rien refusé: il vous devra sa délivrance, et vous lui demanderez celle du chevalier de Pavanes.

—Jacobus sera sauvé!... répéta tout bas la princesse, sans songer en rien que le salut de son amant devait peut-être la perdre.

Elle aspira une grande bouffée de l'air qui manquait à sa poitrine oppressée, ses narines se dilatèrent, son front s'éclaira d'un sublime rayon de courage et d'amour. Elle étendit par un geste solennel sa main qu'enviaient les rois et qu'elle aimait à donner à un homme de génie, devant le portrait de son frère.

—Faites et agissez selon que bon vous semblera, ma mère!

La duchesse d'Angoulême jeta sur elle un long regard empreint de commisération, au moins singulier, venant d'elle et s'adressant à son enfant chérie.

Qu'avait donc rêvé son imagination? Allait-elle tirer sa fille d'un chagrin pour la plonger dans un abîme? Son projet était-il si redoutable qu'elle en éprouvât des remords?

Toujours est-il qu'elle s'éloigna sans rien ajouter, pour s'enfermer dans son oratoire, non pas avec son secrétaire, mais avec Guillaume Parvi, le confesseur du roi, en qui elle avait toute confiance.

Ils demeurèrent longtemps ensemble, la régente dictant et le prêtre tenant la plume.

Elle dicta ainsi quatre énormes pages, article par article, sans hésitation, sans rature, tant ses idées coulaient limpides et arrêtées. Quand elle arriva au protocole des salutations, Guillaume Parvi ne put s'empêcher de traduire ainsi son opinion:

—Si ce message est remis discrètement à l'empereur par un envoyé fidèle, il est impossible, à mes yeux, que notre honoré sire le roi, votre auguste fils, ne nous soit restitué sur-le-champ.

—J'y compte bien, mon père... répondit-elle, et s'il plaît à Dieu de vous donner ce courage, c'est vous qui irez de ma part trouver l'empereur, car il importe que cet écrit, non plus que ce qu'il contient, ne sorte d'entre nous deux que pour passer aux mains de celui auquel il est destiné.

—Votre Altesse ne veut pas même en dire un mot à monseigneur le chancelier?

—A lui moins qu'à personne!...

—Le prêtre s'inclina, et, comme il allait ajouter un mot pour remercier la duchesse de la confiance qu'elle mettait en lui, leur attention fut éveillée en même temps par un bruissement qui se produisit vers la porte.

La régente s'y élança, et l'obscurité, qui commençait à envahir le fond de l'oratoire où la tenture était placée, ne lui permit pas de s'apercevoir que les plis en paraissaient encore agités, quoique aucun souffle d'air ne pénétrât dans ce lieu. La porte était d'ailleurs close, ni la princesse ni son confident ne songèrent à donner un regard dans la galerie voisine, où peut-être ils eussent encore distingué les traces d'un frôlement rapide le long des murailles.

—Rien! dirent-ils ensemble.

—Et messire Guillaume Parvi, ayant scellé le message qu'il plaça dans sa poitrine, ajouta:

—Demain, au point du jour, je me mettrai en route. Si Votre Altesse a un supplément d'instructions à me donner, jusque-là je serai sur pied, à ses ordres, toute la nuit.

—Merci mon père, et que notre sire Dieu vous conduise.

Elle lui tendit sa main à baiser et s'agenouilla sur son prie-Dieu pendant qu'il s'éloignait. Le point caractéristique de cette époque était cette alliance d'une fausse dévotion avec les actes les plus répréhensibles. On bravait le ciel tout en l'implorant.

Quant à Marguerite, elle n'était pas demeurée longtemps seule. Elle avait trouvé chez elle sa fidèle amie, Hélène de Tournon, qui l'attendait, inquiète de sa longue conférence avec la régente.

Quoique la princesse n'eût pas de secrets pour Hélène, elle ne lui avait dit que quelques mots sur ses chagrins. Mais celle-ci avait pénétré le surplus.

N'est-ce pas, en effet, le mérite de la vraie amitié de comprendre nos peines sans nous en imposer la cruelle confidence?

Elle épiait donc avec anxiété son retour, s'efforçant d'espérer le succès de sa démarche sans oser y compter. Aussi fut-elle plus affligée que surprise en lisant dans son attitude la nouvelle de sa déception.

Les paroles, l'assurance de sa mère avaient bien, pour quelques minutes, galvanisé son énergie, surexcité sa confiance; on embrasse si aisément la chimère qu'on poursuit! Mais, sa mère partie, ses doutes étaient revenus; le secret dont il fallait entourer, vis-à-vis d'elle-même, un projet qui l'intéressait si particulièrement, éloignait son espoir; le découragement était le plus fort, parce que le péril était évident et le salut inconnu.

—Messire Antoine Duprat n'a pas tenu sa parole? lui dit dès l'abord sa confidente.

—Impitoyable! inflexible!... Que faudra-t-il donc pour toucher cet homme?...

Mademoiselle de Tournon ouvrit la bouche pour lui répondre, mais son regard ayant rencontré le visage pâle de sa chère princesse, elle ne se sentit pas le courage de lui faire cette révélation. Elle préféra chercher un autre tour pour l'entretien.

—Madame la régente ne saurait-elle donc prendre sur elle de vous accorder cette satisfaction suprême?

—Ma mère!... répondit la princesse, à laquelle l'aveu de celle-ci se présenta plus horrible en ce moment de désespérance, ma mère!... Tu ne sais pas, chère Hélène, l'affreuse découverte que je rapporte de cette entrevue?...

—Vous me désolez et m'effrayez, madame.

Elle se pencha vers mademoiselle de Tournon, pour que les murs eux-mêmes ne l'entendissent pas.

—Ma mère est à la discrétion de cet homme.

—Un ancien commerce de galanterie... toute la cour sait cela... Une vieille histoire!

—Non pas! un secret, un pacte infernal, quelque chose de monstrueux, d'innomé, accompli entre eux... il faut bien répéter le mot, un crime, dont le chancelier détient les preuves, et par lequel il gouverne ma mère!...

—Qu'avez-vous dit!...

—Comprends-tu?...

—Je comprends, répondit mademoiselle de Tournon, dont l'amitié augmentait la clairvoyance, je comprends qu'il y a un secret entre le chancelier et madame la régente, et que, si vous pénétriez ce secret, vous seriez à vous seule plus puissante qu'eux tous!...

—Oui, mais comment y parvenir?... Et puis, qui sait, ne serait-ce pas perdre ma mère!

—Maîtresse du secret, vous le seriez aussi de ne point vous en servir.

—Ton idée m'épouvante... D'ailleurs, je le répète, qui me mettrait sur la voie? De quoi s'agit-il? Les premières notions me manquent.

On n'eût guère reconnu la brillante princesse.

On n'eût guère reconnu la brillante princesse.

—Croyez-en mon dévouement pour vous, Altesse; si jeune que je sois, j'ai assez l'expérience des cours pour savoir que les crimes des grands sont de ceux que leurs auteurs ne parviennent jamais à cacher si bien qu'il n'en reste trace quelque part.

—Ma pauvre Hélène, dit la princesse avec un sourire mélancolique, tant de profondeur me prouve ton affection, car nous voici bien loin de nos tournois poétiques, et des joûtes de galanterie dont j'avais commencé à écrire un si beau livre.

—Ces heureux jours reviendront, ma chère princesse, et pour hâter leur retour, profitez de mes avis.

—Mais je ne t'ai point tout dit. Ma mère a conçu un grand dessein, auquel je me suis engagée de souscrire aveuglément; un dessein qui doit amener la délivrance du roi, au prix de quelque sacrifice de ma part, mais qu'importe! pour sauver Jacobus, pour embrasser mon royal frère, je m'immolerais de bon cœur.

—S'il en est ainsi, reprit simplement Hélène, si vous comptez sur le plan de madame la régente, pourquoi vous donner tant de mal, vous créer tant de peine?

—Ah! c'est que la foi en ma mère me manque! c'est que mon amour pour mon cher chevalier n'aura de contentement que quand je le saurai hors de la portée de ce chancelier maudit, qui ne le hait tant...

—Que parce qu'il vous aime lui-même.

C'était l'aveu que mademoiselle de Tournon avait retenu au début, mais qu'elle n'hésitait plus à lancer maintenant.

Il atteignit la princesse comme un dard en pleine blessure, mais il lui rappela qu'elle l'avait déjà entendu dans la bouche de sa mère.

—Hein!... s'écria-t-elle, tu sais cela, toi aussi! C'est donc vrai, bien vrai?...

—Il m'a suffi de voir le chancelier vous baiser la main et vous regarder deux fois pour en être sûre. Si j'eusse gardé un doute, sa haine pour le chevalier de Pavanes l'aurait écarté.

—Tu as raison; tout serait sauvé si je découvrais le secret... Mais par quel moyen humain?...

—A côté des moyens humains, insinua Hélène, Votre Altesse n'a-t-elle jamais ouï dire qu'il en existât d'autres?...

—Desquels veux-tu parler?...

—Votre Altesse ne m'a-t-elle pas raconté comment madame la duchesse avait congédié maître Corneille Agrippa qui ne confectionnait pas un horoscope à son gré?

—Prétendrais-tu lui demander le mien?

—Non certes: maître Corneille Agrippa a quitté le Louvre et probablement la France; mais il n'était pas le seul savant que possédât Paris.

—Extravagance!

—Mon Dieu, sans doute, à première vue tout le monde s'écrie comme Votre Altesse: Extravagance! Puis, de curiosité ou de désespoir les plus fiers s'y résignent.

—Je gage que tu t'es laissé prendre aux jongleries de quelqu'un de ces devins?

—Écartons ma personnalité, Altesse, je vous en prie, elle n'est d'aucun poids. Mais si je vous affirmais que, pas plus tard qu'hier, madame la duchesse régente a fait mander et a consulté en grand mystère un nécroman du nom de Cinchi?...

—Je connais ce nom, je l'ai entendu en effet prononcer plusieurs fois, et moi-même en ai parlé chez ma mère...

—Un personnage étrange, dont les prédictions et les révélations confondent les plus incrédules. Que vous en coûte-t-il d'essayer? Cette démarche ne saurait nuire au plan entrevu par madame la duchesse; au contraire, car si elle-même a consulté l'astrologue pour combiner ses projets, est-ce leur nuire que de le consulter sur leur réussite? Ah! si Votre Altesse allait requérir des philtres et des charmes!... Mais un simple horoscope?...

—Il me semble que c'est tenter Dieu... murmura Marguerite visiblement ébranlée.

—Si Dieu vous fait défaut...

—Ne blasphème pas, ma mie! J'ai toujours évité de telles pratiques, elles répugnent à ma foi. Hélas! j'aurais bien besoin pourtant que quelque chose me vînt en aide.

Et, couvrant son beau visage de ses mains, elle laissa filtrer des larmes qui roulèrent comme des perles sur la soie noire de sa robe.

—Comme vous souffrez!... soupira Hélène. Que faudrait-il donc pour alléger vos chagrins?

—Ce qu'il faudrait? D'abord me rendre, ne fût-ce qu'un instant, les baisers de Jacobus; dès que je cesse de le voir, il me semble que c'est pour toujours.

—Ne pouvez-vous descendre auprès de lui?...

—Sous le regard des espions du chancelier!...

—C'est vrai, ce serait hâter, provoquer sa perte... Mais, fit-elle, frappée d'une inspiration, il doit exister d'autres moyens... Ne désespérez de rien; je mettrai, s'il le faut, le feu au palais, mais vous reverrez le chevalier sans témoins, sans espions!...

—Que médites-tu? que vas-tu faire?

—Ne m'interrogez pas, espérez!

Et elle sortit afin de ne pas perdre un instant.

Qui eût considéré Marguerite lorsque l'éloignement de son amie la livra de nouveau à l'empire de son désespoir, n'eût guère reconnu, comme elle l'avait dit elle-même, dans cette jeune femme courbée par l'adversité, dans ce beau visage décoloré, dans ces yeux obscurcis et cernés d'une empreinte bleuâtre, la brillante princesse, l'astre de son siècle, le génie badin qui devait livrer à la postérité ces fabliaux que ses successeurs en poésie ont traduits et imités dans toutes les langues.

On n'eût pas deviné davantage, il est vrai, dans cette jeune fille grave et attristée, qui se dévouait pour abréger ses tortures, l'amie enjouée, rieuse, coquette et folle, qui partageait ses ébats poétiques, et dont les saillies donnaient l'élan à sa muse.

Cependant, lorsqu'elle reparut, après plusieurs heures, son œil limpide était ranimé, l'incarnat avait refleuri sur ses joues veloutées, la confiance était au bord de ses lèvres fraîches et purpurines.

Elle s'approcha de la princesse, que rien n'avait pu arracher à sa méditation, et lui prenant la main par un geste caressant:

—Le voir, l'embrasser encore, avez-vous dit, chère Altesse, ou mourir! Eh bien, vous vivrez; venez, vous le verrez et l'embrasserez!...

IX
LE SOUCI D'OR.

Le chancelier ne doutait pas que son séide, Triboulet, ne l'attendît dans son appartement, car il lui tardait d'obtenir des renseignements sur le prisonnier de la Grosse-Tour.

Cependant il s'assura bientôt qu'aucun des huissiers ne l'avait vu, et qu'il n'était pas davantage entré par la porte secrète de sa chambre. Sa contrariété retomba en sévérités sur ses gens et sur ses secrétaires. Il allait aussi leur donner l'ordre de se mettre à la recherche du bouffon et de le lui amener, lorsqu'il s'avisa que cette absence n'était peut-être bien causée que par les nécessités de son service, auquel cas il serait dangereux de déranger son confident, et surtout de s'exposer à faire tomber leurs manœuvres communes en des mains indiscrètes.

Il se résigna donc à attendre, tout en ajoutant aux décrets en élaboration sur sa table de travail quelques nouvelles clauses où s'épanchait, en violences contre les novateurs et les écrivains, l'acrimonie dont tout son être débordait.

Son rival heureux était un lettré et un érudit; il traça ainsi de sa plume fiévreuse le plan de cet édit qui abolissait l'imprimerie, défendait l'impression d'aucun livre dans le royaume, stipulant pour quiconque enfreindrait cette défense la peine de la hart. Cette mesure fut, en effet, plus tard, promulguée avec l'approbation du roi, c'est-à-dire de ce François Ier que ses courtisans appelaient le restaurateur des lettres, et que bien des gens considèrent comme ayant mérité ce titre.

Puis, toujours de cette encre qui coulait sous ses doigts comme un venin inépuisable, il entassait par-dessus ce décret celui qui défendait, au nom du pape, aux professeurs de l'Université l'interprétation française des livres saints: «Est fait à eux défense et inhibition de lire et interpréter aucun livre de la sainte Écriture en langue hébraïque ou grecque.» (Registres manuscrits du Parlement, au 14 janvier 1533.)

Cette ordonnance ne laissa pas de subir quelques difficultés, car les professeurs dont il était question, et qu'on appelait les liseurs du roi en l'Université, avaient précisément été institués par François Ier, avec l'obligation d'interpréter les livres hébraïques,—et l'on sait que les seuls livres existant dans cette langue sont les livres religieux. Les professeurs résistèrent, mais à la longue le roi lui-même céda, et les pauvres savants, dénoncés au procureur du roi comme suspects d'hérésie, n'eurent que la ressource de s'abstenir, pour ne pas être brûlés vifs.

Duprat se mirait dans son œuvre, et commençait à reprendre un à un les articles de l'établissement d'une inquisition, quand son confident interrompit cette louable besogne. C'était grand dommage, il se sentait en verve, et les feuillets ne fussent pas sortis de ses griffes sans recevoir d'honnêtes additions au chapitre des supplices et tortures.

Cette besogne lui offrait un âcre contentement; il lui semblait, en accumulant les rigueurs contre les réformistes et les lettrés, qu'il entendait gémir ses victimes et assistait déjà à l'exécution de la plus exécrée de toutes.

Le bouffon était le seul auquel ce jour-là il parlât sans humeur.

—Tu as tardé, ami Triboulet, lui dit-il avec bienveillance.

—Je n'ai pas pourtant perdu mon temps, monseigneur.

—Je m'en doute; tu m'apportes du nouveau?

—Les oreilles ont dû vous tinter, comme si mademoiselle du Carillon se fût agitée dans votre cervelle, car on a beaucoup parlé de vous, là-bas...

—Chez la duchesse?

—Les femmes sont si bavardes, vous savez!... Foi de gentilhomme! comme jure notre sire le roi, j'ignore quels moyens vous employez pour qu'on vous aime, mais jusqu'ici vous pouvez vous vanter qu'ils n'ont réussi qu'à vous faire exécrer.

Le bouffon ricanait, le chancelier était livide; ce n'était plus du sang, c'était de la bile qui injectait ses yeux.

—Propos de femmes, en effet, murmura-t-il d'un accent guttural; et toi qui te piques de philosophie, ignores-tu que ces dames ne sont jamais plus près de nous céder que quand elles se récrient le plus fort?

—Dans ce cas, la princesse ne tardera guère à être à Votre Révérence, car je jure Dieu qu'elle vous a en même antipathie que Satanas.

—Si c'est à écouter ces sornettes que tu as passé deux heures, fit Duprat, piqué à la fin, tu eusses mieux fait de revenir plus vite. Il faudrait plutôt m'expliquer comment tu as découvert le nom de cet homme...

—Comme il vous plaira, messire, allons au plus pressé, si c'est là votre avis; je vous apprendrai tantôt des choses qui me remettront en bonne odeur dans votre estime.

—Oui, d'abord, parle-moi de ce misérable.

—A l'aménité de ce langage, je vois qu'en effet il a l'honneur de provoquer votre intérêt.

—C'est bien cet enragé écrivailleur, Jacobus de Pavanes, le disciple de messire Guillaume Brinçonnet, qui a su gagner le cœur de la princesse?

—Aussi vrai que ceci est une marotte, et ceci un édit pour faire brûler les hérétiques.

Triboulet agita ses grelots et montra le dernier feuillet tracé par Duprat.

—Si tu t'étais trompé, ce serait grave.

Le bouffon, sans perdre le rire sarcastique incrusté sur son visage, balança avec complaisance sa grosse tête sur ses épaules.

—Je tiens à vous convaincre, Excellence, que si je suis fou de par le roi, je ne suis pas aveugle ni borgne de par Dieu. Une promenade aux prisons est un exercice salutaire et récréatif, après le travail auquel vous venez de vous livrer; il est agréable, pour peu qu'on ait des entrailles, de connaître le facies des gens qu'on destine à la hart ou au rôtissoire... Daignez venir avec moi, et si vous doutez encore après, brisez-moi ma marotte sur l'occiput.

—Au fait, gronda sourdement le chancelier, il faut que je le voie cet homme!

—Ah! ricana Triboulet pour soustraire à son attention le trouble où cette pensée le plongeait lui-même, ces fiers amoureux!... Impénétrables, croient-ils!... Plus sots que moi, sang-dieu! Il leur faut des confidents; moi, je ne dis même pas aux oreilles d'âne de mon bonnet ce que je ne veux pas qu'on sache...

Ici, le rire factice de sa face disparut, sa voix devint plus posée:

—Car, poursuivit-il, j'ai mes secrets aussi, messire.

—Oh! je le crois, répondit Duprat avec une complaisance dédaigneuse.

—J'ai mes amours, acheva le bouffon avec un éclat de rire qui se termina par un hoquet nerveux, comme si le mot l'étranglait au passage.

—Eh! je n'en fais pas de doute! comment donc! tes amours avec quelque fille des cuisines, n'est-ce pas?

Triboulet n'essaya même plus de rire, son gros œil éraillé lança sur son patron un éclair fauve; puis une larme silencieuse vint éteindre ce feu sombre et roula sur son pourpoint bariolé.

Il fit taire jusqu'aux grelots de sa marotte, et se rangeant derrière Duprat, il le suivit tout pensif, à travers la cour carrée, jusqu'à la Grosse-Tour, dont les entrées s'ouvrirent toutes grandes à l'approche du premier ministre.

—Où faut-il conduire monseigneur le grand-chancelier? demanda le geôlier en chef, armé d'une lampe et de ses clefs.

—Remettez ceci à Triboulet, ordonna Duprat; si nous avons besoin de vous, nous vous appellerons.

Le bouffon, en recevant le trousseau rouillé et le luminaire, s'aperçut de l'étonnement causé par sa gravité inaccoutumée, non seulement aux gardiens, mais au chancelier lui-même.

—Holà! fit-il en agitant les clefs, voilà un carillon qui ne vaut pas celui de ma camarade aux grelots... Et peut-être bien, si je me servais de ces joujoux pour vous enfermer tous céans, il y aurait dans le Louvre et dans la ville plus d'une voix pour me proclamer le roi des sages, tandis qu'on me gage comme celui des fous... Rassurez-vous, bonnes gens, fou je fus, fou je suis, fou je mourrai; mais moins fou encore que le fou dont messire le grand-chancelier va constater tout à l'heure la folie.

Prenant alors les devants, il guida son patron à travers les escaliers, les galeries, les souterrains, jusqu'aux fosses, où il s'arrêta juste à la porte de Jacobus.

—C'est ici, dit-il, et je crois que notre beau galant va recevoir là une visite qui lui sera moins agréable que celle du fantôme noir du Louvre. Décidément, je me range à votre avis: il n'y a qu'un hérétique capable de préférer la vue d'un spectre à celle de créatures vivantes, et surtout celle d'un premier ministre.

Tout en grimaçant ces sarcasmes, il avait fini par démêler dans le trousseau la clef de la cellule.

Le prisonnier crut sans doute que c'était une ronde des geôliers; il était accoudé sur sa table, lisant la Bible, et ne leva pas la tête.

Triboulet, s'avançant sur la pointe des pieds derrière lui, vint faire résonner sa marotte à son oreille.

—Eh quoi! dit sans aigreur le chevalier, c'est encore vous, maître bouffon. Deux visites en un jour? je vous semble donc un personnage bien gai?

—Si gai, mon beau gentilhomme, que mes joyeusetés ne parvenant pas à dérider le plus grave personnage de ce beau royaume de France, j'ai songé à vous pour me suppléer et le divertir...

—En vérité?

—C'est si vrai que je l'ai amené, et que je vous le présente.

Le prisonnier, suivant la main du bouffon, aperçut la silhouette menaçante du chancelier, immobile dans sa robe noire bordée d'hermine et le mortier en tête, sur le seuil de la cellule.

—Je ne te croyais que fou, dit froidement Jacobus au bouffon, mais tu es méchant.

Et sans s'émouvoir davantage, il regarda le chancelier sans forfanterie, mais sans humilité, attendant qu'il lui adressât le premier la parole.

—Je vous trouve bien fier pour un hérétique, fit Triboulet dissimulant le coup de cette apostrophe.

Et s'emparant du livre que le chevalier n'essaya pas de lui disputer:

—Voyez plutôt, monseigneur, ajouta-t-il en l'ouvrant devant Duprat.

—Quel est ce volume? demanda celui-ci.

—Une Bible hébraïque, mais dont les marges sont couvertes d'annotations françaises.

—Conserve-la, pour me la remettre plus tard, et souviens-toi présentement pour quel objet nous sommes ici.

Jacobus s'était levé, mû par un secret ressort, en se voyant enlever le livre où il puisait la force et la résignation. Mais ce fut la seule marque d'émotion que son persécuteur parvint à lui arracher.

Son attitude imposante, la calme inspiration qui régnait sur son front pâle, la grâce recueillie de ses traits encore adolescents, apparaissaient dans le rayonnement vague de la lampe, comme nageant dans l'auréole anticipée de l'immortalité et du martyre.

Triboulet, accoutumé à honnir tout ce qui était noble et beau, furetait autour de lui, jusque sous la paille de sa couche, pour lui susciter quelque basse persécution.

Duprat, le front crispé, le considérait avec une rage concentrée, croyant surprendre encore sur ce visage la trace des baisers de Marguerite et forcé de s'avouer qu'il n'en était pas indigne.

—Me connaissez-vous? demanda-t-il, se décidant à rompre le silence et faisant un pas dans la cellule.

—C'est-à-dire que je vous eusse reconnu bien plus vite, monseigneur, si je n'eusse hésité, en voyant le premier dignitaire du royaume se faire accompagner d'un jongleur.

—Pas mal, murmura tout bas Triboulet; mais le jongleur va te montrer un tour auquel tu ne t'attends guère.

—Vous avez le ton bien rogue, pour un homme sur lequel planent deux accusations capitales.

—Votre Excellence excusera mon ton, si je lui réponds que c'est peut-être celui d'un prévenu, mais à coup sûr celui d'un innocent. Les hommes peuvent m'accuser, ma conscience m'absout.

—Moi ministre, maître Jacobus de Pavanes, sachez que les juges ne condamnent que sur des preuves.

—En ce cas, monseigneur, qu'on me conduise au prétoire, je ne crains rien.

—Ne viens-je pas de vous dire que deux accusations planent sur vous.

—Celle d'hérésie et celle de lèse-majesté? Qu'on les prouve donc.

—L'hérésie, c'est la traduction et les commentaires des livres saints; le Saint-Père, la Sorbonne et le Parlement l'ont ainsi reconnu.—L'attentat à la majesté royale, c'est offense envers le souverain et les membres de sa famille, qui ne sauraient être atteints dans leur honneur sans qu'il en rejaillisse un affront sur lui. N'est-ce pas votre avis?

—Je ne saurais méconnaître que c'est du moins le vôtre.

—Or, reprit Duprat en distillant le poison de chaque syllabe, la preuve du crime d'hérésie par traduction et commentaires, la voici!...

Le visage tourné vers le mur.

Le visage tourné vers le mur.

—Cette Bible! s'écria Jacobus au comble de l'étonnement.

—Quand à la preuve de l'offense envers une personne de sang royal...

—La voila!... exclama le bouffon en approchant la flamme de la lampe d'un certain endroit du mur.

—Malheur!... s'écria Jacobus.

Et il retomba sur sa chaise dans une attitude désolée, cette pierre venait de vendre le plus cher de ses secrets à ses persécuteurs.

Dans les heures mortelles de sa captivité, rêvant sans cesse de Marguerite, il avait gravé sur le mur l'emblème et la devise adoptés par elle, un souci d'or regardant le soleil, et ces trois mots dans un cartouche: Non inferiora secutus.

Quel autre qu'un amant passionné eût jamais eu l'idée de placer là ce chiffre? En fallait-il plus pour convaincre le chancelier? La preuve, comme il disait en jargon judiciaire, n'était-elle pas complète?

—Je te fais compliment, dit-il en posant la main sur l'épaule de Triboulet, tu as la clairvoyance d'Argus. Tu serais un fameux pourvoyeur pour l'inquisition que nous allons établir.

—Ma foi, riposta cyniquement le bouffon, j'aime mieux demeurer à la cour; c'est aussi lucratif, et l'on y voit des fous plus amusants, sans me compter.

Mais Duprat ne l'écoutait guère. Les sourcils rapprochés, les lèvres relevées par la colère comme celles d'un chacal, dont il laissait voir en ce moment les dents aiguës, il se dressa en face du prisonnier.

—Eh bien, dit-il, vous ne niez plus, je crois! Votre bonne conscience se tait, et les témoignages de vos crimes vous écrasent... Jacobus de Pavanes, orgueilleux puritain auquel il faut une religion pour lui seul, et des princesses pour amantes,—Jacobus de Pavanes, impie et félon, c'est avec tes larmes et ton sang que j'effacerai cette devise.

—Le captif se courba, accablé, non pas sous cette menace, mais sous le désespoir d'avoir laissé tomber à la connaissance de cet infâme le sentiment le plus profond et le plus parfait qu'il fût possible à un cœur humain de ressentir.

Si encore ce secret eût appartenu à lui seul; mais que n'allaient-ils pas faire, ces deux tigres, de l'honneur de Marguerite!

Muni de ces armes, Duprat regagna l'entrée des prisons, la cour du Louvre et son appartement, emporté d'une telle vitesse, que son acolyte avait peine à le suivre et tenta plusieurs fois de le retenir par des lazzis dont il retrouvait inévitablement le don quand il voyait souffrir quelqu'un, fût-ce son chef, ou plutôt si c'était son chef.

—Ouf! soupira-t-il en voyant enfin celui-ci s'asseoir à sa table de travail. Nous allons donc pouvoir souffler, nous reposer et causer.

—Plus tard... tout à l'heure...

Et il saisissait les papiers épars devant lui avec une avidité furieuse, comme s'il eût craint de les voir lui échapper.

—Le projet d'inquisition?... murmurait-il; bon, le voici... N'y manque-t-il rien?

—Oui, messire, intervint Triboulet, il y manque bien sûr cette proposition que vous fait le révérend père franciscain Roma. Il a imaginé un petit supplice qu'il ne faut pas dédaigner, et dont cette lettre, que je me suis chargé de vous communiquer, renferme les détails.

—Un supplice!... répéta le chancelier; oh! je doute qu'il en existe un assez terrible...

—Mon Dieu! il ne faut désespérer de rien. Ce père Roma est un homme fort ingénieux. Il propose qu'on oblige les mécréants mal sentants de la foi à chausser des bottes remplies de suif bouillant.

Ce religieux sera membre de l'inquisition, fit Duprat en prenant note de cette effroyable torture[5].

Puis il saisit le dernier feuillet, auquel sa signature faisait encore défaut, et quand il l'eut mise et accompagnée de l'apposition du sceau royal dont il était dépositaire:

—Enfin! dit-il, je sais pour qui j'ai travaillé...

Et, se renversant complaisamment dans son fauteuil:

—Nous pouvons causer maintenant, maître Triboulet; nous avons fait de bonne besogne.

—Hum! messire, la plus forte n'est pourtant pas finie.

X
LA PIERRE QUI TOURNE.

Jacobus, anéanti, s'était, par un instinct purement machinal, traîné jusqu'à sa couche, sur le bord de laquelle il s'était assis, sans même s'y étendre.

Les dernières paroles du chancelier, le strident et sauvage éclat de rire du bouffon, le tintement irritant et railleur de ses grelots retentissaient toujours dans son cerveau, formant un bourdonnement lugubre comme un écho infernal.

Un feu volcanique battait ses tempes brûlantes; son œil, dévoré par cette lave intérieure, ne pouvait fuir la devise fatale, objet de son adoration et de son effroi.

Les lueurs mourantes de sa lampe, s'irradiant et se restreignant tour à tour, allaient parfois lécher les murs et éclairer cette inscription d'amour, qui se détachait sous leurs zones rougeâtres comme l'épitaphe d'un tombeau.

Son âme navrée se repaissait de cette contemplation, qui le fascinait et l'attirait, en ajoutant une âpre saveur à l'amertume de ses pensées.

Dormait-il, veillait-il, était-il encore seulement de ce monde?

Illusion, évocation ou sommeil, dans son état de stupeur, il n'eût pu le définir, un phénomène s'opéra devant lui.

L'organe de la vue, quand il est fatigué, éprouve de ces aberrations: ce chiffre sembla s'animer; la pierre inerte sur laquelle il l'avait incrusté s'agita sous une impulsion mystérieuse... elle se mouvait, et à mesure qu'il se rejetait en arrière, sous l'effroi de ce prodige, elle s'avançait vers lui!...

La pupille dilatée, les lèvres entr'ouvertes, pâle, haletant, il n'osait bouger, et ses reins se recourbaient nerveusement pour fuir ce rêve.

Il eût voulu crier, pour s'assurer qu'il était bien vivant, le bruit de sa propre voix l'eût tranquillisé, mais l'émotion étranglait les sons au passage, et le cauchemar de pierre approchait toujours, dans une marche lente, sans doute pour ne s'arrêter que sur sa poitrine étouffée.

Le chancelier l'avait dit: «Ton sang effacera cet emblème!»

Cet homme avait-il le don de prophétie ou de miracle? les éléments, la matière obéissaient-ils à ses anathèmes?

Oui, en vérité, car cette pierre se détachait avec un bloc de maçonnerie de la paroi séculaire, et, formant un angle avec la partie de celle-ci à laquelle elle adhérait encore, s'arrêtait en battant sourdement contre le pied de la couche de bois.

Le prisonnier, les cheveux dressés, réunit enfin ses forces et il étendit les mains en avant, pour opposer ce faible obstacle à la masse rocheuse que ses jambes paralysées ne pouvaient fuir.

Dans ces circonstances suprêmes, les secondes se prolongent autant que des heures. Jacobus ne savait plus d'ailleurs calculer le temps; il attendait que la muraille s'écoulât sur lui, mais elle restait immobile dans l'étrange révolution qu'elle venait d'accomplir, et, en réalité, ce déplacement ne durait pas depuis un quart de minute, qu'une vive lueur envahissant la cellule, éclipsait le lumignon suspendu à la voûte.

Puis, de cette auréole, surgit une forme gracieuse dans sa gravité, une vision, sans doute, celle de l'ange consolateur qui assiste nos dernières angoisses, et qui doit ainsi, intermédiaire entre les souvenirs terrestres et les béatitudes divines, revêtir l'apparence de l'être que nous aimâmes et qui nous aima le plus.

Cette apparition, quels autres traits pouvait-elle offrir aux regards de Jacobus de Pavanes que ceux de Marguerite de Valois?...

Alors, le regard rasséréné par ce charme, le sein apaisé par cette joie, le cerveau détendu par ce prestige irrésistible, il sourit et attendit que le séraphin détachât son âme de ce séjour funeste, pour l'emporter dans celui du calme et des félicités éternelles.

Il n'essaya donc pas un mouvement pour le hâter, pas un pour aller au-devant d'elle; il éprouvait une si grande félicité à retrouver là ces traits adorés qu'il n'avait plus espéré revoir, qu'il se gardait de tout ce qui eût pu les faire évanouir. Il tenait absolument, par sa docilité, à monter au ciel sur les ailes invisibles de cet ange.

Ce fut donc elle qui vint jusqu'à lui, et son sourire, où la passion la plus tendre se confondait avec un ineffable et céleste sentiment de pitié, était bien le sourire miséricordieux d'un être surhumain, plaignant nos misères.

Elle s'arrêta près de lui, si près, que les plis de sa longue robe noire touchaient ceux de son pourpoint.

Et il ne bougeait pas, et elle le contemplait en silence.

Elle s'agita enfin avec une de ces inflexions qui n'appartenaient qu'à Marguerite ou à un ange, et sa main vint se poser sur son front.

Il tressaillit du même élan que l'être encore inanimé qui sent arriver en lui le souffle divin de l'existence. Ce contact était pour lui ce souffle vivifiant; pour la seconde fois, une impulsion divine le tirait du chaos, pour la seconde fois il existait.

Ce n'était ni un songe, ni une ombre: Marguerite était près de lui; réalisant un miracle, traversant les murailles, déjouant les geôliers, les verrous, les bourreaux, pour se rapprocher de lui.

Elle se pencha, jouissant de son ravissement, plus heureuse que lui-même de sa félicité inespérée, et de ses lèvres pleines de délices:

—Jacobus, lui dit-elle d'une voix plus mélodieuse que la harpe paradisienne, pensais-tu que je t'eusse abandonné?... Non, hérétique, proscrit, condamné, je t'aime...

—Prends donc ma vie, murmura-t-il fou d'ivresse, emporte avec toi mon âme, puisqu'il n'y a pas de mots dans la langue humaine pour t'exprimer ce que je ressens pour toi.

—Ne m'aimes-tu pas aussi? reprit-elle en embrassant les boucles de ses cheveux; l'amour se paye par l'amour, tu ne me dois rien.

Puis elle se mit à le regarder avec l'attention d'une mère qui interroge les traits de son enfant en danger, et comme son rayonnement actuel ne comblait pas les sillons creusés par ses tortures précédentes:

—Comme tu as souffert!... lui dit-elle.

—C'est vrai, j'ai cru mourir, et de quelle mort!...

Il frissonna rien qu'à ce souvenir; elle se serra contre lui.

—Il me semblait, poursuivit-il ranimé par ce contact, que ces parois sinistres me menaçaient et allaient s'écrouler sur moi. J'attendais le supplice; Dieu soit béni, c'est le bonheur qui est venu.

—Je comprends, le mystère de ce pan de muraille t'a surpris... C'est la porte de la vie et du salut, ami.—Messire Antoine Duprat est un persécuteur habile, mais il ne saurait tout prévoir ni tout connaître. Il a cru empêcher notre réunion en substituant ses esclaves aux serviteurs qui gardaient cette prison. Il aura favorisé ce qu'il voulait détruire.

—Que dites-vous?

—Ma compagne dévouée, Hélène de Tournon, est parvenue à joindre le chef de ces gardiens évincés, leur doyen, celui-là même qui m'avait enseigné le passage de l'arche de Charles V. Ce vieillard est le génie de ce donjon; il en possède tous les détours, toutes les issues dérobées. Son dévouement est à nous, je ne l'ai pas marchandé. Aujourd'hui, il m'a ouvert ce bloc impénétrable à l'œil de nos ennemis; avant peu, si d'autres projets n'ont pas abouti, il nous secondera dans une combinaison qui te sauvera aussi.

—Mais qu'ai-je donc fait pour mériter tant d'amour? Comment parviendrai-je à le justifier jamais?... Ah! misérable, s'écria-t-il en rencontrant la devise gravée sur le mur, misérable, maudit! Pendant que tu ne songeais qu'à mon salut, je travaillais à ta perte!...

—Jacobus, mon ami, ta raison s'égare!...

—Non! non! elle est pleine et entière!... Marguerite, va-t'en, laisse-moi, renie-moi; j'ai fait ta honte!... Ah! tu doutes; tiens, vois donc, là! sur cette même pierre qui t'a livré passage pour m'apporter tes consolations, tes baisers, ton amour,—insensé, j'ai gravé le témoignage irrécusable de cet amour...

—Ah! c'est bien, cela, fit-elle avec ravissement, c'est bien! Tu répétais ma devise; tu dessinais mon emblème pour avoir toujours auprès de toi quelque chose qui émanât de ta Marguerite et qui te la rappelât... Et tu prétends que je t'aime trop! Oh! jamais je ne t'aimerai, je ne te le prouverai assez!

—Mais tu ne sais pas, cette devise, cet emblème, Triboulet les a découverts, les a dénoncés au chancelier... et le démon qui est entre eux leur a révélé que c'était là un gage d'amour... d'amour partagé.

—N'est-ce que cela! fit-elle en relevant comme une reine sa tête dédaigneuse, laisse siffler les serpents: Dieu est grand et le bon droit est fort.

—Ainsi, tu me pardonnes mon imprudence... tu ne m'en veux pas d'avoir trahi notre secret?...

—Trahi!... répéta Marguerite en souriant. Cet amour est pour moi si cher et si glorieux, que je l'ai dit à ma propre mère! Si je devais mourir ici, sur l'heure, mais à Dieu lui-même je ne demanderais pas d'autre paradis que toi!

—C'est le vœu que j'ai déjà fait, et nous avons assez souffert en commun pour que le père miséricordieux nous l'accordât...

—Quoi! toi aussi...

—Oh! moi surtout, car je n'ai pas été élevé absolument dans le courant des idées du vulgaire. Mon père, je te l'ai dit, a consacré une existence séculaire à étudier, à approfondir les arcanes des mondes inconnus. Il a pénétré très avant dans les sphères abstraites de la métaphysique, de la théogonie et de la génération des êtres.

A peine ma jeune intelligence fut-elle en état de le comprendre, qu'il m'initia à ses calculs. C'est là sans doute l'origine de ma propension vers les novateurs, qui veulent nous ramener à la religion simple et pure. C'est là assurément la source de ces inclinations à la rêverie et à la mélancolie, que vous remarquâtes, qui vous attirèrent vers moi, ma bien-aimée, alors que les autres femmes, plus légères, moins amies de l'étude, me dédaignaient.

—Que t'enseignait donc ton père?

—Oh! des choses étranges, mais que je me suis plu souvent à tenir pour certaines, principalement quand l'adversité est venue m'atteindre. Quelques-unes de ses leçons restent gravées dans ma mémoire:

«Enfant, me disait-il, il faut convenir que nos docteurs sont de bien grands orgueilleux, avec leur prétention de tout expliquer et leur dédain pour la sagesse des autres âges. L'homme impartial qui étudie et approfondit est moins tranchant et plus humble: il ne croit pas surtout que le monde ait vécu un nombre inconnu de siècles plongé dans les ténèbres de l'esprit, et que la vérité soit toute moderne. En quoi valons-nous donc mieux que les habitants de ces empires immenses, dont il ne reste que de rares débris, qui écrasent pourtant nos œuvres de pygmées?

«Il ne faut pas rire de la théologie de ces peuples antiques, car ils étaient plus près de Dieu que nous. Leurs mystérieuses doctrines sur la migration, sur la transmission des âmes n'étaient-elles que mensonge? La même âme ne saurait-elle, en dépit de nos docteurs, servir successivement à animer plusieurs corps? D'où viennent les similitudes merveilleuses que l'histoire elle-même consacre dans les caractères des hommes et les événements qui en résultent, en quelque sorte dans un cercle fatal, s'il n'existe aucune relation entre le souffle qui nous anime et celui qui fut l'âme de nos devanciers?

«Je ne te dirai jamais, avec les pyrrhoniens: Doute de tout; mais, si tu es sage, tu ne dédaigneras rien des religions ni des croyances antiques. Crois-tu donc, quand il plaît à Dieu d'animer la matière, qu'il crée une âme nouvelle pour chaque homme qui naît? Cette essence qui échappe à notre tact, à notre analyse, se perd-elle dans l'espace, retourne-t-elle se confondre dans le grand tout de l'immensité au sortir de notre misérable corps?... Avant de conclure avec nos prétendus savants, enfant, médite et réfléchis...»

Voilà ce que me répétait mon père, voilà pourquoi, chère Marguerite, convaincu de l'immortalité de la partie la plus noble de mon être, j'ai aspiré souvent après une seconde existence, qui sera,—puisque Dieu est la justice même,—la compensation de celle-ci.

La princesse l'avait écouté avec recueillement; occupée elle-même d'études théologiques, lancée à la poursuite de la vérité ou de la nouveauté, parce que les enseignements de la Sorbonne ne satisfaisaient ni son impatience ni sa raison, elle suivait avec intérêt ces doctrines, qui semblaient la séduire.

Son œil rêveur erra longtemps sous la voûte du cachot, indiquant les efforts de son imagination pour saisir la substance de ces enseignements.

—Oui, dit-elle enfin, de cet air inspiré qui lui valut, la première en France, le titre de dixième muse, quelque chose se prononce en moi pour m'assurer que ce ne sont pas là de pures fantasmagories... Notre âme ne meurt point, et cette immortalité, en la perpétuant sous divers aspects, réalise ce dogme de la récompense ou du châtiment divin. Il est impossible, quand on s'est tant aimé dans la douleur, qu'une juste providence ne nous rapproche pas un jour dans la joie...

Les paroles de ton père, Jacobus, étaient une révolution, une prophétie. Si la fatalité, liguée contre nous, déjouait nos desseins, j'ai la foi que, renaissant un jour, fût-ce dans un siècle, en des conditions meilleures, notre étoile nous remettrait en présence l'un de l'autre, et nous réunirait.

—C'est ma confiance et ma consolation aussi!...

—Oh! oui, poursuivit Marguerite avec une sorte d'illumination, les âmes se transmettent! Sans cela, d'où viendraient ces attractions singulières qui sont la manifestation de l'amour... L'amour! mais il est plein de réminiscences mystérieuses!... Quand on s'aime bien, ne semble-t-il pas que cette béatitude ne soit que la continuation d'une vie antérieure?... On se connaît du premier instant qu'on se rencontre; la sympathie s'établit sans qu'on y songe, et tandis que vous restez en constant éloignement avec certains êtres, vous êtes porté par une voix intérieure, vers d'autres, comme s'ils s'étaient déjà identifiés à vous-même!...

—Adorée Marguerite! que n'est-il donné à mon père de vous voir et de vous entendre! Combien il serait fier de rencontrer un disciple qui interprète et devance si éloquemment les visées de sa philosophie!...

—Moi aussi, ami, j'eusse voulu connaître ce sage patriarche. Hélas! mon vieux serviteur, Michel Gerbier, mon père de nourrice, est de retour depuis hier, ayant tout mis en œuvre sans retrouver sa trace.

Le prisonnier serra sa main avec émotion.

—Merci, noble femme...

Et il s'arrêta; un mot de plus, ses larmes débordaient.

—Brave cœur, dit-elle à demi-voix; au fond de ce cachot, c'est sur le malheur de son père qu'il s'afflige!...

Alors, cédant à ce sentiment d'admiration, elle posa silencieusement ses lèvres sur ses deux yeux profonds et tristes, pour écarter leurs soucis par ses baisers.

Deux petits coups frappés derrière la pierre tournante mirent fin à cet épanchement.

—Déjà!... soupira Jacobus.

—Les minutes sont brèves, qui sont heureuses... Mais cette issue, fermée à nos ennemis, peut se rouvrir pour nous...

Deux nouveaux coups indiquèrent la nécessité de la séparation, en même temps que du coin de la porte secrète s'avança la tête du vieux geôlier disgracié.

—Pas un instant à perdre, Altesse, dit-il; voici l'heure de la ronde des gardiens; l'écho m'annonce qu'ils sont entrés dans la galerie...

Il fallait son oreille exercée à ces bruits souterrains pour discerner cet incident dans le silence apparent qui remplissait cette lourde atmosphère.

—Adieu! adieu donc! murmura Jacobus de Pavanes.

—Au revoir! répondit Marguerite.

Tu nous laisseras seuls, dit la princesse.

Tu nous laisseras seuls, dit la princesse.

La pierre roula sur son pivot, la lumière apportée par le vieux guide disparut.

Lorsque les gardiens jetèrent leur coup d'œil méfiant dans la cellule, à quelques secondes de là, ils aperçurent le prisonnier étendu sur sa couche, le visage tourné vers le mur, et la clarté imperceptible de la lampe, dont le lumignon, à bout d'huile, crépitait, prêt à s'éteindre.

—Tout va bien, prononça le chef de la ronde; il dort, et l'ange des tombeaux sera habile s'il arrive jusqu'à lui.

XI
TEL MAITRE, TEL VALET.

La journée qui succéda à cette nuit de mélancoliques aspirations s'écoula pour la princesse Marguerite avec une lenteur mortelle.

Elle refusa de quitter sa chambre, alléguant une indisposition, ce qui n'était que trop justifié par son abattement, par le marasme qui, de son moral, influait sur ses forces physiques.

Hélène de Tournon, seule initiée à ses chagrins et à ses angoisses, resta auprès d'elle et ne la quitta qu'un instant vers la fin du jour.

Les croisées de la princesse donnaient sur la Seine. Son appartement se trouvait au premier étage, dans la partie du palais qui va aujourd'hui se réunir par un angle au pavillon de Charles IX, et devant laquelle s'étend le parterre de l'Infante.

Dans ces constructions gothiques, l'épaisseur des murailles, l'élévation de l'appui des fenêtres, étroites et longues d'ailleurs, ne permettaient guère de jouir de l'aspect du dehors. On avait pour cela, dans les habitations princières, ces grands sièges, hauts sur leurs pieds, à la forme solennelle, comme les retraits auxquels ils étaient destinés.

C'était d'un de ces fauteuils que Marguerite de Valois contemplait les lueurs ardentes du soleil couchant, qui se reflétaient en cascades diamantées sur les flots de la Seine.

C'était à cette place, de ce fauteuil, dans ces splendeurs du firmament, dans ces magnificences de la nature, que son imagination puisait parfois ses plus poétiques inspirations.

Ce soir-là, pensive et grave, qu'allait-elle leur demander? Quelles révélations son esprit attendait-il de ces sphères perdues dans l'immensité?

Peut-être, gagnée à des velléités superstitieuses, se rappelait-elle les croyances de sa mère aux œuvres des cabalistes; peut-être, plutôt, interrogeait-elle le ciel infini pour savoir si vraiment les âmes vivent de plusieurs vies, et, dans cette espérance, voulait-elle connaître encore quand viendrait celle qui, comblant les distances de la naissance et du rang, nivelant les abîmes, écartant les obstacles, réaliserait l'ère des sympathies et des migrations heureuses!

Un effet de l'horizon empourpré venait éclairer l'embrasure de la croisée, miroitait contre les vitraux en losanges, aux brillants coloriages, mais laissait dans une obscurité épaisse l'intérieur de la chambre et son mobilier somptueux.

Quelqu'un entra discrètement, et, voyant l'immobilité de la princesse, s'avança vers elle en se guidant sur cette transparence des croisées.

C'était Hélène de Tournon, qui revenait de pourvoir au service de sa chère maîtresse.

Si celle-ci eût été en état de l'observer, elle eût reconnu qu'elle était à la fois émue et embarrassée.

Mais, le regard noyé à la poursuite des zones prestigieuses qui pâlissaient sensiblement au loin, Marguerite ne s'aperçut même pas de son retour.

Hélène manifesta d'abord une grande perplexité; son attention allait alternativement de la princesse à la portière de la chambre, et tout montrait qu'elle semblait craindre la venue de quelqu'un dont elle ne savait en quels termes annoncer la visite.

Comme il y allait d'une affaire de conséquence, elle s'enhardit à la fin:

—Me voici à vos ordres, madame, dit-elle.

—Ah! tu étais là! fit la princesse, dont la prunelle encore éblouie ne la distinguait pas dans l'ombre de la chambre.

—Votre Altesse doit reconnaître que ses appartements ont été défendus avec soin, suivant son désir, puisque madame la régente même n'a pas insisté pour y pénétrer.

—Je dois cette solitude à ton zèle, et je t'en remercie.

—Ainsi, Votre Altesse n'est pas décidée à se départir de cette consigne pour personne?

—Pour qui la lèverais-je, lorsque, tu le rappelles toi-même, ma mère elle-même l'a subie?

—C'est qu'il y a quelqu'un, un personnage considérable...

—Le chancelier, je gage?...

—Votre Altesse l'a dit.

—Le chancelier prétend me parler!...

—Comme je revenais tout à l'heure vers vous, je me suis trouvée en face de lui, dans la galerie, et quoique je voulusse passer outre, il m'a arrêtée.

—Le chancelier!...

—Mon Dieu! ma chère maîtresse, vous connaissez mon opinion sur lui, et vous ne mettez pas en doute mon dévouement... eh bien, je crois que vous auriez tort de ne pas l'entendre.

—Que penses-tu donc qu'il me veuille?

—Écoutez, il y a des moments où les natures les plus perverses, soit par remords, soit par un intérêt caché, éprouvent un sentiment meilleur...

—Tu crois à la conversion de messire Duprat? fit avec amertume plus qu'avec colère la princesse.

—A vous répondre sincèrement, je n'ai jamais espéré rien de bon de ce génie incarné du mal; néanmoins, dans la situation critique qui se présente, lorsque l'abandon de madame la régente rend messire Duprat arbitre d'une existence qui vous est chère, il ne vous est permis de reculer devant aucun moyen, fût-ce un sacrifice, et l'entrevue que le chancelier vous demande en est un, en vue du but que vous poursuivez.

—Bref, il t'a fait parade de ses bonnes intentions.

—Il m'a priée avec instance de l'introduire auprès de vous, m'affirmant que vous n'auriez qu'à vous louer de cette faveur. Les choses dont il veut entretenir Votre Altesse, et qui touchent, m'a-t-il juré, aux intérêts les plus immédiats de votre personne, sont telles, qu'il ne peut s'en ouvrir qu'à vous, et en secret.

—Des choses concernant ma personne?... répéta Marguerite en rassemblant ses souvenirs; c'est bizarre! Ma mère s'est servie de ces mots en me laissant entrevoir ce grand dessein qui, suivant elle, doit tout sauver... mais, à moi-même, elle n'a pas voulu en dire davantage, comment le chancelier en serait-il instruit?...

—Que décide Votre Altesse?

La princesse parut se consulter encore; puis, cédant à sa curiosité:

—Fais apporter de la lumière, et si messire Duprat est proche, qu'on l'introduise... Tu nous laisseras seuls, puisqu'il le souhaite, mais à portée de mon sifflet d'argent.

—Je me tiendrai dans la salle d'attente, en compagnie de Michel Gerbier, et au premier signal nous serons près de vous.

Un page ne tarda pas à déposer sur une grande table massive, recouverte d'un tapis oriental et placée au milieu de la chambre, une lampe de bronze doré, dont les dessins gracieux indiquaient le commencement de la renaissance des arts.

Puis en même temps, comme si messire Duprat n'attendait que ce signal pour se montrer, il annonça:

—Monseigneur le grand chancelier!

Marguerite n'était pas sans émotion de se trouver en tête-à-tête avec cet homme, dont elle savait l'audacieux amour et contre lequel elle nourrissait de si terribles griefs.

De son côté, si cuirassé qu'il fût contre les positions difficiles, Duprat ressentait un certain trouble, provenant moins du cri de sa conscience que de la difficulté de son entreprise et de la crainte d'y échouer.

Il salua la princesse d'un air doucereux, qui eût suffi pour la mettre en garde contre ses discours.

—Vous avez souhaité me parler, messire, lui dit-elle, et, quoique souffrante et gardant mes appartements, vous le voyez, je me rends à vos désirs. Prenez ce siège; je vous écoute.

—Je vous remercie de cette faveur, Altesse; si vous connaissiez le fond de mon cœur, vous seriez convaincue que vous ne pouviez l'accorder à un homme plus dévoué à vos intérêts et à votre gloire.

—Malheureusement, répondit-elle avec une pointe d'ironie, on ne saurait pénétrer jusque-là; le cœur d'un homme politique tel que vous, messire, est plus difficile à connaître que tout autre, et c'est seulement par des faits qu'on peut le juger.

—C'est aussi par des faits que je supplie Votre Altesse d'apprécier mes sentiments.

—Sans doute, messire, vous voulez parler d'événements futurs, car, pour ce qui est du passé, vous conviendrez qu'il est de nature à me laisser quelques incertitudes sur ce grand dévouement, auquel je ne demande pas mieux que de me rendre.

—Je vois que je ne m'étais pas abusé, reprit l'hypocrite, avec une componction qui ne put tromper sa vigilante adversaire;—on m'a desservi auprès de Votre Altesse, lorsqu'à tout prix j'ambitionnerais ses bonnes grâces.

—Pardon, messire, mais il faudrait d'abord mettre vos actes en rapport avec vos assurances. Rien n'était plus facile à vous que de gagner mon estime, et, vraiment, vous avez fait tout comme si vous souhaitiez le contraire.

—Si je ne réussis à détromper Votre Altesse, je ne m'en consolerai de ma vie.

—Je vous avoue que la chose est malaisée.

—Et moi je crois que c'est alors que Votre Altesse refusera de me comprendre.

—Nous avons l'air de parler par énigmes, messire; si nous abordions sincèrement et clairement les questions, chacun de nous arriverait peut-être plus vite à son but. N'est-ce pas aussi votre avis?

—Je suis disposé à répondre à Votre Altesse, dans tout ce qu'elle me demandera, avec la plus grande franchise.

—Nous allons bien voir...

—Votre Altesse doute encore de moi?

—Écoutez donc, messire, je suis un peu payée pour cela! confessez-le, puisque vous avez promis d'être sincère.

—Soit! Je conviens que les apparences se sont mises contre moi dans des circonstances récentes. Votre Altesse a pu y voir une résistance à ses souhaits lorsque...

—Lorsque?

—Lorsque, mieux informée du mobile de ma conduite, elle y eût trouvé les gages d'un dévouement à sa personne porté jusqu'à... jusqu'à la jalousie!...

Marguerite de Valois se mordit les lèvres pour ne pas riposter vertement à cette première attaque directe.

—Jalousie est un bien gros mot, fit-elle en souriant; il aurait besoin d'explications.

—C'est le seul qui exprime à quel degré s'élève mon respectueux dévouement pour votre personne, mon admiration pour vos mérites, pour votre génie...

Elle l'arrêta dans la chaleur de son énumération par un nouveau sourire incrédule et désespérant:

—En vérité, si j'étais une simple bourgeoise au lieu d'être la sœur du roi, habituée, en ma qualité de duchesse, à être entourée de compliments hyperboliques, qui ne tirent pas à conséquence, je pourrais regarder les vôtres comme une déclaration...

Duprat sentit l'orgueil du tigre se révolter en lui à cette nouvelle raillerie; mais le tigre était amoureux, et, en considérant l'idéale beauté de cette dédaigneuse princesse, il voulut poursuivre son assaut.

—Que n'êtes-vous donc alors une de ces bourgeoises auxquelles on peut dire avec sincérité tout le bien qu'on pense d'elles, car je serais cru de vous, madame; j'en serais compris surtout!

—Voyons, de bonne foi, puis-je me flatter de la vérité de vos sentiments en ma faveur, messire, lorsque vos actes tendent tous à contrarier mes vues, mes souhaits; lorsque vous vous entendez avec ma mère pour faire condamner les gens dont je sollicite la grâce?

C'était rentrer en pleine question; la diplomatie féminine était plus adroite que celle du premier ministre. Il dissimula mal un geste nerveux, au souvenir que ceci faisait renaître, mais enfin c'était le nœud de la question; il n'essaya plus de l'éluder.

—N'avez-vous pas eu l'idée, madame, que tout cela n'était qu'un moyen préparé par moi pour vous montrer que cette grâce dépendait en effet de moi seul, et pour vous indiquer que je serais heureux que vous la tinssiez de moi?...

Une femme moins forte que Marguerite de Valois se fût laissé éblouir, mais elle resta maîtresse d'elle-même, par la nécessité où elle se sentait de dominer la situation.

—Pardon, messire, dit-elle, je crois avoir mal entendu. Vous disiez...

—Que toutes les grâces, toutes les faveurs, tous les édits qu'il est en mon pouvoir de rendre ou d'accorder, je les tiens aux pieds de Votre Altesse, si elle daigne abaisser sur son indigne serviteur un regard de ces beaux yeux qui inspirent et créent les génies!

Marguerite de Valois se leva de son siège avec une grande dignité:

—Cette fois, messire, je crois avoir suffisamment entendu et compris... J'ai ouï parler dans les romans et les fabliaux de propositions pareilles, faites à des esclaves ou à des femmes d'humble condition, par des juges prévaricateurs, par des ministres sans foi; jamais encore je n'avais cru qu'on eût osé les adresser à la sœur d'un grand monarque!...

A quel degré d'abaissement ou de misère me croyez-vous donc tombée, pour oser me tenir ce langage!... Je ne sais quels privilèges vous abandonne la faiblesse de ma mère, mais n'oubliez pas à l'avenir que Marguerite de Valois, la veuve du duc d'Alençon, aura toujours assez d'indépendance et de courage pour réprimer toute velléité blessante, toute atteinte à son honneur.

Et d'un geste superbe elle lui montra la porte.

Il se décida à quitter le siège sur lequel il était resté, mais avant de sortir:

—Votre Altesse, dit-il, frémissant d'une rage intérieure et appuyant sur ses paroles comme sur des stylets, Votre Altesse n'est peut-être aussi sévère à mon égard qu'en raison de la promesse qu'elle a reçue de madame la duchesse d'Angoulême, et contre laquelle elle a engagé aveuglément sa foi...

—Qui a dit cela?... s'écria Marguerite; ce qui s'est passé entre ma mère et moi est chose ignorée de tout le monde!...

—Oh! j'en sais bien davantage encore... Ce plan auquel vous avez souscrit, que vous ne connaissez pas, vous plaît-il que je vous le dévoile et vous l'explique?

—C'est impossible!...

—Je tiens alors à convaincre Votre Altesse... Rassurez-vous, madame, je m'éloignerai après.

Une joie satanique illuminait son visage, il commençait à prendre sa revanche à sa manière.

—Ce projet dont on a fait mystère à Votre Altesse elle-même, et que je ne tiens certes pas de la confiance de madame la régente, trop discrète pour m'en avoir parlé, ce projet concerne votre personne elle-même.

C'est un traité en bonne forme composé d'un certain nombre d'articles précis sur lesquels, moins réservé que madame la régente, je suis prêt à édifier Votre Altesse, pour peu qu'elle le souhaite.

—A quoi bon? Quand je connaîtrai ces conditions, en serai-je moins liée par ma parole? Je ne désire rien savoir, messire.

Elle comprenait qu'il ne lui offrait cette révélation que parce qu'il y avait au fond un chagrin ou une menace pour elle, et elle ne voulait pas s'exposer à ce qu'il la vît inquiète ou affligée.

Elle lui intima donc une seconde fois l'ordre de sortir.

Mais sans paraître le remarquer:

—Eh bien, dit-il, je me montrerai généreux, en dépit des dédains et de la disgrâce dont Votre Altesse me poursuit. Vous pourriez m'accuser d'ailleurs encore de chercher à vous en imposer, et puis, quand vous connaîtrez ce traité, vous modifierez peut-être vos résolutions.

—Il paraît que je suis forcée de vous écouter, dit-elle en s'asseyant sur son grand fauteuil, comme une reine sur son trône, soit!

—Votre Altesse me remerciera probablement d'une insistance qui semble l'offenser. C'est dans cet espoir que je m'explique.

Madame la régente est une femme vraiment supérieure, dans tout ce qui concerne les choses politiques; elle a de larges vues, et parle à chacun le langage de son intérêt, ce qui est la véritable éloquence ici-bas.

—Êtes-vous ici pour faire l'éloge de madame la duchesse régente, notre maîtresse à tous, ou pour la blâmer?

—Mes éloges sont sincères, madame, quand je rends hommage à ses qualités diplomatiques. J'ose le répéter, le traité qu'elle a conçu toute seule en est une preuve nouvelle. Il est en cinq articles[6].

Par le premier, madame la duchesse propose à l'empereur la renonciation de notre seigneur et roi à ses droits sur Naples et Milan, et à la suzeraineté de la Flandre et de l'Artois.

La princesse écoutait avec attention, mais dans un calme parfait.

Duprat la couvrait d'un regard avide autant que venimeux.

—Par le second article, madame la duchesse, sacrifiant généreusement elle-même ses droits et ses biens légitimes pour la libération du roi, promet de restituer à monseigneur de Bourbon toutes les terres dont il a été dépossédé par arrêt juridique en faveur de Son Altesse.

La princesse ne put s'empêcher de reconnaître dans cette proposition une preuve du désir incontestable de sa mère pour racheter le roi, car ces domaines auxquels elle renonçait, malgré son avidité bien connue, étaient ceux-là mêmes dont la privation avait déterminé la révolte du connétable. Ils provenaient de la succession de Suzanne de Bourbon, sa femme, et se composaient du Bourbonnais, du Forez, du Beaujolais, de l'Auvergne et de la Marche. La duchesse d'Angoulême s'était prétendue héritière de Suzanne de Bourbon, dont elle était cousine germaine. Le parlement, dominé par Duprat et influencé par Guillaume Poyet, l'homme de son temps le plus entendu dans la chicane du palais, avait sanctionné la dépossession du connétable[7].

—Le troisième article est relatif aux prétentions réciproques sur la Bourgogne et autres provinces; il porte qu'elles seront renvoyées à la décision d'arbitres désignés librement des deux côtés.

Tout cela ne semble-t-il pas à Votre Altesse sagement conçu?

—Ce n'est pas tout, je pense?

—En effet, madame, puisque les exigences de l'empereur allaient bien au-delà de ces concessions. Aussi, le traité tient-il réservées pour la fin les deux clauses qui compensent et dépassent toutes les autres. Ce sont des clauses matrimoniales...

—En vérité?...

Mais quelque froideur qu'eût mise la princesse dans ces deux mots, le chancelier s'aperçut aisément qu'une certaine émotion avait pénétré en elle en même temps que ses paroles.

—L'article quatrième ajoute une faveur immense à la restitution de cinq provinces à monseigneur de Bourbon; il lui accorde la main d'une princesse de sang royal, madame Renée, la sœur de Votre Altesse.

La princesse n'intervint plus par aucune interjection, elle sentait le piège.

—Enfin, poursuivit Duprat après un temps d'arrêt adroitement ménagé, le cinquième article concerne Votre Altesse elle-même... Madame la princesse régente, se rappelant un vœu exprimé naguère par l'empereur[8], et que les circonstances ne permettaient pas alors d'exaucer, met fin à la guerre de la manière la plus heureuse et la plus sincère, elle cimente une alliance de famille entre le trône d'Espagne et celui de France... Le traité offre votre main à l'empereur.

Nous voici arrivés murmura-t-il à voix basse.

Nous voici arrivés murmura-t-il à voix basse.

—Oui, répondit lentement Marguerite, c'est un plan ingénieux, qui fait honneur à la sagacité de madame ma mère.

—Certes, reprit le serpent, et Votre Altesse comprend qu'on ait tenu à le lui laisser ignorer jusqu'à sa réalisation...

L'astuce et le triomphe diaboliques incrustés dans le sourire de Duprat ravivèrent la fierté de la sœur de François Ier.

Portant sur lui ce même regard dont elle avait déjà foudroyé son audace:

—Vous vous trompez, messire; madame la duchesse régente était sûre de mon obéissance, en tous les cas.

—Quoi! Votre Altesse consentirait?...

—A tout, pour être à l'abri de tentatives indignes de moi, pour punir l'insolence de mes ennemis et protéger efficacement ceux que j'aime...

—C'est là, je le proclame, parler en grande princesse, fit le chancelier avec une déférence pleine de contrainte. Et puis, protéger ses amis tout en devenant impératrice, c'est un espoir qui séduirait plus d'une sœur de roi.

—Messire, vous oubliez que deux fois je vous ai prié de sortir!...

En même temps, le visage animé par l'indignation, elle porta à ses lèvres le sifflet d'argent, qui fit accourir mademoiselle de Tournon et Michel Gerbier, portant chacun un flambeau.

—Éclairez à messire le grand-chancelier, ordonna sèchement la princesse.

Il s'approcha cependant encore audacieusement d'elle, et feignant de la saluer:

—Madame la régente avait raison, lui dit-il, de faire mystère de son projet; pour qu'il réussît, il eût fallu qu'il ne tombât pas dans mon oreille.

Soulagé par cette déclaration de guerre, il se redressa et sortit, sans accorder une marque d'attention à Hélène, qui lui tenait soulevée la tenture de la porte.

—Qu'on me laisse seule... dit la princesse à sa favorite. Ma chère Hélène, j'ai le feu dans le cerveau.

Tout bruit s'étant alors éloigné, Marguerite laissa aller sa tête contre le dossier de velours de son siège, et, les paupières closes, les mains jointes, elle s'abandonna au tumulte de ses impressions, comme le naufragé se laisse, à bout de résistance, étourdir par la tempête.

Lorsqu'elle secoua enfin cet engourdissement, ce fut pour être saisie par une surprise nouvelle.

Devant elle, à genoux, dans l'attitude la plus humble, elle vit le bouffon de la cour, Triboulet.

D'un geste suppliant, il arrêta la parole indignée qu'il lisait déjà au bord de ses lèvres:

—Écoutez-moi, Altesse! s'écria-t-il, écoutez-moi!...

—Qui t'a permis d'entrer? d'où sors-tu? Ce n'est point ici un lieu pour tes quolibets ni pour tes noirceurs!

—Écoutez-moi, madame! répéta-t-il. J'étais là pendant que le grand chancelier vous parlait...

Et il montrait le dessous de la table couverte d'un tapis.

—Tu as osé!... Et tu as entendu?...

—Tout ce qui s'est dit, oui, madame.

Elle prit pour la seconde fois son sifflet.

—Arrêtez!... exclama le bouffon, ne me chassez pas sans m'entendre!

Il prononça ces mots d'un accent si persuasif et si douloureux, que le terrible sifflet s'arrêta en chemin.

—Le chancelier est un infâme, poursuivit-il avec entraînement; ce que j'ai souffert à l'entendre, ce que j'ai éprouvé d'admiration et de joie en présence de vos réponses, Votre Altesse ne le saura jamais!

—Pourquoi étais-tu là? demanda-t-elle, peu sensible à l'enthousiasme de ce gnome odieux.

—Pour vous offrir mon concours et mes services.

—Toi, reptile!...

—Oh! injuriez, frappez; vous n'irez jamais aussi loin que je le mérite; mais quelque jour laissez-moi vous expliquer mes douleurs, mes tourments...

—Ceci sort de votre rôle, maître fou, dit-elle, implacable à son tour; et si je ne m'égaye pas de vos sottises, je ne suis pas davantage d'humeur à m'apitoyer sur vos ennuis. Ça donc!...

Et elle tourna le sifflet dans ses doigts, prête à le porter à sa bouche.

—Eh bien, non, dit-il; je suis insensé, je ne vous parlerai pas de moi, mais de ce qui vous intéresse...

—Créature du chancelier, quel personnage jouez-vous ici?

—Votre Altesse croit-elle donc que je sois obligé d'aimer messire Duprat en raison des gages qu'il me paye?... Je le sers, c'est vrai, mais je le hais!

—La distinction est heureuse. En sorte que vous pouvez conclure que moi, que vous entourez de votre honteux espionnage...

—Je ne demande qu'à vous témoigner mon dévouement, oui, Altesse; c'est là, non pas un sophisme, mais une vérité, et c'est pour cela que je me suis glissé ici et que vous me voyez à vos pieds.

—Décidément, c'est une scène de comédie... Assez, maître fou; relevez-vous, et estimez-vous heureux de sortir sans le châtiment que vous mériteriez...

—Madame, insista-t-il à deux genoux, acceptez mes services! Ne me jugez pas sur mes actions, sur mes méfaits accomplis... Vous ne me permettez pas de vous entretenir de mes tortures; hélas! elles vous expliqueraient tout, et si courroucée que vous soyez, elles atténueraient mes torts devant vous.

—Eh mais, attendez donc, il me semble que votre patron le chancelier m'a déjà dit quelque chose comme cela... Vous êtes à la fois son serviteur et son écho...

—Madame, je n'ai pas l'audace ni l'ambition du chancelier... Que votre bouche me sourie une fois, que votre main me permette un de ces baisers que je l'ai vue accorder au chancelier lui-même, et je suis à vous corps et âme, et vous vous servirez de moi à votre discrétion et merci; et pour cette faveur qui me réhabilitera et m'élèvera au rang d'homme, moi, l'avorton ridicule, le vil histrion; pour cette grâce, pour ce rayon de soleil dans mes ténèbres, je tenterai, j'accomplirai des choses impossibles!

Il s'était traîné en rampant jusqu'aux pieds de la princesse, qui se reculait au plus profond de son siège, ainsi qu'à l'approche de ces êtres hideux qui inspirent une répulsion invincible.

—Arrière! lui dit-elle, arrière, misérable! Tu oses implorer ma bienveillance, quand c'est toi qui as trahi et perdu l'homme que j'aime!... Ah! si je ne te méprisais tant, combien je te haïrais!...

Ces paroles foudroyèrent un instant le bouffon. Il se releva d'abord, par un ressort nerveux; puis ses jambes torses flageolèrent, et il étendit les bras pour chercher un point d'appui. Ses yeux ne voyaient plus, un spasme étreignait sa poitrine.

Il se débattit pour reprendre son équilibre et pour parler, sans réussir à l'un ni à l'autre.

Si les courtisans l'eussent aperçu dans cet état, son succès eût été accompli: jamais il n'avait été plus laid ni plus grotesque.

Mais la princesse lisait sous ses contorsions une expression de rage qui lui faisait peur.

—Soit donc!... balbutia-t-il à la fin; soit!... Mais si cet amant chéri succombe dans la lutte... n'accusez que vous-même!...

Et il sortit en titubant et en tournant sur lui-même comme un homme ivre.

XII
LES DEUX PLANÈTES.

S'il a fallu arriver jusqu'à notre époque pour jouir du déblayement de l'espace qui s'étend entre le Louvre et les Tuileries, et si, jusqu'au second empire, tous les gouvernements avaient reculé devant la charge de cette tâche, qu'on juge de ce qu'était ce quartier sous le règne de François Ier, dans la première partie du seizième siècle.

Qu'on se figure, Paris étant limité de ce côté par les remparts du Louvre, un faubourg marécageux, avec les inconvénients, l'insalubrité des recoins les plus déshonorants de la capitale, et l'incohérence, le laisser-aller, l'absence d'ordonnancement d'une campagne.

C'était un refuge, un repaire si fangeux, que nous ne saurions faire à aucune des portions actuelles de la banlieue l'injure de le lui comparer.

On n'y voyait pas des rues, mais des labyrinthes. Le cordeau de l'ingénieur n'avait eu garde de s'arrêter nulle part. Chacun avait bâti à son aise, à sa fantaisie. Les jardins, les cours, les écuries, s'entremêlaient avec les maisons de terre, de bois, de briques, et c'était toujours aux dépens du chemin, aussi rétréci qu'il était tortueux et irrégulier.

Si la propreté des rues était à peu près lettre morte dans les trois quarts de la capitale, on peut croire que ce n'était pas là qu'il fallait aller chercher le pavage ni l'enlèvement des immondices. La nature spongieuse du sol, envahi périodiquement à l'époque des grosses eaux, venait en aide à cette insouciance, pour entretenir dans ces misérables ruelles une humidité fétide et malsaine.

Le voisinage de la cour n'y faisait rien, d'ailleurs; celle-ci se croyait suffisamment abritée derrière les remparts de son Louvre, dont l'enceinte, avec ses fossés intérieurs et extérieurs, et ses appartements non aérés et plus mal éclairés encore, ne prouvait pas, dans le plus haut personnel du royaume, une grande entente des nécessités ni des agréments de l'hygiène.

Au bout de ce quartier s'élevaient les Tuileries, c'est-à-dire une fabrique de tuiles, désignée dans les titres du quatorzième siècle sous le nom de la Sablonnière, parce qu'alors c'était une carrière de sable.

On trouve pour la première fois cette désignation de Tuileries dans un édit de 1416, par lequel François Ier ordonne que toutes les tueries et écorcheries de Paris seront transférées hors des murs de cette ville, «près ou environ des Tuileries-Saint-Honoré, qui sont sur ladite rivière de Seine, outre les fossés du château du Louvre».

Nicolas de Neuville, sieur de Villeroi, secrétaire des finances, le même auquel, dans un de ces fréquents besoins d'argent et par un des expédients familiers à Duprat, on vendit, en 1522, pour la somme de cinquante mille livres, tous les produits des greffes de la ville de Paris et de la prévôté,—Nicolas de Neuville possédait dans ce rayon une maison avec cour et jardin. François Ier s'en rendit possesseur pour l'offrir comme villa de plaisance à sa mère, Louise de Savoie, qui possédait déjà l'hôtel des Tournelles, qu'elle n'aimait pas à habiter. En échange, le roi donna à Nicolas de Neuville la terre de Chanteloup, près Montlhéry.

Cependant, cette habitation ne parut pas convenir encore à Louise de Savoie, car elle ne la garda que peu de temps.

En 1525, date de notre récit, elle ne l'occupait déjà plus, et la donnait, pour en jouir pendant leur vie, à Jean Tiercelin, maître d'hôtel du Dauphin, et à Julie Dutrot, sa femme. C'est sur l'emplacement de cette propriété que s'éleva dans la suite le vaste et somptueux palais qui devint la demeure de nos rois.

A l'époque de la captivité du roi, la duchesse régente était donc forcée de loger habituellement au Louvre, et les Tuileries n'étaient bien, comme nous venons de le démontrer par des témoignages historiques, qu'une fabrique de tuiles.

Il est vraisemblable que l'état matériel de ce quartier et le voisinage des abattoirs, tueries et écorcheries, pour parler le langage d'alors, n'étaient pas étrangers au dégoût de la mère du roi pour ce quartier.

On pense bien aussi que la police, déjà si insuffisante dans l'intérieur de la ville, n'était pas très active dans ce ramas d'habitations, fort mal hanté en général, et, dès la tombée du jour, les indigènes d'humeur paisible n'avaient rien de plus pressé que de se clore prudemment dans leurs logis.

Les chats, les chiens errants, quelques animaux de basse-cour, cherchant leur pâture dans les immondices, étaient à peu près les seuls êtres vivants qu'on y rencontrât alors, et nous n'avons pas besoin d'ajouter que l'éclairage, même celui des niches des saints au coin des rues, y était totalement inconnu.

Qu'allaient donc faire dans ce fâcheux dédale, par une nuit des plus noires, deux personnages d'allure honnête, à en juger par leur démarche?

C'était un homme et une femme, le premier d'un âge avancé, la seconde beaucoup plus jeune.

De grands manteaux bruns les enveloppaient, et des masques noirs couvraient le haut de leur visage.

En examinant bien leur silhouette, on eût reconnu que l'un et l'autre n'étaient pas dénués de moyens de défense, en cas de méchante rencontre, et que leurs manteaux étaient disposés de façon à leur en permettre l'usage.

C'était le vieillard qui servait de guide à sa compagne, mais lui-même possédait peu la clef de ces détours, ou se trouvait dérouté par les ténèbres, car il hésitait à chaque coin de ruelle, et plusieurs fois il lui fallut revenir sur ses pas.

La jeune femme le suivait avec une docilité entière, réglant son pas sur le sien, s'arrêtant quand il s'arrêtait, se hâtant s'il allait vite, rétrogradant lorsqu'il avait fait fausse route.

Non seulement pas une plainte ne lui échappait, mais son compagnon et elle n'échangeaient même aucune parole.

Ce ne fut qu'après une course assez ardue que le guide suspendit une seconde sa marche, à l'entrée d'une impasse étroite, bordée de cahutes dont les toits aigus se rapprochaient de tous les côtés, comme pour se donner l'accolade de la misère et du délabrement; et, pour la première fois rompant le silence:

—Nous voici arrivés, murmura-t-il à voix basse.

Un faible rayon de lune étant descendu jusque-là, à travers la trouée des pignons et des surplombs, il étendit la main dans la direction d'une porte basse, cintrée, seul huis percé sur toute la façade d'une des maisons de l'impasse.

Ce défaut d'ouvertures donne à cette demeure un aspect bizarre et plein de réticences.

On se demandait tout de suite pourquoi cette haine de la clarté, ce besoin de ne pas ouvrir les mœurs et habitudes de sa vie privée à la curiosité des voisins, ou ce mépris pour les affaires du dehors. L'habitation prenait-elle l'air par des croisées sur une cour ou un jardin, ou bien ses habitants vivaient-ils à la manière de troglodytes, dans les ténèbres et dans les trous?

Au sommet de l'accent circonflexe formé par le toit, une girouette rouillée faisait tourner à tous les vents l'image d'un hibou.

Les curieux, s'obstinant à y voir un autre problème proposé à la perspicacité, se demandaient, sans pouvoir décider rien, si l'oiseau de Minerve figurait là comme l'emblème du recueillement et de l'étude, ou comme une allusion à la solitude ténébreuse du lieu.

L'image était bien choisie, dans tous les cas, car dès que la bise la faisait tournoyer, il en partait un son criard qu'on eût pris pour celui d'une chouette véritable.

Loin d'être rebutée par cet aspect répulsif, la jeune femme hâta le pas vers la porte aux panneaux de cœur de chêne grossièrement sculptés, et l'eut bientôt atteinte.

—Tu vas m'attendre à l'angle de la maison, dit-elle à son guide, et veiller.

Il y avait dans son accent, malgré la déférence dont il était empreint, cette inflexion naturelle aux gens habitués à commander.

—Ainsi, fit d'un ton respectueux le vieillard, vous persistez absolument, madame, à entrer seule dans ce lieu.

—Il le faut, mon vieil ami. Mais ne crains rien, je ne compte pas y séjourner longtemps.

—Ainsi soit-il, et que nos saints patrons vous assistent. Je me blottis là, dans ce coin, où le plus clairvoyant ne distinguerait pas les doigts de sa main, l'œil au guet, l'oreille aux écoutes.

—C'est parfaitement; ne sors pas de là.

—Allez donc, madame, et que notre sire Dieu vous seconde.

Il fit comme il avait dit, et sa compagne, saisissant avec résolution le heurtoir, frappa trois coups successivement gradués, le premier très fort, le second plus faible, le troisième plus léger encore.

Quoique ce mode de cogner ressemblât à un signal, la maison ne bougea pas d'abord. Aucun bruit ne s'y produisit, aucun filet de lumière ne se montra dans le cadre de cette porte sinistre.

Le sein de la jeune femme battait avec quelque émotion; mais, quelle que dût être son impatience, elle attendit sans renouveler son appel.

Sans doute elle possédait des données sur les allures des hôtes ou de l'hôte de l'endroit.

En effet, son attente ne fut pas vaine.

Un guichet percé dans une des moulures, et si étroit qu'elle n'avait pu l'apercevoir,—juste ce qu'il fallait pour laisser passer le rayon visuel,—se trouva ouvert.

—Que voulez-vous? demanda une voix cassée et grondeuse.

—Ouvrez! répondit-elle.

—Chez qui donc croyez-vous frapper à cette heure avancée?

—Chez maître Gaspard Cinchi.

—Et vous souhaitez?...

—Lui parler un moment. —Hum! hum! grommela la voix, tandis que l'œil de la porte cyclope paraissait interroger le dehors, pour s'assurer qu'il n'y avait bien là qu'une personne.

—Faites vite, je vous supplie, maître, insista la visiteuse on laissant glisser par le judas une demi-douzaine d'écus d'or fleurdelisés.

—Vous êtes seule? demanda-t-on encore, comme si l'on ne tenait pas compte de cette aubaine.

—Quelqu'un m'attend dans le voisinage.

On cessa enfin d'interroger, et la porte s'ouvrit sans bruit juste assez pour laisser passer une personne, et se referma d'elle-même dès que la jeune femme s'y fut glissée.

—Cette première pièce était une petite antichambre carrée, d'une entière obscurité; on sentait sous ses pieds le sol raboteux en terre battue.

—Venez, dit alors la voix.

Une autre porte s'ouvrit et donna accès dans une salle humide et basse, sans fenêtre d'aucune espèce.

Une lampe, pendue à la poutre du milieu, y brûlait sans cesse, à en juger par la couche de fumée noire qui drapait les solives comme une nappe mortuaire.

Cette salle n'avait d'autres meubles qu'un fauteuil carré, deux escabelles garnies de cuir comme lui, et une table de chêne à pieds tournés.

L'atmosphère était imprégnée surtout de l'odeur huileuse de la lampe, mais on y percevait aussi comme les émanations vagues de senteurs âcres et empyreumatiques.

Au reste, ces détails occupaient bien moins la visiteuse que la physionomie du personnage en présence duquel elle se trouvait.

Qu'on se représente un vieillard aussi vieux que l'imagination pourra le créer, vêtu d'une longue robe brune, encore garnie par devant et aux poignets de restes de fourrure. Ses cheveux blancs, épais et longs, descendaient sur ses épaules et finissaient par se confondre avec sa barbe blanche, longue et épaisse comme eux.

Une ceinture de cuir, bouclée autour de ses seins, retenait sa robe.

Il était grand et son âge, que l'on n'eût pas osé calculer tant il semblait avoir vécu, n'avait pas courbé sa taille, ni même éteint la vivacité de ses yeux.

De ses larges manches sortaient deux mains osseuses, et ce qu'on apercevait de ses bras ressemblait plus à un squelette qu'à une machine vivante.

De son côté, il embrassa de l'éclair de ses prunelles ardentes tout l'ensemble de la jeune femme; elle avait rejeté sur ses épaules le coqueluchon de son manteau, mais elle conservait son masque, et il ne demanda pas qu'elle le déposât.

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