Les trois pirates (1/2)
VII
RAPPORT DE MAITRE BASTRINGUE.
«Ecoutez, mes chers petits enfans du bon Dieu; je commencerai par vous dire avant de filer la ligne de loch de mon discours sur mon arrière23 que je ne suis ni un ex-officier de la marine faraude, comme toi Salvage, ni un restant d'abbé, comme toi José, que je reconnais pour mon supérieur en fait d'esprit. Ce que je vous réciterai, à la bonne matelotte et en ma qualité de paysannasse de la mer24 ne sera peut-être pas bien espalmé du côté du gréement, mais ce sera du véritable et du solide dans la partie des œuvres-mortes. Ne riez donc pas trop quand il m'arrivera de vous larguer plus de bêtises que de paroles: voilà tout ce que je vous demande pour le moment; et si ensuite, un de vous veut me couper la route une fois que j'aurai hissé mes huniers à tête-de-bois, eh bien, on pourra s'arranger avec lui à la fin de la traversée, s'il en mange et s'il en veut.»
Après un exorde aussi crânement prononcé, il n'y avait plus pour l'auditoire d'autre parti à prendre, que celui d'écouter en silence et sans hasarder la moindre interruption, le récit des hauts-faits de l'orateur-guerrier. L'assemblée parut se résigner de bonne grâce au rôle tout auditif qui venait de lui être imposé.
Maître Bastringue satisfait de ces favorables dispositions, entra ainsi en matière:
«Vous saurez donc que quand j'eus fini d'arrimer dans ma poche et dans mon sac, les picaillons que Salvage venait de partager si amicablement entre nous trois, je commençai par ne savoir où donner de la caboche. J'ai bien mangé dans ma crapule de vie, tant en parts de prises qu'en coups de flibuste, peut-être plus gros d'or que je ne suis pesant, hardes et tout, et je suis sûr que si on avait la curiosité de mettre dans une balance du poids public, d'un côté ce que j'ai envoyé par dessus la lisse en bamboches, et de l'autre moi qui vous parle, je suis sûr, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, que le bord de ma dissipation enlèverait de plus de cent livres le bord où j'aurais mâté mon cadavre. Mais comme on dit, manger de l'argent comme un goulu, et savoir manger son argent, ça fait deux. Bref, pour en finir, je ne me doutais pas plus, une fois resté tout seul, de ce que je pourrais pratiquer à la Pointe-à-Pitre avec les huit mille gourdes de mon décompte, que si je m'étais trouvé à cent lieues de toute terre connue, à cheval sur une cage à poules.
«Quand on n'a pas d'idées dans le fond de son coffre, nous disent les philosophes, il faut aller en chercher dans le coffre des autres, pour en hâler une ou deux à soi selon le besoin. J'allai donc selon le proverbe… Mais je vous en prie, si vous avez encore un peu d'estime quelconque pour moi, ne vous fichez pas trop de la caponnerie que je vas vous confier… J'allai trouver avant de mettre le cap au large, une vieille négresse toute desséchée au soleil, qui passait pour dire la bonne aventure à tout le monde, sans faire les cartes à personne… D'abord il faut que vous sachiez que jamais je n'ai donné dans la sorcellerie ni dans l'astronomie et autres préjudices semblables de l'espèce humaine. J'ai toujours aimé, quand je ne savais pas de quel bord amurer ma grand'voile, entendre les autres dire ce qu'ils feraient à ma place; parce que voyez-vous, quand ils ont le bonheur d'avoir une idée qui peut m'aller aussi bien qu'à eux, vite je vous saute en grand sur cette idée là, et j'attrape à naviguer dessus à toc de voiles et tant que la barque de mon esprit peut charroyer de toile25.
«La sorcière en question, le soir où je fus l'accoster pour avoir bord-à-bord avec elle, un mot de conversation, était entièrement passée et outre-passée de boisson. C'est égal, me dis-je, il faut qu'elle jabotte telle qu'elle est, pour peu tant seulement, qu'elle puisse enfiler deux paroles bout à bout l'une de l'autre. Je lui hélai dans le panneau de l'oreille et en lui tenant la boule entre mes deux mains: Ohé vieille cigogne, où faut-il mettre le cap pour faire bonne route? Entends-tu, face de marmite retournée, où faut-il mettre le cap?—A St.-Thomas! me répondit-elle sans pouvoir en pousser plus long, tant sa langue était engagée dans les bas-haubans de sa parole. Cinq à six fois je hélai encore à son bord, pour en retirer quelque chose de plus; mais cinq à six fois elle m'envoya par le nez la même chanson: A St.-Thomas, à St.-Thomas!26
«Ennuyé à la fin des fins, de toujours sonner la cloche sans faire monter du monde sur le pont, j'attrape à orienter pour débouquer avec ma mauvaise humeur, de chez la diseuse de bonne aventure. Mais ne voilà-t-il pas qu'au moment où je mettais le pied sur l'iloire du grand panneau de sa turne, qu'elle se relève en branlant tout son corps pour crier encore derrière moi: A St.-Thomas, à St.-Thomas! Tu t'embarqueras là pour rien et pour quelque chose. En attendant, prends toujours ceci: c'est un bon sort que je jette sur ton individu.—File toujours ton câble et bois de l'eau!
«Le bon sort qu'elle venait de me jeter, la simpiternelle, était un vieux brin d'herbes, sec comme de l'étoupe en magasin. Je pris son herbe et j'allai boire un coup, pour penser raisonnablement à ce qui venait de m'arriver.
«Je vous ai déjà dit en commençant, que je ne croyais pas plus aux sorciers qu'à la queue des grenouilles; mais je suis bien aise cependant de savoir par moi-même quand ils tombent sur une vérité dans leur tas de menteries. Ce n'est pas pure bêtise chez moi au moins, c'est comme qui dirait moitié bêtise et moitié curiosité: voilà tout.
«Je pensai donc à tourner l'avant de ma barque sur St.-Thomas, ainsi que dans son coup de boisson me l'avait commandé la sorcière.
«Mais par malheur pour moi, aucun navire, barque, barcasse, bateau, ni batelet, n'était en partance à la Pointe, pour le pays en question. Un ami me confia pourtant qu'à la Basse-Terre je pourrais bien trouver chaussure à ma patte droite pour lever le pied à ma fantaisie. J'appareille alors pour la Basse-Terre, où étant arrivé, je jetai mon ancre-à-jet dans un cabaret de l'endroit, en attendant le lever de la brise pour cingler en mer. Un soir, ou une nuit, car je ne me rappelle pas trop l'époque, tant la nuit ressemble au soir pour les gens embrumés, un soir donc, ou une nuit, en cherchant, la tête un peu prise de jus de canne à sucre, un endroit propice pour faire un coup d'oreiller, je me mis à dormir dans un gros-bois, une espèce de chalan chargé de café et embossé à l'ouvert de la rivière du Galion. L'air était fin et frais et la campagne superbe au clair de la lune. En me réveillant, avec le jour sans trop savoir où j'étais depuis le soir, je coupe, pour passer le temps, le câble et les amarres du gros-bois, et voilà la barque en dérive avec les nègres endormis et moi qui avais l'œil joliment ouvert pour le quart-d'heure. Quand les trois ou quatre beaux-sales (les nègres) levèrent la vue sur moi, en se débarbouillant la figure à la clarté de l'horizon, nous pouvions bien être déjà à deux ou trois lieues au large sous le vent de l'île, avec bon frais de nord-est, la mer charmante et le ciel en parfait état. Les nègres un peu pétufaits (stupéfaits) de me voir embarqué nouvellement à leur bord sans permis, voulurent primo gueullailler à la mode de leur pays, ils criaient: Maite, nous perdus, si vous pas vini à secours à nous. Menez tout suite gros-bois nous à Basse-Terre là! L'homme qui a du cœur, comme vous savez, n'est jamais plus fort des reins que quand les autres tremblent.—Je vous promets et m'engage de vous recracher à la Basse-Terre, dis-je à mes nègres braillards, si vous voulez manœuvrer à mon commandement supérieur.—Ils obéirent comme de fait, et au lieu de les reconduire à la Guadeloupe, je les affalai en trois jours sur l'île St.-Thomas, sans vivres, sans boisson à bord; mais avec du café cru à discrétion et de l'eau de pluie à volonté quand il en tombait à bord dans les grainasses.
«Sans trop savoir faire mon point, j'avais tout de même fait bonne route. C'est le hasard plus que mon génie qui m'avait justement jeté où je désirais attérir. Une fois arrivé à ma destination de circonstance, le hasard qui m'avait pris sous son écoute, ne me laissa pas faire de bêtises pour gâter sa besogne, bien au contraire; vous allez voir la vérité de ce que je vous conte là:
«Les nègres en se doutant à la fin que je les avais mis dedans et que je voulais les mettre peut-être bien dehors, réclamèrent pour toute faveur, puisqu'ils ne pouvaient faire autrement, d'être vendus à quelqu'un pour être nourris à temps: ils mouraient de faim, ces pauvres esclaves, et ils étaient bien aises de se donner, s'il était possible, la jouisserie de changer de maître, car pour l'esclave, c'est un plaisir comme un autre de changer de manière de recevoir des coups de bâton. Ne voulant rien refuser à leur bonne conduite, je vendis mes deux paires de noirs et la cargaison du gros-bois, six mille piastres à un habitant qui eut l'air de croire, pour ne pas paraître trop coquin, que la cargaison de café et l'équipage que j'avais moi-même volés, étaient à moi en tout bien tout honneur. Sans l'idée qu'avaient eue ces gueux de noirs d'être vendus par moi, à n'importe qui, le diable m'élingue si j'aurais jamais pensé à faire du plomb de leur vilaine peau de chauve-souris. C'est le vent du bonheur qui faisait tourner ma girouette à la brise, et moi, je gouvernais avec la brise qui soufflait de si bon côté sur ma girouette. Pas plus fin que cela. Il ne faut jamais s'entêter à avoir plus d'esprit que les coups du sort.
«Une seule chose me retournait cependant l'âme à l'envers; c'est qu'en faisant ce dernier coup de contrebande, j'avais oublié chez l'hôtesse où j'étais descendu à la Basse-Terre, les huit mille gourdes que m'avait prêtées Salvage. Mais n'ayez pas peur, les amis; cette hôtesse était une brave femme, et il est bon de vous dire que l'argent, depuis mon arrivée ici, s'est trouvé rendu à son poste de combat, moins le petit soufflet que j'avais été obligé de lui donner avant mon appareillage de la Pointe, pour les besoins de ma soif et les dépenses de mon individu.
«Tous les camarades et les chefs que j'ai eus tant au service qu'au marchand, m'ont toujours prédit ceci: «Si tu péris, toi, ce ne sera que par le tafia!» Mais jusqu'à présent, en attendant ma perdition, c'est toujours au contraire le tafia qui m'a sauvé. A Saint-Thomas, étant pour prendre connaissance du pays, je commençai par me promener dans toutes les auberges, ou si vous aimez mieux dans les cambuses bourgeoises de l'île. Un matin que j'étais à moitié à jeun, v'là que je rencontre comme un fait exprès et à la même table que moi, vous ne devineriez jamais qui? un ancien mousse, le propre fils de mon oncle le capitaine Ituralde.—Tiens! c'est vous, mon cousin, me demanda l'enfant sans faire semblant de rien.—Eh bien! oui, c'est moi, comme d'habitude, lui répondis-je aussitôt. Et que fais-tu ici, toi?—Pas trop rien de bon. Et vous, mon cousin, y aurait-il de l'indiscrétion à savoir de votre côté ce que vous êtes venu faire à Saint-Thomas?—Je suis venu pour boire mon décompte.—Ah oui, comme anciennement!—Oui, toujours comme anciennement; c'est toi qui l'as deviné du premier coup.—Pourquoi ne venez-vous pas à la Marguerite avec nous?—A l'île de la Marguerite? Et pourquoi à la Marguerite plutôt que dans les autres quatre parties du monde?—Parce que là il y a des Indépendants, et qu'on peut faire la course avec eux.—Ah! tu fais donc la course en temps de paix à présent?—Mais un peu, mon neveu, ou plutôt mon cousin, et à bord du brick le Général-Sucre27 encore.—Et monsieur ton diable de père, parlant par respect, de quel bord roule-t-il sa bosse actuellement, sans être trop curieux?—Qui, mon père? ne m'en parlez pas! le vieux chien s'est mis à faire la traite.—Quoi? mon oncle fait la traite à présent! un philisophe comme lui?—Un philosophe! oui, je t'en fiche! Philosophe jusqu'à la bourse et à la bouche. Il n'a seulement pas voulu, moi son fils unique et légitime, me faire porter comme novice sur le rôle, au bout de six ans de navigation de mousse, la vieille polacre! Aussi il faut voir comme je lui ai brûlé la politesse; et si ce n'était le respect que je lui dois en ma qualité de son fils, il aurait déjà eu de mes nouvelles autrement que par la petite poste.
—Mais dis-moi donc, Palanquin, car Palanquin c'était le nom de guerre de l'enfant. Est-ce que tu ne m'as pas dit tout-à-l'heure, failli gars, que tu étais embarqué à bord d'un indépendant?—Je vous ai dit que j'étais embarqué mousse, ou pilotin si vous aimez mieux, à bord du brick le Général-Sucre. Voilà ce que je vous ai dit mot pour mot, et pas un fil de carret de plus.
—Sucre ou café ceci ne fait rien à la chose. Mais que font-ils à bord de ta barcasse?
—Ils prétendent qu'ils font la course pour le compte de leur gouvernement; mais leur gouvernement on ne l'a pas encore trouvé, et il serait bien dégourdi leur gouvernement, s'il avait jamais quelque chose à gratter avec de vilains rats comme nous, sans nous vanter. Depuis trois mois que nous balandons sur mer, d'un bord et de l'autre, nous n'avons encore rapillé que deux ou trois raclées que nous nous sommes fait repasser sur l'échine par des navires de guerre tant anglais que français ou américains.
—Et sous quel pavillon pouvez-vous encore faire votre beurre de cette façon là?
—Sous tantôt l'un sous tantôt l'autre, attendu qu'il ne paraît pas y avoir de pavillon à demeure pour nous. Un jour c'est sous le pavillon colombien, un autre jour sous le pavillon mescain (mexicain), d'autres fois sous le pavillon pérouvien, et puis une autre fois sous une ribambelle de pavillons que le diable n'y connaîtrait goutte. Tout ce que j'ai pu savoir encore, c'est que nous sommes de la nation des indépendans, et qui dit indépendant dit tout et de toutes les nations.
—C'est au moins vrai, ce que tu viens de me rapporter là. Mais est-ce qu'il n'y aurait pas chance de s'embarquer à bord de toi, pour rien, en qualité de passager voulant se rendre à la Marguerite donner un coup de plomb de sonde sur le fond de la rade, comme pour voir sensément si le mouillage est agréable et la tenue ferme!
—Ah mon Dieu si! Vous pouvez bien venir si ça vous va: le capitaine prend tout ce qui se trouve, et d'ailleurs le capitaine et puis rien, c'est à peu près la même chose à bord de nous28.
«L'enfant venait de me donner une idée, mes amis, en prononçant cette parole, sans s'en douter. Je l'invitai sur-le-champ à nettoyer avec moi un verre de quelque petite chose, si bien que je finis par le remplir de liqueur forte, comme un baril de provision. Une fois que le failli mousse se trouva pompette ni plus ni moins qu'un homme raisonnable, il se mit à jacasser comme une perruche. J'appris alors de sa mauvaise petite langue, que son capitaine, pour ne pas avoir de boucan à son bord, avait été poussé à proscrire la boisson et à condamner son monde à ne boire que de l'eau à la mer. Bon, que je me dis sur le moment: il boira bientôt autre chose que de l'eau cet équipage là, et du plus dur encore en fait de boisson… La nuit commencée sur ce bord là se passa entre Palanquin et moi en quelques verres de schnick. Le jour étant venu sur l'entrefaite, j'allai demander honnêtement, comme de raison, au capitaine du Général-Sucre à me prendre en qualité de matelot gagnant son passage à bord de sa barque. Le capitaine s'étant insinué dans l'esprit que j'avais quelque réclamation à faire au gouvernement de la Marguerite, pour un décompte arriéré, m'accorda la nourriture et l'embarquement par dessus le bord. La soirée de mon arrivée sur le pont de l'indépendant, je commençai à cacher dans le logement de l'équipage, autant de fioles de rack qu'il me fut possible d'en passer sous le nez des officiers du brick, en allant et en revenant plus de cinquante fois du bord à terre et de terre à bord. Palanquin qui est une espèce de demi-canaille toute entière, m'aida si gentiment dans l'opération, que je déboursai en tafia du plus fort numéro tappant, plus de cent gourdes peut-être bien. Mais c'est égal que je pensai, c'est la caisse des indépendants qui paiera la dépense, et plus cher encore qu'au marché à la laitue.
«Je me suis laissé conter autrefois, qu'à terre, il y avait de bons enfants qui roulaient du fil sur leur pelote, en envoyant leurs épouses faire le quart de nuit à la porte des grands seigneurs, et d'autres en jetant le grappin des beaux cadeaux à bord des ministres et des gros légumes de même race. Moi, c'est toujours par la boisson que j'aborde la côte où je veux mouiller l'ancre. S'il y avait aussi bien du tafia sous la quille des navires que de l'eau qui n'est pas bonne à boire, je voudrais chavirer tout ce qu'il y a sur la nappe du monde (la Mappemonde), en moins d'un mois ou deux de croisière. Ceci n'est qu'une manière de parler. Vous allez savoir la vérité du reste et le reste de la vérité.
«Le Général-Sucre se para à partir avec moi à bord, heureusement pour moi et malheureusement pour lui. Quand le jour de hisser le grand foc fut venu, ils criaient et chantaient tous comme des filles de mauvaise vie, en virant au cabestan pendant l'appareillage; ce qui fit dire plusieurs fois au capitaine du brick: Mais qu'ont-ils donc à crier de cette façon nos gens? Il faut qu'ils se soient mis en vire-vent-drague (en ribotte) à terre. Mais demain, il y aura de l'à jeûn à bord ou le diable s'en mêlera, et ils auront la tête bien suscepcestible de délicatesse, les ivrognes, s'ils se biturent avec ce que j'aurai le plaisir de leur offrir à boire.»
«Le lendemain susdit, les mauvais sujets composant l'équipage, se trouvèrent encore plus paf que la soirée d'avant. Moi et Palanquin nous leur avions fait la ration et une politesse pendant la nuit, et une bonne ration sans trop vouloir me flatter ni le petit mousse non plus.
—Mais où vont-ils donc se remplir comme ça, ces cruches abominables? répétait à tout moment, le capitaine déjà un peu mal viré contre la multitude de ses subordonnés.
—Au bouchon gratis que j'ai gréé à l'abri de ta connaissance, dans tout cela! que je me disais tout bas, en attendant le coup de temps de pouvoir parler aussi à mon tour.
—Qu'on me visite, qu'on me fouille et qu'on me ramone à l'instant tous les coins et recoins de la barque, commanda le capitaine à ses officiers, et que tout ce qui sera trouvé de tant soit peu buvable à bord, excepté l'eau douce, soit envoyé sans rémission et sans égard pour la qualité ni pour la quantité, en grand par dessus le bastingage!
«Rien que cet ordre fit le plus fameux effet pour mon plan. Si vous aviez vu la colère de l'équipage et mon contentement, mes chers enfans? Les officiers descendent dans l'entrepont et le logement des maîtres pour raffler à la visite ce que nos gens ne veulent pas leur laisser visiter. Un feu roulant de coups de bûche s'engage d'un côté: une fusillade de coups de poing s'engage de l'autre: c'était un plaisir rien seulement que de voir la bataille et d'entendre le bruit de la peignée. Pendant ceci, je me dis: Bastringue, mon chouchou, v'là l'instant de te signaler qui arrive, pour toi, puisque ton tafia fait déjà des siennes. Les officiers remontent sur le pont les yeux en compote pour annoncer que leur autorité et leurs visages ont été méconnus et n'ont pas été respectés. Tout le bâtiment à cette époque était comme de fait chaviré, depuis le fond de la cale en dedans, jusqu'à la pomme de la girouette du grand mât, en dehors et inclusivement.
«Ce fut dans une aussi belle marée que le jeune Palanquin vint me communiquer sans avoir l'air de rien, ce conseil: Mon cousin, prenez le commandement de la galère: ils sont tous pris de boisson: c'est donc à vous maintenant qu'appartient l'autorité suprême du bord.
—Tout va bien comme ça, répondis-je à Palanquin, et ton idée me contente assez. Mais que faut-il conter à cette escouade de Loustouias qui ne m'ont pas l'air parés à entendre plus la raison, que les cochons, parlant par respect, à s'amuser d'un air de flûte. Que veux-tu que je leur conte?
—Chantez-leur une proclamation, à votre idée; la première chose venue.
—Mais c'est que la première chose venue, ne vient pas encore, et qu'il se trouve que je n'ai jamais parlé en public!
—Est-ce que c'est un public qu'un tas d'ivrognes? La première bêtise venue, ça sera toujours assez bon pour vous et pour eux. Filez donc votre nœud et rondement.
«C'était un coup d'éclair que la parole de ce petit Lucifer de mousse! Sans penser à ce qui allait rôtir à la cuisine pour moi, à la suite de tout ce bataclan, v'là que je saute d'un entrechat sur le banc de quart et que j'empoigne à crier en flûtant ma voix comme faisait le vrai capitaine du Général-Sucre quand il voulait parler en monsieur:
«Enfans du Général-Sucre,
«Je proclame que vous avez actuellement à choisir entre le tafia que j'ai apporté à bord, et le capitaine qui prétend vous mettre à l'eau comme de viles grenouilles. Etes-vous des grenouilles ou des matelots, enfans du Général-Sucre, et êtes-vous pour le tafia ou pour l'eau douce, une fois pour toutes je vous somme de me répondre?»
—Pour le tafia, vive le tafia, capitaine Tafia! attrapèrent à beugler comme un tremblement toutes les bouches de l'équipage. A l'eau! à l'eau, l'ancien capitaine, et à nous le capitaine Tafia et son tafia!
«Il n'est pas besoin de vous faire observer que ce sobriquet de capitaine Tafia que ces insubordonnés venaient de m'envoyer par la mine en me retroussant le nez, m'est resté collé sur le physique, le temps de mon commandement à bord du brick.
«Ah ça, dis-je après le coup de révolte à l'ancien capitaine, vous voyez bien à présent il n'y a plus de doute, que la volonté de tout notre monde est que je devienne quelque chose et vous rien. Faites-moi en conséquence le plaisir de vous tirer de votre place que je m'y mette, en vous demandant pardon de la liberté. Chacun son tour, il n'y a rien de trop; vous avez eu votre temps. A vous le balai, à moi le manche.»
«Mon particulier, au lieu d'avaler tout uniment la carotte sans être grattée, ne riposta à ma politesse, qu'en me destinant un grand coup de porte-voix sur le milieu de la physionomie… Un autre que moi l'aurait étranglé raide avec l'autorité et les quatre doigts et le pouce, que j'avais en main. Mais moi, voyez-vous, je n'ai pas plus de malice que l'enfant qui vient de naître, au vis-à-vis de ceux à qui je viens de prendre tout ce qu'ils ont. L'équipage me criait bien au tympan des deux oreilles: Tuez-le le brigand! tuez-le pour lui apprendre à vous riposter une autre fois. Moi je dis, je n'ai pas besoin qu'il me respecte pour ce que je veux faire de sa personne. Je commandai aussitôt à mes gens d'amener à l'eau le long du brick, un petit canot que nous avions sur les montans de tribord. En moins d'une minute le capitaine et quatre de ses amis insubordonnés comme lui, furent jetés avec un sac de biscuits et un bidon d'eau dans le canot, puis après quoi je leur souhaitai bon voyage et courte traversée.
—Bon voyage? me répondit encore le capitaine démonté. Tu oses me dire bon voyage, officier de potence et capitaine de renégats! Eh bien, moi, je te souhaite l'enfer dans le ventre et la guillotine au bout de ta traversée de scélérat.
—Mes complimens à madame votre épouse, que je répliquai à ses sottises, et ne m'oubliez pas auprès de votre petite famille. Nous pouvions bien être dans le moment à soixante ou quatre-vingts lieues de terre. Je vous laissai le canot de mon ancien commandant barbotter dans les lames, et mon Général-Sucre se mit à torcher de la toile pour continuer sa croisière sur mer et sous mon empire.
«La joie dura à mon bord, tant qu'il y eut des provisions et du liquide dans la cale; et pour ne pas laisser à la révolte qui m'avait gradé capitaine, le temps de revenir pour me refaire matelot ou peut-être pire, je répétais à toutes les heures de quart à mes subalternes: Buvons toujours, mes garçons; tant plus vous boirez, tant plus vous me ferez plaisir. Quand il n'y en aura plus, il y en aura encore.
«Mon intention pour entretenir le bon ordre à mon bord, était d'acheter d'amitié et sans rien payer, au premier navire que je rencontrerais, toute la boisson dont il pourrait se priver pour moi. La chose se fit assez souvent. C'est Palanquin qui délivrait les bons d'achats à ces navires, sur la caisse des indépendans, et ce n'était personne qui devait payer.
«Un autre que moi, en se voyant capitaine pour la première fois à la suite d'une vraie bamboche, en aurait eu l'esprit tourné et retourné à force d'orgueil. Mais moi, Dieu merci, je n'avais pas assez de temps pour me remplir la tête d'un tas de réflexions chavirantes. Mais bon Dieu de Dieu, la drôle de boutique, quand on ne sait pas par quel bout on commencera à commander! La première nuit de mon entrée en grade, je voulus, figurez-vous, fermer mes sabords, (mes yeux) comme à l'ordinaire, et dormir comme le faisaient auprès de moi, les ivrognes que j'avais bondés de rack toute la journée. Mais je t'en fiche! impossible, mes amis, de trouver une heure de sommeil dans vingt-quatre heures de commandement: c'était comme une horloge dans ma tête; le bruit m'empêchait d'entendre rien, et l'aiguille ne pouvait pas s'arrêter seulement une minute. Ce que voyant je fis ordonner au petit Palanquin de venir à côté de moi, me conter des histoires pendant mon insomnie:
—Ecoute-moi, petite peste, je lui dis la première nuit: c'était un ancien mot d'amitié entre lui et moi. J'ai besoin d'avoir des idées; mais ça ne vient pas, et si tu en as de ton côté, il faut que tu me les dises franchement, attendu qu'à présent je suis capitaine, et que tout ce qu'on a à mon bord m'appartient de droit, d'après la loi. Donne-moi donc toutes les idées qui peuvent te venir de n'importe où, et j'aurai ensuite soin de toi, si ça me plaît.
—Mais de quelle sorte d'idées avez-vous donc besoin? me demanda-t-il aussitôt.
—Des premières venues et des premières tirées. Mais puisque tu en es à avoir le front de me demander de quelle sorte d'idées j'ai affaire, je te demanderai d'abord ce que tu ferais, si, une supposition, tu étais à ma place, et si, une autre supposition, j'étais à la tienne?
«Le petit gueusard me répondit pour lors, vous allez voir. Faites attention que c'est un enfant qui s'exprime.
—Ma foi, mon cousin, si j'étais que de vous…
«Je l'arrêtai à ces mots, pour lui dire: Appelle-moi mon capitaine à l'avenir, et tant que ça durera. Tu n'ignores pas, sans doute, qu'où le capitaine vient le cousin s'en va… Mais continue comme si de rien n'était. Tu me disais donc quand je t'ai interrompu: Si j'étais que de vous, mon capitaine…
—C'est vrai, reprit Palanquin, je n'y faisais pas attention. Mais c'est que, voyez-vous bien, capitaine Bastringue, là haut actuellement ils ne vous appellent plus, eux autres, que capitaine Tafia, et je ne voulais pas, moi…
—C'est égal; ceci n'est pas une raison; j'aime mieux m'appeler capitaine Tafia, que capitaine pas du tout, ou que mon cousin. Ce nom là n'est pas matelot, et l'expression ne serait pas assez honnête… Mais voyons donc un peu franchement ce que tu ferais à ma place?
«Le jeune patient, qui comprenait déjà la conséquence du service, me tint alors les propos suivans:
—A votre place, mon capitaine, puisque capitaine il y a, je me dirais: Voilà trois mois que le corsaire se bat les flancs à la mer, sans trouver de prises à renifler: il faut changer la barre de bord. J'ai entendu conter qu'il y avait des navires comme nous, qui, avec un plein chargement de poudre à friser et de prunes à faire avaler, s'en allaient bordailler sur la côte d'Afrique, pour soulager les négriers de leur cargaison, et pour aller ensuite vendre à la Havane ou à Porto-Rico, de bons nègres qui ne leur avaient coûté qu'à prendre29. Cette nouvelle façon de faire la traite en mer, est d'autant plus belle, qu'on trouve sa traite toute faite à bord des marchands d'esclaves, et que par conséquent on n'a pas le désagrément de payer son chargement trop cher, et d'être volé sur le prix de la marchandise.
«A cette parole, je coupai net par le bout la conversation du petit bonhomme, et je lui dis:
—Attends, attends un peu, Palanquin, ne va pas plus de l'avant. C'est une idée que tu viens d'avoir là. Tiens bon dessus pendant que tu la tiens, et ne va pas la laisser filer en grand… Quelle route faut-il faire d'où nous sommes pour l'instant, pour se déhaler sur la côte d'Afrique directement, là où ce que tu crois qu'il y a des négriers tout plein de nègres? Sais-tu ça, toi?
—Mais, capitaine, pour aller tout droit d'ici à la côte de Guinée, il me semble qu'il faut tropiquer d'abord.
—Eh bien, nous tropiquerons s'il le faut. Mais connaîtrais-tu toi, à bord, quelqu'un de solide pour nous faire tropiquer?30
—Eh dam, il y a l'ancien lieutenant qui est resté avec nous, qui ne demanderait peut-être pas mieux que de vous dire ce que vous voulez savoir et ce que je ne sais pas. C'est un savant d'ailleurs, puisque c'était lui qui donnait la route à l'officier de quart, du temps de l'autre, de l'ancien capitaine, vous savez bien. Faut-il aller vous le chercher? oui, n'est-ce pas? bon, j'y vais… Oh ne craignez pas de me montrer que vous ne savez rien, capitaine. Vous avez la force pour vous, et la force, tant que ça dure, fait passer par dessus la bêt…
«Le petit mal-appris, en disant la moitié de cette dernière parole, fit bien de sauter vite sur le pont; car sans cela c'était une bonne calotte qui allait lui arriver sur le dormant du cou, pour lui apprendre à respecter un peu mieux la politesse… Il n'en alla pas moins me chercher l'ancien lieutenant, dont, pour le moment, il s'était imaginé que je pouvais avoir besoin.
«Comme de fait, l'individu était un savant. Il avait la tête calée et garnie jusque par dessus le toupet, de mathématiques et d'autres talens de société. Je m'entendis en conséquence avec lui, pour nous mener à la susdite côte d'Afrique, en le nommant d'abord second du navire, pour sa peine à venir, et son esprit de l'instant. Après quoi il m'expliqua comme, d'abord, il fallait passer le tropique, pour aller chercher en dehors les vents variables, et puis repasser encore le susdénommé Tropique, puis piquer par après sur la côte de Guinée, en venant reprendre les vents alisés: ceci s'appelle comme vous ne l'ignorez sans doute pas, tropiquer et retropiquer. Si bien qu'en écoutant parler si joliment mon savant, je m'endormis plus tranquille dans ma cabane, et que la barque alla ensuite comme elle put pendant que je tapai de l'œil pour me ragaillardir le tempérament. Il n'y a pas mieux que les savans, je ne sais pas si vous le savez, pour vous endormir un homme raide comme un trépassé.—Ouf! mes amis; v'là, je crois, que je commence à ravoir soif!»
Et en effet, parvenu non sans quelques efforts de mémoire et quelques laborieuses recherches d'élocution, à ce point assez important de son rapport de mer, maître Bastringue sollicita de l'auditoire la permission de se rafraîchir en même temps les idées et le gosier. La séance fut donc un instant suspendue, et l'orateur, après avoir reçu, sans trop paraître en tenir compte, mes félicitations et celles de ses deux collègues, s'informa s'il ne serait pas possible de lui procurer un petit verre de la moindre chose venue. Salvage, qui depuis long-temps avait prévu la demande de son ami, se hasarda à lui faire pressentir le danger qu'il y aurait pour lui à boire autre chose qu'une infusion de thé. Mais Bastringue, très peu disposé à écouter la prescription hygiénique que lui rappelait le capitaine, sauta sur une carafe de rhum, qu'il avait flairée en arrivant, dans le fond d'une des armoires de l'appartement. Puis, l'improvisateur, après avoir puisé un nouveau degré d'énergie dans cette lampée de spiritueux, alluma sa pipe à la bougie qu'on venait d'apporter auprès de lui; et moitié fumant moitié crachant, il reprit ainsi le fil tant soit peu sinueux de la narration qu'il poursuivait déjà depuis près d'une heure.
«Pendant quatre ou cinq bonnes et embêtantes semaines, je naviguai ou on navigua pour moi, afin de mordre dans les parages les plus usagément hantés par les négriers qui fréquentent les côtes suspectes. N'ayant rien à faire de mon corps à bord du navire, je me mis à penser tout seul intérieurement en moi-même, et je me dis pour mes raisons: Tout ce que t'a signalé la sorcière de la Pointe-à-Pitre, n'en a pas moins été jusqu'ici la pure et exacte vérité. Elle t'avait crié à l'oreille: A Saint-Thomas, à Saint-Thomas, et tu t'embarqueras là pour rien et pour quelque chose. Et comme de juste, tu t'es embarqué là pour rien, et même plus que pour rien, puisque tu y as trouvé moyen d'enlever un navire à son capitaine légitime, et de devenir capitaine toi-même, en son lieu et place. Jusqu'à cette heure la vieille sorcière t'a donc annoncé la véritable vérité. Mais elle t'a dit aussi pour rien et pour quelque chose: Le Gratis est venu à l'appel; c'est donc le quelque chose qui te manque encore pour qu'elle t'ait dit vrai jusqu'au bout. Qu'est-ce que ce sera que ce quelque chose, si toutefois il n'est pas faux, que la gueunuche t'ait dit et prédit tout ce qui devait t'arriver d'exact!
«Oh que dans ce moment là, mes amis, j'aurais bien donné quelque chose de bon, pour attraper quelque chose de meilleur! C'est égal, vous allez voir ce qui m'arriva, et ce qui ne pouvait faire autrement que de m'arriver juste comme de l'or.
FIN DU PREMIER VOLUME.