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Les trois pirates (1/2)

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I
LE CAFÉ DE LA POINTE.

A l'endroit où s'élève aujourd'hui, un peu au-dessus des eaux de la rade de la Pointe à Pitre, l'angle du quai sur lequel est bâti le vaste café Américain, il existait, il y a dix-huit ou vingt ans déjà, une espèce de grande buvette que fréquentaient assiduement tous les anciens corsaires et les marins désœuvrés de la colonie. Un vieux petit billard râpé, dont le tapis avait dû être vert, du temps où florissaient Magloire Pélage et le général Richepanse1, occupait, sur ses six pieds à peu près égaux, une bonne moitié de la salle basse du logis. Autour de ce billard demi-séculaire, gravitaient comme les satellites d'un astre glorieux, quatre à cinq tables en courbari, destinées à recevoir les verres, les cartes, et aussi les dés ronflans des habitués sédentaires; car c'était le plus souvent aux dés que ces messieurs s'amusaient à jouer la consommation de la journée ou le montant de la dépense, dont la maîtresse de l'établissement avait depuis plusieurs mois débité leur compte particulier.

Cette autre belle limonadière de cet autre café du Bosquet, transplanté aux Antilles, était une grosse et grande fille de couleur, aussi humaine pour toutes ses pratiques, que toutes ses pratiques paraissaient être tendres pour elle. Assez peu soucieuse du soin de sa fortune, mais très portée à s'accommoder philosophiquement du métier qu'elle ne faisait guère que par nonchalance, elle se serait volontiers contentée de ne rien gagner sur sa clientelle, pourvu que ses cliens eussent trouvé le secret de la réjouir tout le long du jour et une bonne partie de la nuit. Peu lui importait que la consommation dont elle faisait les avances ne fût que peu ou point payée. Ce qu'il fallait avant tout à mamzelle Zirou2, c'était du mouvement, de la confusion, et de temps à autre même, quelque peu de scandale. Avec de tels goûts, et avec les chalands que sa facile humeur lui avait assurés, on conçoit que la vogue ne devait guère lui être moins fidèle que chacun de ses adorateurs. Aussi, fallait-il voir avec le souffle ravivant de la brise du soir, arriver en grondant, le flot de marins qui allait s'engouffrer dans le fond de ce port de relâche ouvert à l'ennui et au désœuvrement de toute la journée! Le phénomène des marées n'offre guère sur nos plages d'Europe, de spectacle plus curieux que celui que présentaient le flux et le reflux de toutes les pratiques de mamzelle Zirou, envahissant et vidant à chaque minute cette salle de douce et joyeuse compagnie. Trois ou quatre petits esclaves décorés du nom traditionnel de garçons de l'établissement, suffisaient à peine alors au service ordinaire du café de la Pointe, car c'était là le nom que les plaisans du lieu avaient eu la malignité de donner au noble cabaret, par allusion d'abord au nom du pays, ou à la susceptibilité un peu ferrailleuse des habitués, et peut-être bien aussi, il faut le dire, par allusion à la prodigieuse quantité de grosses pointes que l'ivresse et la joie de tous les jours faisait jaillir en gerbes phosphorescentes, de ce foyer d'esprit et de liqueurs spiritueuses.

Une nuit que les chaudes pluies et les vents orageux de l'hivernage tourmentaient avec une violence inaccoutumée les persiennes du Café de la Pointe, et que la lueur des coups de tonnerre faisait pâlir à chaque instant les deux vacillans quinquets, suspendus par deux bouts de corde au-dessus du billard depuis quelque temps abandonné, trois jeunes marins demeurés après la foule éclipsée, autour d'une table couverte encore de bouteilles vides et de verres fêlés, s'entretenaient paisiblement entr'eux, au bruit de la rafale, aux coups redoublés de la pluie et au roulement presque continu de la foudre étincelante.—Assis depuis près d'une demi-heure auprès de mamzelle Zirou, sur le canapé qui lui servait de trône, je me disposais à rentrer chez moi malgré la fureur de l'orage, lorsque la maîtresse de la maison que je croyais déjà endormie, me saisit brusquement par le bras pour prévenir mon mouvement de retraite. Ecoutez! écoutez, me dit-elle d'une voix étouffée: Ils arrangent une grande affaire.

Ces mots d'avertissement prononcés avec la mystérieuse volubilité qui pouvait me donner le mieux l'idée de l'importance que je devais attacher à un pareil appel, me firent comprendre la raison pour laquelle notre limonadière avait fait jusque là si bien semblant de dormir pendant que les trois interlocuteurs, qu'elle écoutait, s'imaginaient n'être entendus de personne. Pour répondre de mon mieux à l'intention que venait de m'exprimer si laconiquement mamzelle Zirou, et, ma foi, au risque d'entrer de moitié dans l'indiscrétion qu'elle avait déjà commise, je feignis de me laisser aller comme elle aux langueurs irrésistibles du sommeil, et j'abandonnai nonchalamment ma tête sur le côté du canapé, opposé à celui que la maîtresse de la maison remplissait déjà de toute l'ampleur de ses robustes charmes.

Mais pour m'acquitter avec une vraisemblance satisfaisante de mon rôle d'endormi, il me fallut, quelque facile qu'il pût paraître d'ailleurs, faire encore plus que n'avait fait jusque là celle que je voulais imiter. De toute la beauté passée de mamzelle Zirou, il n'était resté qu'un œil à la pauvre fille. Moi, pour faire aussi bien qu'elle, je fus donc obligé de fermer les deux yeux dont j'étais encore en possession, et à ça près de cette différence toute matérielle, entre nos rôles respectifs nous commençâmes à jouer fort passablement tous les deux notre petite scène somnolente.

Avec quelque scrupule cependant que je tinsse à pousser jusqu'au bout le mérite de l'imitation, je ne fermai pas tellement mes doubles paupières, que je ne pusse examiner tout à mon aise, la physionomie de trois individus que, jusqu'à ce moment, j'avais fort peu remarqués dans la foule des chalands les plus assidus de la buvette. L'un d'eux était grand, svelte et brun.—C'était celui qui parlait le plus et qui semblait parler le mieux et avec le plus d'autorité.—L'autre portait, sur ses épaules larges et un peu voûtées, une figure commune et riante qu'encadraient admirablement les touffes crêpues d'une chevelure rousse et en apparence négligée depuis fort long-temps.—Le troisième, enfin, me parut avoir un de ces visages et une de ces tournures que l'on ne voit jamais bien du premier coup d'œil, et qui ont besoin d'être étudiés pour être saisis et définis. Il n'était, ce troisième individu, ni grand ni petit, ni brun ni blond, ni gros ni mince, et il pouvait passer néanmoins pour petit et grand, gros et maigre, blond et brun tout à la fois.—Tout ce que je sus alors sur son compte, c'est qu'il s'appelait ou qu'on l'appelait José et quelquefois frère José.

Je dormis fort peu, comme bien vous devez le penser, quoique j'eusse l'air de dormir très-profondément, et j'écoutai beaucoup quoique je fisse semblant de ne rien écouter.—Je crois même me rappeler aujourd'hui, que je me mis à ronfler, pour mieux jouer mon rôle et pour forcer les gens que j'espionnais de compte à demi, avec mamzelle Zirou, à parler plus haut afin de mieux nous faire entendre ce qu'ils auraient sans doute été bien aises de ne confier à personne.

Le grand jeune homme dont la mine relevée et l'air d'aisance m'avaient d'abord frappé, quoiqu'il ne fût vêtu, comme ses deux autres camarades, que d'une simple veste de drap bleu, disait au moment où je commençai à fermer les yeux et à prêter l'oreille à la conversation:

—Vous savez tous les deux aussi bien que moi, ce qui vient de me tomber à bord et dans les mains. Le grand-père, que j'étais venu relancer ici dans son habitation, m'a fait la politesse de dépasser le lit du vent, quinze jours juste après mon arrivée de France dans l'île. C'était le seul parent qui me restât au monde, et sa succession est la première marque d'affection que j'aie jamais reçue de lui.

—Le brave et digne homme! s'écria à ces mots le gros marin aux cheveux roux. Lever son grand lof deux semaines, jour pour jour, après ta rentrée de congé au pays!… Il n'y a que les parens des colonies qui soient capables d'un coup de temps aussi beau!3

Le troisième causeur continua à tenir les yeux baissés sur le plancher de la salle, sans adresser un seul mot de condoléance à l'héritier du vieil habitant qui venait de mourir si à propos et si paternellement pour son petit-fils.

—Le grand jeune homme reprit en souriant: Quand tu auras fini tes lamentations, maître Bastringue, je rattraperai le fil de mon histoire, que tes interruptions m'ont fait larguer et rabbraquer déjà dix ou douze fois pour le moins. On croirait, Dieu me pardonne, que tu as envie de pleurer mon cher grand-père pour moi.» Je sus alors que mon petit roussâtre avait nom maître Bastringue, et ce sobriquet semblait avoir été tellement bien adapté à sa physionomie, que je l'aurais presque trouvé, je crois, de moi-même, s'il m'avait fallu chercher plus long-temps un nom de guerre à ce gros vilain matelot.

—En s'exécutant, comme il l'a fait de si bonne grâce, continua le beau garçon, mon utile et vénérable aïeul m'a colloqué, comme de juste et de raison, l'habitation de mes ayeux, qui valait à ce qu'on m'a dit depuis, soixante-douze à quatre-vingt mille gourdes des colonies. Je l'ai lavée le lendemain au prix de vingt-quatre mille gourdes rondes, à un bon enfant d'ici, qui se trouvait avoir du comptant sous le pouce.

—C'est bien peu, dit frère José, en relevant et laissant errer sur le plafond enfumé ses petits yeux d'un vert grisâtre, c'est bien peu, mais cependant c'est encore quelque chose que cela.

—C'est bien peu? répliqua vivement maître Bastringue. Mais tu n'entends donc pas qu'il t'a dit vingt-quatre mille gourdes comptant, et que l'argent comptant vaut ici dix mille fois mieux que l'argent à la longue vue? Pour un savant qui a étudié dans les livres de messe et les catéchismes, tu peux te vanter de connaître joliment mal la partie des colonies.

Le jeune héritier, pour prévenir la réponse peut-être un peu acerbe que José se disposait à faire à la brusque apostrophe de Bastringue, prit ses deux amis par la main, et en les rapprochant tous deux de lui, il leur dit à demi-voix et en scandant chacune de ses paroles:

—A présent que vous savez ce que j'ai ou plutôt ce que nous avons, que me conseillez-vous de faire de tout ce bataclan de richesse qui me pèse déjà sur le dos, comme si j'avais à porter la grande ancre d'un trois-pont, de l'avant à l'arrière du navire?

—Ce que nous ferons de tes vingt-quatre mille gourdes! demanda Bastringue, tout ébourriffé.

—Oui, ce que nous pourrons en faire de mieux et de plus profitable pour nous trois?

—Mais, il me semble qu'on pourrait toujours en boire une partie, en attendant mieux.

—Fi donc! s'écria José, en boire une partie!… N'avons-nous pas déjà assez bu comme cela, depuis le temps où nous bourlinguons du matin au soir dans cette île de malheur et de stérilité! Pour moi, je ne vous le cacherai pas, je commence à être diablement harassé du vagabondage de la vie que nous traînons ici; c'est de l'industrie et du mouvement qu'il nous faut, à n'importe quel prix: Salvage a cent-vingt mille francs à lui, n'est-il pas vrai? Eh bien, c'est là un capital qu'il s'agit de placer le plutôt possible à gros intérêts sur quelque bon navire chargé de poudre et de boulets de calibre. La mer est large et longue, la providence est grande, et la providence tient toujours en réserve quelques bonnes occasions pour des soifeurs d'eau salée de notre espèce. Tu m'entends… c'est là mon avis à moi, qui n'ai étudié que dans les livres de dévotion et qui connais si joliment mal tes colonies.

—Ah! te v'là piqué, frère José! je t'ai lardé sous l'aileron, je le vois bien actuellement, en te parlant de ta connaissance des colonies. Mais, si ton idée n'est pas de boire l'argent du grand-papa à Salvage, eh bien! on peut le boire et le manger, moitié l'un moitié l'autre. N'est-il pas vrai, mon capitaine?

Salvage, l'ex-propriétaire d'habitation, dont je venais d'entendre prononcer deux fois le nom, répondit alors à ses camarades divisés sur la question de savoir ce que l'on ferait de son héritage:

—Il ne s'agit pas ici de plaisanter sur un point aussi grave ni de se piquer à un jeu aussi sérieux. Je me range d'abord, sans hésitation, de l'avis de José: La course! Et je suis bien sûr aussi que toi, Bastringue, tu n'as pas d'autre opinion que lui et moi sur le parti qui nous reste à prendre.—Mais, comment ferons-nous la course? Voilà le hic.

—Dis plutôt, pendant que tu y es, comment est-ce que nous ferons la piraterie ou la forbannerie, car, vois-tu, la course en temps de paix ne vaut pas mieux que ça! Pas de bégueulerie sur les mots entre nous qui savons le fort et le faible de notre état.

—Eh bien soit, répondit Salvage à Bastringue; la piraterie si ça te plaît. Mais, comment, encore une fois, nous y prendrons-nous pour faire de la piraterie un peu gentiment?4

—Comment? mais, comme se fait la piraterie depuis qu'il y a des pirates; en prenant tout ce que nous pourrons et en cherchant à ne pas nous faire prendre ou pendre! La chose, ce me semble, n'est pas plus maligne que cela!

—Mais ce n'est pas encore ça, vertudieu! ce que je te demande depuis une heure, frère José. Je veux savoir une fois pour toutes si vous êtes d'avis que nous naviguions ensemble, tous les trois sur le même navire, ou si vous aimez mieux que nous cherchions à mitonner notre affaire, chacun séparément, au moyen d'une triple expédition?

—Tous les trois ensemble, dis-tu? Non pas de ça, Lisette! Pas de très-sainte trinité entre nous, reprit aussitôt Bastringue. Je veux bien naviguer avec toi, Salvage, si ça te va, et te reconnaître en tout pour capitaine, s'il le faut; mais avec frère José, brosse et sac-à-brosse. Pas moyen pour l'instant. Nous ne serions jamais une minute d'accord l'un avec l'autre à la mer, attendu qu'à terre nous sommes trop bons amis tous les deux pour que notre amitié puisse durer long-temps au large sur le même bord.

—Il a raison, dit alors José avec calme. Nos caractères n'ont pas été faits pour courir paisiblement la même bordée vers le même but. Chacun de nous naviguera pour le compte de sa peau d'abord, et ensuite pour le compte de la société, puisque société il doit y avoir entre nous. Liberté de manœuvre, audace et prudence: voilà mon programme à moi. Trouvez-en un meilleur si vous voulez ou si pouvez. J'en doute.

Salvage. Bien pensé cela, et voilà nos lignes de pêche qui commencent à se débrouiller un peu à force de les remanier. J'ai cent vingt mille francs à moi, vous le savez: et croyez-vous que nous puissions entreprendre quelque chose de grand avec de telles ressources? Seconde question à résoudre.

Frère José. La belle et naïve demande? Chacun de nous achètera un bateau en payant argent comptant ce qu'il aura à lui, et en faisant des billets pour le reste. Sans connaître à fond les colonies, je crois savoir qu'avec six ou huit mille gourdes en espèces, on peut trouver aisément, ici ou ailleurs, quinze à dix-huit mille bonnes gourdes de crédit. En pareil cas, les fonds présens répondent des fonds à venir et qui ne viennent jamais: ce n'est pas au surplus pour les chiens, ce me semble, que le crédit a été inventé.

Bastringue. La raison qu'il vient de nous pousser là en dehors entre ses babines, n'est pas fausse au moins. Une goëlette ou un joli petit brick, raboté et verlopé pour la bagatelle, ne doit pas coûter plus cher que ce que nous aurons de plomb dans le sac. Une fois l'embarcation trouvée, l'équipage vous tombe à bord, raide comme grêle, quand il sent, le caniche qu'il est toujours, qu'il y a quelque chose de gras à reniffler pour aller du côté de tantôt. Je ne suis qu'un matelot rahuché5 il est vrai, me direz-vous peut-être, et toi, Salvage, tu as été officier au service, c'est prouvé, mais pour ce qui est de ce qui se pratique en fait de flibuste à la mer, j'ai le sensible amour-propre de croire que je suis aussi bon là qu'un autre, pour un coup et même pour deux. Frère José que v'là a été séminariste ou aspirant curé de seconde classe, avant de prendre la carrière de la navigation: d'accord; mais tel qu'il est, sans être matelot mariné dans un baril de goudron comme moi et comme toi, Salvage, je répondrais de son bon sens à la mer, comme de moi, et plus peut-être quasiment en considérant que je suis un peu influencé à lécher coco, et que lui n'est porté par sa seule passion qu'à entreprendre sang-froidement6 du grabuge. Ainsi donc pour t'en finir, tu peux être véritablement persuadé, Salvage, que nous deux, c'est toi en deux morceaux, et comme qui dirait un grand mât en deux pièces d'assemblage. Je n'ai pas, à moi appartenant, une pièce de six liards fendue en quatre, et j'ai de l'ambition, c'est encore possible. Mais la rafale d'un homme (la pauvreté) et l'ambition, n'empêchent pas le cœur d'être placé à babord (à gauche) chez les bons bigres de mon gabarit, et j'aimerais mieux déralinguer l'Ante-Christ sur le maître-autel de la première cathédrale venue, que de faire tort à un ami de ce qu'il m'aurait prêté pour me soulager dans un coup de cape.

José. Déralinguer l'Ante-Christ sur le maître-autel! Oh! mon cher ami, que tu connais admirablement bien les colonies!

Bastringue. Oui, José, c'est comme je te le cautionne; déralinguer l'Ante-Christ ou n'importe quoi sur le maître-autel, je ne m'en dédis pas, et il n'y a pas là de quoi à rire, parce que, vois-tu bien, je me fiche autant de l'Ante-Christ que de défunte la patte droite du singe de Madras7. Mais la seule chose que je respecte et dont je ne me ficherai jamais de la vie, c'est la confiance d'un ami. Jean Bonhomme qui ne pense pas comme Bastringue sur le sexe de l'amitié, ce doux présent des cieux et de la nature, comme on dit!

Salvage. Laissons là tous ces mots détournés et allons droit au fait. Vous connaissez mes goûts, et je vous ai exposé ma situation. J'avais dans la marine militaire un joli grade que j'ai quitté, et ce qu'on appelle même une belle perspective dont je n'ai plus voulu. Cette carrière qui pouvait me convenir, quand nous avions la guerre, a fini par m'ennuyer dès que nous avons eu la paix. J'étais né pour être corsaire, et je ne veux pas aujourd'hui faire mentir ma vocation; et ma foi, s'il faut devenir forban, faute de mieux, eh bien, je deviendrai forban s'il le faut, en disant au ciel: Eh bien, c'est toi qui l'as décidé. Voilà ma confession faite.

Bastringue. Forban, et pourquoi pas? n'est-ce pas un métier tout comme un autre, quand on a le hasard de pouvoir le faire sans bassesse, avec honneur, et sans…

José. Et sans se faire capeler la hart au gosier, ou le croc de la chaudière du cook, au-dessous de la mandibule inférieure.

Bastringue. Tais-toi un peu, José, laisse parler Salvage, matelot! Ce n'est pas du latin qu'il nous faut; c'est des raisons, et de bonnes encore, si c'est possible, s'entend.

Salvage. Vos petites ressources, à vous, se sont épuisées; et comme on dit, le balai de la rafale a passé sur la carlingue de votre cale vide. Mes ressources, à moi, se sont accrues dans une proportion inespérée. Je n'ai plus ni parens à ménager, ni devoir à remplir dans ce pays où je suis né, et où je ne veux pas mourir, et que je puis, par conséquent, quitter dès aujourd'hui même, et cela sans regret, sans remords et sans avoir à craindre d'y laisser un souvenir…

José. Oui, enfin, tu peux quitter la terre natale, en secouant, comme dit l'Evangile, la poussière de tes sandales sur le seuil de ces riches inhospitaliers.

Bastringue. Et nous, comme ne le dit peut-être pas l'Evangile, en décrotant nos savates sur la porte de tous les bouchons de la colonie. Partons donc, mes amoureux, appareillons tous trois chacun de notre bord, et le plutôt ne sera que le mieux.

Salvage. C'est cela; mais avant de nous séparer, il me reste, vous savez bien, un mot à vous dire à l'oreille, mes bons camarades. J'ai vingt-quatre mille gourdes à moi, n'est-ce pas? c'est par conséquent huit mille gourdes que j'ai à chacun de vous, par la raison toute simple, que vingt-quatre divisé par trois, donne huit au quotient. C'est nous trois qui sommes ce quotient.

Bastringue. Sait-il donc calculer finement, ce jeune homme là! Ah! v'là ce que c'est aussi que d'avoir appris les mathématiques et le dessin. Moi, toute ma vie, comme me le répétait si souvent mon oncle le capitaine Ituralde, avec qui j'ai navigué dans le temps, je ne serai jamais qu'un lofia, quand je vivrais autant que feu Mathieu-salé et même plus.

José. Salvage, mon vieux, je ne chercherai pas ici à te payer en beaux complimens, le service positif que tu veux bien nous rendre. J'accepte pour ma part et Bastringue en fera autant que moi, je puis t'en répondre. Ce seul mot doit suffire à ton cœur, et dès aujourd'hui nous pouvons dire tous les trois, grâce à ta succession et à ta générosité: Conjunctissima est internos et in æternum voluntas!

Salvage. A merveille, voilà une grande affaire emmanchée, et par le bon bout avec un bel amarrage en latin. Mais que fais-tu donc là, toi, Bastringue? Dieu me confonde, on dirait qu'il pleurniche, notre sensible ami!

Bastringue. Non, ce n'est rien, mes matelots. Excusez-moi si je fais actuellement un peu d'eau par les hauts. C'est ce coquin de José, qui, avec ses remercîmens en latin, vient de faire suinter la garniture de mon œil de babord. C'est un rien, v'là que j'ai déjà fini.

Salvage. Il s'agit bien, ma foi, de s'attendrir ainsi comme des chiffes et pour si peu de chose encore! C'est de nos conditions qu'il faut maintenant nous occuper. D'abord, il est déjà convenu que chacun de nous naviguera de son bord, ainsi qu'il l'entendra, dans l'intérêt commun de l'entreprise. Mais, combien de temps durera l'association et dans quel lieu et à quelle époque nous reverrons-nous pour régler ensemble nos artufailles?

José. Mets dans un an; ce ne sera pas trop peut-être, mais ce devra être assez pour nous donner le temps d'exécuter quelque chose de propre et de bien conçu.

Bastringue. Oui, un an; ce sera suffisant pour moi et vous, car d'ici ce temps là je vous promets bien d'avoir fait mon beurre ou opéré ma crevaison générale et définitive, tout l'un ou l'autre, pas de milieu!

Salvage. Va donc pour un an! Et en quel endroit nous réunirons-nous à l'expiration de ce terme? Ici, à la Havane ou à Saint-Thomas!

José. Ici, non: la surveillance de l'autorité y est trop active et trop bégueule. A la Havane non plus; il y a là trop de jaloux et de concurrens pour ceux qui ont réussi à faire leur pelote dans le genre d'affaires embrouillées que nous allons mettre sur le dévidoire. A Saint-Thomas, à la bonne heure, parce que c'est là un pays libre, où la course est défendue, mais où tous les corsaires sont toujours certains d'être bien accueillis quand ils reviennent surtout avec la cale pleine et l'estomac vide.

Bastringue. A Saint-Thomas soit, dans un an, à partir du moment: c'est dit et conclu, mais à seule fin que je n'avale pas le mot d'ordre que nous venons de nous donner, je vous prierais, mes matelots,8 si c'était un effet de votre bonté, de m'écrire tout ce que vous avez dit sur un petit morceau de papier blanc, et de me relire mon devoir jusqu'à ce que je puisse bien l'arrimer dans la soute la plus gardière de ma gueuse de mémoire.

Salvage. Eh vertudieu! il vient d'avoir là une bonne idée, le commodore Bastringue! Pourquoi ne ferions-nous pas entre nous une façon de petit engagement que nous signerions tous les trois?

José. Je ne demande pas mieux pour mon compte. Voyons, Salvage, procure-moi, s'il se peut, une plume, de l'encre et le premier rebut de papier que tu pourras trouver. Je vais, si vous le voulez bien, vous servir de notaire, et vous allez voir comment je sais dresser au besoin avec des pattes de mouches au bout de la plume, un acte authentique selon les formes prescrites par la loi.

Bastringue. Ah! je me doutais bien, moi, depuis le temps que nous parlons, que je finirais par avoir une idée! c'est que voyez-vous je me suis toujours laissé dire par le capitaine Ituralde, mon oncle, que «les paroles sont des femelles et que les écrits sont des mâles.»9 Ecris, José, écris, mon fiston, puisque tu es assez heureux pour avoir la parole en bouche et l'orthographe sous la patte.

Salvage quitta alors la table près de laquelle il était assis pour venir ramasser d'un tour de main sur le comptoir, l'unique plume, le débris d'encrier et le seul registre que possédât l'établissement; et après avoir arraché un des feuillets presque blancs du livre de comptabilité de mamzelle Zirou, il remit toutes ces fournitures de bureau à frère José, en lui disant:

—Voilà, j'espère, tout ce qu'il te faut pour nous dresser un bel et bon acte d'engagement en forme, si toutefois tu peux y voir encore assez avec ces deux mauvais quinquets qui éclairent si pitoyablement l'habitacle de la turne. Personne, au reste, ne viendra te déranger dans ton travail important. Ils ronflent là tous deux sur le canapé, comme deux boulets creux; par conséquent, ils ont des yeux pour ne pas nous voir, et des oreilles pour ne pas nous entendre.—Ecris, verbalise et notarise tant que tu pourras. Pendant ce temps, je vais brûler avec le vieux Bastringue, le bout de chiroute, (le bout de cigarre) de l'amitié et de l'estime.

Maître Bastringue, après avoir pris le cigarre que lui présentait le capitaine, n'eut rien de plus pressé que de s'approcher à pas de loup de mamzelle Zirou et de moi, pour nous passer sa lourde main calleuse à deux pouces du visage, afin de s'assurer, au moyen de cette précaution expérimentale, que nous dormions aussi parfaitement que nous avions l'air de le faire. Puis il ajouta en allumant son bout de tabac:

—Oui, ils tappent tous les deux de l'œil, ensemble et séparément!… C'est une belle femme tout de même que cette demoiselle Zirou, quand elle dort… Mais comment se nomme donc ce petit jeune homme qui s'est élongé là sans façon sur l'empointure du canapé de la bourgeoise?

—Ça? répondit Salvage sans avoir l'air de prêter beaucoup d'attention à la question de son ami, c'est quelque petit mouton-France10 nouvellement débarqué pour se faire tondre le poil par la fièvre jaune et élire son dernier domicile au trou-à-patates.11 Bastringue n'ajouta aucune réflexion à ces mots, et il fit bien, car la sinistre prédiction contenue dans la réponse du capitaine, m'avait déjà si fort agité, que si la conversation avait duré plus long-temps sur ce ton, je crois que je n'aurais pu résister une minute de plus à l'envie de me réveiller et d'évacuer le lieu où le jeune pirate venait de tirer si lestement mon horoscope. La bonne mamzelle Zirou, qui ne fermait pas si complètement l'œil, qu'elle ne pût lire sur mon visage le trouble qui venait de s'emparer de tout mon être, étendit doucement sa main vers moi pour serrer la mienne en me disant à demi-voix: Laissez-les radoter; ils iront peut-être avant vous engraisser les tourlouroux du petit Bordeaux12

Frère José, chargé de la rédaction de l'acte qu'on avait confié à son expérience, écrivait, biffait, et raturait tant qu'il pouvait. Le tonnerre continuait toujours à gronder, la pluie à tomber, et les deux quinquets à vaciller sous l'effort des rafales qui à chaque instant venaient soulever les persiennes du salon. Le capitaine Salvage et maître Bastringue se promenaient à longs pas de chaque côté du billard, mais en observant le plus grand silence de peur de troubler, dans son labeur intellectuel, la tête préoccupée de leur secrétaire. Ennuyé enfin d'attendre aussi long-temps le chef-d'œuvre de style authentique qu'élaborait depuis près d'un quart-d'heure la plume minutieuse du nouvel homme de loi, l'un des deux promeneurs, et ce fut, je crois, maître Bastringue, se mit à interpeller ainsi frère José:

—Eh bien! l'écrivain, auras-tu bientôt fini de grignotter cette rognure de papier!

—Dans une seconde, tout au plus, répondit le notaire de circonstance; il ne me reste que le mot sacramentel: ne varietur, à apposer au bas du contrat… Mais c'est déjà, tenez, une affaire faite et une formalité remplie selon l'usage consacré. Ecoutez bien maintenant; je vais procéder à la lecture de ce projet d'engagement, en appelant votre attention sur chacun des articles qu'il renferme.

«Ce jour trente juillet, l'an de grâce ou de crasse, mil huit cent et tant, en toutes lettres, nous, officiers du commerce, soussignés, nous sommes présentés les uns devant les autres, pour arrêter entre nous une société qui aura pour but:

ARTICLE PREMIER.

«L'exploitation d'une petite industrie maritime que nous ne nommerons pas.»

ARTICLE SECOND.

«Chacun des associés recevra huit mille gourdes rondes, pour mener sa barque comme il l'entendra dans l'intérêt de la bagatelle.

ARTICLE TROIS.

«Les fonds fournis par le capitaine Salvage, lui seront restitués une fois la triple opération terminée, en capital et intérêts, sans préjudice de sa part des bénéfices qu'ils auront procurés à l'aimable société.

ARTICLE QUATRE.

«Chacun des associés actifs s'engagera en outre, sauf le cas de force majeure légalement constaté, à se rendre dans un an à partir de la date de la signature du présent, à l'île St.-Thomas, pour là, étant, débrouiller ses comptes et expliquer sa conduite à ses co-associés; faute de quoi les sociétaires mécontens auront le droit de courir les uns sur les autres, jusqu'à ce que mort s'ensuive et que justice soit faite.

«Fait simple et de bonne foi en notre seule présence, au café de la Pointe, les jour, heure et an que dessus.

«Signé, etc.»

—C'est ça, c'est ça! s'écria Bastringue émerveillé. Ce canaillon de José vous a de l'esprit comme un livre imprimé. J'amène mon grand pavillon sous sa volée.

—C'est bien sans doute, reprit Salvage, mais ce n'est pas tout. José, fais-moi le plaisir d'ajouter pour postscriptum, ce que je vais avoir l'honneur de te dicter:

«Quatre parts du butin seront faites au décompte général. Celui qui sera reconnu pour avoir le mieux gouverné sa barque pleine, recevra à lui seul deux parts de rabiot pour sa ration de récompense.

«Signé et paraphé comme dessus.»

—Et pourquoi cette clause supplémentaire? demanda José, en soulevant sa plume à deux doigts du papier sur lequel il venait de griffonner ce postscriptum.

—Pourquoi me demandes-tu? reprit Salvage, mais pour accorder à notre manière, une croix d'honneur en argent comptant, au plus de talent ou au plus de courage.

—Et peut-être bien au plus de bonheur, observa mélancoliquement José.

—Je ne dis pas non, répliqua aussitôt le capitaine; mais le bonheur, à mes yeux, c'est du talent, quand il s'agit de ramasser de l'argent, plus que d'acquérir de la verroterie de gloire, et de faire de la quincaillerie de sentiment.

—Tonnerre de Dieu! il a raison, lui, Salvage, hurla à son tour Bastringue; au plus chanceux le gros lot, et au plus traînard la pelle au… vous savez bien où, sans qu'il soit besoin de vous le dire. Tous deux, vous êtes des hommes d'esprit, tandis que mon seul génie, à moi, c'est le bonheur; et il ne serait pas juste que je n'eusse rien à gratter, quand vous auriez tout à ramoner. Signons donc le contracte, avec le proscrithomme comme a dit Salvage, et le ne avarietur13 de l'affaire, comme a dit José. A toi l'honneur, mon capitaine, en ta qualité d'officier payeur de la garnison.

Salvage relut l'engagement, prit la plume que lui présentait poliment Bastringue, et il signa.

Frère José, avant d'apposer son respectable nom au bas de l'œuvre qui venait de fleurir sous sa main, plaça quelques points sur les i, ajouta deux ou trois virgules pour rendre le sens de ses phrases plus complet, souligna cinq à six mots, et parapha ensuite le tout.

Vint, après lui, le tour de maître Bastringue, qui s'écria en sautant sur la plume comme sur un épissoir: C'est donc à moi à signaler mon nom, à présent! voyons: c'est la seule chose que je sache faire un peu proprement en fait d'écriture. Coquine de plume! ça rebrousse sur le papier, comme la pointe d'un vieux soulier sur des enfléchures de grands haubans… c'est égal… voilà mon contingent payé: Aimable-Alphonse Le Souef, dit Bastringue… Mais attendez donc un peu, les enfans, il me vient encore une autre idée: Il faut que je mette mon timbre à la suite de mon nom de famille: ce sera mon ne avarietur, à moi.

Et disant cela, maître Bastringue vous dégaina de sa ceinture, un large poignard que sa lourde main enfonça sur le papier en traversant du même coup toute l'épaisseur de la table.

En ce moment-là même, le tonnerre qui n'avait pas cessé de gronder au haut des airs, éclate sur la maison ébranlée avec un fracas épouvantable; une rafale impétueuse soulève et brise en les tordant, les persiennes du café, éteint les deux quinquets du billard; et à l'explosion des éclairs qui viennent coup sur coup éblouir mes yeux effrayés, j'aperçois les sinistres figures de mes trois pirates, se dessinant immobiles et lumineuses sur le fond des ténèbres de la salle… La lame étincelante du poignard de maître Bastringue brillait à côté d'eux sur la table qu'ils entouraient encore dans l'attitude de l'impassibilité la plus absolue.

L'obscurité enveloppa, après cette seconde de vertige pour moi, les acteurs de cette scène terrible que je n'oublierai jamais, tant ce coup de tonnerre, ce coup de poignard et ces trois infernales figures de forbans, avaient bouleversé toute mon imagination.

—Il vente dur, dit Salvage, le premier, et je n'y vois plus goutte. Je crains que nous ne puissions déraper d'ici demain. En attendant, allons compter nos doublons chez moi, pour nous reposer ensuite et nous préparer à détaler avec le jour, si le jour se lève encore une fois pour nous.

—Oui, comme de fait, ajouta Bastringue, il vente ce soir la peau du diable, et Maribarou (le tonnerre), fait un boucan à ne plus pouvoir causer en société. Valsons.

—Et notre engagement signé et paraphé, fit observer José en souriant, dans quelles mains sûres et fidèles le déposerons-nous? Au greffe du Tribunal de Commerce ou de la Cour Royale?

—Eh vertudieu! s'écria le capitaine, pourquoi pas au greffe ou plutôt dans les griffes de cette grosse mère Zirou qui dort là sur son canapé, comme une paille de bitte? Attendez, je vais la réveiller un peu du péché de paresse, pour en faire la discrète dépositaire de notre contrat… Eh! mamzelle Zirou, la mère Zirou! Voyons, debout au quart! Et écoutez bien la consigne du commandant pour le reste de la nuit!

La feinte dormeuse, qui jugea probablement avec sa sagacité ordinaire, que l'instant de se réveiller était venu, répondit au capitaine Salvage de la voix la plus nonchalante et la plus hypocrite qu'elle put prendre: Plaît-il, capitaine? Qu'y a-t-il pour votre service?

—Il y a pour mon service, la belle enfant, que voilà un petit papier babillard que nous confions à votre discrétion et à votre bonne garde, en le déposant dans votre chaste sein. C'est quelque chose de secret dont vous ne parlerez à qui que ce soit, et que personne ne doit aller chercher là, entendez-vous bien, sinon, nous ne rirons plus comme nous le faisions avec vous.—Adieu, embrassons-nous tous les quatre jusqu'au revoir, et motus surtout jusqu'à nouvel ordre.

Le capitaine seul embrassa la beauté qu'il croyait avoir arrachée aux langueurs du sommeil le plus profond. Cela fait, les trois amis disparurent dans l'obscurité en cherchant à tâtons et à la lueur éblouissante des éclairs qui semblaient guider leurs pas, la porte du café et le chemin de leur demeure.

Un grognement psalmodique se fit entendre une demi-minute après la sortie de ce trio d'honnêtes forbans. C'était maître Bastringue qui grommelait harmonieusement, les informes couplets d'une complainte burlesque sur l'air: Jusqu'au revoir la brune:

La nuit s'est fait négresse
Pour mieux tromper l'Amour;
Mais je ne prends maîtresse,
Qu'avec le point du jour.
Que penserait ma belle,
Si j'accostais le soir,
Un vieux congo femelle
Pour un cotillon noir.
Avec de fort beau linge
Et des souliers mignons,
Je connais plus d'un singe
Qui seraient beaux garçons.
Mais sans souliers ni linge,
Combien de beaux garçons
Feraient de vilains singes
Ou de sales guenons.
Les petits pois sont tendres;
Mais à cuire ils sont durs
Surtout quand sur la cendre…14

Le chant du matelot se perdit bientôt dans le tumulte des élémens, et maître Bastringue jetant au vent les derniers vers de ses couplets, s'éloigna avec l'orage qui continuait à gronder sur sa tête.

La solitude, le silence et les ténèbres régnèrent seuls dans la rue qu'ils venaient d'abandonner.

Quels hommes! dis-je à ma compagne, une fois qu'ils furent loin. Les croyez-vous capables de faire ce qu'ils ont résolu?

—Eux? me répondit en soupirant mademoiselle Zirou, je les crois capables de tout, hors le bien.

—Quoi, le capitaine Salvage pourrait?…

—Faire comme les autres. Et pourquoi pas? Ce n'est pas le troupeau sain qui guérit la brebis galeuse: c'est la brebis galeuse, au contraire, qui empeste le troupeau sain.

—La brebis galeuse! oui, je vous comprends, c'est ce maître Bastringue avec son vilain poignard.

—Lui! ah bien oui! c'est un gros matelot qui crie plus fort qu'il n'en fait. Le pire des trois, c'est celui qu'ils appellent frère José; l'esprit de l'enfer descendu sur terre dans le corps d'un mauvais petit prêtre manqué.

—Et ce papier qu'ils ont laissé dans vos mains, qu'en ferez-vous?

—Mais, je le garderai, tiens! Peste! il ferait beau leur manquer de parole à ces compères là! Vous n'avez donc pas entendu ce que m'a dit le capitaine avant de m'embrasser? Ah! mon cher petit monsieur, si, comme moi, vous aviez connu pendant une partie de la dernière guerre, tous les corsairiers de la colonie, vous sauriez qu'il ne faut jamais plaisanter avec eux, quand ils n'ont que l'air de rire.

—Et que vont-ils faire et devenir à présent ces malheureux?

—Dieu seul le sait; mais ils me tromperaient bien s'ils faisaient ou s'ils devenaient quelque chose de bon.

Notre dialogue nocturne sur le compte des pirates, s'arrêta là. Mon interlocutrice, en prononçant ces derniers mots, s'était endormie très sérieusement pour cette fois, en rêvant peut-être aux trois terribles pratiques qui venaient de nous quitter.

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