Les trois pirates (1/2)
NOTES.
PAGE 4, LIGNE 3.
[1] Les événemens qui signalèrent en l'an X la reprise de la Guadeloupe insurgée, mirent en présence ces deux noms célèbres, que j'ai associés de nouveau dans la première page de mon livre qui n'ajoutera malheureusement, ni un fleuron de plus à leur célébrité, ni un souvenir de plus aux souvenirs honorables qu'ils ont laissés.
Ce fut au général de division Richepanse, que le premier consul confia pendant la petite paix la mission de réduire cette île, la seule possession d'outre-mer qui, avec St.-Domingue, résistât à la nouvelle organisation coloniale décrétée par le gouvernement de la métropole. Un homme de couleur, nommé Magloire Pélage, voulant s'élever, dans son pays, au rôle que remplissait alors avec un certain éclat, Toussaint-Louverture au cap Français, s'élança à la tête des nègres et des mulâtres pour repousser la constitution consulaire qui leur avait fait espérer la liberté et qui ne leur rapportait que l'esclavage dont ils s'étaient affranchis. Le contre-amiral Lacrosse, gouverneur-général de la colonie attaquée par les rebelles, fut obligé d'abandonner le champ de bataille à l'insurrection victorieuse, et d'aller chercher un refuge dans l'île anglaise de la Dominique… A la nouvelle de cet événement, Richepanse partit de Brest avec sa petite armée expéditionnaire, sur une division commandée par le contre-amiral Bouvet, et débarqua à la Guadeloupe pour soumettre et punir les révoltés dans lesquels le premier consul n'avait voulu voir que des coupables à châtier, et non des hommes égarés avec qui le gouvernement pût s'abaisser à parlementer.
Le débarquement des troupes françaises s'exécuta sous le feu mal servi des batteries de la Basse-Terre. Un corps de noirs commandé par Pélage tenta de s'opposer à la descente: il fut culbuté, dispersé, et les débris de cette bande d'insurgés inaguerris allèrent se jeter dans un petit fort où, cernés de toutes parts, ils se firent sauter avec la poudre qu'ils avaient tenté trop inutilement d'employer à la défense de leur cause et de leur patrie. La Guadeloupe se rendit à discrétion, après cette vaine résistance, au général en chef, et la soumission de Pélage fut bientôt annoncée en France, comme un événement important et décisif pour l'avenir des Antilles. Telle fut l'élévation fugitive et la chute subite de ce mulâtre, qui, pendant l'insurrection dont il était devenu l'âme et le cœur, aurait pu tracer en caractères de feu et de sang, la date de son passage éphémère au pouvoir, et qui sut arrêter les excès des siens et respecter la faiblesse des habitans que le sort des armes avait mis en sa puissance. Magloire Pélage, dont on aurait déjà oublié le nom à la Guadeloupe, si ce nom n'avait rappelé que du sang ou de l'ambition, a laissé de lui des souvenirs remarquables que l'histoire traditionnelle du pays s'est plue à recueillir, parce que cet homme fut autre chose qu'un insurgé ridicule et qu'un rebelle vindicatif.
Le général Richepanse, que tant de combats avaient épargné en Europe et que tant de gloire environnait déjà, mourut de la fièvre jaune à la Basse-Terre, après avoir fait réintégrer l'amiral Lacrosse dans son ancien gouvernement, et au moment où la colonie française attendait son bonheur de la sagesse du guerrier à qui elle devait sa tranquillité renaissante. Richepanse avait trente-sept ans lorsqu'une mort trop soudaine vint le frapper au sein de toutes les espérances que la patrie avait encore placées en lui. Un des forts de la Basse-Terre prit le nom de Fort-Richepanse, en recevant avec orgueil dans son enceinte le cercueil et la dépouille périssable du jeune et illustre capitaine dont la colonie pleurait la fin prématurée, et dont notre histoire militaire avait depuis long-temps recueilli le noble souvenir.
PAGE 5, LIGNE 8.
[2] Mamzelle Zirou et non pas Giroux, quoique ce nom tout européen de Giroux eût été probablement celui du père de la maîtresse du Café de la Pointe; mais le zozement si naturel aux créoles avait fini sans doute par convertir le nom de Giroux trop difficile à prononcer pour eux, en celui de Zirou, plus doux et plus euphonique.
PAGE 11, LIGNE 19.
[3] Un coup de tems signifie dans le langage technique du marin, un coup de vent. Mais comme un coup de vent est presque toujours pour eux un événement remarquable, ils se servent quelquefois de ce mot composé coup de tems pour désigner par métastase, le fait qui les frappe ou l'accident qui leur arrive dans les circonstances quelquefois les plus étrangères aux choses du métier. C'est encore une transition du nom propre au langage figuré.
PAGE 17, LIGNE 2.
[4] On a trop long-temps confondu entr'elles la course et la piraterie, faute d'avoir su se rendre compte de la différence qui existe entre ces deux faits très faciles à apprécier et à spécialiser. Un Corsaire et un Pirate sont encore, pour la plupart des gens du monde, deux mots identiques qui emportent avec eux la même idée. Mais c'est là une erreur que, pour l'honneur des corsaires d'abord, et des personnes un peu versées dans la connaissance des termes synonymiques, nous regrettons d'avoir à relever.
Un corsaire est un bâtiment marchand, armé par des particuliers, et qui navigue avec l'autorisation du gouvernement, pour le compte de ses armateurs, et même un peu pour celui du gouvernement, sous le même pavillon que les navires de l'Etat. Il ne peut par conséquent exister de corsaires qu'en temps de guerre.
Un pirate est, au contraire, un navire qui, n'étant d'aucune nation, arbore à son gré tous les pavillons pour s'emparer, contre le droit de tous les peuples, des bâtimens qu'il lui convient d'amariner. C'est surtout en temps de paix qu'il y a des pirates et que la piraterie devient le plus facile à exercer, car c'est surtout alors que l'absence des croiseurs et la confiance avec laquelle naviguent les bâtimens de commerce, peuvent assurer une certaine impunité et promettre de certaines chances de bonheur, aux navires auxquels il plaît d'écumer ou de balayer la mer.
Un corsaire est, enfin, pour rendre la distinction que nous avons établie plus sensible, un corsaire est le soldat qui fait partie d'un corps franc, pendant la guerre. Le pirate ou le forban n'est autre chose qu'un voleur de grand chemin, un détrousseur de passans sur la voie publique de l'Océan.
Sous Louis XIV, ou plutôt sous le grand Colbert, la plupart des capitaines de corsaires qui s'étaient le plus distingués par leur audace ou leur habileté, furent appelés à remplir des grades élevés dans la marine royale. Duquesne, Duguay-Trouin, et le plus célèbre quoique le moins remarquable de tous, Jean-Bart, n'avaient pas eu d'autres commencemens. Leurs exploits et leurs succès avaient ennobli leur origine maritime; et les lettres de marque qu'ils avaient obtenues pour faire la course, devinrent plus tard les lettres de noblesse qui leur ouvrirent la carrière de l'avancement dans la marine militaire.
PAGE 20, LIGNE 4.
[5] Rahucher un navire (pour rehucher), c'est refaire ses hauts pour élever, en reconstruisant sa partie supérieure, le dessus de ses œuvres-mortes. Un bâtiment rahuché, c'est-à-dire remonté après coup, a presque toujours une mauvaise grâce, et la trace pénible du remaniement se trahit le plus souvent dans les efforts mêmes que l'on a faits pour mieux en dissimuler l'étrangeté.
Un matelot qui sort tout guindé de sa classe, sans pouvoir réussir à abandonner avec sa casaque, les manières qui décèlent trop évidemment son origine, est un matelot rahuché, c'est-à-dire, par ironie, un navire que l'on a cherché vainement à rendre plus vaste ou plus élégant après coup. Cette expression de matelot rahuché, est un des plus heureux tropes maritimes que je connaisse. Les expressions de canaille enrichie et de gueux remplumé, beaucoup plus usitées, valent bien moins.
PAGE 20, LIGNE 20.
[6] Sang-froidement, est un adverbe de manière qui, certes, est bien loin d'être français; mais il est matelot. Les marins, qui ne se piquent pas de parler correctement la langue dont ils se servent par habitude, se piquent de faire entrer dans le moins de mots ou de lettres qu'ils peuvent, l'idée qu'ils ont besoin d'exprimer le plus promptement possible. Au lieu de dire avec sang-froid, il peut leur sembler quelquefois logique de dire sang-froidement, comme ils nous entendent dire simplement, pour avec simplicité. Et remarquons bien que ce ne sont pas eux qui cessent d'être logiques avec les allures irrégulières de notre langue: c'est notre langue capricieuse, au contraire, qui a presque toujours le tort de ne pas être assez logique pour eux. Si par malheur l'Académie française avait à créer des verbes, pour exprimer le plus imitativement possible le battement d'une voile, l'action de descendre un fardeau à la poulie, ou celle de détacher une amarre, croyez-vous bien qu'elle inventât des mots plus brefs, plus complets que ceux de ralinguer, affaler, ou larguer, pour dire une voile qui bat, un poids que l'on descend en douceur, une amarre que l'on détache!
Une voile qui faséie ou qui flavie, une amarre qui rippe en se raidissant, un câble qui se raque sur le fond, un cordage que l'on trésillonne en l'étreignant avec un anspect, la mer qui moutonne à l'horizon, la lame qui déferle à bord, le navire qu'on remorque, le corsaire qui cingle en pinçant le vent, le remoux que laisse le courant, la mer phosphorescente qui brésille, le hunier qu'un coup de vent déralingue, m'ont toujours paru d'excellentes onomatopées.
PAGE 22, LIGNE 1.
[7] Je ne sais en vérité pas quel rôle a pu jouer le singe de Madras, dans l'histoire des humaines superstitions, ou dans celle de l'idolâtrie des peuples de l'Inde. Mais ce que je sais fort bien, c'est l'importance que la patte de ce singe fameux a acquise dans les entretiens des marins. Jamais le bœuf Apis, et le chien Anubis, ne jouirent, même dans la payenne Egypte, d'une célébrité plus grande que celle qu'a obtenue dans la tradition maritime, la patte de ce singe de Madras, si digne d'occuper et d'exercer la science de nos archéologues. Quant à moi, tout ce que je suis fondé à admettre pour me faire une idée un peu complète de l'opinion que se sont formée les matelots sur ce fabuleux animal, c'est qu'un singe régnait à Madras, ou y était adoré comme un dieu, ce qui est à peu près la même chose, et qu'un téméraire osa couper la patte du quadrumane, auquel on voulait peut-être lui faire rendre hommage comme à un souverain ou à une idole. Telle est l'explication sinon la plus savante, du moins la plus naturelle que j'aie trouvée, pour rendre quelque peu intelligible pour moi l'allégorie peut-être cachée sous cet emblême; et ce qui me fait ajouter quelque prix à cette manière de penser, c'est l'expression dont les matelots se servent pour rabattre l'orgueil du crâne qui les provoque, ou du fanfaron qui ose les défier… Ah ça! disent-ils, est-ce toi qui as coupé la patte du singe de Madras? Certes, celui des lieutenans de Cambise qui fit mettre comme un gigot, le bœuf Apis à la broche, a acquis bien moins de renom populaire que l'illustre inconnu qui a coupé la patte du mystérieux singe de Madras.
Bien malheureux est le capitaine qui fait dire à l'équipage dont il a pu être jugé sur ses premiers actes: Ce n'est pas encore celui-là qui a coupé la patte du singe de Madras.
PAGE 28, LIGNE 1.
[8] Le militaire nomme le soldat près duquel il couche à la caserne, son camarade de lit. Le marin appelle son matelot, le camarade avec lequel il partage son hamac. Ce nom de mon matelot, qui a quelque chose de si confraternel et de si touchant dans son acception la plus restreinte, a été introduit avec assez de bonheur dans le langage imposant de la tactique navale. Dans une escadre, le matelot d'avant ou le matelot d'arrière d'un vaisseau, est le vaisseau qui le précède, ou celui qui le suit en ligne: c'est en un mot son ami de bataille, son compagnon de manœuvre et son camarade au feu.
Amateloter deux hommes dans le service du bord, c'est leur donner le même hamac, c'est leur affecter le même poste de repos dans la batterie ou l'entrepont; c'est le plus souvent, aussi, lier ensemble leurs deux existences, et leur imposer en quelque sorte, avec les mêmes devoirs, une amitié qui ne finit ordinairement qu'avec leur vie. Dans cette carrière de l'homme de mer, semée de tant de fatigues et de privations, hérissée de tant de vicissitudes et de dangers, s'il est entre deux hommes, un nom plus doux que celui de mon ami, un titre presque aussi tendre et aussi sacré que celui de mon frère, c'est bien certainement celui de mon matelot.
PAGE 29, LIGNE 4.
[9] Traduction peu libre du proverbe latin: verba volant scripta manent. Les paroles sont des femelles, elles s'envolent: les écrits sont des mâles: ils restent. Ces vieux dictons tendraient à prouver que les marins, chez qui il est en un très grand honneur, ont conçu depuis long-temps, sur la foi à accorder aux paroles du sexe, une opinion assez peu flatteuse pour la fidélité des engagemens féminins.
PAGE 31, LIGNE 5.
[10] Petits moutons-France, nom que les créoles donnent plaisamment aux jeunes Européens nouvellement débarqués dans la colonie, sans doute pour faire allusion aux premiers Français que le indigènes virent arriver dans ces climats brûlans, le dos couvert d'épais vêtemens de laine.
PAGE 31, LIGNE 8.
[11] Le trou-à-patates, le cimetière.
PAGE 32, LIGNE 3.
[12] Le petit-Bordeaux, lieu où l'on enterrait autrefois les morts à la Pointe-à-Pitre, pendant les épidémies.
PAGE 37, LIGNE 2.
[13] Maître Bastringue, plus habitué à entendre parler d'avaries, qu'à employer le verbe varietur dans ses citations, devait être aussi plus porté à se servir de la négation ne avarietur que de la formule plus classique ne varietur. Les barbarismes, au reste, ne lui coûtaient guère, et il aurait probablement été peu difficile de le faire reculer devant une difficulté grammaticale.
PAGE 42, LIGNE 15.
[14] Il existe dans la marine et pour les marins seulement, une multitude de chansons égarées, qui, depuis un temps immémorial, parcourent les mers, sans que les noms de leurs auteurs soient restés dans la mémoire des matelots qui les chantent, et qui se les transmettent de générations en générations. Les archéologues maritimes chercheraient en vain l'origine de ces rapsodies de bord. D'où elles viennent, on ne sait. Où elles vont, c'est ce qu'on sait le mieux: elles vogueront sans cesse sur l'Océan dans le souvenir de tous les équipages qui les disent et qui les redisent, sans trop s'inquiéter de la biographie des rapsodes auxquels ils doivent ces petits poèmes errans, vieux enfans d'un caprice d'imagination ou des loisirs de quelques heures de quart. Les vieux marins les ont appris à leurs jeunes mousses. Les jeunes mousses les répèteront en vieillissant à leur tour, à ceux qui devront leur succéder dans la carrière; et si parfois une chanson nouvelle vient à poindre à l'horizon poétique qui environne les troubadours du gaillard d'avant, la chanson nouvelle prendra rang sans prendre date, au milieu de ses devancières, et elle courra les mers avec celles-ci, et comme celles-ci, sans qu'on songe jamais à lui demander compte de son origine.
Cette origine, du reste, ne serait pas chose facile à retrouver, si l'on juge des difficultés que pourraient présenter les recherches généalogiques que l'on voudrait faire à cet égard, par la manière dont, en général, ces vieilles chansons paraissent avoir été conçues. Le hasard, une seule fois dans ma vie, m'a conduit à assister comme témoin à l'enfantement poétique d'une chanson de bord; et j'avoue que si, après l'événement, il m'avait fallu assigner une paternité quelconque au chef-d'œuvre nouvellement engendré sous mes yeux, rien n'aurait été plus embarrassant pour moi, que de lui trouver une ascendance positive. Tout l'équipage d'une frégate avait mis la main, pendant près de deux heures, à la confection de ce travail collectif: l'un avait d'abord hasardé un mot, l'autre un vers tout entier, le troisième s'était compromis jusqu'à rimer un refrain, le quatrième n'avait pas craint d'adapter un air de sa façon au premier couplet ainsi improvisé. Tous les gens de quart avaient ensuite répété en chœur le couplet modifié revu et corrigé par une demi-douzaine de censeurs; et après cette mise en scène du premier couplet, la bordée de quart avait procédé à la composition du second, puis du troisième, puis du quatrième couplet, en sorte qu'avant d'appeler sur le pont la bordée qui, à quatre heures du matin, devait prendre le reste du service de nuit, la bordée de minuit avait pu livrer aux matelots qui venaient la remplacer, une chanson toute fraîche éclose du cerveau des poètes de notre harmonieuse frégate.
Les circonstances de cette composition générale, sont encore assez présentes à ma mémoire pour que je puisse les retracer aujourd'hui avec une exactitude que je me hasarderais presque à nommer historique, si de pareils souvenirs pouvaient jamais paraître dignes de la gravité de l'histoire. Mais les personnes qui ne dédaignent pas d'étudier les mœurs jusques dans les actions humaines en apparence les plus frivoles, ne me sauront peut-être pas mauvais gré de leur apprendre comment se fait, ou, pour mieux dire, comment se confectionne une chanson de bord.
Le troisième soir de notre départ de Brest, notre équipage se trouvait livré, pour la première fois depuis notre sortie, au repos le plus parfait que l'on puisse goûter pendant le quart de nuit, à bord d'un bâtiment de guerre. La mer était belle, l'air serein et la brise ronde. Le maître d'équipage placé devant, au milieu de ses gens qu'il regrettait de voir inoccupés, avait engagé les conteurs ordinaires de la frégate à conter un petit conte pour empêcher les oisifs, qui s'étaient assis sur la drôme, de s'endormir comme ils en avaient quelquefois l'habitude. Les conteurs, soit qu'ils fussent peu disposés à mettre aux ordres du maître leurs orgueilleuses muses, ou soit plutôt que le démon de l'inspiration ne fût pas encore descendu du ciel pour eux, répondirent assez peu littérairement, qu'il n'y avait pas mèche pour le moment, et qu'ils avaient déjà défilé leur chapelet la nuit précédente. En ce cas, s'était écrié le maître, qu'on nous chante une petite chanson pour faire danser le monde; ou sinon, gare dessous le premier qui fermera les yeux pour se les tenir chauds.
—Une chanson, une chanson, avaient de leur côté répondu les chanteurs coutumiers du fait, c'est bien facile à dire ça, une chanson! mais quand on a vidé son sac à chansons, et qu'on est à sec, on ne peut pas répéter toujours la même chose, comme ceux qui disent leur pater noster d'un bout de leur vie à l'autre.
—Eh bien! en ce cas, on en fait de neuves, quand les anciennes sont trop vieilles.
—Faire d'autres chansons! et comment encore ça se fait-il selon vous, maître Mérin?
—Comment ça se fait-il de nouvelles chansons? mais tout comme on a fait les vieilles. Vous ne savez donc pas que dans mon temps, le premier matelot venu vous aurait retapé un couplet de romance, plus vite que je ne bois mon quart de vin, et que vous ne pourriez faire un tour mort et deux demi-clés.
—Et encore fallait-il savoir s'y prendre de votre temps?
—Ah pardieu, c'était bien malin, n'est-ce pas? On partait de Brest, une supposition, comme nous l'avons fait, à bord d'un vaisseau ou d'une frégate, peu importe; on savait le nom du vaisseau ou de la frégate, le nom du commandant; la mer était grosse ou belle, le temps noir ou clair. On avait laissé à terre sa maîtresse, et on avait oublié de payer son hôtesse. Eh bien, il n'en fallait pas davantage pour partir de là, et vous bassiner une chanson, et une chanson bien et solidement étalinguée, et je suis sûr, tel que vous me voyez, que dans ma jeunesse, j'ai composé pour mon compte, sans me flatter, plus de cent rondes et autant de petites gaillardises à mettre tout un équipage en révolution de gaîté.
—Et comment, sans vous faire tort, maître Mérin, auriez-vous commencé par composer la moindre des choses, à notre place dans le moment actuel?
—A votre place dans le moment actuel, et dans ma jeunesse, j'aurais d'abord dit… attendez-moi un peu… j'aurais d'abord dit… la première chose venue.
—Oui, mais si la première chose venue ne vient pas?
—Eh bien! on la fait venir d'autorité… Tenez, par exemple, j'aurais fait une chanson sur l'air de n'importe qui:
—Et après?
—Et après, on répète tout le monde:
—Et après, finalement?
—Après, s'écrie en cet instant un petit novice, arrivant fort à propos en aide à la poétique du maître:
—A bord d'une frégate, ça ne peut pas ronfler comme ça, reprit un troisième interlocuteur, attendu que ça manque d'haleine et que l'air est trop long pour aller justement aux paroles qui sont trop courtes; il faut donc dire: A bord de une frégate, pour parler un peu rondement français en chantant.
Le petit novice ayant accepté la rectification, continua:
—Bien! fit maître Mérin: voilà un petit jeune homme de rien, qui nous fait la barbe à tous et à moi aussi. Voilà ce que c'est que d'avoir de l'idée et la langue bien pendue à son âge.
—Ah ce n'est pas plus malin que ça de faire une chanson! brailla un nouveau compositeur en descendant de la hune de misaine pour entrer bravement en lice. Attendez un peu, je vais vous en repasser tant qu'il vous en faudra des couplets à la brasse; et le poète gabier, ainsi réveillé par le bruit des éloges que le maître venait d'accorder au novice, ajouta aux vers déjà mis sur le métier:
—Indubitablement!… dit alors maître Mérin; indubitablement, c'est du chanvre du premier brin que celui-ci vient de nous filer: long, souple et coriace. A-t-il donc l'haleine longue et le souffle robuste! Maintenant il n'y a plus qu'à essayer le premier couplet en le chantant en rond pour voir s'il peut aller bout à bout sans être obligé de lui faire des ajus.
Tous les hommes de quart imitèrent à l'instant même cet avis, et procédèrent à l'épreuve du couplet, en se prenant par la main et en dansant autour du cabestan, au refrain de ce littéraire assemblage de pièces et de morceaux, rétabli dans l'état suivant:
Le succès donna de l'audace même aux plus timides. Après l'heureuse épreuve que l'on venait de faire subir à la première strophe de l'ode ainsi improvisée par les versificateurs du bord, la mêlée devint générale, et il aurait été aussi difficile d'arrêter leur verve, qu'il avait été mal aisé quelques minutes auparavant d'exciter leur veine paresseuse. Tout le monde enfin donna son mot pour lâcher le second couplet, tant chacun se montrait jaloux de porter au moins sa pierre à l'édifice que l'on s'était mis en train de bâtir en commun. Un vieux quartier-maître, aiguillonné par l'exemple des conscrits de la frégate, s'écria tout d'un trait:
—C'est ça, père Laflamme, dit un gros gabier piqué au jeu par la pointe du quartier-maître: attrapez-moi ceci pour l'amarrer à la suite de votre commencement du second:
Le gros gabier épuisé de la route qu'il venait de faire pour la première fois peut-être dans le domaine des Muses, resta court. Mais un petit mousse, qui le suivait, se mit à glapir de sa voix flûtée les vers suivans, en paraphrasant le refrain du couplet déjà chanté:
—Bien souqué, bien souqué, grommela maître Mérin avec l'accent de l'approbation la moins équivoque. Cette nuit, il paraîtrait que c'est au plus failli chien d'avoir plus d'esprit de chanson que les hommes faits. Jusqu'à un moussaillon qui vient de nous envoyer par le bec la moitié d'une bordée de fariboles, comme s'il avait des chansons dans le ventre et le mal de mer du chant d'Opéra dans la bouche, comme on nomme ça à terre. C'est honteux pour nous, le diable me soulage en grand! Mais qui est-ce qui nous fichera le troisième morceau de complainte, en plein dans la physionomie?
Le maître avait à peine prononcé la phrase dans laquelle il exprimait un doute presque injurieux pour le talent des Orphées, qu'un canonnier de marine se mit à roucouler avec un certain air de prétention au sentiment:
L'officier de quart, qui probablement ignorait en se promenant à l'arrière, la noble préoccupation à laquelle s'abandonnaient ses gens du gaillard d'avant, ordonna, en sentant la brise fraîchir, de serrer les catacois et de rentrer les bonnettes de perroquet. C'est ce commandement jeté d'une voix impérieuse et brève dans le groupe de poètes, qui venait de couper ainsi la queue du troisième vers improvisé par le canonnier de marine. Mais malgré cet incident anti-mélodique, les gabiers, arrachés si subitement à leurs littéraires loisirs, n'en sautèrent pas moins vite dans les enfléchures pour grimper sur les vergues des catacois, et pour ramasser les bonnettes qu'on leur avait ordonné de rentrer.
Cette petite besogne de quelques minutes, une fois terminée, chacun se remit avec une verve nouvelle au travail qu'elle avait un instant interrompu. Le canonnier de marine tenant à honneur de finir son couplet commencé, l'acheva presque d'un trait. Mais ce furent surtout les gabiers qui, descendant de dessus leurs vergues et leurs barres, se montrèrent pour cette fois les plus surabondamment inspirés. A la profusion avec laquelle les vers découlaient de leurs lèvres encore un peu humectées du jus du tabac, qu'ils avaient sans doute assez exprimé entre leurs maxillaires, dans leur brusque ascension, on aurait dit qu'en s'élevant jusqu'aux parties les plus hautes de la mâture, ils avaient dérobé au ciel le feu créateur dont ils s'étaient un instant rapprochés. Je veux faire tout le reste de la chanson, s'écriait l'un avec une ardeur toute pyndarique. Non, je veux que tu m'en laisses au moins la moitié, et il n'y en aura pas de trop, répondait l'autre avec non moins de témérité et d'exaltation. Si bien qu'en moins d'un quart-d'heure, la pauvre complainte, que maître Mérin avait eu tant de peine à mettre en train, se trouva composée, rimée et achevée jusqu'au cinquième couplet inclusivement.
Pour l'honneur des belles-lettres du gaillard-d'avant, qui n'ont pas encore obtenu de mention ou de prix académique, et pour la gloire surtout des improvisateurs du bord, qui n'ont jamais songé peut-être à donner de séances publiques, nous rétablirons ici le texte du chef-d'œuvre à la création duquel nous avons assisté, et dont nous venons de retracer la mystérieuse composition à nos lecteurs.
PAGE 57, LIGNE 5.
[15] Le Bitter, liqueur forte, composée d'alcool et du jus de plusieurs plantes amères, comme l'indique le nom de cette boisson spiritueuse qui remplace avec avantage, pour les palais blasés, l'extrait d'absynthe.
PAGE 65, LIGNE 19.
[16] Dans les colonies, le bord de la mer signifie toute l'étendue du rivage. Le bord de mer n'est que le nom d'un quartier. Le bord de la mer se trouve partout dans les îles, mais le bord de mer n'existe que dans les villes.
PAGE 73, LIGNE 16.
[17] Cette manière métonimique de désigner les nègres, depuis que la traite est défendue, a acquis une telle notoriété, qu'il est inutile de dire que c'était de deux-cent-quatre-vingts esclaves que voulait parler le capitaine Salvage, en apprenant à son interlocuteur que son ami avait réussi à débarquer à Porto-Rico, deux-cent-quatre-vingts billes de fin bois d'ébène, à deux pattes courantes.
PAGE 129, LIGNE 8.
[18] Le temps maniable est le temps qui permet de manier le navire. C'est encore le principe actif pris pour le passif, car lorsque le temps est favorable, ce n'est pas lui qu'on manie, mais bien lui, au contraire, qui laisse aux marins la facilité de manier à volonté leur bâtiment. L'habitude de lutter contre tous les élémens, pour parvenir à en triompher, a dû porter assez généralement les marins, à regarder comme des choses passives, les causes naturelles et très agissantes quelquefois, qu'ils cherchent à soumettre à la puissance de leurs efforts.
Presque toujours, du reste, le langage fait et parlé par les marins, porte l'empreinte de cette idée de domination avec laquelle la continuité de la lutte qu'ils livrent aux élémens, tend de bonne heure à les familiariser. Ils disent, par exemple, beaucoup plus par habitude que par orgueil, qu'ils chicanent le vent ou qu'ils font tête à la lame, lorsque c'est le plus souvent le vent qui les chicane en les contrariant, ou la lame qui les emporte sans qu'ils aient pu réussir à lui faire tête. Mais tout en faisant remarquer chez eux cette propension naturelle à l'hyperbole, on ne peut s'empêcher de reconnaître dans ces sortes d'expressions exagérées, une certaine élévation de langage qui doit plaire surtout à tous ceux qui savent combien cette énergie de termes techniques s'allie intimement à l'énergie des idées ordinaires aux hommes de mer.
PAGE 130, LIGNE 1.
[19] Patiner un navire, est une expression fort peu élégante, mais très significative. On la remplacerait difficilement par quelque chose qui la valût. On dit d'un bon et fin manœuvrier: c'est un homme qui patinerait sa frégate ou son navire dans un verre d'eau. L'hyperbole est poussée plus loin quelquefois dans la phraséologie des marins, mais presque toujours elle y est riche d'énergie et de laconisme. Précision et force, c'est le double caractère de leur idiôme: l'incorrection même en constitue quelquefois la richesse et le luxe.
J'ai indiqué du reste, en caractères italiques, les mots qui m'ont semblé appartenir beaucoup plus au dictionnaire usuel du bord, qu'au vocabulaire français.
PAGE 133, LIGNE 12.
[20] Le tigre des mers, pour désigner le requin, est, selon moi, une belle métonimie que les matelots ont trouvée sans avoir eu besoin, je le parierais bien, de recourir à la science des faiseurs de fleurs de rhétorique.
Tout ce passage, et les détails qu'il renferme, sont historiques. Je les ai puisés dans le souvenir d'une aventure de mer que m'a racontée, il y a plusieurs années, un de mes amis qui n'est plus, et dont je tairai le nom par égard pour sa mémoire.
PAGE 135, LIGNE 10.
[21] On appelle quelquefois un tourlourou, un fort et pesant navire marchand, en raison, sans doute, de l'analogie que les marins ont trouvée entre les tourlourous, sorte de crabbes de terre, et les bâtimens mauvais voiliers qui, comme les tourlourous, paraissent marcher à reculons. On ferait un volume de tous les mots qu'emploient les matelots, pour désigner les bâtimens d'une marche inférieure. Barque, Barcasse, Baille-à-brai, Hourque, Ponton-de-Carêne, Paria, Paliaca, Barque-à-Piment, Bouée, Coffre-à-mort, Corps-mort, Bugalet, Marie-Salope, Crabbe, sont les termes les plus ordinaires dont ils se servent pour exprimer le peu de cas qu'ils font des navires mauvais marcheurs. La marche étant aux yeux des marins la qualité la plus importante que puisse posséder un bâtiment, il n'est pas étonnant qu'ils aient trouvé beaucoup de mots pour donner l'idée du mépris que leur inspirent les navires totalement dépourvus de cette qualité essentielle. On remarquera que la plupart de ces noms sont du féminin.
PAGE 165, LIGNE 13.
[22] Près du petit archipel des Lucayes, composé d'un groupe de cinq cents îlots, on trouve les îles Turquey, que notre habitude de franciser tous les mots étrangers, nous a fait nommer, sans plus de façon, les îles Turques. L'une de ces îles possède une grande saline, d'où elle a tiré son nom, et qui fournit aux caboteurs des cargaisons de sel, au moyen desquelles ils approvisionnent les Antilles. Cette réunion de rochers à peine habités, est devenue fameuse dans l'histoire des découvertes des navigateurs européens. Les plus célèbres parmi les commentateurs des voyages de Colomb, assurent, d'après les conjectures les plus admissibles, que l'île connue sous le nom de la Grande Saline, est la première terre que l'immortel découvreur du Nouveau-Monde aperçut en pénétrant dans les mers de l'Inde occidentale.
PAGE 217, LIGNE 3.
[23] Le loch est un petit appareil au moyen duquel on mesure approximativement la vitesse du navire, en le filant sur l'arrière. Le cordage qui tient au loch, et avec lequel on évalue le nombre de nœuds filés par le bâtiment, pendant la durée de cette expérience, se nomme la ligne de loch.
PAGE 218, LIGNE 2.
[24] Un gabier, depuis long-temps familiarisé avec les détails du service, expliquait ainsi toute l'hiérarchie navale à un petit campagnard nouvellement embarqué sur un navire de guerre: Un vaisseau, vois-tu, c'est comme qui dirait une métairie. Le gouvernement, c'est le propriétaire; le commandant, le fermier; les officiers, les maîtres-laboureurs, et nous, pauvres gueux de matelots, les paysanasses… Comprends-tu, à présent?
—Pas trop encore, répondit le novice.
—Eh bien! navigue dix ans seulement, et ensuite tu pourras comprendre ce que je viens de te dire là.
PAGE 221, LIGNE 4.
[25] Charroyer de la toile, c'est faire porter à un navire autant de voiles qu'il peut en livrer au vent, sans risquer de chavirer ou de sombrer sous l'effort de la brise.
PAGE 222, LIGNE 1.
[26] Les premiers noirs que les négriers européens arrachèrent à la côte d'Afrique, pour les transplanter sur le sol des Antilles, apportèrent avec eux, dans le sein de leur nouvelle patrie, non le culte de leurs idoles, car ils n'avaient pas de culte, mais cette superstition sauvage qui naît au cœur de la barbarie, et qui, pour se perpétuer, n'a besoin, ni de culte ni de croyance. La sorcellerie, cette sorte de religion des peuplades africaines, recouvra toute sa puissance dans nos colonies naissantes, où l'état d'esclavage des nègres devait contribuer encore à donner un nouveau degré d'abrutissement à leur crédulité et à leur ignorance. Toutes les habitations eurent bientôt leurs nègres-sorciers, et les chefs de plantations, devinant le parti qu'ils pourraient tirer pour eux-mêmes, de la soumission que les oracles du destin rencontreraient dans les noirs dont ils abusaient la simplicité, ne favorisèrent que trop la pratique des exorcismes et des évocations les plus propres à maintenir les ateliers dans la dépendance et l'aveuglement. La religion chrétienne, à laquelle on pensait convertir en masse les nègres de traite, en leur prodiguant le baptême sur le rivage des paroisses où ils débarquaient, ne put lutter que faiblement contre les idées superstitieuses avec lesquelles ces misérables étaient nés, et qui leur offraient cet attrait du merveilleux toujours si séduisant pour les peuples malheureux et sauvages; et pendant qu'aux yeux surpris de leurs tristes ouailles, les ministres de l'évangile étalaient les pompes de l'église romaine, leurs néophytes allaient chercher la nuit, dans les antres ou les repaires de quelques vieilles négresses, devenues leurs sybilles, la seule révélation à laquelle ils voulussent croire. La magie, qui de tous temps fut la ressource des faibles contre les forts, fut aussi, chez tous les hommes, le moyen dont se servent les forts pour assujettir les faibles. Chaque habitant, ayant à sa discrétion le nègre sorcier dont il dirigeait les inspirations, trouva trop commode de faire parler la fatalité par la bouche du devin, qui recevait ses ordres, pour renoncer, en faveur des austères intérêts de la foi, au moyen de domination qu'il rencontrait dans la crédulité de ses esclaves; et aujourd'hui même que les maîtres n'ont plus besoin de recourir indirectement aux ressources cabalistiques de la sorcellerie, pour obtenir de leurs noirs l'obéissance qu'ils peuvent invoquer au nom de la loi, il existe encore sur la plupart des habitations, des nègres médecins qui passent pour guérir les morsures de serpent avec le secours seul d'un art surnaturel. C'est ainsi, par exemple, que dans plusieurs ateliers, on trouve ou un nègre sorcier qui se flatte de guérir par des paroles, en prononçant certains mots consacrés, ou un nègre chirurgien qui guérit avec des herbes, en appliquant sur la blessure du malade, certaines plantes auxquelles il prétend communiquer une propriété curative dont il a seul deviné le secret. Ce charlatanisme, qui ne peut plus abuser que ceux qui en sont quelquefois la victime, est la dernière trace que la superstition d'un autre temps ait laissée dans les mœurs nègres de nos colonies, et la dernière concession peut-être que les maîtres d'habitation aient pu faire à cette honteuse superstition, qu'ils se bornent à tolérer, et qu'ils rougiraient aujourd'hui d'exploiter au profit même de leur autorité.
Mais par combien de maux les colonies n'ont-elles pas expié le tort d'avoir trop long-temps favorisé le déplorable engouement de leurs esclaves, pour les pratiques de la sorcellerie! Quelle page cruelle les anciens habitans auraient épargnée à la sombre histoire de l'humanité, s'ils avaient pu prévoir, qu'un jour, la caste des nègres-sorciers donnerait naissance à l'infernale caste des nègres empoisonneurs, et qu'après s'être contentée de faire des dupes pendant deux siècles d'avilissement moral, l'antique sorcellerie des Antilles se contenterait à peine, plus tard, d'immoler des milliers de victimes sur les autels sanglans de la superstition!
Avant que la civilisation, qui commence à peine à poindre en France, n'eût pénétré à bord de nos navires, les matelots de nos équipages encore trop puissamment dominés par les idées que leur isolement tendait à entretenir, abordaient rarement les rivages de nos colonies, sans aller interroger les devineresses du pays, sur l'avenir que la Providence réservait à leurs projets ou à leurs espérances. Plus la sybille était noire, laide ou contrefaite, et plus ses prédictions devenaient irrévocables aux yeux de ses crédules cliens; et c'était déjà trop pour eux, qu'elle parût tenir par quelque chose d'ordinaire à cette humanité avec laquelle elle ne devait avoir rien de commun, pour faire croire à l'infaillibilité de ses oracles. Les prêtresses de Delphes ou de Delos, remplies du Dieu qui les inspirait, ne demandaient leur prophétique délire qu'au ciel dont elles étaient les redoutables organes: plus terrestres dans leurs saintes évocations, les pythonisses des Antilles se bornaient à puiser leur extase dans l'humble tafia, dont les fidèles avaient soin de les abreuver, pour faire bouillonner dans leur sein, la divinité qui devait s'exprimer par leur bouche. C'était, au reste, lorsque la prophétesse n'était plus à elle, qu'elle pouvait seulement être toute entière au démon qui la possédait. Je me rappelle encore la vulgaire ingénuité avec laquelle un jeune matelot Bas-Breton, rendait compte à l'un de ses camarades, de la réponse que lui avait faite une diseuse d'avenir, qu'il avait eu la bonhomie d'aller consulter à la Martinique, sur son prochain voyage en France.
—Elle m'a prédit trois choses, dit d'abord le jeune homme.
—Quelles trois choses? lui demanda son ami.
—Courte traversée, grosse mer et bonne arrivée.
—Comment était-elle, la vieille négresse, quand elle t'a réglé ta bonne aventure?
—Saoule comme le tambour du diable! c'est moi qui lui avais payé son plein de liqueur, pour qu'elle fût perdue de boisson avant de me prononcer son jugement définitif…
—A la bonne heure! car c'est comme ça qu'il faut s'y prendre, si l'on veut en avoir un peu de vérité. Et encore!…
Aujourd'hui, le peu de superstition qui reste aux matelots n'a plus recours, pour communiquer avec le destin, à l'intermédiaire honteux des négresses nécromanciennes; et lorsqu'ils ont la protection du ciel à invoquer au milieu de leur vie de dangers, c'est au ciel qu'ils s'adressent directement pour appeler dans la ferveur d'un ex-voto, l'assistance d'une divinité secourable, qu'une foi sincère leur a appris à reconnaître et à adorer. Mais en cessant de rendre ces oracles, que les marins eux-mêmes sollicitaient d'elle autrefois, les sorcières nègres n'ont pas encore renoncé à exercer sur les destinées des Européens l'influence mystérieuse qu'elles s'attribuent toujours le pouvoir de diriger ou de changer à leur gré. Leur règne a pu passer, en un mot, mais l'orgueil du pouvoir leur est resté; et c'est là peut-être la prétention qu'il est le plus difficile, et peut-être aussi le moins utile de détrôner. Au Brésil, par exemple, vous rencontrez des femmes de couleur, qui vous disent, avec la naïveté de la plus intime conviction, qu'elles n'ont pas le secret de deviner l'avenir, mais qu'elles ont le don de jeter un sort ou un charme sur les amans qu'elles veulent s'attacher invariablement. Or, savez-vous en quoi consiste cet art merveilleux auquel bien certainement nos beautés européennes n'ajouteront qu'une foi très médiocre? On cueille un brin d'herbe dans certain jour de croissance ou de décroissance de la lune, on cache ce précieux simple érotique dans les effets ou le linge de l'objet aimé, de manière à ce qu'il ne puisse pas être aperçu de l'heureux ou malheureux objet qu'il s'agit de rendre constant, et tant que la volonté de l'enchanteresse persiste, la victime fortunée de l'enchantement, n'a ni le pouvoir, ni même le désir de devenir infidèle à l'auteur du sort qui lui a été jeté. C'est enfin un moyen infaillible, que les syrènes du Brésil ont trouvé, de couper les ailes à un amour volage que l'Europe leur avait fait connaître, si peu de temps après avoir découvert le Nouveau-Monde. Nos beautés, qui ont si orgueilleusement négligé l'emploi de ces philtres que leur recommandent partout si expressément Tibulle et Ovide, n'auraient certainement pas deviné le procédé des Brésiliennes.
Dire la foi que les belles de Bahia et de Rio ajoutent à l'efficacité de leurs tendres maléfices ne serait pas chose fort facile; et si l'on jugeait de la confiance qu'elles peuvent avoir dans l'effet de leurs sortiléges, par la ruse qu'elles ont employée quelquefois pour en assurer l'apparente infaillibilité, on serait assez tenté de suspecter autant la sincérité de leur conviction, que l'efficacité réelle du moyen dont elles se servent pour assurer leur triomphe.
Une jeune fille de Sergippe, dont un capitaine portugais était parvenu à se faire aimer, sans avoir recours à d'autre charme qu'à celui de l'amabilité qu'il possédait, voulut rendre impossible le départ de son amant, en jetant dans sa malle une petite parcelle d'une plante à laquelle elle attribuait la vertu singulière d'enchaîner à ses côtés le marin dont elle avait partagé la passion. Le moment du départ venu, le marin s'embarqua, étonné de voir la tranquillité avec laquelle sa maîtresse le laissait s'arracher de ses bras. Le navire largue les voiles qui vont l'emporter au loin, et la jeune fille se contente de répéter assise sur le rivage: il a beau faire, il ne partira pas! Le navire, cependant, est enlevé au large par la brise de terre, et, au souffle de cette brise fugitive, la jeune fille mêla encore ces mots: il croit être parti, mais il reviendra ce soir. Le soir arrive et enveloppe dans ses ombres, et la voile que la confiante amante a vue disparaître à l'horizon, et le rivage sur lequel elle n'a pas voulu dire le dernier adieu à son amant.
Trois, quatre, cinq jours, huit jours, se passèrent; le navire qui devait revenir le soir de son départ, ne revint pas. Je rencontre la jeune fille, et je lui demande si elle croit encore au sort qu'elle a jeté dans la malle du capitaine absent. Comment, me répond elle en me montrant un brin d'herbe desséchée, comment pourrais-je ne pas croire au sort que j'avais jeté sur lui, puisque moi-même, une minute avant son départ, je l'ai dégagé de son charme, en retirant de sa malle ce brin de sensitive que j'y avais placé?
Il faut convenir que, s'il m'avait été possible de douter de l'influence des sorts jetés par cette Médée créole, il ne pouvait plus m'être permis de révoquer en doute la bonne foi de ses explications.
PAGE 229, LIGNE 7.
[27] Le brave Général-Sucre, dont plusieurs navires américains et colombiens ont porté le nom, fut, dans la guerre de l'indépendance des anciennes colonies espagnoles, un des plus glorieux et des plus nobles compagnons d'armes de Bolivar. C'est lui qui s'associa à l'expédition entreprise par le Libérateur, pour la conquête du Pérou.
PAGE 232, LIGNE 7.
[28] Les matelots disent beaucoup plus souvent à bord de nous, qu'à notre bord, à bord de lui, qu'à son bord. C'est le prénom décomposé, substitué au prénom pour donner plus de force à l'idée qu'ils veulent exprimer; car on ne peut nier, que les mots à bord de nous, ne semblent exprimer une idée plus positive de possession ou de position, que les mots à notre bord. Là, c'est encore l'arrangement des mots qui contribue à ajouter de la force à la nature de la pensée. L'expression babord à lui, ou babord à nous, employée plus souvent que celle de par son côté de babord, ou par notre côté de tribord, rentre dans la même observation.
PAGE 246, LIGNE 17.
[29] Cette manière de faire la traite, que le mousse Palanquin indiquait à son cousin Bastringue, comme un moyen fort économique et fort simple de se procurer des noirs, n'avait pas pour elle le mérite de la nouveauté. Dans plusieurs colonies étrangères, on a vu assez souvent des spéculateurs ingénieux, armer en guerre des navires, qui au lieu d'aller, sur la côte de Guinée, échanger honnêtement une coûteuse cargaison contre des esclaves, se contentaient d'attendre au large, pour les piller, les négriers qui venaient d'acheter péniblement et dangereusement leur traite. Une artillerie respectable, un fort équipage et une cale spacieuse à remplir, suffisaient à ces écumeurs de nègres traités, pour assurer le succès de leur croisière dans le golfe de Guinée, ou sur les attérages de Boni, du vieux-Calebar ou du Cap-Coast. Les premières captures faites par ces pirates, donnèrent l'éveil aux armateurs des vrais négriers, qui n'osèrent plus expédier en Afrique, que des navires assez bien armés et équipés, pour prêter côté à l'occasion, aux détrousseurs qu'ils étaient exposés à rencontrer cherchant fortune sur lest et au bout de leurs canons. Et chose que l'on croirait à peine si l'on ne savait pas combien l'avidité du gain est propre à exciter l'intelligence humaine, c'est que presque toujours ces voleurs d'esclaves réussissaient à dénicher plus adroitement les négriers qu'ils se proposaient de piller, que ne pouvaient le faire les croiseurs que les différens gouvernemens expédiaient dans les mers intertropicales, pour la répression de la traite.
PAGE 247, LIGNE 18.
[30] Les vents soufflant presque toujours de l'Est à l'Ouest, dans les régions intertropicales, rien n'est plus facile aux navires venant d'Europe, que de se rendre aux colonies occidentales, une fois qu'ils ont passé le tropique et quitté les vents généraux, pour prendre en poupe les vents alisés qui les poussent constamment dans la direction qu'ils ont à parcourir.
Mais, par cela même que l'on a régulièrement vent arrière dans la zône torride pour se rendre de l'Est à l'Ouest, on aurait vent debout pour revenir de l'Ouest à l'Est, c'est-à-dire des colonies en Europe, si l'on s'obstinait à vouloir reprendre, pour effectuer son retour, la route que l'on a déjà faite pour arriver à sa destination. Il faudrait, en un mot, dans ce dernier cas, louvoyer contre la direction de la brise que l'on a eu toujours en poupe pour venir aux colonies. C'est ainsi que l'on voit à peu près, dans nos rivières, les bateaux qui sont descendus avec le courant, être obligés de refouler ce même courant, lorsqu'ils remontent vers leur premier point de départ. Le courant des vents dans les régions tropicales n'est pas à proprement parler, autre chose qu'un grand courant atmosphérique qu'il faut remonter après s'être laissé aller à la douce continuité de sa pente et de son allure naturelles.
Mais, pour parvenir à vaincre, ou du moins à éluder les difficultés que présenterait cette longue remonte contre la ligne des vents alisés, les navigateurs ont pris, depuis long-temps, un biais qui leur épargne une lutte qui leur deviendrait aussi longue que pénible. Les navires qui partent des colonies pour se rendre en Europe, au lieu de s'obstiner à louvoyer contre la direction continuelle des vents alisés, profitent de ces vents pour repasser le tropique, en s'élevant par le plus court chemin vers le Nord, pour trouver le plutôt possible en dehors du tropique, les vents variables dont ils profitent ensuite pour faire route de l'Occident, vers l'Orient.
Tropiquer, c'est passer le tropique pour se rendre d'Europe dans les Indes occidentales.
Retropiquer, c'est repasser le tropique pour revenir des Indes occidentales en Europe, ou tout au moins dans l'Est du monde.
Ainsi, les bâtimens qui partent des Antilles, pour regagner la côte d'Afrique, par exemple, sont forcés de courir nord, en coupant perpendiculairement le tropique pour aller chercher les vents généraux, afin de longer ensuite, avec le secours de ces vents, les régions tropicales dans lesquelles règnent les brises alisées qui leur seraient constamment contraires, s'ils s'obstinaient à vouloir remonter des Antilles à la côte d'Afrique, sans quitter la zône torride. Ce n'est que lorsqu'ils se trouvent parvenus, en naviguant dans la zône tempérée, à atteindre la longitude de la côte d'Afrique, qu'ils coupent une seconde fois le tropique pour rentrer dans la zône torride, et approcher en côtoyant les parages orientaux, qu'ils veulent toucher. Vous avez vu quelquefois les passans, lorsqu'une averse est venue gonfler subitement les eaux d'une rue, chercher l'endroit le plus guéable du ruisseau qu'ils veulent sauter, et ensuite traverser plus loin ce même ruisseau, pour atteindre le point de la rue où ils n'auraient pu se rendre sans faire de détour. Eh bien! les bâtimens qui partent des Antilles pour aller vers l'Orient, ne font pas autre chose. Les vents alisés, c'est l'obstacle à éviter: le ruisseau, c'est le tropique à traverser deux fois. Les petits exemples, pris dans l'ordre des choses les plus vulgaires, peuvent servir quelquefois à rendre intelligibles tous les grands problêmes, en apparence, les plus difficiles à expliquer.
Naguère, encore dans l'enfance de la navigation, d'où nous ne faisons que de sortir, les marins d'Europe, revenant des colonies, louvoyaient pendant trois ou quatre mois contre les vents alisés, pour faire, dans ce long espace de temps, la route qu'en venant aux îles, ils avaient parcourue en quinze ou vingt jours.
Ce n'était pas là de l'obstination, c'était de l'inexpérience, quoique depuis trois siècles les Européens naviguassent dans les régions coloniales. Aujourd'hui, nous rions avec raison de cette longue ignorance qui est encore si près de nous, et au-dessus de laquelle nous nous sommes élevés en si peu d'années. Ce ne sont pas les siècles qui font l'expérience: c'est la science, c'est l'étude. En vingt bonnes années d'application mathématique, la marine a fait vers la perfection extrême, un pas plus grand que toute la distance qui séparait naguère encore les galères d'Agamemnon, des vaisseaux de ligne de Duguay-Trouin.
FIN DES NOTES DU TOME PREMIER.