Les trois pirates (1/2)
III
SAINT-THOMAS.
Moins d'un an s'était écoulé depuis la mort de mamzelle Zirou, et malgré la date encore assez récente de cet événement, je n'aurais peut-être guère songé à l'obligation qu'il m'avait imposée, sans une circonstance qui vint m'engager à chercher un prétexte honnête de m'éloigner momentanément de la Guadeloupe. La fièvre jaune avait paru dans la colonie, traînant après elle ce funeste cortége d'angoisses et de frayeurs, plus hideux cent fois que la mort même qui les précède. L'effroi était sur toutes les figures européennes, le mal dans toutes les imaginations, et le deuil dans toutes les maisons que remplissaient les gémissemens des mourans et les lamentations d'une population, consternée. En rade les navires sans équipages, avaient appliqué leurs basses vergues sur leurs ponts déserts et desséchés aux rayons d'un soleil torréfiant. A terre, les rues abandonnées, ne retentissaient plus que du pas sinistre des nègres sans cesse occupés à engouffrer dans les cimetières les plus voisins, les restes des victimes que frappaient les coups infatigables du fléau. L'air que l'on respirait s'était corrompu; les nuages brûlans que cet air immobile avait emprisonnés dans cette atmosphère de miasmes fétides, s'étaient arrêtés sur la ville de la Pointe, comme sur un immense cadavre que le monstre voulait pétrifier avant de le dévorer. Plus de travail sur le port inanimé, plus de fêtes dans les domaines de l'opulence. Les habitans mêmes que leur droit d'acclimatement mettait à l'abri des atteintes de cet immense reptile que l'on nomme la contagion, auraient cru devenir sacriléges s'ils s'étaient permis un plaisir, la plus innocente jouissance au milieu du deuil général que leur imposait l'agonie de leurs amis, le trépas de leurs compatriotes. La mort n'était que pour les Européens, mais le désespoir était pour tout le monde, même pour ceux que la fureur de l'épidémie était forcée de respecter. A voir la Pointe-à-Pitre dans ce moment d'anxiété et de consternation, on eût dit une ville expirante, exhalant son dernier soupir dans l'air pestilentiel d'une autre Thébaïde.
Par un de ces caprices que le lugubre Protée de la fièvre jaune laisse encore ignorer comme une homicide énigme, aux impuissantes recherches de la science, on vit les îles placées à quelque distance sous le vent de la Guadeloupe, préservées du fléau qui désolait cette lamentable colonie. La certitude d'échapper par la fuite au danger que j'aurais couru en restant dans les lieux livrés aux ravages de l'épidémie, vint me rappeler fort à propos l'époque à laquelle les trois pirates s'étaient donné rendez-vous à Saint-Thomas. Il ne m'en fallut pas davantage alors, pour trouver à mes propres yeux un motif suffisant d'entreprendre ce qu'on appelait un voyage de santé sous le vent. Je prétextai devant mes amis quelques affaires importantes qui réclamaient impérieusement ma présence ailleurs, et je m'embarquai bravement pour Saint-Thomas où je savais ne rencontrer aucune affaire, mais où je savais bien aussi que je ne rencontrerais pas la fièvre jaune. On peut quelquefois proclamer sans honte que l'on ne craint ni un coup d'épée ni un coup de pistolet, et que l'on redoute beaucoup la contagion. C'est même là un privilége d'avoir peur que les plus intrépides se sont arrogé en établissant, selon moi, une distinction un peu subtile entre la mort qu'il est beau de braver sur un champ de bataille, et la mort qu'il est si désolant de subir dans un bon lit. Mais pour les philosophes qui tiennent à conserver une certaine réputation de stoïcisme, il est toujours prudent de chercher un prétexte qui puisse les mettre à l'abri du danger, sans laisser suspecter leur courage. Si l'on pouvait connaître tout l'alliage de vanité qui entre dans la composition ordinaire de cette vertu que nous admirons sous le nom d'héroïsme, combien de héros ne seraient plus à nos yeux que des fanfarons de bravoure ou des gascons de stoïcisme!
J'arrivai sain et sauf à Saint-Thomas.
La seule distraction que je trouvasse à me procurer pendant la première semaine de mon séjour dans cette petite île, était celle d'aller matin et soir promener activement mon oisiveté sur le bord de mer16, pour avoir l'air d'attendre ou d'espérer quelque chose du côté du large. Les gens dont j'étais entouré et coudoyé, à chaque instant, me semblaient tellement affairés, que j'aurais été humilié de me sentir désœuvré aux yeux des autres. Dans les colonies, où l'on mesure la considération à accorder aux étrangers, sur le bruit qu'ils font ou le mouvement qu'ils se donnent, il n'y a guère que les marins qui aient la prérogative de ne rien faire, sans risquer de passer pour inutiles et inoccupés. Quand ils se reposent ou qu'ils s'amusent, on sait assez que ce n'est pas pour long-temps, et on leur pardonne leur oisiveté passagère comme un délassement sans conséquence pour l'avenir qui les attend. Mais l'homme qui n'étant ni négociant ni marin, ne sait pas se donner l'apparence d'un but ou d'une occupation, est peut-être le plus triste des badauds dont l'Europe ait pu faire présent au Nouveau-Monde.
Pour me donner une contenance, je me forgeai donc un espoir, à défaut d'une occupation réelle. Tous les jours, j'allais attendre quelque chose sur le port et demander un bâtiment aux flots, aux vents, à la tempête. A chaque instant, pour peu qu'un long navire aux formes cursives, à l'apparence forbanesque, arrivât soudainement pour laisser tomber son ancre sur le fond de cette rade ouverte à tous les pavillons suspects, je m'imaginais voir bientôt un léger canot se détacher des larges flancs du brick ou du schooner mystérieux, pour venir jeter à terre le capitaine Salvage, frère José, ou peut-être bien le farouche maître Bastringue. Mais depuis un mois, j'avais eu beau attendre au port, observer au large tous les navires entrant, rien n'était encore venu me révéler l'arrivée ou la présence d'une des nobles pratiques de feu mamzelle Zirou.
Plusieurs fois, un jeune homme portant un large chapeau sur sa chevelure bouclée et un emplâtre de taffetas noir sur le milieu de son mâle visage, était passé à mes côtés, donnant assez négligemment le bras à une belle personne, qu'à son costume noir, sa tournure leste, ses grands yeux de flamme et son petit pied, j'avais cru reconnaître pour une créole espagnole. Un soir, ce jeune cavalier eut la singulière idée de m'aborder pour me demander, sans plus de façons et de phrases, si c'était lui ou sa femme que je regardais si attentivement quand il m'arrivait de les rencontrer à la promenade.
Fort embarrassé d'abord de répondre à cette question imprévue, j'avouai, pour éviter le côté le plus désagréable de l'explication dans laquelle paraissait vouloir entrer avec moi mon interrogateur, que c'était lui que j'avais remarqué.
—Et pour quelle raison? me dit-il.
—Par la seule raison que je crois avoir eu déjà le plaisir de vous voir quelque part.
—Et où? ajouta-t-il.
Le son de sa voix, à ce dernier mot, suffit pour me tirer d'affaire: c'était le capitaine Salvage que je venais de reconnaître en examinant ses traits avec plus d'attention que je ne l'avais encore fait, et en me rappelant en ce moment le son de cette voix que je n'avais cependant entendue qu'une seule fois.
—Eh! parbleu, lui répondis-je alors, si je vous ai vu! Vous ne vous souvenez donc plus de certain soir où vous prîtes au Café de la Pointe, avec deux de vos amis, un arrangement qu'à coup sûr vous n'avez pas dû oublier?
—Et de quel arrangement voulez-vous me parler?
—D'un arrangement dont je pourrais au besoin vous retracer toutes les conditions, s'il était nécessaire et s'il pouvait n'être pas dangereux de…
—Et vous avez donc eu l'indiscrétion de nous écouter ce soir-là? ajouta le capitaine d'un air sévère et avec le ton du reproche.
—J'ai fait même mieux, lui dis-je; car j'ai eu la prudence de me taire jusqu'ici.
—Comment s'est-il donc fait que vous ayez pu… Ah! oui, maintenant, je me le rappelle: c'est vous qui dormiez sur l'ottomane de mamzelle Zirou! Et à propos, en parlant de mamzelle Zirou, comment gouverne-t-elle ses affaires et les amours?
—Elle est morte depuis près d'un an.
—Morte! Oh la pauvre bigresse!
Ce fut là toute l'oraison funèbre de la défunte.
Le capitaine, après une demi-minute de réflexion tout au plus, sur le triste événement que je venais de lui annoncer, ajouta:
—Je suis d'autant plus contrarié de la mort de cette grosse gaillarde, qu'avant mon départ de la Pointe et le soir même où vous vous trouviez assis près d'elle, je lui avais glissé entre les mains certain engagement que je donnerais quelque chose de bon pour tenir aujourd'hui dans les miennes.
—Votre engagement, qu'à cela ne tienne, le voilà!
—C'est ma foi vrai, et je reconnais encore sur cet acte, vierge du griffonnage du notaire, le coup de poignard que ce damné de Bastringue y apposa si élégamment en guise de timbre. Et par quel hasard, s'il vous plaît, ce chiffon de papier est-il tombé en votre possession?
—Par le hasard qui a voulu qu'en mourant, la dépositaire que vous aviez choisie me remît le dépôt que vous aviez confié à sa discrétion et à sa fidélité.
—Quelle prévoyance de sa part et quelle délicatesse de votre côté! Ah ça, il est donc écrit là haut que je rencontrerai une fois en ma vie de braves gens? Ce n'est pas l'embarras, le ciel me devait bien une telle compensation, car vertudieu! depuis que nous ne nous sommes vus, il a plu sur ma route tant de coquins et de chenapans!… Au surplus, dans le métier que j'ai fait, il aurait été assez surprenant que je rencontrasse autre chose de mieux sur mon avant, que les plus grands vauriens du monde.
—Et qu'avez-vous donc fait, capitaine, depuis votre mystérieux départ de la Guadeloupe?
—Ma fortune à peu près, et un petit brin de brigandage ou guère mieux; un mariage et peut-être une folie; mon affaire enfin, et un peu aussi celle de mes associés.
—Et cette blessure que vous portez sur la figure?…
—Ah c'est juste! c'est là un article que j'oubliais de mentionner au chapitre de mes recettes: un rien, une simple égratignure qui m'a fendu le nez en deux au lieu de me l'enlever au raz du pont… Mais ce n'est encore ni le lieu, ni le temps de parler de toutes ces fadaises; c'est quand tout le monde sera rendu à son poste, que chacun aura à dérouler en grand son histoire et à larguer ses comptes sur la table où il nous faudra régler nos parts de prise.
—Vous attendez donc encore ici vos deux collègues?
—José seul manque à l'appel; mais nous le reverrons sous peu, si j'en crois mon pressentiment, car il faudrait que le diable se fût levé de bien bon matin pour avoir réussi à mettre dedans un renard de cette espèce. Le sort des coquins auxquels je m'intéresse, ne m'a jamais inspiré la moindre inquiétude: c'est pour le sort des imbéciles que j'ai quelquefois eu peur.
—Et maître Bastringue?…
—Ah! oui, je viens de vous remettre sur la voie, n'est-ce pas, en vous parlant du sort des imbéciles… Tenez, voyez-vous d'ici ce long brick barbouillé de noir, fichu comme un paquet de sottises et tenu comme une baille à brai? Eh bien, c'est là le panier à légumes avec lequel il vient, selon sa noble expression, de tricher à Porto-Rico, deux cent quatre-vingts bûches de fin bois d'ébène à deux pattes courantes17, et cela sans que le brick que voilà et la marchandise dont il a réussi à le remplir jusqu'aux écoutilles, lui aient coûté seulement la crasse d'une pièce de six liards fendue en quatre. Vivent les lourdeaux pour avoir de la chance quand une fois ils ont mis la main dans le sac. C'est pour les brutes que le quine a été inventé à la loterie. Au surplus, que leur resterait-il s'ils n'étaient pas plus heureux que les gens d'esprit, les pauvres diables!
—Comment, maître Bastringue aurait réussi à se tirer si bien d'affaire! parbleu! je serais assez curieux de le voir dans tout l'éclat de sa prospérité!
—Le voir, dites-vous? rien de plus facile pour peu que vous vouliez bien prendre la peine de passer le long du premier cabaret ou de la première église venue: car ce gaillard-là a trouvé le moyen d'être présent au même moment dans tous les bouchons et à l'entrée de toutes les églises de la colonie!
—Lui, maître Bastringue, à l'entrée de toutes les églises!
—Eh mon Dieu oui: depuis qu'il s'est avisé, à la mer, de faire le sot vœu de servir de parrain à tous les bâtards nouveau-nés qu'il rencontrerait à sa bonne arrivée à St.-Thomas. Mais, patience: maintenant, qu'un hasard descendu du ciel avec vous, m'a remis en possession de l'engagement qu'il a signé, comme moi, avec frère José, le moment d'exiger des comptes en règle va bientôt arriver, s'il plaît à Dieu, pour peu que José ne se fasse pas attendre trop long-temps… Mais tenez, vous qui désiriez tant revoir ce sac à vin de Bastringue, regardez là-bas… Le voilà qui nous arrive vent arrière, roulant bord sur bord, et remorquant comme d'habitude un ramassis de nourrices et d'enfans emmaillotés, dans ses eaux… Le voyez-vous essuyant avec ses deux coudes les vitres de boutiques des deux côtés de la rue. Et penser que c'est là l'homme que je me suis donné pour associé! Sauvons-nous, de grâce, de peur qu'il ne vienne dériver en grand sur nous et nous faire quelques avaries.
—Quoi, ce serait là maître Bastringue, avec cet immense bouquet à la boutonnière et ces rubans roses au chapeau?
—Eh vertudieu! qui voudriez-vous que ce fût, si ce n'était pas lui? Y a-t-il par hasard deux hommes de cet échantillon-là sous la grande écoutille des cieux!
Je m'éloignai avec le capitaine, mais à regret; car jamais spectacle plus grotesque ne s'était offert à mes yeux. Figurez-vous une vingtaine de nourrices endimanchées et une centaine de petits polissons suivant, en braillant de toutes leurs forces, un gros matelot en habit noir, qui, à chacun des pas chancelans qu'il hasardait devant lui, faisait ronfler une grêle de dragées et de pralines au visage des hurleurs de son turbulent cortége. Et quelle face radieuse de bachique béatitude, étalait au-dessus de toutes ces têtes de marmaille grouillante et braillante, le commandant Bastringue, parrain général des bâtards de la colonie! Aux scènes matelotes de carnaval dans un port de mer, il ne manque qu'une chose pour rendre parfait le grotesque que l'on admire en elles: c'est le naturel des acteurs, c'est le sérieux de l'intention. Les masques en goguette ne s'amusent qu'avec le désir trop visible d'amuser une galerie, un parterre, leur public enfin. Mais sur la face rubéfiée, épanouie de maître Bastringue, tout était complet; le naturel était là dans toute son ingénuité, la gravité de l'intention dans toute sa burlesque et sévère splendeur. C'était une fonction importante, un devoir sacré que l'ivrogne croyait remplir en livrant la nudité morale de tout son être aux huées de la populace du pays… Je riais pour ma part comme un fou de toutes ces grosses folies. Mais le capitaine Salvage était bien loin de rire d'aussi bon cœur que moi, je vous jure.
—Est-il donc possible, me répétait-il en s'éloignant, et en m'entraînant avec lui, que j'aie été confier huit mille gourdes à un gars coulé dans un tel moule! Mais voyez donc comme il barbotte et s'épanouit au beau milieu de toute cette négraille!… En vérité, je ne puis m'empêcher de rougir pour lui de toute la honte qu'il n'a plus… Je dois en avoir, le diable m'emporte, le feu au front, n'est-ce pas? Sauvons-nous, de grâce. Je tremble qu'il ne nous ait aperçus et qu'il ne laisse arriver en grand sur nous à la tête de cette flotte de crapules.
Nous forçâmes le pas dans une direction opposée à celle que maître Bastringue suivait fort irrégulièrement de son côté. Chemin faisant, le jeune capitaine m'entretint de beaucoup de choses que j'écoutai avec la plus avide curiosité. Au moment de nous séparer pour nous retrouver bientôt, il m'invita à venir le voir chez lui quand je n'aurais, ajouta-t-il, rien de mieux à faire de mon temps. Mais de toutes ses politesses, celle qui me flatta le plus fut la proposition qu'il me fit en me disant:
—Dès que frère José aura montré le bout de son pavillon de reconnaissance à l'horizon, il faudra, comme vous le savez déjà, que chacun explique sa conduite et rende ses comptes en règle devant le conseil de guerre convoqué ad hoc. L'acte que je viens de vous remettre a rendu cette formalité exigible pour chacun de nous. Mais si, comme il arrive presque toujours en pareille occasion, quelque contestation s'élève entre les parties, au moment de la discussion des intérêts, il est bon que quelqu'un d'étranger à l'entreprise se trouve là pour laisser tomber le poids de son opinion dans l'un ou l'autre côté de la balance. C'est sur vous que je compte pour cela. Vous avez été fidèle et discret dépositaire. Vous serez bon juge, la conséquence est rigoureuse, et c'est ainsi que je raisonne en fait d'honneur et d'affaires. Jusqu'au revoir: ma femme m'attend pour panser la blessure que vous avez remarquée sur le centre de gravité de mon visage, et avec laquelle, quoique cette éclaboussure me fasse un peu souffrir, j'ai bien l'honneur d'être votre très humble et très obéissant serviteur.