Les trois pirates (1/2)
II
MAMZELLE ZIROU.
Long-temps encore après le brusque et mystérieux départ des trois pirates, je continuai à fréquenter, comme on le pense bien, la curieuse cantine maritime de mamzelle Zirou. Ce n'était certes pas moi qui, avec le goût d'exploration philosophique que j'annonçais déjà, aurais renoncé à établir mon quartier d'observation morale dans un lieu où il se faisait d'aussi belles choses, en si peu de temps et avec une si admirable simplicité. Vivre paisiblement au milieu des forbans et des aventuriers, pour étudier leur mâle caractère, saisir au bond les caprices les plus bizarres de leurs gigantesques passions, et participer pour ainsi dire à toutes leurs audacieuses fredaines, par une sorte de complicité intellectuelle, était une position qui s'accordait trop bien avec mes penchans, pour que je ne cherchasse pas à tirer tout le parti possible de la bonne fortune que le hasard était venu m'offrir, en me permettant de vivre au milieu de tant de braves gens. Chaque soirée de station dans le Café de la Pointe me valait au moins une grande page d'excursion dans le domaine des choses métaphysiques, et au bout de deux ou trois mois d'exploration, mon album se trouva tellement enrichi de notes instructives, que la petite bourse qui jusque là avait toujours suffi à mes modestes dépenses de luxe, se trouva tout-à-fait épuisée. Mes espèces avaient diminué en raison correspondante du progrès de mes études expérimentales. Combien d'autres, me dis-je, en secouant ma bourse vide, ont payé plus cher que moi et sans les avoir acquises, la précieuse connaissance des hommes et la dure expérience des choses!
Cette réflexion me consola un peu de la rapide disparition de mon fonds de réserve. Le sage insensé qui jeta toute sa fortune à l'eau pour s'écrier: je suis libre! n'aurait pas mieux pensé que moi, après avoir agi peut-être plus follement encore.
Mais si, d'une part, j'avais à me féliciter des sujets d'étude et de distraction que j'avais rencontrés dans la demeure hospitalière de mamzelle Zirou, il s'en fallait de beaucoup que de l'autre côté j'eusse à me réjouir également de la disposition d'esprit que depuis quelque temps j'avais eu lieu de remarquer chez la maîtresse du logis. Cette gaîté insouciante, cet abandon naïf qui auparavant faisaient les délices des pratiques de la pauvre fille, s'étaient tout-à-coup évanouis pour faire place à une mélancolie dont je cherchai seul à deviner la cause et à pénétrer le mystère. J'avais cru m'apercevoir qu'à mesure que l'embonpoint déjà assez satisfaisant de notre hôtesse, acquérait de l'épanouissement, sa santé, jusque là si florissante, semblait s'altérer en rapport inverse de la rondeur progressive de sa corpulence. Bientôt il ne me fut plus permis d'ignorer le mal que cette bonne fille avait réussi à me cacher si obstinément pendant trois ou quatre mois de tortures, de larmes secrètes et de remords étouffés. Mamzelle Zirou n'avait pu entrevoir sans honte et sans effroi, le moment inévitable où, pour la première fois de sa vie, elle devait devenir mère. Si cette terreur d'une fécondité trop certaine n'avait pris sa source que dans l'appréhension assez naturelle d'une maternité un peu tardive, le mal, certes, n'aurait pas été incurable; mais, c'était dans l'incertitude plus cruelle de la paternité, que l'exagération de ce scrupule avait été placer la cause de son désespoir, et le mal dès-lors était devenu sans remède. Voyez le malheur, me répétait-elle, après que l'explosion du scandale eut révélé à tous les yeux le secret de ses longues douleurs, j'ai passé ici les dernières années de la guerre sans accident, au milieu de tous les corsaires et de tous les officiers de marine de la colonie: eh bien, c'est lorsque j'avais déjà atteint tranquillement ma vingt-neuvième année et que nous sommes en pleine paix, que la fatalité a voulu que je devinsse la plus infortunée des femmes. Et encore, si, dans mon malheur, je pouvais mettre la main sur celui qui m'a joué ce vilain tour, je crois que cette conviction me consolerait un peu de l'événement affreux que toute ma prudence n'a pu m'éviter, mais, c'est l'incertitude où je suis qui me tue, et je doute par la raison toute simple que j'ai trop de monde à accuser d'un tort pour lequel il ne peut y avoir qu'un seul coupable. Je peux bien, me direz-vous, peut-être, accuser toutes mes pratiques en général; mais, chacune d'elles n'est-elle pas en droit de se débarrasser de sa responsabilité personnelle, en rejetant la faute sur le grand nombre? Ah! voilà ce qui me désespère et ce qui finira par me conduire au tombeau.
Un Œdipe, en effet, aurait pu à peine deviner le mot de cette énigme; car c'était le mot impossible d'une énigme indéchiffrable, que cherchait la pauvre femme, et c'était de ce mot introuvable qu'elle devait mourir.
—Mais, lui demandais-je souvent pour répondre par la sollicitude de mes questions à l'intimité de ses confidences douloureuses, vos soupçons ne planeraient-ils pas plus particulièrement sur quelques-uns de vos habitués que sur d'autres, et la conscience de votre état ne révèle-t-elle pas à votre pensée le nom du vrai, du seul coupable?
—Hélas! répliquait-elle avec le touchant abandon de son cœur candide; ceux que je pourrais soupçonner avec le plus de vraisemblance, sont tous absens. Les pratiques de mon établissement partent si vite et se renouvellent si souvent! Les hommes s'envolent en riant des fautes qu'ils nous ont fait commettre; les femmes restent pour pleurer ces fautes et quelquefois pour en mourir…
Telles étaient les plaintes déchirantes qu'exhalait le marasme maternel de la bonne créole, dans le doux idiôme qui lui était naturel, et dont j'aurais vainement cherché à reproduire ici l'ingénuité et la grâce touchante. Les pressentimens sinistres que lui avaient inspirés les douleurs de sa fécondité prochaine, ne devaient que trop tôt se réaliser. Tout le monde l'aimait et la plaignait, même les médisans qu'elle redoutait le plus; et les consolations ne lui manquaient pas. Mais, me répétait-elle encore en versant des larmes amères sur le sort que lui préparait un avenir si près d'elle, je trouve cent personnes qui m'encouragent à avoir de la résignation et de la force d'âme, et je ne rencontre pas un seul de mes amis qui veuille être le père de mon enfant!
Malgré la témérité et l'excessive complaisance qu'il m'aurait fallu pour offrir à la malheureuse, la grande consolation qu'elle avait si vainement cherchée dans le cercle de ses plus chères connaissances, je sentais, en l'entendant gémir sur l'abandon cruel qu'elle éprouvait, que je me serais volontiers sacrifié pour réparer l'oubli ou le tort de l'amant dénaturé qu'elle aurait tant désiré connaître. Mais, me faisait-elle observer encore et toujours avec raison, vous êtes si jeune! Personne ne voudra vous croire, et il deviendrait ridicule de vous accuser, aux yeux du public, d'un tort que malheureusement vous n'avez pu avoir envers moi. Mais, mille fois merci de votre généreux et inutile dévouement! La destinée est inexorable, et elle s'accomplira malgré vous et moi qui sommes si faibles pour arrêter ses coups.—Mon sort est de périr en donnant le jour à l'être qui maudira le sein qu'il aura déchiré.—Ah qu'ils sont encore heureux les enfans qui peuvent maudire le nom d'un père! ceux-là, du moins, ont un nom et un…
Elle ne put achever!
La veille du jour où elle mit au monde l'enfant qui devait lui coûter la vie, elle me fit venir près du lit de ses dernières douleurs. Il me reste encore un devoir à remplir, me dit-elle d'une voix suffoquée: le soleil va bientôt disparaître, et je sens qu'aujourd'hui je m'éteindrai avec lui… et pour toujours… Voici l'engagement que signèrent certain soir devant nous, les trois pratiques qui se promirent alors de se retrouver dans un an à Saint-Thomas. Ils reviendront eux, malgré les dangers qu'ils ont été courir sur les mers. Et moi… moi!… je vous remets ce papier… Vous le garderez, n'est-ce pas, comme je l'ai gardé jusqu'ici… adieu! Mon enfant demande à vivre aujourd'hui, dans une heure peut-être, à l'instant même.—Adieu, adieu! il vient! Adieu!… pour toujours…
Le médecin entre tout effaré, l'habit ôté, les manches retroussées; il se disait sûr de son affaire. Les cris perçans de la victime se firent entendre comme des cris de mort à mes oreilles bourdonnantes, long-temps encore après que j'eus abandonné le lieu du supplice de la pauvre femme… Toute la nuit je priai pour la vie et pour l'âme de la malheureuse mère!
Le lendemain matin en entrant presque avec le jour dans le Café de la Pointe, sans oser demander des nouvelles de la bourgeoise, j'entendis un des habitués les plus assidus de la maison, crier à l'un des petits nègres qui venait d'ouvrir les auvens du rez-de-chaussée:
—Eh bien, sale Mauricaud, comment va ta maîtresse?
—Maîtresse nous, captêne, li mouri nit dernièr. Mais p'tit hiche (le petit enfant) elle, lui pas mouri: lui bien vife!
—Ah! elle est morte? Tiens!… tant pis pour elle la pauvre grosse mère… Donne-moi tout de même un verre de bitter15. Ce n'est pas l'embarras, elle souffrait tant en ce monde… qu'autant vaut-il qu'elle soit filée de l'autre bord de sa bouée.—Et à quand l'enterrement?
—Prêtes là et moushé grosse curé, li disent ça enterrement pour quatre hères (quatre heures.)
—Sitôt?… Ah c'est vrai: les trépassés pourrissent si vite dans l'hivernage!… Mais vous autres tas de mal lessivés vous vous fichez de ça; vous n'aurez pas besoin de vous mettre en noir pour la cérémonie: vous avez déjà le museau et les pattes en deuil… Ah ah ah!… voyons donc ce verre de bitter arrivera-t-il bientôt à l'ordre?…
La sensation produite au Café de la Pointe par la perte de celle qui l'avait si long-temps embelli de ses grâces, n'alla guère plus loin.—Toutes les pratiques fumaient en conduisant au champ de l'éternel repos la dépouille mortelle de leur ancienne et bonne hôtesse. Un seul homme pleurait: c'était un vieux nègre qui, depuis plusieurs années, ne vivait plus que des aumônes de la défunte, et le vieux nègre peut-être se pleurait-il lui-même!
Etrange femme qui vécut avec l'habitude de ne rien refuser à toutes ses pratiques, et qui mourut de l'idée de ne pas trouver un père pour son enfant!
La honte serait-elle quelquefois plus terrible à supporter que la conscience d'une faute?
Et si le remords n'était que la crainte de la honte?